Jeudi 1er février 2024
- Présidence de Mme Micheline Jacques -
Étude sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer - Audition de Jean-Claude Brunet, ambassadeur délégué à la coopération régionale
Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer, nous accueillons ce matin, et pour la seconde fois, Son Excellence M. Jean-Claude Brunet, ambassadeur délégué à la coopération régionale dans la zone de l'océan Indien.
Monsieur l'Ambassadeur, nous vous remercions de vous prêter à ce nouvel échange dont nous avons eu un avant-goût à l'occasion de l'audition de la Direction générale des outre-mer (DGOM), le 18 janvier dernier, afin d'approfondir avec nos rapporteurs ce sujet qui est au coeur de votre mission diplomatique.
Je rappelle que, pour cette étude, notre délégation a nommé un rapporteur coordonnateur Christian Cambon et trois binômes de rapporteurs, soit un binôme par bassin. Pour le bassin Indien, nos rapporteurs sont : Georges Patient et Stéphane Demilly.
La coopération régionale dans les outre-mer est encore trop peu développée alors qu'elle représente un potentiel considérable. Une meilleure intégration régionale pourrait, selon nous, constituer un levier de lutte contre la vie chère, mais aussi de meilleurs outils pour la gestion de certaines crises, comme l'eau à Mayotte.
Elle pourrait être aussi un facteur de stabilisation et de sécurité car de plus en plus, les outre-mer sont exposés à des risques environnementaux, mais aussi géostratégiques.
Les enjeux de police et de sécurité sont aussi croissants face à des réseaux criminels puissants...L'audition du général Lionel Lavergne, la semaine dernière, a été fort éclairante de ce point de vue !
Quel est l'état des lieux de la coopération dans la zone océan Indien ? Quels sont les obstacles à une meilleure intégration régionale des outre-mer ? Y a-t-il une coordination suffisante des actions de coopération des différents acteurs français (État, AFD, région, départements, communes, agences diverses de l'État) ? Permet-elle de dégager des axes d'action communs ?
Voici quelques-unes de nos interrogations...
Je laisserai nos rapporteurs vous questionner après votre exposé liminaire qui va vous permettre de revenir sans doute sur certains aspects de votre précédente audition mais aussi d'approfondir d'autres points et exemples précis d'après le questionnaire qui vous a été adressé.
Puis, comme à l'accoutumée, nos autres collègues poseront leurs questions à leur tour s'ils le souhaitent.
Vous avez la parole, Monsieur l'Ambassadeur.
M. Jean-Claude Brunet, ambassadeur délégué à la coopération régionale dans la zone de l'océan Indien. - Merci Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les rapporteurs, Mesdames et Messieurs les sénateurs et sénatrices
C'est un grand honneur et plaisir d'être parmi vous ce matin pour présenter la coopération régionale dans cette belle région de l'océan Indien. Comme vous l'avez rappelé Madame la présidente, je souhaiterais reprendre le fil de notre échange lors de ma dernière audition avec la directrice générale adjointe de la DGOM et mon collègue Roland Dubertrand en charge des Antilles Guyane, pour spécifiquement rappeler le contexte et la dynamique de la coopération régionale.
L'effort doit être soutenu. Nous devons franchir un saut qualitatif. Je voudrais vous faire part du cadre et des conditions de la dynamique en cours qui nous permettront de franchir ce saut qualitatif avec les territoires et les collectités.
Tout d'abord je rappellerai que dans la région de l'océan Indien, nous sommes avec nos outre-mer, La Réunion et Mayotte, partie intégrante de la région, et de la construction de la coopération régionale avec les autres îles et pays littoraux et côtiers de la région, selon plusieurs cercles concentriques : les îles du Sud-Ouest immédiatement voisines de La Réunion et Mayotte rassemblées au sein de la Commission de l'océan Indien (COI), mais aussi les partenaires d'Afrique australe et d'Afrique de l'Est ainsi que les pays de l'association des États riverains de l'Océan indien (IORA) dont la France est membre depuis trois ans. Il faut signaler à cet égard que davantage de nos territoires participent aux activités de l'IORA.
Si la situation est loin d'être satisfaisante en termes de pleine intégration régionale et si les dynamiques doivent être encouragées, ces dernières années marquent un progrès notable de la coordination, avec un renforcement des territoires. Nos deux objectifs visent d'un part à faire participer nos territoires ultramarins à la politique étrangère de la France dans la région et, d'autre part, à ce que les ministères concernés apportent sur place aux acteurs des territoires, avec les élus et les collectivités, un soutien coordonné grâce aux moyens du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, des ambassades et des préfectures. Nous avons en effet pour objectif que l'ensemble de ces coopérations renforcent l'attractivité de nos territoires, notamment en matière d'échanges économiques, de coopération universitaire et de tourisme.
Mon rôle est, à Paris, d'appuyer la coordination interministérielle. En cela, je travaille en lien étroit avec mes collègues du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, la Direction Afrique et océan Indien, le ministère de l'Intérieur et des Outre-mer et « l'interministériel ».
Je me rends régulièrement dans la région, en principe tous les deux mois. Lors de ma prise de fonction il y a un an, j'ai tenu à réserver mon premier déplacement à Mayotte.
Nous nous appuyons fortement sur les organisations régionales généralistes telles que la COI et l'IORA, dont la France est membre de plein droit et associe nos territoires de plus en plus à ses politiques et cadres.
Nous avons aussi d'autres enceintes spécialisées en dehors de ces deux grandes organisations, que ce soit dans le domaine de la jeunesse et des sports ou dans le domaine économique. Dans ces domaines, La Réunion et Mayotte sont pleinement intégrés malgré quelques progrès à réaliser dans le domaine de la reconnaissance internationale de la souveraineté française sur Mayotte. Néanmoins, il est important de mentionner les cadres économiques puisqu'un Forum économique des îles de l'océan Indien se tiendra à Mayotte en avril prochain, avec l'ambition d'obtenir une pleine intégration de ces deux territoires.
Je voudrais signaler aussi que la COI représente une priorité pour nous car elle gère directement des programmes pour plus de 200 millions d'euros, avec le soutien principal de l'Agence française de développement (AFD) et de l'Union européenne. La COI s'est fixé pour but de favoriser l'intégration régionale, de créer une communauté de destins entre les îles du Sud-Ouest de l'océan Indien. Il s'agit d'une organisation francophone qui développe des liens avec les États côtiers africains et au-delà. Pour notre part, nous consacrons à cette intégration forte de nombreux moyens financiers et humains en expertise à partir de la région, notamment grâce au maillage incomparable d'acteurs que nous pouvons mobiliser sur place sur ces programmes à La Réunion. Les thématiques extrêmement variées traitées par la COI sont d'un intérêt direct pour la politique étrangère de la France dans la région ainsi que pour l'attractivité de nos territoires, leurs intérêts et besoins spécifiques d'État insulaire dans la région.
Je donnerai juste une énumération de cette diversité de thèmes. Vous avez évoqué, Madame la présidente, les questions de sécurité. En effet, la sécurité et la sûreté maritime figurent parmi les thèmes importants de cette architecture régionale. De même, la surveillance épidémiologique et la santé humaine, animale et environnementale font partie du programme de surveillance épidémiologique et gestion des alertes (SEGA), qui a été particulièrement opérationnel dans le cadre de la crise du Covid-19 et qui pourrait l'être encore à l'occasion d'autres crises sanitaires.
Je citerai également les coopérations en matière de météorologie, la résilience des États côtiers, la sécurité alimentaire, l'entrepreneuriat, le développement des échanges économiques dans l'économie bleue et circulaire, le renforcement de la sécurité portuaire, la gestion des pêches, la coopération face aux risques naturels et la promotion dans le domaine culturel et de l'emploi dans les industries culturelles et créatives.
Pour terminer mon propos liminaire, j'ai évoqué un cadre favorable et une dynamique en cours. Lors de ma précédente audition, nous avions évoqué la mesure 54 du Comité interministériel des outre-mer (CIOM), prévoyant l'organisation de conférences de coopération régionale par bassin. Ces conférences existaient antérieurement mais sont aujourd'hui appuyées politiquement et font l'objet d'un suivi. Surtout, la mesure 54 décide pour la première fois que dans le cadre des conférences de coopération régionale, nous adopterons des stratégies de bassin concertées avec les territoires pour faire participer ces derniers davantage à la politique étrangère de la France dans la région. Il s'agira aussi de leur permettre de défendre directement leur attractivité et la coopération régionale. Ainsi dans ce cadre, se tiendra pour la première fois depuis longtemps à Mayotte en avril prochain, une conférence de coopération régionale pour l'océan Indien. Nous adopterons cette stratégie dans la cadre de la plateforme de coopération France de l'océan Indien, qui permettra d'échanger entre tous les acteurs (États, territoires, collectivités et ministères des Affaires étrangères et des outre-mer) du territoire pour préparer cette stratégie et en assurer le suivi.
Cette structuration nous aidera à renforcer la coordination, mais nous percevons déjà que la coopération, notamment avec l'Union européenne, porte ses fruits. Je me suis rendu plusieurs fois à Bruxelles pour faire le point avec la commission européenne sur la coordination France, Union européenne et AFD, notamment en matière de financement. La dynamique favorable réside dans cette volonté commune de différents acteurs de travailler entre Français et Européens à une meilleure coordination.
Au niveau national, cette coordination renforcée s'exerce aussi via divers instruments dont je pourrai donner le détail.
Enfin, la diversification des thèmes en matière de coopération régionale est réelle tant dans les organisations régionales que de façon bilatérale ces dernières années. Cette diversification des thèmes fait écho à la diversité des zones géographiques que j'ai évoquée.
Je me tiens à votre disposition pour répondre point par point au questionnaire. Je vous remettrai également une réponse écrite.
M. Georges Patient, rapporteur pour le bassin Indien. - Monsieur l'ambassadeur, je trouve assez particulière cette coopération régionale dans l'océan Indien car il existe deux attitudes selon qu'on parle de La Réunion ou de Mayotte. Comment vous organisez-vous lorsque vous vous trouvez en présence des Comoriens ? La question du statut de nos différents départements et régions d'outre-mer n'est-elle pas gênante ? Comment sommes-nous perçus nous, ultramarins, par les représentants de ces territoires avec lesquels nous entamons des relations ? Je souhaiterais que vous évoquiez l'attitude de ces représentants étrangers lorsqu'ils sont en présence de nos représentants, tout comme des représentants du ministère des Affaires étrangères ou du ministère des Outre-mer.
En deuxième lieu en matière de relations avec ces territoires, ne devrions-nous pas mieux parler d'« insertion régionale » au lieu d' « intégration régionale » ?
Enfin, quels sont les moyens pour lutter contre la pêche illégale dans nos eaux ? Ce fléau ne concerne pas uniquement l'océan Indien mais tous nos territoires d'outre-mer. Ce pillage des ressources est le fait d'États riverains mais pour lesquels les relations avec notre État souverain sont peu importantes.
M. Jean-Claude Brunet. - Concernant Mayotte et La Réunion, il existe un maillage très dense et un processus de renforcement des relations avec les États voisins, ce qui concerne les deux territoires y compris Mayotte. J'ai évoqué le forum économique des îles de l'océan Indien qui se tiendra à Mayotte avec la participation d'entreprises en provenance de tous les États de la région. Il y a quelques semaines, le conseil départemental de Mayotte a accueilli des représentants de plusieurs pays de la région, y compris des Comores, à l'occasion des Assises de la croissance verte. Il est vrai que dans le cadre d'organisations intergouvernementales telles que la COI et l'IORA, la France a adhéré au titre de La Réunion pour permettre l'insertion régionale de ce territoire. Nous maintenons un dialogue constant et régulier avec tous les États de la COI, y compris les Comores, sur toutes les questions concernant spécifiquement l'insertion dans les programmes de la COI.
Le cadre dynamique que j'ai évoqué, avec les conférences de coopération régionale et les stratégies de bassin, prend toute son importance. En avril prochain à Mayotte lors de la Conférence de coopération régionale de l'océan Indien (CCROI), nous évoquerons l'insertion régionale de Mayotte, la reconnaissance de Mayotte au même titre que La Réunion et l'intérêt commun de tous les partenaires à favoriser cette insertion.
Sur le point de savoir comment Mayotte est perçue, je voudrais souligner qu'il existe des coopérations bilatérales entre Mayotte et Les Comores, de même que des programmes soutenus par l'AFD. Bien évidemment, la gestion de problèmes prioritaires tels que la lutte contre l'immigration clandestine est évoquée lors de ces échanges. D'autres domaines d'échanges sont également développés. Par conséquent il est important de reconnaître que l'utilité d'un renforcement des relations avec Mayotte n'est pas remise en question, ce qui offre encore des bonnes perspectives pour renforcer le maillage et l'insertion.
En deuxième lieu, je préfère également le terme d'insertion régionale pour couvrir l'état des activités dont nous parlons. J'ai employé celui d'« intégration » car la COI à terme, dans sa démarche, définit une identité commune indianocéanique francophone entre les partenaires des îles du sud-ouest de l'océan Indien, ce qui peut se référer à une notion plus extensive que celle d'insertion. Il s'agit de définir notre avenir commun dans un intérêt mutuel, comme l'appellent de leurs voeux un grand nombre d'acteurs de nos territoires.
Si nos élus et acteurs de Mayotte souhaitent cette insertion pleine et entière dans la COI, c'est aussi pour faire partie de ce grand projet de créer une indianocéanie francophone, dynamique et solidaire.
Enfin, concernant la lutte contre la pêche illégale, il s'agit de l'une des grandes priorités de notre action collective, avec l'implication des moyens de l'État à La Réunion mais également dans les Terres Australes Antarctiques Françaises (TAAF). Les préfets et leurs services sont très impliqués, de même que les conseils régionaux dans leur rôle en matière de gestion des pêches. Nous menons une action de surveillance avec la marine nationale pour lutter contre la pêche illégale dans notre zone économique exclusive (ZEE). Nous avons en outre noué des coopérations importantes dans ce cadre cofinancées par l'AFD et l'Union européenne, en lien en partie avec la COI.
Enfin, je citerai une initiative prise par la France avec l'Indonésie dans le cadre de l'IORA. Il y a six mois, nous avons engagé un exercice d'élaboration d'une directive commune aux 23 pays de l'IORA contre la pêche illégale. Un premier atelier s'est tenu à Djakarta et un deuxième aura lieu à La Réunion en mai prochain, dans l'optique d'une adoption de la directive par la ministérielle de l'IORA en octobre 2024. Ainsi, tous les pays de la zone se fixeront des objectifs ambitieux et rappelleront les règles applicables.
Par ailleurs, nous travaillons avec la Commission européenne dans le cadre des actions d'assistance aux États de la région pour les aider à se mettre aux normes, en diffusant si nécessaire des cartons rouge ou orange de l'Union européenne aux États en matière de respect des normes définies par la politique européenne. La démarche de la France au sein de l'IORA s'inscrit pleinement dans ce cadre, en bonne coordination avec l'Union européenne.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteur pour le bassin Atlantique. - Depuis que j'ai intégré ce groupe de travail, j'ai le sentiment que cette coopération régionale, qui est une richesse pour nos territoires ultramarins, est très complexe. En tant qu'élue francilienne, je constate déjà la complexité des coopérations en Ile-de-France. Depuis que j'ai rejoint cette délégation qui me passionne, je me dis qu'il faut avoir de la volonté pour y arriver. Les choses ont été complexifiées avec un tel millefeuille. Dans le contexte de nos règles et de nos lois, il est dommage de ne pas donner davantage de marges de manoeuvre à nos territoires. À force de tout centraliser, on pousse les gens à baisser les bras. C'est une réalité. Peut-être pourrez-vous nous rassurer sur ce point, mais il me semble que les bonnes volontés sont épuisées par les lourdeurs administratives et techniques. Je pense qu'il s'agit là de l'un des sujets majeurs à résoudre car ce sont des freins que nous avons peut-être mis nous-mêmes dans le cadre de la coopération régionale.
Concernant le bassin qui nous intéresse aujourd'hui, vous avez parlé du lien entre Mayotte et Les Comores sur l'immigration illégale. J'ai interrogé le Gouvernement il y a quelques mois sur la réalité de cette lutte à Mayotte, mais n'ai pas reçu de réponse. J'en parle objectivement car je ne suis pas à Mayotte. Nous avons ce besoin d'obtenir des améliorations pour nos territoires ultramarins mais il me semble que nous mettons tant de contraintes sans tenir compte des réalités locales, des élus et des partenaires présents sur place, que finalement nous paupérisons ces territoires. Qu'en pensez-vous ?
M. Jean-Claude Brunet. - Madame la sénatrice, les actions que j'indiquais en matière de coordination et la conférence de coopération régionale, de même que la stratégie de bassin, ne sont pas destinées à centraliser. Au contraire, ces actions visent à nous aider à gérer la complexité, à simplifier. Notre objectif est de faciliter une prise de responsabilité plus grande des territoires dans la mise en oeuvre des stratégies concertées et communes. La coordination s'entend de la transparence et de l'échange d'informations. La complexité que vous évoquez s'explique par l'effet de silos qui a pu avoir cours précédemment. À une certaine époque, chacun travaillait de son côté sans connaître les sources de financement disponibles. Désormais, nous avons pour objectif de renforcer l'échange d'informations et d'aider à une plus grande autonomie sans centraliser. Ce mouvement s'accompagne d'un renforcement de la participation de nos territoires dans les organisations que j'évoquais (COI, IORA). De plus, les territoires portent des projets structurants dans ces organisations. Ainsi, La Réunion assure trois grands projets structurants dans le cadre de l'IORA avec des partenaires tels que l'Inde, l'Australie et l'Indonésie. C'est donc le signe d'une plus grande autonomie dont le bénéfice sera constaté par l'ensemble des acteurs. En outre, vous savez que l'AFD a elle-même développé une politique plus coordonnée entre ses activités dans les outre-mer et à l'international avec les pays voisins. C'est dans ce même esprit que nous travaillons au niveau de l'État.
Les relations entre Mayotte et les Comores se développent, de la même façon qu'elles se développent avec tous les pays de la région. Notamment, des relations particulières se nouent avec la Tanzanie puisque le shimaoré parlé à Mayotte est très proche du swahili. Des relations se nouent aussi avec le Kenya et le Mozambique. Des lignes aériennes se créent vers le continent africain. Par conséquent, les relations de Mayotte se diversifient au rythme des intérêts communs. Parmi les crises et les sujets à traiter d'urgence au quotidien, figurent ces questions de gestion de l'immigration irrégulière, mais il s'agit d'un domaine de coopération parmi d'autres avec les Comores.
M. Saïd Omar Oili. - Mayotte est le seul territoire français inscrit dans deux Constitutions : la Constitution française et la Constitution comorienne. Cela pose un problème pour coopérer avec nos amis comoriens. Nous le constatons en particulier à l'occasion des Jeux des îles de l'océan Indien car depuis des années, les Mahorais sont privés du drapeau et de l'hymne national alors que nous sommes Français depuis 1841.
Comment pouvez-vous expliquer cela, et quelles sont les démarches que vous avez entreprises ? Les Jeux des îles de l'océan Indien auront lieu en 2027 aux Comores. Comment les Mahorais pourront-ils y participer et s'affirmer en rappelant qu'ils sont Français ?
En deuxième lieu, comment envisagez-vous, dans ces conditions, la coopération entre Mayotte et Madagascar ?
En troisième lieu, en plus de l'immigration des Comores, l'immigration d'Afrique de l'Est nous pose de nombreux problèmes, en particulier en provenance de Somalie. Ces migrants ne parlent pas français et viennent d'un pays dans lequel il n'existe pas d'État. Comment pensez-vous les faire reconduire chez eux, éventuellement via une ambassade, étant précisé qu'à Mayotte nous n'avons aucun interlocuteur somalien auquel nous adresser ?
M. Jean-Claude Brunet. - La question sur les Jeux des îles de l'océan Indien touchent aux symboles. Il s'agit donc de l'un des sujets les plus complexes sur lequel nous pourrons échanger lors de la conférence de coopération régionale qui se tiendra en avril à Mayotte. Ce sujet fait partie de la discussion sur l'insertion régionale de Mayotte dans l'océan Indien, en particulier dans le cadre de ces Jeux. Néanmoins je tiens à souligner qu'en matière de jeunesse et sports, Mayotte a été reconnue comme partenaire, avec La Réunion, par la Commission de la jeunesse et des sports de l'océan Indien (CJSOI) dont la ministérielle s'est tenue à La Réunion récemment. Mayotte et La Réunion y sont actives au travers des préfectures qui préparent un programme d'échanges de jeunes en provenance des îles concernées, en y associant aussi Djibouti. Au cours de l'année 2024, des activités de rencontres de jeunes se tiendront à Mayotte et quelques mois plus tard, à La Réunion.
Dans le cadre de ces Jeux, qui sont un mouvement sportif et non gouvernemental, les équipes mahoraises participent. En revanche, il est vrai que ce sujet des symboles est important. Des pas importants ont déjà été franchis dans la reconnaissance de Mayotte, en particulier dans le cadre de la COI.
Les relations entre Mayotte et Madagascar se développent, en particulier grâce à ce lien historique et culturel qui perdure. À ce sujet, j'indique qu'une plus grande transparence et coordination nous permettra d'aider Mayotte à utiliser davantage les moyens de la coopération décentralisée. Le calendrier s'y prêtera particulièrement cette année, qui est celle où se tiendront à Madagascar les Assises régionales de la coopération décentralisée. La Réunion participera à ces Assises, tandis que pour Mayotte il existe des liens entre les communes. Bien entendu, il est possible de faire davantage. Ainsi un appel à projets de l'AFD a été lancé dans le cadre du financement des collectivités décentralisées (FICOL), à l'occasion duquel Mayotte a pour objectif de renforcer ses liens avec Madagascar. D'autres propositions existent pour renforcer ces liens, en collaboration avec notre ambassade à Tananarive.
L'immigration clandestine en provenance des côtes africaines représente une grande priorité. Les moyens du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères et les ambassades sont mobilisés pour renvoyer les immigrants clandestins dans leurs pays d'origine. La coordination en la matière se déroule bien, avec un bon répondant des pays d'origine pour accepter les retours. J'évoquais l'équipe « France océan Indien ». Il est absolument essentiel d'utiliser le soutien efficace de nos deux conseillers diplomatiques auprès des préfets de région à Mayotte et à La Réunion, qui sont aussi mes deux adjoints à l'ambassade déléguée à la coopération régionale. Au titre des missions du conseiller diplomatique auprès du préfet de Mayotte, figure l'implication directe dans ce travail de coordination opérationnelle avec nos ambassades et le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères à Paris, pour faciliter la coopération des pays d'origine et faire en sorte que la gestion migratoire se déroule au mieux.
Mme Audrey Bélim. - Merci Monsieur l'Ambassadeur pour cette présentation et l'ensemble des informations communiquées. Ma question portera sur nos ambitions en matière de santé. La Réunion a été présentée - et je ne fais que reprendre des propos tenus il y a quelques jours lors de précédentes auditions - comme « navire amiral dans l'océan Indien », notamment en matière de santé française. Je salue l'indice de points supplémentaires qui a été annoncé pour le CHU de La Réunion. Il me semble néanmoins que nous pourrions être plus ambitieux, et je lance ici une proposition, dans notre accueil de patients en provenance de l'océan Indien. La qualité de notre offre de soins est reconnue dans tout le bassin. Nous pourrions renforcer l'accueil de patients étrangers à condition qu'ils soient accueillis en plus des patients réunionnais et que le paiement de ces prestations ne bénéficie qu'au CHU et à l'amélioration des soins en son sein.
Notre ambition concerne également la coopération régionale en matière sanitaire. Le réseau SEGA One Health de la COI a montré que la coopération était utile et efficace lors de la crise du Covid, comme cela avait été le cas lors de l'épidémie de dengue par le passé et d'autres maladies infectieuses comme le chikungunya ou le paludisme qui affectent notre région. Il nous faut donc coopérer davantage, échanger nos connaissances et nos bonnes pratiques. Finalement, nous pourrions construire un vrai centre de recherche, d'expertise et de surveillance sanitaire de la COI à La Réunion.
Quelle est donc votre ambition en matière de coopération sanitaire dans l'océan Indien ?
Enfin, l'économie verte et bleue constitue un levier de croissance pour notre bassin régional. Quels sont vos projets de coopération en la matière ?
M. Jean-Claude Brunet. - Nos ambitions pour la santé sont très hautes et clairement affichées. En particulier, elles ont été rappelées en 2023 lors d'une réunion ministérielle de la COI consacrée au programme SEGA One Health. À cette occasion, la pérennisation de ce programme a été décidée avec le soutien d'un fonds financier qui se constitue. Au-delà, cette conférence a permis d'adopter entre les pays de la région une stratégie régionale en matière de santé.
Dans le cadre de la COI, ce programme est l'un des plus opérationnels, ambitieux et concret, avec des réalisations que vous avez rappelées. Nous préciserons encore davantage nos ambitions avec nos partenaires en bénéficiant d'atouts majeurs dans la région, aussi bien le CHU de la Réunion que l'Institut Pasteur de Madagascar.
Le référent national pour ce programme SEGA est l'un des directeurs adjoints de l'ARS de La Réunion, le professeur Xavier Deparis. En lien avec tous les ministères et acteurs concernés puisqu'il s'agit de santé humaine, animale et environnementale, nous avons des coordinations en cours pour déterminer comment optimiser l'insertion de nos structures de la région dans des programmes nouveaux. La dimension que vous avez évoquée pourra être intégrée à la discussion lors de la conférence de coopération régionale. Le programme SEGA constitue l'un des programmes en cours les plus intéressants à poursuivre car les idées sont déjà nombreuses. L'AFD a été l'un de ses financeurs importants (avec l'Union européenne) et a même renforcé sensiblement son soutien et son champ d'action dans la région, avec la priorité donnée à ce programme SEGA. L'AFD a donc développé une stratégie de santé dans le territoire indopacifique, sur laquelle nous nous baserons très fortement en utilisant tous nos atouts.
Mme Viviane Malet. - Les migrants sri-lankais posent question. Nous voyons arriver à La Réunion des migrants hommes, femmes et enfants dans des embarcations de fortune. Comment mettre la main sur le réseau de passeurs ? Existe-t-il des accords et des relations entre les pays pour signaler ces passeurs ?
M. Jean-Claude Brunet. - Je répondrai en premier lieu à la deuxième question de la sénatrice sur l'économie verte et bleue, qui est importante. Nous pouvons dans ce domaine nous baser sur des programmes de la COI, mais également sur les actions bilatérales menées en soutien avec les pays de la région. En particulier, les contacts se nouent entre les entreprises de La Réunion et de Maurice pour inclure ces dimensions dans la coopération bilatérale. Avec les Seychelles, Madagascar, Les Comores, les contacts sont également pris. La mise en oeuvre d'accords bilatéraux pourrait être explorée. Le sujet que vous évoquez est très large car en matière d'économie verte et bleue, les domaines sont très variés. Le forum économique des îles de l'océan Indien se tiendra à Mayotte, comme je l'ai indiqué. Nous créerons aussi une équipe « France Outre-Mer » océan Indien avec des entreprises de la région qui participeront au forum des affaires de l'IORA qui se tiendra à Colombo (Sri Lanka) en mai prochain.
S'agissant du Sri Lanka, aucune nouvelle arrivée de bateau n'a été constatée pour le moment. L'an dernier, cette crise de l'immigration illégale a été gérée avec la pleine participation des autorités sri-lankaises. La coopération est bonne avec nos partenaires y compris sur les routes possibles. Nous veillerons à la poursuivre. La lutte contre les réseaux de passeurs représente un élément central.
Mme Micheline Jacques, président. - Je laisserai la parole à notre collègue Frédéric Buval et propose aux autres collègues qui ont encore des questions, de vous les adresser par écrit.
M. Frédéric Buval. - Je partage les propos de Jacqueline Eustache-Brinio. Je considère que les spécialistes des questions mahoraises sont les élus mahorais, qui doivent être présents aux places de choix. Dans le cas inverse, je ne vois pas comment l'État pourrait porter des dossiers à la place des élus. Pour preuve, aux Antilles, la Martinique est inscrite dans toutes les instances officielles de la Caraïbe. Dans les Jeux caraïbéens, le drapeau martiniquais flotte et l'hymne martiniquais est joué. Nous ne renions évidemment pas le drapeau français, bien au contraire, puisqu'il flotte sur toutes les mairies de l'île. En revanche quand nous nous déplaçons dans le domaine des sports et de la culture, ce sont le drapeau et l'hymne martiniquais qui sont à l'honneur.
Bien entendu, une coopération est en place mais cela doit être « gagnant-gagnant ». Nous devons donc développer suffisamment nos territoires pour que la production locale propose une concurrence efficace aux pays voisins. Il ne suffit pas de distribuer de l'argent en croyant que le développement suivra. À l'inverse, il est nécessaire de développer ces territoires pour ensuite nouer des collaborations avec eux. Lorsque des bateaux vénézuéliens déversent une fois par semaine des tonnes de poissons pêchés dans l'Atlantique et la Caraïbe, ce sont nos pêcheurs martiniquais qui sont impactés puisque l'Europe les empêche d'acquérir des bateaux pour cause de réduction des quotas. Peu importe que nous soyons ultramarins, la décision européenne de réduction des quotas de bateaux de pêche nous affecte particulièrement. Pourtant, nous sommes engagés dans une coopération avec le Venezuela.
En synthèse de mes propos, je suis favorable à la coopération mais pas au détriment des territoires ultramarins.
Mme Micheline Jacques, président. - Dans le droit fil de cette intervention, j'aurai deux questions. Nous avons beaucoup parlé de l'investissement économique de l'Europe, mais le poids normatif européen n'est-il pas un frein économique trop important ? Comme nous l'avons vu dans la crise de l'eau, le gouvernement a été dans l'impossibilité d'importer de l'eau de l'île Maurice pour Mayotte en raison d'un sujet normatif. Nous constatons aussi que l'île Maurice peut produire des produits dérivés avec le label bio, ensuite revendus à La Réunion, alors que les entreprises réunionnaises, avec la même matière première, n'ont pas l'autorisation d'apposer ce label bio. La situation est similaire pour les programmes de développement de l'AFD et de l'Europe. Les pays riverains reçoivent des aides pour développer leur flotte, alors que les pêcheurs réunionnais éprouvent des difficultés à renouveler leur flotte de pêche.
Ces problèmes sont communs à tous les bassins, mais je souhaiterais votre analyse. Dans le cadre des réunions de coopération que vous avez évoquées, ce volet normatif occupe-t-il une place importante ?
M. Jean-Claude Brunet. - Je tâcherai de répondre aux deux questions en même temps puisqu'elles sont très liées. Tout l'intérêt du cadre de coopération renforcé réside aussi dans la capacité d'évoquer l'articulation entre les moyens nationaux et les moyens européens, mais aussi plus généralement les synergies renforcées entre les programmes européens destinés au développement des RUP et les moyens dévolus à la coopération internationale.
J'ai évoqué l'effet de silo tout à l'heure, qui se poursuit actuellement sur le sujet des pêches. Le saut qualitatif dans la stratégie n'a pas pour objectif une plus forte centralisation mais au contraire, à agir au plus près du terrain et à échanger au mieux l'information pour obtenir des modifications. L'approche nouvelle de l'AFD et la mesure 54 vont dans ce sens. L'Union européenne est également prête puisqu'un dialogue beaucoup plus fort se noue entre l'Interreg, la DG Régio et la DG INTPA. Des synergies se dessinent dans des secteurs stratégiques. Dans les réunions régulières que nous menons avec les élus, les responsables des territoires et l'Union européenne dans le cadre des coopérations régionales, nous étudierons comment surmonter au mieux ces blocages.
Par ailleurs dans le cadre de la mesure 9 du CIOM que nous avions évoquée lors de notre précédente audition avec mon collègue Roland Dubertrand, nous finalisons actuellement notre rapport avec des recommandations issues des territoires. Toutes les parties prenantes ont été consultées, de même que le niveau interministériel. Nos recommandations auront pour objectif de faciliter la prise en compte des intérêts des territoires ultramarins dans notre politique commerciale, avec une approche liée aux normes européennes qui figureront au coeur de nos préoccupations.
Mme Micheline Jacques, président. - Nous avons bien noté la volonté de la France de mettre en oeuvre cette dynamique et la nécessité de développer et renforcer nos relations de coopération régionale dans le bassin de l'océan Indien. Nous avons également noté que certains sujets très sensibles demeurent, et qu'il conviendra de les clarifier. Comme l'ont souligné nos collègues, la nécessaire décentralisation devra apporter aux élus davantage de poids et de pouvoir pour résoudre des situations sensibles, voire pour certaines catastrophiques, pour lesquelles des solutions rapides devront être trouvées. Nous espérons que nos travaux permettront d'apporter des éclairages et des recommandations allant dans le sens d'une meilleure prise en compte des territoires français dans la coopération et du rayonnement de la France.
Jeudi 1er février 2024
- Présidence de Mme Micheline Jacques -
Étude sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer - Audition d'Ivan Odonnat, président de l'IEDOM et directeur général de l'IEOM
Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer, nous auditionnons M. Ivan Odonnat, président de l'Institut d'Émission des Départements d'Outre-Mer (IEDOM) et directeur général de l'Institut d'Émission d'Outre-mer (IEOM). Ces deux organes assurent le rôle de banque centrale dans les outre-mer.
Monsieur le président, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation pour apporter des réponses aux questions des membres de la délégation aux outre-mer.
Vous avez été nommé en avril 2023, en remplacement de Mme Marie-Anne Poussin-Delmas que nous avions reçue à plusieurs reprises ici au Sénat, notamment sur les conséquences économiques de la crise du Covid.
Entré à la Banque de France en 1988, vous avez exercé diverses fonctions au sein de la direction générale des études, avant de rejoindre la direction générale des opérations puis, en 2007, l'Agence France Trésor.
Ayant réintégré la Banque de France en 2009, vous en étiez le directeur général adjoint, en charge de la stabilité financière et des opérations depuis 2014.
Dans le cadre de notre étude, compte tenu de votre parcours et de votre vaste expérience, nous souhaitions vous interroger notamment sur le degré d'intégration ou d'insertion régionale de nos territoires ultramarins dans chaque bassin océanique, en commençant cette année par le bassin Indien.
Une meilleure intégration régionale pourrait-elle, selon vous, constituer un levier de lutte contre la vie chère ? Mais existe-t-il des acteurs financiers (banques, fonds, assureurs...) proposant des services à une échelle régionale pour la faciliter ?
Plus largement, quels sont les obstacles à une meilleure intégration régionale des outre-mer ? Quels facteurs incitent les acteurs économiques à se fournir en Hexagone ou à y exporter préférentiellement ?
Voici parmi d'autres quelques-unes de nos interrogations centrales...
Je laisserai nos rapporteurs vous interroger après votre exposé liminaire sur des aspects plus précis puis nos autres collègues poseront leurs questions à leur tour s'ils le souhaitent.
M. Ivan Odonnat, président de l'IEDOM et directeur général de l'IEOM. - Madame la présidente, Madame, Messieurs les rapporteurs, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'accueillir.Le sujet que vous avez présenté est également un sujet de travail pour nous.
Nous avons en chantier un travail d'analyse quantitative visant à mieux exploiter les données de commerce extérieur dont nous disposons sur les outre-mer afin de mesurer ce que nous nommons « le potentiel de commerce ». Il s'agit d'évaluer de façon quantitative, mesurée, la capacité des territoires d'outre-mer à s'insérer dans le commerce international. Ce travail de fond devrait aboutir d'ici juin et donner lieu à une double publication.
Mon propos de ce jour s'inscrit dans cette réflexion, avec à ce stade quelques idées que je souhaite partager mais qui n'ont pas de caractère définitif. Il s'agit plutôt de pistes d'éclairage sur les évolutions constatées et de réponses sur différents volets. Mon propos liminaire est organisé autour des questions que vous m'avez adressées. Je serai ensuite à votre disposition pour l'approfondir et répondre à vos autres questions.
Le commerce extérieur n'est pas un facteur de croissance en outre-mer.
Ce titre pourrait paraître provocateur mais le graphique communiqué, assez classique, est éloquent. Ainsi nous avons étudié pendant une période de dix ans le produit intérieur brut (PIB) de certains territoires d'outre-mer. Nous identifions ainsi les facteurs de la demande et comment la croissance, sur dix ans, est alimentée en distinguant différents blocs (investissement, consommation, commerce extérieur).
Le constat assez général tient au fait que la dynamique de croissance est tirée par la consommation. De ce fait, cette dynamique de croissance est alimentée par les importations : on consomme ce qu'on importe car les produits de consommation courante ne sont pas présents localement. Au regard de ce flux d'importations, les capacités d'exportations sont assez limitées précisément parce que la production locale est insuffisante. Le revers de la médaille est celui d'une contribution négative du commerce extérieur à la dynamique de croissance des territoires d'outre-mer.
Ce constat posé pour l'outre-mer de la faible performance du commerce extérieur est en réalité général, puisque toute l'économie française présente cette difficulté. Pour autant le constat est exacerbé en outre-mer.
Les importations de biens sont peu diversifiées et proviennent principalement de France hexagonale, sauf dans le Pacifique
La part des importations provenant de l'Hexagone est supérieure à 50 % dans la plupart des territoires. Le constat est quelque peu différent dans le bassin Pacifique, avec une répartition plus diversifiée.
.Les exportations sont plus diversifiées que les importations mais restent massivement dirigées vers l'Hexagone, sauf dans le Pacifique. Pour autant s'agissant de la Nouvelle-Calédonie, les exportations consistent principalement en nickel en direction de l'Asie à hauteur de 84 %.
Pour ce qui concerne l'exemple du rhum, les meilleurs pays exportateurs de rhum en direction des États-Unis sont la République dominicaine, la Jamaïque, Haïti et la Barbade, bien avant la Martinique et la Guadeloupe. Il semble que les tarifs douaniers sur le rhum aux États-Unis en fonction des territoires exportateurs constituent les principales raisons de cette situation, étant observé que les pays précités bénéficient de l'Initiative du Bassin Caribéen (tarifs douaniers gratuits). Pour un litre de rhum provenant de nos territoires, une taxe équivalente à 24$ se voit appliquée.
J'ai évoqué précédemment les biens mais l'origine des touristes dans les outre-mer illustre également le manque de relations régionales.
Sur la base des données de l'OMC, dans le bassin Atlantique, les touristes visitant la Martinique sont essentiellement en provenance d'Europe, ce qui suscite une interrogation alors que les touristes de Saint-Martin (partie hollandaise) sont majoritairement américains.
Dans le bassin Pacifique, la dominante des touristes est en provenance d'Asie, sauf en Nouvelle-Calédonie.
Dans l'océan Indien, le constat est similaire à celui de la Martinique : les touristes ne viennent pas des zones voisines mais d'Europe.
Ces constats confirment l'insuffisance de l'insertion dans les bassins régionaux en matière de commerce extérieure.
La dépendance aux importations et le manque d'intégration régionale pénalisent les niveaux de prix.
Il convient d'éviter les erreurs d'interprétation. Les constats induisent une augmentation entre 2010 et 2022 de l'écart de prix à la consommation entre l'outre-mer et l'Hexagone. Les résultats de l'Insee, qui ont pu être critiqués, proviennent de paniers de consommation types par territoire, en les comparant aux prix s'ils étaient consommés dans l'Hexagone. Pour la Martinique, l'écart est de 11 % supérieur aux prix de l'Hexagone. À l'inverse, le panier de consommation hexagonal consommé en Martinique est 17 % plus cher que le même panier consommé dans l'Hexagone. La moyenne de ces deux écarts donne un écart de 14% entre la Martinique et l'Hexagone.
Le calcul de l'Insee, si l'on s'en tient strictement aux prix alimentaires, met en évidence un écart de 40 %. Ces écarts sont beaucoup plus prononcés dans le Pacifique, pourtant moins isolé dans son bassin régional que les autres territoires.
Sur la base du rapport de 2019 de l'Autorité de la concurrence, qui nécessiterait sans doute d'être réactualisé, la structure des coûts moyens de la grande distribution (dans cinq départements et régions d'outre-mer) est étudiée. Un certain nombre de facteurs reflète la nécessité d'importer les produits de l'extérieur, ce qui génère des coûts liés à l'intervention des grossistes, des coûts de fret et des coûts liés à la fiscalité. Une marge de réduction des coûts pourrait être recherchée si les produits étaient importés dans un bassin plus proche que l'Hexagone. De mon point de vue, l'impact du manque d'intégration régionale sur les prix est indéniable.
Nous avons tendance à confondre le sujet des prix avec celui des marges, sujet qui n'est pas aisé à mesurer. Nous l'avons effectué de façon ex-post sur des données bilancielles, par exemple pour La Réunion, afin d'aboutir à une analyse explicative des comportements de marge des entreprises. Cette analyse ne met pas en évidence de dérives des taux de marge des entreprises. Ici encore, le sujet peut donner matière à débat car l'analyse sur les sujets des marges repose sur des données comptables connues avec deux ans de décalage.
Après les constats ainsi posés, une méthodologie pour renforcer l'insertion des territoires dans leur bassin régional peut être envisagée pour leur permettre d'exporter de façon plus dynamique que leurs voisins ou à l'inverse, importer à des prix plus raisonnables qu'ils ne le sont actuellement.
Les outre-mer représentent un potentiel de marché pour leurs voisins.
Dans les principaux territoires ultramarins français, le PIB par habitant et par zone géographique est beaucoup plus élevé que dans les pays voisins, ce qui n'est pas une surprise. Ce contexte peut être interprété de diverses façons. En premier lieu, nous pourrions considérer que pour nos voisins, nous sommes des marchés intéressants puisque le pouvoir d'achat y est élevé. La relation va dans les deux sens. Par conséquent dans les modèles de commerce extérieur, il est constaté que les gros pays exportateurs, qui sont aussi parfois de gros importateurs, sont en relation avec les voisins dont les marchés économiques traduisent des niveaux de vie élevés. Ce n'est pas un hasard si l'Union européenne représente une grosse zone de commerce international, de même que les États-Unis et l'Asie du Sud-Est. En d'autres termes pour faire du commerce, il faut vendre aux pays capables d'acheter les produits.
Les accords régionaux conclus en Amérique sont variés et comportent leur propre dynamique. Par conséquent pour mieux s'insérer, les territoires ultramarins français pourraient utilement intégrer ces accords. Il existe donc un enjeu d'adaptation. L'actualité illustre bien mon propos si l'on en croit le débat sur le Mercosur et l'organisation de l'agriculture européenne. Dans les zones sous influence anglo-saxonne et américaine, si l'on veut penser l'insertion régionale, je ne vois pas comment faire autrement que travailler à se rapprocher de ces autres ensembles régionaux.
Si l'on envisage les structures de capital des entreprises non financières en Hexagone et dans l'outre-mer, les investissements étrangers dans les outre-mer sont très faibles. De façon générale, le problème français qui est exacerbé en outre-mer, réside dans l'insuffisance des capitaux propres et le recours massif à l'endettement. Il est donc nécessaire de recycler l'épargne pour qu'elle aille dans les entreprises.
Dans l'Hexagone, les investissements étrangers dans les capitaux propres des entreprises non financières représentent 8%, alors que ce taux est bien plus faible dans les outre-mer. Certains pourraient s'en féliciter en considérant cette situation comme une protection, mais pour ma part, je l'envisage plutôt comme le signe d'un manque d'attractivité de nos territoires ultramarins.
L'une des pistes à explorer est donc d'attirer davantage de capitaux externes pour développer l'activité des entreprises.
Renforcer la compétitivité peut favoriser les exportations.
Dans l'exemple du rhum, le tarif douanier n'est pas seul en cause. Il existe également un sujet de coûts de production élevés dans les outre-mer (salaires, prix des intrants...). Nous travaillons actuellement à la production de données fiables permettant de mesurer les coûts salariaux unitaires afin d'effectuer un comparatif avec les pays voisins. Sans ce comparatif, il est difficile de poser correctement la question de l'insertion régionale.
En outre-mer, les coûts de production sont plus élevés que ceux des marchés voisins. Toutes choses égales par ailleurs, il s'agit d'un obstacle rendant les produits ultramarins plus onéreux. À cela, s'ajoute quelques dysfonctionnements sur le marché des biens et services et du travail, qu'il conviendrait à mon sens de lever. Les mesures de soutien public visent à corriger ces dysfonctionnements sur le marché des biens, des services et du travail, mais sont peu efficaces et deviennent difficilement soutenables sur le plan financier. J'en donnerai un seul exemple. Aujourd'hui, des dépenses fiscales importantes (de l'ordre de 800 millions d'euros par an) sont engagées au titre du soutien aux investissements outre-mer. Cela fait 40 ans que l'État mène cette stratégie : qu'a-t-elle produit ? De mon point de vue, j'étudie des statistiques d'investissement et des taux d'investissement où je rapporte l'investissement à la valeur ajoutée. Je constate finalement qu'en outre-mer, les statistiques sont en-deçà de la valeur nationale. En définitive, des sommes très conséquentes sont consacrées en outre-mer à un investissement qui ne permet pas, dans mon tissu productif, de créer de la valeur. C'est ce que j'appelle des mesures de soutien peu efficaces.
Comment créer les conditions de la compétitivité si l'empilement des mesures de soutien public ne suffit pas ? Je suis très méfiant, par expérience et conviction, sur la multiplication des mesures car il faut déjà mener au bout les mesures existantes. Il est nécessaire d'accélérer la transformation numérique et de faire aboutir les réflexions engagées sur l'octroi de mer. Je ne suis pas un spécialiste de fiscalité mais je suggère seulement une réflexion sur l'un des axes qui participent de la formation des prix en outre-mer. Il est nécessaire d'aller au bout de cette réflexion.
Un autre axe, qui ne fait pas partie des sujets prioritairement traités, est celui des retards de paiement. Si l'ensemble des partenaires privés et publics parvenaient à se conformer à la réglementation, près de 900 millions d'euros de trésorerie seraient économisés dans l'ensemble des outre-mer. Pour les TPE-PME, les retards de paiement génèrent des retards de trésorerie et finalement, des problèmes de solvabilité. Mon sujet ici, s'il n'est pas très « glamour », consiste à proposer que les entreprises soient suffisamment solides pour se développer et vendre. Mais comment peuvent-elles le faire si elles doivent gérer en permanence des problèmes de trésorerie ? Je connais bien ce cas pour avoir été saisi de la situation d'une entreprise vendant du matériel médical de pointe en outre-mer, et qui fait face à des impayés depuis plusieurs mois. Cette PME ne peut fonctionner ainsi. Or, il est possible de résoudre ce problème en aidant les collectivités à mieux s'organiser financièrement et comptablement. Bien souvent, le sujet tient simplement à des problèmes d'organisation de la dépense et de gestion des factures au sein des collectivités.
Si les entreprises ne sont pas solides financièrement, je regrette de vous dire que l'ensemble de votre débat va patiner.
Autre point, ouvrir les systèmes bancaires des outre-mer sur les bassins régionaux.
Je donne ici un éclairage sur la façon dont le système bancaire est structuré en outre-mer. Nous constatons une présence forte des grands groupes bancaires français dans les outre-mer, tandis qu'aucun groupe bancaire international n'est présent.
Par ailleurs, 9 établissements indépendants (dont le capital est constitué majoritairement de capitaux locaux) sont recensés sur la totalité des 43 établissements présents. L'activité est essentiellement réalisée par les établissements présents sur place. Les financements des entreprises et des ménages, très majoritairement, sont accordés par un établissement installé localement. Une partie plus faible des financements est fournie par des établissements situés à l'extérieur du territoire.
Dans certains groupes bancaires, la stratégie consiste à collecter les dépôts localement et à les réinjecter localement. Cette attitude procède d'une bonne dynamique puisque le taux d'épargne en outre-mer est très élevé (20 à 25 %) alors que la moyenne hexagonale est de l'ordre de 17 %. Selon moi, il y aurait certainement matière à mieux utiliser cette épargne et à la recycler.
Enfin, il faut moderniser les ports ultramarins et améliorer leur connectivité
Le graphique projeté présente l'indice de connectivité des transports maritimes réguliers au quatrième trimestre 2022. Le port de Shanghai est considéré comme le mieux connecté internationalement. Sur nos territoires, La Réunion est bien positionnée dans son bassin légèrement après Maurice, la Guadeloupe et la Martinique le sont également dans la Caraïbe. Il faut cesser de se poser des questions et oser y aller.
M. Georges Patient, rapporteur pour le bassin Indien. - J'ai beaucoup apprécié votre présentation. Comptez-vous actualiser votre étude de 2014 portant sur les échanges régionaux de La Réunion et Mayotte avec les chiffres que vous avez présentés en séance ?
Sur la question des normes, que vous n'avez pas évoquée, il faut souligner qu'elles s'imposent à nos producteurs alors qu'elles ne s'imposent pas aux producteurs des territoires voisins qui sont très souvent des pays membres d'Afrique, Caraïbes et Pacifique (ACP, une organisation qui coordonne la coopération des 79 États membres avec l'UE) à qui l'Union Européenne accorde des avantages commerciaux. N'est-ce pas une grosse contrainte pour échanger avec ces territoires ?
Que pensez-vous de l'interventionnisme de l'AFD et des fonds européens ? Ne seraient-ils pas mieux utilisés pour mettre d'aplomb nos entreprises locales dans nos DROM ?
M. Ivan Odonnat. - L'étude de 2014 figure précisément au coeur du travail que j'ai mentionné rapidement. Cette étude devrait être actualisée d'ici juin 2024. Je ne sais pas si cela interviendra suffisamment tôt pour la conclusion de vos travaux, mais nous pourrons réfléchir à partager le maximum de choses avec vous pour étayer votre rapport.
J'ai un peu esquivé le sujet des normes car il ne semble pas qu'elles constituent le coeur du problème. De façon plus triviale, si vous voulez exporter, il faut avoir de quoi exporter. La caractéristique des productions locales des territoires est d'être très concentrées sur quelques secteurs. Il est donc nécessaire de se doter d'une structure d'exportation plus solide et compétitive. Ensuite, la question des normes est évidemment un enjeu si l'on considère les barrières tarifaires à l'entrée. On pourrait considérer que les normes européennes doivent s'ajuster à la pratique d'autres territoires. Or les normes sont présentes partout de façon différente.
J'ai eu récemment une discussion avec un producteur de produits laitiers en Guyane confronté à l'étroitesse de son marché, dont les coûts unitaires ne sont pas compétitifs par rapport à un géant tel que Lactalis. Je lui ai demandé un peu naïvement pourquoi il ne tentait pas d'exporter au Brésil. Il m'a expliqué que dans ce pays, toutes sortes de normes l'empêchant d'écouler ses produits lui étaient opposées.
Finalement, le sujet des normes ne représente pas uniquement un débat des territoires avec les instances européennes ou nationales. Ce débat doit s'inscrire dans une discussion avec les partenaires commerciaux potentiellement visés, et pas uniquement avec l'Europe. En cela, une meilleure insertion dans les accords régionaux existants est nécessaire sur la base d'une plateforme qui vise cet objectif. Bien évidemment, il existe toujours des normes incompréhensibles ou absurdes auxquelles il faut faire la chasse, mais ce n'est pas le seul sujet. Pour renforcer la capacité des territoires à commercer avec leurs voisins, un échange est nécessaire pour aligner les normes, y compris celles qui sont non-écrites.
Concernant le rôle de partenaires financiers tels que l'AFD, la question est pertinente et doit être explorée. Du point de vue de la politique économique, il est nécessaire de réfléchir à la coordination aussi étroite que possible. En tant qu'acteur financier, nous sommes les banques centrales de l'outre-mer. La préoccupation d'une banque centrale s'inscrit dans une perspective de financement de court terme.
Nous nous assurons que les banques ont la capacité de financer les économies. Par conséquent, nous offrons des services de refinancement permettant aux banques de recevoir de la liquidité en contrepartie de garanties qu'elles nous remettent, pour ensuite transférer cette liquidité aux entreprises et aux ménages qui en ont besoin, à des taux d'intérêt suffisamment confortables pour les emprunteurs. L'AFD est un investisseur qui travaille sur des sujets de développement. Son horizon est donc plus lointain, à cinq ou dix ans. L'AFD est capable d'absorber plus de risques qu'une banque commerciale qui doit gérer des sujets de profitabilité.
Nous réunissons régulièrement sur les différents territoires l'ensemble des banques, l'AFD et la CDC pour articuler les différentes actions. Je suis persuadé que nous pouvons encore nous améliorer.
Mme Audrey Bélim. - Merci pour cette présentation très enrichissante. Comme vous l'avez noté dans votre dernier rapport annuel économique sur La Réunion, l'île est un exemple en termes d'infrastructures de réseau, avec notamment un taux de déploiement à 91% contre 74% sur l'ensemble de la France. Elle s'affiche comme étant la deuxième région la plus fibrée derrière l'Ile-de-France. Rappelons d'ailleurs la tenue depuis quelques années à La Réunion du forum d'affaires NxSE, d'envergure internationale, et l'entrée récente de l'île dans la FrenchTech. La coopération régionale en matière de télécommunications fut marquée par la mise en service en mars 2021 du câble de fibre optique Métis, qui relie La Réunion, Maurice et Madagascar à l'Afrique du Sud. C'est un acquis qu'il nous faut consolider et il est temps de passer aujourd'hui à l'acte 2 de l'économie numérique dans l'océan Indien.
Or, nos start-ups manquent de capitaux. Comment pourrions-nous renforcer la coopération en unissant les capitaux de Maurice par exemple, pour que nos entreprises en bénéficient ?
Je note que dans votre étude sur l'économie numérique de La Réunion, vous indiquez que si l'économie numérique représente 4 000 personnes dans notre île, la part de celle-ci dans les emplois salariés apparaît relativement faible à La Réunion comparativement aux autres régions. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Mme Annick Petrus. - Monsieur le président, merci d'enrichir les travaux de mes collègues par vos précieuses réponses. Je souhaiterais tout d'abord vous faire part de ma satisfaction après la réouverture du bureau d'accueil et d'information de l'IEDOM à Saint-Martin. Les Saint-Martinois pourront obtenir des réponses sur plusieurs problématiques telles que le dépôt d'un dossier de surendettement, l'information sur un dossier en cours, l'exercice du droit d'accès au fichier de la Banque de France et l'exercice du droit au compte. Enfin, je constate que l'IEDOM a renforcé ses actions de sensibilisation des travailleurs sociaux de Saint-Martin à l'accompagnement des situations de surendettement. Je me réjouis de toutes ces avancées.
À Saint-Martin, nous pratiquons depuis longtemps le concept d'intégration régionale. En effet, nous partageons notre île avec Sint-Maarten, ce qui n'est pas simple. Par son statut de pays et territoire d'outre-mer, Sint-Maarten n'est pas membre de l'espace Schengen ni de la zone euro. Il n'est donc pas soumis à l'application directe du droit communautaire et de ses normes. De plus, n'ayant que peu de systèmes d'amortisseurs sociaux comparables à ceux qui existent en partie française, Sint-Maarten est ainsi un territoire plus attractif pour les investisseurs. La fiscalité y est moins lourde, ce qui en fait un territoire plus propice au développement du tourisme. Finalement, le plus redoutable concurrent de Saint-Martin est son voisin de la partie hollandaise de l'île. Ce voisin dispose des mêmes atouts que nous, certains sont mêmes supérieurs (casinos, infrastructures portuaires et aéroportuaires...). L'image est comparable aux yeux de la clientèle mais Sint-Maarten dispose d'un avantage compétitif très significatif en matière de coûts salariaux.
Il est évident que la continuité territoriale de Saint-Martin avec la partie néerlandaise engendre une situation particulièrement concurrentielle. Sint-Maarten dispose d'une réglementation, d'une fiscalité et d'une politique sociale qui ne sont pas équivalentes à celles de Saint-Martin. Quelles stratégies pourraient être mises en oeuvre pour attirer les investisseurs régionaux et internationaux dans les îles des Antilles et encourager les partenariats avec les acteurs économiques de la région caribéenne ?
M. Frédéric Buval. - Monsieur le président, je vous remercie pour la qualité de votre intervention et votre pédagogie. L'une des plus emblématiques entreprises martiniquaises se trouve aujourd'hui en difficulté financière comme près de 2 000 établissements en outre-mer, si l'on en croit votre rapport sur les défaillances des entreprises ultramarines entre septembre 2022 et septembre 2023. Sur un an, le nombre de défaillances était en hausse de 30 %. Ainsi en Guadeloupe, l'augmentation a atteint les 16 % mais c'est surtout à La Martinique et à La Réunion qu'elle a été considérable, où les défaillances ont progressé de 58 % et 40 %. La situation n'est pas nouvelle mais elle est inquiétante. En effet, les entreprises manquent cruellement de fonds propres mais ne se voient proposer que des prêts à court terme, à des taux d'intérêt supérieurs à ceux pratiqués dans l'Hexagone. L'IEDOM constitue de ce fait un partenaire financier incontournable pour nos territoires et nos entreprises.
Aussi, compte tenu du niveau d'endettement de nos entreprises, soumises à la fois à des contraintes structurelles et au coût des intrants, pouvez-vous nous indiquer comment l'IEDOM peut se positionner aux côtés des élus et des autres organismes financiers pour accompagner au mieux et rapidement les entrepreneurs des outre-mer ?
M. Saïd Omar Oili. - Monsieur le Président, avec les investissements réalisés par Total sur la zone du canal du Mozambique et avec les problèmes posés par les Houtis, la situation géographique de Mayotte est-elle un atout pour la France dans le domaine du commerce international à ce jour ?
M. Georges Naturel. - Merci pour cette présentation et pour le travail réalisé par votre structure. Derrière les constats, nous devons décider comment orienter les politiques publiques, qui sont différentes selon les bassins. J'évoquerai le bassin Pacifique, qui présente des particularités. Dans le passé, nous échangions beaucoup avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande mais cela a cessé pour des raisons d'habitudes alimentaires. Aujourd'hui le bassin Pacifique s'approvisionne largement en Europe, ce qui génère des prix très élevés. Un autre élément non négligeable lorsqu'on aborde la problématique des investissements étrangers, tient à l'instabilité politique qui a cours en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française.
Je n'ai pas de question particulière à poser mais je suis très intéressé par votre travail. En Nouvelle-Calédonie, le nickel n'est plus d'actualité. Il sera donc nécessaire de trouver des pistes de diversification. Nous avons un tissu de petites entreprises dynamiques susceptibles de travailler pour exporter jusqu'en Australie et en Nouvelle-Zélande.
Mme Solanges Nadille. - Merci pour cette présentation assez complète. Je poserai une question directe en tant que sénatrice de la Guadeloupe. Pensez-vous que l'octroi de mer puisse avoir un impact sur la vie chère dans les territoires concernés ? Personnellement, je ne pense pas qu'il s'agit de la source du problème. Par ailleurs vous avez évoqué les capitaux étrangers non investis dans nos territoires, mais la démarche pour les attirer est-elle seulement menée ?
Enfin, nous parlons d'amélioration numérique mais en réalité, nos territoires rencontrent des problèmes de zones blanches, en particulier du fait du manque d'ingénierie au sein de certaines de nos collectivités ultramarines.
Mme Micheline Jacques, président. - Y a-t-il une explication au retard de la collecte des données dans les outre-mer alors qu'elles sont indispensables au pilotage des politiques publiques ? Il s'agit aussi de trouver des alternatives aux industries mono-sectorielles qui s'épuisent.
M. Ivan Odonnat. - Je commencerai par la réponse à cette dernière question sur les données puisqu'il s'agit de ma formation. Aucune politique économique cohérente n'est possible sans données chiffrées et fiables. En outre-mer, la situation n'est pas encore satisfaisante en la matière. Je suis très clair sur ce point. Les instituts d'émission font leur part. Nos rapports annuels publiés sur chaque territoire répondent sans doute en partie aux attentes. C'est un début mais ces données annuelles sont insuffisantes pour effectuer une analyse économique conjoncturelle, identifier les points d'inflexion et les manques. C'est ce que nous essayons de faire au travers de publications que nous menons tous les trimestres pour mesurer l'état de la conjoncture. Nous interrogeons à cette fin les chefs d'entreprise, mais à une fréquence trimestrielle alors que l'enquête de l'Insee et celle de la Banque de France sur l'Hexagone sont réalisées tous les mois. De même les relevés de prix sont une information trimestrielle et parfois mensuelle, mais pas sur tous les territoires.
Les marges d'amélioration sont donc évidentes sur beaucoup de sujets, y compris sur les données déjà produites pour en accroître la fréquence. Le fait de passer de l'étude de 2014 à 2022 sans aucune étude intermédiaire relève d'un problème d'organisation et de priorité. Pour mener ce travail à bien il est nécessaire d'avoir un socle de données solides et pérennes.
Je ne peux me prononcer sur le rôle des instituts statistiques car nous ne sommes pas les seuls à produire de la donnée. En revanche, peu d'acteurs privés sont présents sur ce segment. Je partage votre préoccupation tout en étant optimiste car nous nous attachons à combler les lacunes.
S'agissant de la coopération dans l'océan Indien, nous constatons un état d'esprit à La Réunion qui rend un certain nombre d'actions possibles. Pour développer la coopération, une prise de risque est nécessaire. La croissance potentielle dans les territoires réside d'abord dans leur population : l'enjeu pour La Réunion est d'exploiter au mieux cette ressource, ce qui relève du rôle des élus et des chefs d'entreprise. Malgré les atouts qui lui sont propres, La Réunion a une organisation de son activité économique que je considère, comme dans l'ensemble des territoires d'outre-mer, comme déséquilibrée, avec une prédominance du secteur public. Je ne voudrais pas susciter l'incompréhension. Nous avons fait le choix, pour intégrer et mieux assoir la solidarité nationale, de faire de l'intervention publique. Lorsque j'ai fait le constat de l'inefficacité des aides publiques, je n'ai pas dit qu'elles n'étaient pas nécessaires. Pour autant, comment les organiser ? La création de valeur ajoutée ne doit pas venir du secteur public. Elle doit venir des entreprises et des ménages, qui génèreront de la valeur ajoutée et paieront des impôts.
Dans le premier graphique que j'ai montré, j'ai souligné la prédominance de la consommation en faisant le lien avec le commerce extérieur et en mettant en évidence la faiblesse des investissements. Dans les outre-mer, le retard d'investissement peut être caractérisé de la façon suivante. Je prends pour référence la situation France entière, la rapporte par quantité d'investissement en montant par tête d'habitant, et je constate que l'outre-mer se situe en-deçà de la moyenne nationale. Le lien avec notre débat se situe précisément ici : si une entreprise veut élargir son marché et acquérir de nouvelles technologies, elle doit investir. Or en outre-mer, l'investissement public par tête d'habitant est équivalent ou supérieur à celui pratiqué dans l'Hexagone. L'écart massif est constaté dans l'investissement privé des entreprises, ce qui représente une difficulté pour La Réunion comme pour tous les autres territoires. Cet effort doit donc être suivi dans la durée avec des repères. Nous nous attachons à offrir ce type de repères au gouvernement et je porte moi-même le message aux ministères. Ensuite, l'action ne nous appartient pas puisque nous sommes dans l'analyse.
La question sur l'emploi salarié est intéressante. Les start-ups créent un engouement car la jeunesse et les idées se déploient, ce qui est formidable. Or, nous parlons d'entreprises qui génèrent peu de valeur ajoutée à ce stade avant de passer à l'échelle, et rencontrent un problème de fonds propres. Il faut conquérir des marchés au-delà des bonnes idées. Cette ambition ne se traduit pas encore en termes d'emplois privés par rapport à la masse d'emplois publics existants. De ma part, il n'y a aucune vision idéologique. Je vous livre une analyse parce que dans les grandes économies modernes, la bonne composition du PIB est celle où un investissement suffisant permet de générer des revenus. Si les ménages et les entreprises génèrent des revenus, ils paieront des impôts avec lesquels les collectivités publiques investiront pour financer leur action. Le cercle vertueux est ici. Nous pourrions longuement débattre de ces questions.
Saint-Martin représente un beau cas d'école. J'ai envie de vous suivre jusqu'au bout. Nous avons sous les yeux un territoire qui semble mieux se débrouiller que l'autre alors que les conditions initiales y sont similaires. Puis les choix opérés dans le temps en matière fiscale et salariale notamment, créent des conditions plus attractives pour les investisseurs. Je pense qu'il faut s'interroger sur les choix et stratégies économiques et sortir, peut-être, d'une vision monolithique ou trop rigide dans l'application de la réglementation. Je n'ai pas de solution toute faite mais il faut aller au bout des constats posés. De vous à moi, je déteste l'explication liée à l'isolement des territoires car j'ai constaté, dans de nombreuses îles du monde, une forte activité économique et de l'insertion. Bien entendu, l'isolement est un problème si la relation économique est exclusivement entre Paris et ses territoires ultramarins. On peut donc réfléchir au sujet différemment pour être plus efficace.
Nous nous sommes rendus à Sint-Maarten où nous avons rencontré la banque centrale pour échanger nos analyses de la situation économique. Vos mots forts agréables pour le travail de l'agence de Guadeloupe seront transmis. Notre agence à Pointe-à-Pitre déploie à présent son activité pour l'ensemble des collectivités. L'équipe de Marina Berreur, qui m'accompagne, se rendra dans les îles du Nord pour commencer un travail de mesure du PIB. En définitive, la relation de travail que nous avons établie avec Sint-Maarten devrait nous permettre d'acquérir une meilleure compréhension. J'ai demandé ce travail d'analyse des performances économiques de Sint-Maarten au directeur de l'agence de Guadeloupe. Dès que l'analyse sera prête, nous la partagerons largement. Je ne dis pas que les exemples voisins représentent la seule solution, mais nous ne devons pas non plus hésiter à nous remettre en question.
Concernant les défaillances d'entreprises, nous disposons de statistiques qui remontent à 2019. Notre préoccupation au sortir de la pandémie de Covid était de mesurer l'impact du soutien public sur les statistiques de défaillances d'entreprises et si brutalement, nous serions submergés de défaillances d'entreprises n'ayant survécu que grâce au soutien public. Tel n'a pas été le cas. Aujourd'hui, nous constatons une montée progressive du nombre de défaillances sur les territoires, qui est supérieure à celle de la période de l'avant-Covid. Il s'agit d'un sujet d'inquiétude, avec des difficultés concentrées dans le secteur du bâtiment et de la construction. Je pense qu'il y a un lien à faire avec les retards de paiement par les collectivités publiques, et les difficultés de trésorerie consécutives des entreprises.
En parallèle, nous accompagnons les entreprises dans ce parcours. Nous évaluons leur situation financière, leur donnons une cotation et les accompagnons dans leur relation avec les banques. Pour celles qui sont en difficulté, nous leur proposons un service (très mal connu) de médiation pour les aider à négocier leurs conditions de crédit. Il ne faut pas hésiter à relayer ce service trop mal connu car nous servons de tiers de confiance entre le banquier et l'entreprise.
Concernant Mayotte, il est évident qu'elle représente un atout pour la France. J'ai assisté à une présentation d'un militaire de haut rang sur la stratégie maritime française qui a longuement insisté sur le positionnement de Mayotte à côté de l'Afrique. En cela, le positionnement Mayotte est stratégique. D'un point de vue économique, l'énergie entrepreneuriale que j'ai constatée à Mayotte est phénoménale, y compris dans les nouvelles technologies. Les axes d'action consistent à rendre l'intervention publique plus efficace et renforcer l'investissement privé. Ces deux piliers sont applicables partout.
Sur l'octroi de mer, mes propos étaient factuels. Je n'ai tiré aucune conclusion sur les mesures qu'il conviendrait de prendre. L'octroi de mer est un paramètre dans l'équation, qu'il ne faut ni diaboliser ni ignorer. La seule difficulté sur l'octroi de mer consiste à décider de son utilisation. L'incitation fiscale en elle-même fait partie des moyens d'action, mais comment l'exercer quand un produit n'atteint pas son but ? En la matière, il convient sans doute de s'interroger sur le mode opératoire ou le calibrage.
Mme Micheline Jacques, président. - Avant de clôturer cette audition, nous avons retenu que les territoires ultramarins ne sont pas assez bien insérés économiquement dans leurs bassins géographiques. Ils y gagneraient au regard de la cherté de la vie, mais cet objectif n'est pas le seul à remplir pour augmenter l'attractivité de nos territoires. En particulier, il sera nécessaire de développer et consolider davantage l'activité des entreprises, tout en ne bannissant pas la dépense publique.
Sur l'octroi de mer, la commission des Finances en partenariat avec la Délégation aux outre-mer va mener une réflexion et organisera prochainement une table ronde. Il conviendrait aussi d'analyser la fiscalité dans son ensemble afin de rechercher des pistes d'amélioration.
Nous ferons aussi passer le message que l'IEDOM est à l'écoute des entreprises qui ne connaissent pas certains dispositifs. Ainsi, nous contribuerons tous à une meilleure prise en main de l'activité économique de nos territoires. Nous sommes favorables à récupérer toutes vos contributions, que nous utiliserons à bon escient.