- Mercredi 14 février 2024
- Proposition de loi visant à préserver des sols vivants - Examen des amendements de séance
- Proposition de nomination de M. Franck Leroy, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président du conseil d'administration de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFIT France) - Désignation d'un rapporteur
- Groupe de suivi des négociations et des enjeux internationaux en matière de développement durable - Désignation des membres
- Financement de la transition écologique - Audition de M. Jean Pisani-Ferry et Mme Selma Mahfouz, coauteurs du rapport sur Les Incidences économiques de l'action pour le climat
Mercredi 14 février 2024
- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Proposition de loi visant à préserver des sols vivants - Examen des amendements de séance
M. Jean-François Longeot, président. - Nous allons examiner les amendements de séance sur la proposition de loi visant à préserver des sols vivants, présentée par notre collègue Nicole Bonnefoy.
M. Michaël Weber, rapporteur. - Notre commission a examiné cette proposition de loi la semaine dernière, et la position qu'elle a adoptée laisse présager de ce que sera sans doute le sort du texte en séance publique.
EXAMEN DES AMENDEMENTS DE SÉANCE
M. Michaël Weber, rapporteur. - L'amendement n° 1 rectifié tend à clarifier la portée juridique de la section du code de l'environnement consacrée aux sols comme patrimoine commun de la Nation et à redéfinir la liste des services écosystémiques rendus par des sols fonctionnels au regard des meilleures connaissances scientifiques disponibles, afin de faciliter le diagnostic de la bonne fonctionnalité des sols.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 1 rectifié.
M. Michaël Weber, rapporteur. - L'amendement n° 2 rectifié, qui est rédactionnel, vise à améliorer la clarté et la lisibilité des dispositions consacrées à la stratégie nationale pour la protection et la résilience des sols. Il est ainsi proposé de ne plus faire figurer la réduction des « impacts négatifs des valeurs d'usage » parmi les objectifs de cette dernière, afin de mettre davantage l'accent sur la promotion de la restauration des services écosystémiques dont bénéficient les usagers du sol.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 2 rectifié.
M. Michaël Weber, rapporteur. - L'amendement n° 6 vise à faire en sorte que la stratégie nationale pour la protection et la résilience des sols comporte des mesures spécifiques destinées à l'accompagnement des agriculteurs. Les auteurs de cet amendement rappellent notamment que de nombreuses exploitations agricoles connaissent aujourd'hui des difficultés à passer d'un modèle agricole reposant sur la consommation d'engrais chimiques et de pesticides à un modèle agricole plus respectueux de l'environnement.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 6.
M. Michaël Weber, rapporteur. - L'amendement n° 3 rectifié vise à réformer le régime du diagnostic de l'état des sols, en ne prévoyant son instauration que pour les cessions ou ventes d'immeubles non bâtis à compter du 1er janvier 2027 et en précisant sa portée et son contenu.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 3 rectifié.
M. Michaël Weber, rapporteur. - L'amendement n° 7 vise à modifier le gage de la proposition de loi, en l'asseyant non pas sur la fiscalité du tabac, mais sur le produit additionnel de la fiscalité des produits phytopharmaceutiques.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 7.
Intitulé de la proposition de loi
M. Michaël Weber, rapporteur. - L'amendement n° 5 rectifié tend à modifier l'intitulé de la proposition de loi, afin d'indiquer que le texte vise non seulement la protection des sols, mais également la promotion de sols fonctionnels.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 5 rectifié.
Les avis de la commission sur les amendements de séance sont repris dans le tableau ci-après :
Proposition de nomination de M. Franck Leroy, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président du conseil d'administration de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFIT France) - Désignation d'un rapporteur
M. Jean-François Longeot, président. - Nous devons désigner, en application de l'article 19 bis du Règlement du Sénat, un rapporteur sur la proposition de nomination par le Président de la République de M. Franck Leroy aux fonctions de président du conseil d'administration de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (Afit France), en application de la loi organique n° 2010-837 et de la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010 relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution.
Je vous rappelle que le poste est vacant depuis la nomination, le 20 juillet dernier, de Patrice Vergriete aux fonctions de ministre délégué chargé du logement auprès du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires. Quelques mois auparavant, en novembre 2022, le poste avait déjà été laissé vacant, après que Jean Castex, qui avait été désigné président de l'agence en juillet 2022, a été désigné président-directeur général de la RATP.
Pour mémoire, notre commission avait déjà été saisie d'une potentielle nomination de M. Leroy à ce poste, en décembre dernier. Toutefois, eu égard à la courte durée du mandat pour lequel sa candidature était proposée, en l'occurrence trois mois, nous avions décidé, en réunion de bureau, de ne pas procéder à son audition, estimant que les auditions « article 13 » conduites par le Parlement ne constituaient pas une simple formalité.
La commission désigne M. Damien Michallet rapporteur sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Franck Leroy aux fonctions de président du conseil d'administration de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France, en application de l'article 13 de la Constitution.
Groupe de suivi des négociations et des enjeux internationaux en matière de développement durable - Désignation des membres
M. Jean-François Longeot, président. - Je souhaiterais procéder à la désignation des vingt-cinq membres du groupe de suivi des négociations et des enjeux internationaux en matière de développement durable que le Bureau a décidé de reconduire. J'appelle votre attention sur le changement d'intitulé du groupe, acté par notre Bureau pour mieux refléter son champ d'action.
Nous avons également souhaité l'élargir à deux membres de la commission des affaires économiques. À noter que, dans sa précédente composition, le groupe avait déjà été ouvert à deux de nos collègues de la commission des affaires étrangères.
J'ai reçu les candidatures de MM. Jean Bacci, Cédric Chevalier, Guillaume Chevrollier, Ronan Dantec, Mme Marta de Cidrac, MM. Stéphane Demilly, Gilbert-Luc Devinaz, Jacques Fernique, Fabien Genet, Éric Gold, Mme Nadège Havet, MM. Olivier Jacquin, Pascal Martin, Georges Naturel, Louis-Jean de Nicolaÿ, Cyril Pellevat, Mme Denise Saint-Pé, MM. Philippe Tabarot, Simon Uzenat, Mme Marie-Claude Varaillas et M. Michaël Weber pour notre commission. Comme indiqué précédemment, je vous informe que Mme Sylvie Goy-Chavent et M. Patrice Joly participeront au groupe de travail en tant que membres de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et M. Alain Cadec et Mme Anne-Catherine Loisier en tant que membres de la commission des affaires économiques.
Ce groupe de suivi aura vocation à suivre les aspects internationaux des sujets environnementaux et de développement durable. Il assurera en particulier le suivi des COP climat, biodiversité et désertification ou encore l'avancée des négociations internationales sur la lutte contre la pollution plastique. Les thématiques étant transversales, avec les groupes politiques, nous avons veillé à ce que les membres de ce groupe de suivi soient également membres d'autres commissions, délégations et organismes. Aussi, je tiens à préciser que, parmi ces membres, sept sont également membres de la commission des affaires européennes, trois sont membres de la délégation sénatoriale aux outre-mer, cinq sont membres de l'Union interparlementaire (UIP) et cinq de la section française de l'Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF).
La première réunion de ce groupe devrait se tenir le mercredi 6 mars prochain à treize heures trente, avec, à l'ordre du jour, outre sa constitution, l'audition de Mme Sylvie Lemmet, ambassadrice déléguée à l'environnement sur la thématique de l'avancement des négociations dans le cadre de la COP biodiversité.
Il en est ainsi décidé.
Financement de la transition écologique - Audition de M. Jean Pisani-Ferry et Mme Selma Mahfouz, coauteurs du rapport sur Les Incidences économiques de l'action pour le climat
M. Jean-François Longeot, président. - Nous recevons aujourd'hui M. Jean Pisani-Ferry et Mme Selma Mahfouz, coauteurs du rapport sur Les Incidences économiques de l'action pour le climat.
Nous vous remercions vivement, madame, monsieur, d'avoir accepté notre invitation à cette table ronde relative au financement de la transition écologique. Nos échanges s'appuieront sur le rapport que vous avez publié au mois de mai 2023, produit à la demande de la Première ministre Élisabeth Borne. Nous aimerions vous entendre ce matin sur les suites données à ce travail depuis sa parution, en particulier concernant le financement de la transition.
Premier constat de votre rapport, la neutralité climatique est atteignable, mais elle supposera une grande transformation, d'ampleur comparable aux révolutions industrielles du passé. Vous rappelez ainsi que, pour atteindre nos objectifs pour 2030 et viser la neutralité carbone en 2050, il va nous falloir faire en dix ans ce que nous avons fait en trente ans.
Deuxième enseignement, vous jugez cette transition pertinente d'un point de vue environnemental, mais aussi d'un point de vue économique et budgétaire ! En matière de finances publiques, vous affirmez qu'il ne sert à rien de retarder les efforts au nom de la maîtrise de la dette, car cela reviendrait à accroître le coût total pour la collectivité.
Une transition de cette ampleur induit nécessairement un supplément d'investissements, que vous chiffrez à plus de deux points de PIB en 2030, par rapport à un scénario sans action environnementale. La moitié environ de ce surplus, 34 milliards d'euros par an, devrait être prise en charge par la puissance publique. Plusieurs pistes sont évoquées pour dégager ces moyens supplémentaires : redéploiement de certaines dépenses, notamment des dépenses budgétaires ou fiscales brunes ; endettement ; accroissement des prélèvements obligatoires.
Près d'un an après la parution de ce rapport, quelques semaines après la fin du débat budgétaire, nous aimerions recueillir vos impressions quant aux suites données à votre travail. Le projet de loi de finances pour 2024 vous semble-t-il représenter un tournant suffisant ? L'effort budgétaire doit-il être accru ? Quelles sources de financement pourraient alors être identifiées dans un contexte de finances publiques dégradées ?
Nous aimerions également vous entendre sur le financement de la transition écologique dans les collectivités territoriales, qui sont, je le rappelle, à l'origine de 70 % de l'investissement public. Selon l'Institut de l'économie pour le climat (I4CE), au moins 12 milliards d'euros devraient être investis pour le climat par les collectivités chaque année, soit presque 20 % de leur budget d'investissement. C'est deux fois plus que les montants qui sont actuellement mobilisés, 5,5 milliards d'euros.
Pourtant, le récent rapport de la délégation aux collectivités territoriales consacré à la transition écologique dans les territoires a pointé l'incompatibilité du cadre actuel, en particulier du mode de soutien de l'État, avec les exigences de cette transition. Il nous semble donc urgent de mieux outiller et de mieux accompagner les collectivités territoriales pour faire face au « mur » d'investissements verts qui se présente devant elles. Avez-vous des propositions à nous partager à ce sujet ? En particulier, le projet de loi de finances pour 2024 prévoit la publication obligatoire d'un « budget vert » pour les collectivités territoriales de plus de 3 500 habitants et la possibilité pour ces mêmes collectivités d'identifier et d'isoler la part de leur endettement consacré à financer des investissements concourant à des objectifs environnementaux. Quel regard portez-vous sur ces évolutions ?
Mme Selma Mahfouz, coauteure du rapport sur les « incidences économiques de l'action pour le climat ». - Nous vous remercions de votre invitation. Ma présentation du rapport publié au mois de mai 2023, réalisé avec l'ensemble des administrations et, plus largement, des organismes travaillant sur le sujet, s'organisera autour de trois grandes questions.
Premièrement, pourquoi la question du financement de la transition se pose-t-elle ?
Il faut bien l'avoir en tête, la transition est une grande révolution industrielle dont le principal mécanisme économique est l'investissement pour remplacer des énergies fossiles. Il va s'agir d'investir dans des éoliennes, dans des rénovations énergétiques ou dans des véhicules électriques pour sortir des énergies fossiles. C'est la particularité de ces investissements : ils seront réalisés non pas forcément pour permettre, par exemple, aux entreprises de produire plus et à moindre coût, mais, en premier lieu, pour sortir des fossiles. Si le rendement de ces investissements peut exister, il est incertain, et ce n'est pas la motivation principale. Dès lors, la question du financement de ces investissements se pose de façon un peu différente de celle du financement des investissements habituels dans l'économie.
Deuxièmement, de quels montants s'agit-il ?
La transition est très capitalistique, surtout à court terme, même s'il existe d'autres leviers. Nous avons essayé de regarder par où passerait la réduction des émissions de gaz à effet de serre à laquelle la France s'est engagée à l'horizon 2030, c'est-à-dire une réduction d'environ 150 millions de tonnes de CO2. Nous avons identifié dans chaque secteur ce qui permet de réduire les émissions, afin d'évaluer les besoins d'investissements supplémentaires. Car il faut bien avoir en tête que les remplacements à effectuer nécessiteront des investissements supplémentaires. Nous les avons estimés entre 60 milliards et 70 milliards d'euros par an d'ici à 2030, c'est-à-dire deux points de PIB par an. Cela concerne tout le monde : particuliers, puissance publique, entreprises.
Troisièmement, qui peut assurer un tel financement ?
Nous avons envisagé une répartition entre investissement public et investissement privé. L'isolation des écoles ou l'action des collectivités locales, c'est plutôt de l'investissement public. La rénovation du tertiaire commercial, c'est plutôt de l'investissement privé. Certes, ces clés de partage peuvent se discuter. Mais, ligne à ligne, nous avons abouti, grosso modo, à 50 % d'investissement public et 50 % d'investissement privé. Il s'agit évidemment d'une base de réflexion ; ce n'est pas gravé dans le marbre.
Nous nous sommes également intéressés aux aides à apporter aux ménages, avec des considérations d'équité. Nous avons rappelé les coûts : investir dans un véhicule électrique, cela représente quatre ans de revenus annuels pour un ménage modeste et deux ans de revenus annuels pour un ménage de la classe moyenne. Il s'agit donc de montants considérables.
Et nous avons rappelé trois pistes au sein du secteur public : d'abord, réduire les dépenses nuisibles à l'environnement ; ensuite, augmenter les possibilités de recettes ; enfin, augmenter la dette.
M. Jean Pisani-Ferry, coauteur du rapport sur les « incidences économiques de l'action pour le climat ». - Il me semble utile de faire une mise en perspective. Le rapport a été remis voilà un an. Qu'est-ce qui a résisté à l'épreuve du temps ? Qu'est-ce qui a changé ?
Commençons par ce qui a résisté à l'épreuve du temps.
Les chiffres relatifs à l'investissement qui viennent d'être mentionnés ont été très largement confirmés par d'autres travaux.
Ainsi, la Commission européenne, qui vient de publier ses chiffrages pour l'horizon 2040, donne des ordres de grandeur qui sont tout à fait comparables : plus de deux points de PIB. Sur l'investissement dans le réseau électrique, nous étions un peu en bas de la fourchette, et nous serons peut-être amenés à réviser à la hausse nos prévisions.
L'Institut Rousseau a publié des évaluations qui portent sur un certain nombre de pays européens. C'est important, car nous n'avions pas le détail pays par pays. Là aussi, nous sommes à peu près dans les mêmes ordres de grandeur.
Il n'y a pas non plus véritablement de débat sur le coût pour les ménages. Une étude assez détaillée de l'Institut d'économie pour le climat a assez largement confirmé nos chiffres.
Sur deux autres points, les évolutions ont plutôt confirmé nos analyses.
Le premier concerne l'optimisme sur la rapidité du progrès technique. De ce point de vue, les chiffres de l'Agence internationale de l'énergie sont très impressionnants : chaque année, le déploiement des énergies renouvelables et celui de la voiture électrique dépassent les prévisions précédentes pour 2030, qui sont donc systématiquement révisées à la hausse. Au regard de toutes les réserves qui peuvent s'exprimer, le fait que le progrès technique s'oriente clairement dans cette direction est un élément très rassurant.
Le second concerne l'inquiétude que nous avions sur la compétitivité de l'Union européenne, face à l'initiative américaine sur l'Inflation Reduction Act et aux progrès de la Chine en matière d'énergies renouvelables et de véhicules électriques, qui sont spectaculaires. Je crois que nos analyses sont tout à fait confirmées. Et rien ne nous dit que l'Union européenne, qui est consciente du problème, ait trouvé la martingale permettant de sortir de cette tenaille.
J'en viens à ce qui a peut-être évolué depuis la remise de notre rapport. Cela concerne deux points.
Le premier, ce sont évidemment les conditions politiques générales en Europe. Il est impressionnant de voir à quel point se répètent d'un pays à l'autre les mêmes phénomènes de refus d'obstacles, souvent pour les mêmes raisons, tenant au partage du fardeau entre les individus, les personnes, les petites entreprises et la sphère publique. Dans une récente étude mondiale, il était posé deux questions aux personnes interrogées. La première était : « Seriez-vous prêt à sacrifier 1 % de votre revenu annuel pour le climat ? » En France, le taux de réponses positives était de 51 %. Mais, à la seconde question - « Pensez-vous que les autres seraient prêts à sacrifier 1 % de leur revenu annuel pour le climat ? » -, le taux de réponses positives tombait à 38 %. L'écart entre les dispositions individuelles à l'effort et la perception des dispositions des autres à l'effort est donc très général et très marqué. C'est un obstacle considérable. Cela montre qu'en l'absence d'intervention publique forte en la matière les choses seront compliquées.
Le second, ce sont les conditions financières. Au moment de la rédaction du rapport, les conditions financières globales avaient commencé à se détériorer. Cela a continué depuis. Dès lors, la question de savoir ce qu'il sera possible de financer compte tenu du niveau actuel des taux d'intérêt et des anticipations pour les années à venir va être centrale, puisque nous parlons d'investissements à long terme, qu'il s'agisse des particuliers ou des collectivités territoriales. L'évolution des taux qui a été marquée est-elle durable ? Ou bien va-t-on revenir à des taux d'intérêt d'équilibre, donc pas forcément ceux que nous connaissions avant le déclenchement de la crise inflationniste ?
M. Stéphane Demilly. - Le secrétaire général de l'ONU a déclaré que, pour financer la transition écologique mondiale, des « torrents d'argent » devaient d'urgence se substituer au « goutte à goutte actuel ».
Le financement est incontestablement le facteur qui déterminera le succès ou l'échec de la lutte climatique. À la COP28 de Dubaï, les États participants se sont entendus pour faire la transition hors des énergies fossiles et pour tripler la capacité des renouvelables d'ici à 2030. Mais l'accord ne contenait pas d'avancée sur le déblocage des flux financiers vers les pays en développement. C'est là un point de blocage majeur des négociations climatiques mondiales. Sans financements, les accords climatiques ne sont que des promesses vides. La question doit être le thème central des négociations climatiques de 2024. Comment favoriser la mise en place d'une stratégie de financement pérenne, notamment via les banques multilatérales de développement comme la Banque mondiale et le FMI ?
Par ailleurs, comme vous le mentionnez dans le rapport, la transition climatique crée un risque significatif de configuration inflationniste dans le domaine de l'énergie. Cela s'explique, d'une part, par la faiblesse actuelle des investissements dans le domaine des énergies renouvelables et, d'autre part, par la tension sur les marchés de certains matériaux indispensables. Vous concluez ainsi : « Dans un contexte de tension géopolitique, on devrait observer dans la prochaine décennie une récurrence de phénomènes de pénurie, de perturbation et donc d'instabilité des prix. » Avez-vous plus précisément connaissance de l'impact direct pour le consommateur ? Et, surtout, quel est, selon vous, le degré d'acceptation pour le consommateur ?
M. Alexandre Ouizille. - Je trouve votre actualisation du rapport intéressante.
Le pacte de stabilité et de croissance qui vient d'être validé en trilogue va contraindre très fortement le déficit public et la dette publique même lorsqu'il s'agit de financer des politiques environnementales. Cela semble assez schizophrénique quand la Commission européenne elle-même estime qu'il faudra investir 1,6 % du PIB européen chaque année, soit quelque 1 500 milliards d'euros, dans la transition. Quel regard portez-vous sur la compatibilité entre les nouvelles règles et la trajectoire que la Commission définit elle-même ? Il me paraît particulièrement inquiétant que l'accord de Paris ne soit pas intégré dans notre doctrine budgétaire.
Nous avons compris que le Congrès américain allait encore augmenter la portée de l'Inflation Reduction Act. La stratégie industrielle des Américains est donc très claire. Face à cela, la nôtre consiste à subventionner le photovoltaïque et l'éolien chinois ; il me semble que 90 % des panneaux photovoltaïques installés en Europe viennent de Chine. Nous allons nous retrouver dans la même situation avec les voitures électriques à partir de l'année prochaine. Quelles solutions envisagez-vous ? Comment l'Europe peut-elle se positionner ?
Comment l'exécutif a-t-il accueilli votre proposition d'un impôt de solidarité sur la fortune (ISF) climatique ? Quels arguments ont été opposés à votre raisonnement, qui me paraît implacable ?
M. Hervé Gillé. - Près d'un an après la sortie de votre rapport, nous vivons malheureusement un moment de cristallisation politique. La crise des agriculteurs, qui n'est sans doute pas finie, a révélé une crispation de la société très inquiétante quant à notre capacité de mise en oeuvre des politiques de long terme. Alors que nous devrions consacrer l'essentiel de notre énergie et de nos moyens à la lutte contre la crise climatique, il suffit d'événements économiques et sociaux sporadiques pour que l'État recule. C'est vrai aussi de la Commission européenne. Si les tensions sont de plus en plus fortes dans les mois et années à venir, nous n'aurons jamais la capacité de nous inscrire dans la trajectoire que vous décrivez. Nous sommes face à des injonctions contradictoires de plus en plus fortes. Cela crée de la colère et fait le lit du populisme. C'est particulièrement inquiétant.
J'entends les propositions que vous avez pu formuler. Mais ne faudrait-il pas aller vers quelque chose de beaucoup plus ambitieux aujourd'hui ? N'est-il pas nécessaire de sortir les investissements que nous devons absolument réaliser en matière de transition des règles de calcul en matière de dette publique ? Je vous rejoins sur l'idée d'un ISF climatique : il suffit de voir les profits réalisés par TotalEnergies. Mais, compte tenu des enjeux, ne faudrait-il pas avoir le courage de rétablir une fiscalité carbone, éventuellement sous une forme réactualisée, pour financer les investissements que nous devons réaliser ?
Je voudrais enfin insister sur la difficulté que nous avons à mesurer le problème du taux d'effort pour les ménages les plus modestes. Aujourd'hui, les gens qui gagnent moins ont l'impression d'avoir à faire un effort beaucoup plus important. Et pour nombre d'entre eux, cela devient inacceptable et nourrit la colère.
M. Jean Bacci. - Je voudrais vous interroger sur les feux de forêt. Ce que nous avons vécu en 2021 et en 2022 montre que nous avons besoin d'économiser à peu près un sixième de plus que ce qui est prévu chaque année. Pour le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), ce n'est pas un problème, car la forêt est appelée à brûler et à se reconstituer. Ce qui me gêne, c'est le timing. Nous parlons d'économies jusqu'en 2050 alors que la forêt sera reconstituée à la fin du siècle. Cette problématique est-elle prise en compte ? A-t-on prévu de consacrer quelques millions d'euros sur les milliards d'euros que nous sommes prêts à investir pour décarboner notre économie à aider la forêt à se protéger contre le feu ?
Mme Marta de Cidrac. - Je vous remercie du rapport que vous avez remis l'année dernière. Je souhaite revenir sur le ralentissement de la croissance. Au regard de ce qui se profile, le risque sur la dette publique est de dix points du PIB en 2030, de quinze points en 2035 et de vingt-cinq points en 2040. C'est tout de même relativement anxiogène. N'y a-t-il pas une réflexion sérieuse à mener sur nos indicateurs et la manière dont nous calculons le PIB ? Je pense qu'il faut remettre d'aplomb un certain nombre d'indicateurs.
De manière plus sémantique, ne faudrait-il pas parler non plus de « croissance verte », mais de croissance tout court ? Pourquoi opposer systématiquement la croissance verte à la croissance tout court ? Après tout, nous parlons tous de la même chose.
Enfin, sachant qu'en France, nous payons beaucoup d'impôts - une partie d'entre eux servent déjà au financement de la transition écologique -, comment mettre en musique un discours qui soit compréhensible pour l'ensemble de nos concitoyens et de nature à susciter une forme d'adhésion un peu plus collective qu'aujourd'hui ?
M. Bruno Rojouan. - Je voudrais vous apporter un témoignage. Au mois de décembre, je suis allé à la déclinaison de la COP dans ma préfecture, dans l'Allier. Le préfet a exposé tout ce qui était souhaité pour progresser vers la transition écologique. Dans mon département, le niveau de revenu est malheureusement parmi les plus bas de France : quand on indiquait aux personnes qu'elles allaient devoir isoler leur logement, changer de véhicule, elles se demandaient comment elles pourraient en assumer le coût. Même avec des subventions, il y aura toujours un reste à charge pour les particuliers. Va-t-il falloir mettre en place des financements à 100 % pour les catégories qui n'ont absolument pas la possibilité même de consacrer 1 % de leurs ressources à la transition écologique ?
J'ai également entendu les représentants des entreprises qui se répartissent en deux catégories. Les entreprises qui ont des marges relativement importantes pourront intégrer les sommes nécessaires pour assumer leur transition écologique sans augmenter les prix. Mais les petites entreprises et les entreprises qui ont de faibles marges n'auront pas d'autre possibilité que d'augmenter leur prix. Les chefs d'entreprise qui étaient présents chiffraient cette hausse à, grosso modo, 15 %.
Comment des personnes qui ont déjà du mal à boucler leurs fins de mois pourront-elles intégrer de telles exigences, de surcroît à brève échéance ? Avez-vous travaillé sur le sujet ?
M. Fabien Genet. - Monsieur Pisani-Ferry, au mois de décembre dernier, dans une tribune au journal Le Monde, vous écriviez : « L'optimisme est donc permis. » Dans un tel océan de commentaires négatifs et de désespérance, pourriez-vous développer un petit peu cette partie de votre analyse ?
Selon vous, les progrès sont loin d'être négligeables. Les émissions mondiales devraient augmenter de 3 % seulement entre 2015 et 2030, au lieu de la projection de 16 % avant les Accords de Paris. Vous indiquez que ces accords produisent des effets alors que, comme ils ne sont pas contraignants, la logique économique voudrait qu'ils n'en produisent aucun. Vous expliquez qu'une guerre s'est engagée entre un capitalisme brun et un capitalisme vert, avec des efforts d'un certain nombre d'acteurs économiques.
Finalement, l'une des voies pour l'Union européenne et pour notre pays ne serait-elle pas de croire en nos chances et de sortir de ce discours un peu culpabilisateur et défaitiste, afin de trouver les moyens de financer la transition ?
M. Simon Uzenat. - Je vous remercie de vos propos introductifs et de la qualité de votre rapport ; même un an plus tard, l'essentiel de vos conclusions et recommandations reste malheureusement très largement d'actualité.
Vous soulignez que les objectifs sont fixés par l'Union européenne et par les États membres tandis que les coûts politiques et financiers restent à la charge exclusivement de ces derniers. Nous sommes, me semble-t-il, nombreux dans cette salle à considérer que la même logique caractérise les relations entre l'État et les collectivités locales. Et c'est sans doute vrai aussi à l'échelon local. Dans quelle mesure et avec quels outils pourrait-on mettre en oeuvre une décentralisation encore plus efficace en renforçant - c'est ma conviction - les moyens d'agir des collectivités compétentes en matière de développement économique, comme les régions et les intercommunalités, pour faire en sorte que l'effet de levier soit au rendez-vous ?
Vous évoquez la contribution d'un certain nombre de secteurs majeurs : le bâtiment, le logement, le tertiaire, les transports. La solution passera par une économie très largement reterritorialisée, donc par un accompagnement renforcé des collectivités territoriales. Vous faites référence aux recettes supplémentaires, exceptionnelles ou temporaires, qu'il faudra aller chercher, notamment par des prélèvements. Mais, au-delà, un modèle plus durable passe par un renforcement des ressources pour les collectivités locales dans leurs interactions avec les entreprises. C'est sans doute à cette échelle-là que beaucoup de solutions pourront être mises en oeuvre. Quel est votre regard sur le sujet ?
Mme Nicole Bonnefoy. - Vous indiquez que, pour atteindre nos objectifs pour 2030 et viser ainsi la neutralité en 2050, il va nous falloir faire en dix ans ce que nous avons eu de la peine à faire en trente ans. Vous relevez que cette transformation au pas de course sera avant tout pilotée par les politiques publiques.
L'une des clés réside également dans le rôle des collectivités territoriales, qui assument aujourd'hui l'essentiel de l'investissement public. Du fait de leurs compétences, elles sont incontournables pour l'action climatique. Développer l'offre de transports collectifs, aménager des infrastructures cyclables, construire des réseaux de chaleur, rénover les écoles et les bâtiments publics... tout cela suppose bien évidemment qu'elles puissent bénéficier de ressources pérennes. Nous avions défendu lors de l'examen de la loi de finances la création d'un fonds territorial pour le climat à répartir directement entre les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ayant adopté un plan climat-air-énergie territorial (PCAET), à raison de 4 euros par habitant. Une telle mesure permettrait de consacrer plus de 10 milliards d'euros à la mise en oeuvre de la transition énergétique dans les territoires. Que pensez-vous d'un tel mécanisme pour améliorer le financement de la transition écologique ?
M. Jacques Fernique. - Le premier message de votre rapport, c'est que la neutralité climatique est atteignable. Vous comparez son ampleur à celle de la révolution industrielle, à ceci près qu'elle devra être plus rapide et plus globale. En effet, si le moteur de la révolution industrielle était la technologie et le marché, celui de la transition climatique sera le pilotage public, avec trois leviers : subventions, réglementation et tarification du carbone. Or cette dernière n'a pas fonctionné comme on aurait pu l'espérer, le contexte est celui d'une remise en cause de la réglementation environnementale, et les subventions supposent une nouvelle vision de la dette publique et des prélèvements obligatoires. Avec la remise en cause du multilatéralisme, pourtant la base de la démarche climatique planétaire, peut-on trouver en Europe et en France les conditions du consensus sur cette trajectoire et ces leviers ?
M. Jean Pisani-Ferry. - Monsieur le président Longeot, vous nous interrogiez sur la loi de finances pour 2024. En 2024, j'y insiste, la contrainte n'est pas budgétaire, mais relève d'autres obstacles, dont la qualification des artisans ou la capacité industrielle. Les moyens budgétaires dégagés en 2024 sont donc à la hauteur, et en faire plus aurait probablement été inflationniste, en injectant beaucoup d'argent pour une capacité d'action limitée. En revanche, pour la suite, la question se pose. Selma Mahfouz a rappelé notre évaluation de 30 milliards d'euros d'investissement public par an, dont nous sommes loin, même en agrégeant l'État et les collectivités territoriales. Or les acteurs n'ont pas la visibilité pour s'organiser, faute d'une programmation suffisamment longue des finances publiques.
Sur le budget vert et l'endettement, vous avez raison de souligner l'importante charge qui pèsera sur les collectivités. On pourrait considérer que cet investissement, prioritaire, doit se substituer aux autres sur plusieurs décennies, mais la position est difficile à tenir. Or l'investissement des collectivités porte largement sur la rénovation de bâtiments et des équipements, pour un rendement économique substantiel, même s'il est de long terme. Substituer le capital à la consommation de combustibles fossiles peut être le support de l'endettement : on investit aujourd'hui pour réduire les dépenses de demain. C'est une bonne dette. S'endetter pour subventionner, en revanche, n'a pas de rendement économique.
On bute cependant sur certaines limites. La première est la durée d'endettement des collectivités, mais la rationalité économique est forte et il est possible d'avancer sur ce sujet. En revanche, l'évolution des règles européennes, évoquée par Alexandre Ouizille, est centrale, et on a toutes les raisons d'être désappointé du compromis actuel, qui considère insuffisamment l'investissement. Nous sommes dans le domaine des injonctions contradictoires, malgré les débats et les propositions. Il y a beaucoup de mauvaises raisons de s'endetter. Si le climat n'en est pas une, on ne peut s'endetter sans limites. Mais si l'on considère qu'il s'agit de répondre à un besoin d'investissement donné, couplé à un rendement économique, cela se plaide.
Enfin, monsieur Longeot, le budget vert obligatoire à compter de 3 500 habitants est une bonne chose. Cette technique, au raffinement encore limité, est une bonne manière de faire apparaître les contributions à la transition écologique. Il y a des progrès à faire, mais commencer est bienvenu.
Mme Selma Mahfouz. - Beaucoup de vos questions portent sur l'acceptation des efforts. Comment les répartir ? Comment desserrer les contraintes de financement ? La meilleure manière est d'être collectivement plus riches, d'investir pour faire grossir le gâteau. Nous sommes face à un mur d'investissements, mais après cette bosse, cela générera des économies dans la durée : une pompe à chaleur réduit la consommation d'énergie.
L'enjeu est que ces investissements ne nous rendent pas plus pauvres. Il s'agit donc de définir la notion de progrès, la croissance étant une vision très monétaire et limitée de la richesse collective. Vers quel futur va-t-on ? Peut-être y a-t-il un coût monétaire, mais il est compensé par un bien-être collectif non monétisé. L'effort est difficile : les gens y sont prêts, mais pensent que les autres ne le feront pas. Comment rembourser une dette si elle ne nous rend pas, collectivement, plus riches ?
À côté de la réglementation et de la taxation, les subventions sont le levier le moins efficace, car elles ne réduisent pas la production brune. Subventionner le véhicule électrique ne met pas fin au véhicule thermique, contrairement à l'interdiction. Mais pour rendre la transition plus rentable, ce levier est efficace. Il faut donc bien combiner les trois, pour que ces investissements, coûteux à court terme, nous amènent vers un futur collectivement désirable et rentable, qui ne laisse pas aux générations futures une dette et un monde détériorés. Réduire la dégradation du climat induit d'énormes cobénéfices. S'ajoute l'adaptation au changement climatique ; vous avez mentionné la forêt. Plus l'on desserrera la contrainte de financement, en vue d'investissements socialement rentables, meilleure sera l'acceptation.
Se pose ensuite la répartition des efforts et des transferts, entre pays d'abord, qui relève notamment des institutions internationales. Les transferts entre ménages, entreprises, État et collectivités partagent la dette répondant aux besoins de court terme.
M. Jean Pisani-Ferry. - J'en viens aux finances publiques et à la tarification du carbone, évoquées par Marta de Cidrac. Initialement, la taxe carbone devait abonder les finances publiques. On parlait alors du « recyclage de crédits » et du « double dividende », avec pour contrepartie la baisse des prélèvements sur le travail. Cette tarification n'a pas été abandonnée, je rappelle le mécanisme des échanges de quotas d'émissions (ETS). Un deuxième marché ETS va d'ailleurs s'instaurer, avec un prix certes différent, car limité à 45 euros la tonne.
On dégagera donc des recettes, mais cette transition sera coûteuse pour les finances publiques. Sans aller jusqu'au reste à charge zéro, la contribution publique pour les ménages à faible revenu doit être forte, sans quoi on risque de placer les gens face à une équation impossible : alors, en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, on se révolte face aux injonctions contradictoires. On est en train de changer de perspective à ce sujet : il n'y a pas raison de tout prendre en charge, notamment pour les entreprises ou ménages aisés capables de payer. Néanmoins, le coût pour les finances publiques restera substantiel.
Je reviens à présent sur la question des instruments et des incitations, sur lesquels m'a interrogé M. Fernique.
Avec l'expérience, on s'aperçoit que la tarification comme instrument universel est une illusion des économistes. Si l'on dit qu'à compter de telle date, il ne sera plus possible, par exemple, de mettre sur le marché des véhicules émetteurs de gaz à effet de serre, c'est beaucoup plus mobilisateur pour l'industrie automobile que si l'on prend un engagement sur le prix du carbone à l'horizon 2035. Je pense qu'il faut combiner les différents instruments en fonction de leur clarté.
Avoir des normes collectives, c'est important, par exemple pour la construction de bâtiments. On connaît l'efficacité de ces instruments, ce qui ne signifie pas qu'ils n'ont pas de coût. Ce coût économique, ce sont les agents auxquels s'applique la réglementation qui le supportent. Se pose ensuite la question de savoir s'ils ont la capacité de le supporter ou s'ils le reportent sur d'autres. Il ne s'agit donc pas du tout d'une solution miracle, mais c'est une bonne solution dans certains cas.
Nous sommes tous des individus rationnels : s'il est moins coûteux d'utiliser des combustibles fossiles, la tentation sera très grande de continuer à y avoir recours. Il faut donc trouver un bon équilibre. À cet égard, la subvention a un rôle à jouer. Je pense toutefois que nous avons collectivement progressé sur ces questions.
La notion d'équité est tout à fait centrale en matière de transition écologique. Les gens sont prêts à faire des efforts, à condition qu'ils soient répartis de manière équitable. La conception de l'équité qui est mobilisée dans ce cas n'est pas celle des temps ordinaires. Dans les temps ordinaires, on admet au fond une certaine inégalité, on a du mal à faire la distinction entre ce qui résulte d'évolutions collectives et ce qui résulte d'efforts individuels. Sur la question de la transition, on est beaucoup plus proche de l'équité telle qu'elle se mesure au cours d'une guerre. On a une conception beaucoup plus exigeante de l'équité. C'est ce qui nous a conduits à formuler notre proposition de faire appel à une contribution non récurrente de la part des plus aisés, laquelle a suscité beaucoup de réactions.
Vous m'avez également interrogé sur la décarbonation des autres pays. On se demande beaucoup si les États-Unis, l'Europe, la Chine vont se décarboner et à quelle vitesse. Je pense que nous connaîtrons inévitablement des revers, des changements, des ralentissements au gré des évolutions politiques, mais le mouvement est lancé. Si j'ai fait preuve d'optimisme dans la tribune publiée dans Le Monde, c'est parce que je pense que ce mouvement est fort.
La technologie est en train de changer la donne. Le coût des énergies renouvelables est en baisse, le déploiement de ces énergies est plus avancé qu'on ne le pensait. Cela vaut aussi pour la Chine, qui est en train de transformer massivement son système électrique, même si elle continue de construire des centrales à charbon, ses besoins en électricité ne pouvant pas être totalement couverts par les énergies renouvelables. J'ai tendance à penser que la Chine, l'Union européenne, les États-Unis sont engagés dans la transition écologique. Aux États-Unis, une fraction de l'industrie américaine a fortement pris le virage de la transition, peu importe donc quel président sera élu, Biden ou Trump.
En revanche, dans les pays du Sud, la situation est différente. L'Inde, l'Indonésie, l'Afrique du Sud continuent d'être extrêmement dépendants des combustibles fossiles et le coût de l'investissement nécessaire à la transformation de leur système énergétique et électrique est élevé, pour ne pas dire prohibitif dans certains cas. La question de la contribution des pays du Nord à la décarbonation des pays du Sud est donc absolument centrale.
Plus le Nord va se décarboner, plus la part émissions du Sud sera forte, a fortiori considérant que ce sont des économies qui croissent très rapidement. La question est de savoir si ces pays vont continuer d'émettre des gaz à effet de serre ou s'ils vont maîtriser leurs émissions. De ce point de vue, je pense que ce qui s'est passé à la COP de Dubaï n'est pas un progrès, c'est le moins que l'on puisse dire. Et je ne suis pas certain que des progrès puissent être faits à Bakou...
En revanche, et c'est un progrès, les dirigeants d'institutions comme la Banque mondiale, le FMI et d'autres institutions multilatérales sont désormais réellement mobilisés sur ces sujets. La transition va demander des capitaux. Il faut donc renforcer ces institutions et leur permettre de contribuer au financement de la transition dans les pays du Sud.
M. Michaël Weber. - À mon avis, le sujet qui cristallise le plus l'inquiétude, c'est le logement, compte tenu des problèmes de pouvoir d'achat des Français moyens. Si l'on ne parvient pas à lutter contre la défiance que la transition suscite chez nos concitoyens, on ne pourra pas la réussir, les normes de plus en plus contraignantes seront de plus en plus mal acceptées, les démocraties auront du mal à accompagner la transition et seront obligées de reculer. On le voit aujourd'hui avec les logements vacants ou les logements classés F ou G que leurs propriétaires ne peuvent pas louer, car ils n'ont pas les moyens de les rénover. Je ne suis pas certain que les outils que l'on met en oeuvre soient tout à fait à la hauteur.
Mme Selma Mahfouz. - Sur les 60 milliards à 70 milliards d'euros d'investissements supplémentaires par an que nous avons estimés nécessaires, une grosse part concerne l'immobilier, résidentiel et commercial. Dans ce secteur, le coût par million de tonnes de CO2 abattu est élevé. Dans notre pays, nous avons décarboné davantage la production d'énergie, nous en venons à présent à des secteurs où la transition est chère et difficile.
Une question a été posée sur le reste à charge zéro. Il faut aider financièrement les ménages qui ne peuvent pas financer les investissements nécessaires, mais obligatoires, en veillant toutefois à ne pas augmenter les aides comme MaPrimeRénov' pour pallier les hausses du prix des matières premières et les tensions sur le marché du travail des artisans, car, ce faisant, on alimenterait la hausse des coûts.
La question se pose ensuite de savoir s'il faut attendre de disposer en France ou en Europe des capacités de production et de déploiement des équipements, comme les pompes à chaleur ou les panneaux photovoltaïques, ou si l'on doit accepter qu'ils soient fabriqués ailleurs, avec les conséquences que cela entraîne sur notre compétitivité. Si la transition est difficile, c'est parce qu'on doit la faire vite. Or nous n'avons pas vraiment de temps, pour les raisons que vous connaissez. L'urgence rend les choses encore plus coûteuses.
M. Jean Pisani-Ferry. - Permettez-moi de revenir sur la question de la compétitivité. Nous l'avons dit, nous faisons face à une révolution industrielle. Il faut transformer à la fois la production d'électricité et le système de transport, ce qui pose des questions de compétitivité massives.
À mon avis, il faut résister à l'idée qu'on doit tout produire en Europe. La transformation étant massive, elle entraînera un réaménagement des positions des uns et des autres. Il faut en revanche nous assurer d'avoir une spécialisation nous permettant d'être des acteurs de cette transformation et d'en tirer des bénéfices.
Concrètement, on n'est pas obligé de construire des panneaux solaires - il est probablement trop tard pour rattraper notre retard sur la Chine dans ce domaine -, mais on n'est pas non plus obligé de répéter l'expérience des panneaux solaires dans les secteurs de l'éolien, des voitures électriques ou des batteries. Si nous ne parvenons pas à tirer parti de cette mutation pour en faire un avantage industriel dans un certain nombre de secteurs, alors nous serons les grands perdants de cette affaire. Il est donc important d'avoir en tête la question de la compétitivité et de la redéfinition des spécialisations internationales.
M. Jean-François Longeot, président. - L'urgence nous conduit à intervenir partout, dans de nombreux domaines, qu'il s'agisse du logement ou des mobilités. Il va nous falloir fixer des priorités afin de ne pas nous éparpiller. Par ailleurs, nous ne devons pas nous dire que nous n'avons pas grand-chose à faire au motif que nous sommes de très bons élèves par rapport à d'autres.
Il faut accompagner les collectivités, en particulier dans la mise en oeuvre du « zéro artificialisation nette ». Des financements sont nécessaires, notamment dans le monde rural. Plutôt que d'utiliser des terres, il vaudrait mieux réhabiliter des bâtiments.
Il est important de cibler les budgets, ce que font déjà les collectivités. L'État doit aussi prévoir des lignes budgétaires pour l'écologie. Nos concitoyens sont prêts à faire des efforts, mais ils aimeraient savoir à quoi ils servent.
En tout cas, je vous remercie de votre contribution, qui a été pour nous particulièrement enrichissante.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 40.