- Mercredi 7 février 2024
- Proposition de loi visant à soutenir l'engagement bénévole et à simplifier la vie associative - Désignation d'un rapporteur
- Missions d'information consacrées à la situation de la francophonie à l'aube du 30ème anniversaire de la loi Toubon, aux modalités de formation et place et rôle des enseignants, aux problématiques associées à la constitution d'une société commerciale par la Ligue de football professionnel, à l'évaluation des dispositions de la loi LCAP, et à l'évaluation territoriale du dispositif « 30 minutes d'activité physique quotidienne à l'école » - Désignation de rapporteurs - Demande d'octroi à la commission, pour une durée de six mois, des prérogatives attribuées aux commissions d'enquête
- Audition de M. Alain Lamassoure, président du comité de direction de l'Observatoire de l'enseignement de l'histoire en Europe
- Proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France - Examen du rapport et élaboration du texte de la commission
Mercredi 7 février 2024
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Proposition de loi visant à soutenir l'engagement bénévole et à simplifier la vie associative - Désignation d'un rapporteur
La commission désigne M. Yan Chantrel rapporteur sur la proposition de loi n° 309 (2023-2024) visant à soutenir l'engagement bénévole et à simplifier la vie associative.
Missions d'information consacrées à la situation de la francophonie à l'aube du 30ème anniversaire de la loi Toubon, aux modalités de formation et place et rôle des enseignants, aux problématiques associées à la constitution d'une société commerciale par la Ligue de football professionnel, à l'évaluation des dispositions de la loi LCAP, et à l'évaluation territoriale du dispositif « 30 minutes d'activité physique quotidienne à l'école » - Désignation de rapporteurs - Demande d'octroi à la commission, pour une durée de six mois, des prérogatives attribuées aux commissions d'enquête
La commission désigne :
- M. Max Brisson et Mme Annick Billon rapporteurs d'une mission d'information sur les modalités de formation et la place des enseignants,
- MM. Laurent Lafon président et Michel Savin rapporteur d'une mission d'information sur les problématiques associées à la constitution d'une société commerciale par la Ligue de football professionnel, et décide de demander au Sénat l'octroi pour celle-ci, pour une durée de six mois, des prérogatives attribuées aux commissions d'enquête.
- Mmes Else Joseph, Sylvie Robert et Monique de Marco rapporteures d'une mission d'information sur l'évaluation des dispositions de la loi LCAP,
- Mme Catherine Belrhiti et MM. Pierre-Antoine Levi et Yan Chantrel rapporteurs d'une mission d'information consacrée à la situation de la francophonie à l'aube du 30ème anniversaire de la loi Toubon,
- et Mmes Béatrice Gosselin et Laure Darcos rapporteurs d'une mission d'information sur l'évaluation territoriale du dispositif « 30 minutes d'activité physique quotidienne à l'école ».
Audition de M. Alain Lamassoure, président du comité de direction de l'Observatoire de l'enseignement de l'histoire en Europe
M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin Alain Lamassoure pour évoquer les travaux de l'Observatoire de l'enseignement de l'histoire en Europe (OHTE), qu'il préside depuis sa création, en 2020, à l'initiative du Gouvernement français.
Monsieur le président, l'enseignement de l'histoire en Europe est un sujet qui vous tient particulièrement à coeur ! En tant qu'Européen convaincu, vous aimez à souligner l'importance de promouvoir une approche commune de l'enseignement de cette matière afin, dites-vous, que les nouvelles générations ne deviennent « pour moitié nationaliste et pour moitié amnésique » !
Vous rappeliez dans Le Monde en 2022, que « l'enseignement de l'histoire est un champ de mines, une cause d'embarras pour tous les pays, car aucun d'entre nous ne supporte qu'une institution extérieure le conseille, le blâme ou le classe sur la qualité de son enseignement en la matière ».
C'est l'objectif de l'Observatoire que de comparer les méthodes et les programmes en vigueur dans les États européens et d'établir des recommandations afin d'inviter ceux-ci à s'entendre sur un socle commun d'enseignement.
À l'occasion de cette audition, nous sommes bien entendu impatients d'en savoir plus sur la méthode de travail de l'Observatoire et la nature des relations qu'il entretient avec les différents pays et les différentes autorités politiques.
Nous sommes également curieux de vous entendre nous présenter les principales conclusions de votre rapport sur l'état de l'enseignement de l'histoire en Europe, que vous avez publié à la fin de l'année dernière.
Avez-vous, à cet égard, noté une spécificité de l'enseignement de l'histoire en France ?
Monsieur le président, je vous laisse la parole pour un propos introductif d'une dizaine de minutes. À l'issue de celui-ci, je suis certain que mes collègues ne manqueront pas de vous interroger sur le sujet.
Avant de vous céder la parole, je me permets enfin de vous rappeler que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat.
M. Alain Lamassoure, président du comité de direction de l'Observatoire de l'enseignement de l'histoire en Europe. - Monsieur le président, je voudrais vous remercier de votre invitation, vous féliciter de votre réélection et vous dire combien je suis impressionné et ému de retrouver des visages connus et aimés, mais aussi d'être devant la Haute Assemblée et votre commission.
Dans une vie politique assez remplie, j'ai exercé tous les mandats électifs possibles, sauf celui de sénateur, dont je ne me suis pas senti digne.
J'ai arrêté toute activité politique il y a maintenant cinq ans, mais j'ai voulu continuer à essayer d'être utile à la cause de l'Europe, de la paix et au rayonnement de notre pays.
J'ai été amené à m'intéresser à l'enseignement de l'histoire à la suite d'une série d'événements qui m'ont beaucoup marqué. Je n'en citerai qu'un seul. Il remonte à la fin des années 1990.
En Hongrie, qui n'était plus communiste et candidate à entrer dans l'Union européenne, dirigée à l'époque par un gouvernement socialiste, j'étais allé inaugurer des classes financées par l'Union européenne en vue de diversifier le contenu et les méthodes de l'enseignement.
Je visite un lycée pendant les cours. On pousse la porte d'une salle de classe. C'était une classe de seconde, un cours d'histoire. On me montre le manuel. Je ne connais pas le hongrois, mais je connais ma géographie politique. Quelle n'est pas ma surprise d'y voir non pas la carte de la Hongrie d'aujourd'hui mais celle de la Hongrie de 1867, du temps de l'empire austro-hongrois !
À l'époque, le territoire du Royaume de Hongrie était trois fois plus grand que celui de la Hongrie actuelle et comprenait notamment la Croatie, la province serbe de Voïvodine, le banat de Timisoara-Temesvar et la Transylvanie, qui sont roumaines, pratiquement toute la moitié sud de la Slovaquie et même une petite partie de l'Ukraine, qu'on appelle la Ruthénie subcarpatique.
Cela m'a fait un choc. C'est exactement comme si, en France, on projetait la carte de la grande nation napoléonienne de 1811, qui comptait 130 départements, et qui allait de Hambourg, chef-lieu des Bouches de l'Elbe, jusqu'à Rome, chef-lieu des Bouches du Tibre avec, au milieu, les départements de Genève et de Bâle, en Suisse. Évidemment, ce ne serait pas très bien ressenti par nos voisins.
À partir de là, je me suis intéressé à l'enseignement de l'histoire à l'école et me suis demandé si, au moins dans certains pays - pas dans le nôtre, où le problème est différent me semble-t-il - l'émergence que l'on constate hélas presque partout de partis qualifiés de populistes, de xénophobes et de plus en plus nationalistes n'avaient pas, parmi d'autres causes, la mauvaise qualité de l'enseignement de l'histoire à l'école.
C'est à partir de là que j'ai voulu y travailler. L'Union européenne n'est pas compétente en matière d'éducation. Son programme phare, Erasmus, vise à faciliter les déplacements des étudiants, des élèves et des enseignants, mais l'Union européenne n'a aucune compétence sur le contenu et les méthodes d'enseignement.
Par contre, le Conseil de l'Europe, institution plus ancienne et très différente, qui n'a pas le pouvoir de légiférer et de réglementer mais celui de faire des recommandations, notamment pour diffuser et transmettre les valeurs communes européennes, détient cette compétence.
J'ai donc convaincu le Gouvernement et le Président de la République de proposer au Conseil de l'Europe la création d'un observatoire de l'enseignement de l'histoire dans l'enseignement primaire et secondaire, idéalement dans tous les pays membres du Conseil de l'Europe, au moins dans les pays acceptant de jouer le jeu.
Cette proposition modeste est la seule susceptible d'être acceptée par les États, y compris le nôtre. L'idée, à partir de la collecte des informations permettant de faire la description de ce qu'est l'enseignement de l'histoire dans les écoles d'un maximum de pays européens, était de pouvoir établir des comparaisons et, là où les méthodes et le contenu de l'enseignement n'apparaissent pas conformes aux recommandations adoptées par le Conseil de l'Europe ou autres institutions internationales comme l'UNESCO ou l'OCDE, faire pression grâce aux enseignants, étudiants, associations de professeurs ou d'élèves, parlementaires, médias, etc. afin d'améliorer la situation. Si on met à jour un certain nombre de faits incontestables, cela facilitera le débat et permettra d'améliorer les choses.
Nous avons créé un petit organe auprès du Conseil de l'Europe, adossé à celui-ci, mais politiquement, juridiquement et financièrement indépendant. Les activités de l'Observatoire ne sont pas financées par le Conseil de l'Europe, mais par des contributions des États qui ont accepté d'en faire partie et de mettre à la disposition de l'Observatoire les informations permettant de décrire le système d'enseignement. Nous avons réussi à obtenir l'unanimité des 48 pays sur le principe de la construction de cet Observatoire et sur ses statuts à l'issue d'une négociation que nous avons menée en 2020, entièrement sur Zoom.
Malheureusement, la pandémie qui a ruiné les finances publiques a conduit à faire des économies et à refuser des dépenses nouvelles. Nous nous sommes retrouvés avec dix-sept pays seulement, alors que nous espérions au départ, avec le ministre de l'éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, en avoir deux douzaines. Je reviendrai sur la composition de l'Observatoire s'il y a des questions à ce sujet.
Cela permet un échantillon assez intéressant. Nous avons veillé à mettre en place un conseil scientifique. Comme dans toute organisation, il existe un conseil politique où chaque Gouvernement nomme un représentant. J'ai été nommé représentant pour la France et élu président du comité directeur politique, qui a choisi un conseil scientifique.
Je suis heureux que nous ayons, à l'unanimité, retenu des personnalités exclusivement sur leurs références professionnelles. Sur les onze membres, trois sont originaires et travaillent dans des pays qui ne sont pas membres de l'Observatoire. Nous comptons même une Australienne.
Le conseil scientifique a envoyé des questionnaires détaillés aux administrations de l'éducation des État membres, afin d'avoir une photographie de leur enseignement pour déterminer qui définit les programmes, quel est leur contenu, comment sont choisis et formés les professeurs, quel est le statut des manuels, connaître la marge de manoeuvre des enseignants et s'il existe des problèmes en salle de classe.
Nous avons envoyé un second questionnaire directement aux enseignants et avons reçu plusieurs dizaines de milliers de réponses. Statistiquement, ces réponses ont une valeur scientifique. Nous avons veillé à la neutralité politique parfaite de l'exercice et à sa qualité scientifique. La synthèse a été faite sous l'autorité du conseil scientifique sur la base des réponses à ces questionnaires.
Nous avons publié notre premier rapport sur la situation dans les dix-sept pays. Parallèlement, nous nous sommes intéressés aussi à ce qui se passe dans les pays qui ne sont pas membres, au sujet desquels nous avons beaucoup d'informations. Rien n'est confidentiel sur le contenu des programmes, qu'on peut lire au Journal officiel. Quant aux manuels, on peut se les procurer en librairie.
Ainsi, l'institut Georg-Eckert, en Allemagne, collationne depuis la dernière guerre tous les manuels de tous les pays européens et l'on trouve les programmes sur Internet. On peut savoir aussi, grâce aux archives du Conseil de l'Europe, ce qui se passe dans les autres pays.
Quels sont les principaux enseignements de notre rapport, et comment pouvons-nous percevoir la situation sur l'ensemble du continent européen ?
Nous avons retiré de tout ceci un certain nombre d'enseignements intéressants du point de vue technique pour les ministères de l'éducation sur les méthodes pédagogiques et l'existence de problèmes communs qui ne sont pas réglés et qui handicapent l'enseignement de l'histoire, comme le problème de la formation initiale des professeurs sur l'usage des nouvelles technologies de l'information - qui sont d'ailleurs de moins en moins nouvelles, mais qui se renouvellent avec l'intelligence artificielle.
Le problème est énorme pour l'enseignement de l'histoire, l'irruption d'Internet et de Wikipédia constituant une véritable révolution à laquelle les professeurs ne sont pas bien préparés.
Il en va de même pour la formation continue des professeurs. Un autre élément très intéressant porte sur les progrès de l'histoire scientifique, avec l'ouverture des archives de la Deuxième Guerre mondiale et la multiplication des travaux universitaires.
Un autre point commun extrêmement intéressant est la difficulté que l'on rencontre dans presque tous les pays pour évoquer certains sujets devant certains publics. En France, nous avons à l'esprit la tragédie de Samuel Paty et celle, plus récente, d'un professeur de littérature. Nous savons et avons documenté les difficultés qu'on rencontre vis-à-vis de certains publics, notamment des enfants de confession musulmane, mais ce n'est pas spécifique à la France ni au public musulman. On a rencontré le cas d'un pays d'Europe de l'ouest où on ne peut enseigner la Shoah devant des classes de petits chrétiens du fait de réactions violentes, soit pour nier la Shoah, soit pour s'en réjouir.
Dans d'autres pays, notamment des pays d'Europe centrale et orientale - c'est un problème que la France dit ne pas connaître -, cela vient de l'histoire des communautés minoritaires ethniques et parfois religieuses, comme en Bosnie, etc.
Le dernier problème commun est pour moi un grand sujet de surprise : on déplore dans tous nos pays la mauvaise qualité de l'enseignement de l'histoire, alors qu'il existe des réformes tous les ans ou tous les deux ans. Dans aucun pays on ne mesure le niveau des connaissances historiques à la fin de l'enseignement secondaire. Certes, l'histoire est une matière du baccalauréat, mais on ne tire pas d'enseignement du résultat des notes à ce niveau.
Ce sont des enseignements techniques au-delà desquels il existe des enseignements politiques. Nous sommes dans une assemblée parlementaire éminente, et c'est ce qui nous intéresse le plus : les difficultés sont communes ou spécifiques à certains pays.
La première difficulté qui nous est commune vient du fait que nous vivons en Europe dans un âge, notamment parmi les pays membres, que nous considérons à juste titre comme l'âge de la paix. Or l'histoire en tant que discipline à enseigner à l'école est née partout, au XIXe siècle, en même temps que les nations, et toutes nos nations, sans exception, sont nées dans la guerre, par la guerre et pour la guerre. Quand elles se sont transformées en État ou que l'aspiration pour devenir des États a commencé à se manifester fortement, on a enseigné aux enfants une histoire nationaliste.
La prose de Michelet, du point de vue de la littérature, est magnifique. Le contenu, quant à lui, fait sourire. En Allemagne, Ranke, son homologue, écrivait des choses identiques. C'est la même chose dans tous nos pays.
Enseigner l'histoire était facile : il y avait nous et eux. Eux, c'étaient les autres, donc des ennemis, et on enseignait à nos garçons - accessoirement aux filles - les exploits héroïques de leurs ancêtres de manière à ce qu'ils soient prêts, eux aussi, à aller mourir, le moment venu, pour la patrie. Cela a été le cas jusqu'en 1939 dans tous nos pays.
Or aujourd'hui, nous concevons les choses de manière assez différente, notamment en Europe de l'ouest, au sein de l'Union européenne. Il n'y a plus nous et eux, mais nous, nous et nous. Nous, fiers d'être citoyens français, avons besoin et aspirons à connaître le passé de notre pays. C'est notre identité. Nous, Européens, appartenons à une civilisation commune, dont nous avons besoin de connaître les formidables réalisations dans le passé, les pages très sombres aussi. Je ne citerai que la colonisation, les deux guerres mondiales et l'holocauste, dont nous, Européens, sommes les premiers responsables et les premières victimes, et dont les valeurs que nous pensions être universelles sont maintenant contestées par une partie du reste du monde, et les armes à la main par la Russie de Vladimir Poutine.
Enfin, nous, ceux que Villon appelait les « frères humains », les 8 milliards d'humains, sommes désormais connectés par Internet les uns avec les autres, soumis aux mêmes dangers planétaires d'origine humaine - réchauffement climatique ou risque d'apocalypse nucléaire - et aspirons évidemment à faire bénéficier le monde entier de la partie positive des acquis de l'expérience européenne.
Enseigner l'histoire sachant que le reste du monde n'a pas la paix en tête mais considère que la guerre peut être la continuation de la politique par d'autres moyens, selon la fameuse formule de Clausewitz, est évidemment beaucoup plus difficile, et concilier la fierté et l'identité nationale avec la tolérance de ce qui se passe dans les pays voisins, la prise de conscience qu'ils ont beaucoup de points en commun avec nous mais aussi des différences et que l'interprétation même de certains droits fondamentaux n'est pas la même, y compris dans l'Union européenne, est quelque chose qui est assez difficile à admettre et, à plus forte raison, à enseigner.
Face à cette difficulté, il faut éviter deux tentations. Je vais me permettre la coquetterie de citations littérales. George Orwell, auteur de 1984, avait cette formule cynique : « Qui maîtrise le présent maîtrise le passé, et qui maîtrise le passé maîtrise l'avenir ». Les dictateurs ont bien compris que leur pouvoir repose d'abord sur la réinvention du passé. Certains pays succombent malheureusement à cette tentation de présenter le passé sous un éclairage favorable à leur pouvoir actuel.
Il existe, sur l'ensemble du continent européen, des pays qui tendent à succomber à cette présentation, que je qualifierai diplomatiquement de chauvinisme de l'histoire, chauvinisme pouvant aller jusqu'au nationalisme. Ceci ne s'observe pas simplement dans la partie centrale et orientale du continent mais, parfois, dans certaines régions d'Europe de l'ouest. Je pense à des pays qui ont décentralisé la compétence en matière d'éducation aux régions contrôlées démocratiquement par des partis nationalistes régionaux.
C'est le cas en Espagne, en Catalogne et au Pays basque. C'est le cas en Belgique, avec la Flandre. La première ligne du programme d'histoire de la Flandre est la suivante : « En Flandre, nous enseignons une histoire nationaliste ». Le mot s'y trouve en flamand.
C'est aussi le cas en Écosse. Le Scottish national party n'existait quasiment pas il y a vingt ans. Vingt ans après la mise en place de la dévolution, qui fait qu'en Écosse le programme d'enseignement est décidé à Édimbourg, on voit ce parti devenir le parti dominant.
Il existe une autre tentation. Je citerai Paul Valéry et cette phrase assez curieuse et terrible : « L'histoire est le poison le plus puissant inventé par le cerveau de l'esprit humain ». Certains pays en ont tiré la conclusion qu'il valait mieux ne pas parler du passé, qu'il était abominable et que les Européens avaient en outre une responsabilité toute particulière, pour ne pas dire unique - on tombe là dans l'idéologie woke - dans tous les malheurs de l'humanité et il vaut mieux ne pas enseigner le passé pour ne pas faire peser sur les frêles épaules de nos enfants toutes les calamités de l'humanité, surtout en Europe.
On n'enseigne donc pas l'histoire au sens d'une chronologie, d'une série d'événements qui ont des causes, qui se manifestent de manière particulièrement frappante lorsqu'il y a des guerres, des crises, des révolutions, et qui ont des conséquences.
Or si on n'enseigne pas l'histoire du XXe siècle, l'histoire des traités de paix après la Première Guerre mondiale et la conclusion de la guerre froide, comment nos enfants peuvent-ils comprendre ce qui se passe aujourd'hui entre la Russie et l'Ukraine ou entre Israël et les Palestiniens ?
Voilà la difficulté commune : combiner l'enseignement national, l'identité nationale avec la volonté de paix, de tolérance et d'ouverture au reste du monde.
Certains pays connaissent des difficultés particulières. Il faut notamment comprendre que nous, vieille démocratie solidement enracinée, nous ne sommes pas dans la même situation que des démocraties plus récentes, moins solides, parfois plus fragiles, ou que de vieilles nations, dont les jeunes États se sont constitués après la fin de la guerre froide et qui ne sont pas toujours complètement stabilisés.
Comment éviter que l'histoire de la Pologne, vue de Pologne, soit une martyrologie à partir du moment où ce malheureux pays a été, au XVIIIe siècle, découpé en trois, à trois reprises, par les empires voisins, au XIXe siècle soumis à la dictature russe et, en partie pour la Galicie, au pouvoir autoritaire de l'Autriche-Hongrie, moins pénible à subir, et surtout, au XXe siècle, le champ de bataille des deux monstres, Hitler et Staline ?
J'ai un jour échangé avec le remarquable Bronislaw Geremek, héros de Solidarnooeæ, franco-polonais, qui enseignait à la Sorbonne, grand historien, à propos de l'histoire de la Pologne. Il me disait : « Quelle légitimité as-tu pour parler de l'histoire de la Pologne ? ». Nos deux pays ont commencé la dernière Guerre mondiale le même jour et l'ont fini le même jour. Entre les deux, 6 millions de morts en Pologne - 3 millions de juifs, 3 millions de non-juifs, 600 000 Français. Nous étions alliés.
Cela n'autorise pas les dirigeants polonais à raconter ce qu'ils veulent sur l'histoire de la Pologne, mais nous oblige quand même à comprendre certaines choses quand nous parlons à des Polonais.
Autre exemple : la Slovaquie. Chaque pays a besoin d'enseigner son passé et doit aussi en être fier, même s'il existe bien sûr des pages sombres. La Slovaquie est née lorsque la Tchécoslovaquie s'est cassée en deux, à l'initiative de monseigneur Tiso, un prélat qui s'est voulu le Führer slovaque et qui, pendant la guerre, s'est lancé dans une compétition avec Hitler pour savoir lequel des deux ferait disparaître la plus grande proportion de juifs de son territoire. En fait, l'occupation nazie a été remplacée par l'occupation communiste. Le divorce des parties tchèque et slovaque de Tchécoslovaquie n'a pas été décidé par le peuple mais par les deux Premiers ministres de l'époque, qui se sont entendus. C'est évidemment extraordinairement difficile.
Dernier exemple : la Macédoine du nord. Ce pays est devenu indépendant en 1991. Tous ses voisins l'ont contesté. Les Serbes ont contesté son existence, les Albanais ont contesté sa consistance, les Grecs ont contesté son nom - problème réglé depuis -, et les Bulgares ont contesté et contestent toujours l'existence même de sa langue, considérant que la langue macédonienne n'existe pas. Circulez, il n'y a rien à voir !
Lorsqu'on additionne les problèmes communs à tous nos pays, on comprend que certains ont plus que d'autres des difficultés et ont besoin de temps. Le panorama n'est donc pas particulièrement brillant.
Je termine par deux exemples qui constituent l'horreur absolue. Je suis d'un tempérament optimiste, mais je termine sur une note très noire, plus sur Pierre Soulages que sur le bleu d'Yves Klein. J'aurai l'occasion de vous remonter le moral si nécessaire lors de nos échanges, même si, au Sénat, on sait faire la part des choses.
Le premier exemple est celui de la Bosnie. Lorsque la guerre civile s'est déclarée en Bosnie, vous vous en souvenez, nous avons été obligés de faire appel aux Américains pour mettre fin aux exactions des Serbes. L'Union européenne est intervenue après coup pour reconstruire ce qui avait été détruit, notamment les bâtiments publics et les bâtiments scolaires.
Nous avons émis une condition élémentaire au financement de cette reconstruction : que, désormais, les enfants des trois communautés religieuses qui s'étaient fait la guerre soient scolarisés dans les mêmes locaux.
Si vous allez aujourd'hui à Sarajevo ou à Banja Luka, vous verrez qu'en effet, tous les enfants sont dans les mêmes locaux. Toutefois, au rez-de-chaussée, se trouvent par exemple les petits musulmans, au premier étage les petits orthodoxes, au deuxième étage les petits catholiques. Chacun arrive à l'école avec un manuel d'histoire dans lequel on lui apprend que ses parents auraient été tués par les parents du dessus ou par ceux du dessous.
L'autre exemple, qui va peut-être vous surprendre davantage et vous scandaliser encore plus, c'est l'Irlande du Nord. Autant en Irlande du Sud, l'enseignement de l'histoire est remarquable et complètement apaisé, autant en Irlande du Nord, à Belfast ou Londonderry, vous constaterez qu'il y a encore plus de murs et de fils de fer barbelés qu'avant l'accord qui avait mis fin à la guerre civile et aux « troubles » du Vendredi saint 1998. Les petits catholiques vont toujours aux écoles catholiques, les petits protestants vont toujours à l'école protestante et apprennent que leurs parents ont été tués par les parents de l'école voisine.
Ce qui veut dire qu'il y a, en Europe, des pays ou des régions, en 2024, où l'enseignement de l'histoire sert à entretenir à feu doux les haines nationales qui, on peut le craindre, ne demanderont, le moment venu, qu'à repartir à feu vif.
C'est le rôle que jouait l'enseignement de l'histoire, même chez nous, en 1939. Nous avons réalisé en Europe de l'ouest, au sein de l'Union européenne et, en grande partie, à mon sens, grâce à la construction européenne, cette paix miraculeuse entre nos pays, cette réconciliation entre nos peuples. Si nous n'y prenons garde, nous risquons de voir nous succéder des générations faites de nationalistes, d'amnésiques et, au passage, d'ignorants complets de ce qu'a été la construction européenne.
M. Laurent Lafon, président. - La parole est aux commissaires.
M. Max Brisson. - J'ai grand plaisir, en raison de nos origines basques et béarnaises, à interroger le président du comité de direction de l'Observatoire de l'enseignement de l'histoire en Europe.
Pierre Ouzoulias et moi-même avons réclamé cette audition lors d'une réunion du Bureau de la commission, il y a une bonne année, et je ne le regrette pas. Une longue interview dans le journal Sud-Ouest m'a fait réactiver cette demande.
On vient de prendre conscience combien la construction des programmes d'histoire est complexe. L'ancien inspecteur général de l'éducation nationale que je suis, qui a mis la main à la pâte dans la fabrique de certains programmes, se rend compte que lorsqu'on confond histoire et mémoire, lorsque la concurrence des mémoires vient télescoper la fabrique des programmes d'histoire, lorsque les querelles universitaires - d'ailleurs très légitimes -interférent avec la construction desdits programmes, l'exercice devient des plus complexes parce qu'il touche au politique.
Je voudrais d'abord remercier Alain Lamassoure pour sa présentation, mais aussi pour le premier rapport produit par l'OHTE, qu'il préside. Quant à sa passion pour l'Europe, elle est connue de chacune et chacun d'entre nous.
Ce qui me paraît fondamental dans le rapport, c'est que, 75 ans après les premières étapes de la construction européenne, la connaissance de l'histoire commune et sa place dans les programmes est extrêmement faible. La perspective européenne est largement absente. C'est une première interrogation.
Nos histoires ont été construites dans des temps où les nationalismes caractérisaient l'Europe. La connaissance de notre histoire commune est une nécessité - et les retards sont considérables -, mais je crois aussi que la connaissance de nos histoires respectives l'est tout autant et ne conduit pas obligatoirement au dérapage nationaliste.
Je pense en particulier que les Hussards noirs de la République, lorsqu'ils portaient le roman national, étaient très loin de l'état de la connaissance scientifique de l'époque et encore plus loin de l'état de la connaissance scientifique d'aujourd'hui. Pourtant, ils ont porté un idéal républicain que nous avons aujourd'hui tous en partage.
Il faut donc trouver le bon équilibre entre la connaissance de l'histoire de chaque pays et la connaissance de ce que nous avons en commun, qui fait notre appartenance européenne, à côté de notre appartenance magyare ou française. C'est cet équilibre -le rapport le montre - qui n'est pas au rendez-vous, 75 ans après la création du Conseil de l'Europe.
Ce rapport m'a marqué à plusieurs titres : tout d'abord, il existe des éléments qui nous sont communs, alors que j'ai longtemps pu croire que l'objet politique qu'était l'enseignement de l'histoire était une spécificité française. Finalement, le rapport démontre que ce n'est pas le cas, que notre histoire, portée par les Hussards noirs de la République, se retrouve sous d'autres formes dans la plupart des pays d'Europe.
On peut aussi constater que l'enseignement de l'histoire court après la recherche historique - et c'est là la véritable difficulté -, celle de la définition d'une histoire que notre pays n'est plus capable de fournir, alors qu'il le fut par le passé.
On constate bien que l'enseignement de l'histoire dans tous les pays d'Europe est aussi marqué par des flux convergents, que cette histoire est en mutation permanente et qu'on la retrouve dans tous les pays. Elle est aujourd'hui très liée à l'élargissement des champs de la connaissance historique et de la recherche historique couverts par l'histoire et par les courants dominants à travers les lunettes avec lesquelles on regarde l'histoire d'aujourd'hui. Rien n'a finalement changé : nos lunettes ont changé, elles sont plus wokistes mais accordent en tout cas une place plus grande que par le passé à l'histoire des minorités ou du genre. Ayons la modestie de penser que les lunettes de demain seront différentes.
Je voudrais à présent poser deux ou trois questions.
Tout d'abord, comment expliquer cette absence de perspective européenne 75 ans après ? Pourquoi l'Europe n'occupe-t-elle pas une meilleure place dans la fabrique des programmes, au moins dans les pays fondateurs, qui ont déjà 75 ans d'histoire commune et partagée ? N'est-ce pas, sans être sévère, la fin d'une illusion que portaient les pères fondateurs de l'Europe, celle d'une grande histoire commune, vectrice d'un destin commun ?
En France, la société attend davantage d'histoire nationale et l'exprime fortement dans le débat public. Il n'existe aucune évaluation -et on peut le regretter -, mais les inspections successives montrent bien qu'un certain nombre de repères et de socles communs qui étaient évidents en matière d'histoire nationale il y a trente ou quarante ans ne le sont plus aujourd'hui.
Cela interroge la nation, et c'est bien normal : un certain nombre de repères ne sont plus au rendez-vous des connaissances minimales que pouvaient avoir les collégiens français il y a quarante ou cinquante ans. Comment conjuguer le retour attendu à une histoire plus nationale avec la perspective européenne nécessaire et une histoire qui reste universelle ?
M. Yan Chantrel. - Nous sommes ravis de vous accueillir en tant que président de l'OHTE, d'autant plus que nous partageons avec vous le fait que l'enseignement critique de l'histoire doit être préservé et promu face à la montée du nationalisme, du révisionnisme et à la diffusion croissante des contre-vérités et des manipulations historiques.
Nous croyons aussi en la valeur émancipatrice de l'enseignement de l'histoire. Je reprendrai une phrase de Jean Jaurès lors de son discours à la jeunesse : « L'histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais justifie l'invincible espoir ».
C'est sous ce prisme qu'on a lu avec attention le rapport général de l'OHTE sur l'état de l'enseignement de l'histoire en Europe. L'état des lieux qui y est présenté est très intéressant. À ce titre, vous insistez particulièrement sur la prise en compte de perspectives multiples. A-t-on aujourd'hui des données sur la diffusion du manuel d'histoire franco-allemand depuis sa publication par Nathan, en 2006, et sur son usage en France et en Allemagne ?
Par ailleurs, l'Observatoire a-t-il vocation à lancer un travail du même type pour forger une histoire et une historiographie de l'Europe qui puisse être partagée à travers le continent pour sensibiliser notre jeunesse au regard des autres sur ce passé commun et lutter contre les révisionnismes ?
Votre travail montre aussi que nos enseignants s'inscrivent dans une pratique critique et réfléchie de l'histoire, notamment dans l'évaluation par des exercices argumentés, comme la dissertation, plutôt que des QCM, qui sont pratiqués par d'autres pays.
Votre travail est précieux pour défendre l'ambition et les exigences de nos enseignants face aux critiques faciles qui leur sont parfois adressées, ici ou ailleurs.
Votre rapport a aussi le mérite de rappeler les difficultés auxquelles sont confrontés nos enseignants. La surcharge des programmes est au centre de leurs préoccupations. 68 % des enseignants français trouvent que le programme d'histoire n'est pas réalisable. C'est le plus fort taux, derrière l'Andorre. Les conséquences de cette surcharge, c'est le manque de temps pour la formation continue, notamment aux méthodes actives d'apprentissage, aux pédagogies collaboratives et à l'usage des nouvelles technologies et des ressources pédagogiques innovantes.
Pire, les enseignants français sont ceux qui considèrent le plus que leur offre de formation s'est dégradée. En histoire comme dans d'autres matières, la formation des enseignants - nous le disons assez régulièrement dans cette commission - est le talon d'Achille de l'éducation nationale et doit constituer une priorité.
Enfin, on voit que les manuels scolaires sont la ressource pédagogique la plus souvent utilisée par les enseignants, tout particulièrement en France, où ils sont ceux qui utilisent le moins leurs propres notes.
Cela doit nous alerter, à l'heure où la ministre de l'éducation nationale, suivant les pas de son prédécesseur, s'apprête à publier un d'écrit qui instaure la labellisation des manuels scolaires. Vous êtes soucieux de lutter contre toute histoire officielle. Ce projet attestant la conformité des manuels scolaires au programme d'enseignement et sa qualité pédagogique et didactique, délivré par un conseil nommé par la ministre, vous inquiète-t-il autant qu'il nous inquiète ?
M. Pierre Ouzoulias. - Comme vous, monsieur le président, je crois qu'à une époque où on explique qu'il n'y a plus de grande idéologie, de grande théorie, le récit national s'affirme avec beaucoup de force. Je rappelle avec vous que l'invasion de l'Ukraine par la Russie a été préparée par une forme de révisionnisme historique que Poutine a dirigé personnellement.
M. Alain Lamassoure. - En signant un livre intitulé « Histoire de la Russie et de l'Ukraine », dans lequel il prétend que l'Ukraine n'a jamais existé !
M. Pierre Ouzoulias. - ... Et que l'identité ukrainienne en tant que langue et nation n'existe pas.
Tout cela a été réalisé trois à quatre ans avant l'invasion. Il y a donc une réelle flexion idéologique et le récit national en fait partie.
Nous sommes très proches du 21 février et de la panthéonisation de Manouchian. Je travaille beaucoup dans les écoles : on voit bien que, par le biais des manuels scolaires, peu d'élèves ignorent qui est Manouchian et ce qu'est l'Affiche rouge.
Je suis très surpris de voir le retentissement de cet événement dans la jeunesse. Cela renvoie sans doute à des choses extrêmement profondes : qu'est-ce qu'être Français ? Qu'est-ce que conduire sa vie jusqu'au sacrifice suprême ? Ce sont des choses qui questionnent les jeunes, dont on dit qu'ils sont totalement individualistes et s'attachent surtout à leur confort personnel. Ce n'est pas ce que je constate. Je pense qu'en l'espèce, l'histoire joue un rôle tout à fait exceptionnel.
Je parlerai ici en tant qu'historien de l'Antiquité et archéologue. Je lis beaucoup les manuels scolaires et suis affligé par la distance qui existe entre l'actualité de la recherche académique et ce que les manuels d'histoire en retiennent. L'histoire de la Gaule a 30 ans de retard. Les archéologues ont totalement changé la vision que nous avons de la Gaule, et on attend que les manuels d'histoire prennent ce changement en compte. On n'en est plus à nos ancêtres les Gaulois qui vivaient dans des huttes et mangeaient des sangliers, mais on n'en est pas loin. Il y a là une sorte de lapsus dont je ne m'explique pas la perpétuation.
Pour reprendre le propos de Max Brisson, avec qui je suis tout à fait en accord sur l'histoire de l'Antiquité, la religion devient quasiment la clé essentielle de compréhension de l'histoire. L'Antiquité est presque exclusivement abordée par le biais d'une histoire de la religion et de la naissance du christianisme. Tous les problèmes économiques, qui étaient jadis relativement fondamentaux, ne sont plus expliqués, et les a priori peuvent être extrêmement difficiles à comprendre pour les enfants.
Un exemple : dans tous les manuels scolaires de troisième que j'ai lus, on ne dit jamais que le Christ est juif. Paul est juif, bien sûr, sans quoi on ne comprend pas le chemin de Damas, mais pas le Christ.
Il en va de même concernant l'apport de la culture juive à l'identité française. La culture juive est considérée entre deux événements, la Shoah, d'une part, et le christianisme, d'autre part. Entre les deux, on oublie complètement que la culture juive est constitutive de la culture française. Il y a eu de très grands penseurs de la Torah à l'époque médiévale. Tout cela est passé sous silence.
Ceci m'interroge sur la façon dont l'histoire est récupérée. De façon plus large, il serait fondamental qu'on puisse s'entendre sur une liberté académique qui protégerait partout en Europe la liberté pédagogique des enseignants d'enseigner comme ils le souhaitent.
Je suis partisan d'une citoyenneté européenne qui garantirait des droits. La liberté académique pourrait être l'un de ces droits. Il est aujourd'hui important d'apporter aux historiens polonais et autres un droit qu'ils n'ont pas.
Mme Annick Billon. - Selon un sondage récent, 35 % des jeunes ne datent pas le début de la Révolution française et 18 % des 18-24 ans n'ont jamais entendu parler de la Shoah. Cette situation, en termes de culture historique, est multifactorielle. On constate également que le Gouvernement a drastiquement diminué le nombre d'heures d'enseignement d'histoire et de géographie, notamment dans les lycées professionnels, où cela a été divisé par deux.
Ce qui m'interpelle dans votre rapport, c'est qu'on s'est assez peu renseigné par rapport à l'outil numérique. Je pense que l'outil numérique participe amplement au déficit de culture historique et géographique. Peut-être n'a-t-on pas mesuré l'impact qu'avait l'outil historique sur les générations actuelles.
On peut se dire, à la lecture de vos travaux, qu'il existe trois outils principaux : le contenu, les manuels et les programmes. Comment élaborer des manuels et des programmes totalement indépendants de visions politiques ou des partis pris ?
Par ailleurs, on a bien vu que la méthodologie avait évolué en matière d'enseignement de l'histoire. On a à un moment voulu que ce soit un enseignement chronologique, qu'il y ait une transversalité, que l'histoire soit enseignée dans plusieurs matières et qu'on fasse un lien systématique entre elles.
En matière de formation, vous l'avez dit, un certain nombre d'enseignants qui enseignent l'histoire ont un degré de formation très différent. Comment réussir à inverser la diminution de la culture de l'histoire en France ?
Mme Mathilde Ollivier. - Vous avez évoqué les ressources numériques et les défis dans l'enseignement de l'histoire à l'heure des réseaux sociaux. Comment le numérique et les fake news impactent-ils notre société dans le domaine de l'enseignement de l'histoire, mais aussi dans la perception de l'histoire par les jeunes générations ? Beaucoup de professeurs autoproclamés des réseaux sociaux proposent une histoire parallèle. Comment donne-t-on aux élèves les clés pour élaborer une analyse critique lorsqu'ils se retrouvent face aux fake news ?
Ceci fait le lien avec ce qu'on disait sur la Russie et l'Ukraine. Ce rapport à l'histoire est un enjeu majeur de la construction des idéologies en Europe.
Par ailleurs, vous avez indiqué que l'objectif de l'Observatoire était d'avoir un peu plus d'États membres qu'aujourd'hui. Pouvez-vous revenir sur les raisons pour lesquelles vous voulez faire adhérer plus de pays à l'Observatoire ? Je note que certains grands pays de l'Union européenne ne l'ont pas rejoint - notamment l'Allemagne et l'Italie.
M. Laurent Lafon, président. - Existe-t-il, au niveau universitaire, des travaux de recherche qui dépassent les pays ? La recherche universitaire est-elle limitée géographiquement au niveau national ou existe-t-il des programmes communs de recherche ? La recherche est-elle aussi un lieu de confrontation et de partage ?
Mme Béatrice Gosselin. - Dans l'enseignement primaire, on demande de considérer l'enseignement sous différents angles - sociétaux, économiques, etc. Or, on constate que les enfants n'ont plus aucune idée de la chronologie des faits historiques. C'est un réel problème. Cette pratique remonte à une quinzaine d'années, et c'est franchement désastreux pour la réalité et les connaissances historiques de nos enfants.
M. Adel Ziane. - Votre présentation, monsieur le président, comportait énormément de nuances. C'est ce qui m'a interpellé lorsqu'on a pris connaissance de votre rapport. Je considère qu'à l'échelle de notre pays, nous avons un passé en commun. Je constate le soutien que vous apportez à ceux qui enseignent l'histoire, qui ne sont aujourd'hui, à mon sens, pas assez soutenus de ce point de vue.
J'ai moi-même des enfants en primaire et au collège, et j'applaudis des deux mains le travail réalisé par le corps enseignant, dont les représentants sont dans les difficultés qu'on connaît par rapport à l'éducation nationale mais ont à coeur de faire connaître l'histoire de notre pays.
Je ressens, quand j'échange avec le personnel enseignant en tant que parent, sa volonté d'ouvrir une réflexion non seulement concentrée sur l'histoire de notre pays, mais aussi sur son environnement et son évolution dans un monde globalisé où on ne peut plus seulement se concentrer sur un récit national articulé autour de la vision d'un enseignement construit au XIXe siècle et au début du XXe siècle...
M. Max Brisson. - Elle n'existe plus !
M. Adel Ziane. - En effet, mais je me permets d'exprimer ma vision du sujet. On la retrouve parfois.
Comment se pratique de votre point de vue l'enseignement de l'histoire à l'université ? Quels sont les bons élèves de l'Europe qui se penchent sur cette question et essaient d'élargir le cadre de leur réflexion ?
Enfin, donnons-nous aujourd'hui les moyens à nos enseignes d'élargir et de renforcer leur enseignement de l'histoire et de la géographie à destination de nos enfants ?
M. Alain Lamassoure. - Je ne m'attendais pas qu'autant de sénateurs lisent le rapport, d'autant qu'il n'est pour le moment disponible qu'en langue anglaise. Il devrait être disponible en français d'ici un mois sur support papier.
Plusieurs sénateurs, ainsi que vous-même, monsieur le président, ont relevé cette différence, ce gouffre qui existe entre les travaux universitaires et ce qui se passe à l'école.
Lorsque j'ai commencé à réfléchir au problème, j'ai rencontré un assez grand nombre de grands noms parmi les historiens français, les chercheurs, ceux qui publient, ceux qui sont connus internationalement. Je leur ai présenté les préconclusions de nos travaux : ils étaient totalement abasourdis.
Je me suis rendu compte que même les meilleurs spécialistes français d'autres pays européens, qui connaissent à fond leur histoire, sont en contact permanent avec leurs homologues du monde entier, notamment des pays qu'ils étudient, ne s'intéressent absolument pas à ce qui se passe dans les salles de classe de ces pays. Quand je leur indique qu'on est entre le nationalisme et l'amnésie, je déclenche leur affolement.
Il existe un autre phénomène à propos duquel je donnerai une interprétation personnelle qui n'est pas celle de l'historien. J'ai été un politique : j'ai besoin de l'histoire pour faire de la politique, dans le bon sens du terme, c'est-à-dire pour conforter la réconciliation entre nos peuples.
L'Observatoire se préoccupe de la qualité de l'enseignement, de la pédagogie, mais s'assure aussi, conformément aux recommandations remarquablement rédigées par le Conseil de l'Europe et parfois par l'Union européenne ou l'UNESCO, que l'histoire est enseignée à partir de faits prouvés, documentés, vérifiés, dans une multiperspectivité, en écoutant le récit de l'autre et avec la volonté de réconcilier les uns et les autres, mais aussi, s'agissant d'une compétence nationale - qui le restera longtemps - en s'assurant que ces récits nationaux différents laissent émerger une culture et une communauté d'esprit européennes.
Or au niveau universitaire, au moins dans le cas de la France, j'ai l'impression, en tant que consommateur d'histoire, que deux écoles rivalisent en qualité mais appauvrissent les autres approches, l'école Boucheron, mondialiste - l'histoire mondiale de la France -, et l'école Pierre Nora, l'histoire nationalocentrée, absolument pas nationaliste, qui pousse à s'intéresser aux origines historiques, culturelles de la Nation française, de la République française, de l'État français - les monuments, les grands ouvrages, les traités de paix. Entre les deux, l'Europe ne figure pas !
J'en ai fait l'expérience au moment de Noël : dans aucune grande librairie on ne trouve un titre sur la construction européenne. J'ai fait la même expérience devant le directeur de Sciences-Po, il y a un ou deux mois.
Chaque année, on trouve un sujet à la mode - la colonisation en Algérie, le bicentenaire de la mort de Napoléon Ier. Tous les ans, on trouve plus de 50 titres nouveaux sur la Deuxième Guerre mondiale, 80 ans après, avec, là-dedans, plus de la moitié sur la Shoah. Sur l'Union européenne ou sur la biographie d'un grand Européen, on ne trouve rien. Pourquoi ? Cela n'intéresse pas les éditeurs, et il n'existe pas de travaux de recherche sur ce sujet.
Je reviens à Sciences-Po Paris, l'un des grands centres d'enseignement de l'histoire contemporaine : ce n'est que cette année que l'histoire de la construction européenne redevient une matière obligatoire, ce qu'elle était quand j'y étais - cela remonte à quelque temps.
La recherche, en France - et c'est la même chose ailleurs -, ne s'intéresse pas à l'histoire de l'Europe et de la construction européenne.
Un seul exemple pour faire écho à ce que disait M. Ouzoulias : le grand historien américain Timothy Snyder, qui vient de faire paraître la version française de son dernier ouvrage La route de l'esclavage, remarque que les Européens, s'enfermant dans des histoires vues d'un point de vue national, ne prennent pas conscience du fait qu'il y a eu des phénomènes européens avant même la construction européenne et que, par exemple, la révolution de 1848 est la première manifestation d'une opinion publique européenne et d'une aspiration à la liberté, à l'égalité et à la constitution de nations.
Quand on regarde les manuels de chaque pays, aucun n'évoque la révolution de 1848 comme un phénomène européen.
Chose plus surprenante, Timothy Snyder dit que les Européens ne sont pas conscients du fait que le plus ancien des peuples européens qui survit encore aujourd'hui est le peuple juif, malgré les efforts d'Hitler - et d'autres. Comme il n'existe pas d'histoire de l'Europe, on n'enseigne pas l'histoire du peuple juif.
Je suis totalement d'accord avec qui a été dit sur l'importance de l'école primaire dans l'enseignement de l'histoire. C'est en CM2 qu'il faut apprendre les bases de l'histoire et connaître les personnalités, car on s'en souvient sentimentalement toute sa vie. Le reste, on l'apprend intellectuellement.
Autant de pays, autant de situations. Il existe des pays, notamment l'Allemagne et, je ne sais pas pourquoi, l'Estonie, dans lesquels on n'apprend pas l'histoire en primaire. Cela ne commence qu'en seconde. Dans au moins un pays, on n'apprend l'histoire qu'en primaire, ce qui n'est pas idéal non plus - l'Irlande du Sud, pour des raisons liées à l'histoire de l'indépendance.
Il est donc nécessaire de veiller à ce qu'il existe une courroie de transmission entre les apports de la recherche. Certains progrès, y compris sur les temps les plus anciens, ne sont pas pris en compte par l'enseignement supérieur.
Comment s'assurer que cette dimension plurinationale, notamment européenne, soit mieux prise en compte ? J'ai longtemps cru qu'une bonne approche serait de mettre des Européens de tous les pays autour de la table pour qu'ils se mettent d'accord sur un récit commun.
Lorsque j'étais ministre des affaires européennes, j'avais même constitué un groupe d'universitaires prestigieux de tous les pays pour essayer de rédiger un texte commun. Je me suis rendu compte que c'est une erreur absolue.
Si un comité d'historien élabore une histoire de l'Europe, mis à part les auteurs, tout le monde sera contre. Les autres historiens seront furieux. Pour les opinions publiques, il s'agira d'une histoire sainte de l'Europe - Saint Jean-Monnet ou Saint Robert-Schumann, qui va peut-être finir par être béatifié !
On tombe là sur le problème relevé par plusieurs d'entre vous, à savoir le fait que les programmes d'histoire sont déjà surchargés et qu'on ne peut les élargir à l'histoire des pays voisins.
Le manuel franco-allemand présente une histoire contemporaine commune des deux derniers siècles, avec un texte, des illustrations, des commentaires identiques, à la langue près. C'est très intéressant, mais cet ouvrage a connu un très petit succès de librairie. Pourquoi ? Parce que les professeurs sont libres de choisir leur manuel ! Or ils ne l'ont pas fait, sauf dans les lycées qui délivrent l'Abibac, dans les écoles bilingues ou européennes.
Par ailleurs, ce manuel n'a jamais été mis à jour. Or en Allemagne, l'éducation, le contenu des programmes, le statut des manuels, etc. sont de la compétence des Länder. La fédération a interdiction, dans la Constitution allemande, de s'occuper d'éducation.
En France, les ministres de l'éducation ont tendance à changer assez souvent et à modifier les programmes. En outre, ces programmes ne sont pas les mêmes dans les Länder. Du coup, ce manuel a été peu choisi, mais le simple fait qu'il ait existé et que quelques-uns des meilleurs enseignants français et allemands, pendant deux ans, se soient mis d'accord sur la manière de raconter le passé est un formidable exemple de réconciliation des mémoires. Max Brisson évoquait la différence entre l'histoire et la mémoire : c'est un point fondamental.
Plutôt que d'essayer d'avoir une histoire commune à tous les pays européens ou à un certain nombre de pays, ma recommandation est, à travers la multiperspectivité, de croiser les regards à travers quelques exemples. Ainsi, le 11 novembre 1918 a été le sujet le plus difficile à traiter pour les auteurs du manuel franco-allemand. Pourquoi ? La France en garde le souvenir de la victoire - la dernière de l'armée française -, acquise au prix d'un coût humain considérable.
En Allemagne, au contraire, on garde le souvenir d'un « coup de poignard dans le dos ». C'est le moment où est né la légende selon laquelle le pouvoir politique en déliquescence à Berlin a supplié les Alliés de signer l'armistice, alors que l'armée allemande disposait encore d'un million de soldats sur le sol français et qu'il n'y avait pas eu une seule paire de bottes françaises sur le sol allemand. Les Allemands voient dans le 11 novembre le début d'un processus abominable qui a conduit à la République de Weimar et à Hitler.
Plutôt que d'essayer de se mettre d'accord sur un récit commun, mieux vaut écouter le récit de l'autre. La Pologne, dans un premier temps, avait fait du 11 novembre la fête nationale parce que c'est à ce moment qu'elle a reconquis son indépendance, perdue depuis plus d'un siècle.
En Hongrie, les choses ont débouché sur la catastrophe du traité de Trianon, avec la perte des deux tiers du territoire et de la population. C'est un jour de deuil.
En Roumanie, pour la raison inverse, c'est aussi une fête nationale. En Espagne, ils ne l'enseignent pas, puisque l'Espagne n'a pas participé à la Première Guerre mondiale. Il faut donc comprendre cela et croiser les regards.
Mme Ollivier suggère qu'on apprenne aux enfants à s'approprier les réseaux sociaux à l'école et à faire la part des choses. C'est très intéressant, parce que c'est l'approche allemande de l'enseignement de l'histoire.
La différence d'origine entre l'approche française et allemande est la suivante : en France, on enseignait l'histoire pour acquérir des connaissances, autant que possible chronologiquement. En Allemagne, on enseignait l'histoire pour acquérir des compétences. L'Allemagne de l'Ouest, après 1945, avait honte de ce qui s'y était passé du XXe siècle, mais aussi au XIXe siècle. Ils ont voulu former des citoyens capables de résister à la propagande officielle. Ils forment donc de petits historiens : vérifier l'origine des sources, les croiser, les compléter, interpréter les documents, etc. Ce qu'il faut maintenant, c'est appliquer ces sources d'information extraordinairement nombreuses et trop souvent empoissonnées que sont les réseaux sociaux. C'est le conseil que je donne.
Le nombre des membres de l'Observatoire, jusqu'à présent, a été limité à dix-sept. Nous avons été victimes au départ de la pandémie, puis il s'est produit un phénomène assez curieux : la Russie, qui a voulu être parmi les pays fondateurs et qu'on n'a naturellement pas exclue a priori, mais qui l'a été en 2022, a dissuadé les pays voisins de rejoindre l'Observatoire.
Par contre, la Turquie, qui a voulu faire partie des pays fondateurs, a encouragé les pays voisins à faire partie de l'Observatoire. C'est très intéressant et rend optimiste pour l'avenir. Sont venus me voir l'un après l'autre, et sans s'être concertés, le représentant de la Turquie, puis celui de l'Arménie, tous deux me disant qu'il faudrait un jour réconcilier leur mémoire pour aboutir à des relations diplomatiques normales.
Depuis la guerre en Ukraine, le sentiment vis-à-vis de la Russie a complètement changé. Du coup, l'Ukraine est devenu membre de l'Observatoire. La Moldavie a fait le premier pas en tant qu'observateur, et je vais me rendre en Pologne maintenant que le changement de Gouvernement va rendre les contacts plus faciles. J'ai donc bon espoir de compléter notre échantillon.
En Allemagne, nous nous heurtons depuis l'origine à un problème que je n'ai pas pu surmonter, qui est la compétence des Länder, avec l'obligation d'avoir l'accord de Berlin, les Länder étant compétents sur le contenu des programmes mais n'ayant pas le droit de signer des accords internationaux.
L'adhésion sera juridiquement matérialisée par un traité qui ne pourra être signé qu'à Berlin. Il faut qu'ils se mettent d'accord. Quand je rencontre les Länder, ils me disent que c'est Berlin qui ne veut pas, et quand je rencontre Berlin, ils me disent le contraire.
Je souhaite qu'à l'occasion, on en parle au plus haut niveau. C'est évidemment une action à long terme, mais le fait de mettre en place un système qui consolidera la réconciliation entre nos peuples plutôt que d'encourager à raconter n'importe quoi sur le passé, comme le fait la Russie, devient d'une importance considérable, même pour nos dirigeants - bien que le contenu des programmes soit décidé au niveau régional.
M. Chantrel s'est interrogé sur la labellisation des manuels. En la matière, tous les systèmes existent. En France -et c'est le cas de très peu d'autres pays -, la liberté est totale. N'importe qui peut écrire un manuel s'il trouve un éditeur, et n'importe quel professeur peut le choisir.
À l'autre bout, dans d'autres pays, il existe un seul manuel obligatoire par niveau de classe, y compris dans des pays qui sont des démocraties qui ne fonctionnent pas si mal. Je vous laisse juge.
Et puis il y a toutes les gammes intermédiaires. La solution la plus fréquemment retenue, c'est la labellisation, comme en Allemagne, pour s'assurer que le manuel traite bien le programme de l'année, sans se préoccuper de la manière dont il le traite. Cela ne pose aucun problème : personne ne l'a jamais contesté.
Je ne prends pas parti sur les projets éventuels, mais je constate que, sans labellisation, cela fonctionne très bien en France. On a déjà suffisamment de mal à changer ce qui ne fonctionne pas, on ne va pas changer ce qui fonctionne !
Je voudrais revenir aux propositions de certains d'entre vous, que je pense à titre personnel utiles pour les membres de l'Union européenne, d'autant qu'en ce moment même, le Parlement européen travaille sur des recommandations. Ils m'ont auditionné. J'ai fait un certain nombre de suggestions.
Je trouve qu'il serait bon que tous les pays de l'Union européenne s'engagent à enseigner l'histoire chronologiquement. Or certains ne le font plus.
La moitié des 27 pays n'enseignent pas l'histoire de la construction européenne. Je donne des cours sur le budget européen à Sciences-Po. Dans ma classe, j'ai en ce moment des Allemands, des Italiens, des Espagnols, des Suédois, des Finlandais, des Suisses et des Chinois. La semaine dernière, j'ai parlé de Jean Monnet : ils ont écarquillé les yeux. J'ai parlé de Konrad Adenauer. Les Allemands étaient contents, les Français n'en avaient jamais entendu parler !
Je propose aussi un Erasmus pour les professeurs d'histoire. Si on veut que chaque professeur vive la multiperspectivité pour avoir l'équivalent du Capes, obligeons-les à faire un stage pendant plusieurs mois dans un pays voisin pour enseigner selon le programme et les manuels en vigueur. Il y a beaucoup d'argent dans Erasmus, et on ne sait pas trop quoi en faire.
Par ailleurs, puisque l'Union européenne va s'ouvrir à de nouveaux membres, ajoutons aux trois critères d'adhésion un quatrième qui stipule que ne peuvent entrer dans l'Union européenne que des pays réconciliés avec leur voisin. C'est la moindre des choses. Nous n'allons pas faire entrer dans une famille réconciliée quelqu'un qui va expliquer qu'il est fâché avec un pays tiers. La Serbie et le Kosovo ne vont pas entrer tant qu'ils sont à couteaux tirés ! Ce n'est pas possible.
La Macédoine du nord doit se réconcilier avec la Bulgarie. D'ailleurs, nous sommes prêts à y travailler. J'ai fait des suggestions au sein de l'Observatoire pour les aider à échanger entre eux. Un critère d'accession me paraît extrêmement important. J'ai soumis cette idée aux plus hautes autorités de la République.
Il m'est venu une idée au sujet de la liberté académique. J'avais une formule explosive - mais au Sénat, on sait déminer le terrain : inscrire quelque part, dans un bout de loi - mais pas dans la Constitution -, que tout citoyen français a le droit et le devoir de connaître l'histoire de France. Chaque mot suscite des objections, soulève des problèmes, mais cela signifie qu'il faut enseigner l'histoire. Pour un citoyen français qui n'est pas originaire de France, ce n'est pas si mal.
Certains des pays qui n'enseignent plus l'histoire se trouvent aujourd'hui dans une situation assez cocasse : devant une pression migratoire forte venue de pays non européens, ils ont adopté des lois selon lesquelles il faut connaître l'histoire du pays pour en être citoyen. Le paradoxe, c'est que les nationaux ne connaissent pas l'histoire et que les citoyens de souche plus récente sont obligés de la connaître. Du coup, ils vont être conduits à généraliser l'enseignement de l'histoire !
On manie là de la dynamite, mais si l'enjeu à long terme est bien la réconciliation ou le retour à l'état de guerre ou à des rivalités permanentes, il faudra prendre des risques.
M. Laurent Lafon, président. - Merci. C'était passionnant. On ne parle pas assez d'histoire. L'avoir fait à travers vos travaux et ceux de l'Observatoire était très enrichissant.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France - Examen du rapport et élaboration du texte de la commission
M. Laurent Lafon, président. - Nous poursuivons cette réunion par l'examen du rapport de nos collègues Jérémy Bacchi, Sonia de La Provôté et Alexandra Borchio Fontimp sur la proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France.
M. Jérémy Bacchi, rapporteur. - Une nouvelle fois, le cinéma nous montre sa faculté à susciter des aventures collectives au sein de notre commission. Mes collègues Sonia de La Provôté, Alexandra Borchio Fontimp et moi-même avons aujourd'hui la lourde charge de vous présenter la proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France.
Cette proposition de loi constitue, puisque nous sommes dans l'univers du cinéma, le « deuxième épisode » de l'aventure dans laquelle notre commission s'est engagée l'année dernière avec le rapport d'information intitulé Le cinéma contre-attaque, que vous avez adopté à l'unanimité le 24 mai dernier.
En guise de préambule, nous pouvons nous féliciter de notre capacité collective à mener des travaux approfondis et transpartisans, puis de les voir déboucher sur des évolutions législatives dans des délais somme toute assez réduits. Nous parvenons ainsi à instaurer une continuité que je crois bienvenue entre la mission de contrôle et la mission de législation du Parlement. Je me félicite de ce qui devient presque une habitude pour nous, avec comme dernier exemple l'examen, la semaine dernière, de la proposition de loi sur l'accompagnement humain des élèves en situation de handicap, qui fait suite à la mission de notre collègue Cédric Vial sur le sujet.
J'en viens au coeur du sujet qui nous occupe aujourd'hui ; le rapport d'information sur le cinéma que Sonia de La Provôté, Céline Boulay-Espéronnier, à laquelle je veux adresser un salut très amical, et moi avions rédigé avait souligné la forte résilience de notre modèle de soutien et de financement du cinéma.
À ce propos, je vous ai présenté en novembre dernier le rapport pour avis sur le cinéma, dans lequel je faisais état de premiers chiffres encourageants sur la fréquentation des salles en 2023. Depuis lors, les chiffres définitifs du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) ont confirmé cet optimisme : 181 millions de billets de cinéma ont été vendus l'année dernière, soit une progression de 20 % par rapport à 2022. Le cinéma n'a pas encore retrouvé le niveau moyen de la décennie 2010, mais la fréquentation est maintenant en ligne avec la décennie 2000 et elle est très supérieure à celle des années 1990. Au petit jeu des comparaisons, constatons que notre fréquentation surpasse très nettement celle de nos voisins européens. Ainsi, l'Allemagne a enregistré en 2023 83 millions d'entrées, l'Espagne 68 millions et l'Italie, autrefois immense terre de cinéma, 63 millions. La France demeure donc de très loin le premier marché européen du septième art.
La fréquentation dans nos cinémas repose sur deux piliers qui se partagent 80 % du marché : les productions françaises d'un côté et les films américains de l'autre. En 2023, les films français ont représenté 40 % des entrées, soit un niveau supérieur à celui qui était observé avant la pandémie et qui correspond au niveau des films américains. Cette reprise accélérée et cette bonne santé de la production française doivent beaucoup, il faut le reconnaître, aux mécanismes de soutien adoptés à l'occasion de la pandémie. Ainsi, le CNC avait mis en place une garantie pour la continuité des tournages. Le Centre s'était engagé à rembourser les frais si les travaux étaient interrompus pour cause d'épidémie. Cela a permis aux tournages de reprendre très rapidement et, comme l'a indiqué le directeur général du CNC, n'a absolument rien coûté, puisque toutes les précautions avaient été prises sur les plateaux et qu'aucune garantie n'a finalement été appelée !
Les perspectives actualisées pour 2024 semblent cependant un peu moins bonnes. Les salles devraient souffrir de la conjonction de deux facteurs négatifs : d'une part, la grève qui a frappé Hollywood et a retardé les tournages, donc les sorties des films américains et, d'autre part, l'impact des évènements sportifs de l'année, notamment la coupe d'Europe de football et les jeux Olympiques et Paralympiques. Un grand réseau de salles très implanté en Île-de-France nous a ainsi confié sa crainte à ce sujet, car il possède de nombreux établissements situés à proximité immédiate des lieux de compétition...
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. - Le rapport d'information soulignait que le succès de notre cinéma - les auditions que nous avons menées avec les deux rapporteurs l'ont rappelé - résulte d'une alchimie complexe et quelque peu « magique ». Les mécanismes de soutien au cinéma sont anciens, avec la création du CNC en 1946, et se sont sans cesse adaptés depuis lors. Ils englobent trois éléments :
- des financements publics, via le CNC, procédant de taxes affectées, mais également de financements privés provenant des diffuseurs ;
- un encadrement réglementaire avec la chronologie des médias ou les engagements de programmation ;
- et un haut niveau de formation.
Ces mécanismes ont permis au septième art en France de résister successivement à l'arrivée de la télévision dans les années 1960, à celle d'internet dans les années 2000 et à celle du streaming à partir de 2010. On peut donc parler d'une « histoire d'amour au long cours » entre la France et son cinéma, ce qui nous singularise de nos voisins européens encore aujourd'hui, comme le montrent d'ailleurs les chiffres de fréquentation pour 2023 que vous a rappelés Jérémy Bacchi.
Ce rapport d'information a été très bien accueilli par la profession et les pouvoirs publics, grâce à son approche équilibrée sans être complaisante du cinéma.
Les auteurs du rapport d'information ne prétendent pas, au travers de cette proposition de loi, révolutionner des mécanismes complexes qui ont fait la preuve de leur efficacité. Toutefois, ce texte sera le premier exclusivement consacré au cinéma depuis la loi du 30 septembre 2010, qui ne concernait que l'équipement cinématographique des salles. C'est dire si nous n'avons que rarement l'occasion de nous pencher sur cette thématique, habituellement traitée via l'examen de projets de loi plus larges, qui renvoient d'ailleurs régulièrement à des ordonnances.
Le rapport de la commission comportait quatorze recommandations. La présente proposition de loi constitue la traduction législative des cinq recommandations qui ne pouvaient pas passer par la voie réglementaire. L'ancienne ministre de la culture avait fait part, lors de son audition devant la commission en octobre dernier, de son soutien à notre initiative. Je ne peux que croire que la nouvelle ministre s'inscrira dans cette perspective...
Le CNC nous a indiqué travailler pour mettre en oeuvre rapidement les recommandations relevant de son action. En un mot, tout cela est de bon augure pour la proposition de loi comme pour la réalisation concrète de nos travaux.
Mme Sonia de La Provôté, rapporteure. - Je vais maintenant vous présenter les grands axes de ce texte.
Les sept articles de la proposition de loi ont fait l'objet d'un dialogue nourri avec les parties prenantes et font l'objet, pour la plupart, d'une très large unanimité. Ils sont rassemblés autour des grands objectifs fixés dans le rapport : fluidifier les relations entre les exploitants de salles et les pouvoirs publics et promouvoir partout sur le territoire les films d'art et d'essai, notamment français, afin que chacun puisse bénéficier, quel que soit son lieu de résidence, de la créativité de nos réalisateurs.
Les articles 1er et 2 s'inscrivent dans la lignée des travaux de la mission de Bruno Lasserre, dont les conclusions ont été rendues publiques le 6 avril dernier et qui ont été très utiles pour notre réflexion. Ces articles ont pour objet de faciliter l'émission des cartes illimitées par les réseaux. Je rappelle que ces cartes, essentiellement distribuées par les deux grands réseaux Pathé et UGC, ont été lancées en 2000 et représentent 7 % de la fréquentation nationale et 20 % de la fréquentation chez les émetteurs. Il s'agit d'un système unique au monde et qui semble, par bien des aspects, en avance sur son temps, si l'on considère le développement ultérieur des offres d'abonnement des plateformes de streaming. Ces cartes sont un atout précieux pour la diversité, car elles sont une bonne incitation pour les salles à adopter une programmation variée, afin de justifier leur acquisition. Les possesseurs sont en effet significativement plus nombreux à assister aux projections de films français et d'art et d'essai.
Leur émission est actuellement soumise à une procédure d'agrément du CNC très lourde et contraignante, qui traduit en réalité la méfiance qui les entourait lors de leur création. La présente proposition de loi met donc en place un mécanisme plus souple mais qui - j'insiste sur ce point - ne fait pas l'économie des garanties apportées à la fois aux ayants droit et aux cinémas qui souhaiteraient s'associer à la formule. Le dispositif doit également permettre de rendre moins opaque la détermination du prix de référence, qui sert de base à la rémunération des auteurs et des distributeurs. De nombreux témoignages ont fait état d'une incompréhension sur ce prix, qui a évolué de seulement 1,8 % depuis 2000, quand le prix des cartes et des billets a connu une progression de plus de 30 %. C'est donc l'ensemble du modèle économique des cartes illimitées qui se trouvera modifié, notamment au bénéfice de l'ensemble des maillons de la chaîne du cinéma.
L'article 3 donne la possibilité aux exploitants de proposer en ligne des tarifs promotionnels sur le prix des billets. Il s'agit là encore de remédier à une incohérence un peu ancienne, afin de tenir compte de ce mode de commercialisation, qui tend à se développer de manière exponentielle, notamment avec les réservations par le biais des applications.
L'article 4 vise, sur le modèle des engagements de programmation des salles, à définir des engagements de diffusion des distributeurs. La mission a en effet constaté que les oeuvres classées en cinéma d'art et d'essai étaient moins souvent proposées dans certaines zones du territoire, que nous pouvons qualifier de « sous-denses ». Il est ainsi proposé que les distributeurs soient tenus de consacrer une part minimale du plan de diffusion à des établissements situés dans des périmètres géographiques identifiés au regard de leur faible nombre d'habitants.
L'article 5 donne en conséquence au CNC un pouvoir de sanction administrative en cas de méconnaissance par les distributeurs de leurs obligations. La Médiatrice du cinéma émettrait un avis sur cette sanction. Nous vous proposerons dans la suite de notre discussion un amendement COM-4 visant à affiner le mécanisme et à le rendre plus opératoire pour les professionnels, sans rien céder sur son ambition.
L'article 6 prévoit de conditionner le bénéfice des aides du CNC au respect par les producteurs des rémunérations minimales des auteurs prévues dans les accords étendus. Il prévoit également de moduler les aides en fonction du respect de critères environnementaux. Là encore, nous retrouvons la volonté exprimée dans le rapport d'information de mieux associer le cinéma aux grandes politiques publiques.
L'article 7 procède à des coordinations de nature juridique dans le code du cinéma et de l'image animée.
Enfin, nous vous proposerons un amendement important, qui a lui aussi fait l'objet d'une large concertation, sur le sujet épineux du piratage des oeuvres cinématographiques. Il s'agit notamment de lutter contre la pratique dite du « cam cording », qui consiste à filmer une oeuvre dans la salle et à la rendre immédiatement disponible sur un site en ligne.
Je vous indique en conclusion que le travail sur cette proposition de loi, mené en équipe avec les deux autres auteurs du rapport d'information et maintenant avec Alexandra Borchio Fontimp, représente dans notre esprit une étape nécessaire dans l'adaptation de notre cinéma au XXIe siècle. Rendre le cinéma plus dynamique, plus accessible, sur l'ensemble des territoires, mieux associer le cinéma aux grandes politiques publiques que sont l'attractivité des territoires, le respect des droits d'auteur et l'environnement, tels étaient les grands axes de notre action. Le travail ne fait cependant que commencer et nous aurons à coeur dans les mois qui viennent de veiller à la bonne mise en oeuvre par le CNC des recommandations qui dépendent de sa compétence.
M. Laurent Lafon, président. - Avant d'ouvrir la discussion générale, j'invite nos rapporteurs à nous présenter le périmètre de cette proposition de loi.
M. Jérémy Bacchi, rapporteur. - Je vous propose de définir le périmètre de la proposition de loi en réservant notre examen aux conditions permettant de conforter et d'améliorer l'attractivité des établissements de spectacles cinématographiques, aux engagements de diffusion des distributeurs et aux principes guidant l'attribution des soutiens financiers du CNC.
Mme Monique de Marco. - Je remercie les rapporteurs de ce travail transpartisan consacré à la filière cinématographique. Les textes consacrés au septième art étant rares, c'est une prouesse en soi.
Je souhaite en profiter pour élargir notre réflexion à ce sujet. En effet, est-il possible de conforter cette filière sans traiter pleinement les difficultés qu'elle traverse et qui détériorent l'image du cinéma français dans l'opinion ? La filière et le public attendent des réponses claires. Je pense ici à la question de la violence et du harcèlement sur les tournages et, plus largement, aux rapports entre les hommes et les femmes qui concourent à la réalisation d'oeuvres cinématographiques. Depuis des années, des voix s'élèvent pour dénoncer les violences physiques ou psychiques. Le manque de parité inquiète également, la filière étant encore dominée par les hommes. ; or cela a un impact sur le public et cela structure les représentations de nos concitoyens. La critique de cinéma Iris Brey a montré comment le regard féminin avait représenté une révolution à l'écran.
En réalité, ces attentes existent depuis le mouvement #MeToo. On avait assisté en 2018 à une montée des marches exclusivement féminine au 71e festival de Cannes et, en 2019, il avait été institué, sous l'impulsion de deux femmes - Françoise Nyssen et Frédérique Bredin, présidente du CNC - un bonus de 15 % pour le fonds de soutien pour les productions ayant recruté à parité. Depuis, plus rien. La charte pour la parité dans les festivals a donné peu de résultats et la formation de trois heures de rappel à la loi sur les violences sexuelles ou sexistes n'est dispensée qu'aux gérants des entreprises de production et non aux professionnels réellement chargés des ressources humaines sur les plateaux.
Ces attentes n'ont pourtant pas disparu et rejoignent l'accusation d'entre-soi qui touche le cinéma français, lequel protège ses monstres sacrés.
De façon générale, je m'interroge sur notre politique de soutien au cinéma. Cette proposition de loi comporte un certain nombre des mesures recommandées par Bruno Lasserre et, au fil des années, on s'est éloigné de l'idée d'une politique destinée à promouvoir l'exception culturelle française pour s'orienter vers une logique de rentabilité, qui profite à un faible nombre d'acteurs. Est-ce la vocation d'une politique culturelle que de financer des films facilement commercialisables ? Cela ne relève-t-il pas plutôt du ministère de l'économie ? Une telle logique est court-termiste, la vie d'un film dépasse la durée d'un quinquennat. Le CNC devrait concentrer son action sur les projets économiquement fragiles, portés par des réalisateurs débutants et sur l'accès à ce milieu. Il faut reprendre les travaux sur les quotas, à la suite de ce que Jacques Chirac avait imposé aux chaînes audiovisuelles en 2005.
Je proposerai des amendements allant en ce sens.
Sur la proposition de loi, je partage les inquiétudes émises à propos de l'article 4, dont la rédaction est datée et correspond à un contexte prénumérique, d'avant 2016.
Sur le prix des places, l'effort de simplification de la tarification doit se poursuivre. Les prix des abonnements doivent être réalistes au regard des prix proposés par les plateformes de vidéo en ligne. Le cinéma doit rester une expérience de salle.
Je salue la préoccupation des auteurs pour ce qui concerne la prise en compte des enjeux environnementaux lors de la production du film et la rémunération des auteurs. Je ferai néanmoins des propositions à ce sujet.
M. David Ros. - Nous tenons à saluer le processus qui a conduit de l'excellent rapport d'information à la rédaction de cette proposition de loi.
Au regard de la reprise des fréquentations, le cinéma semble bien enraciné. L'objectif de cette proposition de loi est de conforter la filière, de réduire les disparités territoriales et d'assouplir certaines procédures administratives.
Nous saluons les dispositions sur les cartes d'accès illimité, dont le déploiement sera simplifié. Nous saluons la conditionnalité des aides, notamment en fonction de la protection de l'environnement et de la juste rémunération des auteurs.
Enfin, nous nous réjouissons du traitement de la question des disparités territoriales et de l'obligation pour les distributeurs de diffuser plus équitablement les films d'art et d'essai, en particulier en milieu rural. Nous voterons pour cette proposition de loi.
Mme Laure Darcos. - Je remercie les trois rapporteurs d'avoir trouvé un point d'équilibre permettant d'obtenir un consensus sur la diffusion des films d'art et d'essai.
Un point de vigilance, toutefois : si l'amendement que vous allez nous proposer sur l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) et le piratage va dans le bon sens, car cette autorité tâche de réduire ses temps de traitement, prenons garde de susciter des réactions de gros opérateurs, qui demanderaient que le monde du cinéma paie, comme dans le sport. Le cinéma n'est pas le sport !
M. Stéphane Piednoir. - Je m'exprime au nom d'Agnès Evren, qui n'a pu participer à cette réunion.
La crise sanitaire a révélé les fragilités du modèle, mais la fréquentation est repartie à la hausse. Je salue la qualité du rapport d'information, dont les recommandations ont conduit à cette proposition de loi.
Je me réjouis de la suppression de l'agrément des cartes d'accès illimité, qui permettra de dynamiser cette belle formule. Je me réjouis également des nouvelles règles de diffusion des films d'art et d'essai dans les territoires ruraux et je me félicite des nouvelles obligations de production pour assurer la rémunération minimale des auteurs.
Le groupe Les Républicains votera pour cette proposition de loi.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Le groupe Union Centriste soutient cette proposition de loi qui fait suite à l'excellent rapport d'information précité. Le cinéma français est un secteur exceptionnel et sophistiqué.
Néanmoins, le rôle des régions n'a peut-être pas été assez souligné. Celles-ci investissent largement dans le secteur, via leurs fonds d'aides, notamment pour la rénovation des salles, qui constituent un maillage crucial. Il faudra rappeler que le CNC doit continuer d'être le bénéficiaire des taxes affectées. Ces taxes conditionnent la structuration de la filière avec les régions.
J'ai en outre une question sur la chronologie des médias. Il y a une négociation tous les trois ans et nous arrivons prochainement à l'échéance de la période triennale actuelle. Est-ce une occasion pour le législateur d'intervenir si ces négociations n'aboutissent pas ? Les usages évoluent très vite, donc la durée qui sépare la sortie d'un film de son exploitation sur d'autres canaux peut aujourd'hui paraître trop longue.
M. Jérémy Bacchi, rapporteur. - Les discussions entre opérateurs concernant la chronologie des médias reprennent. Il leur reste un peu moins d'un an pour se mettre d'accord. Nous considérons que nous avons intérêt à ce qu'ils s'entendent entre eux ; le législateur intervient seulement en ultime recours. La chronologie des médias est une exception française, mais elle dynamise la production des films. Certains souhaiteraient en effet la faire évoluer, mais nous laissons pour l'instant les opérateurs discuter.
EXAMEN DES ARTICLES
Article 1er
L'amendement rédactionnel COM-1 est adopté.
L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Article 2
L'article 2 est adopté sans modification.
Article 3
L'amendement rédactionnel COM-2 est adopté.
L'article 3 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Sonia de La Provôté, rapporteure. - Au travers de l'amendement COM-3, nous vous proposons de modifier le mécanisme des engagements de diffusion afin de le rendre plus applicable et acceptable par l'ensemble des professionnels que nous avons pu entendre lors de nos auditions.
Notre objectif est d'éviter une séparation entre ce que l'on pourrait appeler un « cinéma des villes » et un « cinéma des champs » ou, à tout le moins, des villes moyennes ou petites. Pour ce faire, il est essentiel de prévoir un mécanisme qui donne au CNC la capacité d'intervenir si des films d'art et d'essai porteurs ne sont pas distribués rapidement dans les zones les moins denses.
Cependant, ce principe d'équité territoriale sera d'autant mieux assuré qu'il reposera sur des règles acceptées par les professionnels chargés de le mettre en oeuvre. La rédaction que nous vous proposons précise ainsi les conditions de mise en oeuvre de ces engagements. Le principe serait non plus l'existence générale et permanente d'engagements de diffusion mais un mécanisme temporaire, limité aux situations dans lesquelles il serait objectivement constaté un déséquilibre dans la diffusion de ces films au détriment des territoires peu denses. Le président du CNC aura ainsi la capacité d'agir rapidement.
De cette manière, sans rien céder sur notre ambition initiale, je crois pouvoir dire que ce dispositif sera plus facilement accepté et intégré et que nous aurons enfin introduit dans notre droit des engagements de diffusion. Le système en manque singulièrement.
Mme Annick Girardin. - Je tiens à souligner à cet égard la spécificité des territoires ultramarins, où la situation est encore plus complexe.
L'amendement COM-3 est adopté.
L'article 4 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Article 5
L'article 5 est adopté sans modification.
M. Laurent Lafon, président. - Les amendements COM-6 rectifié et COM-8 rectifié sont irrecevables au titre de l'article 40 de la Constitution.
M. Jérémy Bacchi, rapporteur. - L'amendement COM-7 rectifié bis est irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution, au regard du périmètre que nous avons défini.
Mme Monique de Marco. - Je le conteste.
M. Jérémy Bacchi, rapporteur. - L'objectif de diversification et d'une meilleure prise en compte de la parité est présent dans le milieu du cinéma depuis plusieurs années, ce qui est très positif. Or cet amendement veut aller plus loin, en donnant au CNC une compétence pour établir des règles pour l'accès à différents postes. Cependant, il est sans lien avec l'objet du texte, puisqu'il ne concerne ni les conditions permettant de conforter d'améliorer l'attractivité des établissements de spectacle cinématographique, ni les engagements de diffusion, ni les soutiens financiers du CNC, c'est-à-dire les trois axes que notre commission a admis comme relevant du périmètre de cette proposition de loi.
Mme Monique de Marco. - J'en modifierai la rédaction afin de le redéposer en séance publique.
L'amendement COM-7 rectifié bis est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.
M. Jérémy Bacchi, rapporteur. - L'amendement COM-9 rectifié de Mme de Marco tend à réserver les aides financières du CNC aux oeuvres « dont la commercialisation anticipée n'est pas suffisante pour en permettre le financement » et au cinéma indépendant.
La logique de cet amendement semble être de réserver les aides à des films qui n'ont pas trouvé de financements suffisants, notamment les premiers films. Cela est contraire à la logique historique de financement du CNC et ne respecte pas le rôle de filtre que constitue pour un film la recherche de financements.
En outre, la catégorie des « salles indépendantes » n'a pas d'existence juridique.
Avis défavorable.
L'amendement COM-9 rectifié n'est pas adopté.
Mme Sonia de La Provôté, rapporteure. - L'amendement COM-10 rectifié a un objet quelque peu ambigu.
S'il concerne le patrimoine cinématographique en lui-même, il ne semble pas pertinent de limiter le patrimoine à une classe spécifique d'oeuvre, dont la définition est, au reste, assez floue. On peut le déplorer, mais une grande partie des grandes oeuvres cinématographiques patrimoniales du passé ont été le fait d'hommes. Les temps changent cependant, heureusement, comme en témoigne le succès de cinéastes françaises et européennes, c'est donc le patrimoine qui se construit actuellement qui s'inscrit dans la logique souhaitée par l'auteure de l'amendement.
S'il concerne, comme sa rédaction semble l'indiquer, les conditions de collecte et de conservation qui doivent être réalisées « dans des conditions représentatives de la parité », son objectif est moins compréhensible et probablement peu opérant.
Avis défavorable.
L'amendement COM-10 rectifié n'est pas adopté.
M. Jérémy Bacchi, rapporteur. - L'amendement COM-11 rectifié relatif à l'intelligence artificielle intervient dans un cadre dans lequel le droit européen s'impose, notamment pour ce qui concerne le droit d'auteur. Cette question ne relève donc pas de la compétence du CNC et une régulation des liens existant entre les droits d'auteur et l'intelligence artificielle serait contraire au droit européen en gestation.
Cela ne signifie nullement que notre commission ne se penchera pas sur ce sujet épineux au cours des années à venir.
L'amendement COM-11 rectifié n'est pas adopté.
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. - L'amendement COM-12 rectifié a pour objet de rendre inéligibles aux aides du CNC les entreprises de production d'oeuvres cinématographiques qui auraient financé des tournages pendant lesquels des faits de violences sexuelles ou sexistes auraient été constatés et qui n'auraient pas pris de mesures au moment des faits.
Cette proposition s'appuie sur le constat que de nombreuses productions seraient le lieu de violences sexuelles ou sexistes et sur l'idée selon laquelle la suppression des aides du CNC serait un moyen efficace d'inviter les producteurs à prendre les mesures adéquates.
Cet amendement est en pratique largement satisfait, car le code du cinéma et de l'image animée prévoit que « Le Centre national du cinéma et de l'image animée s'assure [...] du respect par les bénéficiaires des aides financières de leurs obligations sociales ». En écho à cette disposition, le règlement général des aides financières du CNC prévoit que, « En cas de non-respect de ces obligations, le Centre national du cinéma et de l'image animée peut refuser d'attribuer les aides demandées ou retirer les aides indûment attribuées ».
Pour toutes ces raisons, nous émettons un avis défavorable sur cet amendement.
L'amendement COM-12 rectifié n'est pas adopté.
L'article 6 est adopté sans modification.
Article 7
L'amendement rédactionnel COM-4 est adopté.
L'article 7 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. - Au travers de l'amendement COM-5, nous proposons d'apporter une amélioration au mécanisme de lutte contre les « sites miroirs ». Les conséquences du piratage pour l'ensemble des oeuvres cinématographiques et audiovisuelles sont énormes ; elles sont estimées à plus de 1 milliard d'euros par an, soit plus que le fonds de soutien au CNC.
Parmi les pratiques les plus courantes figure celle dite des « sites miroirs ». La loi du 25 octobre 2021 a donc prévu une procédure spécifique, qui permet de demander le blocage de ces sites. Toutefois, à l'usage, on a constaté trois limites majeures à ce dispositif : tout d'abord, les délais de mise en oeuvre, qui sont majorées par la nécessité d'attendre deux mois l'expiration des délais de recours avant que l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) puisse demander aux intermédiaires techniques d'appliquer sur le site miroir la décision de justice initiale ; ensuite, la nécessité de réunir pour chaque décision le collège de l'Arcom, qui ne se réunit que deux fois par mois ; enfin, le fait que seules les personnes directement concernées par la décision, soit les ayants droit directs, peuvent saisir l'Arcom, ce qui est en pratique complexe et qui interdit aux organisations représentatives comme aux organismes de gestion collective (OGC), qui disposent de plus de moyens, d'exercer une action efficace.
Le dispositif proposé permettrait de lever ces obstacles. Ainsi, l'Arcom pourrait procéder au blocage sans attendre l'expiration des délais légaux, ce qui va accélérer la procédure ; la décision relèvera de son président ou d'un seul membre du collège désigné par lui ; et la liste des personnes habilitées à demander le blocage sera élargie aux organismes de gestion collective et aux organismes de gestion collective, qui peuvent d'ailleurs déjà agir dans le cadre du code de la propriété intellectuelle.
L'amendement COM-5 est adopté et devient article additionnel.
La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
La réunion est close à 11 h 20.