Mardi 12 mars 2024
- Présidence de M. Dominique de Legge -
La réunion est ouverte à 15 heures.
L'action du ministère face aux influences extérieures - Audition de M. Christophe Lemoine, directeur adjoint à la direction de la communication et de la presse du ministère de l'Europe et des affaires étrangères
M. Dominique de Legge, président - Monsieur Lemoine, vous nous indiquerez les missions et l'organisation de la direction de la communication et de la presse du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, puis vous nous présenterez le panel de contre-mesures mis en oeuvre par le ministère face aux influences étrangères. Nous aimerions aussi connaître la répartition des compétences au sein du ministère et ses modalités de coordination avec, entre autres services, la direction de la mondialisation en charge de l'influence française et le SGDSN dont dépend le dispositif Viginum chargé de la détection et de la caractérisation des ingérences étrangères. Vous illustrerez vos propos par des cas concrets.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité et rien que la vérité en levant la main droite et en disant « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Monsieur Lemoine prête serment.
M. Christophe Lemoine, Directeur adjoint à la direction de la communication et de la presse du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères - Merci de m'accueillir devant votre commission d'enquête sur un sujet au coeur des priorités du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
J'illustrerai mes réponses par des exemples concernant essentiellement la Russie - l'État qui est peut-être le plus performant en termes d'ingérence étrangère, en tout cas dans l'espace informationnel français.
La problématique des ingérences étrangères a acquis une nouvelle dimension à l'arrivée du numérique dans l'espace informationnel. Des ingérences numériques étrangères ont été observées dès le début des années 2010, lors de la cyberattaque du Bundestag, du référendum néerlandais sur l'Ukraine, du Brexit ou encore des élections américaines, avant d'être publiquement dénoncées pour la première fois sur le territoire français à l'occasion de l'élection présidentielle de 2017, lors de l'affaire des Macron Leaks.
Les États qui utilisent ce genre de méthodes sur des terrains extrêmement propices, tels que le Sahel et plus récemment l'Ukraine, nous ont obligés à considérer ce phénomène, à l'origine assimilé à une succession ponctuelle d'opérations, comme un élément stratégique de notre politique étrangère.
La désinformation et la manipulation de l'information s'inscrivent dans des logiques conflictuelles entre États. Elles se sont imposées comme des armes de guerre depuis l'arrivée du numérique, permettant une diffusion massive d'informations sur des supports personnalisés. Voilà ce qui distingue les ingérences numériques de celles auxquelles nous avions affaire auparavant, par le biais de médias tels que la télévision ou la radio. Le numérique permet de cibler précisément des publics.
De plus en plus de mensonges se dissimulent dans un flot quotidien d'informations. Le général Guerassimov, qu'il me répugne quelque peu de citer, considère la désinformation, liée à la notion de guerre hybride, comme une première étape vers la fracturation des sociétés en vue de leur attaque militaire.
La désinformation sert à créer doutes et tensions dans nos sociétés ; à épuiser et biaiser le débat démocratique.
À titre d'exemple, la Russie, dissimulée derrière le dispositif RRN, a manipulé de l'information en novembre dernier, en diffusant, sur les réseaux sociaux, des images d'étoiles de David taguées sur les murs de Paris, dans l'idée de diviser la société et de biaiser le débat démocratique dans un contexte de conflit entre Israël et le Hamas. La Russie, bien que loin d'être le seul acteur de la désinformation, utilise des moyens et des méthodes qui la distinguent. Depuis le 24 février 2022, les attaques informationnelles russes s'intensifient en changeant de nature. Les Kremlin Leaks, des documents récupérés auprès de hauts responsables du Kremlin, ont indiqué que ce pays consacrait environ un milliard d'euros par an à la désinformation.
La Russie suit une stratégie claire. Sa guerre d'agression contre l'Ukraine se double d'une guerre informationnelle, d'abord en Ukraine puis dans les pays lui témoignant un soutien trop marqué.
Les manoeuvres russes qui nous visent régulièrement poursuivent l'objectif stratégique de légitimer la guerre d'agression contre l'Ukraine. La Russie s'évertue à saper la cohésion des soutiens de l'Ukraine et à déstabiliser les sociétés démocratiques libérales. Elle a utilisé la même tactique au Sahel contre la France.
La désinformation russe se diffuse dans nos espaces informationnels par des fermes à trolls ; des médias ou think tanks diffusant des contenus russes ; des milliers de comptes sur les réseaux sociaux relayant de fausses nouvelles ; les placements clandestins de publications.
La Russie poursuit trois objectifs : contourner les règles appliquées par les organismes spécialisés dans la vérification des faits en français ; détourner les mécanismes de détection des réseaux sociaux visant à lutter contre la manipulation et contourner les sanctions.
La Russie recourt depuis peu à des modes opératoires de plus en plus sophistiqués, tels que le clonage de sources officielles, de sites internet ou encore de chaînes Telegram, donnant l'impression à l'internaute de consulter un contenu original, alors qu'il se trouve face à un double falsifié (doppelgänger)
En outre, les Russes n'hésitent plus à propager leur désinformation par des canaux officiels. S'il est faux que l'éclat d'obus ayant blessé M. Rogozin à la colonne vertébrale ait été tiré par un canon Caesar, il n'en a pas moins été remis et présenté comme tel à l'ambassadeur de France à Moscou, M. Pierre Lévy. De même, la Russie a officiellement, quoique mensongèrement, accusé la France d'employer des mercenaires en Ukraine.
Attachons-nous aux trois opérations de désinformation survenues depuis le 22 février, révélatrices de l'évolution des méthodes russes.
D'abord, une copie conforme du site Internet du ministère des Affaires étrangères a évoqué un afflux de réfugiés en France, une crise économique ou encore la sauvagerie des soldats ukrainiens, fin 2022. Ensuite, des images d'étoiles de David peintes au pochoir sur les murs de Paris ont été artificiellement amplifiées sur les réseaux sociaux. Enfin, Viginum a identifié le réseau Portal Kombat de 193 sites agrégateurs de nouvelles, au service des autorités russes. Une fois réactivé, ce réseau jusqu'alors dormant aurait pu provoquer des vagues de désinformation dans notre espace informationnel.
La réponse à de telles opérations s'est organisée d'abord au sein du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères puis, depuis la fin des années 2010 avec d'autres administrations. A un travail de veille s'ajoutent la détection et l'analyse des phénomènes informationnels à l'étranger susceptibles de contribuer à des mises en cause de la France. Sans surprise, la vigilance du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères s'est d'abord exercée sur l'espace informationnel des pays du Sahel, avec l'appui du réseau diplomatique tenu d'analyser les événements susceptibles d'une instrumentalisation en France.
En août 2022, une nouvelle sous-direction veille et stratégie a vu le jour à la direction de la communication et de la presse du ministère, chargée d'opérations de communication stratégique à partir d'une veille opérée sur l'ensemble du spectre de l'espace informationnel. Cette sous-direction ne traite que de sources ouvertes et non confidentielles ou relevant d'autres services de l'État. Il lui revient surtout de moderniser l'analyse, la préparation de stratégies de riposte face aux manipulations de l'information, le développement de partenariats interministériels et internationaux, et avec la société civile.
Le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères s'est assigné pour principale mission d'améliorer sa capacité de veille, de détection et d'alerte, de réponse à court terme.
Il importe avant tout d'identifier l'ennemi. La France présente la particularité de s'être dotée d'une agence - Viginum, dépendant du SGDSN - spécialisée dans l'investigation en sources ouvertes. À partir des signalements des acteurs ministériels concernés et d'une équipe dédiée, Viginum propose, en lien avec la DCP, mais aussi avec l'état-major des armées, des ripostes, d'ampleur croissante, aux manoeuvres informationnelles détectées.
Tant la diffusion d'images d'étoiles de David que l'existence de Portal Kombat ont été publiquement dénoncées - cette dernière, par le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, le 12 février. Il apparaît crucial de dévoiler les manoeuvres d'ingérence et de rétablir immédiatement les faits en agrégeant suffisamment de contenus en sources ouvertes pour documenter ceux-ci.
De telles dénonciations ont pour conséquence d'alerter l'initiateur de la manoeuvre sur la découverte du pot aux roses puis d'avertir nos concitoyens de l'existence de sites de désinformation.
Bien que leur impact semble limité, elles entraînent un coût pour les auteurs des manoeuvres, qu'elles obligent à renoncer au système éventé au profit d'un autre, encore à mettre en place, entravant ainsi leurs capacités d'action. La coordination internationale grâce à laquelle s'organisent les ripostes s'est renforcée par des mécanismes de dialogue au sein du G7 et de l'Union européenne. Ainsi, le service européen d'action extérieure (SEAE) dispose d'un centre contre les manipulations de l'information et les ingérences étrangères. Tenu de rendre des comptes au conseil des ministres des Affaires étrangères, le SEAE a développé une boîte à outils accessible à tous les États membres, améliorant à la fois la détection des manipulations de l'information et les réponses à y apporter.
Citons aussi l'initiative portée, en février dernier, par le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, ses homologues allemande et polonaise, à l'occasion d'une réunion en format Weimar dont ont résulté des dénonciations communes, fruit d'investigations elles aussi communes. S'y ajoutent encore diverses actions de lutte contre la désinformation conduites par le ministère, sous forme de projets en faveur du renforcement de l'écosystème médiatique.
Malgré l'impression laissée par des dénonciations ponctuelles que la désinformation se propage par à-coups, les acteurs étrangers suivent des stratégies de long terme - d'attaque méthodique en ce qui concerne la Russie. Il importe dès lors, au-delà de mesures à court terme, que nous aussi concevions des actions et des stratégies de long terme.
La France n'agit pas autrement lorsqu'elle promeut l'intégrité de l'espace informationnel dans le plaidoyer international ; la défense de la liberté de la presse et des médias en tant qu'enjeu démocratique ; la protection et la formation des journalistes ; l'accès à l'information vérifiée.
Les enceintes multilatérales où sont débattus ces enjeux et où sont conçus des programmes d'appui aux médias progressent constamment. Dans le même esprit se développent des programmes d'éducation aux médias destinés à la communauté éducative et à la société civile.
L'action du ministère dans ce contexte est pilotée par la direction générale de la mondialisation, dont l'action se cantonne essentiellement à la prévention. Signalons à ce propos la feuille de route médias et développement 2023-2027, issue d'un travail collaboratif avec les opérateurs de l'État et les organisations internationales destinées à structurer l'action de la France pour garantir l'intégrité de l'espace informationnel.
Pour le dire plus simplement, se pose à la fois une question d'éducation aux médias des citoyens et de déontologie journalistique, dans la mesure où le problème revient souvent à déterminer le vrai du faux, ce qui implique aussi bien un travail rigoureux de la part des journalistes qu'un esprit critique de la part de l'opinion publique.
Il importe de garder à l'esprit que les opérations de lutte contre la désinformation s'insèrent pleinement dans un travail de fond sur la régulation des plateformes. Le règlement sur les services numériques (ou Digital Services Act - DSA), adopté sous la présidence française de l'Union européenne, s'annonce assez prometteur en la matière. Au-delà du sujet central des contenus illicites, le DSA oblige les principales plateformes à évaluer et atténuer les risques systémiques, dont celui de désinformation en lien avec le processus électoral. Ce sujet n'a pas fini de nous occuper, car, en général, les élections se révèlent propices aux actions de désinformation. Le scrutin européen à venir l'illustrera certainement.
Les dispositifs prévus par le DSA accroîtront les obligations de transparence sur les fonctions de modération et les questions de retrait des contenus. Le dialogue régulier du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères avec les grandes plateformes numériques s'inscrit dans une stratégie globale, impliquant d'autres instruments internationaux. Mentionnons à ce propos : l'appel de Christchurch à la régulation des contenus terroristes en ligne ; l'appel de Paris en faveur de la sécurité et de la stabilité du cyberespace ; les enjeux de gouvernance algorithmique ; les enjeux afférents au développement croissant de l'intelligence artificielle générative ; la capacité de celle-ci à produire des images et vidéos de plus en plus difficiles à contrer entraînant maintes conséquences en termes de désinformation.
M. Dominique de Legge, président. - Vous avez employé à plusieurs reprises le terme de riposte, or - si j'ai bien compris - celle-ci se limite à l'identification et à la dénonciation de manoeuvres.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Comment le ministère perçoit-il son échec par rapport aux informations diffusées sur le Sahel et vis-à-vis de l'Aukus, dans le sens où le contrat avec l'Australie a finalement été rompu ? Quels enseignements en a-t-il tiré ?
M. Christophe Lemoine. - La dimension systémique de la guerre informationnelle est apparue pour la première fois à propos du Sahel, puisque le groupe Wagner, désormais connu sous le nom d'Africa Corps, y a mis en place, parallèlement au déploiement de forces sécuritaires, une stratégie de désinformation basée sur un narratif, désormais connu de tous, de rejet de l'Occident et plus spécifiquement de la France. Nous en avons retenu maintes leçons, dont celle de remédier au défaut de coordination constaté entre les différents acteurs étatiques. La création de Viginum, de la sous-direction du quai d'Orsay et, à l'état-major des armées, d'une cellule dédiée à la lutte contre la désinformation - oeuvrant toutes trois ensemble - le prouve assez.
Concernant l'Aukus, je ne suis pas certain de vous suivre.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La France a découvert l'existence d'un autre contrat, conclu à son insu.
M. Christophe Lemoine. - Je pense que cela relève d'une logique de négociation de contrats entre États.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ce qui se tramait dans la presse australienne laissait craindre un mouvement organisé de décrédibilisation, si ce n'est de la France, du moins de sa proposition retenue pour préparer le terrain.
Pour en revenir au Sahel, face à une opération de même nature, les trois cellules que vous évoquez seraient désormais capables d'identifier des narratifs dangereux pour la France et d'y répondre en s'adressant aux populations concernées.
M. Christophe Lemoine. - Nous y répondrions avec les méthodes qui sont les nôtres, distinctes de celles qu'utilisent les groupes ou les États qui manipulent des informations.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Comment y répondriez-vous, alors ?
M. Christophe Lemoine. - Je peux vous citer un exemple de debunking d'une fausse information sous forme de vidéo diffusée en 2021, me semble-t-il. Les officines d'information liées à Wagner avaient, à l'occasion de l'évacuation d'un camp dans le nord du Mali, propagé des images d'un charnier supposément laissé par les Français. Nous l'avons rapidement démenti en publiant des images contraires, grâce au travail entre l'état-major des armées, Viginum et Le Quai d'Orsay.
Les opérations de manipulation étrangère de l'information sont parfois longues à identifier. Dans le cas du Sahel, la partie émergée de l'iceberg correspondait à des diffusions, sur les réseaux sociaux, de dessins animés, d'écrits ou encore de vidéos. Viginum a mené un travail de cartographie des comptes à l'origine de ces diffusions, organisés en réseau.
Dans le cas de fermes à trolls, des millions de comptes diffusent la même information. Il convient de remonter jusqu'au premier avant de réfléchir à une réaction possible, passant soit par la diffusion de démentis, soit par des signalements aux plateformes. Celles-ci ne manquent pas de supprimer les contenus qui tombent sous le coup de la loi, mais, dans ce domaine, ce qui relève ou non du pénal n'est pas toujours clair. Aussi menons-nous régulièrement des discussions avec ces plateformes.
Notre action passe aussi par des dénonciations. Nous n'utilisons pas, en France, de fermes à trolls. Nous ne diffusons pas de fausses nouvelles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourquoi une sous-direction a-t-elle été créée au sein de la direction de la communication ? Elle aurait pu voir le jour à la direction des Français ou à la direction générale de la mondialisation. De quels moyens humains et financiers cette sous-direction dispose-t-elle ?
Pourriez-vous nous donner un exemple concret de la manière dont se coordonnent les trois cellules évoquées plus tôt, entre elles et avec le comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information (COLMI) ? Qui détecte quoi ? Que se passe-t-il alors ? Viginum se contente apparemment de cartographier les réseaux de propagateurs de fausses informations. Comment sont-ils identifiés ?
M. Christophe Lemoine. - La question du rattachement de la nouvelle sous-direction a dû se poser. Sa création est allée de pair avec la réflexion du ministère lors des états généraux de la diplomatie. Le président de la République a appelé, par un discours à la conférence des ambassadeurs de 2022, à un réarmement de la diplomatie par la mise en place, notamment, d'une communication stratégique, de riposte, au-delà de la communication traditionnelle de porte-parolat.
En Allemagne, une telle sous-direction relève de l'équivalent de la direction générale de la mondialisation. En Italie, elle se rattache à la direction de la diplomatie publique. Nous avons décidé, en France, de la placer à la direction de la communication et de la presse. Ce choix a du sens, car la communication stratégique ne saurait se détacher entièrement de la communication diplomatique classique, sous forme de déclarations du quai d'Orsay, de communiqués de presse, etc. Cette sous-direction, au mois de novembre dernier, lors du sommet à propos des céréales en Ukraine, a diffusé une vidéo ouvertement antirusse - phénomène assez nouveau pour le ministère des Affaires étrangères, plus accoutumé à la communication positive. Cette vidéo dénonçait la manipulation des exportations de céréales et, de manière générale, la faim en tant que crime de guerre.
Elle résulte d'un travail commun avec la sous-direction de la veille et de la stratégie, en pleine montée en charge. Outre son sous-directeur, trois chargés de mission s'y attellent à un examen de fond de dossiers, assistés d'une équipe de veille d'environ douze personnes.
La veille traditionnelle du quai d'Orsay s'est transformée, passant des revues de presse à un processus plus dynamique et attentif aux réseaux sociaux. Les équipes disposent à présent d'outils pour cerner les tendances en termes de narratifs en circulation. Elles sont en mesure de s'intéresser plus spécifiquement à certains pays ou espaces informationnels. Le week-end dernier a été assassiné un membre du Parti socialiste sans frontières tchadien, M. Yaya Dillo. Sur les réseaux sociaux s'est produite une flambée de discours antifrançais, attribuant la responsabilité de sa mort à la France. Cette sous-direction a pu quantifier leur recrudescence. Il importe de disposer d'une vision globale des réseaux sociaux, où chacun, du fait des algorithmes en place, est incité à consulter tel contenu plutôt que tel autre, en fonction de ce à quoi il s'intéresse déjà.
Les relations de la sous-direction avec Viginum et l'état-major des armées s'établissent en aval du processus alors que les contacts avec le Colmi, hébergé par le SGDSN, se nouent plutôt en amont. Les services de renseignement y sont impliqués. Le Colmi se réunit chaque semaine afin de détecter plus que de simples opérations de désinformation. Le coeur du dispositif de lutte contre - et de réponse à - la désinformation n'est autre que Viginum, l'état-major des armées et le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La cellule de douze personnes est-elle à pied d'oeuvre vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?
M. Christophe Lemoine. - Ceux qui la composent travaillent entre 6 heures et 21 heures. De 21 heures à 6 heures sont établies des permanences.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le risque n'existe-t-il pas que ce système duplique inutilement l'activité de Viginum ?
M. Christophe Lemoine. - La DCP oeuvre dans le champ informationnel en s'efforçant de dégager des tendances en termes de narratifs. Viginum va plus loin en parvenant à cartographier des enchaînements de réponses. Évidemment, ils dialoguent en permanence, puisque, bien souvent, le Quai d'Orsay attire l'attention de Viginum sur certains sujets. Viginum procède au travail de cartographie et de rassemblement de preuves. Toute dénonciation d'une manoeuvre suppose en effet de l'attribuer.
Lors de la dénonciation de Portal Kombat, par exemple, Viginum a publié un rapport décrivant d'abord l'organisation des 193 sites avant d'attribuer, preuves à l'appui, cette manoeuvre de désinformation à des acteurs numériques russes. Le rôle de la DCP consiste plutôt à s'occuper des contenus qui circulent, autrement dit à suivre ce qui se dit de la France à l'étranger.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le découpage de ces services, complémentaires, mais qui empiètent parfois aussi sur les prérogatives les uns, des autres, soulève des questions.
Un dispositif de protection est-il prévu à l'approche des élections européennes du 9 juin ? Vous évoquez des discussions avec les plateformes. Ont-elles lieu régulièrement ou en cas de problème ? Qu'en avez-vous déjà obtenu concrètement ? Travaillez-vous sur les nouveaux modèles d'intelligence artificielle générative ? Si oui, qu'avez-vous anticipé ? Quel regard portez-vous sur ce qui se passe à Singapour, où il semblerait que l'État soit en mesure de répondre, en deux heures et deux cents mots, à un message identifié comme hostile ?
M. Dominique de Legge, président. - Que recouvrent les partenariats du ministère que vous évoquiez tout à l'heure avec la société civile ?
M. Christophe Lemoine. - Les élections européennes attirent toute notre attention, au vu du contexte dans lequel elles se dérouleront. Je suppose que certains ne se priveront pas de cette occasion de diffuser de fausses informations. Nous renforcerons l'effectif de notre dispositif, qui ne changera pas pour autant. Nous nous efforçons par ailleurs de mettre en place, depuis la réunion en format Weimar du ministre des Affaires étrangères avec ses homologues allemande et polonaise, une coordination entre capitales européennes en matière de détection des fausses informations. Un dialogue s'est d'ores et déjà instauré avec certains États membres de l'Union européenne, notamment les États baltes. Nous cherchons à élargir les mécanismes de détection et de riposte en lien avec le service européen d'action extérieure, qui lui aussi met à disposition des États membres des outils de détection.
Les tentatives de désinformation n'en restent pas moins nombreuses. Nous ne réussirons jamais à toutes les détecter, d'autant que les fausses informations se propagent d'un canal à l'autre, compliquant ainsi l'identification de leur source. Les contenus de la chaîne télévisée RT et l'agence de presse Sputnik, interdits de diffusion dans l'Union européenne, demeurent accessibles en ligne sous certaines conditions. En somme, le combat ne s'arrête jamais.
Nous avons réussi à obtenir des plateformes le retrait de certains contenus, certes à l'issue d'un long dialogue.
Nous serions ravis de pouvoir répondre à des messages hostiles à l'État français en deux heures et deux cents mots. Cela dit, je n'ai aucune idée de la masse de désinformation qui circule sur l'État de Singapour.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Que vous faudrait-il, au ministère, pour répondre à des messages en deux heures et deux cents mots ?
M. Christophe Lemoine. - Des mécanismes de détection extrêmement efficaces. La communication d'informations aux autorités et la prise de décision sont déjà assez rapides.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Disposez-vous de moyens d'identification ou d'analyse ? Le processus de signalement aux autorités est-il performant ? Comment l'améliorer, si nécessaire ? Êtes-vous capable de diffuser à votre tour un message en riposte ? Si le pouvoir exécutif vous réclamait un dispositif permettant de répondre à un message hostile en deux heures, quels moyens lui réclameriez-vous ?
M. Christophe Lemoine. - Ce sont l'identification et la vérification qui prennent le plus de temps. Sitôt détectée une manoeuvre informationnelle, il faut comprendre d'où elle vient. Je pense qu'il nous faudrait consacrer plus de moyens à Viginum et aux instances de veille de la DCP.
Nous travaillons en lien avec différents acteurs de la société civile, à commencer par les cellules de vérification des faits de certains médias, comme l'AFP, TF1 ou France 24, sans oublier des associations du domaine journalistique, telles que Reporters sans frontières.
Nous voyons circuler des images, produites par l'intelligence artificielle, de plus en plus perfectionnées. Nous devons pour l'instant prouver qu'elles sont fabriquées de toutes pièces. Ces technologies se développent à une telle vitesse que ces méthodes seront tôt ou tard dépassées. Peut-être, un jour, des outils d'intelligence artificielle permettront-ils de vérifier la véracité d'un contenu.
Mme Sylvie Robert. - Face à ce que vous décrivez, nous devons adopter une attitude de défense informationnelle. Considérez-vous que nous disposions aujourd'hui d'une véritable stratégie nationale permettant d'actionner tous les leviers nécessaires ?
J'estime que les bulles informationnelles et les biais algorithmiques générés par les plateformes et les réseaux sociaux menacent les démocraties libérales. À notre époque, ce qui est cru prime sur ce qui est vrai. Nous avons légiféré sur le secret des sources, le secret défense, le secret des affaires et les procédures-bâillons. Jugez-vous nécessaire de poursuivre plus avant cette démarche ?
M. Christophe Lemoine. - La lutte contre la désinformation s'articule autour de deux axes : l'un, à court terme, suppose de dénoncer et d'identifier ; l'autre, sur le long terme, échappe quelque peu au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
La conception d'une stratégie nationale à long terme devrait prendre en compte celles que suivent les États étrangers en matière de désinformation.
Distinguer le vrai du faux reste le noeud du problème. Cette question renvoie à des logiques algorithmiques, sachant que les algorithmes sont les secrets les mieux gardés des plateformes. Je serais tenté de les qualifier d'ennemi invisible car ils déterminent les contenus proposés à l'attention de chacun. Nombre d'études ont porté sur TikTok, notamment, expliquant pourquoi ce réseau n'est utilisé ni par l'Union européenne ni par l'État français. Je ne suis pas certain de savoir ce qu'il faudrait mettre en oeuvre. Quoi qu'il en soit, la question se pose du regard critique que l'utilisateur d'un réseau social est en mesure de porter sur celui-ci. Les dénonciations visent aussi à éveiller les consciences.
Mme Sylvie Robert. - La question de la transparence fait l'objet de débats. Le European Media Freedom Act a posé un cadre. Il y a lieu de s'en féliciter. Des zones d'ombre n'en subsistent pas moins. Que pensez-vous de la législation sur le secret des sources des journalistes et les procédures-bâillons ?
M. Christophe Lemoine. - Comme je le disais tout à l'heure, nous mobilisons les moyens d'un État démocratique, basé sur la transparence. Le sujet dépasse mon horizon.
M. André Reichardt. - Face à un pays comme la Russie, manifestement entré en guerre contre nous, ne trouvez-vous pas une simple caractérisation de l'agression un peu limitée ?
Ne serait-il pas opportun d'anticiper ce qui risque de se produire à l'occasion des élections européennes et des jeux Olympiques et Paralympiques, quitte à saturer nous-mêmes les réseaux d'informations ? Je songe aux Russes en Sibérie qui ne reçoivent d'informations que du Kremlin. Ne pourrions-nous pas leur en faire parvenir de certifiées ?
Cela ne me gêne pas d'utiliser les mêmes armes qu'un pays en guerre contre nous. De fait, face à une agression excessive, faut-il se contenter d'une réponse démocratique ? Cela me rappelle le livre de Jean-François Revel, Comment les démocraties finissent.
M. Christophe Lemoine. - La diffusion d'informations véridiques ne fonctionne en tant que réponse à la désinformation qu'à titre ponctuel. La désinformation passe aussi par des narratifs infusés dans les espaces informationnels. Par exemple, le groupe Wagner a passé des années à diffuser du contenu accusant les Français de tous les maux. Il ne suffit pas de le démentir. Une autre forme de communication s'impose - sujet qui intéresse d'ailleurs la DCP. De fait, nous avons changé de méthodes de communication vis-à-vis de l'Afrique.
Dans les débats publics, autour du Brexit, par exemple, n'est pas seulement injectée de la désinformation primaire, mais des narratifs. Au début de la guerre en Ukraine, la Russie a diffusé en Europe un narratif brodant sur quatre thématiques : la guerre coûtera cher aux Européens ; les Ukrainiens torturent les pauvres Russes du Donbass ; des vagues d'immigrés submergeront l'Europe ; l'Europe devra renoncer à sa prospérité.
Le narratif lui-même ne se contre qu'à long terme à l'aide d'un contre-discours suffisamment convaincant.
Il y a lieu de dénoncer deux asymétries. D'une part, nous ne recourons pas aux mêmes armes que ceux qui nous attaquent. D'autre part, nous ne pouvons pas intervenir dans le débat des pays autocratiques, en raison de la fermeture de ces pays en termes de médias et de réseaux et des caractéristiques de leurs campagnes électorales. Nous ne sommes pas en mesure de leur rendre la monnaie de leur pièce.
M. Rachid Temal, rapporteur. - D'où provient le chiffre, que vous citez, d'un milliard d'euros investis chaque année par la Russie dans sa guerre informationnelle ?
M. Christophe Lemoine. - Je le tire des Kremlin Leaks - documents récupérés par un Lituanien, si ma mémoire est bonne, qui les tenait lui-même d'un administrateur haut placé au Kremlin.
M. Dominique de Legge, président. - Merci, monsieur le directeur.
La séance est levée à 16 heures 30.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo sur le site internet du Sénat.