Mercredi 7 février 2024
- Présidence de Mme Micheline Jacques -
Étude sur l'adaptation des moyens d'action de l'État dans les outre-mer - Audition Brigitte Girardin, ancienne ministre de l'outre-mer
Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous avons l'honneur et le plaisir de recevoir madame Brigitte Girardin, ancienne ministre de l'outre-mer, et ancienne ministre déléguée à la coopération, au développement et à la francophonie.
Nous vous remercions, madame la ministre, d'avoir accepté notre invitation et de venir répondre aux questions de nos rapporteurs, Philippe Bas et Victorin Lurel, ainsi qu'à celles de nos collègues de la délégation sénatoriale aux outre-mer.
Votre action au ministère des outre-mer de 2002 à 2005 - une longévité assez rare pour être soulignée - a profondément marqué les ultramarins. Vous aviez notamment déclaré à l'époque : « Aucun gouvernement n'a mené une action aussi forte pour l'outre-mer, avec notamment une loi de programme sur quinze ans » !
Nous n'oublions pas aussi qu'une loi importante porte votre nom. Supposée prendre fin le 31 décembre 2017, la « loi Girardin » a été prorogée jusqu'au 31 décembre 2025 pour les collectivités d'outre-mer, les COM, (Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis-et-Futuna) et récemment pour les départements d'outre-mer, les DOM (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte et La Réunion) !
Nous sommes donc très intéressés par votre expérience ministérielle, le regard que vous portez sur l'action publique en outre-mer et naturellement sur les limites et les obstacles que vous avez pu rencontrer.
Il nous a paru opportun de recueillir votre témoignage, sur la méthode et les modalités d'intervention que vous avez souhaité promouvoir, les résultats que vous avez obtenus et les leçons que vous en tirez.
Nous sommes curieux en particulier d'entendre vos observations en particulier sur l'organisation déconcentrée actuelle de l'État, l'adéquation normative aux réalités des territoires, les moyens du ministère des outre-mer ou encore la diffusion d'une véritable culture des outre-mer dans les ministères.
Les sujets ne manquent donc pas et vos réponses viendront nourrir les recommandations de nos rapporteurs.
Sans plus tarder, je vous cède la parole pour votre exposé liminaire qui sera suivi comme à l'accoutumée par les questions de nos rapporteurs puis de nos collègues.
Madame la ministre, vous avez la parole.
Mme Brigitte Girardin, ancienne ministre des outre-mer. - Merci madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, je voudrais tout d'abord vous remercier de me donner cette occasion de vous faire part de quelques-unes de mes réflexions dans le cadre de l'étude très importante au sein de la délégation que vous menez sur l'adaptation des modes d'action de l'État outre-mer.
Le mot « adaptation » me paraît un peu faible : j'ai la conviction que l'État doit aujourd'hui profondément refonder son action outre-mer après des années de gestion au fil de l'eau, sans véritable vision à long terme. La crise du Covid a été à mes yeux un révélateur du malaise identitaire qui couve outre-mer depuis de longues années et doit nous amener aujourd'hui à nous poser les bonnes questions. Pendant toutes les années de ma vie professionnelle que j'ai consacrées à l'outre-mer, durant une période assez longue, je n'avais jamais entendu, dans un CHU des Antilles ou d'une autre collectivité ultramarine, « la France, dégage ! ». Je partirai du principe selon lequel, comme le disait souvent Jacques Chirac, « l'outre-mer est une part essentielle de la France, car sans ses collectivités d'outre-mer, la France serait un pays étriqué ». Nous ne serions pas en effet la deuxième puissance maritime, du monde. Nous ne serions pas présents sur tous les continents. Mais que fait l'État aujourd'hui pour mettre en valeur et consolider ces atouts ?
Ses modes d'action permettent-ils à l'ensemble de la population française de prendre conscience du fait que nos collectivités d'outre-mer sont une chance et un atout extraordinaire pour notre pays ? Il est permis d'en douter, tant les clichés persistent sur le poids de la charge budgétaire ou la niche fiscale supposée. Vous me demandez quels sont les handicaps de l'action de l'État outre-mer que j'ai pu identifier et dans quels domaines. Je vous répondrai que le plus difficile à faire comprendre est que chacune de ces douze collectivités a des problématiques différentes et qu'il faut sans cesse faire du sur-mesure, dans une approche pleine d'humilité.
À partir du constat sévère que je fais sur l'action de l'État outre-mer depuis une quinzaine d'années, je vous présenterai deux axes sur lesquels cette action devrait être non seulement adaptée mais profondément transformée.
Tout d'abord, il me semble que l'État doit se réorganiser pour se concentrer sur ses missions régaliennes, qu'il doit remplir plus efficacement. « L'outre-mer, c'est compliqué », disait aussi Jacques Chirac. Il faut donc une organisation efficace de l'État, avec des fonctionnaires qui soient des spécialistes de ces collectivités, lesquelles ne peuvent être gérées comme celles de métropole. Je ne vous surprendrai pas en disant qu'un ministère de plein exercice, à Paris, est une nécessité absolue, car l'émiettement des dossiers ultramarins dans les différents ministères ne peut qu'aboutir à la négation des spécificités de l'outre-mer, qu'il faudra toujours prendre en compte. Ces collectivités connaissent en effet des handicaps structurels, liés notamment à l'éloignement de la métropole, à l'insularité, aux aléas climatiques, à l'étroitesse des marchés, à la concurrence de l'environnement régional, pour n'en citer que quelques-uns.
Quand je mentionne un ministère de plein exercice, c'est à la fois un ministre et une administration qui lui est rattachée. Victorin Lurel et moi-même avons à cet égard connu deux situations très différentes. J'ai connu un ministère composé de deux grandes directions, avec des fonctionnaires de grande qualité qui avaient une connaissance très fine des spécificités de l'outre-mer. Victorin Lurel est arrivé après ce qu'il faut bien appeler l'entreprise de démolition du ministère menée en 2007, où subsistait une vague délégation à l'outre-mer qu'il a réussi à transformer en direction générale. Mais il faut bien reconnaître aujourd'hui que ce qu'il reste d'administration spécialisée sur l'outre-mer n'attire plus nos jeunes fonctionnaires et qu'en réalité, rares sont ceux qui connaissent encore ces collectivités.
La principale conséquence, c'est que les spécificités ultramarines ne sont pas réellement prises en compte dans la phase de conception de l'action publique. J'ai même l'impression qu'on fait les choses à l'envers : on écrit un texte de loi puis l'on prend des ordonnances pour le rendre applicable outre-mer.
Il en est de même pour l'organisation déconcentrée de l'État. Par méconnaissance des difficultés du service outre-mer, on affecte ainsi aujourd'hui, dans nos collectivités, des préfets dont c'est le premier poste et qui non seulement n'ont pas l'expérience de la fonction, mais ignorent que servir outre-mer requiert une présence sur tous les fronts et des qualités d'écoute et de dialogue avec la population tout à fait exceptionnelles.
« Entre méconnaissance et désintérêt », soulignait fort justement un article du journal Le Monde la semaine dernière pour qualifier la politique menée outre-mer. Comment, dans ces conditions, retrouver une action de l'État efficace outre-mer, en particulier dans le domaine régalien ?
Je ne suis pas naïve. Lorsqu'une administration est supprimée, il n'est pas possible de la recréer. En revanche, il serait peut-être temps de considérer que l'action de l'État outre-mer, c'est aussi l'action de l'État en mer. Allons-nous continuer de tourner le dos à 97 % de notre zone économique exclusive ? J'ai eu l'occasion, dans le cadre d'un contrôle de la Cour des Comptes, de pointer les carences de l'organisation de l'État en mer dans nos collectivités d'outre-mer. Alors que nous disposons d'une organisation efficace pour les 3 % de notre zone maritime autour de la métropole, avec trois grandes préfectures maritimes à Cherbourg, à Brest et à Toulon, nous n'avons aucun préfet maritime outre-mer et nous avons outre-mer une organisation de l'action de l'État en mer, sur ces 97 % de zone économique exclusive, totalement illisible et inefficace. Ce rapport de la Cour des Comptes de 2019 recommandait de transformer les trois postes de Comsup, à la Martinique, La Réunion et en Polynésie française, en trois postes de préfets maritimes sur ces trois bassins, Atlantique, Océan Indien et Pacifique. Lors de la phase contradictoire (qui a lieu dans tout contrôle de la Cour des Comptes), ni le ministère de l'Intérieur ni celui de la Défense n'avaient émis la moindre objection à cette recommandation.
Une telle réforme permettrait non seulement de mieux contrôler notre immense domaine maritime (je pense au trafic de drogue au large des Antilles ou à l'immigration illégale à Mayotte notamment) mais de le mettre en valeur, en développant par exemple des activités de pêche, dans le respect de la biodiversité exceptionnelle de la plupart de ces zones, ou d'autres activités économiques, liées par exemple aux énergies renouvelables.
En poursuivant dans cette logique, on pourrait créer un grand ministère de l'outre-mer et de la mer, qui s'appuierait sur les différentes administrations existantes et aurait sans doute une attractivité nouvelle pour notre fonction publique. Celle-ci pourrait ainsi acquérir une véritable spécialisation. Le coeur des missions de ce ministère concernerait essentiellement les domaines régaliens. Je ne vois bien sûr que des avantages, pour répondre à une proposition qui vous a été faite, à mieux coordonner, sur terre comme sur mer, les actions de notre police, de nos armées, de notre justice mais aussi de nos douanes, dans le cadre d'une concertation permanente entre les préfets et les préfets maritimes, comme cela se fait en métropole.
Faut-il par ailleurs renforcer le nombre d'originaires dans les administrations de l'État outre-mer, en particulier dans les forces de sécurité et la justice ? Je vous avoue que cette question me met un peu mal à l'aise. Nos compatriotes ultramarins fonctionnaires ont vocation, comme tous les fonctionnaires de l'État français, à servir sur l'ensemble du territoire français. Je ne suis pas sûre qu'affecter prioritairement les policiers et magistrats dans leur territoire d'origine (ce qui vise aussi la métropole) soit nécessairement une bonne chose. Il faut en effet éviter de les mettre dans des situations délicates, par exemple de conflit d'intérêts, qui sont très dommageables pour tous. Il faut aussi veiller à ne pas freiner leur promotion, laquelle passe aussi par des affectations en métropole. Celles-ci présentent en outre l'avantage de montrer la diversité culturelle de notre pays. Enfin, compte tenu de l'importance géostratégique de ces collectivités pour notre pays, il serait logique que l'outre-mer relève du domaine réservé du Président de la République. Telle était la conception qu'en avait Jacques Chirac.
Il serait également souhaitable que le ministère des Affaires étrangères s'appuie plus fortement sur ces territoires et leurs représentants pour y développer une vraie politique d'influence et une coopération régionale plus dynamique. Je ne sais pas ce que signifie, pour répondre à l'une de vos questions, une « diplomatie des outre-mer ». À mes yeux, la diplomatie de la France doit utiliser ses collectivités ultramarines comme relais de son action internationale dans les différentes régions du monde. Par ailleurs, il s'agit de favoriser leur intégration dans leur environnement géographique, ce qui n'est guère aisé compte tenu des différences de niveau de développement entre nos collectivités et les pays de la région.
Je voudrais maintenant insister sur un deuxième axe. Je considère que l'État doit doter les collectivités d'outre-mer de moyens et de dispositifs efficaces pour leur assurer un développement économique et social autonome. J'évoquais tout à l'heure le malaise identitaire révélé par la crise Covid. Nous avons déjà connu, dans les années 2000, une profonde crise identitaire lorsque le débat statutaire faisait rage, aux Antilles et en Guyane notamment, ce qui inquiétait souvent les populations. L'État était alors accusé de maintenir ces collectivités dans un assistanat. Nous avions répondu en 2003, par une importante révision du titre XII de notre Constitution, qui permet à chaque collectivité, si sa population l'approuve, et dans le respect des principes de la République, d'avoir un statut différencié. Il s'agissait d'accorder plus de responsabilités locales, plus de respiration démocratique, pour administrer ces collectivités de façon plus adaptée aux particularités locales. Nous avions également fait voter, comme vous l'avez rappelé, la loi de programme de développement économique d'une durée de quinze ans, comportant notamment un nouveau dispositif de défiscalisation et d'exonération de charges sociales.
J'ai la conviction aujourd'hui qu'une nouvelle étape doit être franchie. L'État doit être plus fort et plus présent sur ses missions régaliennes. Il doit en revanche pouvoir largement déléguer aux acteurs locaux ses autres missions en affectant dans chaque collectivité des dotations financières, par exemple en matière de santé et d'éducation, dont la liberté d'utilisation ne serait limitée que par le contrôle de légalité effectué localement par la Cour des Comptes.
L'autonomie n'est pas un gros mot et ne signifie en aucun cas un désengagement financier de l'État ou l'absence de contrôle de l'utilisation des fonds publics. L'exemple polynésien en est l'illustration. Cette collectivité, qui est autonome en matière de santé, a bénéficié de vaccins contre le Covid entièrement financés par l'État. L'État doit accompagner financièrement, répondre aux demandes d'envoi de personnels métropolitains dans les hôpitaux et les écoles mais ne doit plus imposer sa politique dans les matières non régaliennes. C'est, je crois, la condition pour reconstruire une relation de confiance et de respect entre l'État et ses collectivités d'outre-mer. C'est aussi la condition pour offrir à la jeunesse ultramarine la possibilité de participer à la gestion et à la gouvernance de ce territoire. Cette évolution nécessiterait sans doute une fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, en préservant bien sûr la consultation de la population préalable à toute évolution vers une autonomie, qui pourrait, là encore, être différenciée selon les collectivités.
Lorsqu'on évoque l'insuffisante adaptation normative aux réalités de chaque territoire, les exemples de normes inadaptées sont nombreux, par exemple dans le domaine de la construction. Il semble évident que les possibilités d'adaptation contenues dans l'article 73 sont non seulement insuffisantes mais difficiles à mettre en oeuvre en raison d'une procédure longue et contraignante. Il est temps de laisser aux acteurs locaux le soin de définir eux-mêmes les réglementations les mieux adaptées à leur territoire.
Pour assurer ce développement économique et social autonome, outre les dotations financières globales par secteur, il me semble que l'État devrait mettre en place un nouveau dispositif de défiscalisation et d'exonération de charges sociales, car on ne peut plus continuer à prolonger chaque année la loi de 2003, qui était prévue pour quinze ans, c'est-à-dire jusque fin 2017. Malgré les sérieux coups de rabot portés à cette loi à partir de 2007, son prolongement est la démonstration que pour compenser les handicaps structurels des économies ultramarines (qui renchérissent le coût du capital et celui du travail), les outils les plus efficaces restent une défiscalisation très contrôlée par l'État, avec une procédure d'agrément dès le premier euro et des exonérations de charges sociales bien ciblées. Mais il faut là aussi innover en faisant du sur-mesure, c'est-à-dire ne plus mettre en place des mesures uniformes de fiscalisation et d'exonération de charges sociales, sans tenir compte des secteurs concernés ni des priorités de développement, lesquelles diffèrent selon les territoires.
Au-delà d'un socle commun à tous les outre-mer, qui concernerait par exemple les projets d'investissement utilisant des énergies renouvelables, qui devraient bénéficier de taux très avantageux de défiscalisation, chaque collectivité devrait pouvoir bénéficier de mesures différenciées selon sa propre stratégie de développement. Le tourisme doit par exemple être plus soutenu dans des collectivités qui n'ont pas d'autre choix d'activité économique, comme les Antilles ou la Polynésie française que dans celles qui disposent de ressources minières, comme la Nouvelle-Calédonie ou la Guyane. Il conviendrait également de rendre éligibles à ces dispositifs certaines activités, comme la rénovation hôtelière, indispensable pour lutter contre la concurrence des États voisins ou certaines opérations de démolition de friches et de reconstruction aux normes antisismiques. En résumé, pour être plus efficace, l'État doit éviter le saupoudrage, cibler les secteurs les plus porteurs et moduler les mesures selon les priorités de développement définies dans chaque collectivité.
Je rappelle que l'objectif est avant tout de faciliter la création d'emplois dans le secteur marchand. Je terminerai en évoquant la nécessité pour l'État de mieux accompagner nos collectivités d'outre-mer dans l'utilisation des fonds européens, qu'il s'agisse des fonds structurels ou du Fonds européen de développement. Compte tenu de la complexité et de la grande technicité que requiert le montage de projets éligibles, il serait souhaitable que dans chaque collectivité, une structure ad hoc soit mise en place auprès du préfet, en partenariat avec les autorités locales, pour faciliter la mise en oeuvre de ces financements, dont le montant n'est pas négligeable mais n'est malheureusement pas toujours utilisé.
Telles sont les premières réflexions que je souhaitais partager avec vous. Étant personnellement toujours très attachée à l'outre-mer, je ne vous cache pas que l'inadaptation actuelle de l'action de l'État dans ces collectivités me paraît très préoccupante.
l Mme Micheline Jacques, président. - Merci madame la ministre. Je donne la parole à notre rapporteur Philippe Bas, puis à Victorin Lurel.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Madame la Présidente, je vous remercie. C'est avec beaucoup de plaisir et d'intérêt que je retrouve ce soir Brigitte Girardin, avec laquelle je suis lié par une histoire commune auprès du Président Jacques Chirac, qui a toujours été, comme elle l'a rappelé, un grand ami de l'outre-mer et de nos compatriotes ultramarins. Ceux-ci étaient toujours très présents dans son coeur.
Nous abordons un travail qui ne repose pas principalement sur l'idée d'une augmentation (même si nous ne l'excluons pas) des pouvoirs conférés aux collectivités et aux élus d'outre-mer : il porte spécifiquement sur la manière dont l'État remplit sa propre fonction. Or cette fonction restera, qu'il s'agisse de sa fonction économique ou de sa fonction régulatrice. Nous n'en sommes qu'au début de notre réflexion mais nous partageons déjà l'idée que vous avez énoncée, selon laquelle il se pose un problème général d'adaptation des lois et décrets aux réalités d'outre-mer. Si ces textes ne sont pas conçus en tenant compte de ces réalités, on ne peut s'étonner qu'il existe ensuite un décalage.
Nous recherchons le moyen, non par des transferts de compétences régulatrices aux élus (même s'ils sont toujours possibles) mais par le transfert de possibilités d'adaptation des normes par l'État lui-même, d'améliorer, dans le domaine de la sécurité, dans le domaine pénal, en matière de répression ou de lutte contre les fraudes, l'efficacité de son action. Ma question, d'ordre très général, est la suivante : avez-vous pu développer une réflexion dans ce domaine, concernant le pouvoir de dérogation des autorités de l'État, les pouvoirs spécifiques des procureurs ou l'évolution du Code de procédure pénale, qui pourrait nous éclairer dans le travail que nous amorçons ?
Mme Brigitte Girardin. - Merci, cher Philippe Bas. Je crois qu'il faut distinguer le rôle de l'État dans les matières régaliennes et dans les autres matières. Dans les matières régaliennes, les difficultés que nous rencontrons depuis quelques années sont liées à la perte, par l'administration, de nombreuses compétences quant aux réalités ultramarines. Si l'on ne s'attaque pas au problème à sa source, en se dotant d'une administration qui soit composée de spécialistes de l'outre-mer, nous n'y arriverons pas.
Comme je l'ai rappelé au début de mon propos, j'ai eu la chance de connaître un ministère de plein exercice, avec deux grandes directions composées de fonctionnaires qui connaissaient l'outre-mer, avaient une expérience en la matière et étaient capables d'alerter les pouvoirs publics si telle ou telle loi n'était pas applicable en l'état en outre-mer. Cela n'existe plus. La question ne vise pas à savoir si l'on nomme un ministre de plein exercice, un ministre délégué ou un secrétaire d'État : un ministre sans administration ne sert à rien. Aujourd'hui, nous n'avons plus d'administration.
Victorin Lurel et moi-même avons connu. Lorsque Victorin Lurel est arrivé à la tête du ministère de l'outre-mer, il avait une vague délégation, qu'il a essayé de transformer en direction générale, ayant pris conscience de la nécessité de pouvoir s'appuyer sur des services compétents. Aujourd'hui, nos fonctionnaires ne sont plus du tout attirés par ces dossiers. Le problème vient de là. On ne peut s'occuper de ces collectivités avec un ministre rattaché à un autre ministère. Nous voyons d'ailleurs l'efficacité du rattachement au ministère de l'Intérieur. Mayotte est bien placée pour le savoir. On aurait pu penser qu'enfin les problèmes de sécurité seraient mieux réglés. Nous voyons bien que ce n'est pas le cas. Il faut une administration solide, avec à sa tête un ministre qui ait du poids. Pour avoir du poids (j'en ai fait l'expérience moi-même), il faut le soutien du président de la République, faute de quoi on ne fait rien. Nous savons ce que sont les arbitrages avec Bercy.
Soit l'on a une vision gaulliste de la grandeur de la France, soit l'on considère, comme le disait Jacques Chirac, que la France, sans ses collectivités, serait un pays étriqué. Dès lors que nous sommes tous d'accord pour considérer que la France a un rôle à jouer dans le monde et que sa voix doit porter sur tous les continents, il faut tenir compte du relais indispensable que nous avons avec nos douze collectivités d'outre-mer.
Si nous voulons que ces collectivités soient gérées correctement et jouent ce rôle d'influence dans le monde au nom de la France, il faut une administration efficace. Cela suppose des fonctionnaires compétents, qui ont envie de s'intéresser à ces sujets. Qui a aujourd'hui le désir de servir la DGOM ? Chaque fonctionnaire veut aussi avoir une carrière et évoluer.
Il faut, dans un premier temps, se concentrer sur le régalien (sécurité, justice, police, douanes), car, avec une zone économique exclusive immense, dont 97 % se trouvent outre-mer, ces missions doivent être renforcées et remplies correctement. Comme je l'ai rappelé, j'ai eu l'occasion de travailler, à la Cour des Comptes, sur l'organisation de l'État en mer. Celle-ci, dans nos collectivités d'outre-mer, est catastrophique. Nous n'avons pas de préfet maritime alors qu'il existe trois préfets maritimes couvrant 3 % de notre zone économique en métropole. Souvenons-nous du cyclone Irma. Lorsque je me suis rendue sur place, dans le cadre du contrôle de la Cour des Comptes, le préfet de Martinique m'a expliqué qu'il était théoriquement chargé de l'organisation de l'État en mer et devait prendre des arrêtés pour interdire la mer territoriale au large de la Guadeloupe, au cours de telle période, afin de permettre l'acheminement des secours à Saint-Martin. Le préfet de la Guadeloupe, lui, n'avait aucune compétence en la matière. Tout cela n'a aucun sens. Les préfets, outre-mer, sont suffisamment occupés avec tous les problèmes à résoudre sur terre pour s'occuper de ce qu'il se passe en mer, où ils n'ont pas de compétence particulière, alors que les préfets maritimes sont des amiraux qui ont la compétence requise.
En outre, cette réforme ne coûte rien. Elle est simple à mettre en oeuvre. Il suffit de transformer les trois Comsup en trois préfets maritimes. Concrètement, cela veut dire remplacer le général Comsup qui se trouve à La Réunion par un amiral. À Papeete et à Fort-de-France, nous avons déjà deux amiraux. Commençons par nous doter d'une administration efficace, avec des fonctionnaires spécialisés. Nous pourrons alors anticiper tous les problèmes d'adaptation. Pour l'heure, nous faisons tout à l'envers : on adopte des lois puis l'on se rend compte qu'elles ne sont pas adaptables à l'outre-mer. On tente alors de rédiger des ordonnances. On fait du bricolage.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Je vous présente à tous mes excuses, en particulier à Brigitte Girardin, que je retrouve avec grand plaisir. Je n'ai pas tout entendu mais je partage entièrement les propos de la ministre Brigitte Girardin. Chacun sait à quel point je me suis opposé à elle en 2003. Néanmoins, c'est grâce à Brigitte Girardin qu'on a pu réformer la Constitution, du moins pour son volet concernant l'outre-mer. Chacun en a vu l'utilité et certains, dont je fais partie, demandent aujourd'hui qu'on aille un peu plus loin.
Notre délégation a délimité le périmètre de notre travail en le centrant sur l'action de l'État et les domaines régaliens. Fort de mon expérience, je partage totalement l'avis de Brigitte Girardin. Je suis arrivé à la conclusion qu'il fallait probablement donner plus de moyens et peut-être davantage de libertés aux élus, avec les contrôles appropriés et les contre-pouvoirs qui s'imposent. Effectivement, lorsque je suis arrivé, après l'application de la RGPP (revue générale des politiques publiques), on a purement et simplement démantelé le ministère : il ne restait que 130 personnes environ, regroupées dans une délégation. J'ai dû ferrailler pour que celle-ci soit transformée en une direction. Nous avons eu du mal à faire venir de grands directeurs et des fonctionnaires détenant une expertise reconnue, car ils n'y voyaient pas de grandes perspectives de carrières. Le ministère était peu attractif et cette situation perdure malheureusement.
En réalité, le ministère de l'Intérieur de l'époque a fait sa RGPP sur le dos du ministère des outre-mer et près d'une centaine de départs n'ont jamais été remplacés. Au-delà de la question posée sur l'action de l'État, faut-il encore un ministère des outre-mer ? J'avoue avoir cédé un moment à la lubie consistant à considérer qu'il fallait, dans un souci d'égalité, supprimer ce ministère. Je l'ai écrit en 2007 avec François Hollande. C'était une bêtise et j'en suis revenu. D'ailleurs, cela n'avait pas fortement ému les états-majors de partis. Brigitte Girardin a raison : il faut, pour ce ministère, des moyens et du personnel extrêmement compétent. J'ai dû plaider pour avoir deux directions et de réels moyens. Cela n'a pas prospéré. Quelques années plus tard, on a fait la bêtise de supprimer le ministère de la Coopération, qui avait de vraies connaissances sur l'Afrique et l'hémisphère sud. J'ai même écrit un livre pour le dénoncer et rencontré des présidents de la République en demandant de ne pas le faire. C'est un savoir qui disparaît ! Ce sont des amitiés, des connivences, des cultures qui disparaissent. L'outre-mer connaît, depuis de longues années, le même sort, avec des fonctionnaires qui font leur travail mais n'y connaissent pas grand-chose et n'y voient pas leur avenir. Il faut donc un ministère de plein exercice. Je partage également l'idée selon laquelle, pour une action efficace de l'État, le ministre doit être un bon politique et doit avoir l'oreille du président de la République. Je rappelle que j'ai dû présenter ma démission à deux reprises lorsque Bercy a voulu m'imposer 180 millions d'euros d'économies et la suppression de deux lycées en Nouvelle-Calédonie. J'avais fait le programme de François Hollande et j'ai dû de nouveau mettre ma démission dans la balance lorsqu'il a refusé de contrôler Total sur ses marges et qui investissait chaque année 32 millions de dollars aux Bahamas et dans les Bermudes. Aujourd'hui, j'entends que l'on va réformer l'application du décret sur les marges et sur la fixation des prix administrés des carburants, en s'appuyant sur trois arrêtés dits de méthode. Peut-être est-ce une bonne chose. À l'époque, il fallait un poids politique. J'avais dit au président de la République que j'acceptais d'être ministre des outre-mer, à condition que ce pluriel soit retenu pour désigner la fonction. J'ai également demandé à pouvoir choisir mon directeur de cabinet, alors qu'on voulait m'imposer quelqu'un.
Je souhaitais enfin disposer de référents dans tous les ministères, ce qui m'a été accordé, même si certains ministres n'étaient pas très contents. Chaque trimestre, je réunissais tous les référents pour savoir ce qu'il se préparait. Un ministère sans moyens et un ministre qui n'a pas l'oreille du Premier ministre ni surtout du président de la République est voué à connaître de grandes difficultés.
J'avoue qu'après avoir fortement critiqué Brigitte Girardin en tant que député, j'ai demandé que soit maintenue la stabilité fiscale qu'elle avait instaurée à travers cette loi de programme d'une durée de quinze ans. Chaque année, lors de l'examen des lois de finances, quelle que soit la couleur du Gouvernement, l'instabilité régnait, de même que l'incompréhension des enjeux des outre-mer par toutes les majorités parlementaires, quelles qu'elles fussent. Force est de constater que nous n'avons jamais pu retrouver cette stabilité.
Cette action pluriannuelle, à travers les lois de programme ou d'orientations, permettait de déployer une vision sur vingt ans (que j'ai reprise dans la loi « égalité réelle »), avec des contrats de convergence sur cinq ans. On appelle maintenant ces dispositifs des contrats de convergence et de transformation (modification introduite par Annick Girardin). Cela n'a pas eu d'effets, car on a refusé d'appliquer les principes qui y figuraient, ce que je regrette. Une vision complète exige de s'inscrire dans le long terme.
J'ai également suivi les conseils de Brigitte Girardin quant à l'action de l'État en mer lorsqu'elle m'assurait qu'il fallait des préfectures maritimes. J'ai repris cette proposition à mon compte. Cela n'a pas fait bouger les ministères ni les gouvernements, alors qu'il s'agissait d'une proposition de bon sens. En outre, Brigitte Girardin vient de souligner à juste titre que cela ne coûterait pas plus cher. Il est vrai que compte tenu de l'immensité des océans, il faut se battre dans la loi de programmation militaire. On m'avait objecté, à l'époque, que nous n'avons pas assez de bâtiments pour couvrir de telles étendues et que nous assurerions cette couverture au moyen de satellites. Je ne sais pas en quoi les satellites interviennent pour lutter contre tous les pillages auxquels se livrent d'autres puissances, s'agissant des ressources ichtyologiques, maritimes et de toute autre nature. L'État est défaillant. C'est une évidence. Peut-être l'étendue des zones à couvrir est-elle tout simplement trop grande. Peut-être n'a-t-on pas encore pris conscience des changements géopolitiques. Après ce qu'il s'est passé en Australie avec les sous-marins, ce qui se trame aujourd'hui entre la Chine et les États-Unis ou encore ce qui se joue du point de vue des intérêts que pourraient susciter certains territoires tels que la Nouvelle-Calédonie, sans doute une réorientation de l'action de l'État outre-mer est-elle à opérer.
Je suis convaincu qu'il ne faut pas que nous nous enfermions totalement dans l'existant et dans le périmètre que nous connaissons aujourd'hui. À dimension, organisation et Constitution constantes, les choses ne bougent pas. Les élus locaux seraient-ils des incapables ? Manquent-ils de moyens ? Je ne le crois pas. Peut-être n'ont-ils pas utilisé la totalité des moyens qui leur sont délégués. Peut-être devrons-nous approfondir, au sein de la délégation, cette question. Je suis en tout cas convaincu qu'une petite dose de libertés supplémentaires, en subsidiarité (c'est-à-dire en laissant agir celui qui est le mieux placé pour le faire), serait de nature à améliorer l'action de l'État et des collectivités.
Les pouvoirs des préfets ont été accrus en matière d'immigration, et sont aujourd'hui bien plus importants que ceux d'un préfet de l'Hexagone. Un préfet peut faire exécuter une obligation de quitter le territoire français (OQTF) en outre-mer, avant même la saisie du tribunal administratif. Il est vrai que des drames se sont produits chez moi en Guadeloupe. On a expulsé une vingtaine d'Haïtiens et l'avion s'est abîmé en mer. Les avocats et tous ceux qui s'occupent de la défense des droits de l'homme critiquent cette affaire. Admettons que nous sommes tous assez discrets, en outre-mer, lorsqu'il est question d'immigration. Lorsque l'État traite de ces domaines, les élus ne sont pas là. Il en est de même en matière de justice. Lorsqu'il est question de matières régaliennes, les élus ne sont pas informés, si ce n'est de manière fort subsidiaire. L'État reste dans un huis clos, dans un entre-soi étatique. Il faut déployer de grands efforts pour savoir ce qu'il se passe concernant ces affaires. Prenons l'exemple des conventions de réadmission. Lorsque Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, était candidat à l'élection présidentielle, est venu dans tous les outre-mer. Je l'avais reçu en Guadeloupe en lui disant « vous êtes en République et libre de venir ici, au-delà de vos prises de position quant aux bienfaits de la colonisation ». Il discutait avec le Premier ministre de la Dominique anglophone, monsieur Roosevelt Skerrit. Nous n'en savions rien, alors que nous parlions de réadmissions : il était question que chaque Haïtien ou chaque étranger en situation irrégulière arrêté sur le sol de la Martinique, de la Guadeloupe, peut-être de Saint-Barthélemy ou Saint-Martin, puisse être renvoyé à la Dominique ou à Sainte-Lucie, auquel cas l'État devait payer ces réadmissions. Je crois qu'il en est de même à Mayotte. J'ai dû attendre deux ans pour qu'on accepte de me communiquer le contenu de la convention de réadmission et, depuis lors, personne n'a fait le bilan de tout ceci. Une réévaluation de l'action de l'État, dans son périmètre actuel et peut-être dans un éventuel élargissement, est indispensable, en instaurant davantage de contre-pouvoirs. J'ai voté contre le principe d'une collectivité unique, car il n'y avait pas de contre-pouvoirs. Je vois ce qui se pratique en Martinique et en Guyane, ce qui n'est en rien une critique des élus qui ont accepté ce principe. Je n'en veux pas en Guadeloupe, car je souhaite qu'il existe des contre-pouvoirs, et par exemple un statut de l'opposition, un temps programmé ou encore la reconnaissance des groupes d'opposition. Cela reste une faculté aujourd'hui. C'est la démocratie elle-même qui est mal représentée et insuffisamment efficace.
Bref, il y a beaucoup à dire et je partage totalement les propos de Brigitte Girardin, sous réserve de vérification, au cours de nos travaux, de la manière dont nous pourrons intégrer ces propositions et peut-être demander, avec prudence, l'élargissement. J'ai fait des propositions en ce sens à notre présidente de délégation, au président Gérard Larcher et à François-Noël Buffet afin que le travail de révision et de différenciation comporte un volet outre-mer.
l Mme Micheline Jacques, président. - Je laisse la parole sans plus tarder à Thani Mohamed Soilihi.
M. Thani Mohamed Soilihi. - Merci madame la présidente, et merci, madame la ministre, pour vos propositions très claires et très précises, auxquelles j'adhère à 100 %. J'ai hâte de les voir inscrites dans notre rapport et de déterminer dans quelle mesure nous pourrions les faire avancer afin qu'elles soient, in fine, adoptées.
Que pensez-vous de la situation actuelle, dans laquelle le ministère, quelle que soit son statut (ministère de plein exercice, secrétariat d'État, ministère délégué) ne gère que 10 % des crédits outre-mer, les 90 % restants étant régis par les autres ministères régaliens ? Y a-t-il une pertinence à ce que cette situation perdure ? Le problème ne réside-t-il pas également dans cette répartition ? Je m'interroge, dans le prolongement de cette question, quant à l'utilité de la persistance d'un ministère des outre-mer. Je crois comme vous qu'il faudrait des spécialistes de ces sujets, s'agissant des préfets mais aussi s'agissant des administrations. Ne serait-il pas plus pertinent d'affirmer que, dans notre République, tous les types de territoires sont égaux, quelles que soient leurs spécificités ? En matière de spécificités, nous pourrions reparler de la Corse ou de l'Alsace-Moselle. On ne réserve pas un ministère à des territoires au motif qu'ils sont éloignés et présentent des spécificités. La reconnaissance de celles-ci pourrait passer par l'affectation de personnes spécialisées au sein des administrations centrales des ministères, en nommant parallèlement des préfets qui connaissent bien les particularités des outre-mer.
J'entends vos réserves, sur la question des originaires, en vertu du principe d'égalité de traitement de tous les Français. Force est néanmoins de constater que les ultramarins, après avoir passé des examens et concours, sont immobilisés pour une longue période dans l'Hexagone, sans avoir la possibilité de retourner dans leurs territoires, alors même que ceux-ci peuvent manquer de candidats, pour des raisons d'attractivité, notamment au sein des forces de l'ordre et des forces de sécurité. C'est une difficulté en termes de fluidité et de mobilité des fonctionnaires. Je suis d'accord avec vous pour considérer que les fonctionnaires de l'Hexagone doivent être mobiles partout, qu'il s'agisse de la métropole ou des outre-mer mais, pour l'heure, une forme d'injustice est ressentie. C'est la raison pour laquelle ces revendications, pour que les mutations des originaires soient facilitées, se font jour. Je pense qu'une solution médiane doit pouvoir être trouvée, tenant compte du principe d'égalité de traitement de tous les fonctionnaires et de ce besoin de mobilité afin de permettre à ces fonctionnaires de retourner dans leur territoire d'origine. Dans l'Hexagone, la mobilité d'une région à une autre peut avoir lieu d'un instant à l'autre. Se rendre en outre-mer n'est pas aussi aisé.
Je voudrais également évoquer l'utilisation des fonds européens, sujet extrêmement sensible. La solution que vous préconisez est celle qui est aujourd'hui en vigueur à Mayotte : confier à une structure ad hoc (un GIP) la gestion des fonds européens. À Mayotte, cela ne va pas mieux. Comment faire pour améliorer l'ingénierie ? Le mot fâche, dans certains territoires. Il existe pourtant bel et bien une insuffisance d'ingénierie ou du moins une inégale répartition des ingénieries entre les territoires ou au sein d'un même territoire. Tout en adhérant à la préconisation de mise en place d'une structure ad hoc pour la gestion des fonds européens, comment faire pour qu'au sein de cette structure, nous ayons les meilleurs ? Nous avons besoin, en outre-mer, des meilleurs, car la situation est plus compliquée qu'ailleurs. Souvent, la situation est inverse parce que ces territoires ne sont pas attractifs. Comment sortir de ce cercle vicieux tout en allant dans le sens de vos propositions, madame la ministre ?
M. Georges Naturel. - Comme mes collègues, madame la ministre, j'adhère totalement à votre vision, consolidée par votre expérience en outre-mer. Que veut la France pour ses outre-mer ? Dès l'instant où l'on a une vision politique et où l'on est convaincu de l'intérêt de nos outre-mer pour la France, on peut décliner une politique et une organisation administrative, telles que vous les avez décrites.
Comme vous l'avez souligné à propos des préfets maritimes, il y a trois bassins distincts et sans doute faudra-t-il prévoir un traitement particulier pour chacun d'eux. Le bassin Pacifique présente par exemple des spécificités et certains de ses territoires (la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française) jouissent déjà d'une certaine autonomie. L'État y a conservé des compétences régaliennes et mobilise des moyens pour celles-ci, tout en reconnaissant une autonomie de décision aux élus locaux. J'attendrai avec grand intérêt le rapport qui servira de base à la suite de nos travaux.
M. Saïd Omar Oili. - Nous avons eu l'occasion, madame la ministre, de travailler ensemble, ce que j'ai grandement apprécié, lorsque j'étais à la tête du département. Je voudrais vous remercier pour ce que vous avez fait pour Mayotte, en particulier à travers le contrat de plan État-Mayotte 2000-2006, que vous avez mis en place. Depuis lors, rien n'a été fait. Le chemin était pourtant bien balisé. Nous avons l'impression, depuis lors, de régresser.
Aujourd'hui, 60 % de la population de Mayotte a moins de vingt ans. On a construit beaucoup de collèges et de lycées mais aujourd'hui, des audiences ne peuvent se tenir au tribunal, à Mayotte, faute d'interprètes. Est-ce l'éducation qui a failli ?
Après vingt-deux ans de mandat local, j'ai vu les choses évoluer. Nous n'avons jamais connu le niveau de violence qui existe actuellement. Malgré l'augmentation significative des effectifs de police et de gendarmerie, l'impression demeure que plus on augmente ces effectifs, plus la violence augmente. Je souscris, madame, à l'ensemble de vos propos. Quel regard portez-vous sur ce qu'il se passe à Mayotte aujourd'hui ? Pour la première fois de l'histoire de ce territoire, le départ du représentant de l'État sur place a été demandé publiquement, notamment par une parlementaire. Comme vous le savez, Mayotte est fortement attachée à la France. Depuis 1841, on a toujours demandé plus d'État et plus de France. Aujourd'hui, une parlementaire demande le départ du préfet, ce qui crée évidemment un malaise.
Mme Brigitte Girardin. - Merci beaucoup pour vos questions. Je commencerai par répondre à la question que vous posez, monsieur le sénateur, quant à la nécessité de la présence, dans chaque ministère, de spécialistes de l'outre-mer, par comparaison avec un ministère de plein exercice.
J'ai vécu une expérience qui permettait d'être efficace sur tous les sujets. Je vais en donner quelques exemples précis. À l'époque que j'ai connue, tout le budget consacré à l'outre-mer n'était pas contenu dans le budget du ministère de l'outre-mer, même si celui-ci englobait de nombreux aspects, dont le logement et les dépenses sociales. Lorsque le ministère de l'Intérieur de l'époque présentait des lois de sécurité intérieure, les fameuses lois d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPSI), un chapitre était toujours consacré, à la fin du texte, à l'outre-mer. Les administrations de mon ministère se concertaient avec celles du ministère de l'Intérieur et rédigeaient un chapitre spécifique sur l'outre-mer, avec des moyens en policiers et en gendarmes. Que se passait-il au Parlement ? Le ministère de l'Intérieur défendait son projet et lorsque le chapitre sur l'outre-mer venait en débat, c'est moi qui défendais cette partie de la loi, à l'Assemblée nationale comme au Sénat.
Lorsqu'on a révisé la Constitution en 2003 et réécrit les articles 73 et 74, le Garde des Sceaux (qui est compétent en matière de révision constitutionnelle) a fait une présentation générale de la révision constitutionnelle. En tant que ministère de l'outre-mer, j'ai défendu cette révision au Parlement sur le titre XII. C'est ainsi que les choses peuvent fonctionner efficacement. Je crois que nous pouvons en faire le bilan aujourd'hui. Des fonctionnaires souhaitent-ils s'occuper de dossiers spécifiques à l'outre-mer dans un ministère qui lui serait dédié ? Quelle attractivité aurait un tel dispositif, s'il n'existe pas une administration suffisamment puissante ? Je ne suis pas naïve : dès lors que ces administrations ont été supprimées, on ne va pas les recréer. Il faut néanmoins déterminer comment regrouper l'outre-mer et la mer. Je rappelle que 97 % de notre domaine maritime se trouvent outre-mer. Il existe de grandes directions (pêches, transports maritimes...). Si l'on reconstitue une entité qui a une cohérence, nous parviendrons, à mon avis, à retrouver des fonctionnaires attirés par ce type de mission. Il sera alors possible d'injecter des chapitres sur l'outre-mer dans les différentes lois susceptibles d'être discutées. Nous ferons alors l'exercice en amont et non en aval : ce n'est pas après l'adoption de la loi qu'il faut constater la possibilité ou non de l'appliquer en outre-mer. Aujourd'hui, on rédige un article pour déterminer dans quelle mesure les dispositions prises s'appliquent à la Polynésie française et aux collectivités relevant de l'article 74. Ce n'est pas ainsi que l'on peut travailler. Nicolas Sarkozy, alors ministère de l'Intérieur, m'a laissée défendre, dans les lois de sécurité intérieure, le chapitre sur l'outre-mer qui avait fait l'objet d'une sorte de co-écriture par les services de l'Intérieur et de l'outre-mer afin d'aboutir à un dispositif adapté à nos collectivités.
La question de l'affectation des originaires dans leur territoire d'origine relève à mon avis d'une gestion intelligente. Il ne sert à rien d'écrire des textes et règlements en la matière. Par principe, tous les fonctionnaires ont vocation à servir partout. Ensuite, il n'est pas interdit d'essayer d'être intelligent en affectant « les bonnes personnes aux bons endroits », tout en gardant à l'esprit la nécessité de veiller aux éventuels conflits d'intérêts et à ne pas faire de la ségrégation. Il suffit d'un « dosage » intelligent pour donner la possibilité de servir, au cours d'une carrière, en outre-mer comme en métropole, sans être cantonné en outre-mer ni sur le territoire métropolitain. Une gestion fluide et raisonnée peut offrir une réponse adéquate en tenant compte de toutes les particularités régionales - ce qui vaut aussi pour la Bretagne et la Corse.
Il existe effectivement trois bassins importants. Je propose (tel était le sens du rapport de la Cour des Comptes) de créer trois préfets maritimes dans ces trois bassins. À Mayotte, si un préfet maritime était chargé de l'océan Indien, il aurait beaucoup de travail et aurait la faculté de contrôler une zone qui ne me paraît pas si immense que cela. Il ne serait pas totalement irréaliste de faire naviguer quelques navires de la Marine nationale entre Anjouan et Mayotte et je pense que cela permettrait de résoudre un grand nombre de problèmes.
J'ai commencé mon intervention en soulignant combien j'étais choquée d'entendre ce que j'ai entendu durant la crise du Covid. J'ai travaillé de longues années en outre-mer et je n'y avais jamais entendu « la France, dégage ! ». Cette adresse révèle la profondeur du malaise. Je trouve cela très grave. Si l'on continue ainsi, je serai très pessimiste pour l'avenir : il n'y aura même pas à attendre que des indépendantistes demandent l'indépendance. Celle-ci arrivera tout naturellement, car plus personne ne défendra l'affectation de crédits à ces collectivités. Tout dépend de la vision politique qu'on en a. Si l'on considère qu'il y va de la dimension internationale de la France, il faut en tirer toutes les conséquences et renforcer tout ce qui relève des missions régaliennes.
Quant aux domaines extérieurs au régalien, ce qui s'est passé sur le Covid me paraît symptomatique. On a voulu imposer, en matière de santé et de vaccination, des dispositions à des populations qui n'étaient pas prêtes à entendre ce discours. Donnons les moyens financiers pour gérer une politique de santé localement. L'autonomie n'a rien d'extraordinaire : c'est la prise en compte de particularités locales. Laissons ceux qui connaissent le mieux le terrain définir eux-mêmes la politique à mettre en place. Cela ne veut pas dire que l'on s'en désintéresse. Il faut accompagner les collectivités financièrement. En Polynésie française, qui est autonome en matière de santé, l'État a pris les vaccins à sa charge et vous n'avez pas entendu, en Polynésie française, de problèmes lors de la crise du Covid. Ce que vous me dites à propos de Mayotte est effectivement très préoccupant et un sursaut est urgent. Si nous allons jusqu'à fermer une préfecture, c'est grave.
l Mme Micheline Jacques, président. - Je voudrais revenir sur la question des compétences des fonctionnaires au sein des ministères. Je me suis rendue à Strasbourg, à l'Institut national des Études territoriales (INET), et j'ai été frappée de voir que seuls cinq ultramarins faisaient partie de la promotion en cours, dont quatre ingénieurs. Peut-être que les ingénieurs ultramarins intégrés dans les administrations ne sont pas suffisamment nombreux.
Ma collaboratrice Murielle Jalton avait relevé, lors de son parcours à Sciences Po, que le cursus dédié à l'outre-mer était considérablement limité. Elle a travaillé à un projet de chaire outre-mer qui a été portée par Michel Magras dans la loi de 2017. Cette chaire a été inaugurée le 8 juillet 2021. Le but de cette chaire était notamment de permettre aux fonctionnaires des différents ministères de suivre une formation approfondie afin de mieux appréhender les réalités et spécificités des territoires d'outre-mer. Malheureusement, cette chaire n'a pas évolué comme prévu et a été un peu dévoyée. Considérez-vous qu'il faille rendre obligatoire une telle formation afin que tous les étudiants puissent suivre un cursus comportant une partie obligatoire sur l'outre-mer, avec peut-être un stage à effectuer dans ces territoires, afin de mieux appréhender leurs réalités et leurs spécificités ?
Mme Brigitte Girardin. - Je ne peux être que favorable à ce type d'initiative, pourvu qu'il existe des débouchés. Il faut que cela conduise à des fonctions valorisantes. Tel est bien le problème. Je suis tout à fait favorable à ce que l'on instaure ce type de cursus obligatoire. Lorsque mes enfants étaient à l'école primaire et qu'un cours de géographie portait sur la France ultramarine, j'étais effondrée en constatant que la moitié des collectivités était passée sous silence. Il y a aussi cet effort à produire, en métropole, pour faire connaître ces territoires. Ceux-ci sont, dans une large mesure, passés sous silence dans notre enseignement. C'est une politique globale à conduire. Si l'on veut que ces collectivités soient bien traitées, on doit avoir la conviction qu'elles sont utiles à la France et que, sans elles, la France ne serait pas la France.
M. Thani Mohamed Soilihi. - Ce dernier point me paraît important. Combien de fois, sur les réseaux sociaux, lorsque des crises surviennent, n'entend-on pas des propos selon lesquels ces territoires n'ont qu'à prendre leur indépendance et leurs habitants ne sont pas des Français ? Cela fait mal, lorsque l'on sait avec quel acharnement les Mahorais, avant Nice et la Savoie, se sont, pour des raisons de liberté, attachés à la France. Ce type de réflexion témoigne aussi d'une grande méconnaissance de ce que sont les outre-mer. Comment défendre ces outre-mer si on ne les fait pas mieux connaître ? Je vais donc pleinement dans votre sens.
Mme Brigitte Girardin. - Tout le monde doit faire des efforts, y compris les médias. Lors du récent cyclone à La Réunion, j'ai entendu des commentaires considérant que tout cela résultait du réchauffement climatique, comme les inondations dans le Pas-de-Calais. Cela traduit la méconnaissance totale du fait que des cyclones ont toujours frappé l'outre-mer. Cela fait partie des handicaps structurels de ces collectivités, avec ou sans réchauffement climatique. J'ai aussi entendu ce type de rapprochement lors de conférences de presse.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Je crois qu'il est très important que nos compatriotes d'outre-mer, qui ne sont ni plus ni moins Français que ceux de l'Hexagone, entendent que l'attachement de la France aux outre-mer n'est pas principalement dicté par des considérations stratégiques mais par le fait irréfutable que nous sommes tous Français. Cela me paraît essentiel. Si l'outre-mer français repose sur un intérêt stratégique de la métropole, cela veut dire que, si cet intérêt n'existait plus, nous n'aurions aucun mal à répondre à ces slogans en considérant que le jour serait peut-être venu de nous en séparer. Le meilleur moyen d'écarter radicalement cette perspective est de rappeler que nous sommes tous Français.
l Mme Micheline Jacques, président. - Madame la ministre, je conclurai cette audition en soulignant que vous avez mis notamment en exergue deux axes que vous jugez importants pour mieux appréhender les problématiques de l'outre-mer. Le premier passe par l'existence d'un ministère de plein exercice doté de deux grandes directions. Ce ministère serait une administration solide, dotée de fonctionnaires compétents, directement rattachée au président de la République.
Le deuxième axe, plus institutionnel, vise à donner davantage de souplesse aux collectivités pour favoriser leur développement en tenant compte des caractéristiques et contraintes de leur propre territoire. J'adhère pleinement à cette proposition. C'était aussi le cheval de bataille de mon prédécesseur Michel Magras. Je vous remercie vivement pour les éclairages que vous nous avez apportés à la lueur de votre expérience, en vous appuyant sur des exemples concrets. Il entre aussi dans le rôle de la délégation de mieux faire connaître, à travers ses travaux, les réalités des territoires ultramarins. Je signale que tous nos collègues ultramarins seront invités prochainement à présenter leur territoire à tous les sénateurs, dans le cadre d'une réunion d'information que la délégation organisera prochainement.
Jeudi 8 février 2024
- Présidence de Mme Micheline Jacques -
Étude sur l'adaptation des moyens d'action de l'État dans les outre-mer - Audition de Maître Patrick Lingibé, membre du Conseil national des barreaux, ancien vice-président et président de la délégation outre-mer de la Conférence des bâtonniers de France
Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous allons nous pencher ce matin sur le volet justice dans les outre-mer en auditionnant Maître Patrick Lingibé, membre du Conseil national des barreaux, ancien vice-président et président de la délégation outre-mer de la Conférence des bâtonniers de France.
Nous vous remercions maître d'avoir accepté de répondre à nos questions en présentiel, à l'occasion de votre passage à Paris.
Nos rapporteurs Philippe Bas et Victorin Lurel ont en effet beaucoup d'interrogations sur le fonctionnement de « l'équipe France » dans nos territoires, pour reprendre une expression du général Lionel Lavergne, commandant de la gendarmerie d'outre-mer que nous avons entendu le 25 janvier dernier. Ce fut de l'avis de tous une audition très riche et qui a amené à creuser davantage ce volet essentiel des fonctions de l'État.
Vous n'avez pas hésité en 2023 à affirmer que si la justice est en grande difficulté dans l'Hexagone, « elle est parfois dans un état de coma avancé outre-mer », en pointant une profonde crise de confiance sociétale envers celle-ci. Selon vous, les services judiciaires sont, en raison de leur mission régalienne, particulièrement exposés aux tensions sociales et à l'insécurité chronique qui traversent certains territoires ultramarins.
Dans une série d'articles que nous avons mis sur Demeter pour les membres de la délégation, vous affirmez aussi que la problématique carcérale ultramarine ne résulte pas tant dans son taux de suroccupation que « dans les conditions de détention qui sont particulièrement indignes et inhumaines ».
Vous y abordez aussi la question de l'attractivité des postes dans certains départements d'outre-mer. Si les avantages financiers octroyés aux magistrats et fonctionnaires peuvent parfois y participer, ils ne sont pas suffisants. Les difficultés de logement notamment rencontrées par les nouveaux arrivants sont identifiées comme un frein aux candidatures.
Par ailleurs, comment fonctionne l'articulation police-justice qui nous paraît essentielle, et surtout comment l'améliorer ?
Voici quelques sujets sur lesquels nous souhaiterions vous entendre.
Après votre exposé liminaire, nos rapporteurs Philippe Bas et Victorin Lurel vous interrogeront sur des aspects plus précis puis nos autres collègues poseront leurs questions à leur tour s'ils le souhaitent.
Vous avez la parole, cher Maître.
M. Patrick Lingibé, membre du Conseil national des barreaux, ancien vice-président et président de la délégation outre-mer de la Conférence des bâtonniers de France. - Merci, Madame la Présidente. Il est vrai que les questions de justice ne me sont pas étrangères. Je pense que l'outre-mer représente un défi pour la République, parce qu'il appelle une réponse plurielle. L'outre-mer est composé de 12 territoires, avec 12 statuts différents, 12 problématiques différentes, qui renvoient à des interrogations et des réponses différentes. Je suis avant tout un pragmatique. Ma boussole reste le bénéficiaire final de toute réflexion et de toute réponse apportée, le citoyen de chacun de ces territoires. Le citoyen ne se préoccupe pas de qui fait quoi, il attend une réponse à sa problématique.
Il ne faut pas faire preuve de langue de bois sur l'outre-mer. Trop souvent, on n'a pas voulu mettre les mots sur les problématiques pour éviter de froisser. L'outre-mer est d'abord caractérisé par une très large pauvreté et ce marqueur joue sur la perception des collectivités territoriales et de l'État pour chaque population ultramarine. Le 26 septembre 2017, une étude menée par la Commission nationale consultative des droits de l'homme évoquait un taux de pauvreté de 13,20 % pour l'Hexagone et de 84,5 % pour Mayotte. Ce n'est qu'en 2020 que l'Insee a établi un taux de pauvreté en référence avec le taux hexagonal.
Auparavant, il était recontextualisé. Ainsi, le taux de pauvreté de Mayotte de 84,5 % était recontextualisé à 32,4 %, celui de Guyane passait de 61,2 % à 30,2 %, celui de La Réunion passait de 51,2 % à 16 %, celui de Guadeloupe passait de 49,1 % à 20,10 % et celui de Martinique, à 48,6 %, était recontextualisé à 20,6 %. Avant 2020, vous aviez un miroir indicatif déformé. Le taux de pauvreté recontextualisé était artificiel. Le taux de 32,4 % ne reflète absolument pas la pauvreté mahoraise.
À cette pauvreté s'ajoute un autre marqueur, le coût de la vie. En outre-mer, on est plus pauvre et la vie est plus chère. La dernière étude de l'Insee fait apparaître, en outre-mer, des atteintes aux droits fondamentaux, notamment les droits primaires : les habitants éprouvent des difficultés pour se nourrir. La préoccupation première des populations concerne leurs besoins primaires : comment peut-on bien vivre alors que la vie est plus chère et que les gens sont plus pauvres ?
Avec cette pauvreté et ce coût de la vie plus cher en arrière-plan, la justice fait face à une défiance. Du 12 au 28 mai 2021, le cabinet Odoxa a été mandaté par le Conseil national des barreaux pour réaliser une évaluation de la conception de la justice par les justiciables. Ce paramètre qui était jusqu'à présent limité à l'Hexagone a été mesuré en outre-mer. Nous disposons ainsi d'une image de la population ultramarine, territoire par territoire, et de sa conception de la justice. Il ressort de cette étude que 70 % des Français ont le sentiment que la liberté et les droits fondamentaux ont tendance à reculer. Ce sentiment est encore plus accentué en outre-mer où il atteint 84 %. Plus d'un Français sur trois affirme que là où il habite il est difficile d'accéder aux tribunaux (35 %), et il est difficile de faire valoir ses droits (37 %). 58 % des ultramarins affirment qu'il est difficile de faire valoir leurs droits.
Devant votre délégation, le 21 novembre 2019, l'ancien Défenseur des droits Jacques Toubon déclarait : « on a le sentiment qu'à beaucoup d'égards les habitants des départements et territoires d'outre-mer n'ont pas le même accès au droit ; ils ont un accès au droit inférieur à celui qui existe en métropole ». Cette constatation a été appuyée par les travaux que j'ai menés, montrant un accès difficile aux droits.
Il existe un Conseil national de l'aide juridique qui conseille le gouvernement sur la politique d'accès au droit. Il est notamment consulté sur les projets de loi et de décret sur l'aide juridictionnelle. Pour la première fois, ce Conseil national a nommé un membre ultramarin en ma personne. Conscient de ces problèmes, j'ai obtenu à l'unanimité la création d'un groupe de l'accès au droit en outre-mer pour régler les problématiques, territoire par territoire, que je préside et qui auditionnera chacun des acteurs.
À l'instar de Mayotte, l'outre-mer connaît des crises sociétales cycliques majeures qui mettent en exergue des défaillances dans l'exercice des compétences régaliennes (immigration, police, justice). L'institution judiciaire est par essence régalienne. Si elle échouait dans les territoires d'outre-mer, je pense que la République tomberait.
Un rapport sur les États généraux de la justice a été établi par un comité présidé par Jean-Marc Sauvé. Sur ses 250 pages, 2 pages et demie sont réservées à l'outre-mer, sans solution. Les diagnostics sont particulièrement inquiétants. Si la justice est mal en point dans l'Hexagone, elle est sous l'eau en outre-mer. J'avais conscience que l'outre-mer ne serait pas traité dans les débats. Lors du lancement des États généraux à Poitiers, je n'ai pas manqué d'interpeller le Président de la République. Il m'a écrit, affirmant qu'il donnerait des instructions au Garde des Sceaux. Cette interpellation n'a pas eu de suite. Le rapport se limite donc aux questionnements alors que l'outre-mer a besoin de signaux importants incarnant la République.
La confiance ne se décrète pas ; elle s'acquiert. Nous voyons très bien que les populations n'ont pas confiance dans la justice, considérant que cette justice est partiale. Selon moi, le droit n'a de pertinence et de performance que s'il répond effectivement aux problématiques sociétales et s'il inspire confiance au corps sociétal. À défaut, la République échoue collectivement. Je suis un partisan farouche de la défense du droit. Le droit est un système ordonné qui doit inspirer confiance. Or il existe aujourd'hui une tension entre un outil juridique et la réponse qu'il amène, qui n'est pas appropriée.
L'illisibilité de l'outre-mer à laquelle nous avons abouti au sein du concert gouvernemental est également inquiétante. Lors de mes déplacements, j'ai l'occasion d'échanger avec de nombreuses personnes. Il existe un ministère des Outre-mer dont l'une des fonctions consiste à coordonner l'action gouvernementale en outre-mer en assurant sa cohérence et sa lisibilité. Or force est de constater que cette lisibilité a disparu. Le ministère des Outre-mer n'est plus un ministère de plein exercice. Il est placé sous la tutelle d'un autre ministère. Surtout, le ministère de l'Intérieur est caractérisé par l'ordre public. Placer l'outre-mer sous le prisme de l'ordre public n'est pas la réponse appropriée. Nous ne pouvons pas limiter l'outre-mer à cet aspect. Ainsi, un mauvais message est tacitement renvoyé aux populations d'outre-mer.
J'ai beaucoup commenté les décisions rendues par les juridictions administratives, en particulier le Conseil d'État, pendant la crise sanitaire. La crise du Covid a généré au sein des populations ultramarines des interrogations sur leur place au sein de la République.
Dans tous les territoires ultramarins, toutes les personnes qui se déplaçaient étaient soumises à des motifs impérieux. Dans le même temps, le Conseil d'État rendait un arrêt en référé suspendant l'obligation pour les Français à l'étranger de démontrer un motif impérieux, au motif qu'un Français ne pouvait se voir imposer un justificatif pour revenir dans son pays. Cette situation a créé une confusion, avec l'idée que les ultramarins n'étaient pas traités de la même façon que les Français de l'Hexagone.
Dans l'article que j'ai publié à la suite du rapport Sauvé, j'avais formulé 18 propositions. L'une d'elles portait sur l'affectation des magistrats et des greffiers. Certains territoires sont plus difficiles que d'autres, en particulier Mayotte et la Guyane. Je pense qu'il existe une problématique de fond. La Chancellerie ne comprend pas de direction de l'outre-mer. L'approche de l'outre-mer devrait se singulariser compte tenu des problématiques auxquelles elle renvoie. Or l'affectation est traitée de la même manière en outre-mer ou dans une province. Un stage de sensibilisation est bien prévu à l'École nationale de la magistrature. Cependant, le magistrat qui arrive en outre-mer est confronté à une culture différente, à des problématiques différentes. Même si l'accompagnement s'est amélioré, aucune réflexion n'est portée sur chaque territoire.
Mayotte a changé de statut. Ce changement s'est accompagné de la suppression des juridictions d'appel. Le justiciable mahorais doit donc se rendre à Saint-Denis-de-La-Réunion pour un contentieux. Nous avons réduit les droits des justiciables mahorais dans une optique de réorganisation administrative. De même, la Guyane est confrontée à un problème de trafic de stupéfiants. Or le traitement des problèmes de stupéfiants est traité à 1 800 kilomètres, en Martinique, où est implantée la juridiction interrégionale spécialisée. Quand vous rencontrez des problèmes amazoniens, sud-américains, vous ne pouvez pas adopter un prisme déconnecté de la réalité. J'avais proposé d'adapter le droit aux réalités.
Il faut s'intéresser au bénéficiaire final, le citoyen. Nous devons apporter des solutions simples à des problèmes quotidiens qui génèrent de la défiance. Je proposais donc de créer des juridictions calibrées. Je pense que sur l'outre-mer, le principe d'égalité est souvent confondu avec le principe d'uniformité. Vous ne pouvez pas appliquer un principe d'égalité sur des territoires qui ne sont pas uniformes. Si vous le faites, vous courez à l'échec. La règle de droit est une réponse au corps sociétal auquel elle s'applique.
J'ai eu l'occasion d'être auditionné à l'Assemblée nationale sur la question statutaire et j'ai écrit sur le sujet. Il existe aujourd'hui une dichotomie du principe d'identité législative et de spécialité législative. Pour moi, cette dichotomie relève plus de l'artifice juridique. Chaque bassin des départements et régions d'outre-mer est radicalement différent de l'Hexagone. Notre norme est sans cesse confrontée à une réalité impulsée par un environnement qui n'a pas les mêmes référents juridiques. Je suis favorable à une fusion des articles 73 et 74 de la Constitution avec la consécration d'un principe de droit différencié et des lois organiques pour chaque territoire.
Je pense en effet qu'il est plus sûr juridiquement de mettre en place des outils dérogatoires en matière régalienne par des lois organiques. Je prends l'exemple de la Guyane. Aujourd'hui, quels sont les instruments qui permettent d'assurer la souveraineté ? En Guyane, les enjeux dépassent ceux d'un département, mettant l'État au défi. Il faut donc des outils pour s'y adapter. Or dans le droit commun, il est très difficile de faire des dérogations très poussées, que ce soit en matière d'immigration, de nationalité, de trafic de stupéfiants, etc. Il faut sortir des schémas traditionnels pour répondre aux problématiques du justiciable.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci, Maître. Je vais laisser la parole à nos rapporteurs.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Merci de votre exposé. Nous en sommes au début de nos réflexions. Celles-ci s'inscrivent dans une perspective qui est encore un peu intuitive pour l'instant. Il est un fait que nous rencontrons, dans une partie au moins de nos collectivités ultramarines, des problèmes de sécurité pour leurs habitants, qui dépassent en proportion tout ce que nous pouvons connaître dans l'Hexagone. Face à cela, il existe sans doute la tentation de mettre en oeuvre un dispositif répressif que l'avocat que vous êtes ne peut que voir venir avec une part de méfiance.
En ce début de réflexion, nous nous demandons si l'application pure et simple de notre code de procédure pénale en outre-mer, même si vous relevez qu'il existe déjà des adaptations, répond à l'attente des sociétés ultramarines. Vous êtes à Cayenne. Vous connaissez donc particulièrement bien la situation de la Guyane. Il est certain qu'il règne une vive inquiétude parmi les habitants de Guyane sur la dégradation très forte de la situation sécuritaire.
Nous souhaiterions que vous puissiez nous expliquer, à la lumière de votre expérience, en quoi l'application du code de procédure pénale, même avec un certain nombre d'aménagements existants, ne remplit pas le contrat de sécurité que nous voudrions avoir avec nos compatriotes ultramarins. Que faudrait-il faire concrètement pour améliorer la lutte contre l'orpaillage, l'insécurité liée à une immigration venant d'Haïti, du Suriname ou du Brésil et rassurer nos compatriotes ? Je vous interroge sur la Guyane, mais nous savons que vous avez étendu votre champ de réflexion à tout l'outre-mer et nous serions intéressés par votre analyse d'ensemble.
M. Patrick Lingibé. - Votre question renvoie à mon sens à une autre. La Guyane, comme Mayotte, pose un problème de fond qui dépasse le cadre judiciaire. Il s'agit d'un problème de souveraineté. L'orpaillage illégal est souvent le fait d'un groupe d'individus. Judiciairement, nous sommes aujourd'hui incapables d'apporter une réponse. Il faudrait juger des personnes au-delà de nos capacités judiciaires et les mettre en détention dans nos établissements qui n'y suffiraient pas. Nous aurons beau modifier le code de procédure pénale, nous serons toujours limités matériellement. La juridiction ne pourra pas juger autant de personnes et la réponse pénale sera inadaptée, car jamais aucun établissement pénitentiaire ne pourra absorber autant de condamnations.
Selon moi, la réponse ne peut être que de l'ordre de la coopération interrégionale, avec une position française ferme, que ce soit à Mayotte ou dans l'environnement sud-américain. La Guyane est entourée de deux pays, dont l'un est considéré comme un pays narcotrafiquant. Cette problématique géostratégique dépasse la seule réponse judiciaire. Elle exige une réponse politique internationale.
Je pense qu'il faut effectivement adapter le code de procédure pénale pour doter les acteurs de l'État (procureur de la République, préfet) de moyens supplémentaires et d'outils juridiques. Cependant, ces réponses ne seront que marginales. Nous devons traiter le problème à la dimension sud-américaine. Il en est de même à Mayotte. Nous n'avons pas de réponse en droit interne. Nous pouvons durcir le code de procédure pénale, mais il serait faux de penser que cette évolution résoudra tout. Au contraire, nous enverrons un message au citoyen sans lui apporter de réelle réponse.
M. Philippe Bas, rapporteur. - J'apprécie la franchise et le réalisme de votre réponse qui n'est pas totalement fermée sur le sujet des moyens juridiques de la répression ou de l'adaptation de l'appareil carcéral, mais qui souligne à quel point le sujet constitue un sujet de souveraineté. Pourriez-vous traduire ce que signifierait pour vous une action de souveraineté qui permettrait d'agir face à un État narcotrafiquant, dont les moyens d'action sont assez différents des nôtres ? Envisagez-vous une action diplomatique, militaire ? S'agirait-il de rendre étanches les frontières que constituent le Maroni et l'Oyapock ? Est-ce réaliste ? Je suis prêt à entendre qu'il n'est pas réaliste de vouloir apporter une réponse par des moyens juridiques, mais est-il vraiment réaliste d'espérer une réponse de souveraineté ?
M. Patrick Lingibé. - Je parlais de souveraineté, car lorsque votre système juridique est mis en échec, ce qui est clairement le cas aujourd'hui, vous êtes confrontés à un problème de souveraineté. Dans une telle situation, nous pouvons effectivement nous demander si la France est réellement souveraine dans ses territoires. Je considère que la priorité réside dans l'action diplomatique. La souveraineté est une question de rapport d'État à État, y compris sur le plan de la surveillance des frontières. Pour rendre ces frontières étanches, il faudrait sortir du droit ordinaire pour faire appel à des moyens de souveraineté, c'est-à-dire l'armée.
Néanmoins, il faut rester réaliste. Cette solution pourra être valable un temps. Pour autant, vous ne pourrez pas maintenir l'étanchéité des frontières toute l'année. L'environnement applique des normes différentes et poursuit des objectifs différents de la France. Je mise plutôt sur l'action diplomatique. Elle peut s'accompagner de signaux de souveraineté, notamment la présence française aux frontières, mais celle-ci ne peut durer éternellement. Nous vivons dans un monde ouvert. Il faudrait aussi que les pays environnants jouent le jeu. Or le Suriname soulève quelques problématiques.
Nous avons prouvé que nous pouvions être efficaces avec des réponses diplomatiques, mais encore faut-il en avoir la volonté. Se fonder uniquement sur des réformes juridiques ne suffira pas. Ces réponses auront des répercussions limitées, car nous faisons face à des problématiques qui dépassent celles d'un département, elles affectent un pays, voire un continent. Le Suriname et le Brésil sont des pays de transit. Nous voyons aujourd'hui que le trafic de stupéfiants se déporte vers les Antilles pour atteindre l'Europe. Nous devons traiter cette problématique géopolitique et diplomatique.
M. Philippe Bas, rapporteur. - En somme, lorsque nous sommes plus efficaces en Guyane, nous exposons davantage les Antilles.
M. Patrick Lingibé. - Nous observons effectivement un phénomène de vases communicants. En Guyane, un dispositif de 100 % de contrôles a été mis en place pour lutter contre le trafic de stupéfiants.
À mon sens, nous glissons vers un dispositif juridiquement problématique. Les personnes sont contrôlées à l'aéroport et peuvent se voir refuser l'embarquement. Cette mesure se concrétise par un arrêté qui pose une interdiction pour 5 ou 10 jours. Dans notre droit, il existe un principe de légalité des délits et des peines. En droit pénal, aucune peine ne peut être appliquée si elle n'est pas prévue expressément par la loi. Le Conseil d'État a indiqué que ce principe s'applique aux mesures administratives. Or en Guyane, ce dispositif ne repose sur aucune disposition textuelle. Le législateur n'a jamais prévu des peines de 5 à 10 jours lors de l'embarquement. Aucune autorité administrative, quelle qu'elle soit, ne peut créer des sanctions. J'ai indiqué dans un article qu'il fallait doter le préfet de moyens permettant de lutter efficacement. Il fallait asseoir cette mesure sur des bases juridiques incontestables. Or ce n'est pas le cas aujourd'hui. Je ne suis pas sûr que, si le Conseil d'État avait à se prononcer, il considérerait que nous n'avons pas affaire à des sanctions administratives.
En outre-mer, nous observons en permanence une tension entre la règle de droit et son application sur le terrain. Nous nous rendons compte qu'il faut des réponses et nous passons donc à des systèmes adaptés. En Guyane, nous avons transféré à la police administrative une mission relevant plutôt du judiciaire, car le juge judiciaire n'a pas la capacité. Le procureur de la République actuel avait pris la décision de ne pas poursuivre en deçà de 1,5 kilogramme de drogue. Cette décision a été critiquée. Il s'agissait d'une question de priorité. S'il consacrait tous les moyens à la lutte contre les stupéfiants, il ne pourrait pas traiter tous les autres problèmes. In fine, la police administrative, qui est une police de prévention, quand la police judiciaire vise à sanctionner, s'est vu transférer un problème qui devait relever du juge judiciaire, et ce « système D » est incompréhensible, car il ne repose sur aucune disposition expresse.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Je suis perplexe en vous écoutant. Il n'y a pas grand-chose à espérer de réformes paramétriques. Nous le faisons déjà, parfois un peu à la limite du respect des libertés publiques. Quelques pouvoirs supplémentaires sont donnés au préfet qui, sur la base de l'article 78-1 du code de procédure pénale, peut arrêter et même expulser sans même avoir saisi le tribunal administratif. Nous avons vu des drames en Guadeloupe, avec des crashs d'avion transportant des personnes en situation irrégulière. Le préfet peut placer des personnes en détention, expulser, prononcer des obligations de quitter le territoire français (OQTF) avec plus de facilités. Or vous indiquez que ces pouvoirs ne vont pas régler le problème.
Au Parlement, nous restons assez discrets sur ces pouvoirs exorbitants octroyés aux préfets. Sur le droit du sol, nous avons compris, compte tenu de la pression migratoire. Nous avons donné des pouvoirs supplémentaires de contrôle permanent à la police et la gendarmerie, même si nous les avons limités à quelques routes nationales, du moins en Guadeloupe. Ces pouvoirs sont nécessaires.
Vous avez raison, pour nous adapter, nous avons créé ces exceptions. Vous citez les citoyens défenseurs à Wallis-et-Futuna. En l'absence d'avocat sur place, toute personne agréée peut exercer en tant qu'avocat, même en matière de crime. En Guyane, nous avons également donné des pouvoirs aux agents de police judiciaire pour détruire les instruments saisis sans jugement préalable. Néanmoins, toutes ces mesures restent paramétriques et ne font pas avancer les causes d'une justice plus efficace, dotée de meilleurs moyens.
Vous formulez 18 propositions. Dans l'une d'elles, vous proposez d'intégrer dans la réforme constitutionnelle à venir pour la Nouvelle-Calédonie « la création de dispositifs protégeant l'originalité de chaque territoire et la pluralité identitaire qui en résulte au sein de la République ». Comment voyez-vous cette pluralité identitaire ? Intégrez-vous les langues, la culture ? Vous évoquez également « des mesures juridiques d'adaptation fortes pour répondre aux réalités et problématiques sociétales liées aux bassins de vie ». Que proposeriez-vous concrètement dans ces deux propositions ?
M. Patrick Lingibé. - Ces modifications ne seraient pas portées dans la Constitution, mais dans la loi organique propre à chaque territoire. L'identité d'un territoire vient d'abord de sa culture. L'article 72-3 alinéa 1er de la Constitution indique que « la République reconnaît au sein du peuple français les populations d'outre-mer dans un idéal commun de liberté, égalité et fraternité ». Nous avons bien conscience que les populations d'outre-mer présentent des particularités linguistiques, culturelles.
Il faut quitter le prisme général de l'outre-mer au profit d'un prisme sérié par territoire. Cette démarche constitue un défi avec 12 territoires différents qui possèdent chacun des particularités. Wallis-et-Futuna et la Polynésie française sont radicalement différents. Il faut tenir compte de la perception de chaque population, y compris vis-à-vis du droit. Le droit n'a de résonnance que s'il inspire la confiance. Les réponses juridiques doivent s'adapter aux attentes des citoyens, tout en restant dans nos principes.
J'ai soulevé la problématique des citoyens défenseurs. À Saint-Pierre-et-Miquelon, il existe des agréés. Sur certains territoires de la République, il n'existe pas d'avocat. À Wallis-et-Futuna, la Chancellerie n'a pas prévu une dotation de frais de transport pour les avocats de Nouméa, alors que l'île dépend de la Cour d'appel de Nouméa. Les citoyens défenseurs ne sont pas agréés pour leurs compétences. Ils ne sont pas des juristes. Or ils peuvent être amenés à intervenir dans des affaires correctionnelles lourdes, voire criminelles, avec des conséquences parfois dramatiques. Je m'étais entretenu avec le bâtonnier de Nouméa pour voir dans quelle mesure nous pouvions résoudre ce problème. Le fait que des personnes ne soient pas défendues par des professionnels formés m'interpelle, surtout en matière pénale. La Chancellerie n'avait pas prévu de dispositif d'accompagnement des avocats. Le déplacement restait donc à la charge du barreau. Le seul territoire où les frais sont prévus est la Polynésie française. Aucun autre territoire ne reçoit de dotation pour les frais de transport des avocats.
J'ai créé, au sein du Conseil national de l'aide juridique, le groupe d'accès au droit justement pour apporter des réponses territoire par territoire après l'audition de chacun des acteurs de terrain. Jusqu'à présent, nous avons défini une politique d'accès au droit en partant du haut. Or une politique d'accès au droit fiable et convaincante ne peut qu'émaner des acteurs de terrain, car la réponse ne peut être la même à Wallis-et-Futuna, en Nouvelle-Calédonie, en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane.
Poussons le raisonnement plus loin. Vous savez que le réseau bancaire pour tout l'outre-mer est considéré comme un réseau étranger. Ainsi, une banque implantée sur le territoire hexagonal n'a pas, pour sa représentation ultramarine, les mêmes taux ni les mêmes modes de gestion qui relèvent de l'international. De même, lorsque vous arrivez dans l'Hexagone, vous rencontrez souvent un problème de téléphone. Tous ces petits signes renvoient l'idée que l'ultramarin est différent.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Vous avez indiqué qu'en Polynésie, le transport de l'avocat est financé. Ce dispositif a-t-il été mis en place par le gouvernement de Polynésie ?
M. Patrick Lingibé. - Non, il a été mis en place par la Chancellerie.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Pourquoi ce « deux poids deux mesures » ?
M. Victorin Lurel, rapporteur. - La Polynésie compte 118 îles.
M. Patrick Lingibé. - Personne n'a pu me l'expliquer. Je suppose qu'elle est liée aussi aux rapports entre Président de la Polynésie et le Président de la République de l'époque.
M. Philippe Bas, rapporteur. - La problématique géographique se pose dans les mêmes termes en Nouvelle-Calédonie.
M. Patrick Lingibé. - Tout à fait. J'ai proposé d'étendre le dispositif en vigueur en Polynésie. En Polynésie et Nouvelle-Calédonie, il existe une particularité pour l'aide juridictionnelle : tout ce qui est pénal relève de l'État alors que tout ce qui est civil relève des gouvernements locaux.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - En matière bancaire, ces particularités peuvent aussi relever de stratégies de gestion interne. Ces mêmes différences existent en matière téléphonique ou postale. Nous n'avons jamais obtenu la continuité postale. En matière statistique ou douanière, nous sommes des territoires d'exportation. Il existe aussi des différences en matière de TVA. Ces modifications sont commandées par l'adaptation. Reste à déterminer leur efficacité.
J'aimerais vous interroger sur l'organisation du ministère de la Justice. Comment voyez-vous le déploiement des moyens du ministère dans nos territoires, l'organisation des directions, l'administration pénitentiaire, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ? Les services sont souvent démunis. En tant que président de région, j'avais décidé de rénover la Cour d'appel. J'ai obtenu un accord du ministère et du service immobilier du ministère de la Justice. Cette rénovation ne s'est jamais réalisée. Les agents travaillaient dans des containers. Nous avons même construit des centres éducatifs fermés pour l'État. La justice relève du pouvoir régalien. Dans ce contexte, quel pourrait être l'apport des collectivités dans le respect des compétences ? Pouvons-nous trouver des coopérations respectant les périmètres et compétences de chacun ?
Mme Micheline Jacques, président. - Nous sommes un peu contraints par le temps. Je propose de passer la parole à nos collègues sénateurs avant de vous laisser répondre. Je vous invite également à nous envoyer une note avec des réponses techniques plus précises et plus complètes après notre audition.
M. Thani Mohamed Soilihi. - Le bâtonnier Lingibé a émis des propositions pragmatiques qui appellent une réflexion approfondie pour trouver des réponses adaptées. J'apprécie vos propos sur les difficultés d'accès au droit. Certains de nos compatriotes ultramarins éprouvent des difficultés monumentales à accéder à un auxiliaire de justice (avocat, notaire, huissier, aide juridictionnelle, etc.). De nombreux territoires sont difficiles d'accès. Je partage aussi le fait que Mayotte n'a pas de cour d'appel de plein exercice malgré plusieurs demandes et un rapport de la Commission des lois du Sénat. Nous ne demandons pas cette instance pour le plaisir. Quand la politique pénale du gouvernement est déclinée au niveau de la cour d'appel et que les chefs de juridiction se trouvent à La Réunion et ne viennent que deux ou trois fois à Mayotte, comment voulez-vous qu'ils conduisent une politique pénale adaptée à la situation de Mayotte ? Je voulais faire miennes vos observations sur le sujet. Je rappelle aussi la vétusté de l'immobilier judiciaire, qui fait partie de vos chevaux de bataille. En outre-mer, les bâtiments vieillissent beaucoup plus vite qu'ailleurs. Nous souffrons tous de ce handicap.
J'aimerais soumettre un sujet à votre sagacité. Je rebondis sur la question de notre collègue Philippe Bas sur la procédure pénale. Vous avez répondu par des considérations de souveraineté et de coopération. J'étends ma réflexion à la problématique migratoire et la lutte contre l'immigration clandestine. À Mayotte, en plus de l'immigration habituelle, nous avons reçu des migrants venus de l'Afrique des Grands Lacs qui demandent l'asile politique, ce qui a mis le feu aux poudres. Seulement 5 % d'entre eux ont obtenu l'asile, soit 40 personnes sur 700. Dans un contexte où la moitié de la population est étrangère, 77 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, alors que nous n'avons même pas d'eau pour la population actuelle, nous retrouver avec ces migrants dans la nature, parmi lesquels nous avons retrouvé des criminels recherchés dans leur pays, était très difficile.
Mayotte qui vit déjà dans une situation de misère ne peut pas accueillir en plus toute la misère de l'océan Indien et d'une partie de l'Afrique. J'ai émis l'idée récemment de prendre pour modèle ce qui se met en place entre le Royaume-Uni et le Rwanda. En plus de ces particularités, nous avons un différend avec les Comores. Tous les migrants viennent directement des Comores ou y transitent, et les Comores ne jouent pas le jeu. Ils s'en servent comme « arme migratoire ». Il me semblerait intéressant de traiter avec un pays tiers du continent africain pour que les demandes d'asile pour rejoindre Mayotte s'effectuent à partir de ce pays. Je ne vois pas d'autre solution viable à long terme. Que pensez-vous de ce dispositif qui pourrait être mis en place à Mayotte pour soulager l'île de sa problématique migratoire inouïe et insensée que nous n'arrivons pas à résorber depuis une trentaine d'années ?
Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Maître Lingibé, vous êtes un témoin privilégié des travaux passés sur l'évolution statutaire. Avez-vous l'impression que cette nouvelle organisation a facilité les échanges avec l'Etat ? Pouvez-vous nous dire sur quels points les nouveaux travaux menés actuellement par les élus guyanais doivent s'accentuer pour fluidifier et simplifier ces échanges ?
Mme Annick Petrus. - L'accès au droit est plus que problématique et crée des injustices en outre-mer. Nous le savons tous. J'aimerais évoquer la surpopulation carcérale qui s'élève à 123 % en moyenne dans l'ensemble des territoires ultramarins. La Cour européenne des droits de l'homme a condamné la France pour l'indignité de ses prisons, en particulier à cause de trois établissements situés en outre-mer, le centre pénitentiaire de Baie-Mahault en Guadeloupe, celui de Ducos en Martinique et la prison de Faaa-Nuutania en Polynésie française.
À Saint-Martin, lors du débat sur l'état de la justice dans les outre-mer au Sénat en avril 2023, j'avais interrogé le ministre délégué aux outre-mer de l'époque, Jean-François Carenco, sur la situation du tribunal de proximité de Saint-Martin et j'avais plaidé pour l'autonomie de Saint-Martin par rapport à Basse-Terre, en apportant des arguments. Vous conviendrez avec moi qu'il revient à l'État d'assumer la continuité territoriale et l'égalité devant la justice. Il n'est donc pas normal que les Saint-Martinois et les citoyens de tous les autres territoires ultramarins ne bénéficient pas, comme les Français de l'Hexagone, d'un accès effectif à la justice de leur pays.
Puisque nous savons tous que ce problème existe, et que nous en parlons souvent, quelles mesures sont ou seront prises pour améliorer l'efficacité et l'accessibilité des services judiciaires dans les territoires d'outre-mer, notamment en termes de numérisation des procédures et de déploiement de personnel judiciaire qualifié ? Dans le cadre du Comité interministériel des outre-mer (CIOM), la collectivité territoriale de Saint-Martin avait formulé une demande pour une prison dont les coûts seraient réduits par des espaces mis à disposition avec la partie hollandaise. Avez-vous des informations sur cette demande ?
M. Saïd Omar Oili. - Je souscris à tous ces propos et je voudrais témoigner. Vous indiquez que l'évolution du code de procédure pénale ne va rien résoudre de nos difficultés en outre-mer. Lorsque j'étais président du département, je n'avais plus de majorité. Mon vice-président a démissionné. J'ai cherché par tout moyen à le faire revenir. J'ai appliqué ce qui se fait de mieux chez nous, la réconciliation. À Mayotte, nous sommes musulmans. Nos cadis réglaient beaucoup de difficultés et nous n'avions même pas besoin d'aller au tribunal. Pour devenir un département, nous avons dû supprimer les cadis. Tous les petits conflits que nous pouvions régler entre nous se sont ainsi reportés au tribunal qui se retrouve aujourd'hui noyé par les dossiers et dans l'impossibilité d'apporter des solutions. Quelle est votre perception aujourd'hui, notamment sur l'identité et la culture ? Que pouvons-nous faire ? Avant-hier, les grévistes ont pris la justice pour cible, car ils n'ont plus confiance dans la justice. D'après vous, que faut-il faire à Mayotte ?
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Êtes-vous informé des conditions diplomatiques, juridiques et financières de réadmission des personnes en situation irrégulière, notamment entre la France et les Comores, le Brésil ou la Dominique ?
Mme Micheline Jacques, président. - Dans vos propositions sur la pluralité identitaire au sein de la République, je pensais tout particulièrement au parallèle que nous pouvons faire entre le droit coutumier et le droit national.
M. Patrick Lingibé. - Je vais répondre à la première question du sénateur Lurel. Puisque le rapport des États généraux de la justice se limitait à 2 pages et demie et n'apportait pas de réponse concrète pour l'outre-mer, j'ai proposé des États généraux de la justice en outre-mer. La justice est rendue au nom du peuple français. Le débat ne doit donc pas interroger uniquement les juges. Pour moi, ces États généraux devaient associer tous les acteurs judiciaires, mais également les acteurs politiques, à commencer par les parlementaires, pour voir ce qu'il était possible d'améliorer, territoire par territoire. Ils n'ont pas fait appel à des experts spécialistes des territoires ultramarins malgré la lettre que m'avait envoyée le Président de la République indiquant qu'il demandait au Garde des Sceaux de se rapprocher de moi. Je proposais donc des états généraux en outre-mer pour réfléchir à ce sujet. Il n'existe pas une réponse unique. Il faut des réponses plurielles, adaptées à chaque territoire.
J'avais formulé des propositions sur l'immobilier. Aujourd'hui, il n'existe pas de stratégie ultramarine au niveau du ministère de la Justice. Il est problématique pour la Justice que le ministère des Outre-mer soit un ministère délégué sous l'autorité du ministère de l'Intérieur. Comme nous n'avons pas de prisme ultramarin, les standards appliqués dans l'immobilier sont strictement les mêmes que dans l'Hexagone alors que nous savons très bien que les bâtiments vieillissent plus vite en outre-mer. La notion de bassin de vie n'est pas intégrée. Seul le ministère des Outre-mer intègre cette problématique dans son raisonnement. Or il a très peu de poids sur ces sujets.
Pour moi, il n'existe pas de réponse uniforme en outre-mer. Il faut des réponses disruptives, qui sortent de l'ordinaire pour répondre aux problématiques sociétales, rassurer et dire aux populations ultramarines que la République s'incarne dans leurs territoires. Changer des textes ne suffit pas, il faut agir avec pertinence et redonner confiance aux populations. La République n'est pas simplement un concept ; elle a un contenu concret. Nos bassins de vie nous contextualisent dans un univers qui tend à mettre notre norme sous tension. Il faut trouver des scénarios qui sortent de l'ordinaire. Le problème sud-américain appelle des réponses avec une connotation sud-américaine.
J'ai toujours dit qu'une adaptation statutaire ne réglera qu'une partie des problèmes. Les crises sociales majeures qui sont survenues ont mis en cause les compétences régaliennes. Je suis un ardent partisan de l'autonomie. Néanmoins, celle-ci ne réglera pas les problèmes régaliens qui continueront de relever de l'État. Ces compétences ne pourront jamais être transférées pour des raisons que nous comprenons très bien de libertés publiques et de sécurité. Il serait très dangereux que la liberté puisse changer d'un territoire à l'autre en fonction de conjectures politiques. Je suis un défenseur farouche des libertés. Nous ne devons pas oublier non plus que la France est un État unitaire. Elle n'est ni un État fédéral ni un État régional. Je considère que la proposition du Sénat issue du rapport Magras constitue une proposition de bon sens.
Sur la population carcérale, vous parlez d'accès au droit. J'ai justement fait créer un groupe de travail sur l'accès au droit en outre-mer au sein du Conseil national de l'aide juridique. Je n'ai pas oublié Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Je reçois les retours de chaque bâtonnier d'outre-mer. Je connais la situation de Mayotte. Ce groupe a pour objectif d'apporter une politique d'accès au droit qui soit territorialisée. Pour l'instant, elle est laissée aux mains des conseils départementaux de l'aide juridique. Je considère que cela ne suffit pas. Il faut aller à la rencontre des acteurs. Le droit est un élément concret. Le justiciable attend une réalité. Or pour l'instant, cette réalité n'existe pas. L'accès au droit s'apparente à un parcours du combattant. Le Garde des Sceaux affirmait que nous réglerions le problème de la Justice avec le 100 % numérique. Nous sommes confrontés à une crise du numérique en outre-mer. Nous rencontrons déjà des difficultés à accéder à nos droits fondamentaux. Avec la numérisation, la situation deviendrait impossible.
Chaque collectivité doit amener une réponse adaptée. Je ne suis pas sûr que nous aurions pu faire autrement que le statut départemental à Mayotte. Il doit cependant être reconfiguré. Nous ne pouvons pas greffer un statut à un territoire, indépendamment de l'identité de la population qui l'anime. L'assimilation est une notion bien belle, mais vous ne pouvez pas assimiler les gens jusqu'à les ignorer. Une phrase d'Albert Camus résume toute ma réflexion : « avoir le courage d'être soi-même et d'accepter sa différence et ce que l'on est réellement et pas ce que les autres veulent que l'on soit ». Cette phrase reflète toute la réalité de l'outre-mer au sein de la République.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci, Maître. Nous avons entendu votre constat alarmant d'une pauvreté importante dans les territoires ultramarins, la vie chère, une difficulté d'accès au droit et une perte de confiance dans la justice, des crises sociales majeures qui mettent en exergue des défaillances dans l'exercice des compétences régaliennes de l'Etat et singulièrement l'absence de stratégie pour la justice en outre-mer. Vous proposez d'adapter le droit aux réalités en créant des juridictions calibrées qui répondront concrètement aux réalités des territoires. Nous relevons aussi que vous avez en ce sens créé un groupe d'accès au droit outre-mer au sein du Conseil national de l'aide juridique. Nous vous en remercions.
M. Patrick Lingibé. - Merci, Madame la Présidente. Le groupe d'accès au droit entendra également tous les parlementaires qui le souhaitent.
Jeudi 8 février 2024
Étude sur l'adaptation des moyens d'action de l'État dans les outre-mer - Audition du général Claude Peloux, commandant du service militaire adapté (SMA) auprès de la direction générale des outre-mer
l Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, toujours dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous auditionnons à présent le général Claude Peloux, commandant du service militaire adapté (SMA).
Je rappelle que le SMA, créé en 1961, est un dispositif militaire d'insertion socioprofessionnelle, rattaché à la Direction générale des outre-mer (DGOM), et qu'il s'adresse aux jeunes ultramarins, de 18 à 25 ans, éloignés de la qualification et du marché de l'emploi.
Ce dispositif apporte une réponse ciblée à l'exclusion, au chômage, à la désocialisation et à l'illettrisme qui sévissent particulièrement parmi les jeunes ultramarins. C'est aussi un exemple souvent cité d'adaptation réussie.
Nous sommes donc très heureux de vous accueillir, Général, et impatients de vous entendre sur les facteurs de ce succès.
Après votre exposé liminaire sur les spécificités de ce dispositif et ses excellents résultats, nos rapporteurs Philippe Bas et Victorin Lurel vous interrogeront sur des aspects plus précis puis nos autres collègues poseront leurs questions à leur tour s'ils le souhaitent.
M. Claude Peloux, commandant du service militaire adapté auprès de la direction générale des outre-mer. - Merci, Madame la Présidente. Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je commande le service militaire adapté depuis le 1er août 2021. Avant cette affectation, j'ai servi comme tous les officiers de l'armée de Terre à la fois en unité opérationnelle et en administration centrale, mon coeur de métier étant plutôt le suivi des programmes d'armement. J'ai exercé pendant une dizaine d'années à la section technique de l'armée de Terre et dans des unités particulières comme le commandement des opérations spéciales. J'ai été chef de corps du SMA de la Guadeloupe de 2009 et 2011, ce qui me vaut le plaisir d'être aujourd'hui le général commandant ces formations dans les territoires et départements d'outre-mer.
À l'initiative de Michel Debré, alors Premier ministre, et sur proposition du général Jean Némo, le service militaire adapté a été créé aux Antilles-Guyane en 1961. Il doit alors répondre à trois attentes particulières des politiques : intégrer des jeunes dans la Nation, accompagner le développement et la valorisation des territoires, et répondre aux enjeux démographiques pour un rééquilibrage entre les départements des Antilles où la population s'accroît et celui de la Guyane considéré à l'époque comme sous-peuplé. Le « Plan Némo » s'inscrit dans une logique d'incorporation des jeunes des territoires pour un appel de 24 mois. Il assure donc à ces jeunes appelés antillais et guyanais une formation professionnelle et générale. Le futur service doit également s'insérer dans les territoires par des travaux d'intérêt général tout en s'adaptant aux réalités locales, ce qui fait encore la force du service militaire adapté aujourd'hui.
Le général Némo avait pour objectif de donner une occupation et une formation à une jeunesse désoeuvrée et prête à subir les influences les plus pernicieuses. Depuis sa création en 1961, le SMA n'a cessé de se développer malgré les réticences initiales. Il s'est déployé à La Réunion en 1965, en Nouvelle-Calédonie en 1986, à Mayotte en 1988, puis en Polynésie française en 1989. Un centre de formation du service militaire adapté a été créé à Périgueux pour accueillir sur le territoire hexagonal les jeunes ultramarins en complément de formation. Il s'agit de la seule formation en dehors des territoires et départements d'outre-mer. En 1996, lorsque le président de la République Jacques Chirac a décidé de suspendre le service national, à la demande des élus ultramarins, le service militaire adapté a été maintenu dans les territoires, compte tenu des enjeux particuliers pour la jeunesse et les communautés locales. Le volontariat a été retenu. La transition s'est opérée entre 1997 et 2000, date à laquelle nous n'avons plus accueilli que des volontaires.
Environ 3 000 volontaires étaient accueillis jusqu'en 2009. À cette date, le président de la République Nicolas Sarkozy a souhaité doubler les effectifs du service militaire adapté pour permettre à plus de jeunes de passer dans notre dispositif et s'insérer dans la vie économique des territoires. Cette cible a été atteinte en 2017. Depuis, les effectifs restent proches de 6 000, malgré la crise Covid. Aujourd'hui, nous déployons le plan « Ambition 2030 » qui regroupe les plans SMA 2025 et SMA 2025+ et prévoit notamment la lutte contre le décrochage scolaire et contre les violences faites aux femmes, le renforcement des compétences de base (savoir lire, écrire et pratiquer l'internet en sécurité), ainsi que la possibilité pour tous les volontaires d'être présentés au permis de conduire. Nous savons en effet combien le permis constitue un sésame pour accéder à l'emploi.
S'agissant de l'organisation générale du SMA, le service est placé sous la double tutelle du ministère de l'Intérieur et des outre-mer et du ministère des Armées selon l'arrêté du 21 janvier 2021 portant organisation du SMA. Le commandement du service militaire adapté est rattaché à la Direction générale des outre-mer (DGOM) par application des articles D.3222-191 et suivants du code de la défense. Le commandement du service militaire adapté est ainsi placé pour emploi sous les ordres du ministre chargé des outre-mer. Il est dirigé par un officier général dénommé commandant du service militaire adapté qui donne des directives techniques, fixe les objectifs à atteindre et veille à leur bonne exécution.
Composé de sept formations administratives et d'un centre de formation dans l'Hexagone, le SMA propose une réponse ciblée au chômage, à la désocialisation, à l'illettrisme, et répond au besoin de qualification des jeunes ultramarins de nationalité française, âgés de 18 à 25 ans. Composés de plus de 1 300 cadres des armées, soit 1 % des effectifs de l'armée de Terre, et de quelques personnels civils, d'active et de réserve, les régiments du service militaire adapté (RSMA) proposent trois types de statuts sur la base du volontariat.
Le statut de volontaire technicien est proposé à des jeunes diplômés qui souhaitent valoriser leur expérience professionnelle par une première expérience professionnelle en milieu militaire. Ce contrat d'un an peut être renouvelé jusqu'à 4 fois, ce qui permet d'étoffer le CV du jeune avant qu'il trouve un emploi sur le territoire ou dans l'Hexagone.
Les volontaires stagiaires, essence même du service militaire adapté, viennent suivre une formation professionnelle différenciée en fonction du niveau scolaire, de 6 à 12 mois. Certaines formations sont contrôlées par les préfectures ou un certificat de qualification professionnelle et nécessitent une durée plus longue que d'autres qui ne sont que des remises à niveau visant à ce que le jeune retrouve le geste technique avant de retourner à l'emploi.
Enfin, les volontaires jeunes cadets sont accueillis en étroite collaboration avec les rectorats. Ce statut s'adresse à des jeunes de 16 à 18 ans en décrochage scolaire pour les remettre sur les rails. L'an dernier, 231 jeunes sont passés au sein de ces formations pour suivre le module de retour à l'Éducation nationale. 90 % d'entre eux sont effectivement retournés à l'école et sont passés dans la classe supérieure.
Tous ces statuts participent à l'amélioration des compétences locales en réduisant les inégalités territoriales et en favorisant l'inclusion des jeunes femmes. Nous accueillons en effet environ 30 % de femmes, avec des disparités, entre Mayotte et le Pacifique par exemple, où nous atteignons 42 % de jeunes femmes. Chaque incorporé se voit orienté en fonction de son niveau d'illettrisme, puisqu'il passe, à son arrivée, le test EVA conçu en lien avec l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme (ANLCI), vers des filières courtes ou longues, de 6 à 12 mois.
À l'issue d'une 1re phase de formation militaire initiale de deux mois, le jeune est orienté vers une filière professionnelle. Il bénéficie aussi d'un accompagnement médico-psychosocial pour lever les freins à l'insertion. La formation est individualisée autant que possible. Elle comprend plusieurs phases, souvent imbriquées : une formation professionnelle, une formation civique et citoyenne, une remise à niveau scolaire en français et en mathématiques, des modules de lutte contre l'illettrisme et l'illectronisme, et la présentation au permis de conduire, le brevet militaire de conduite transformable en permis B. Enfin, tous les jeunes reçoivent la formation de sauveteur-secouriste au travail.
La formation repose sur trois piliers : le savoir-être qui évolue essentiellement grâce à la militarité tout au long de la formation, le savoir-faire qui recouvre à la fois le geste technique en formation professionnelle et la remise à niveau scolaire, grâce notamment au renfort de 40 professeurs de l'Éducation nationale (un par unité élémentaire), et le savoir-devenir qui permet de préparer le jeune à la vie civile et l'emploi grâce aux techniques de recherche d'emploi.
Pour ceux qui arriveraient dans nos rangs sans qualification aucune, les régiments font passer aux jeunes, après le module de remise à niveau, le certificat de formation générale, qui correspond au premier niveau scolaire. Les modules de technique de recherche d'emploi et d'appui à la construction d'un projet professionnel permettent donc aux jeunes volontaires de trouver un premier emploi ou une reprise de formation à la sortie du dispositif. Nous donnons un certain nombre de qualifications qui correspondent éventuellement à un premier module de BEP. Les jeunes peuvent donc poursuivre leur cursus dans les centres de formation pour adultes dans les territoires ou suivre une formation spécifique à Périgueux.
Chaque territoire est spécifique. Chaque filière professionnelle est donc adaptée au contexte socioéconomique du territoire. Grâce au conseil de perfectionnement présidé par le chef de corps et le préfet, les besoins des territoires sont étudiés pour modifier les formations professionnelles au profit du territoire. Il est bien évident que vous n'aurez pas les mêmes formations en Guyane et dans la Polynésie française. Nous avons des pilotes lagonaires à Tubuaï et Hiva Oa alors que nous avons plutôt des accompagnateurs en forêt pour le parc national guyanais.
La géographie impose aussi d'avoir des compagnies dites isolées ou éloignées. Deux compagnies isolées fonctionnent à 100 % et une 3e a été demandée par le Président de la République en juillet 2021 : Hiva Oa dans les Marquises, Tubuaï dans les Australes et désormais Hao dans les Tuamotu. Les jeunes bénéficient d'un statut particulier de « fixé ». Le développement économique de leur atoll ou de leur île étant différent de celui de Tahiti, les jeunes retournent dans leur île avec une formation leur permettant de s'y installer et d'y trouver un emploi ou de le développer. Nous avons fixé cet objectif à la nouvelle compagnie d'Hao où nous avons réfléchi à la préservation de l'environnement, l'autonomie alimentaire et l'autonomie énergétique. Nous donnons donc aux jeunes les modules nécessaires pour qu'ils puissent ensuite proposer leur formation dans les communes de leur île afin d'aider à améliorer le quotidien.
Le SMA dépend localement du préfet ou du Haut-commissaire qui préside le conseil de perfectionnement validé par le directeur général des outre-mer. Localement, le référent du chef de corps est le préfet. Il n'est mis à disposition que sur demande particulière de concours ou de réquisition du préfet ou du général commandant les forces armées localement, en particulier en cas de catastrophe naturelle. Nous entretenons des liens interministériels avec les Armées, l'Éducation nationale et le ministère du Travail, en particulier lorsqu'il a fallu aligner le traitement des volontaires sur le contrat emploi jeune (CEJ). Le montant versé dans le cadre de ce contrat était supérieur au traitement proposé aux jeunes volontaires. Bien naturellement, les jeunes s'orientaient donc plus vers le CEJ que les formations du service militaire adapté.
Nous avons deux instances particulières : le comité interministériel de coordination du service militaire adapté co-présidé par le général-chef de la division emploi de l'état-major des armées (EMA) et le directeur général des outre-mer pour les grandes orientations du SMA ; et un comité d'orientation stratégique qui se réunit annuellement pour fixer les orientations. Il regroupe l'ensemble des acteurs : la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), la direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO), l'état-major des armées, le Com-SMA, le DGOM et le chef de la division emploi de l'EMA. Nous avons conclu des conventions localement avec les collectivités territoriales et un certain nombre d'acteurs économiques dans le but de disposer du plus grand nombre d'appuis pour trouver, à l'issue d'une formation professionnelle dans nos formations administratives, un emploi pour chacun de nos jeunes.
Nous sommes souvent cités comme une réussite des politiques publiques outre-mer. Le SMA est effectivement porté par ses excellents résultats, fruit de plus de 60 ans d'investissement et de connaissance du dispositif dans les territoires et départements d'outre-mer. Bien souvent, les formations du service militaire adapté sont plus applaudies que les forces armées le jour du 14 juillet, ce qui prouve l'attachement de la population à ce dispositif. Il perdure aujourd'hui, car les élus ont souhaité sa pérennité.
Nous sommes suivis sur un certain nombre d'indicateurs stratégiques, en particulier l'insertion socioprofessionnelle. Les résultats 2023 sont quasiment similaires à ceux de 2022. L'an dernier, 83,6 % des jeunes passés par le SMA ont trouvé un emploi, dont deux tiers un emploi durable (CDI ou CDD de plus de six mois). Les autres ont poursuivi une formation à l'extérieur ou ont réalisé une sortie positive (contrat de moins de six mois). Nos chefs de corps ont un devoir de suivi des jeunes à six mois de leur sortie. Nous ne pouvons pas manipuler les chiffres. Dans les études conduites, cinq ans plus tard, 80 % des jeunes passés par le SMA qui avaient un emploi en sortant sont toujours en emploi.
La réussite du dispositif s'explique d'abord par des facteurs historiques. Nous faisons également partie intégrante des territoires et la plupart de nos volontaires ont de la famille qui est passée par le dispositif et qui, au regard de son expérience, les a orientés vers le SMA. Le caractère militaire apporte une plus-value certaine. Le contrat du jeune est un contrat militaire de volontaire qui permet de faire preuve d'une certaine autorité lors des formations professionnelles. Le jeune est conduit, épaulé, tutoré pour aller au bout de sa formation. Le cadre militaire formateur n'a pas vraiment d'heures à donner à ce jeune. Nous ne sommes pas contraints aux 1 600 heures de formation professionnelle pour obtenir le diplôme. S'il faut passer plus de temps, nous le faisons. La journée commence tôt et peut finir tard. L'objectif reste que le jeune, en sortant, trouve un emploi. Les chefs de section qui encadrent ces jeunes leur inculquent les cinq règles de base que nous appelons les « règles d'or » : vivre en collectivité, en internat, travailler pour réussir, savoir travailler en équipe et en sécurité, rendre compte. Le caractère militaire leur redonne aussi un peu le goût de l'effort, puisqu'ils ont parfois abandonné les activités physiques ou l'envie de se lever tôt pour aller travailler.
Dans chaque régiment, le parcours de formation est ainsi borné par la militarité. Nous travaillons sur le volontaire dans sa globalité. Nous lui apportons le savoir-faire professionnel de base. Les entrepreneurs connaissent le niveau de sortie des jeunes qu'ils reçoivent et appliquent le droit du travail avec la formation tout au long de la vie. Ils préfèrent recruter des jeunes bien éduqués qui respectent les règles de la vie en entreprise au lieu d'attendre à 10 heures du matin que le jeune vienne éventuellement travailler. Ces parcours de formation professionnelle, avec des militaires et des professeurs, ont prouvé leur efficacité aujourd'hui.
La finalité du SMA réside dans la capacité à faire, grâce à un apprentissage contextualisé, une pédagogie fondée sur la mise en situation. La qualité du parcours proposé est adaptée à la capacité du jeune. Nous pouvons bien entendu dupliquer ce dispositif. Le taux d'encadrement s'établit à 20 % (un pour cinq). La discipline fait notre force. Nous pouvons sanctionner, mais nous savons aussi récompenser. Il nous semble prioritaire que les jeunes soient pensionnaires pour qu'ils restent au quotidien sous l'autorité du personnel militaire, ce qui permet de garantir un certain cadre et un rythme de vie pour continuer de progresser.
En 1996, quand le président de la République Jacques Chirac a décidé de suspendre le service national, nous sommes passés au volontariat. Le volontariat représente la 2e force du SMA. Les jeunes ne viennent pas, parce qu'ils y sont contraints et forcés, mais parce qu'ils veulent s'en sortir. En fonction de la filière professionnelle suivie, le jeune peut entrer directement dans la vie active, parce qu'il est titulaire d'un titre professionnel ou d'une qualification professionnelle particulière, ou parce qu'il a réussi à convaincre, grâce à une période d'adaptation en entreprise, l'employeur qui lui fait passer les qualifications nécessaires. Il peut également poursuivre une formation sur le territoire ou dans l'Hexagone. Certaines formations n'étant pas dispensées sur les territoires ou à Périgueux, LADOM, l'Agence de l'outre-mer pour la mobilité, prend le relais pour que le jeune puisse suivre une formation professionnelle complémentaire dans l'Hexagone, dans un centre adapté.
Les politiques publiques doivent coordonner les actions des différents organismes de formation, ce qui n'est pas toujours forcément le cas. Il peut exister des compétitions entre organismes de formation, compte tenu des montants en jeu. Chacun cherche à faire en sorte d'accroître son chiffre d'affaires. Notre objectif ne consiste pas à améliorer notre chiffre d'affaires, mais à faire en sorte que notre taux de réussite et d'insertion soit le plus élevé possible.
Quant aux ressources humaines, nous appartenons pour beaucoup à l'armée de Terre. 1 000 cadres sur 1 300 en sont originaires. Les autres peuvent provenir du Service de santé des armées. Je suis propriétaire de mes propres soutiens (alimentation, restauration, santé). Je dispose également d'un service constructeur, ce qui n'est pas le cas des formations administratives de l'Hexagone. Ce personnel est mis à disposition par les directions des ressources humaines de l'armée de Terre et des directions et services. Il s'agit généralement de cadres matures, qui exercent des fonctions de chef de section ou chef de service. Nous ne devons pas descendre en dessous du volume qui est le nôtre, c'est-à-dire un ratio d'encadrement de 21 à 22 % malgré les tentations de multiplier le dispositif dans d'autres îles et atolls. Le chef d'état-major des armées dispose d'une enveloppe contrainte dans laquelle il puise pour le service militaire adapté. Par ailleurs, certains officiers ou sous-officiers des territoires sont affectés dans un territoire (qui n'est pas nécessairement leur territoire d'origine), en fonction des postes à pourvoir.
Aujourd'hui, nous arrivons à un plateau de recrutement de 6 000 bénéficiaires. Ce volume semble correspondre à ce que nous savons faire de mieux. Les problématiques générées par la crise Covid avec la vaccination obligatoire imposée par le schéma vaccinal des armées et l'alignement sur le contrat engagement jeune (CEJ) n'existent plus. Toutes ces restrictions ont été levées en août 2023. La tendance du recrutement nous laisse à penser que nous devrions atteindre de nouveau 6 000 bénéficiaires cette année, contre un peu plus de 5 800 en 2023, un volume non négligeable au regard des difficultés des huit premiers mois avec l'obligation vaccinale, l'alignement du CEJ et l'opération Wuambushu à Mayotte qui nous a privés d'un volume de recrutement, nos bâtiments ayant été dévolus à des escadrons de gendarmerie.
À l'horizon 2030, au vu de la démographie des territoires et départements, il ne s'agit pas d'aller chercher au-delà de 10 % d'une classe d'âge, comme nous le faisons aujourd'hui. Mayotte et la Guyane affichent un fort taux de natalité et une croissance démographique importante. Nous opérons donc des bascules d'effort entre les Antilles où deux facteurs vident les îles de Guadeloupe et de Martinique de leur jeunesse : un solde naturel négatif et un solde migratoire très important. Beaucoup de jeunes quittent leur île pour effectuer leurs études dans l'Hexagone ou au Canada. Le vivier des 18-25 ans dans lequel nous venons puiser à hauteur de 10 % diminue aux Antilles. Il reste stable à La Réunion et augmente fortement en Guyane et à Mayotte. Des bascules d'effort de cadres sont en cours pour réduire la voilure des régiments des deux départements américains et basculer vers la Guyane, Mayotte et marginalement vers la Polynésie française pour la création de la compagnie supplémentaire souhaitée par le président de la République.
Avec 1 300 cadres, notre organisation est optimisée. Il faut maintenant contenir son développement à ce qui existe. De nouvelles formations administratives coûtent de l'argent à la République. En outre, pour nous développer ailleurs, il nous faudrait prendre de la substance dans les formations administratives existantes. En dehors d'une décision qui ne relève pas de mon niveau, les effectifs de cadres n'augmenteront pas.
Dans le plan « Ambition 2030 », nous avons un objectif de former de jeunes chefs d'équipe via un stage long au sein de notre formation. Dès cette année, nous proposerons des stages de chef d'équipe aux entreprises pour améliorer les compétences de leadership et de management de ces jeunes et renforcer les entreprises désireuses de voir leurs jeunes progresser.
Dans chacune des sept formations administratives, nous avons une formation d'un an d'agent de prévention et de sécurité, avec une cohorte de 20 jeunes, voire 40 dans les formations administratives les plus importantes, à Mayotte et en Guyane. Cette formation longue, marquée par des examens contrôlés par les préfectures ou les hauts-commissariats, délivre le titre professionnel sans lequel vous ne pouvez pas exercer le métier d'agent de prévention et de sécurité. En moyenne, 50 à 80 jeunes par an obtiennent ce niveau III. Il nous avait été demandé si nous étions en mesure d'en déployer pour les Jeux olympiques. Nous ne pouvions en délivrer qu'une trentaine, puisqu'il faut être titulaire de la carte professionnelle pour pouvoir exercer.
Nous avons d'autres filières au profit d'administrations. La PMSPA (préparation aux métiers du service public et de l'administration) facilite l'accès aux concours de la fonction publique dans d'autres domaines. À Mayotte, nous avons par exemple un partenariat étroit avec la gendarmerie pour former des gendarmes adjoints volontaires ou des sous-officiers de gendarmerie. Nous assurons la formation militaire initiale. Ensuite, la formation est réalisée par les gendarmes, avec les cours nécessaires pour passer le concours. Nous venons d'en ouvrir une autre en Guyane.
Pour mieux répondre aux enjeux d'insertion et changer les systèmes d'information, nous avons le verrou du RGPD. Tant que ce texte est en place, nous pouvons difficilement échanger avec d'autres organismes. Je ne suis pas autorisé à croiser les données. Je ne dispose donc pas de chiffres d'insertion au-delà de six mois, puisqu'il faudrait croiser les données de Pôle emploi avec le numéro Insee.
Pour un certain nombre de territoires, au regard du décrochage des rémunérations par rapport au coût de la vie, un effort potentiel pourrait être réalisé, qui ne concerne pas que les militaires. Le sujet est en cours d'étude au ministère des Armées avec l'indemnité de résidence dans les outre-mer pour, à l'instar de l'indemnité de résidence à l'étranger, essayer de moduler en fonction de facteurs économiques des territoires un montant financier adapté au coût de la vie localement. Pour nos jeunes, j'éprouve une difficulté particulière liée à cette indexation dans les territoires. Les jeunes volontaires techniciens perçoivent une somme indexée sur celle du territoire et je ne suis pas compétitif pour proposer un 1er emploi en milieu militaire. Lorsque je cherche un peintre en bâtiment formateur, je vais le payer 1 100 euros en Guadeloupe alors qu'il lui sera proposé 2 000 ou 2 100 euros à l'extérieur. Même s'il faut prendre en compte d'autres facteurs comme le logement et l'alimentation qui sont compris dans le contrat, le jeune regarde avant tout le salaire.
l Mme Micheline Jacques, président. - Merci, Général, pour votre exposé très précis. Je vais laisser la parole à nos rapporteurs.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Général, je joins mes remerciements à ceux de notre présidente. Votre exposé a été complet, anticipant une grande partie de mes questions. Quelles pourraient être les perspectives d'extension du service que vous assumez ? J'ai bien compris qu'il ne serait pas réaliste d'imaginer augmenter le potentiel de 10 % d'une classe d'âge, ce qui représente déjà un très beau résultat.
Des évolutions vous paraîtraient-elles souhaitables si vous en aviez les moyens ? Vous souligniez, sur le plan statistique, que vous ne pouviez pas obtenir beaucoup d'informations au-delà du 1e semestre suivant la fin de la formation. Même s'ils ont un taux d'insertion professionnelle très élevé, ces jeunes pourraient être accompagnés dans des missions d'intérêt général. Vous en faites en quelque sorte des agents de développement économique et social dans la société ultramarine. Au-delà de la formation, pourrions-nous concevoir l'idée d'un accompagnement dans leur action d'agent de développement économique et social si nous pouvons les qualifier ainsi ?
Vous avez évoqué la formation à des missions de sécurité. Nous avons tendance à penser qu'un encadrement militaire conduit assez naturellement à une telle orientation. Or ce n'est le cas que marginalement, puisque vous avez cité 50 à 80 jeunes. Le développement de cette orientation constitue-t-il une priorité pour vous ? Préférez-vous au contraire, pour maintenir un flux de volontaires suffisamment ouvert sur d'autres centres d'intérêt, éviter que le SMA finisse par être assimilé à une organisation de recrutement pour former à des missions de sécurité ?
Plus généralement, le bilan que vous présentez est bon. Nos sociétés ultramarines adhèrent fortement à ce dispositif. De quoi rêveriez-vous pour l'avenir du SMA afin de franchir de nouvelles étapes ?
M. Claude Peloux. - Les chefs de section qui encadrent les jeunes fournissent tous les efforts nécessaires pour s'occuper des jeunes bien au-delà de leur passage en régiment. Nous sommes confrontés à un problème : les jeunes changent de téléphone et ne regardent pas forcément leurs mails. Nous perdons un peu le contact. Certains jeunes s'inscrivent directement dans une activité particulière et sont référencés. Dans les territoires où les risques naturels sont importants, les jeunes suivent un module particulier dispensé par la sécurité civile d'équipier sauvetage déblaiement. Ces jeunes sont formés, contrôlés, inscrits auprès de la Préfecture, et leur diplôme est valide trois ans. Ils peuvent intervenir, comme ils l'ont fait en janvier dernier en Guadeloupe, où des jeunes de Basse-Terre se sont rendus spontanément auprès des quelques personnels du SMA déployés pour aider la population à la suite de la tempête.
Le 6 juillet 2023, nous avons créé, sous l'égide de la fondation Agir contre l'exclusion, la Fondation du service militaire adapté qui a vocation à accompagner des jeunes pour lesquels il reste encore quelques leviers d'insertion afin de les aider soit financièrement soit par du tutorat et du mécénat de compétence et les emmener au plus loin dans leur projet professionnel. Lorsqu'il sort du SMA, le jeune éprouvera des difficultés pour se loger, car les revenus perçus dans l'année ne sont pas suffisants, qu'il n'a pas de bulletin de salaire à fournir et qu'il n'a pas forcément les moyens de payer une caution. Cette fondation a noué des partenariats avec des bailleurs sociaux et peut proposer la gratuité de la caution et des trois premiers mois, le temps que le jeune obtienne les documents nécessaires pour continuer à louer ce logement. La fondation peut également accompagner le jeune dans la création d'une entreprise. L'exercice est complexe. Au-delà des statuts juridiques, il faut élaborer un business plan pour obtenir un prêt, rendre des comptes à l'issue du premier exercice... Dans les partenaires de la fondation, des banquiers, des juristes ou des experts-comptables assurent un mécénat de compétence. Nous essayons d'aller plus loin.
Chef de corps en 2009, je m'étais inquiété du devenir des 18 % de jeunes guadeloupéens qui passaient par le régiment, mais n'allaient pas à l'emploi. En prenant la tête du SMA, j'ai demandé que nous examinions les maisons du SMA dans l'Hexagone pour aider les jeunes qui viennent suivre des formations complémentaires dans leurs démarches administratives. J'ai également initié la création de cette fondation. Il a fallu deux ans pour construire cette fondation. Elle ne dispose pas des équipes pour assurer toutes les fonctions d'une fondation et elle aurait dû attendre cinq ans pour bénéficier du statut de fondation reconnue d'utilité publique. Nous avons donc choisi qu'elle soit abritée par la Fondation Agir pour l'exclusion pour commencer. Nous avons pour objectif d'accompagner 210 jeunes par an sur les 4 800, soit 4 %. Nous voulons être encore plus performants. L'argent public qui nous est donné pour constituer le budget du SMA ne peut pas tout faire et l'argent privé donné à la fondation et le mécénat de compétence permettront d'aller encore plus loin pour accompagner ces jeunes.
Pour les métiers de la sécurité, il existe des restrictions à la mise en formation. Le jeune doit avoir un casier judiciaire vierge. De nombreux jeunes ont été sous-main de justice avant leur majorité. Leur casier est effacé à leur majorité. Néanmoins, certaines affaires lourdes restent inscrites. Ce document est requis pour la délivrance de la carte professionnelle. J'accepte des jeunes avec des casiers légers, mais je ne peux pas passer outre cette exigence pour l'agent de prévention et de sécurité. Nous avons 2 cohortes de 12 jeunes par an dans chaque régiment. Dans les régiments importants, nous avons plus de jeunes en formation, car le vivier est plus large. Là encore, la formation doit permettre d'insérer le jeune dans la vie économique. Or les sociétés de gardiennage privé ont un volume de personnel dans leur structure qui ne progresserait sans doute pas à la vitesse à laquelle nous pourrions former des agents de prévention et de sécurité. Nous restons donc sur un volume modeste. Dans ces sociétés, le turn-over des agents est très élevé. En général, un agent travaille dans deux ou trois sociétés avant de changer d'orientation au bout de trois ans, car le métier reste difficile avec une rémunération faible.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Général, je suis très heureux de vous voir. J'avais éprouvé une certaine propension en faveur de ce service à l'époque et je suis resté attentif à son évolution. Le SMA est bien vu depuis longtemps. Cependant, depuis quelques dizaines d'années, certains partis politiques estiment que la formation et l'insertion des jeunes ne peuvent se concevoir sous l'angle militaire. Il existe quelques vertus à la formation civique et citoyenne et le RSMA est bien placé pour cela. Cependant, en Guadeloupe, des syndicats et des partis politiques nationalistes considèrent que ce n'est plus concevable et qu'il faut, à côté du RSMA, un autre arsenal de moyens pour des formations d'une autre nature. Ces réflexions sur la nature, l'identité, l'utilité, la pertinence et l'efficacité du dispositif sont-elles parvenues jusqu'à vous ?
À l'époque, nous nous réjouissions tous du taux d'insertion. 75 à 80 % des jeunes formés au RSMA s'inséraient alors dans l'emploi. Une polémique s'est fait jour sur la qualité de l'indicateur. Était-il vraiment fiable ? Existe-t-il un suivi pour connaître le cheminement de celles et ceux qui ont été formés au RSMA ?
Aujourd'hui, quel est le déploiement logistique du RSMA dans les territoires ? À l'époque, il existait une controverse entre la Guadeloupe et Saint-Martin. Fallait-il réserver un quota pour les jeunes saint-martinois ou construire un centre à Saint-Martin ? Il me semble que la décision a été prise de réserver 75 à 100 places pour les jeunes de Saint-Martin en Guadeloupe. La même controverse s'était fait jour à Wallis-et-Futuna. Fallait-il construire un régiment ou une brigade ? Où en sommes-nous aujourd'hui ? À Mayotte, après de longues interrogations, un régiment a été installé. Quels sont vos besoins en la matière ?
Quel est le montant de votre budget ? En 2012, l'objectif du SMA était déjà d'accueillir 6 000 jeunes. Avec le volontariat, cet objectif n'est pas si simple à atteindre. Vous en êtes proches aujourd'hui. D'autres objectifs vous ont-ils été assignés ? Il me paraît compliqué d'aller plus loin.
Quelle est la journée type d'un jeune stagiaire ? Nous avions demandé, pour parfaire le dispositif du SMA, d'installer des établissements pour l'insertion dans l'emploi (EPIDE), des organismes interministériels sous la tutelle du ministère du Travail et du ministère des Armées. Cette demande nous a toujours été refusée. Existe-t-il une raison particulière expliquant l'absence d'EPIDE dans les outre-mer ?
Avez-vous des liens avec les sessions régionales de l'Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN) ? Le dispositif du SMA vous paraîtrait-il pertinent pour l'Hexagone ? En guise de réponse, le SNU a été mis en place. Quel est l'avenir du SMA ? Restera-t-il réservé aux outre-mer ou pourrait-il essaimer dans l'Hexagone ?
M. Claude Peloux. - Le petit frère du service militaire adapté existe dans l'Hexagone, le service militaire volontaire. Sa structure est un peu différente. Le volume de jeunes accueillis est moindre. Sur le territoire, il existe beaucoup plus de centres de formation aptes à dispenser des formations professionnelles au profil des jeunes. L'objectif du général Benoît Brulon qui dirige le service militaire volontaire (SMV) est de 1 500 jeunes. Un centre a été ouvert à Marseille voilà deux jours. Le Secrétariat général pour l'administration est allé sur place avec le directeur du service national et de la jeunesse pour inaugurer ce nouveau centre voulu par le président de la République à l'occasion d'un déplacement à Marseille. Le service militaire volontaire est le prolongement du SMA dans l'Hexagone.
Nous essayons d'atteindre 10 % de la classe d'âge pour armer nos régiments. J'ai demandé à mon état-major de regarder le vivier à l'horizon 2030. La classe d'âge des 18 à 25 ans s'élèvait à 400 000 jeunes. À 10 %, nous arriverions à 4 500 jeunes. Nous pouvons aller au-delà, mais nous sommes limités par la contrainte du taux d'encadrement de 20 %. Dans le cadre du plan SMA 2025, nous avions demandé une augmentation significative des effectifs. Avant de nous accorder des fonds, Bercy nous a demandé d'atteindre les 6 000 jeunes en rythme de croisière.
Le budget du service militaire adapté s'élève aujourd'hui à environ 300 millions d'euros, dont les deux tiers correspondent aux traitements et salaires des volontaires et des cadres. Le reliquat est divisé en deux parties, l'une pour le fonctionnement courant (55 à 58 millions d'euros) et l'autre pour l'investissement. Le fonctionnement recouvre l'alimentation, le soutien et l'entretien des matériels et de l'immobilier. L'investissement couvre les acquisitions nécessaires aux plateaux pédagogiques pour la formation professionnelle, les véhicules à double commande pour permettre aux jeunes de passer le permis de conduire. 67 % de mon budget vient de la loi de finances initiale (LFI), 32 % vient du fonds social européen (FSE) et le reliquat vient pour une faible part des taxes d'apprentissage et pour 1,2 à 1,5 % des collectivités territoriales.
Mme Vivette Lopez. - Merci pour votre exposé très intéressant. Je voudrais évoquer le recrutement. Certes, vous êtes militaire, mais vous ne réalisez pas cette formation pour le recrutement militaire. Néanmoins, au bout de ces 6 ou 12 mois, ces formations ont-elles pu éveiller des vocations ? Certains jeunes ont-ils la volonté d'intégrer l'armée ? L'armée est-elle intéressée par ces jeunes ? D'autres veulent-ils au contraire partir au bout de quelques jours ? Enfin, rencontrez-vous des difficultés pour trouver des entreprises qui recrutent ces jeunes ?
Mme Annick Petrus. - Merci, Général, pour votre exposé fort riche. On ne présente plus le SMA. Nous en savons tous les bienfaits sur les territoires où il est implanté. Le SMA est capable d'accueillir chaque année plus de 6 000 bénéficiaires. Ce dispositif apparaît comme particulièrement performant, puisque le taux d'insertion en emploi ou en poursuite de formation des volontaires stagiaires atteint des niveaux très satisfaisants, entre 74 et 77 %, eu égard aux caractéristiques socioéconomiques des outre-mer et des jeunes sélectionnés. De plus, ces résultats montrent une tendance à l'augmentation de la qualité de l'insertion dans la quasi-totalité des territoires, par la part croissante des emplois durables. Ainsi, la part des volontaires stagiaires bénéficiant d'un emploi durable dans les 6 mois suivant la fin de leur formation au SMA dépasse les 50 %.
À Saint-Martin, quelque 4 000 jeunes de moins de 25 ans sont déscolarisés. Ils ne sont ni dans le monde du travail ni dans celui de la formation professionnelle. Ce douloureux constat met à mal la cohésion sociale de mon territoire. Le SMA représente une solution pour ces jeunes en leur proposant des formations professionnelles parmi un panel de 28 filières de métiers, mais aussi en leur redonnant un cadre structuré et des valeurs. Cependant, le coût de formation, l'éloignement, l'absence des familles représentent des freins au départ de ces jeunes saint-martinois qui sont aussi dans l'incapacité de se loger. L'implantation d'un RSMA à Saint-Martin a été récemment remise sur la table avec la mise en place d'une compagnie de formation professionnelle ou annexe du RSMA. Cette compagnie pourrait ainsi proposer 3 ou 4 filières de formation en relation avec les besoins territoriaux (BTP, tourisme, économie bleue ou verte). J'aimerais vous entendre sur ce sujet qui nous tient particulièrement à coeur à Saint-Martin.
Depuis 2014, nous avons conclu une convention « SMA 100 » qui est renouvelée chaque année avec la collectivité, et je m'en réjouis.
Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Général, j'ai beaucoup apprécié votre intervention. J'ai beaucoup de respect et d'admiration pour le travail réalisé par le RSMA en Guyane et je milite pour le retour du service militaire en outre-mer. Envisagez-vous d'ouvrir, au sein du RSMA de Guyane, des sections susceptibles d'accueillir des jeunes filles mères comme vous l'avez fait ailleurs ?
M. Claude Peloux. - L'objectif prioritaire de la formation professionnelle dans les régiments du service militaire adapté n'est pas l'intégration dans les forces armées. Nombre de jeunes découvrant l'environnement dans lequel ils évoluent au quotidien imaginent faire carrière. Nous avons l'opportunité de leur proposer des carrières dynamiques de militaires du rang, de sous-officiers, voire d'officiers pour les plus brillants. L'an dernier, 584 jeunes (10 %) ont rejoint les armées. Les armées ont besoin de jeunes qualifiés dans des métiers particuliers. Le taux varie selon les territoires. Les territoires du Pacifique attirent généralement beaucoup. L'année dernière, il a attiré un peu moins que les années précédentes. 114 jeunes du RSMA de Guadeloupe ont rejoint les forces armées et les directions et services, avec un avantage pour la Marine et l'Armée de l'Air qui ont encore des implantations localement, avec des formations administratives en mesure d'accueillir des jeunes sur leur territoire. S'agissant de l'armée de Terre, les jeunes viennent d'abord dans l'Hexagone.
Depuis 2012, la convention « SMA 100 » existe à Saint-Martin. Elle a été mise en oeuvre avec d'excellents résultats les trois premières années avant d'éprouver certaines difficultés. En mettant à part l'année Covid durant laquelle les effectifs du SMA ont baissé fortement, en six ans, on note que 330 jeunes ont rejoint la Guadeloupe pour suivre une formation. Une centaine est retournée dans le territoire. 75 sont allés à l'emploi. La difficulté réside dans le fait que le préfet ne sait pas où il pourrait installer un SMA. Les échanges actuels entre le ministère des Outre-mer et la collectivité s'attachent à trouver du foncier, identifier les formations professionnelles à dispenser et les débouchés locaux. Il faut en effet trouver des sociétés en mesure d'accueillir les jeunes. Sur les six ans, 17 jeunes seulement sont allés dans le BTP à Saint-Martin. J'entends le besoin de développer les formations, mais encore faut-il des entreprises en capacité d'accueillir ces jeunes. Aujourd'hui, la porte n'est pas fermée. Cependant, nous attendons de la collectivité et du préfet les éléments de réponse demandés lors d'un échange en novembre.
Le territoire de Guyane est dynamique. Nous devrions procéder à une bascule des forces entre Cayenne et le grand-Ouest au regard de l'accélération de la population. Le choix d'implanter le RSMA à Saint-Jean en 2009 était donc une bonne idée. Ce régiment fera l'objet d'une montée en puissance liée à notre capacité à construire pour accueillir les jeunes dans de bonnes conditions. Dans le plan « Horizon 2030 » figure un item pour les jeunes mères célibataires. Nous savons que cette population est importante et souvent peu diplômée. Nous cherchons les meilleurs moyens pour accueillir ces jeunes mères célibataires avec leurs enfants.
Un premier projet majeur de crèche est en construction en Guadeloupe avec des lits partagés entre le régiment et la commune de Baie-Mahault, permettant d'accueillir ces jeunes filles, de les loger sur place, avec des horaires adaptés au rythme de vie de la jeune femme. La Réunion a travaillé sur une crèche à vocation intergénérationnelle. Les jeunes filles sont logées dans un bâtiment avec des personnes plus âgées qui sont en mesure d'aller chercher les enfants, charge pour les jeunes filles de participer à la vie de la communauté. En Guyane, le sujet fera l'objet d'une démarche particulière. Nous conduisons une expérimentation et nous la généraliserons quand elle sera validée.
Aujourd'hui, tous les régiments du service militaire adapté peuvent proposer le permis pour tous les jeunes éligibles, qui sont dans les règles. Le jeune contrôlé positif durant son séjour au régime ne sera pas présenté à l'examen. Le permis de conduire n'est pas un permis de tuer. Nous essayons de faire décrocher le jeune de ses addictions. 88 % des jeunes sont présentés au permis de conduire, avec un taux de réussite de 81 %. Malgré le fort taux d'illettrisme de nos jeunes, l'implication du jeune et des formateurs leur permet d'obtenir ce sésame qui conditionne leur accès à l'emploi. À Mayotte, nous avons mis en place des simulateurs de conduite. 60 % des jeunes mahorais arrivant au régime sont illettrés au regard des critères de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme (ANLCI). Je duplique ce dispositif dans les autres formations administratives, parce qu'il fonctionne. Nous avons ainsi gagné près de 5 points cette année dans la réussite au permis de conduire.
M. Thani Mohamed Soilihi. - À mon tour, je tiens à saluer la qualité du SMA. Il est important de dire ce qui marche dans nos territoires, car ce n'est pas toujours fait. Je reviens à la charge. Nous avons bien entendu vos propos sur ce seuil critique que vous avez atteint ou que vous êtes en passe d'atteindre, et sur le fait que le SMA ne saurait en faire plus. L'adaptation constitue l'une de vos marques de fabrique et l'une des raisons de votre succès en outre-mer.
En tant qu'élu, je ne peux pas me résoudre à constater, dans mon territoire, à la fois l'excellence et le pire. Il faudrait que le SMA puisse contribuer à nous aider. La formation est d'abord l'apanage des collectivités. Pourrions-nous imaginer un dispositif intermédiaire pour aider à encadrer, structurer et donner une seconde chance aux jeunes de ces territoires (Guyane, Mayotte, Saint-Martin) où la jeunesse augmente ?
M. Claude Peloux. - Les territoires sur lesquels la population est en augmentation vont bénéficier de la bascule que j'évoquais tout à l'heure afin d'aller chercher plus de jeunes. À terme, la 2e plus grosse formation administrative du service militaire adapté après La Réunion qui accueille 1 400 jeunes par an sera située à Mayotte et la Guyane sera très proche derrière. Il faut d'abord pouvoir construire. Vous connaissez Mayotte. Nous sommes actuellement à la recherche d'un terrain sur lequel nous pourrons créer une nouvelle unité pour désengorger Combani et accueillir mieux et plus. À terme, nous devrions accueillir près de 1 000 jeunes à Mayotte, comme en Guyane.
Nous travaillons en lien avec les rectorats, mais nous ne pouvons pas multiplier les formations. Nous avons développé le parcours volontaire « jeune cadet » qui obtient d'excellents résultats. 90 % des jeunes reprennent l'école et passent au niveau supérieur. Pour des raisons juridiques, j'ai préféré transformer le statut de ces jeunes cadets en créant une préparation militaire du service militaire adapté qui donne un cadre juridique plus fort pour la formation administrative et permet au jeune de bénéficier d'une assurance particulière, ainsi qu'un suivi médical par les médecins militaires, ce qui n'était pas le cas précédemment. Cette préparation militaire dure un mois. Elle est perlée pour les jeunes de l'Éducation nationale. Pendant les deux mois d'été, nous pourrions envisager de mettre cette préparation militaire du SMA à profit pour accompagner d'autres jeunes que ceux qui sont en décrochage scolaire.
Je ne suis pas le seul acteur pour éduquer la jeunesse. Mon seul avantage réside dans le contrat. Je suis en mesure de sanctionner et de contraindre le jeune. Je peux aussi le récompenser, ce que d'autres dispositifs ne peuvent pas faire. Un jeune qui ne vient pas en formation professionnelle sera sanctionné et retournera dans la formation professionnelle. En lycée professionnel, le jeune n'a pas de contrainte au-delà de 16 ans. Cette contrainte fait aussi la force du dispositif. Nous l'utilisons bien sûr avec bienveillance.
Mme Vivette Lopez. - Existe-t-il des jeunes qui décrochent complètement ?
M. Claude Peloux. - Bien évidemment. Certains ne s'attendaient pas forcément au mode de vie que nous imposons. Plutôt que de se lever à midi pour se coucher à minuit, ils doivent se lever à 5 heures et se coucher à 21 heures. Beaucoup de jeunes sont reconnaissants, car nous avons réussi à les remettre dans un rythme qui n'était pas le leur. Nous avons un taux d'attrition de 10 %.
On constate aussi que parmi les engagés dans l'armée outre-mer, sur 600 jeunes ultramarins par an environ, le taux d'attrition s'élève à 4 % pour ceux déjà passés par le SMA, contre 20 % pour les autres.
M. Saïd Omar Oili. - Certes, vous n'avez pas à vous occuper de la jeunesse. Cependant, notre rôle d'élus consiste à relever ce qui ne va pas dans nos collectivités. Vous avez indiqué que 60 % des jeunes sont illettrés à Mayotte. Aujourd'hui, 50 % de la population est étrangère. J'étais professeur au lycée. J'avais de très bons élèves qui ne pouvaient malheureusement pas entrer dans des dispositifs de formation, parce qu'ils n'avaient pas de papiers. Or il faut d'abord être Français pour entrer dans le dispositif de formation du SMA. J'interroge les élus que nous sommes. Que faisons-nous de ces jeunes de plus en plus nombreux ? On leur a menti en quelque sorte. Lorsque nous les avons mis à l'école, nous leur avons dit qu'ils allaient s'en sortir en suivant une formation. Certains ont leur bac. Certains ont une carte de séjour. Or il n'existe aucun dispositif pour eux. Cette réflexion doit être menée sérieusement. À Mayotte, 75 % de la population des prisons sont des jeunes étrangers sans papiers. Quand ils sortent, nous voyons ce qui se passe dans nos villages.
Mme Micheline Jacques, président. - J'aimerais aussi exprimer mon soutien à l'initiative du SMA. Je milite pour le faire perdurer et peut-être le développer davantage. Vous avez évoqué certains jeunes avec un casier judiciaire et le volontariat. Je pensais aux relations que nous pourrions nouer avec la justice. Certains jeunes qui commencent à dévier, avec des peines mineures, pourraient se voir proposer de rejoindre le SMA, comme une 2e chance, au lieu d'aller en prison pour de petites peines dont nous connaissons l'effet dévastateur sur ces jeunes. Je suis disposée à défendre cette idée dans le cadre de mes fonctions de parlementaire.
M. Claude Peloux. - Le SMA est géré par le code de la défense. Pour accueillir des étrangers, il faudrait revoir ce code. La question m'est souvent posée en Guyane ou à Mayotte. Aujourd'hui, nous n'accueillons que des jeunes Français de 18 à 25 ans. Il existe d'autres organismes de formation professionnelle, comme les Apprentis d'Auteuil ou le groupe SOS. Je ne suis pas non plus le préfet de Mayotte qui a, dans sa main, quelques régularisations et naturalisations possibles.
Certains volontaires du service civique viennent appuyer dans la phase de remédiation sur la partie lire, écrire, compter, assistant les professeurs de l'Éducation nationale mis à la disposition de nos formations administratives. Les EPIDE constituent des dispositifs similaires au SMA pour des populations plus jeunes (16-18 ans). À ma connaissance, la population accueillie est encore plus « cabossée » par la vie que les jeunes que nous accueillons dans nos formations administratives. Vous évoquiez une continuité. Il faut assurer une certaine cohérence. Mes médecins, psychologues et assistantes sociales travaillent déjà au profit d'une population abîmée. La duplication de ce dispositif propre au SMA dans les EPIDE pourrait peut-être déjà aider les jeunes à être mieux armés lorsqu'ils en sortent à 18 ans. Le taux d'insertion est assez similaire à celui du SMA, mais le travail de fond est bien plus important, compte tenu de la population accueillie. J'ignore les raisons pour lesquels le dispositif des EPIDE n'a pas été dupliqué dans les territoires ultramarins.
S'agissant des jeunes délinquants, nous avons un partenariat avec le ministère de la Justice. Ce protocole a d'abord été décliné auprès du service militaire volontaire avant d'être signé par le ministre des Outre-mer avec la protection juridique de la jeunesse. Nous avons un partenariat de connaissance mutuelle, de présentation des filières professionnelles et de volontariat du jeune dès lors que son casier judiciaire a été blanchi en passant de la minorité à la majorité. Nous n'acceptons pas de crime de sang ni de trafiquants. Avec une population fragile et beaucoup de jeunes filles, nous ne tolérons pas non plus de jeunes accusés de harcèlement, violences faites aux femmes ou violences sexuelles non consenties. Aujourd'hui, 8 % de nos jeunes sont originaires de la PJJ et ne le disent pas pour ne pas être stigmatisés. Le dispositif n'a pas vocation à n'accueillir que des jeunes de la PJJ, car cette caractéristique démotiverait les parents à orienter leur jeune vers nos formations.
Nous essayons d'agir en lien avec la PJJ, sur certains cas particuliers, au fil de l'eau dans l'année pour éviter de constituer une cohorte. Le député Nicolas Metzdorf avait souhaité que nous puissions accueillir des jeunes dont les peines de prison pouvaient aller jusqu'à trois ans. Il paraît difficile de commuer une peine de prison en formation professionnelle. Ce n'est pas mon métier. Mes cadres ne sont pas des éducateurs spécialisés ni des responsables de centres pénitentiaires. Nous devons continuer d'agir en bonne intelligence, au regard du contenu du casier judiciaire. Certains jeunes avec des casiers judiciaires non effacés ont connu de très belles réussites. Nous ne fermons pas la porte, mais nous ne souhaitons pas que nos régiments deviennent une alternative à la peine de prison. Nous brouillerions le message et, par effet réputationnel, nous aurions moins de familles poussant leurs jeunes en difficulté vers nos régiments.
l Mme Micheline Jacques, président. - Je l'entends parfaitement. Je pensais à de petits jeunes qui se voient infliger des peines d'intérêt général ou de premier avertissement, qui sont en train de glisser vers la délinquance et dont les familles sont démunies pour les sortir de cette dérive.
J'aimerais vous remercier encore. Le dispositif est salué. Le SMA a fait toutes ses preuves et pourrait servir d'exemple positif pour la France hexagonale. J'ai noté qu'il faudrait peut-être revoir le code de la défense. Nous auditionnerons très certainement les ministères concernés sur ces sujets très importants et essaierons de lever le verrou du règlement général sur la protection des données pour nous éclairer davantage sur l'évolution de ce dispositif très important pour nos territoires.
Je vous remercie infiniment. Les contributions écrites sont également les bienvenues.