Mercredi 31 janvier 2024

- Présidence de M. Franck Montaugé, président -

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Écosystème de l'électricité - Audition de MM. Guillaume Dezobry, avocat et maître de conférences en droit public, Nicolas Meilhan, ingénieur, spécialiste de l'énergie, ancien consultant à France stratégie, Thomas Pellerin-Carlin, directeur du programme Investissements climat européens, Cleantech, à l'Institute for Climate Economics, et Jacques Percebois, professeur émérite à l'Université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie

M. Franck Montaugé, président. - Nous débutons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Guillaume Dezobry, avocat et maître de conférences en droit public, M. Nicolas Meilhan, ingénieur et spécialiste de l'énergie, ancien conseiller scientifique à France Stratégie ; M. Thomas Pellerin-Carlin, directeur du programme Investissements climat européens, Cleantech à l'Institute for Climate Economics (I4CE) et M. Jacques Percebois, professeur émérite à l'université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (Creden) et auteur de nombreux ouvrages sur l'électricité.

Le Sénat a constitué le 18 janvier dernier une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050.

Nous centrerons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Celui-ci est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?

Au sujet du déroulement de l'audition, nous avons souhaité commencer par une table ronde d'introduction pour comprendre l'écosystème électrique français : quels sont les acteurs en présence ? Quels sont les fondements de cet écosystème, notamment en matière de rencontre de l'offre et de la demande ainsi que de fixation des prix ?

Il s'agit pour vous, mais également pour nous, d'aider nos concitoyens à appréhender le présent et l'avenir de cet écosystème. Il s'agit non pas d'être exhaustif, car nous procéderons ensuite à une série d'auditions portant sur des points plus particuliers de ce sujet, mais de donner une vue d'ensemble la plus claire et objective possible de la situation actuelle et d'en dégager les grands enjeux.

L'audition se déroulera en quatre temps : d'abord, pour chacun d'entre vous, une présentation liminaire de dix minutes maximum, ensuite un temps de questions-réponses avec le rapporteur M. Vincent Delahaye et les membres de la commission qui le souhaiteront, puis un temps de réaction aux propos des autres participants, qui pourra, enfin, éventuellement être suivi d'une dernière salve de questions-réponses.

Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guillaume Dezobry, M. Nicolas Meilhan, M. Thomas Pellerin-Carlin et M. Jacques Percebois prêtent serment.

M. Jacques Percebois, professeur émérite à l'université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (Creden). - Le prix de l'électricité et son évolution est un sujet complexe à comprendre. Aussi, dans un premier temps, j'expliquerai pourquoi la libéralisation, introduite au début des années 2000 à la suite de la directive européenne de 1996, peut être considérée comme un échec relatif, dans la mesure où la concurrence n'a pas permis d'obtenir les résultats escomptés par certains. Ensuite, j'évoquerai les solutions qui ont été envisagées. Enfin, je présenterai la solution retenue aujourd'hui par la France, qui est en cours de mise en oeuvre.

Tout d'abord, avec la libéralisation, nous avons voulu procéder à une ouverture à la concurrence de la production et de la fourniture, mais pas de celle des monopoles naturels que sont les réseaux de transports et de distribution.

Pour ce qui concerne la production, nous nous sommes d'emblée dirigés vers un marché de gros, ce qui a posé des difficultés. En effet, l'électricité ne se stocke pas. Aussi, un marché fondé sur des prix horaires, les prix « spot », entraîne une volatilité très forte du prix : celui-ci peut être négatif, puis s'envoler. Nombreux sont ceux qui considèrent anormal de caler le prix de l'électricité sur le coût du gaz à certains moments. En effet, selon la logique d'un marché de gros, le prix est calé sur le coût de fonctionnement de la dernière centrale dont nous avons besoin pour équilibrer le réseau. Or il s'agit souvent d'une centrale à gaz. Pendant longtemps, lorsque le prix du gaz ou du charbon était relativement bas, les prix de gros étaient donc relativement faibles. Ainsi, pour la période allant de 2010 à 2021, les coûts marginaux étaient inférieurs aux coûts moyens, les prix du marché ne permettaient donc pas de recouvrer les coûts fixes des centrales. Nombre de centrales ont alors été fermées, à commencer par des centrales à gaz. Un phénomène inverse a lieu depuis 2022 : le coût marginal est supérieur au coût moyen. Les prix se sont donc envolés en 2022, qui est toutefois une année un peu particulière.

L'autre problème est que nous avons cru en la concurrence, alors que celle-ci a connu nombre d'exceptions. Ainsi, le développement des énergies renouvelables (EnR) a été soutenu par l'instauration des prix d'achat garantis. L'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) a également été instauré afin que l'ensemble des consommateurs français, qui ont participé au développement du nucléaire historique, puissent légitimement continuer à en bénéficier, même s'ils ne sont plus clients d'EDF. À l'origine, la loi prévoyait la revalorisation du prix de l'Arenh au fil du temps, en tenant compte de l'inflation et des coûts supportés par l'opérateur historique, mais depuis 1er janvier 2012, le prix de l'Arenh est resté fixé à 42 euros le mégawattheure.

Des tarifs réglementés de vente (TRV) ont été logiquement maintenus pour protéger le petit consommateur, mais en introduisant le principe de la contestabilité. Nombre de Français peinent à comprendre pourquoi la structure du prix qu'ils paient - le tarif réglementé de vente - ne coïncide pas avec celle du mix électrique : la contestabilité implique que le TRV dont bénéficie EDF pour l'électricité doit être contestable par les opérateurs alternatifs, sa structure doit être similaire à celle des tarifs que ces derniers pratiquent. Comme ils ne disposent pas de suffisamment de nucléaire, l'écrêtement, qui existe lorsque la demande d'Arenh est supérieure à l'offre, fixé par la loi à 100 térawattheures, a pour effet que la part du prix du marché est plus importante que celle de l'électricité d'origine fossile dans le mix électrique français. Le système connaît donc aujourd'hui un certain nombre de difficultés.

Néanmoins, celles-ci ne doivent pas être toutes imputées au marché. Ainsi, entre 2010 et 2021, le prix de l'électricité a connu une augmentation importante, de l'ordre de 80 % ou de 82 %, due d'abord aux taxes, qui représentaient 55 % de l'augmentation -, car on souhaitait aider les énergies renouvelables, ensuite, à l'augmentation des péages, à savoir les tarifs d'accès au réseau, enfin, au prix du marché pour seulement 23 % de l'augmentation générale.

L'envolée des prix de gros en 2022 s'explique par la conjonction de facteurs défavorables : une électricité hydraulique insuffisante, une disponibilité du parc nucléaire plus faible que prévu et, bien sûr, une progression considérable du prix du gaz. Encore une fois, la logique de marché, fondée sur les enchères à prix limite, cale le prix du marché sur le coût de la dernière centrale disponible, la centrale à gaz. Aussi, lorsque le prix du gaz a grimpé jusqu'à 345 euros le mégawattheure, le prix de l'électricité est alors monté à deux fois 345 euros, plus le coût du dioxyde de carbone (CO2), soit quelque 750 euros, et même au-delà lors de certaines pointes de consommation. Aux yeux d'un économiste, c'est logique. Depuis lors, les prix sont revenus à un niveau plus normal, en raison de la chute des prix du gaz. Aujourd'hui, les prix de gros de l'électricité sont assez faibles, de l'ordre de 80 à 100 euros avec une volatilité tout à fait acceptable.

Lorsque le consommateur paie son électricité, une part importante de sa facture a trait au coût de fourniture. Au 1er février 2024, le consommateur paiera environ 28 centimes d'euros, dont 12,5 centimes pour le coût de fourniture, 6,12 centimes pour les péages et environ 7 centimes pour les taxes, y compris la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE). Le caractère problématique de cette situation est apparu parce que la hausse des prix de l'électricité était difficilement supportable par le consommateur ; certains commentateurs ont voulu y voir la preuve que le marché ne fonctionnait pas. D'autres ont contesté cette analyse en relevant que l'augmentation des prix avait permis aux centrales à gaz de fonctionner et d'une certaine façon d'éviter le blackout.

Trois approches sont possibles. La première consiste à revenir à l'ancien système, à savoir le monopole public intégré. Cela paraît juridiquement difficile et politiquement improbable. La deuxième approche serait de mettre en place une concurrence pour le marché - et non par le marché, comme cela a été fait -, c'est-à-dire un acheteur unique. Le gestionnaire du réseau lancerait des demandes à satisfaire et des offreurs y répondraient, mais les contrats seraient alors de long terme. Le producteur disposerait en quelque sorte d'une concession pendant une durée déterminée et le prix serait calé, non pas sur le coût marginal, mais sur le coût moyen, c'est-à-dire à la fois sur les coûts variables et les coûts fixes. La troisième approche est celle qui sera adoptée par l'Union européenne et qui a été proposée en octobre ou novembre dernier consiste à conserver le fonctionnement du marché de gros, mais avec des garde-fous : un prix plancher et un prix plafond. Le premier permet aux opérateurs de récupérer leurs coûts fixes en cas de chute des prix ; le second, quant à lui, protège le consommateur. Le système retenu dans ce cas est celui des contrats pour différence (CFD - Contract for difference) : un prix plancher peut être différent du prix plafond ou égal à ce dernier. Si le prix s'envole, l'État taxe et récupère les sommes dépassant le prix plafond, pour les redistribuer au consommateur final.

La solution retenue en France semble un peu différente. La France s'est beaucoup battue pour obtenir des CFD différence applicables au nucléaire, notamment historique, et semble mettre en place un système comprenant simplement une sorte de prix plafond assorti d'une double taxation. Ainsi, l'État taxerait le nucléaire, au-delà de 78 euros, à 50 % et, au-delà de 110 euros, à 90 %. Les sommes récupérées seraient redistribuées au consommateur final.

Cela pose plusieurs questions : les prix s'envoleront-ils ? Ne risquent-ils pas d'être trop bas, en l'absence de prix plancher ? N'existe-t-il pas un risque pour l'opérateur historique que le prix de gros tombe sous un certain seuil ? Il existe en quelque sorte une solution de rappel, puisque le système est en général négocié pour trois ans et que, au terme de ce délai, il est possible de revenir aux contrats pour différence. Ensuite, l'État prélèvera des taxes au-delà de certains seuils, fixés à 78 et 110 euros, mais redistribuera-t-il tout aux consommateurs ? Comment le fera-t-il ? Par l'intermédiaire des fournisseurs ? Ces derniers répercuteront-ils ces coûts ? Au regard de la façon dont certains d'entre eux ont répercuté l'Arenh, il est permis de s'inquiéter.

Pour conclure, le système fondé sur les coûts marginaux ne peut perdurer. Nous disposons de deux types de centrales : celles pour lesquelles la part des coûts fixes est très élevée, comme les centrales qui fonctionnent avec les énergies renouvelables ou le nucléaire, et celles dans lesquelles c'est la part du coût variable qui domine, comme les centrales utilisant les énergies fossiles, gaz et charbon. Lorsque les centrales à coûts variables élevés sont majoritaires, il est logique que le prix soit calé sur leurs coûts de fonctionnement ; demain, toutefois, ces centrales à énergie fossile disparaîtront, le prix ne pourra donc plus être calé sur leur coût marginal. Il faudra nécessairement appuyer le système sur le coût moyen des centrales à forte proportion de coûts fixes : les centrales fonctionnant avec les énergies renouvelables - éolienne ou photovoltaïque - ou les centrales nucléaires. Nous devrons donc réfléchir à une solution pérenne pour faciliter la transition énergétique.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie de cette analyse globale. Le souci est d'avoir des prix les moins volatils possible. Le prix du marché fixé sur la base d'un coût marginal rend toute anticipation difficile, il est alors compliqué de réagir que l'on soit un particulier ou une entreprise. Cette solution ne me semble pas très viable. Pour ma part, je suis partisan de nous rapprocher du coût moyen de production, puisque la France dispose de moyens de production aux coûts fixes importants et aux faibles coûts variables. Il semblerait préférable de suivre cette logique.

Dans ce cas, faudrait-il disposer de moyens de production pilotables, si je puis dire, pour faire face aux pointes de consommation et assurer la production ? Ou bien serait-il alors préférable d'importer en cas de pointes ?

M. Jacques Percebois. - Si j'ai précédemment distingué les centrales à forte proportion de coûts fixes de celles à forte proportion de coûts variables, il faut également différencier les centrales pilotables et celles qui ne les sont pas. Ce dernier cas concerne les centrales fonctionnant avec les énergies renouvelables : celles-ci ne répondent pas forcément à la demande et dépendent de contraintes extérieures. Pour franchir les pointes de consommation, il faut conserver des centrales à gaz - il n'est pas envisageable de construire une centrale nucléaire pour la faire fonctionner uniquement pendant quelques heures de pointe - ou alors importer de l'électricité. Si nous n'importions pas de l'électricité produite en Allemagne aux heures de pointe, nous devrions construire davantage de centrales à gaz en France. Ce serait l'arbitrage à effectuer. Une autre solution serait alors de faire baisser la demande aux heures de pointe.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Selon vous, que devons-nous faire ?

M. Jacques Percebois. - Je suis favorable à un système calant le prix sur le coût moyen. L'objectif des CFD est en quelque sorte d'éviter la volatilité des prix. Un autre système, dont je n'ai pas encore parlé, est intéressant. Parallèlement, aux CFD, la Commission européenne a accepté de mettre en place des ventes directes à l'électricité ou Power Purchase Agreements (PPA), c'est-à-dire des contrats de long terme entre producteurs et fournisseurs, ainsi qu'entre producteurs et consommateurs. Ils offrent un moyen de vendre hors marché une bonne partie de l'électricité, car ce sont des contrats de droit privé, alors que le CFD est un contrat de droit public, puisque l'État intervient. Si nous disposons d'une architecture fondée sur des CFD et sur des PPA, les prix de l'électricité peuvent être relativement stabilisés.

Faut-il maintenir un marché ? La réponse est oui. De toute façon, il faudra un marché pour traiter la pointe de consommation et un marché spot pour les échanges internationaux.

Dans le passé, au regard de la tarification effacement jour de pointe (EJP) d'EDF, les prix aux heures de pointe étaient extrêmement élevés, ce qui est une manière d'indiquer aux consommateurs que cela leur coûtera très cher s'ils souscrivent ce tarif.

À mon sens, l'essentiel de l'électricité doit être vendu à un prix proche du coût moyen, soit dans le cadre d'un système de CFD, qui permet de stabiliser les prix, soit en y ajoutant des PPA. La Commission européenne sera vigilante, car les PPA sont des contrats conclus entre, d'une part, le producteur et, d'autre part, le consommateur ou le fournisseur. Lorsqu'un opérateur historique a un poids très important, elle examine la situation de près. Par ailleurs, il faut laisser un peu de souplesse, ce qui n'est pas incompatible avec le maintien d'un marché de gros pour les échanges extérieurs ou pour la pointe de consommation. L'objectif est d'éviter un système dans lequel tout le monde est calé sur le coût marginal exceptionnellement élevé, comme cela a été le cas en 2022, une année toutefois exceptionnelle en la matière.

M. Daniel Salmon. - Quelles sont les probabilités qu'une telle situation se reproduise ? Si elle est faible, faut-il conserver le système actuel ?

M. Jacques Percebois. - Le système actuel sera de toute façon amendé, puisqu'il a été décidé de mettre en place un système de double taxation, tout en privilégiant des contrats directs entre producteurs, fournisseurs et clients - c'est plutôt une bonne chose. Toutefois, le diable est dans les détails et il convient de prêter attention à la mise en oeuvre : concrètement, quel sera le prix de l'électricité en 2026, 2027, 2028 ?

Il existe également un marché à terme, que je n'ai pas encore évoqué, ainsi que des anticipations sur les évolutions possibles dans les prochaines années. Pour 2027 et 2028, celles-ci annoncent des prix plutôt bas, compris entre 60 et 70 euros le mégawattheure. Toutefois, elles sont souvent tributaires des observations faites à un instant précis. Ainsi, en 2023, les anticipations pour 2024 et 2025 établissaient le prix à 400 euros le mégawattheure. Restons prudents dans l'interprétation.

Un des risques possibles est la chute des prix. Dans le passé, nous avons déjà connu des prix trop bas, y compris négatifs. Ainsi, en 2016-2017, le prix du marché de gros était inférieur au niveau de l'Arenh.

Le système mis en place est très complexe et le niveau de l'Arenh, fixé à 42 euros, représente une difficulté : il devrait être augmenté pour permettre la transition énergétique. La commission sur l'organisation du marché de l'électricité, dite commission Champsaur, l'avait proposé et la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité, dite loi Nome, l'entérinait - on l'oublie souvent -, mais le décret d'application n'est jamais paru. Il était prévu de tenir compte de l'inflation, soit, entre 2012 et 2022, entre 15 % et 20 %. S'y ajoutent des coûts d'entretien du parc nucléaire historique supportés par EDF. Par conséquent, l'Arenh devrait être revalorisé. Je suis surpris que nous n'ayons pas réussi à le faire, au travers de la loi, entre 2024 et 2026 ; il s'arrêtera le 31 décembre 2025, on considère apparemment que son niveau restera à 42 euros jusqu'à cette date. Ne peut-on prévoir une transition pour passer de 42 euros à 60 euros ou à 70 euros ? Selon la Commission de régulation de l'énergie, le coût du nucléaire historique serait de quelque 60 euros le mégawattheure, alors qu'EDF avance plutôt 75 euros, en se fondant toutefois sur des hypothèses différentes. Quoi qu'il en soit, il n'est certainement pas de 42 euros.

M. Franck Montaugé, président. - Les PPA sont des contrats à long terme, prennent-ils en compte les investissements à réaliser et leurs financements ?

M. Jacques Percebois. - Il existe deux types de PPA. Dans le cadre des PPA en mégawattheures, un gros consommateur, par exemple un client industriel, achète de l'électricité, pendant une période déterminée, sur la base d'un accord conclu avec le producteur en euros par mégawattheure. Il paie, mais le prix est garanti.

Il existe également des PPA appuyés sur la puissance et exprimés en mégawatts. Dans ce cas, un gros industriel, un fournisseur - comme TotalEnergie, qui a fait part de son intérêt - ou un consommateur très électro-intensif, signe un contrat dans lequel il indique être prêt à financer en partie un réacteur, et bénéficie alors d'un droit de tirage sur la production. Il participe donc à la prise en charge du risque, avec le producteur. Si la centrale ne fonctionne pas correctement, il en supportera également les conséquences. Ce système n'est pas nouveau : il existe depuis longtemps en Finlande. Dans ce système, dit Mankala, des coopératives de gros industriels participent au financement de barrages et du réacteur pressurisé européen (European Pressurized Reactor, EPR) finlandais. Ces PPA puissance pourraient constituer une réponse aux problèmes que rencontre EDF pour trouver des financements.

Mme Denise Saint-Pé. - À propos de l'appel à la dernière centrale, qui contrôle ? Existe-t-il un gendarme en la matière ?

M. Jacques Percebois. - C'est Réseau de transport d'électricité (RTE) qui est chargé de régler l'ensemble des offres et des demandes, en temps réel. Le seul rôle du gendarme est de vérifier qu'il n'y a pas de rétention de capacité.

Mme Denise Saint-Pé- Mais en matière de prix ?

M. Jacques Percebois. - Si le prix du gaz est fixé à 345 euros le mégawattheure, le producteur peut alors indiquer ne pas fournir à moins de 750 euros. Dans les offres heure par heure, faites la veille pour le lendemain, sur le marché spot, il annonce un prix de l'électricité de l'ordre de 750 ou 800 euros. Dès lors, le prix de sa production sera, si l'on fait appel à elle, calé sur 800 euros.

M. Victorin Lurel. - Si je comprends bien, d'ici à 2025, le marché de l'électricité sera fondamentalement modifié. Vous proposez de remplacer un prix adossé à un coût marginal par un prix adossé au coût moyen de production.

L'Europe propose que le marché à court terme, notamment le marché spot, soit adossé à des contrats de long terme. Comment cela fonctionnera-t-il ? En effet, dans le cadre du marché unifié, il existe des zones au sein desquelles il est possible d'importer en bénéficiant de conditions transfrontalières en cas de pénuries. L'Allemagne, par exemple, a un coût de production de l'électricité bien plus élevé que le nôtre. Comment le marché unique de l'électricité fonctionnera-t-il s'il est adossé à un coût moyen de production au regard de cette disparité des coûts, notamment dans les centrales à gaz ?

M. Jacques Percebois. - Je le précise, la réforme s'appliquera au 1er janvier 2026 ; aucun changement n'aura donc lieu en 2024 ou en 2025. Les coûts sont très différents d'un pays à l'autre, mais des interconnexions existent, lesquelles permettent de distinguer les marchés couplés ou séparés. Lorsque les prix sont différents d'un pays à l'autre, les marchés sont dits séparés. Pour autant, il est possible de fonctionner avec des coûts différents. C'est le principe des vases communicants. C'est la raison pour laquelle nous avons mis en place ce marché : la France a souhaité faire valoir son avantage, puisque ses coûts étaient inférieurs à ceux des autres. Ainsi, en régime de croisière, elle exportait et comptait 40 à 45 térawattheures d'excédents. La seule exception a été l'année 2022, où elle a été déficitaire de 16,5 térawattheures, ce qui est exceptionnel. Cette année, la France est redevenue exportatrice nette, ce qui rapporte de l'ordre de 2 milliards d'euros par an à la balance commerciale française - sauf en 2022, où cela nous a coûté 7 milliards d'euros.

M. Franck Montaugé, président. - Je le précise, nous reviendrons sur le sujet précis de l'Arenh à l'occasion d'une prochaine audition. Je passe la parole à M. Dezobry.

M. Guillaume Dezobry, avocat et maître de conférences en droit public. - Pour faire le lien avec les propos de M. Percebois, il est important de comprendre pourquoi nous en sommes arrivés à nous focaliser sur le marché de gros de court terme. L'ouverture à la concurrence n'est pas seule en cause : la doctrine de la Commission européenne a finalement conduit à concentrer l'attention sur ce marché, mais celle-ci revient aujourd'hui sur sa position dans le cadre du projet de règlement européen sur la réforme de l'organisation du marché de l'électricité (EMD pour Electricity Market Design).

Cette focalisation est liée en partie à la maturité des marchés de l'électricité lors de leur ouverture à la concurrence. En amont, au niveau de la production, dans les années 2000, le parc de production était presque surcapacitaire en France, mais aussi à peu près partout en Europe. Les capacités de production existaient donc déjà et étaient en grande partie amorties. En aval, la consommation est restée relativement stable pendant les vingt premières années suivant l'ouverture à la concurrence. Nous disposions des moyens de production nécessaires et les consommateurs avaient tous un contrat avec un fournisseur. Aux yeux de la Commission européenne, il était donc impossible de voir émerger une concurrence avec des acteurs intégrés entre amont et aval, c'est-à-dire des acteurs historiques. EDF, par exemple, avait développé ses moyens de production et vendait en grande partie sa production. La seule façon de développer la concurrence était alors de permettre l'arrivée sur le marché de commercialisateurs purs, n'étant pas des fournisseurs intégrés. Pour cela, la mise en place d'un marché de gros suffisamment liquide était nécessaire, afin de permettre à ces nouveaux acteurs d'acheter de l'électricité. La priorité de la Commission européenne était alors d'assurer la liquidité des marchés de gros, et des marchés de gros de court terme, pour permettre une meilleure pénétration des moyens de production renouvelables. Dans le même temps, elle voyait d'un mauvais oeil à la fois les contrats à long terme entre producteurs et fournisseurs, dont elle considérait qu'ils asséchaient la liquidité des marchés de gros, mais également l'intégration amont-aval de certains acteurs historiques, notamment d'EDF. Le projet Hercule découlait de cette vision : il s'agissait de découpler l'amont de l'aval, avec l'idée que les producteurs approvisionnent le marché de gros à destination des fournisseurs. Dès lors, plus le marché de gros serait liquide, plus la concurrence fonctionnerait bien.

La Commission européenne a poursuivi dans cette logique, notamment pour déterminer la dernière centrale et garantir un prix juste. Le règlement européen relatif à l'intégrité et à la transparence des marchés de gros de l'énergie, dit Remit - qui est également en cours de révision - interdit ainsi aux acteurs de manipuler le marché, notamment au travers de rétention de capacités et oblige tout producteur à offrir sa production à son coût marginal de production. À défaut, il doit le justifier.

Cette approche n'a toutefois pas permis d'atteindre les trois objectifs attendus : sécurité d'approvisionnement, durabilité, lutte contre la volatilité des prix.

Le marché de gros de court terme n'a pas permis d'envoyer les bons signaux pour disposer des capacités nécessaires afin d'assurer la sécurité de l'approvisionnement. Les États membres ont dû mettre en place des mécanismes de capacité, comme l'a fait la France.

En matière de durabilité, c'est-à-dire de décarbonation du mix énergétique, le marché de gros de court terme n'a pas non plus envoyé les bons signaux et des dispositifs de soutien aux énergies renouvelables ont finalement été mis en place.

Enfin, ce marché n'a pas protégé le consommateur contre la volatilité des prix, comme nous l'avons très sensiblement constaté depuis la crise.

Par conséquent, le marché de gros ne pourra pas être la solution à la crise climatique : il est impossible d'espérer qu'il permette le développement des capacités de production décarbonées. La priorité donnée à la décarbonation suppose des investissements massifs à l'amont, alors que les perspectives de RTE sur la croissance de la demande d'électricité sont vertigineuses : on passe de 470 térawattheures en France pendant les vingt dernières années à 550, 600 voire 700 térawattheures.

Tout cela explique que l'on ne retrouve pas aujourd'hui la maturité des marchés que nous avons connue pendant vingt ans, une situation qui créera des espaces pour de nouveaux investissements assumés en partie par l'opérateur historique et en partie par d'autres acteurs. À certains égards, la décarbonation sera au marché de l'électricité ce que la numérisation a été au marché des télécoms : si celui-ci avait été ouvert à la concurrence alors que la numérisation n'existait pas, nous aurions probablement connu les mêmes difficultés.

La concurrence a été poussive pendant vingt ans, mais que pouvait-on en espérer, dès lors que les fournisseurs sont des commercialisateurs qui ne font que revendre ce que d'autres produisent ? Elle nous fait seulement miroiter une petite marge sur les coûts de commercialisation. Pour le reste, les coûts sont les mêmes pour tous : 70 % de l'électricité est acheté au prix de l'Arenh, à un prix identique pour tous. La concurrence s'exerce donc sur une frange extrêmement réduite.

L'autre limite qu'il faudra dépasser a trait à la lutte contre la volatilité des prix sur le marché de gros. Dans son projet de règlement, la Commission européenne reconnaît explicitement s'être trompée en donnant la priorité au marché de gros de court de terme et préconise la réintroduction de contrats à long terme dans le système - PPA et CFD.

Par conséquent, le premier changement qui affectera le futur système électrique sera le passage d'un marché très mature et très fermé à des investissements massifs. Il faudra donc trouver les moyens d'investir et de sécuriser les investissements des opérateurs.

Le deuxième grand changement, c'est la transformation de la perception des consommateurs à l'égard de l'électricité. Les entreprises, les collectivités territoriales et désormais les particuliers ne se contentent plus des contrats de fourniture traditionnels. Ils envisagent de valoriser leur capacité de production, notamment par le biais de l'autoconsommation. De plus, ils souhaitent s'approvisionner partiellement grâce à des fournisseurs d'énergie renouvelable, motivés par des considérations de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). L'approvisionnement en électricité devient une agrégation de différentes solutions répondant à des besoins variés. L'ensemble de ces solutions contribue à la valorisation de la flexibilité de la demande. M. Percebois a souligné avec pertinence la nécessité de développer l'effacement, le stockage et la flexibilité de la demande pour anticiper les défis à venir. Les consommateurs devront réagir aux signaux émis sur le marché, caractérisé désormais par l'émergence de nouveaux produits proposés tant par des fournisseurs que d'autres acteurs de l'écosystème du système électrique. Cette évolution remet en question les catégories conventionnelles du marché de gros et du marché de détail, car des contrats tels que les ventes directes d'électricité (PPA) occupent désormais une position intermédiaire entre producteurs et consommateurs, nécessitant une redéfinition des frontières de ces marchés.

Enfin, un point essentiel à souligner est la dimension européenne. Dans la construction européenne, la question énergétique a été majeure : sur les trois traités fondateurs, deux sont centrés sur l'énergie, celui qui instaure la Communauté européenne du charbon et de l'acier (Ceca) et le traité Euratom. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rappelé en 2020 que ce dernier avait la même valeur que les autres traités européens, affirmant que la communauté de l'atome avait pour objectif le développement du nucléaire.

Mais on observe actuellement des tensions très fortes entre les États sur la question nucléaire. On connaît l'alliance du renouvelable et l'alliance du nucléaire, et nous avons constaté combien il est difficile pour la France de faire entrer le nucléaire dans la taxonomie ; ce qui est très curieux, puisque ce type de production d'énergie est inscrit dans les traités. L'énergie est source de tensions entre les États. On le voit à travers un certain nombre d'affaires. Sur Hinkley Point, par exemple, l'Autriche et le Luxembourg attaquent des décisions d'aide d'États favorables au développement de capacités nucléaires en Grande-Bretagne. Faut-il plus ou moins d'intégration européenne ? Avec les crises que nous avons traversées, il y a plutôt un retour au niveau national, mais sans coordination, cela risque d'exacerber les tensions entre les États membres. Si chacun d'entre eux développe sa propre stratégie énergétique, cela va nécessairement emporter des effets pervers ou des effets d'externalité sur ses voisins et donc d'exacerber les tensions. Nous sommes donc à un moment charnière, où tout est remis sur la table, à la fois au niveau européen, avec ce projet de texte de la Commission européenne, où elle dit finalement que tout est à reconsidérer, et avec la perspective de la fin de l'Arenh, qui nous contraint à réinventer un modèle. C'est donc un moment clé pour intervenir sur ce sujet.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est pour cela que nous avons constitué cette commission d'enquête, afin d'essayer d'y voir clair. Le marché européen, finalement, est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Je me pose la question, parce que vous nous en avez décrit un certain nombre d'inconvénients. Avez-vous connaissance d'études ou d'évaluations sur ce point ?

On a l'impression qu'avant 2000, c'était relativement simple, mais que la situation s'est complexifiée, avec la multiplication du nombre d'intervenants et l'émergence des énergies renouvelables. Tout cela a compliqué le fonctionnement du marché et a nui à la compréhension de son fonctionnement par le citoyen.

Quel sera l'impact d'un retour vers des politiques un peu plus nationales, même si une coopération européenne demeure, sur le renforcement des interconnexions ? On nous dit que des investissements colossaux doivent être réalisés pour développer les interconnexions européennes, tout comme le réseau français, d'ailleurs - j'ai entendu le chiffre de 500 milliards d'euros à l'échelle du continent. La facture de la France serait donc de 50 ou de 70 milliards d'euros. Cela vaut-il le coup de faire cette dépense ?

M. Guillaume Dezobry. - À l'échelle de la France, l'Europe a toujours été intégrée dans les décisions. Le professeur Percebois a rappelé tout à l'heure que le parc nucléaire a toujours exporté entre 50 et 70 térawattheures par an. Marcel Boiteux, auditionné à l'Assemblée nationale en 2014, indiquait que cela résultait d'un contrat entre EDF et l'État français : EDF devait exporter 70 térawattheures pour améliorer la balance commerciale. Dès la configuration du parc nucléaire, donc, la dimension européenne avait été intégrée, mais il n'y avait pas, alors, de marché européen. L'Europe des réseaux est plutôt un succès, cela fait consensus. Le fait que nous ayons une plaque européenne qui permette à l'électricité de transiter sécurise l'ensemble des acteurs et la crise ukrainienne a démontré que ce réseau européen pouvait aider les réseaux en déficit. De même, lorsque nous avons connu le phénomène de corrosion sous contrainte, les interconnexions ont joué leur rôle. Ce système et le couplage des marchés permettent de faire transiter l'électricité du pays le moins cher vers le pays le plus cher. Cela garantit qu'à chaque instant, finalement, le mix européen est au prix le plus compétitif possible, même si cela génère des rentes de congestion qui peuvent être importantes, par manque de moyens d'interconnexion. Vous avez évoqué la nécessité de renforcer les capacités en la matière. Aujourd'hui, la France fait partie des pays les plus interconnectés au niveau européen, mais il y a encore beaucoup de projets en cours sur nos frontières.

Vous me demandez un bilan des bénéfices de ce système. La Commission parle de 34 milliards d'euros par an. Je ne suis pas compétent pour juger de ce chiffre. Ce qui est certain, c'est que l'on n'imagine pas se couper des autres réseaux européens : le coût d'une telle évolution serait beaucoup trop important pour le consommateur français. Cela ne signifie pas que ce marché de gros de court terme, et le design privilégié par la Commission européenne pendant vingt ans, restent adaptés aux défis auxquels doit faire face le système électrique.

M. Franck Montaugé, président. - Vous avez insisté sur l'enjeu de la décarbonation dans cet écosystème. Quid du niveau du prix du carbone dans ce modèle de marché, surtout au vu des évolutions qui sont envisagées, notamment au niveau du market design ?

M. Guillaume Dezobry. - Les liens entre les marchés de l'énergie et du carbone sont de plus en plus forts. Le prix du carbone doit être un élément qui favorise la décarbonation : en faisant payer davantage les producteurs d'électricité à partir de moyens carbonés, nous incitons à développer des moyens de production décarbonés. La décarbonation de l'industrie, elle, se fait notamment par la croissance des moyens de production d'électricité décarbonée, le nucléaire et le renouvelable, mais aussi grâce à une stabilité des prix, laquelle permet aux industriels d'investir dans des moyens de production décarbonée. Des contrats carbone pour différence vont être mis en oeuvre, c'est-à-dire des contrats qui fonctionnent comme les contrats pour différence, avec pour objectif de permettre la décarbonation la plus rapide possible, au moindre coût pour les autorités publiques.

M. Franck Montaugé, président. - J'ai l'impression que le prix du carbone n'est pas suffisamment élevé pour envoyer les bons signaux en matière de décarbonation.

M. Guillaume Dezobry. - Sur le marché de gros de court terme, les coûts marginaux intègrent le coût du carbone. La centrale marginale, qui utilise des énergies fossiles, doit intégrer dans son prix le coût du carbone. Plus on fait appel à des moyens carbonés, plus le consommateur va payer cher son électricité. Le marché du carbone européen est en cours de révision pour aligner l'Union européenne sur l'objectif de décarbonation de 55 % en 2030 par rapport aux émissions de 1990. La Commission européenne a publié le paquet Fit for 55, qui prévoit d'amender le système de quotas carbone, notamment pour arrêter les quotas gratuits et réintégrer le prix du carbone aux importations de produits dont la production dans leurs États d'origine n'aurait pas donné lieu à un paiement du prix du carbone.

M. Fabien Genet- Vous semblez estimer que l'ouverture à la concurrence a eu des effets très limités, puisqu'elle a joué sur les commercialisateurs et non sur les producteurs. Quels en étaient les bénéfices attendus ? Est-ce qu'on espérait plus ? Dans quel domaine ?

M. Guillaume Dezobry. - Marcel Boiteux, au cours de l'audition que j'ai mentionnée, indiquait que l'ouverture à la concurrence à ce moment-là n'était pas une bonne idée. La Commission européenne avait adopté une position un peu dogmatique : le marché, c'est bien, et nous allons donc mettre en oeuvre pour l'électricité ce que nous avons fait dans d'autres secteurs. Cela avait très bien fonctionné pour les télécoms, notamment grâce à la numérisation, concomitante à l'ouverture à la concurrence, mais pour l'électricité, on s'est vite rendu compte que, après l'ouverture à la concurrence, les bénéfices attendus n'étaient pas au rendez-vous. Je ne sais quelle fut, au sein de la Commission européenne, la part du politique et celle de la croyance en une répétition dans le secteur de l'énergie du miracle des télécoms. En tout cas, en 2005, c'est-à-dire cinq ans après les premières libéralisations, la Commission a ouvert une enquête sectorielle pour comprendre ce qui se passait sur ces marchés, qui sont très complexes et sur lesquels elle a pris le temps de s'acculturer. Elle a publié son rapport en 2007, qui énumère toutes les difficultés à faire vivre la concurrence sur un marché beaucoup trop mature pour qu'on en retire tous les bénéfices souhaités.

M. Fabien Genet. - Et aujourd'hui ?

M. Guillaume Dezobry. - Aujourd'hui, on change de paradigme, notamment parce que la maturité des marchés est bien moindre : l'enjeu n'est plus de partager une ressource entre différents vendeurs. Lors de l'ouverture à la concurrence, en 2000, la seule chose qui changea fut le fournisseur qui envoyait sa facture. Le parc de production, lui, demeurait identique. Aujourd'hui, nous cherchons à inciter les investisseurs à investir dans les dizaines de gigawatts dont on a besoin pour atteindre les objectifs de décarbonation que nous nous sommes fixés.

M. Nicolas Meilhan, ingénieur, spécialiste de l'énergie. - Ce marché de l'électricité a-t-il été une bonne ou une mauvaise chose ? Pour répondre à la question, je vais faire un rappel historique. Nous avons mis en place le marché de l'électricité en nous inspirant de ce qu'avaient fait nos amis britanniques. Margaret Thatcher, notamment, avait libéralisé le marché de l'électricité au Royaume-Uni, à une époque où elle se battait contre des syndicats charbonniers très puissants - ce fut une façon pour elle de reprendre le dessus sur eux. La libéralisation du marché de l'électricité apparaît dans l'Acte unique en 1986, qui a été suivi d'une première directive en 1996.

Depuis 1974, la France a construit un parc nucléaire, avec une approche industrielle du nucléaire unique au monde. Résultat : au début des années 2 000, notre électricité coûtait deux fois moins cher que dans tous les autres pays européens. Aujourd'hui, son prix est dans la fourchette basse des pays européens, mais il devait augmenter de 45 % le 1er février 2022, avant l'invasion de l'Ukraine, et de 100 % l'année suivante. Comment en est-on arrivé à cette situation ?

La directive de 1996 a été transcrite en France en 2000. La question était alors de préserver notre prix de l'électricité deux fois moins élevé que dans tous les autres pays européens. Nous avions mis en place des tarifs régulés, qui ont toujours existé, et qui consistaient à ajouter une marge au coût d'EDF incluant le fonctionnement et le développement. Cela donnait des tarifs bleus pour les particuliers, des tarifs jaunes pour les petites et moyennes entreprises et des tarifs verts pour les grandes entreprises. Évidemment, la Commission européenne ne voulait pas de cela et l'objectif de la libéralisation était de les supprimer. Au début des années 2000, les prix du marché, liés au coût marginal, étaient indexés notamment sur le prix du gaz, et donc du pétrole. En décembre 2001, la Chine rejoignit l'Organisation mondiale du commerce (OMC). À cette époque, le pétrole ne coûtait pas cher et les prix d'électricité de marché étaient donc inférieurs aux tarifs réglementés.

Le développement de la Chine, de 2002 à 2008, conduisit à une forte hausse de la demande de pétrole. Comme l'offre de pétrole était contrainte, les prix augmentèrent de 2002 à 2008 pour atteindre 150 dollars le baril, entraînant une hausse des prix du gaz et de l'électricité. À partir de 2004-2005, le prix de marché dépassa les tarifs réglementés. La France, pour réagir, a mis en place le tarif réglementé transitoire d'ajustement du marché (Tartam), qui permettait aux entreprises ayant choisi de souscrire à des tarifs de marché au début des années 2000 de revenir au tarif réglementé - il s'agissait d'une sorte de bouclier tarifaire.

Le Tartam fut entériné en décembre 2006. Le 13 juin 2007, la Commission européenne ouvrit une procédure d'enquête à l'encontre de la France pour aide d'État sur ce tarif, qu'elle soupçonnait de distordre la concurrence au niveau européen. Dès lors, elle se pencha aussi en profondeur sur les tarifs jaune et vert de l'électricité, estimant que les entreprises et les industriels français avaient accès à une électricité moins chère que leurs concurrents en Europe - les tarifs bleus n'étaient alors pas concernés. Cette procédure de la Commission européenne aboutit à la création de la commission Champsaur, censée régler ce problème avec l'Europe. C'est dans le cadre de cette commission que la France a cherché un système qui permette au consommateur français de bénéficier de son avantage lié à l'électricité nucléaire historique, tout en s'ouvrant à la concurrence, puisque, à partir du 1er juillet 2007, chaque Français devait pouvoir choisir son opérateur d'électricité. Cette proposition fut soumise à la Commission européenne et la loi portant nouvelle organisation du marché de l'électricité (Nome) a été promulguée en décembre 2010. En 2012, la Commission européenne a validé la fin de ce contentieux avec la France sous plusieurs conditions.

La première était la création de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) : EDF devrait vendre un quart de sa production à des fournisseurs alternatifs, au prix de 42 euros du mégawattheure. La France était d'ailleurs censée indiquer à la Commission les modalités d'évolution de ce prix au fil des années. Elle ne l'a jamais fait. Cette décision de 2012 entérina la fin des tarifs jaunes et des tarifs verts, le 1er janvier 2016. Ainsi, pour cette année, et encore pour l'année prochaine, un certain nombre d'entreprises et de PME paient leur électricité 300 euros du mégawattheure, sans aucune porte de sortie pour revenir à un prix plus raisonnable. De 2012 à 2020, l'un des impacts du marché européen fut que les Allemands, qui avaient développé beaucoup d'énergies renouvelables, utilisèrent les interconnections pour exporter de l'électricité, ce qui fit baisser les prix du marché de 5 euros, d'après un rapport de la Cour des comptes de juillet 2022. Les gros électriciens, EDF en France, mais aussi tous les gros électriciens allemands, vendirent moins d'électricité issue de leurs centrales traditionnelles, puisque les énergies renouvelables avaient la priorité, et ils la vendirent moins cher. La Cour des comptes estime que l'Arenh, de 2011 à 2020, a représenté un manque à gagner de 5,25 milliards d'euros pour EDF.

Une autre condition était que le tarif réglementé devait être constitué pour deux tiers d'électricité nucléaire, ce qui nous permettait de garder un avantage compétitif, et pour un tiers du marché de gros. La commission Champsaur avait recommandé que la concurrence ne se fasse pas seulement sur l'aval, mais aussi sur la production : « la régulation doit inciter, à terme, les nouveaux acteurs à investir dans des moyens de production [...]. Une concurrence sur la fourniture d'électricité qui dépendrait durablement et exclusivement d'un approvisionnement auprès d'EDF ne doit pas être considérée comme une solution soutenable ». Pour rappel, EDF produit aujourd'hui 90 % de l'électricité en France...

EDF a perdu un certain nombre de clients, quand le prix de l'électricité était inférieur à 42 euros du mégawattheure, entre 2015 et 2020. Quand les prix de gros ont augmenté à partir de 2018, avant d'exploser en 2021, tous les fournisseurs alternatifs sont revenus demander plus d'électricité en Arenh à EDF. Or il existe un mécanisme qui fait que le nucléaire, qui représentait les deux tiers de la facture, en constitue désormais moins de la moitié. C'est ce qu'on appelle l'écrêtement. La situation est en train de se régulariser, avec la baisse des marchés de gros. Quel est l'avenir de la régulation et des tarifs réglementés ? EDF s'est engagée à vendre son électricité à 70 euros le mégawattheure. On aurait pu conserver l'Arenh et l'améliorer, dès 2012. Par exemple, comme la France est non seulement un champion du nucléaire, mais aussi un champion de l'hydraulique, puisque nous sommes l'un des premiers pays à l'avoir développé, nous aurions pu transformer l'Arenh en un accès régulé à l'électricité décarbonée historique, qui aurait inclus le nucléaire et l'hydraulique. Cela aurait permis de concevoir des factures assises à 80 % sur des capacités déjà amorties, avec un coût de 60 euros le mégawattheure et de garder, comme le suggère aussi M. Percebois, une part du marché de 20 %. Cela nous aurait donc évité ce qui s'est produit depuis trois ans, et qui est l'une des raisons principales, et qui n'a pas été expliquée, de l'explosion du prix d'électricité : le phénomène d'écrêtement : des entités qui ne produisent que des factures, mais aucun kilowattheure, représentent 5 % de la production française et, pour ces 5 % de la production française, les factures sont passées de 60 euros à 240 euros le mégawattheure. Il suffirait d'obliger ces fournisseurs alternatifs à se couvrir, c'est-à-dire à autoproduire une partie de leur vente, 25 % par exemple, pour éviter que ce que nous avons connu ces dernières années se reproduise. Avec France Stratégie, nous avons publié en janvier 2021 des travaux sur la sûreté d'approvisionnement du réseau en Europe. Le marché européen a surtout permis l'optimisation des interconnexions, lesquelles ne datent toutefois pas de sa mise en place. Nous exportions d'ailleurs plus d'électricité avant celle-ci. Pour autant, ces interconnexions ont permis à un certain nombre de pays, notamment grâce à la baisse des prix de gros, de fermer des capacités et des centrales pilotables : des centrales à gaz ou à charbon. En France, depuis 2010, 12 gigawatts ont été ainsi fermés : 10 gigawatts de centrales thermiques et 2 gigawatts de centrales nucléaires. Si nous n'avions pas fermé ces centrales, nous n'aurions pas connu une explosion du prix de l'électricité à partir de mars 2022. En effet, quand nous avons découvert les phénomènes de corrosion sous contrainte sur notre parc, les prix de l'électricité avaient déjà doublé, avec le gaz, et ils ont été multipliés à nouveau par deux à cause de ce phénomène, exacerbés par la spéculation sur les marchés. Si nous avions conservé ces capacités, nous aurions pu éviter une partie de cette augmentation. France Stratégie conclut qu'il existe un manque de coordination entre les États européens. L'énergie reste une prérogative de chacun des États membres, qui décide seul de fermer des centrales à gaz, des centrales nucléaires, des centrales à charbon, des centrales pilotables... Si vous supprimez toutes vos marges de sécurité, s'agissant d'un bien qui ne se stocke pas, vous créez les conditions pour que surviennent des événements comme nous en avons connu il y a deux ans, avec des prix qui dépassent les 1 000 euros du mégawattheure, pour une électricité produite à 60 euros le mégawattheure.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci de cet intéressant rappel historique. Que faire pour l'avenir ? Faut-il faire évoluer l'Arenh ? Personne ne semble vouloir le supprimer avant fin 2025. Faut-il le passer à 50 euros, par exemple ? Quelles en seraient les conséquences sur la facture des consommateurs ? Fin 2025, allons-nous passer de 42 à 70 euros ?

M. Nicolas Meilhan. - Cela n'aurait pas d'impact sur les factures pour le moment, au vu de la méthode de calcul. Les Français paient aujourd'hui 125 euros le mégawattheure, pour un coût de production de 60 euros, parce qu'il faut prendre en compte la partie du marché qui représente 55 % de la facture - le gaz - quand le nucléaire en constitue 45 %, pour 70 % de la production. Au cours des deux dernières années, nous avons donc connu des prix élevés. Ceux-ci ont déjà baissé l'an dernier et vont continuer à diminuer l'année prochaine. On s'oriente vraisemblablement vers une baisse des prix de l'électricité à partir du 1er février 2025, y compris avec le rattrapage prévu de taxes, qui représente environ 10 euros par mégawattheure. Avec la baisse des prix de gros, nous pourrions mettre en place un mécanisme pour éviter l'écrêtement, qui est notre principal problème. Nous avons échoué à mettre en place une concurrence au niveau de la production et nous avons donc des producteurs de factures, qui ont fait exploser les prix, sans produire d'électricité.

La libéralisation d'un marché a deux objectifs : améliorer le niveau de service au même prix ou baisser le prix au même niveau de service. Quand on regarde l'évolution des tarifs réglementés de l'électricité pour le consommateur, ils n'ont fait qu'augmenter depuis 2007, comme le rappelait M. Percebois, notamment avec la contribution au service public de l'électricité (CSPE), qui a permis de financer les énergies renouvelables. À quoi servent ces énergies renouvelables dans le mix électrique français ? Quel service rendent-elles ? Contribuent-elles à la sécurité d'approvisionnement ? Complètent-elles le nucléaire ? Se substituent-elles en partie à notre électricité nucléaire ? À quel prix ? Les énergies renouvelables intermittentes sont très pertinentes, à mon sens, dans des pays ayant une électricité fortement carbonée, avec du charbon, avec du gaz, comme le Royaume-Uni ou l'Allemagne, où elles ont permis de faire diminuer les émissions de CO2. En France, elles viennent se substituer principalement à une électricité qui est déjà décarbonée, mais elles n'ont pas fait diminuer notre consommation d'électricité d'origine thermique. Ce sont là des questions auxquelles il faudra répondre, car l'augmentation des prix, ces dernières années, est liée à ces sujets.

M. Victorin Lurel. - Une question politiquement incorrecte : nous avons évoqué l'utilité et l'efficience des énergies renouvelables ainsi que leur stabilité, mais aussi les problèmes posés par leur stockage et leur introduction sur les réseaux. Notre électricité est déjà décarbonée, même si le pourcentage d'énergie nucléaire a diminué. Le système, tel qu'il a fonctionné jusqu'ici et peut-être jusqu'en 2025, a consisté à accorder une sorte de faveur, d'avantage compétitif, au renouvelable, au charbon, au gaz - et à l'Allemagne. Les décisions européennes sur l'Arenh, l'éolien, le renouvelable ou le gaz comme indicateur d'adossement, n'ont-elles pas, tout simplement, défavorisé la France ? Peut-on poser ainsi la question ?

M. Nicolas Meilhan. - Je pense que la question que vous posez est : quel a été pour la France le bénéfice de la libéralisation du marché de l'électricité ?

Nous avions un acteur historique, intégré, un monopole unique au monde et une électricité deux fois moins chère que chez tous nos voisins. En effet, les bénéfices ne sont pas évidents ! Nous avons mis en place des échanges journaliers entre les pays et augmenté les connexions pour favoriser leur optimisation. Cela a-t-il eu un impact pour le consommateur final français, qui payait auparavant son électricité deux fois moins cher qu'ailleurs ? Oui, mais un impact négatif, puisque celui-ci la paie désormais presque au même prix que dans les autres pays européens...

EDF a été découpée en morceaux : on lui a d'abord enlevé RTE, puis Enedis, selon un processus qui n'était pas réservé à EDF ou à la France, mais qui correspondait, dans son principe, à la libéralisation, qui consiste précisément à découper les entreprises. EDF a été « désoptimisé » : des fournisseurs présentent maintenant des factures à sa place, lui imposant un manque à gagner de 5 milliards d'euros entre 2011 et 2021.

La question des énergies renouvelables se substitue à cela aujourd'hui. En France, on paie deux fois l'électricité : lorsqu'il y a du vent ou du soleil, et que la part du nucléaire est réduite dans la production, puisque la production doit en permanence être égale à la consommation, on paie les coûts fixes du nucléaire, car le carburant des centrales, l'uranium, ne représente que 10 % des coûts de production du nucléaire. C'est la raison pour laquelle les prix augmentent.

En 2000, la France avait une électricité deux fois moins chère que le reste de l'Europe. Elle a perdu cet avantage compétitif, qui faisait que les industriels venaient s'y implanter.

M. Thomas Pellerin-Carlin, directeur de programme - Investissements climat européens, Cleantech, à l'Institute for Climate Economics. - Je me concentrerai d'abord sur mon propos liminaire, avant de revenir sur les propos tenus à l'instant, qui peuvent vous induire en erreur.

M. Franck Montaugé, président. - Vous êtes libre de vos propos, mais que cela n'empiète pas sur notre objectif initial. Nous en discuterons à la fin de cette audition.

M. Thomas Pellerin-Carlin. - Je souhaite notamment vous orienter vers des personnes qui sont de réels experts de ces sujets, qui pourraient vous fournir des informations intéressantes.

Mon propos est articulé en trois temps : je vous propose tout d'abord de dézoomer afin de comprendre la place qu'occupe l'électricité dans le système énergétique, car on ne peut pas comprendre comment les factures électriques sont élaborées sans comprendre le rôle de cette énergie dans le système énergétique. Ensuite, j'ai tenté de résumer en une diapositive tout l'écosystème du secteur électrique - je m'excuse par avance des raccourcis que j'ai empruntés. Enfin, j'insisterai sur un point qui me semble important, à savoir le rôle de la production électrique renouvelable sur les marchés de gros au cours des trois dernières années, en m'appuyant sur une étude de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), qui est un organisme de l'OCDE.

Un élément important à rappeler sur le premier point est le décalage entre la perception de la dépendance énergétique en France dans le débat public et sa réalité. (L'orateur illustre son propos à l'aide de diapositives). Cette diapositive indique la consommation d'énergie finale en France, c'est-à-dire celle que l'on met dans les machines. Contrairement à ce que l'on peut croire en écoutant les débats dans les médias, la première source d'énergie dont nous dépendons en France est d'abord le pétrole, la deuxième, le gaz fossile. Ces deux énergies fossiles représentent à elles seules les deux tiers de l'énergie consommée en France. Nous utilisons un tout petit peu de pétrole pour produire de l'électricité, mais cette énergie sert essentiellement à faire rouler des camions, des voitures ou des tracteurs. Le gaz fossile est utilisé à diverses fins, notamment pour chauffer des bâtiments : il y a davantage de Français qui se chauffent au gaz que de Français qui se chauffent à l'électricité. Le gaz joue également un rôle critique dans le marché de l'électricité, comme cela a été bien expliqué. Le nucléaire et les énergies renouvelables représentaient en 2019 respectivement 17 % et 16 % de la consommation finale d'énergie en France. Aujourd'hui, nous aurions un peu moins de nucléaire et un peu plus d'énergies renouvelables, compte tenu de la baisse constante de la production du nucléaire depuis les années 2000 jusqu'en 2022. Même si depuis nous avons connu un petit rebond, nous restons malheureusement bien en dessous des niveaux de production nucléaire des années 2000.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Comment expliquer cette baisse ? Est-ce parce que nous avons perdu Fessenheim ? En ne prenant pas en compte la fermeture de Fessenheim, conserve-t-on les mêmes capacités, ou le nucléaire est-il de moins en moins productif ?

M. Thomas Pellerin-Carlin. - La diapositive suivante vous présente, en jaune, la production d'énergie nucléaire en France, en térawattheures, année après année. Le niveau est très élevé et stable entre 2002 et 2015, malgré quelques variations annuelles qui dépendent en particulier des moments où sont réalisées les opérations de maintenance. Une baisse est entamée en 2015. La fermeture de Fessenheim a joué un rôle mineur, car il ne s'agit que de deux réacteurs sur les cinquante-sept ou cinquante-neuf que la France comptait à cette époque. En revanche, on observe une baisse entre 2019 et 2020, puis entre 2021 et 2022. Nous verrons ce qui se passera à l'avenir : 2023 est effectivement une meilleure année que 2022, qui était une annus horribilis. Permettez-moi de faire une analogie rapide : si dans votre parc automobile vous possédez soixante voitures qui ont toutes quinze ans, la probabilité que vous deviez passer au garage et changer quelques pièces pour les utiliser est importante et vous ne pourrez pas les utiliser comme si elles étaient neuves.

L'autre mythe que je souhaitais déconstruire est celui selon lequel la France représenterait une exception dans le paysage énergétique européen. Une autre diapositive vous montre la répartition de la consommation d'énergie finale en Europe. Clairement, la France appartient à la famille européenne, caractérisée par l'hyper-dépendance vis-à-vis du pétrole et du gaz fossile, ainsi que par le fait que, en 2024, les énergies renouvelables sont probablement devenues la troisième source d'énergie en France, comme c'est le cas depuis quelque temps en Europe. En revanche, la différence avec notre famille européenne, c'est une bien moins grande dépendance au charbon et un plus grand rôle du nucléaire. Ces deux différences sont évidemment liées au choix fait dans les années 1970 et 1980, en faveur d'une production électrique qui repose à hauteur de 70 % sur le nucléaire. Dans beaucoup d'États européens, l'Allemagne, mais également la Pologne, la Bulgarie ou la Roumanie, la production de charbon est plus importante.

L'électricité joue donc un rôle clé dans le secteur énergétique, mais elle ne représente que 25 % à 35 % de l'enjeu énergétique dans son ensemble.

Pour tenter de comprendre ce que vous appelez « l'écosystème de l'électricité », j'ai essayé de résumer en une diapositive l'ensemble de la chaîne de valeur de l'électricité. On pourrait passer des heures sur chacune des cases de ce tableau, mais à sa gauche figurent les différents segments de la chaîne de valeur, en partant de l'usager, c'est-à-dire du particulier qui utilise de l'électricité au quotidien, pour remonter jusqu'à la source d'énergie initiale, qu'il s'agisse du vent soufflant sur Dunkerque, du soleil rayonnant sur Toulouse, de l'uranium du Niger ou bien du gaz de Russie, selon la manière dont une source d'énergie a été captée pour produire de l'électricité.

Idéalement, si vous en avez le temps durant les travaux de votre commission d'enquête, je vous encourage à regarder chacun de ces éléments pour comprendre l'intégralité du système. Permettez-moi de vous donner un exemple concret, tiré de ma vie dans le Calvados. Un ménage vivant en milieu rural, se chauffant au gaz ou au fioul a besoin non de gaz ou de fioul, mais de chaleur pour chauffer son logement. Si ce ménage peut investir dans une pompe à chaleur, cela augmentera sa consommation et sa facture d'électricité, mais sa facture énergétique baissera, car le surcoût d'électricité destiné à alimenter la pompe à chaleur sera beaucoup plus faible que le prix du gaz ou du fioul utilisé pour le même service énergétique.

Monsieur le rapporteur, je suis absolument d'accord avec vous lorsque vous dites que les prix doivent être les moins volatils possible, mais il faut préciser à quel niveau on se situe. Je vous encourage, notamment dans une réflexion à long terme, à toujours poser la question des prix de l'électricité dans le contexte plus général de ceux de l'énergie. Même si à long terme le prix de l'électricité augmentait de 10 %, voire de 20 % ou de 30 %, il serait très probable, et même quasiment certain, que, en fin de compte, le consommateur remplaçant par des usages électriques des voitures à pétrole et des chauffages au fioul ou au gaz soit tout de même gagnant, car l'écart de prix entre le pétrole et le gaz d'un côté et le vecteur électrique de l'autre resterait important. Les décideurs peuvent d'ailleurs influencer cela, notamment en taxant différemment ces usages. M. Montaugé parlait du « prix carbone » : aujourd'hui en France, le prix carbone est plus important sur l'électricité que sur le gaz de chauffage, par exemple. Pour l'instant, la politique de prix carbone pénalise l'électricité vis-à-vis du gaz fossile, du fioul ou du diesel ; cela correspond à un choix politique.

Je ne rentrerai pas dans tous les détails de cet écosystème, car beaucoup de ses éléments ont été mentionnés. Je ne reviens pas sur les enjeux relatifs aux réseaux, qui ont parfaitement été traités, mais je me focaliserai sur les unités de production, et sur la manière dont les prix de l'Arenh et du marché de gros sont influencés. J'appuie mon propos sur une étude de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) parue l'été dernier, qui mesure de manière précise comment une certaine quantité d'énergie renouvelable produite entre 2021 et 2023 a permis de faire baisser les prix de gros de l'électricité.

Le graphique suivant illustre l'évolution des prix de gros. La courbe inférieure de ce graphique correspond à l'évolution moyenne des prix de l'électricité du marché de gros en Europe ; la courbe supérieure, à ce que ces prix auraient été si l'on avait arrêté d'installer des énergies renouvelables en 2021. Vous constatez que ces derniers auraient été plus élevés. Si l'on avait adopté un moratoire sur le développement des énergies renouvelables, comme certains le proposent et si l'on avait cessé d'installer des éoliennes et des panneaux solaires, l'offre d'électricité aurait baissé. Sur un marché, à demande constante, lorsque l'offre est moins importante, les prix augmentent. Ce graphique montre l'écart entre les prix réels, dans la courbe inférieure, et le prix plus élevé, qui selon l'Agence internationale de l'énergie aurait correspondu au prix de l'électricité sur les marchés de gros si l'on avait mis fin au déploiement des énergies renouvelables en 2021.

Cet écart grandit avec le temps, ce qui est logique, car il y a plus d'éoliennes en 2023 qu'en 2021. Vous pouvez me demander pourquoi je vous présente un tel graphique, où la différence semble à peine perceptible. Les économies réalisées pour l'intégralité de l'Union européenne sont de l'ordre de 100 milliards d'euros sur cette période de trois ans, entre janvier 2021 et décembre 2023. Dans son analyse, l'AIE fournit un dégradé pays par pays. Si l'on rapporte ces économies annuelles permises par les énergies renouvelables au nombre d'habitants, on obtient ce résultat surprenant : le premier bénéficiaire de cette évolution est la France. Cette étude ne nous dit pas seulement que les énergies renouvelables font baisser les prix de l'électricité sur le marché de gros, elle fournit une estimation précise et chiffrée, à l'aide d'un modèle qui me semble robuste, même si l'on peut toujours douter des modèles que l'on utilise.

M. Victorin Lurel. - Mais qui a réellement bénéficié de cette baisse de prix ?

M. Thomas Pellerin-Carlin. - L'étude ne le précise pas. Pour le dire autrement, sans les énergies renouvelables, les prix de 2022 auraient été encore plus élevés.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Les prix que vous indiquez sont des prix toutes taxes comprises ?

M. Thomas Pellerin-Carlin. - Ce sont les prix du marché de gros, qui ne comprennent donc pas les taxes.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La France semble plutôt en retard par rapport à d'autres pays, notamment l'Allemagne, concernant le déploiement des énergies renouvelables. Moins on a des énergies renouvelables, plus on gagne ? Cela semble surprenant...

M. Thomas Pellerin-Carlin. - Le marché est européen : le consommateur français bénéficie des baisses de prix de l'électricité dues aux énergies renouvelables allemandes ou espagnoles. Je force un peu le trait : que l'éolienne soit située au large du Pays basque français ou du Pays basque espagnol, d'un côté ou de l'autre du Rhin, cela n'a pas de conséquences pour le prix du marché de gros. En raison du marché européen de l'électricité, il y a de fortes chances que les électrons ainsi produits franchissent les frontières.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous n'aurons pas le temps d'approfondir cette question durant cette audition, mais nous devrons creuser ce point, d'autant plus contre-intuitif que nous sommes plutôt exportateurs naturels d'électricité et non importateurs, même si l'année 2022 a été une annus horribilis en la matière. Je suis surpris que cet élément ait autant d'influence. Comment les éléments de ce tableau ont-ils été calculés ?

M. Thomas Pellerin-Carlin. - Je vous enverrai avec grand plaisir le tableur qui m'a permis de bâtir ce graphique. Je vous encourage surtout à inviter les auteurs de cette étude de l'AIE. J'ai seulement pris leurs chiffres, qui sont des chiffres par État, que j'ai divisé par la population des États.

M. Fabien Genet. - Est-ce dû à un effet volume, et au fait que plus il y a d'électricité sur le marché, plus les prix baissent ? Ou est-ce dû au fait que les énergies renouvelables, de par leur nature, ont un prix de production moindre ?

M. Thomas Pellerin-Carlin. - Oui entièrement à la première question, et oui partiellement à la deuxième. Cette baisse des prix est due à une augmentation de l'offre électrique, mais le même résultat aurait été obtenu en connectant une nouvelle centrale nucléaire au réseau.

M. Fabien Genet. - Cela aurait-il été valable pour une centrale à charbon ?

M. Thomas Pellerin-Carlin. - Pas nécessairement, car une centrale à charbon ne vendra pas l'électricité qu'elle produit à un prix bas. Pour qu'un générateur d'électricité utilisant du charbon ou du gaz accepte de vendre, il faut au moins qu'il rentre dans ses coûts. En revanche, le coût marginal d'utilisation des électricités renouvelables ou de l'électricité nucléaire est très faible, ce qui permet de faire baisser de manière structurelle le prix du marché de gros.

M. Daniel Gremillet. - Aurait-on obtenu de mêmes résultats si nos capacités de production nucléaire et hydroélectrique étaient à leurs niveaux historiques ?

M. Thomas Pellerin-Carlin. - Je vous encourage à poser cette question à l'Agence internationale de l'énergie. Je pense que non, parce que les ordres de grandeur sont différents. Il y aurait eu le même type d'effets : s'il n'y avait pas eu de sécheresse en 2022, la production d'hydroélectricité aurait été plus importante et le prix de l'électricité aurait été plus bas, tout à fait. Cette courbe a été modélisée spécifiquement à partir des énergies éoliennes et solaires, mais entre 2021 et 2023, toute hausse de production d'énergie à faible coût marginal, qu'il s'agisse de l'éolien, du solaire, de l'hydroélectricité ou du nucléaire, aurait entraîné le même effet.

M. Daniel Gremillet. - Il faut également tenir compte des frais fixes : même s'il est arrêté pour que des énergies renouvelables soient injectées à la place de l'électricité qu'il produit, un outil pilotable continue toujours à générer des frais fixes. Je rejoins le rapporteur : il faudra en effet creuser ce sujet.

M. Thomas Pellerin-Carlin. - Pour le dire autrement, on dit souvent que le prix de l'électricité est indexé sur les prix du gaz, mais c'est un raccourci. Le prix du gaz a un impact sur le prix de l'électricité pour un certain nombre d'heures par an, celles durant lesquelles on a besoin de cette production. Mécaniquement, si l'on augmente les capacités de production d'énergies renouvelables, on réduit ce nombre d'heures, peut-être d'une ou deux heures par an seulement, mais c'est toujours bon à prendre.

M. Franck Montaugé, président. - Un point n'a pas été abordé, alors qu'il me semble important pour bien comprendre des choses : ce sont ce que l'on appelle les externalités de ce type de production renouvelable et leurs « flexibilités » - je regarde monsieur Percebois, dont les écrits m'ont appris ce terme. Je ne me place pas dans la logique d'opposer un mode de production à un autre, mais les externalités et les flexibilités constituent un poste de dépense important, qui pèse d'autant plus lourd que ce type de production non pilotable est développé. Cet aspect des choses, qui finit par peser sur la facture finale du client, est-il pris en compte ?

M. Thomas Pellerin-Carlin. - Ces courbes ne concernent que les prix du marché de gros. Elles ne s'intéressent qu'à cet élément, et ne prennent pas en compte les externalités.

M. Franck Montaugé, président. - C'est une approche de marché, et non une approche par les coûts de production ou les coûts indus.

M. Thomas Pellerin-Carlin. - C'est une analyse économétrique, qui regarde les prix de gros réels et bâtit un scénario alternatif en cas de moratoire sur le développement des énergies renouvelables, qui vise à estimer la différence des prix du marché de gros. On peut évidemment inclure d'autres éléments. En revanche, si vous décidez d'introduire les externalités dans cette comparaison, je vous encourage à introduire toutes les externalités, et non à choisir entre certaines.

M. Franck Montaugé, président. - Bien entendu.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous essaierons de bien travailler, je vous rassure.

M. Thomas Pellerin-Carlin. - L'un des enjeux importants en matière d'énergies renouvelables, notamment lorsque l'on choisit - ce qui semble être l'option retenue par la France - de privilégier l'éolien en mer par rapport à l'éolien terrestre, a trait à l'augmentation du coût de raccordement au réseau. Celui-ci peut être financé par des injections de capitaux et non par une augmentation du tarif de l'électricité : une fois raccordé, l'équipement devient en effet un actif rentable.

En conclusion, vous êtes confrontés à la difficulté de décider dans l'incertitude. La place de plus en plus centrale qu'occupe l'électricité au sein du système énergétique est en revanche certaine : reste à savoir jusqu'où. Si l'on résume le plus souvent les énergies renouvelables à l'éolien et au solaire photovoltaïque, d'autres énergies, telles que le solaire thermique, pourraient produire de l'électricité et alléger la pression sur le réseau. La production d'énergie nucléaire suit, quant à elle, une trajectoire baissière, sans qu'il soit possible d'estimer dès à présent les coûts de modernisation du parc existant et de construction de nouvelles centrales. Les récentes nouvelles en provenance de Hinkley Point sont plutôt mauvaises, celles de Finlande sont plus positives.

L'importante opposition à l'éolien qui s'exprime en France est assez singulière en Europe. Quoi qu'il en soit, l'étude de l'AIE montre que plus le nombre d'éoliennes installées est élevé, plus le prix de l'électricité est modéré.

Enfin, l'adaptation au changement climatique pose un défi de taille à l'ensemble du système électrique : avec des vagues de chaleur comprises entre 45  degrés et 50 degrés, les besoins en refroidissement iront croissants, ce qui pourrait entraîner des pointes de consommation non pas en hiver, mais en été. Des impacts sur la production devront également être anticipés et sont déjà observables sur la production hydroélectrique : la baisse de celle-ci est en partie liée aux sécheresses, elles-mêmes liées au dérèglement climatique. Au niveau des barrages, il faudra se poser les questions de la localisation de l'eau entre l'amont et l'aval et de son utilisation pour d'autres usages - tourisme, agriculture, etc. Le dernier impact a trait à l'augmentation des coûts de réseau, en raison de la multiplication des incendies et des incidents.

M. Franck Montaugé, président. - Vous avez cité l'étude de l'AIE comme une référence. Pouvons-nous nous nous baser pareillement sur l'étude de RTE consacrée aux futurs énergétiques à l'horizon 2050 ?

M. Thomas Pellerin-Carlin. - Tout à fait, cette étude étant la plus aboutie et la plus consensuelle qui soit. Elle présente l'avantage de proposer aux décideurs six scénarios structurants permettant d'éclairer scientifiquement les choix politiques que vous aurez à effectuer.

M. Daniel Salmon. - Nous avons entendu deux exposés aussi intéressants que contradictoires, dont celui de M. Meilhan, pro-nucléaire et anti-EnR. Celui-ci a indiqué que nous payons deux fois notre électricité, une affirmation qui me semble mériter des explications complémentaires. Certes, le développement des EnR a eu besoin d'un soutien public dans un premier temps, mais il me semble que le constat vaut aussi pour le parc nucléaire. À terme, nous aurons besoin de compenser la baisse de production nucléaire, sachant que le coût du mégawattheure issu des EnR est désormais très maîtrisé, aux alentours de 55 euros à 60 euros pour l'éolien terrestre et environ 70 euros pour l'éolien en mer. Le prix du mégawattheure issu de l'énergie nucléaire pourrait lui dépasser les 70 euros en raison des dérapages du chantier de Flamanville.

M. François Bonneau. - Une étude précédente de RTE avait prévu une diminution de la demande en énergie de l'ordre de 40 % à l'horizon 2050, ce qui semblait très surprenant. Par la suite, une autre étude a tablé sur une augmentation de 40 % de la demande en matière d'électricité. Quelle est la cohérence entre ces différences ?

M. Fabien Genet. - M. Meilhan a indiqué que le tarif réglementé atteignait 125 euros du mégawattheure pour un coût de production de 60 euros. Où la différence est-elle passée ?

M. Victorin Lurel. - L'Arenh et les tarifs réglementés n'intègrent pas le coût de remplacement et les investissements correspondants. Comment peut-on financer ceux-ci ?

M. Nicolas Meilhan. - Le parc nucléaire français a été construit et financé par EDF, avec la caution de l'État, et assure 70 % de la production, ce qui fait de la France une exception mondiale. Nous devons moduler la puissance en la diminuant lors des creux de consommation et en l'augmentant dans le cas inverse. Depuis 2005, le développement de l'éolien et du photovoltaïque a amplifié ces phénomènes : il a fallu, l'an dernier, mettre à l'arrêt des réacteurs nucléaires dans un contexte de vents forts, ce qui conduit à s'acquitter à la fois des coûts fixes du nucléaire et des coûts des renouvelables.

Concernant les études de RTE, je rappelle qu'elles se sont révélées exactes, avec une baisse de la consommation entre 2010 et 2020. On a sans doute moins anticipé les baisses de consommation liées à l'augmentation du prix de l'électricité et les conséquences des départs d'industriels en raison de prix du gaz deux fois plus élevés qu'aux États-Unis. Je ne suis ni pro-nucléaire, ni pro-renouvelables, mais simplement pro-entreprises, souhaitant que celles-ci puissent bénéficier du meilleur prix. Je tiens à souligner que nous avons atteint un taux de défaillance des PME similaire à celui qui avait été enregistré pendant la crise financière de 2008, avec 400 défaillances mensuelles.

Le principal défi, pour la France, consiste à assurer le fonctionnement des centrales existantes, certaines d'entre elles ayant déjà vu leur durée de vie prolongée jusqu'à 80 ans. En 2022, les problèmes de corrosion ont fait chuter la production à 280 térawattheures, contre environ 400 térawattheures en temps normal. Le prix du mégawattheure s'élevait, quant à lui, à 240 euros l'an passé et non pas à 125 euros, sachant que la Commission de régulation de l'énergie (CRE) avait recommandé un prix supérieur à 300 euros, ce qui montre que les Français ont été relativement protégés par le bouclier tarifaire. Où est passé l'écart ? Dans les poches d'EDF via le bouclier tarifaire, ce qui est plutôt une bonne chose compte tenu de l'endettement de l'énergéticien : son bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (Ebitda) a ainsi augmenté de 20 milliards d'euros. Un problème subsiste, cependant, puisque les autres entreprises ne disposent pas de prix avantageux et restent parfois bloquées avec des contrats fixant le prix du mégawattheure à 300 euros, sans porte de sortie. De nombreuses défaillances sont à redouter si aucune solution n'est apportée avant 2026.

Sur un autre point, il me semble que le tarif de l'Arenh calculé par la CRE et publié en septembre inclut les coûts de prolongation des centrales existantes et du nouveau nucléaire.

M. Thomas Pellerin-Carlin. - Il existe en effet des périodes durant lesquelles la production des EnR est tellement forte et la demande si faible que la production nucléaire baisse. Cependant, l'analyse des données semble montrer que ces périodes sont de moins en moins fréquentes. Pour autant, il faudrait approfondir ce point, peut-être en sollicitant RTE, qui pourrait indiquer le nombre d'heures concernées chaque année et permettre de mieux apprécier l'ampleur du phénomène.

Pour répondre à une autre question, nous pouvons nous projeter dans une réalité alternative en imaginant que l'on coupe les lignes électriques entre la France et le reste de l'Europe. En 2022, une telle coupure aurait entraîné un blackout généralisé, même en imaginant que des subventions massives en faveur du développement de centrales à charbon et à gaz aient été prévues dix années plus tôt. Vous pourriez également demander à RTE combien de millions de Français auraient été privés d'électricité si nous n'avions pas pu importer de l'énergie depuis les pays voisins.

Le débat est très souvent centré sur l'Allemagne, mais je souligne que l'intégration électrique entre la France et l'Espagne est à la fois centrale et fort bénéfique pour plusieurs raisons. En effet, le grand défi du secteur électrique consiste à assurer un équilibre entre l'offre et la demande, afin d'éviter des modulations de fréquence qui endommageraient le réseau. Or, une sorte de symbiose existe entre ces deux pays, dans la mesure où le pic de consommation des Français intervient à l'heure du dîner, entre 19 heures et 20 heures, alors que les Espagnols prennent leur repas plus tard, décalant par là même leur pic de consommation. Cette différence culturelle débouche sur un bénéfice électrique et montre que l'on peut penser l'intégration européenne de manière positive.

Le dernier point à investiguer a trait aux îles françaises, dans lesquelles le système EDF n'a pas été aussi déstructuré qu'en France « continentale ». Il faudrait déterminer si la situation de l'approvisionnement électrique y est meilleure, ce qui permettrait d'apprécier plus finement les impacts de la politique de libéralisation européenne.

M. Fabien Genet. - Vous avez indiqué que le marché européen nous avait permis d'importer de l'électricité à un moment clé. Les analyses politiques opèrent souvent une confusion entre l'ouverture à la concurrence et l'existence d'un marché européen, puisqu'un seul acteur national pourrait très bien acheter de l'énergie à ses homologues européens. Lorsque nous avons acheté de l'électricité à l'étranger, nous a-t-elle coûté plus cher ? Pouvez-vous évaluer le surcoût lié aux importations à ce moment précis ?

M. Thomas Pellerin-Carlin. - L'import-export permet d'harmoniser les prix. Certaines années ont été marquées par une augmentation des prix de l'électricité liée au marché européen, qui a bénéficié aux recettes d'EDF : tel ne fut pas le cas, à l'évidence, en 2022, puisque le phénomène inverse s'est produit.

M. Franck Montaugé, président. - Il convient de préciser que le marché est subdivisé en plusieurs segments.

M. Thomas Pellerin-Carlin. - Nous pouvons considérer qu'il existe un marché unique avec des plaques interconnectées. Le prix très faible enregistré au nord de la Suède a entraîné une baisse au sud du pays. Plus l'interconnexion est poussée, plus l'unité de production la moins chère permet de faire baisser le prix pour tous. La problématique de l'engorgement reste cependant posée et un équilibre doit être trouvé entre le degré d'interconnexion et les coûts liés au développement du réseau. À ce stade, le réseau européen mérite d'être encore développé, mais sans pour autant dépasser un certain seuil.

Mme Martine Berthet. - Est-ce à dire que nous aurions intérêt à demander de l'effacement à nos industriels et à favoriser les interconnexions afin de faire baisser le prix de l'électricité ?

M. Thomas Pellerin-Carlin. - L'impact de la flexibilité de la demande, via l'effacement, est très positif sur le prix et il est tout à fait possible de le conjuguer au renforcement de l'interconnexion du réseau européen. Des tarifs électriques spécifiques - à l'image des tarifs heures pleines/heures creuses - peuvent également inciter les consommateurs à utiliser l'énergie à certains moments plutôt qu'à d'autres. Ces enjeux de gestion de la demande se révèlent de plus en plus intéressants, au fur et à mesure du développement d'équipements qui consomment de l'électricité de manière discontinue. Une flotte de bus électriques, par exemple, gagnera à être rechargée le dimanche, journée pendant laquelle le prix de l'électricité est plus faible.

M. Guillaume Dezobry. - La réforme engagée par la Commission européenne concerne les contrats de long terme, un élément-clé pour déclencher des décisions d'investissements. Il existe d'ailleurs une différence fondamentale entre les PPA, qui sont des contrats privés, et les CFD, qui sont eux des contrats publics. Si des CFD sont conclus dans le domaine nucléaire, le risque est que les consommateurs français paient le coût complet du nucléaire, dans l'hypothèse d'un prix du marché très bas, alors que les autres consommateurs européens ne s'acquitteraient que du coût marginal de cette énergie. Le risque que chaque État développe son propre dispositif existe bel et bien, en l'absence de coordination au sein de l'Union : il faudrait sans doute parvenir à davantage d'intégration européenne afin que tous contribuent au coût du parc nucléaire français.

Ma dernière remarque concerne les fournisseurs : doivent-ils, afin de sécuriser leurs propres clients face à la volatilité des prix du marché, se voir imposer un certain niveau de couverture, soit par des contrats de long terme, soit par des investissements directs qu'ils pourraient effectuer dans des installations de production ? Nous avons eu raison, a posteriori, de préserver le modèle amont-aval d'EDF, qui protège les consommateurs français face à la volatilité des prix sur les marchés.

M. Jacques Percebois. - Pour en revenir à l'Arenh, c'est bien le coût du nucléaire historique, et non celui du renouvellement, qui a été pris en compte. En revanche, il a été prévu de tenir compte de l'inflation et des coûts d'entretien de ce nucléaire historique, ce qui constitue peut-être une manière de prolonger ce dernier.

S'agissant du débat sur le prix du mégawattheure : le montant de 125 euros renvoie à la manière dont la CRE calcule le TRV. Celui-ci avoisine 280 euros au 1er février 2024, 44 % de ce montant correspondant au coût de fourniture, le reste au réseau et aux taxes. Le calcul de la CRE se base à 45 % sur l'Arenh et à 55 % sur les prix de gros enregistrés durant les mois précédents. Cette méthode est liée au fait que les fournisseurs - y compris parfois EDF - ont acheté de l'électricité par avance, en la payant à un prix élevé en 2023, d'où des répercussions logiques sur les factures de leurs clients, même si ceux-ci ne les comprennent pas toujours.

Il me semble enfin important de bien dissocier prix et coûts. Dans une économie de marché, les prix doivent suivre les coûts, le problème étant que les seconds ne sont pas nécessairement bien évalués. Pour prendre l'exemple de l'électricité, le coût complet doit intégrer le coût de production, ainsi que les externalités négatives telles que le carbone, pour lequel les centrales fossiles paient, bien que l'on puisse débattre du niveau de leur contribution. Les renouvelables sont quant à elles soumises à l'intermittence, autre externalité négative, qui nécessite de prévoir des solutions de repli et de stockage. Une troisième externalité a trait à l'effet d'éviction, dans la mesure où l'arrêt d'une centrale occasionne un coût. Le « coût système », important, est quant à lui très rarement mentionné, car il est difficile à évaluer. Il correspond au besoin en machines tournantes - soit des centrales nucléaires, soit des centrales fossiles - qui permettent d'assurer l'équilibre du réseau. D'autres coûts sont mutualisés et bénéficient à tous les types d'énergie : c'est le cas des coûts de réseau, dont l'augmentation à venir aura des impacts sur les factures des consommateurs.

À mon sens, il est important de dresser une typologie correcte des différents coûts, en sachant que l'objectif est de déterminer le juste prix au regard des coûts complets de chaque catégorie de centrales.

M. Franck Montaugé, président. - Vous avez étudié les investissements à venir - grand carénage, réseau... - et vous évoquez quatre modes d'accès aux marchés financiers pour financer ces investissements : tout d'abord, les fonds souverains, soit l'État qui emprunte à des taux a priori favorables, à tout le moins plus favorables que dans un deuxième système que vous qualifiez vous-mêmes de base d'actifs régulés (BAR), viennent ensuite les contrats pour différence et, enfin, les PPA qui serait le dispositif le plus onéreux pour accéder aux marchés financiers. Pourriez-vous nous en dire davantage, car cela aura des conséquences directes sur le prix acquitté par le consommateur final ?

M. Jacques Percebois. - Sur le premier système, traditionnellement, le producteur s'endette ; c'est le modèle EDF. N'oublions pas que le parc nucléaire français a été financé, très largement, par des emprunts réalisés sur le marché américain. À l'époque, le marché financier était très étroit et le Gouvernement a donné l'ordre à EDF d'emprunter sur le marché américain. Comme EDF avait le statut d'établissement public industriel et commercial (Épic), s'il empruntait, c'était l'État français qui empruntait. Par conséquent, le risque était très faible, pour ne pas dire nul, et les coûts d'emprunt ont été intéressants. Un bémol toutefois : EDF a emprunté alors que le cours du dollar était bas et a commencé à rembourser lorsqu'il a augmenté : un dollar valait 4 francs lors de l'emprunt et 10 francs lors du remboursement. Ce n'est pas une excellente affaire.

Le deuxième système est le contrat pour différence ; c'est le système d'Hinkley Point. L'État garantit à l'opérateur, une fois la centrale devenue opérationnelle, de bénéficier d'un prix régulé pendant une durée déterminée, par exemple 92 livres sterling de l'époque par mégawattheure pendant trente-cinq ans pour Hinkley Point. À l'époque, ce tarif semblait énorme, mais on ignorait que les prix du marché de gros progresseraient. Si le prix de gros dépassait ce tarif de 92 livres sterling, EDF donnerait la différence. En revanche, si le prix de gros restait inférieur à ce tarif, l'État britannique verserait la différence. L'inconvénient de ce système, c'est qu'EDF ne commence à percevoir des recettes qu'à partir du raccordement de la centrale au réseau.

Le troisième système, la base d'actifs régulés, est celui de la centrale de Sizewell, la prochaine centrale réalisée avec le gouvernement britannique. Le consommateur participe au financement, il paie et assume les risques. Il s'agit d'un bon système, qui a cours pour les réseaux : chaque année, la CRE fixe le tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe). On connaît les coûts et on fixe le prix en conséquence. Ainsi, EDF n'a pas à attendre que la centrale soit opérationnelle pour consommer à percevoir des recettes.

Le quatrième système, qui se développera probablement, est le passage par des PPA en puissance, et non en énergie, avec des opérateurs prêts à participer au financement. Ce n'est pas tout à fait le modèle Exeltium, qui est en mégawattheures et non en mégawatts, mais c'est celui de la Finlande, que j'évoquais précédemment. Un gros fournisseur ou un gros client industriel déclare être prêt à participer au financement d'une centrale - TotalEnergies s'est déclaré intéressé - moyennant le bénéfice de droits de tirage. L'opérateur prend alors des risques avec le constructeur. À l'évidence, l'opérateur concerné doit bénéficier d'une surface financière élevée.

EDF semble vouloir recourir à ce système avec beaucoup de clients électro-intensifs. Toutefois, seront-ils nombreux à disposer des moyens suffisants pour avancer les liquidités nécessaires ? Ce n'est pas évident.

M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie de cet échange.

La réunion est close à 19 h 50.

Jeudi 1er février 2024

- Présidence de M. Franck Montaugé, président -

La réunion est ouverte à 14 h 35.

Prévisions de consommation - Audition de MM. Yves Marignac, expert énergie à l'association négaWatt, Thomas Veyrenc, directeur général économie, stratégie et finances chez Réseau de transport d'électricité, Tanguy de Bienassis, analyste investissement énergie et climat à l'Agence internationale de l'énergie

M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie d'avoir répondu à la sollicitation de la commission d'enquête qui s'intéresse au prix de l'électricité à court et moyen terme. Mes chers collègues, Monsieur le rapporteur, nous poursuivons donc les travaux de notre commission avec l'audition de M. Tanguy de Bienassis, analyste investissement énergie et climat à l'Agence internationale de l'énergie (AIE), accompagné de Mme Julie Dallard, Energy Modeller, M. Yves Marignac, expert énergie à l'association négaWatt, et M. Thomas Veyrenc, directeur général économie, stratégie et finances chez Réseau de transport d'électricité (RTE).

La commission d'enquête parlementaire obéit à certaines règles que je vais vous rappeler, avant de vous donner la parole. Un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-13-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Yves Marignac, Thomas Veyrenc, et Tanguy de Bienassis prêtent serment.

Je vous remercie par ailleurs aussi de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêt, en rapport avec le sujet que nous allons traiter.

Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix d'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux, à l'initiative du groupe Union centriste, seront centrés sur le présent et l'avenir du système électrique. Ce dernier est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers ainsi qu'à nos entreprises, une électricité à un prix raisonnable, et quelles sont ses perspectives de développement ?

S'agissant du déroulé de l'audition, après l'écosystème de marché que nous avons abordé hier, lors d'une première table ronde, en ouverture de nos travaux, notre réunion d'aujourd'hui porte sur les prévisions de consommation, prévisions à partir desquelles les bonnes décisions en matière de parc de production, de réseaux de transport et de distribution, seront prises et se traduiront sur les marchés, par des prix équilibrés, payés par les différentes catégories de consommateurs.

Nous voudrions comprendre comment vous bâtissez vos prévisions, vous les suivez et vous les réviser. Quel niveau de fiabilité peut-on leur accorder ? Vous nous direz si ce sont les prévisions qui nourrissent les scénarios ou, à l'inverse, si les prévisions sont faites pour être cohérentes avec lesdits scénarios. Dans ce cas, faut-il vraiment les appeler « prévisions » ? Ne faudrait-il pas dire que ce sont des projections prospectives, conformes à des scénarios souhaités ou possibles. Autrement dit, comment concilier en matière de politique énergétique, le « nécessaire », je pense à nos engagements climatiques, avec le « possible » qui dépend de nos moyens financiers, que la Nation peut ou pourra y consacrer.

Nous vous proposons de dérouler cette audition en trois temps. Pour chacun d'entre vous, vous aurez 10 minutes de présentation liminaire de vos travaux. La parole sera ensuite donnée à M. le rapporteur et à nos collègues ici présents, qui pourront donc s'exprimer et vous poser des questions. Nous terminerons par un nouveau tour de table qui vous permettra d'apporter des éléments complémentaires, si ce n'est une conclusion. Nous allons débuter en donnant la parole à Monsieur le rapporteur.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci Monsieur le Président. Notre commission d'enquête a pour vocation d'apporter de la clarté sur un sujet qui est un peu nébuleux pour beaucoup et qui nécessite effectivement d'apporter des précisions. Hier, nous avons travaillé sur l'écosystème ainsi que sur la formation du prix. Aujourd'hui, nous souhaitons vous entendre sur le sujet de la consommation. Pour certains, nous aurons sans doute l'occasion de vous réentendre sur la question du réseau, en raison des enjeux non négligeables y afférent.

On sait que Réseau de transport d'électricité (RTE) a beaucoup travaillé le sujet de la consommation. Autant le dire tout de suite, nous souhaitons challenger RTE sur ses prévisions. Ces dernières sont-elles de simples déclinaisons des objectifs ? C'est la raison pour laquelle nous vous demanderons dans le questionnaire de nous expliquer les variations des prévisions sur les dix dernières années, avec les justifications de ces variations. Celles-ci sont-elles liées à des changements d'objectifs ou à l'anticipation de comportements différents ou des avancées sur un certain nombre de sujets.

Force est de constater que ces prévisions de consommation sont importantes pour ensuite définir les outils de production à mettre en face, de façon à peut-être, limiter les contraintes sur les consommateurs ou du moins, faire en sorte que celles-ci soient transparentes et soient connues de tous, dès le début. Cela constitue, en effet, le meilleur moyen d'obtenir l'acceptation de la part de la population afin d'éviter que les personnes ne se retrouvent devant le fait accompli, en ayant par exemple acheté une voiture électrique qu'elles ne peuvent utiliser que deux heures par jour. C'est donc important pour nous. Enfin une partie de notre travail consiste à réfléchir à la façon dont on peut obtenir des prix moins volatiles, plus en rapport avec les coûts moyens de production.

Nous vous laissons donc présenter votre point de vue en une dizaine de minutes, afin que cette audition soit la plus interactive possible. Nous vous questionnerons sur vos positionnements. Vous pourrez également réagir aux propos de vos collègues.

M. Thomas Veyrenc, directeur stratégie prospective de RTE. - Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénatrices et les sénateurs, Mesdames et Messieurs, je vous remercie de me donner l'opportunité de m'exprimer aujourd'hui sur ce sujet qui est important et technique, mais qui est crucial pour le débat public. Je ne vais parler que de consommation dans mon propos et pas du mix et de son économie qui constituent également des points essentiels de nos analyses.

La première partie de mon propos répond à la question : Comment fait-on une prévision de consommation ou une projection de consommation d'électricité ? Réaliser cette anticipation est au coeur de notre mission, celle d'un gestionnaire du réseau national qui doit assurer la sécurité de l'alimentation en temps réel. On est obligé de bien prévoir la consommation pour l'heure qui vient et pour le lendemain. L'électricité ne se stockant pas ou se stockant mal, il faut garantir à chaque instant l'équilibre production-consommation. On ne peut pas se permettre de ne pas maîtriser la façon dont évolue la consommation et la façon dont elle serait susceptible d'évoluer en cas d'aléa. Cela est très important dans notre mission. On prévoit la consommation pour la semaine et le mois qui vient. Vous nous entendez souvent faire des annonces à l'entrée de l'hiver. On réalise aussi des projections de la consommation pour les années qui viennent. Ce sont les études prévisionnelles qui constituent une des missions confiées à RTE par la loi, à l'instar des autres pays européens, et qui est inscrite dans le code de l'énergie avec ce nom étrange, cet oxymore, le « bilan prévisionnel ».

Mon premier point porte sur « Comment réalise-t-on ces prévisions ? ». C'est un travail très technique, long et minutieux, avec beaucoup d'expertise. En réalité, c'est un sujet sur lequel la France a été pionnière. Pourquoi ? Parce que dans les années 1980, elle développe son parc nucléaire et le chauffage électrique. Ce dernier, contrairement à ce que l'on entend souvent, n'est pas dominant dans le secteur du bâtiment, mais il est quand même plus important, que dans d'autres pays européens, c'est donc une spécificité. À cette époque, il était donc nécessaire de déterminer comment la consommation d'électricité augmente quand la température baisse. C'est pour cela que la France développe dans les années 1980-1990 des méthodes de modélisation de la consommation qui sont très précises par rapport aux pays voisins. RTE poursuit aujourd'hui cette tradition. On dispose d'un modèle qui fait référence et d'une expertise, reconnue en Europe. C'est un travail essentiel car il nous permet d'expliquer, lorsque la consommation baisse ou augmente, si cette évolution est liée à la température, aux conditions extérieures, ou à un changement des comportements. Cela a été ainsi important de l'identifier, lors de la crise de l'hiver 2022-2023.

Pour réaliser des projections de la consommation dans l'avenir, que celui-ci soit proche ou lointain, il y a toujours deux étapes. Dans le cadre de la première étape, on calcule les volumes annuels d'électricité à température normale. On y intègre toujours quatre types de paramètres : la projection macroéconomique, la population, le produit intérieur brut (PIB), les échanges internationaux et la projection de la performance des équipements. Ce dernier facteur est très technique, très concret et concerne notamment le nombre de réfrigérateurs, de fours et de pompes à chaleur, leur classe technique - cela représente une partie importante du travail- la projection des habitudes et des modes de vie, la part de l'habitat individuel par rapport au collectif, les déplacements collectifs ou en voiture individuelle et la projection du rythme de décarbonation, donc des transferts d'usage entre le gaz, le pétrole et l'électricité. Sur chacun de ces sujets, des experts tiennent à jour une littérature technique, qui compare entre prévision et réalisé, ainsi qu'avec les résultats d'autres pays. Puis on croise les orientations publiques, les choix industriels et les choix sociétaux. Cette partie effectuée, le plus simple du travail a été réalisé.

La seconde partie consiste à en tirer une vision heure par heure, en fonction de la météo et de l'évolution du climat futur. Elle représente la tâche la plus sensible car en dépend la sécurité de l'alimentation. C'est aussi la partie qui prend le plus de temps puisque pour chaque heure dans 15 ans, il faut comparer la production et la consommation prévisionnelle en fonction du vent, de la pluie, de la température, de la réverbération et des aléas techniques possibles sur le parc de production. Nous avons un partenariat stratégique avec Météo France pour obtenir ces données météorologiques. En outre, on prend en compte - j'en suis très fier parce que nous avons été les premiers à le faire en Europe - le changement climatique en intégrant les scénarios du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) dans notre prévision de la consommation. C'était donc mon premier point répondant à « comment fait-on une prévision ? ».

Le deuxième sujet que j'aborderai, concerne les projections à moyen et long terme qui font débat ces dernières années. Ces prévisions et projections que nous réalisons, évoluent avec le temps parce que, d'une part, la vision que l'on a de notre avenir, évolue et que, d'autre part, le dispositif se transforme afin de répondre aux nouvelles questions que se pose la collectivité. Je vais vous présenter un bref récapitulatif, en prenant une profondeur de champ de 20 à 25 ans.

S'agissant de la première période, lors des années 2000, la consommation d'électricité augmentait en volume et en pointe annuelle, en raison de la croissance économique, plus forte qu'aujourd'hui, du développement des usages électriques avec le chauffage et le numérique, et du peu de progrès de l'efficacité électrique. L'électricité étant très bon marché, il y avait peu d'effet de rétroaction. À cette époque, les prévisionnistes pensaient que l'électricité continuerait de croître de manière assez linéaire, même si cette hausse serait moindre qu'auparavant. Ils ont plutôt eu tort. La consommation a cessé d'augmenter à partir de la crise financière de 2008.

Concernant la deuxième période, pendant les années 2010, la consommation tend à stagner, voire baisser, en France, ainsi que dans d'autres pays européens. Pourquoi ? Parmi les différents facteurs, on dénombre, le ralentissement de la croissance, celui du développement de l'électricité face à un gaz bon marché et promu dans le secteur du bâtiment, ainsi que la progression de l'efficacité électrique. À titre d'illustration, un réfrigérateur performant aujourd'hui, c'est 45 % d'économie d'énergie par rapport au parc moyen de réfrigérateurs. Remplacer nos ordinateurs fixes des années 2000 avec la grosse tour par des ordinateurs portables, constitue un facteur 5 d'économie d'énergie. Ces actions se sont développées dans les années 2000-2010. À l'époque, les politiques publiques ne sont pas spécialement portées vers l'électrification, que ce soit dans le transport avec une commercialisation de véhicules électriques balbutiante, dans le bâtiment, compte tenu du gaz et de la réglementation thermique de 2012, ou encore dans l'industrie. Les prévisions de RTE pour le moyen terme en témoignent alors, en devenant stables ou baissières. Dix ans plus tard, on peut comparer aujourd'hui la consommation réelle d'électricité à la consommation projetée. Les prévisions étaient-elles justes ? La réponse est affirmative. La consommation d'électricité a baissé et ce de manière même importante. Elle avait même commencé à diminuer avant la crise énergétique. Les prévisionnistes de l'époque qui pensaient que la consommation baisserait, ont donc eu plutôt raison, par rapport à l'avenir à 5 à 10 ans.

Quant à la troisième époque, à la fin des années 2010 et au début des années 2020, elle est marquée par la préparation de la neutralité carbone en 2050 qui devient l'objectif de notre politique, ce qui n'était pas le cas dans les années 2010. La France se pose un certain nombre de grandes questions sur les principales options pour son avenir énergétique : le renouvellement ou non, du parc nucléaire, les énergies renouvelables, la réindustrialisation, la sobriété, ou encore le développement de l'hydrogène. Pour étudier l'évolution de la consommation d'électricité, il faut donc plus qu'une vision prévisionnelle, à court terme. Il faut une projection à long terme de ce que serait cette consommation, dans un monde neutre en carbone.

Nous avons réalisé cet exercice, de manière technique, méthodique et concertée. Cette élaboration a été technique, parce que ce qui compte, ce n'est pas de savoir combien va consommer un véhicule électrique mais comment va se comporter un parc de 18 millions de véhicules électriques en 2035. Elle a été méthodique parce que nous avons analysé progressivement les trois grands secteurs à transfert d'usage, à savoir, les transports avec le véhicule électrique, l'industrie avec l'hydrogène et le bâtiment avec la perspective du déploiement des pompes à chaleur. Elle a été enfin concertée parce que tous nos choix ont été effectués de manière publique. Nous avons analysé une centaine de scénarios de variantes et de stress tests. Nous avons étudié des scénarios de sobriété, dans une période où le mot n'était pas encore complètement à la mode ainsi que des scénarios de réindustrialisation profonde alors qu'« on nous traitait de doux rêveurs ».

En conséquence, nous avons analysé les différentes options, de manière documentée dans une étude de 2021, qui s'appelle Futurs énergétiques 2050. Que disent donc ces analyses de la consommation d'électricité ? Elles révèlent que même si la France parvient, et c'est souhaitable, à réduire sa consommation d'énergie, la consommation d'électricité va augmenter, en raison de la sortie des énergies fossiles. En effet, même si on se plait en France à discuter des énergies renouvelables et du nucléaire, 60 % de l'énergie que l'on consomme provient du pétrole et du gaz, qui constituent la source de nos émissions de gaz à effet de serre et celle de notre déséquilibre commercial ainsi que le problème majeur de notre souveraineté énergétique, contrairement à l'électricité que l'on peut produire sur notre territoire.

Notre analyse tend donc à démontrer que sortir des énergies fossiles va mécaniquement augmenter nos besoins d'électricité, même si on est sobre, même si on parvint à rénover nos logements et même s'il existe d'autres énergies « bas carbone » que l'électricité. Les trajectoires que l'on publie dans ces projections sont croissantes et cohérentes, avec celles de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) ou celles qui réalisées sous l'égide de la Commission européenne. Elles sont d'autant plus croissantes que la France voudra atteindre en 2030 les objectifs très ambitieux qu'elle s'est fixée, tels que le « Fit for 55 » (« Ajustement à l'objectif 55 ») qui vise à réduire les émissions de l'Union européenne de 55 % net ou encore la réussite de la réindustrialisation et de la décarbonation.

J'en viens à la dernière partie de mon propos : Est-ce crédible ? Est-on certain de ces trajectoires ? Objectivement, il existe aujourd'hui une incertitude sur l'ampleur de cette augmentation et sur la période. C'est la raison pour laquelle RTE ne produit pas uniquement des scénarios dans lesquels les objectifs publics sont atteints mais également des scénarios de retard ainsi que des scénarios de crise prolongée, appelés « mondialisation contrariée ». Si ces derniers ne sont pas souhaitables, il est néanmoins de notre responsabilité d'entreprise de service public de les publier afin de voir comment on se confronterait à ces hypothèses.

Sans entrer dans le détail de ces scénarios, il existe trois grands défis pour que la consommation d'électricité évolue selon les scénarios d'atteinte des objectifs. Le premier défi porte sur le rythme de déploiement des équipements bas carbone, notamment dans l'industrie. On veut à la fois décarboner l'industrie existante, à l'exemple des hauts fourneaux à Dunkerque, tout en attirant sur le territoire de nouvelles installations, notamment pour produire des batteries. Cela dépendra du prix de l'électricité. Dans les perspectives d'augmentation du besoin en électricité, un chalenge particulier concerne l'hydrogène, car cette énergie est celle qui consomme le plus d'électricité pour sa production, En effet, ce n'est pas la voiture électrique, le bâtiment, ou la pompe à chaleur qui conduit notre consommation d'électricité à augmenter, si on se réfère à la stratégie française, mais la production d'hydrogène qui dépendra également des conditions d'approvisionnement en électricité.

Le deuxième défi concerne l'évolution des modes de vie. On sait maintenant que la consommation en temps de crise peut baisser de manière assez spectaculaire. La question est de déterminer ce qui est pérenne dans cette diminution. On pense qu'une partie de ce qui constitue la chasse au gaspillage peut être assez largement prolongée. Aller plus loin en matière de sobriété, ce qu'on appelle la sobriété structurelle, conduit à des transformations de l'aménagement de notre territoire et des modes de vie qui relèvent d'une autre ampleur.

Le dernier défi porte sur la matérialisation de gains d'efficacité énergétique qui impacte l'évolution de la consommation d'électricité. Je fais référence à ce dont personne ne parle jamais mais qui fonctionne assez bien : la progression de l'efficacité électrique dans les appareils. Certains gains vont résulter de notre politique de décarbonation. Ainsi, un véhicule électrique consomme trois fois moins d'énergie qu'un véhicule thermique. Il en est de même pour une pompe à chaleur face à une chaudière au fuel. Le sujet sur lequel il existe objectivement un point d'interrogation est le rythme de rénovation des logements. Nous sommes prudents sur ce sujet. Nous intégrons un effet rebond, car nous savons qu'on ne peut modéliser la consommation d'électricité des bâtiments uniquement en fonction de leur classe énergétique. Le budget des Français, consacré au chauffage doit être pris en compte car il joue un rôle très important dans la modélisation.

J'en arrive à ma conclusion. Premièrement, d'un point de vue factuel, la consommation d'électricité au cours de ces dernières années, n'a jamais été supérieure à ce qui figurait dans nos scénarios. En conséquence, nous n'avons pas sous-dimensionné la consommation. Malheureusement, nous avons vu juste, à plusieurs reprises. L'évolution de notre consommation d'électricité ces dernières années a montré d'une part, que la France se désindustrialisait et que d'autre part, l'électricité représentait plus d'un quart de notre consommation d'énergie, contre deux tiers pour les énergies fossiles.

Deuxièmement, la perspective est de se préparer à des augmentations importantes de la consommation d'électricité si l'on parvient à enclencher la sortie des énergies fossiles. Le sujet demeure toutefois ouvert sur l'ampleur de ces augmentations ainsi que sur le point d'inflexion. En matière de pure prévision, il n'existe pas, à court terme, de signal évident d'une augmentation très rapide de la consommation d'électricité. C'est une projection pour atteindre un certain nombre d'objectifs.

Troisièmement, l'existence d'un débat ouvert sur le volume d'électricité à long terme est pertinente, car tout dépend de la vision de la France que l'on projette en 2050. Objectivement, rien n'est joué par rapport à ça. Notre mission légale consiste à documenter les différents scénarios. Or documenter ne signifie pas que nous en préférons un à un autre. Nous avons recours à un dispositif ouvert de concertation. Cela est également vrai pour le mix électrique comprenant l'énergie nucléaire et les renouvelables. Nous effectuons nos travaux en transparence, a priori dans la concertation, a posteriori parce que nous documentons tout, de manière assez précise, comme en témoignent les rapports volumineux que nous produisons. Tout le monde a accès à ces scénarios. Nous pouvons tester ceux qui nous sont demandés par les représentants de la Nation. Il n'y a aucun problème, je l'ai déjà dit, lors de différentes auditions.

Dernièrement, les projections de consommation constituent un produit technique. Il peut arriver, dans le débat, qu'elles soient un peu déformées, voire caricaturées, notamment en fonction de l'agenda de certains groupes de pression qui les utilisent. Avec mes équipes d'ingénieurs et de spécialistes, nous essayons de résister à ces détournements, en livrant une expertise documentée et donc nécessairement nuancée. C'est un combat constant de documenter précisément les scénarios et de présenter les différentes options.

Dans le cadre de notre étude de 2021, nous avons démontré que nous étions en capacité de dépolitiser une partie des débats et de mobiliser pendant deux années, de manière technique, un grand nombre d'acteurs travaillant sur un produit technique. Quant aux grandes options, elles appartiennent à la discussion publique. C'est notre objectif. Je suis persuadé qu'au-delà des postures, notre travail a permis de disposer d'un socle de convictions techniques.

Enfin j'en termine, Monsieur le Président, concernant le bilan prévisionnel, par la mobilisation des quatre leviers que sont l'efficacité, la sobriété, le nucléaire - notamment la production des réacteurs actuels - et le développement des énergies renouvelables. En réalité, il existe de nombreux points communs entre les experts, aujourd'hui. C'est juste une question de dosage entre les différents niveaux.

M. Tanguy de Bienassis, analyste investissement énergie et climat à l'Agence internationale de l'énergie. - Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénatrices et les sénateurs, Mesdames et Messieurs, je vous remercie d'avoir invité l'Agence internationale de l'énergie. Mon propos va illustrer ce qui a été dit puisque nous nous inscrivons à peu près dans les mêmes messages. À titre liminaire, je souhaiterais rappeler ce qu'est l'Agence internationale de l'énergie. Elle a été créée en 1974, à la suite du premier choc pétrolier. Sa mission originelle était d'assurer la sécurité d'approvisionnement énergétique mondial et de favoriser la coopération entre ses pays membres. Cette mission demeure à peu près la même aujourd'hui. Une dimension supplémentaire y a été ajoutée, celle du développement durable. Nous utilisons nos analyses pour informer et accompagner nos gouvernements et les autres parties prenantes sur les grands enjeux du secteur énergétique et climatique, afin d'élaborer un système qui soit sûr et abordable. C'est important de le rappeler pour cette commission. Nous sommes environ 300 à Paris.

Les analyses de l'Agence internationale de l'énergie sont regroupées dans notre rapport annuel, le World Energy Outlook, qui utilise les données disponibles pour examiner les tendances du système énergétique, les émissions associées et les impacts sur l'environnement, sur le climat. Il retranscrit également les scénarios que j'aborderai ultérieurement, en termes d'investissement et autres métriques.

Nous utilisons trois scénarios dans cette publication que je vais brièvement mentionner. Le premier scénario, appelé « les politiques existantes » ou STEPS (Stated Policies Scenario), prend en compte toutes les politiques énergétiques qui sont actuellement mises en oeuvre et analysent où celles-ci nous conduisent. C'est en quelque sorte le scénario de référence ou le business as usual. Il est important de préciser que ce scénario ne prend en compte que les lois et les régulations en vigueur, qui sont déjà implémentées. Celui-ci est donc très différent de notre deuxième scénario APS (Announced Pledges Scenario) qui porte sur les engagements annoncés des pays ou des entreprises. La référence à un engagement annoncé signifie que nous intégrons dans nos scénarios, l'annonce d'un pays, par exemple, d'un objectif de neutralité carbone à un certain horizon 2050 ou après. Nous compilons l'ensemble de ces engagements au niveau mondial et nous regardons où cela nous mène. Il est très important de souligner que pour l'élaboration de ce scénario, aucune critique n'est émise quant à la probabilité de réalisation du scénario. « On prend vraiment les engagements pour argent comptant ». Le troisième scénario est différent des deux autres car il établit un objectif final, le maintien du réchauffement climatique en dessous de 1,5°C puis il déroule ensuite les hypothèses. Il s'agit du scénario NZE (Net Zero Emissions by 2050) qui atteint la neutralité carbone en 2050, dans le système énergétique, au niveau global. Une autre petite précision méthodologique, cette fois géographique. Les scénarios de l'AIE sont élaborés au niveau mondial, avec un découpage par grandes régions. En conséquence, nous ne créons pas de scénarios précis concernant la France. Nous disposons des données pour la région qu'on appelle European Union A, qui comprend la France, l'Allemagne et l'Italie.

Si vous me permettez de poursuivre par un bref exposé de la demande électrique mondiale, on observe, comme l'a souligné M. Thomas Veyrenc, qu'elle augmente constamment depuis les années 2000. Celle-ci est fortement corrélée à la démographie et à la croissance du PIB dans le monde. Elle a augmenté en moyenne de 3 % depuis le début des années 2000. Je fais une petite parenthèse. Je suis allé rechercher dans les tiroirs de nos bureaux le plus vieux rapport existant, celui de 1994, qui a donc 30 ans. J'ai regardé nos projections de demandes électriques réalisées à l'époque. On constate qu'elles étaient supérieures d'environ 10 % sur le niveau de consommation qu'on anticipait pour les années 2000 et 2010.

Si on regarde maintenant les projections de la demande à horizon 2050, dans le scénario STEPS, scénario de référence qui utilise les lois et les régulations en vigueur, on observe une continuation de la tendance globale ainsi qu'une demande d'électricité qui croit d'environ 2 % par an pour venir s'établir un niveau de 46 000 terawatt-heures par an en 2050. J'ai également comparé cette projection à celles d'autres rapports réalisés en 2010, 2015 et 2020 pour constater qu'elle était cohérente. Si on étudie le scénario qui prend en compte les engagements annoncés, c'est-à-dire toutes les annonces des pays concernant leur neutralité carbone, on obtient une croissance de la demande électrique beaucoup plus forte, qui s'explique par des politiques d'électrification beaucoup plus ambitieuses. Dans ce scénario, la demande croit de 3 % par an en moyenne entre 2022 et 2050 et s'établit autour de 57 000 terawatt-heures par an. Enfin dans le troisième scénario intégrant la neutralité carbone en 2050, la demande totale atteint 64 000 terawatt-heures par an, correspondant à une croissance de 4 % par an de la demande électrique. Un point de pourcentage peut ne pas paraître signifiant dans l'augmentation, mais quand vous le projetez jusqu'à 2050, on obtient une demande qui est de 23 % supérieure dans le scénario APS et de 40 % de plus dans le scénario NZE, comparé au scénario STEPS de la même année.

Si on examine les mêmes données au niveau européen, on constate depuis les années 2000, ce que M. Thomas Veyrenc a déjà mentionné, une relative stagnation de la demande électrique et même une décroissance pour les quelques dernières années. La consommation électrique pour la région qui regroupe les trois pays, la France, l'Allemagne et l'Italie, s'établit environ à 1 200 terawatt-heures. En examinant les différents scénarios, on constate que la demande électrique est de l'ordre de 60 % plus importante en 2050 qu'aujourd'hui dans le scénario STEPS et de 75 % dans le scénario APS. On ne montre pas le scénario NZE parce que nous n'avons pas systématiquement réalisé la modélisation de ce scénario pour l'ensemble des pays. S'agissant de l'Europe, on considère que les annonces de politique qui ont été effectuées par l'Europe sont compatibles avec une trajectoire Net-Zéro, si elles sont implémentées. Ces trajectoires illustrent une part grandissante de l'électricité dans la consommation d'énergie finale. Aujourd'hui, l'électricité représente environ 20 % de l'énergie finale totale dans la région qui nous intéresse. Cette part passerait à 60 % d'ici 2050 dans le scénario APS. Si on continue sur la trajectoire actuelle, matérialisée dans le scénario STEPS, la part d'électricité représenterait 40 % de l'énergie finale totale.

S'agissant des causes de cette augmentation, on observe une forte électrification des usages, notamment dans le transport et en particulier les voitures électriques. Si le transport explique une grande part de l'augmentation de la demande, il existe toutefois de petites différences suivant les scénarios. Les ambitions peuvent s'avérer plus fortes dans l'électrification des camions et de la logistique dans le transport. Cette électrification de la mobilité est principalement induite par la mise en place de politiques ambitieuses au niveau de l'Union européenne, comme l'interdiction de la vente des voitures thermiques d'ici à 2035. On note également un développement de l'électrification dans le secteur du bâtiment, comme évoqué par M. Thomas Veyrenc, avec le chauffage par les pompes à chaleur. Cependant, cette augmentation est moindre, en raison des progrès de l'efficacité énergétique et électrique des bâtiments, qui viennent compenser en partie cet accroissement. On constate également une hausse importante de la demande électrique dans l'industrie avec l'électrification de procédés industriels qui reposaient auparavant sur des combustibles fossiles, comme les pompes à chaleur à haute température et les arcs électriques.

Nos projections comportent une grande part d'incertitudes sur certains aspects, tels que la rapidité du développement des différentes technologies de l'électrification, mais aussi sur celui de l'hydrogène et son terme ou encore la contribution par exemple des data centers. Indépendamment de ces incertitudes, on relève, au niveau européen, un véritable changement des politiques qui tendent accélérer cette croissance de l'électrification. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a eu un effet majeur sur le développement des politiques en matière d'énergie avec l'accent mis par l'Europe sur les politiques de sécurité énergétique. En outre, les réglementations qui ont été mises en place, actant la fin du véhicule thermique et les soutiens aux politiques de rénovation du parc immobilier, sont notamment à la source de cette vague d'électrification.

En conclusion, je me permettrais d'ajouter qu'en dépit de ce fort et indéniable potentiel d'électrification, les projections tendent à être légèrement surestimées, et ce, pour plusieurs raisons. La première obéit à la sécurité d'approvisionnement. Tous les énergéticiens et bureaux d'études, comme l'Agence, ayant pour rôle d'informer sur le bon dimensionnement des moyens de production et de distribution, vont donc naturellement fournir des « estimations un tout petit peu plus hautes ». En effet, les investissements devant être réalisés très en amont, toute erreur ou sous-estimation peut être très préjudiciable, en conduisant notamment à un sous-dimensionnement du système et à l'incapacité de répondre à la demande. Bien entendu, si on examine les projections effectuées avant les chocs pétroliers, dans les années 1950, celles-ci reposaient probablement sur des hypothèses de croissance du PIB, qui était à l'époque très forte. Ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui. « On est beaucoup plus conservateur dans nos prévisions ».

En outre, il est difficile de modéliser les gains d'efficacité énergétique et électrique à long terme. M. Thomas Veyrenc a évoqué les réfrigérateurs. On peut également mentionner la très rapide implémentation de l'éclairage LED (Light-Emitting Diode), qui était difficilement anticipable il y a quelques années. Or cet éclairage tend à réduire la demande électrique pour un même niveau de service. Ces progrès technologiques à long terme, la vitesse de déploiement des véhicules électriques et de rénovation des bâtiments ainsi que le développement de l'hydrogène et des autres besoins associés sont autant d'incertitudes, impactant les prévisions. Je vous remercie.

M. Yves Marignac, expert énergie à l'association négaWatt. - Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur. Mesdames et Messieurs les sénatrices et sénateurs, c'est un plaisir de venir vous apporter un éclairage complémentaire à ce qui vient d'être dit et que je rejoins pour une très grande partie, M. Thomas Veyrenc l'a signalé, il existe de nombreuses convergences aujourd'hui entre les différents scénarios et les exercices prospectifs. C'est important de le souligner. Vous connaissez sans doute l'association négaWatt, réputée pour ses scénarios fondés sur une approche basée sur la maîtrise de la demande, l'efficacité, et la sobriété. Sur ce troisième paramètre, l'association a été pionnière en portant ce terme de sobriété, bien avant qu'il ne soit à la mode.

Je voudrais revenir sur cette dimension historique, abordée par M. Thomas Veyrenc, afin de souligner que s'agissant, des années 1970-1980, les projections sur la consommation d'électricité ont été beaucoup plus utilisées comme des prédictions pour mener des politiques sur l'offre que comme un instrument de pilotage de politique de maîtrise de la demande. Il y avait alors une règle d'or, énoncée par EDF, qui stipulait que la consommation d'électricité doublerait tous les 10 ans. Cela ne s'est évidemment pas produit, loin s'en faut, mais cela a servi à l'origine, au dimensionnement du développement de notre nouveau système de production électrique dans ces années-là. Plus récemment, lorsque, M. François Hollande, alors président de la République, avait annoncé son engagement de réduire la part du nucléaire dans la production électrique, M. Henri Proglio, président-directeur général de EDF, avait répondu qu'il n'y avait pas besoin de le faire parce que la consommation d'électricité devait être multipliée par 1,5 d'ici 2025. En 2023, cette dernière a plutôt baissé de 5 % par rapport à 2012, qu'augmenté, mais ces annonces de hausse étaient récurrentes.

M. Thomas Veyrenc, à juste raison, a rappelé à quel point les évolutions tracées par les bilans prévisionnels, au fil du temps, ont marqué « le changement de nature des exercices qui ont longtemps suivi une projection qui s'écrasait de plus en plus jusqu'à passer en 2017 par une projection en légère baisse de la consommation, qui est très récemment remontée. » Cette légère baisse était due à la mise en oeuvre de politiques d'efficacité énergétique, qui bien que peu volontaristes, conduisaient à une réduction de la consommation malgré les effets à la hausse de la croissance démographique, économique et des transferts d'usage. Or cette baisse était considérée par RTE en 2017 comme « une bonne chose du point de vue de la maîtrise de l'équilibre du système électrique, de la maîtrise des coûts, de son fonctionnement et des besoins d'équipement. »

C'est une leçon à retenir aujourd'hui, car le paradigme de construction de ces projections a changé puisque l'on anticipe une forte augmentation. En effet, l'essentiel des scénarios aujourd'hui sont construits autour d'impératifs à long terme, notamment la neutralité carbone, ce qui signifie deux choses : premièrement, cela conduit à inscrire les réflexions sur l'électricité dans une vision portant non seulement sur le système énergétique mais aussi sur l'ensemble de l'économie. Deuxièmement, cela requiert d'introduire des projections qui ne relèvent plus de la prévision mais de la projection de nature normative, qui doit éclairer les moyens à mettre en oeuvre pour atteindre les objectifs fixés.

Par ailleurs, je voudrais insister sur l'extrême qualité de la modélisation, développée par RTE, l'extrême rigueur méthodologique avec laquelle elle est réalisée, ainsi que le sérieux que RTE emploie dans le cadre de la concertation. Les exercices sont réellement robustes sous cet angle. Toutefois, « le revers de la médaille est que RTE, aujourd'hui, projette des scénarios pour l'électricité, qui cherchent à atteindre un objectif qui porte en fait sur un périmètre plus large que la modélisation, ce qui induit que RTE, par construction, est amené à explorer avant tout le levier de l'électrification ».

Or, je souhaiterais mentionner qu'il existe d'autres scénarios possibles, basés sur une modélisation moins fine sur l'électricité mais couvrant l'ensemble du périmètre, explorant d'autres équilibres entre les différents leviers nécessaires pour la décarbonation. Ces scénarios prennent non seulement en compte l'électrification mais aussi plus de sobriété ou plus d'efficacité ou plus de recours aux énergies renouvelables ou encore le changement des pratiques agricoles et forestières pour renforcer les puits naturels de carbone. Ils sont illustrés notamment par les travaux de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) qui a publié quatre scénarios dans lesquels la consommation d'électricité en 2050 varie entre un peu plus de 300 terawatt-heures et 700 terawatt-heures. Par ailleurs, l'exercice de l'Ademe tend à montrer que les scénarios dans lesquels la consommation d'électricité est la plus maîtrisée sont ceux qui mettent le plus en oeuvre la sobriété et l'efficacité. Ce sont également ceux où la neutralité carbone est atteinte avec le plus de marge ou de confiance et qui affichent le plus de résilience.

Ces enseignements sont à prendre en compte et m'amènent à la question suivante, qui est celle de la confiance que l'on peut avoir aujourd'hui dans ces différentes projections à caractère normatif. Je l'ai déjà dit, on a changé vraiment d'univers. On est passé en 20 ans d'un monde où on élaborait des scénarios plutôt des prévisions et des scénarios tendanciels, à un monde où on compare ces scénarios de référence ou « business as usual », avec des scénarios plus ambitieux, même si d'une certaine manière l'AIE continue à regarder les politiques nationales en vigueur. On est, en effet, en train de basculer vers un monde où on ne regarde plus que des scénarios normatifs par rapport aux objectifs à long terme, tels que la neutralité carbone.

Dans ce contexte, il est important de mesurer à quel point l'ensemble des acteurs tendent spontanément à faire plus confiance à des projections volontaristes du côté de l'offre que du côté de la demande, parfois même a contrario du retour d'expérience. Je vous rappelle par exemple qu'en dépit du retard de la France sur ses objectifs d'énergie renouvelable et des difficultés pesant sur sa trajectoire nucléaire, des dispositifs de maîtrise de la demande et d'efficacité énergétique, comme l'étiquette énergie sur les appareils électroménagers, produisent des effets que l'on anticipe assez bien du point de vue de l'impact sur la consommation d'électricité.

Il est donc essentiel pour nous aujourd'hui de considérer des politiques ambitieuses portant sur la demande électrique. Celles-ci, tendaient en France, dans le passé, à soutenir une hausse et non une baisse de la demande, telle que la politique de développement du chauffage électrique dont les effets sont aujourd'hui assez structurants sur la manière dont on peut piloter le système électrique. Je fais référence à l'effet de pointe hivernale liée aux périodes de froid durant laquelle il arrive que cette pointe dépasse 90 gigawatts de puissance, dont environ le tiers est lié au seul chauffage électrique.

En conséquence, la question aujourd'hui est de déterminer comment on peut projeter des trajectoires plus ambitieuses. Je ne vais pas vous détailler le contenu des hypothèses de négaWatt, mais je voudrais simplement le résumer, en précisant que la particularité de notre scénario est d'envisager en cohérence avec toutes les autres trajectoires, une forte augmentation des services rendus par l'électricité, c'est-à-dire une « électrification au sens des usages auxquels on répond », qui ne va cependant pas forcément de pair avec une augmentation de la consommation d'électricité, dans la mesure où l'efficacité, d'une part, et la sobriété, d'autre part, qui permet d'éliminer des usages électriques ne rendant pas véritablement de service, permettent un certain découplage entre les deux facteurs. Cela se traduit dans le scénario de négaWatt, par exemple, par une forte augmentation de l'électricité dans le chauffage avec 60 % de logements chauffés, notamment avec des pompes à chaleur installées dans des bâtiments rénovés. Il y a là un énorme enjeu d'efficacité. Par ailleurs, selon notre analyse, ne pas rénover les bâtiments dans lesquels on installe les pompes à chaleur conduit à un risque d'augmentation de la pointe électrique associée au passage hivernal, de l'ordre de 7 %, 8 %, à 10 %. Toujours selon notre scénario, on projette évidemment une électrification de la mobilité, un doublement à peu près des procédés s'appuyant sur l'électricité dans l'industrie. Tout cela contribue à une part de l'électricité qui approche 50 % de nos besoins énergétiques mais avec une baisse de la demande électrique de 10 % hors augmentation pour les besoins en hydrogène, qui situe notre scénario autour de 550 terawatt-heures au total en 2050.

Cette évolution se traduit pour nous par un scénario compatible avec le maintien d'un haut niveau de service, une réindustrialisation, la création d'emplois et avec de multiples co-bénéfices. La question qui se pose aujourd'hui est comment se donne-t-on confiance dans ce type de trajectoire. Et je finirai par le caractère absolument nécessaire de le faire, si l'on se réfère aux projections de RTE ou aux projections du projet de programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), présentées par le gouvernement. On est pratiquement sur une augmentation annuelle des besoins électriques de 15 terawatt-heures jusqu'à 2030-2035. Or « c'est clairement un rythme que les nouveaux moyens de production décarbonée ne pourront pas suivre ». Si au-delà de cet horizon, on peut discuter de ces projections pour atteindre ce rythme parce des leviers plus profonds peuvent être actionnés, on ne pourra pas y parvenir pas à cette échéance. « En fait, la condition nécessaire de la réussite des objectifs d'électrification et de réindustrialisation, qui sont au coeur de la neutralité carbone, de la compétitivité et de la souveraineté, passent par une accélération de la sobriété et de l'efficacité ». Or, le scénario de négaWatt et d'autres, apportent beaucoup d'éléments aujourd'hui, pour aller dans ce sens, en confiance. Merci.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci pour vos exposés qui sont instructifs, même si le dernier est un peu en opposition avec les précédents. En effet, les scénarios de négaWatt, si j'ai bien compris, vont dans le sens d'une baisse de 10 % de la consommation électrique, étant entendu que celle-ci prendra une part plus importante dans la consommation énergétique totale en raison de l'électrification. Les scénarios de l'Ademe, que nous aurons l'occasion d'entendre, vont-ils dans le même sens ?

M. Yves Marignac. - Les scénarios de l'Ademe explorent des options variables : la plus basse, qui est une hypothèse de « frugalité », envisage une consommation annuelle de 300 TWh, ce qui correspond à une réduction d'environ un tiers par rapport à aujourd'hui et suppose une activation nettement plus forte des leviers de sobriété et d'efficacité que dans le scénario négaWatt. À l'opposé, l'Ademe présente des hypothèses où la consommation d'électricité atteindrait 700 TWh, soit un niveau assez proche du scénario haut que présentait RTE en 2021, même si les déterminants utilisés par les deux organismes sont très différents. Pour sa part, négaWatt envisage une baisse de la consommation électrique, ce qui ne signifie pas nécessairement - et c'est la clef de compréhension de notre raisonnement - une baisse des services énergétiques rendus. Si, par exemple, à la faveur de la généralisation du véhicule électrique on privilégie les véhicules plus petits, les modes partagés de flotte de véhicules en milieu urbain - là où c'est possible, facile et pratique pour les gens -, un réaménagement du territoire permettant plus de report modal, moins de dépendance à la voiture et plus de resserrement des distances à parcourir, alors, tout en ayant une forte augmentation de la consommation électrique pour la mobilité, les divers facteurs que je viens de mentionner vont entrainer une modération de cette hausse par rapport aux scénarios qui se contentent d'électrifier des véhicules comparables à ceux d'aujourd'hui. Par conséquent, la clef de la maîtrise de l'électrification, c'est d'inclure ces transformations structurelles.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pour en revenir à RTE, je vous remercie d'abord pour les précisions que vous avez apportées et pour la qualité de vos travaux dont je ne doute pas. À ce stade je n'en avais lu que la synthèse qui renvoie au rapport in extenso si on souhaite prendre connaissance d'autres scenarios comme celui qui envisage 60% d'électricité dans notre mix énergétique (« scenario 60-40 »). En tant que rapporteur de cette commission d'enquête, je souhaite plutôt vous demander plus de précisions sur le scénario 70-30 : est-il est facile à établir ? Va-t-il prendre du temps et pourra-t-on en prendre connaissance avant la fin du délai de six mois imparti aux travaux de notre commission d'enquête ?

En second lieu, j'ai bien compris qu'il faut distinguer les prévisions et les projections que vous publiez. De plus vous soulignez qu'il ne vous appartient pas de prendre position mais avez-vous tout de même un scénario un peu privilégié qui vous semblerait le plus réaliste car, au final, on s'aperçoit que notre consommation globale d'énergie a effectivement plutôt diminué, comme le confirme l'Agence internationale de l'énergie, alors que, durant la même période, la croissance économique a perduré - certes de façon moins dynamique que dans les années 70-80. On constate donc que la croissance économique s'est accompagnée d'une baisse de la consommation d'énergie : cela va d'ailleurs à l'encontre de certains exposés de Jean Marc Jancovici qui souligne le parallélisme entre les courbes de croissance de l'économie et de consommation d'énergie. Je pense que cette thèse du parallélisme correspond plus à l'évolution de l'économie mondiale - en incluant la Chine et l'Inde ainsi que d'autres pays émergents - qu'à celle des seuls pays développés. Peut-être pourriez-vous confirmer ce point en nous disant également si un de vos scénarios vous semble plus réaliste que les autres, en particulier dans ses prévisions, et quelle forme pourrait prendre la croissance que vous anticipez d'ici 2050 : pourrait-elle être linéaire - ce que je ne pense pas - et si elle n'est pas linéaire, quelle forme pourrait-t-elle prendre ? Il est en effet important d'essayer de prévoir si une hausse de 40% va se dérouler progressivement à raison d'environ 2 % par an ou si la progression pourrait être assez lente au départ pour s'accélérer par la suite - ce qui me semble plus logique. Est-ce bien cette dernière trajectoire que vous avez intégrée dans vos prévisions ou pas ?

S'agissant des prévisions de l'Agence internationale de l'énergie, j'ai eu le sentiment que vous accordez un petit peu moins d'importance à la consommation électrique liée à l'hydrogène : pouvez-vous nous en préciser les raisons ? Peut-être y croyez-vous un peu moins ou alors constatez-vous que peu de pays se lancent dans cette direction ?

M. Thomas Veyrenc.- Monsieur le rapporteur, je crains de vous décevoir en répondant que nous n'avons pas de scénario favori et cela nous est d'ailleurs institutionnellement interdit. En réalité, ces scénarios, en particulier ceux qui portent sur l'horizon 2050, correspondent à des France qui sont très différentes et l'objectif est vraiment de les documenter. C'est pourquoi, à travers les Futurs énergétiques 2050, nous nous efforçons de les documenter techniquement et de procéder à une analyse de leur résilience : comment vont-ils, par exemple, se comporter dans un monde confronté à une élévation des températures ? Ce dernier sujet est complexe parce que le changement climatique ne va pas avoir le même effet sur le nucléaire, les éoliennes, les panneaux solaires ou les barrages hydrauliques. En termes de probabilités, il est certain qu'on assiste en ce moment à une forme de déconnexion entre, d'une part, une consommation qui a baissé et ne donne pas de signal de très court terme de reprise, et, d'autre part, ce que devrait être l'évolution de la consommation d'électricité pour atteindre nos objectifs : cela montre malheureusement que nos objectifs vont être difficiles à atteindre. Je ne pense pas que cette évolution signifie qu'il faut renoncer à atteindre nos objectifs car cette dépendance aux énergies fossiles est d'abord un problème climatique qui nous concerne de façon extrêmement inquiétante, comme l'ont confirmé les sept dernières années que j'ai passées les yeux rivés sur ces courbes et sur la projection du changement climatique. De plus, il s'agit d'un problème de nature économique pour notre pays et j'estime souhaitable d'essayer de se diriger vers ces scénarios de sortie des énergies fossiles et de transition énergétique. Effectivement, le constat actuel montre la difficulté de ce cheminement ; cela dit, il faut prendre en compte un effet de trompe-l'oeil : la consommation d'électricité ayant beaucoup baissé, le pourcentage d'augmentation nécessaire à un rattrapage apparaît plus important qu'il ne l'aurait été il y a quelques années.

La croissance de la consommation d'électricité sera-t-elle linéaire ? Je ne le pense pas et il peut y avoir - comme vous l'indiquez - une accélération dans la deuxième partie de la décennie 2020 et même plutôt vers la fin de la deuxième partie de celle-ci, compte tenu des délais qui séparent la décision publique, les décisions industrielles et la mise en oeuvre des différents moyens. Par exemple, les décisions prises en ce moment par les industriels ne se traduiront certainement pas dès 2024-2025 par une électrification de la consommation énergétique de leurs usines.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous semblez penser que les inflexions peuvent être perceptibles avant 2030 ; pour ma part, j'aurais plutôt envisagé un délai un peu plus long.

M. Thomas Veyrenc. - Oui, l'évolution pourrait être sensible dès 2030 car les perspectives ainsi que les demandes concrètes de connexion à notre réseau formulées par les industriels - par exemple dans les zones de Dunkerque, de Fos-sur-Mer ou du Havre-Port-Jérôme - semblent assez fermes pour 2028, 2029, 2030 et certains industriels veulent même arriver avant, ce qui est assez ambitieux.

En tout cas, nous faisons tout pour que le réseau ne constitue pas un frein au moment où ces industriels seront présents.

Je souligne l'importance de cette interrogation sur la linéarité de l'augmentation de la consommation d'électricité. En effet, ces dernières années, tous les organismes en charge de la prévision et de la prospective ont intégré l'objectif européen de diminution des émissions nettes d'au moins 55 % en 2030 ; c'est cette cible qui impose une accélération très importante, alors que les scénarios qui, comme les Futurs énergétiques 2050, n'intégraient pas le -55 % net envisageaient une augmentation de la consommation électrique beaucoup plus dispersée dans le temps. Par conséquent, le « Fit for 55 » qui considère la décennie 2020 comme fondamentale pour le climat et estime nécessaire d'accélérer pour atteindre des résultats concrets dès 2030 confronte les scénarios à la difficulté de mettre en oeuvre cette trajectoire.

Vous m'avez également interrogé sur les scénarios « 70-30 » et « 60-40 », en référence au pourcentage de 70% ou 60% de production d'électricité d'origine nucléaire. En réalité, le pourcentage de telle ou telle part d'énergie joue un rôle relativement faible dans nos scénarios parce que 70% de la production d'électricité en 2025-2030 représentera une quantité bien moindre que 70% en 2050. En réalité, la part du nucléaire dans notre production d'électricité baisse et va mécaniquement continuer à baisser, tout simplement parce que les énergies renouvelables peuvent être déployées plus rapidement : le dénominateur du ratio va ainsi s'accroitre automatiquement et indépendamment des actions publiques ciblées, si bien que le pourcentage actuel ne va pas se maintenir. Cependant, nous avons effectivement testé dans les Futurs énergétiques 2050 un scénario dit « N03 sobriété » à 60% de part du nucléaire et 40% pour les renouvelables, ce qui me permet de dire que nos études ne sont pas fondées sur une limitation a priori de la part du nucléaire ni même de celle des renouvelables. Nous avons la capacité de tester d'autres scénarios que ceux qui figurent dans les Futurs énergétiques 2050 : le problème est de savoir en combien de temps nous pouvons le faire dans de bonnes conditions et si la commission d'enquête souhaite en disposer d'ici quelques mois, ce n'est pas forcément facile mais il faut que j'en discute avec mes équipes.

S'agissant de l'hydrogène, je fais tout d'abord observer que par rapport à ce que nous avons écrit dans nos rapports depuis quelques années, vous pourrez constater que nous n'avons pas beaucoup changé d'avis sur un certain nombre de sujets. Celui de l'hydrogène est un cas particulier car il y a une alternance de cycles d'euphorie et de négation de la potentialité de ce vecteur. Nous avons souligné que créer ex nihilo, un système de production et de distribution d'hydrogène bas carbone constitue l'un des plus grands défis de la stratégie énergétique française et européenne puisque certains pays mettent encore plus l'accent sur l'hydrogène que la France. Pour produire de l'hydrogène de manière compétitive, il faut avant tout financer massivement une production d'électricité bon marché. De la même façon, dans nos différents scénarios, vous avez pu voir apparaître récemment des perspectives de déploiement des électrocarburants. Je fais ici observer qu'il y a encore quelques années, le secteur aérien n'avait pas une feuille de route très claire sur sa stratégie de décarbonation. Puis il a privilégié l'utilisation de vecteurs énergétiques issus de la biomasse. Aujourd'hui - et nous avons peut-être sur ce point un désaccord avec négaWatt - étant donné que l'évolution du débat sur le multi-énergie nous a plutôt conduit, ces derniers temps, à réévaluer à la hausse la part relative de l'électricité par rapport à la biomasse, un grand nombre de transporteurs aériens sont venus nous dire que si le volume de biomasse se révèle insuffisant, le secteur aérien utiliserait dans la mesure du possible des électrocarburants ou e-kérosènes. Or la production de ces électrocarburants, sans changement de la trajectoire projetée sur l'évolution du trafic aérien, nécessiterait à terme une très importante production supplémentaire d'électricité. Si ces électrocarburants devaient être produits en France, les quantités d'électricité nécessaires seraient à l'horizon de 2040-2050 plus élevées que ce que nous avons écrit dans les Futurs énergétiques 2050. Si les transporteurs aériens confirment leurs choix techniques récents, la question est de savoir si ces électrocarburants seront produits en France ou dans d'autres pays ayant accès à des ressources énergétiques abondantes : tel est le défi qui se présente du point de vue économique.

M. Tanguy de Bienassis. - Je souligne à nouveau que l'hydrogène est une des grandes incertitudes à laquelle est confrontée l'AIE. Pour perfectionner nos scénarios, nous essayons d'observer les évolutions actuelles et, pour ma part, j'examine les investissements qui vont dans les différents secteurs énergétiques. Dans le secteur de l'hydrogène, il ne se passe pas grand-chose, ce qui nous a amené à réviser nos scénarios. Par exemple, dans notre scénario Net-Zéro, une grande part d'hydrogène était prévue pour la décarbonation des camions et du transport logistique routier : nous avons réduit cette part, au moins de la moitié voire totalement - je n'ai plus le chiffre exact en mémoire - ce qui amène, par compensation, à prévoir une électrification du transport lourd par batterie. Il en va de même pour le chauffage des bâtiments : nous avons retiré la contribution de l'hydrogène initialement prévue dans notre scénario Net-Zéro. Au total, les projections restent très incertaines dans le secteur de l'hydrogène et on ne voit pas les investissements se réaliser aujourd'hui pour en assurer la fourniture à terme.

M. Thomas Veyrenc. - Entre 2021 et 2023 nos scénarios ont évolué de la même façon que ceux de l'Agence internationale de l'énergie sur la mobilité longue distance liée à l'hydrogène. Nos scénarios RTE ne prévoyaient pas de recours à l'hydrogène pour le chauffage et donc nous n'avons pas eu à changer nos prévisions dans ce domaine mais sur le transport lourd nous avons revu à la baisse la contribution de l'hydrogène.

M. Yves Marignac. - Le cas de l'hydrogène illustre la nécessité d'élargir notre vision au-delà du périmètre limité à l'analyse du système électrique. Une des particularités de la modélisation développée par négaWatt est de couvrir non seulement les enjeux énergétiques et d'émission de gaz à effet de serre mais aussi l'empreinte globale en matières premières de notre économie. Aujourd'hui, l'hydrogène est avant tout une matière première utilisée par des filières produisant de l'ammoniaque ou autres ; cet hydrogène, pour l'essentiel, provient du « craquage » de méthane et c'est une source très importante d'émissions de gaz à effet de serre. Nous estimons nécessaire d'atteindre non seulement l'objectif de neutralité carbone mais aussi celui d'une réduction la plus rapide possible de nos émissions : en effet, tout le monde doit avoir conscience qu'en parlant de budget carbone, on inclut toutes les émissions cumulées et c'est bien pour cela qu'il faut accélérer la décarbonation, y compris d'ici 2030. Les analyses récentes, au niveau européen, montrent que l'objectif de réduction des émissions de 55% du « Fit for 55 » n'est pas suffisant pour atteindre l'objectif de limitation du réchauffement à 1,5 degré Celsius. Par conséquent, il faut avant tout décarboner cet hydrogène à vocation industrielle : on a impérativement besoin de développer une filière de production d'hydrogène non pas en considérant son éventuelle contribution au plan énergétique mais en se concentrant sur son utilité industrielle. Une fois construite, la filière hydrogène bas carbone pourra certes, à terme, rendre des services dans le domaine de l'énergie, mais il serait contre-productif - par rapport à la réduction globale des émissions - d'orienter au départ cette filière vers des utilisations énergétiques alors que d'autres options sont envisageables : c'est une illustration de la complexité du système.

M. Franck Montaugé, président. - La production d'hydrogène ne se limite pas au craquage / reformatage du méthane que vous mentionnez : d'autres modes de fabrication plus « propres » existent, même si on peut s'interroger sur l'efficacité de leur rendement.

M. Yves Marignac. - Aujourd'hui, le craquage du méthane occupe une place prépondérante : il me semble qu'au niveau mondial, il représente à peu près 90% - je ne suis pas certain de ce chiffre - de la production d'hydrogène et ce procédé est une source très importante d'émissions de gaz à effet de serre. On sait par ailleurs fabriquer de l'hydrogène par électrolyse et c'est le procédé qu'il faut développer en le faisant fonctionner avec de l'électricité décarbonée. Ce développement est nécessaire mais il est indispensable de l'orienter d'abord vers les usages industriels plutôt qu'énergétiques au sens large.

Je souhaite rapidement souligner un second point : l'objectif « Fit for 55 » qui conduit à accélérer la décarbonation d'ici 2030-2035 est précisément ce qui met en tension notre trajectoire électrique. En effet, le débat sur l'activation - ou pas - du levier nucléaire en construisant de nouveaux réacteurs porte sur une réalité concrète qui ne portera ses fruits - dans un sens ou dans l'autre - qu'au-delà de 2035. Jusqu'à cette date, si on veut miser sur l'électrification, il n'y a pas 36 solutions : soit il faut aller beaucoup plus vite qu'aujourd'hui sur les énergies renouvelables, soit il faut, autant que possible, découpler l'augmentation des usages électriques de celle de la consommation électrique par la sobriété et l'efficacité énergétique. On a très peu évoqué le plan de sobriété, mais négaWatt avait formulé à ce sujet une cinquantaine de propositions en montrant par exemple que des gestes simples - comme d'éteindre les systèmes de ventilation dans les logements tertiaires quand ils ne sont pas occupés - permettent de réduire notre consommation de plusieurs dizaines de TWh sans porter atteinte au bien-être, au confort ou à la liberté des individus : c'est un gisement qu'il faut exploiter rapidement.

M. Alexandre Ouizille. - Merci à tous pour vos explications. J'ai trois questions. La première s'adresse à RTE : en novembre 2022, vous aviez documenté un risque de black-out ou de coupure générale sur le réseau électrique pendant l'hiver, ce qui pourrait nécessiter d'éventuelles mesures permettant de contrecarrer ce risque ; vous indiquiez en même temps que ce risque était imputable au retard pris par la réactivation des centrales nucléaires. Compte tenu de l'évolution haussière de la consommation électrique que vous documentez, comment évaluez-vous ce risque de black-out dans les années à venir : au-delà de l'élément conjoncturel lié au non-redémarrage des réacteurs nucléaires, imaginez-vous des risques futurs imputables au changement de la composition du mix énergétique ou à la hausse de la consommation d'électricité ?

Ma deuxième question est de savoir comment vous gérez la sensibilité de vos modèles à l'efficacité de la politique publique. J'illustre mon interrogation par un exemple simple quoique très sectoriel : lorsqu'on audite MaPrimeRénov', on constate que son efficacité risque, en réalité, d'être limitée ; les rénovations complètes de logements qui sont les plus performantes en économies d'énergie ne constituent qu'une part très faible des dossiers - moins de 10 % me semble-t-il selon le rapport de la Fondation Abbé Pierre que je lisais ce matin. Comment - et je m'adresse à tous les intervenants - prenez-vous en compte ces données pour actualiser et affiner progressivement vos modèles ? Selon quel degré de sensibilité ? J'ai bien compris que le scénario négaWatt était très sensible au volontarisme politique puisqu'il appelle, comme vous l'avez indiqué, des mesures de réaménagement du territoire et une modification des comportements.

J'en termine avec une troisième question sur les coûts : elle se situe peut-être à la marge de notre sujet d'aujourd'hui et concerne RTE. Dans les scénarios 60-40, N3, N2 ou N1, j'imagine que la prise en compte de nouvelles installations d'énergies renouvelables a des conséquences sur la capillarité du réseau : avez-vous une idée précise des ajustements requis et des coûts induits ? Cela amène à vous demander si vous pouvez classer vos scénarios non pas par ordre de préférence mais selon leur coût, du moins cher au plus cher ?

M. Fabien Genet. - Dans le prolongement des interrogations de mon collègue, quelle est la sensibilité de vos scénarios à la notion de prix ? Les auditions précédentes nous ont effectivement sensibilisés aux mécanismes de formation des prix de l'énergie et, au final, pendant la crise de l'année dernière, au-delà de tout ce qu'on a pu dire sur le climat et la nécessité des transformations destinées à sauver la planète, ce qui a vraiment fait bouger la consommation, c'est avant tout les prix : quand ils ont commencé à augmenter, la consommation a baissé. Quelles sont vos anticipations dans ce domaine ? En effet, les facteurs que vous mettez en avant et l'ampleur des investissements requis vont nécessairement avoir des conséquences sur les prix de l'énergie et je souhaite vous demander comment vous intégrez ces données dans vos modèles ?

À l'inverse, compte tenu du fait que des prix bas de l'énergie favorisent le développement économique, je me demandais en vous écoutant si on pourrait imaginer un scénario dans lequel un pays comme la France pourrait adopter une stratégie de développement de ses capacités de production pour augmenter la quantité d'énergie disponible, faire baisser les prix et, par suite, attirer les implantations d'activités grâce à ce facteur de compétitivité. On entend peu ce genre ce discours, puisqu'on semble avoir un peu perdu tout espoir dans ce domaine : certes, on parle de réindustrialisation mais il s'agit surtout de compenser ce qu'on a perdu. Peut-on, à votre avis être encore plus volontariste ? Prenez-vous en compte ce type de considération pour élaborer vos scénarios et quelles sont vos évaluations dans ce sens ?

Enfin, de façon plus béotienne, si on considère une entreprise ayant la même production, comment calculez-vous ses émissions selon qu'elle est localisée en Chine ou en France ? Comment prenez-vous en compte ces facteurs internationaux en imputant à tel ou tel pays les émissions de gaz à effet de serre et en faisant apparaitre les déterminants des arbitrages dans ce domaine ?

M. Thomas Veyrenc. - Pour répondre à votre première question, replaçons-nous en novembre 2022 ; la situation en France est alors la suivante : le parc nucléaire produit beaucoup moins que sa production nominale - 279 TWh en 2022 contre 400 TWh plusieurs années auparavant. La France vit également une sécheresse et, en 2022, la production hydraulique a été la plus faible depuis 1976 en France. De plus, à ce moment précis, le gaz est à son prix le plus haut. Dans ces circonstances, deux facteurs importants ont permis d'alimenter nos concitoyens en électricité : d'une part, une baisse de la consommation, assez structurante et, d'autre part, l'excellent fonctionnement du système d'échange interconnecté en Europe qui a parfaitement rempli son rôle.

Quels enseignements peut-on tirer de cet épisode ? En réalité, le premier des deux grands facteurs de risque du système était, à cette époque, une grande vague de froid : il s'agit là d'une vraie question pour le dimensionnement du système car avec le réchauffement climatique, elle devient de moins en moins probable mais elle n'est pas à exclure. Faut-il se couvrir contre un événement qui arrive une fois tous les 10 ans ? La réponse est oui, mais au-delà - par exemple pour une périodicité de 20 ans - on peut se poser la question et cela coute cher de se prémunir contre un évènement qui arrive une fois tous les 100 ans : pour autant, la problématique du dimensionnement doit tenir compte de ce type d'incertitude. Le second événement majeur qui pouvait stresser le système s'est produit en 2022 avec une indisponibilité simultanée d'un grand nombre de réacteurs nucléaires.

À l'avenir, la sensibilité du système électrique va évoluer : les moments les plus critiques seront ceux où le froid sera corrélé à une absence de vent sur la plaque européenne. En moyenne, dans tous nos scénarios, le niveau de risque est le même qu'il y a 10 ou 20 ans : le volume de risque est similaire mais il ne se matérialisera pas au même moment. Certains épisodes de froid qui auraient mis en difficulté le système de 2010 ne poseront aucun problème en 2030. Inversement, d'autres situations assez facilement gérables en 2010 pourront susciter des tensions à l'avenir. En tous cas, le volume de risque sera globalement inchangé et la constance de ce niveau est précisément documentée dans nos scénarios.

Je saisis l'occasion pour vous signaler que nous sommes en train de publier les volets techniques spécifiques associés à notre analyse de septembre dernier et qu'il nous reste à finaliser les études sur les coûts, la sécurité d'approvisionnement, l'hydrogène et le bâtiment. J'ajoute que nos auditions au Sénat soulèvent fréquemment des interrogations qui nous amènent à analyser d'autres variantes et enrichissent nos rapports.

En réponse à votre deuxième question, je précise que pour mesurer la sensibilité de nos modèles énergétiques à l'efficacité des politiques publiques, nous réalisons des « stress tests », paramètre par paramètre, l'objectif étant de comprendre si l'échec de tel ou tel volet de politique publique est « dimensionnant » ou pas pour la réussite du scénario. S'agissant de la rénovation énergétique des bâtiments, nous avons réalisé de nombreuses évaluations pour mesurer les effets du remplacement des chaudières à gaz par des pompes à chaleur en testant beaucoup de combinaisons de rénovations et d'installations de pompes à chaleur plus ou moins efficaces. Cela nous a permis de reconstituer à peu près toutes les hypothèses formulées par les uns et les autres, certains affirmant que l'électrification du chauffage n'aura pas d'impact sur la pointe et d'autres que l'impact sera considérable. Nous sommes à peu près parvenus à comprendre les diverses analyses et hypothèses permettant d'évaluer l'impact sur la pointe entre zéro et 15 gigawatts et nous avons dégagé le scenario qui nous semble le plus réaliste : je pourrai vous préciser les résultats de cette étude dès sa publication.

Par ailleurs, dans notre analyse de 2021, nous avons chiffré divers scénarios et nous concluons que les moins coûteux pour la collectivité sont ceux qui comportent un réinvestissement dans le parc nucléaire, sous réserve de certaines hypothèses sur le coût des différentes technologies et sur leurs modalités de financement. Je souligne ici qu'en réalité, ce qui est déterminant dans le coût du système énergétique à long terme, outre le coût intrinsèque d'un moyen de production, c'est la façon dont on le finance. En effet, si, dans le secteur privé, un investissement est considéré comme plus risqué, son coût de financement augmente : celui-ci devient le facteur numéro un de cherté lorsque les moyens de production sont soumis à des délais de construction de 10 à 15 ans. Nous avons, ici encore, réalisé beaucoup de stress tests permettant de faire apparaitre le scénario à dominante nucléaire le moins cher mais vous constaterez que les écarts de coûts étaient assez rapprochés et sont loin d'aller du simple double. Je me permets de vous renvoyer à cette étude mais nous pourrons également vous fournir ultérieurement plus de précisions.

En ce qui concerne votre question sur la sensibilité des consommateurs au prix et aux coûts, je précise qu'en général nos études prennent en considération le coût complet pour la collectivité sans se limiter au seul prix de l'électricité, lequel dépend de nombreux paramètres y compris de ce que font nos voisins européens. On peut affirmer que la stratégie française basée sur le nucléaire compétitif actuel ainsi que des énergies renouvelables matures est, sans aucun doute, une solution compétitive à l'échelle européenne. La question du prix relève d'un angle de vue différent car elle implique de prendre en compte le fonctionnement de notre système électrique totalement interconnecté et dont il résulte que les caractéristiques très particulières du mix français - à 93 % décarboné - ne se retrouvent pas dans la formation d'un prix qui est déterminé au niveau européen.

Peut-on prendre appui sur la bonne compétitivité à l'échelle européenne de cette stratégie française afin de réindustrialiser notre pays ? C'est l'objet du scénario « réindustrialisation profonde » que nous avons élaboré. Je fais observer que notre méthode consiste à faire bouger les curseurs sans jamais les porter au maximum dans un sens ou dans l'autre, sinon on arrive par exemple à la conclusion que la consommation d'électricité en 2050 peut varier du simple au triple : nous devons donc resserrer un peu les fourchettes pour que nos travaux puissent éclairer les décideurs. Nous avons ainsi augmenté les curseurs dans le scénario réindustrialisation en prenant en compte le fait que celle-ci ne concerne pas le même type d'industrie que dans les années 1980-90 : je souligne que les nouvelles usines sont beaucoup plus efficaces électriquement et ne conduisent donc pas à retrouver les niveaux de consommation d'électricité enregistrés dans les années 1980-90. La France a indubitablement un certain nombre de cartes à jouer en matière de réindustrialisation : toute la question est de savoir à quels secteurs on va affecter l'électricité que nous serons en mesure de produire ; on ne pourra pas tous les développer mais notre pays peut tout à fait être compétitif pour réindustrialiser en ciblant certains secteurs de pointe.

Enfin, nos analyses d'émissions de gaz à effet de serre prennent en compte l'ensemble du cycle de vie des produits et nous sommes capables de différencier les trajectoires d'émissions de CO2, selon, par exemple, qu'on utilise des panneaux solaires fabriqués en Chine, en Pologne ou en France.

M. Tanguy de Bienassis. - Je rejoins à peu près tout ce qui vient d'être dit. Voici en complément quelques précisions sur notre façon d'incorporer dans nos scenarios la sensibilité à l'efficacité des politiques publiques. Notre approche se concentre surtout sur les investissements qui doivent être faits à long terme et je travaille moi-même tout particulièrement sur ce point. Nous analysons l'historique - y compris très proche - des investissements puis nous nous regroupons pour confronter nos données avec nos scénarios. Si on constate, par exemple, un écart important entre l'année 2023 et l'année 2024, on comprend alors que le scénario n'incorpore pas les résultats de la politique publique : à ce titre, j'assure, entre autres, un suivi attentif du dispositif MaPrimeRénov'.

Par ailleurs, nous surveillons les prix de toutes les énergies sans se limiter à ceux de l'électricité : ces prix influencent la demande d'énergie globale d'un scénario puisque les composantes de cette demande se focalisent sur les prix les plus intéressants. À la fin du scénario, on détermine les besoins d'investissement nécessaires pour atteindre les objectifs du modèle. Au niveau mondial, dans le secteur de l'électricité, pratiquement la moitié des investissements doivent être faits dans les réseaux, surtout là où ils sont le moins développés et je rappelle que les réseaux sont très importants pour pouvoir déployer les renouvelables. Le besoin d'investissement que nous déterminons dans nos scenarios donne une idée du coût total du système électrique.

S'agissant de notre méthode de comptabilisation des émissions de CO2, notre approche - qui est vraiment « énergétique » - consiste à assigner les émissions dans le pays qui produit le bien et nous ne faisons pas de retraitements en fonction du lieu de destination du produit. En revanche, nos divers scenarios sont sensibles au lieu d'implantation des industries.

M. Yves Marignac. - S'agissant du risque de black-out relatif à l'hiver dernier, je précise tout d'abord que nos études n'ont pas la même sensibilité que celles de RTE puisque cet organisme se singularise, au niveau européen et même mondial, par ses remarquables capacités probabilistes. J'observe qu'en l'occurrence, on a justement été confrontés - pour partie - à un risque non probabilisable, à savoir l'aléa de sûreté qui a conduit de manière totalement imprévue à l'arrêt d'une quinzaine de réacteurs en raison du problème de corrosion sous contrainte. Je souligne que cet aléa peut se reproduire, a fortiori si on maintient le parc nucléaire et qu'on l'expose au vieillissement - même si la corrosion sous contrainte correspond à un phénomène d'usure mais pas de vieillissement. C'est sans doute aujourd'hui l'aléa le plus « dimensionnant » pour le système électrique français voire européen et il faut le garder en mémoire.

En ce qui concerne le volontarisme politique ainsi que l'idée selon laquelle le scénario négaWatt serait plus sensible à ce paramètre, je vois ici encore une illustration du biais culturel qui consiste à penser que le volontarisme a plus d'influence sur la demande énergétique que sur l'offre. Or tous les scénarios visant la neutralité carbone comportent une part importante de volontarisme avec des phénomènes de report d'une composante à l'autre. Je souligne que le programme nucléaire actuel est un projet volontariste, comme en témoignent les mesures que le Gouvernement est en train de mettre en place pour le réussir. Il en va de même du fort développement des énergies renouvelables ainsi que des actions massives visant l'efficacité énergétique ou la sobriété structurelle. La vraie difficulté est de réunir les conditions de l'acceptabilité de ces mesures volontaristes en identifiant tous les enjeux y compris économiques.

Comme vous le savez, la rénovation thermique des bâtiments est un sujet sur lequel négaWatt travaille depuis longtemps et nous l'avions porté dès le Grenelle de l'Environnement de 2007. C'est un bon exemple d'interaction entre les scénarios et la réflexion sur les politiques publiques. Dès nos premiers travaux de modélisation, nous avons considéré que ce levier était incontournable et que la rénovation des bâtiments devait être aussi complète et performante que possible. Cela nous a amené à réfléchir aux politiques publiques susceptibles de mettre en oeuvre une trajectoire de massification de la rénovation. Aujourd'hui, nous avons beaucoup de retours d'expérience sur la formation de groupements d'artisans pour assurer la disponibilité de l'offre ou sur les mécanismes de financement des travaux permettant de minimiser le reste à charge voire de le réduire à zéro. Sachant que ces outils existent, nous renvoyons la balle aux politiques pour qu'ils fassent évoluer les dispositifs de soutien et l'évolution de MaPrimeRénov' participe à la nécessaire massification des travaux. Nous nous efforçons donc à la fois de dimensionner les enjeux et de travailler concrètement au perfectionnement des politiques publiques.

S'agissant de votre interrogation sur l'empreinte environnementale, je précise que le scénario négaWatt réalise une modélisation permettant de vérifier que la neutralité carbone sera atteinte en 2050, sous réserve, bien entendu, d'hypothèses sur l'évolution de l'ensemble du système mondial - telle que l'envisage l'AIE - sans quoi la seule façon d'être neutre en carbone serait de devenir autarcique, sans capacité de réindustrialiser. Je souhaite au passage nuancer le propos de monsieur le rapporteur sur la divergence entre le scénario négaWatt et ceux des autres organismes, en faisant observer qu'ils sont beaucoup plus convergents qu'opposés. En témoigne tout particulièrement le fort levier de réindustrialisation et de relocalisation que comporte notre scénario. Cependant, rejoignant les propos de Thomas Veyrenc, nous ciblons cette réindustrialisation vers certains secteurs pour éviter qu'elle soit lancée à tout va, ce qui, du point de vue économique et écologique ne ferait pas forcément sens.

Sur la question des coûts, nous soulignons d'abord que le scénario dit de sobriété réalisé par RTE revient moins cher que le scénario sans sobriété - en coûts complets - à l'horizon 2050 ; j'ajoute qu'il y a beaucoup plus de certitude sur cette différence de cherté que sur les écarts de coût entre les autres scenarios de mix électrique. Thomas Veyrenc vient de rappeler l'importance des conditions de financement des investissements mais je signale ici que, comme en témoigne l'actualité récente, le coût estimé aujourd'hui pour Hinkley Point 2 représente le double de l'hypothèse maximum que RTE avait retenue en stress test pour évaluer le prix des nouveaux EPR français : il y a donc, là aussi, une réflexion à mener. Je réaffirme donc que la sobriété est la meilleure solution pour minimiser la cherté du système énergétique. Permettez-moi également de faire observer que quand on s'interroge sur le comportement des entreprises ou des consommateurs, il ne faut pas raisonner uniquement en termes de prix : ce qui compte pour eux, c'est la facture énergétique, à savoir le prix unitaire multiplié par le volume. Or dans une configuration où des investissements doivent être réalisés pour moderniser le système énergétique - ce qui fait le lien avec mon propos sur le volontarisme - il en résultera nécessairement une augmentation des coûts unitaires et des prix. La maîtrise de l'impact sur les ménages et les entreprises implique dès lors une maîtrise des volumes consommés ce qui nous ramène, ici encore, à la nécessité d'une politique d'efficacité et de sobriété. J'en termine en relevant la contradiction intrinsèque que renferme l'idée d'augmenter les capacités de production d'énergie pour devenir attractifs à travers des prix bas : en effet, les investissements requis pour cette production plus abondante vont générer une augmentation des coûts unitaires. Si vous n'assortissez pas cette stratégie de conditions d'efficience - portant sur le rapport entre le volume d'énergie consommée et la production économique - vous n'atteindrez pas le niveau d'attractivité que vous visez.

M. François Bonneau. - Je souhaite vous interroger sur l'intégration dans vos scenarios de l'impact du contexte international. J'explicite ma question en rappelant que les terres rares se situent principalement dans des pays géopolitiquement compliqués ; on sait également que plus de 50% des mines nécessaires pour alimenter la fabrication des batteries sont aujourd'hui sous maîtrise chinoise et la Chine domine à 70% cette filière de production. Or l'Indopacifique est actuellement une zone de tension, de même que d'autres parties du monde : prenez-vous en compte ces données qui peuvent avoir de sérieuses conséquences sur les coûts d'approvisionnement et de transformation de notre système énergétique ?

M. Victorin Lurel. - Je reviens un peu en arrière pour interroger RTE sur la fiabilité de ses prévisions et de ses projections à court ou moyen terme, telle qu'on peut la constater rétrospectivement ? Par ailleurs, j'observe que l'IEA s'appuie sur des données relatives à la zone France-Italie-Allemagne ; cependant, l'interconnexion est beaucoup plus large et comprend notamment le Benelux : d'où la question de savoir dans quelle mesure l'échantillon que vous utilisez est suffisamment adapté pour pouvoir tirer des conclusions représentatives, celles-ci ayant, j'imagine, des conséquences sur vos scénarios à court, moyen et long terme.

Ma deuxième question concerne la temporalité de vos modèles. Certains ont pour horizon le long terme - en 2050 - tandis que négaWatt insiste sur la période actuelle et 2035. Étant entendu que la construction de nouvelles infrastructures prend prends du temps, que fait-on d'ici 2035 ? Si on prolonge les tendances actuelles, y-a-t-il des chances plus que raisonnables pour qu'en 2035 on parvienne à augmenter les injections d'énergies renouvelables mais qu'il faille les coupler avec des centrales à gaz. Je pose la question avec une arrière-pensée qui se fonde sur le raisonnement suivant : les discussions sur la taxonomie européenne ont été animées sur le nucléaire et je ne sais pas ce qui a été décidé pour le gaz, mais si on laisse aller les choses, cela favorisera la structuration du régime électrique allemand. La projection linéaire du modèle actuel risque ainsi de se traduire par un certain verdissement, avec de énergies renouvelables intermittentes qui soulèvent des difficultés de raccordement au réseau, ainsi que la validation par l'Europe de l'utilisation de centrales à gaz. Comment pourra-t-on ensuite sortir de cette « préférence de structure » selon la formule de François Perroux ?

M. Tanguy de Bienassis. - Nous avons à l'AIE une équipe dédiée à l'étude de plus en plus fine des impacts internationaux, des tensions sur les métaux critiques, de la problématique des batteries et de ce type de sujets. Cependant, nous n'incorporons pas ces éléments - ou alors de manière anecdotique - dans nos scénarios complets. Nous formulons des mise en garde et publions dans nos rapports des études sur la concentration de la production des métaux critiques ou des mines mais ces données n'influent pas encore sur la possibilité de réaliser nos scénarios. Toutefois, dans nos modèles les plus ambitieux, nous mettons par exemple l'accent sur la nécessité d'augmenter la part de recyclage des métaux critiques ou des batteries : nous faisons ainsi l'hypothèse qu'en 2035 environ 20 % des batteries seront produites à partir de recyclages, alors que ce pourcentage est quasi nul aujourd'hui. En résumé, nous signalons les risques géopolitiques mais on ne les intègre pas encore dans nos scénarios.

Par ailleurs, nous procédons effectivement de façon un peu arbitraire à des regroupements régionaux. Nos scénarios portent sur la quantité d'énergie globale - ce qui implique de prendre en compte les interconnexions en matière d'électricité - et nous utilisons la région que vous avez citée pour tous les aspects énergétiques : c'est le niveau le plus « granulaire » qu'on ait déterminé pour parler de l'électricité. On pourrait effectivement, réfléchir à configurer d'autres régions mais nous procédons à souvent à des regroupements plus larges dans nos analyses : nous raisonnons à l'échelle de vie européenne quand nous avons besoin de moins de granularité. Ce choix n'est donc ni politique ni lié à l'interconnexion.

J'en viens à votre question sur le mix énergétique et l'intermittence. Dans nos scénarios nous insistons énormément sur les besoins d'investissement immédiats pour pouvoir accommoder un mix énergétique différent en 2035 : s'agissant des réseaux, les investissements de modernisation sont très longs et les réseaux doivent être disponibles avant de débuter les projets d'intégration de renouvelables. Il est très important que les réseaux soient dimensionnés de manière appropriée pour pouvoir intégrer un mix énergétique qui change.

Sur les centrales à gaz, je vais peut-être vous choquer en indiquant que dans nos scénarios, elles sont utilisées de manière très flexible, avec un facteur de charge beaucoup plus faible que ce qu'on voit actuellement, tout en accommodant plus de renouvelables. Cette utilisation efficace des centrales à gaz n'est donc pas nécessairement discordante avec l'atteinte d'un objectif net zéro. Si ces dernières favorisent l'intégration de plus de renouvelables avec un facteur de charge plus faible, alors elles rentrent dans les cases de nos scénarios. Le facteur de charge correspond ici au taux d'utilisation d'une centrale thermique : une centrale à gaz pouvant par exemple tourner à 5 % de son potentiel pour compenser l'intermittence d'énergies renouvelables.

M. Yves Marignac.  - S'agissant des ressources en terres rares et en métaux comme le cuivre ou le lithium, je commence par vous remercier pour votre question qui correspond à une de nos préoccupations majeures dans l'élaboration de notre scenario qui modélise l'« empreinte matière » de l'économie française. Nous nous sommes donnés comme règle, pour dimensionner les différentes actions, de rester - en consommation cumulée d'ici 2050 de ces ressources - sous le seuil de 1 % des réserves mondiales prouvées : telle est, selon négaWatt, la condition permettant de dégager une trajectoire qui ne va pas augmenter de façon déraisonnable la pression extractive. Notre modèle parvient à respecter ce critère pour à peu près tous les métaux et j'en profite pour dire qu'il n'y a pas de difficultés - ou très peu - relatives à la consommation de terres rares pour développer les nouvelles énergies renouvelables. De notre point de vue, il n'y a donc pas à redouter une pénurie globale de métaux critiques spécifiquement liée au développement des renouvelables, quand on le projette dans l'ensemble de la consommation de notre économie. Il y a cependant des cas où on tangente ce critère et il en va ainsi pour le lithium, c'est-à-dire que dans notre scénario, alors même que l'on intègre différentes hypothèses de sobriété et d'efficacité - comme la réduction de la taille des véhicules - on s'approche de 1 % des réserves mondiales en consommation cumulée. Si on n'intègre pas l'exigence de sobriété ce seuil est allègrement dépassé : le Secrétariat général à la planification écologique avait d'ailleurs fait état en juin dernier dans le cadre de ses travaux - non encore finalisés et stabilisés - d'une trajectoire qui, en raison de l'augmentation de la mobilité électrique, conduisait la France à avoir besoin en 2030 de 5 % de la production mondiale de lithium. Une telle éventualité nous semble à la fois insatisfaisante du point de vue éthique et irréaliste quant à sa mise en oeuvre. Il est donc fondamental de prendre en compte ce critère et nous y travaillons encore davantage aujourd'hui dans le cadre de nouveaux projets.

En ce qui concerne les risques de recours au gaz liés au développement des énergies renouvelables, on constate effectivement que le système électrique tel qu'il se présenterait à long terme - avec une énergie nucléaire ainsi que des renouvelables intermittents qui remplaceraient, en Europe, son socle de centrales thermiques pilotables - nécessiterait de garder un petit « talon » de centrales thermiques dans des conditions d'usage et de facteurs de charges très différents d'aujourd'hui et surtout alimentées à terme par du gaz d'origine renouvelable pour se conformer aux objectifs de décarbonation. Ce dernier impératif impose que l'évolution à court terme n'ouvre pas la porte à une augmentation du nombre de centrales gaz, ce qui implique de maîtriser le rythme de transformation du système et, là encore, d'actionner les actions de sobriété et d'efficacité qui sont les seules clés dont on dispose, en tout cas à l'horizon 2030-2035.

M. Thomas Veyrenc. - En ce qui concerne votre question sur la fiabilité de nos prévisions : en reprenant nos trajectoires publiées en 2016-2017, la réalité constatée se situe dans le bas de notre faisceau de prévisions car la consommation d'électricité a baissé plus rapidement que ce qu'envisageait notre trajectoire de référence. Toutefois, cette baisse semble bien être une conséquence de la crise ; si cette dernière n'avait pas eu lieu, la baisse de la consommation d'électricité aurait été moins forte. Je réitère donc ma conclusion : les trajectoires de 2010 montraient malheureusement que la France n'avait pas de vraie stratégie de transition de sortie des énergies fossiles. Toutefois, comme notre pays avait déjà non pas une stratégie mais une dynamique industrielle de remplacement des matériels non efficaces par des matériels plus efficaces, la consommation d'électricité a diminué ; puis la crise économique et énergétique a renforcé ce mouvement baissier.

Mes collègues vous ont parlé du contexte international et je mentionne pour ma part un de nos scénarios récents qui s'appelle « mondialisation contrariée » dans lequel nous avons voulu confronter nos modèles à un monde durablement adverse du point de vue géopolitique, conflictuel et compétitif pour l'accès aux ressources. Nous ne constatons pas une dichotomie évidente entre les zones riches en terres rares et celles qui ne le sont pas ; d'ailleurs, on parle beaucoup des terres rares alors que le pétrole et le gaz proviennent d'un monde qui n'est souvent pas très amical du point de vue géopolitique. Notre analyse de 2021 mettait l'accent, parmi 18 matériaux, sur le cobalt, le nickel, le lithium et le cuivre, devant faire l'objet d'une surveillance très attentive. Dans notre scénario de mondialisation contrariée, on s'aperçoit que le triptyque recyclage, sobriété et relocalisation de la chaîne de valeurs est très important pour faire baisser les consommations d'un certain nombre de ces matières, en particulier le cobalt et le nickel. On voit bien qu'un scénario axé sur la sobriété peut beaucoup minimiser les besoins en métaux pour fabriquer les batteries des véhicules électriques, la question de l'utilisation des énergies renouvelables dans le système électrique, étant de ce point de vue secondaire.

Quels sont les moyens d'action d'ici 2035 ? On peut accélérer nos efforts en matière d'efficacité énergétique - c'est le premier point du rectangle - et de sobriété avec, en particulier la chasse au gaspi : cette dernière n'implique pas un changement de nos modes de vie et il s'agit donc d'un levier facile à mettre en oeuvre. Au-delà de ce premier pallier indolore, certains scénarios de sobriété poussent les curseurs plus loin et doivent être débattus d'un point de vue politique et social.

Je saisis l'occasion pour préciser que la consommation d'électricité a diminué à l'automne 2022 selon une temporalité assez étrange. Pour l'industrie, l'explication est simple : c'est l'augmentation des prix. En revanche, pour les particuliers, l'automne 2022, n'est pas le moment précis où les tarifs ont augmenté ; par conséquent, la baisse de leur consommation d'électricité s'explique probablement par un mélange d'anticipations de hausses de prix et de crainte d'inflation globale, à un moment où les Français entendaient beaucoup de messages de vigilance les incitant à réduire leur consommation.

Je reprends mon énumération en indiquant que d'ici 2035, le déploiement des renouvelables peut tout à fait être accéléré et on peut également retrouver un bon niveau de production de nos réacteurs nucléaires. Si le parc nucléaire - qui a produit 279 TWh en 2022 et 320 TWh en 2023 - parvient à remonter sa production électrique à hauteur de 350 ou 360 TWh en incluant la centrale Flamanville, ou même au-delà, nous regagnerions instantanément des marges de manoeuvre. Nous pouvons donc, en toute certitude, nous conformer à la trajectoire d'électrification et plus généralement de transition vers les énergies bas carbone pour atteindre nos objectifs.

Enfin, s'agissant du mix allemand, aucun de nos scénarios ne conduit notre pays à avoir la même performance énergétique que l'Allemagne et personne ne considère que ce soit souhaitable : j'ai écrit dans tous nos rapports que le mix de production d'électricité français émettait de l'ordre de 10 fois moins que celui de nos voisins allemands. Même les scénarios incluant une part importante d'énergies renouvelables dans notre production électrique sont construits pour éviter les inconvénients du mix allemand, c'est-à-dire pour ne pas réouvrir de centrales au charbon ou pour n'utiliser des centrales à gaz que de manière extrêmement ponctuelle. Je termine en vous annonçant un chiffre que nous confirmerons la semaine prochaine au moment de la publication du bilan électrique officiel de l'année 2023 : le charbon représente 1,6 millième de notre production au charbon.

M. Franck Montaugé, président. - Merci, je voudrais revenir sur le thème de la sobriété. Dans la dernière étude que vous avez publiée, la sobriété génère des gains de très grande ampleur dans les trois scénarios que vous avez mentionnés. Au-delà de l'influence des augmentations de prix ou des anticipations de hausse, je souhaite vous interroger sur les moyens que pourrait déployer la puissance publique pour valoriser davantage la sobriété à travers, par exemple, des indicateurs intégrés dans structures tarifaires ou même dans les offres de marché non régulées. Quelles sont vos réflexions et vos suggestions de nature à atteindre voire dépasser les niveaux de sobriété qu'incorporent vos scenarios ?

M. Thomas Veyrenc. - Monsieur le Président, vous posez une question redoutable...

M. Franck Montaugé, président. - ...je suis là pour ça.

M. Thomas Veyrenc. - Je tenterai d'y répondre en commençant par rappeler un point de méthodologie : dans les concertations que nous organisons, tous les spécialistes des secteurs sont représentés - électriciens, gaziers, associations de consommateurs industriels, particuliers, ONG, organisations syndicales et économistes. Ceux qui sont le moins représentés sont les citoyens et, pour tenter d'accéder à leur point de vue, d'une part, nous présentons aux représentants du peuple nos scénarios et, d'autre part, nous avons constitué l'année dernière un panel de 13 000 Français, avec un institut de sondage, pour tester les hypothèses de nos scénarios, y compris de sobriété, pour voir comment elles étaient reçues. Il en résulte qu'un certain nombre de leviers, comme la chasse au gaspi, sont facilement accessibles et même très facilement pour nos aînés qui ont déjà connu des périodes de sobriété ou de restriction énergétique dans leurs jeunes années. Ces résultats ont montré que les messages incitatifs diffusés l'hiver dernier - mieux éteindre les lumières, ne pas chauffer des surfaces inoccupées ... - correspondaient à des éléments déjà connus par nos concitoyens : ceux-ci savent que baisser d'un degré la température de leur chauffage a une réelle incidence sur la consommation d'énergie globale.

Au-delà de ces considérations, les hypothèses retenues par les scénarios de sobriété plus structurants semblent s'opposer à certaines représentations de ce qui est considéré comme une vie souhaitable et on peut, par exemple, mentionner la part du logement individuel par rapport à la part du logement collectif. Ainsi, les scénarios de sobriété reposent sur une logique et des hypothèses de densification de l'habitat ayant pour effet de baisser très sensiblement la consommation d'énergie. Cependant, quand on les présente à un panel de français, ces hypothèses ne correspondent pas aux choix vers lesquels ils se tournent spontanément et il faut être très clair sur ce point. Nos travaux apportent à cet égard la confirmation chiffrée et sur la base d'un large éventail d'hypothèses - de ce que nous avions déjà pressenti. Nos travaux font apparaitre l'existence d'une catégorie intermédiaire qui est hésitante à l'égard des enjeux de rénovation des logements, de partage de l'espace et de changement dans les habitudes de mobilité. Ce sont probablement ces « hésitants » qu'il faut convaincre pour insuffler une transformation des habitudes de consommation en les orientant vers le bas carbone - en changeant de type de voiture ou de chauffage - ou alors vers des comportements plus sobres.

M. Franck Montaugé, président. - Précisément, comment peut-on aller chercher ces personnes à travers des indicateurs ou des signaux de prix incitatifs, car il faut prendre en considération le fait que l'hypothèse de sobriété dont nous parlons comporte une forme de renoncement à la consommation.

M. Thomas Veyrenc. - Je comprends votre question mais j'essaye toujours de présenter des affirmations documentées et, malheureusement, je suis bien en peine de pouvoir vous présenter une pensée stabilisée sur ce sujet. Toutefois, on peut affirmer que la diminution de la consommation d'électricité qui a été assimilée à de la sobriété est tout de même, pour partie, une réaction à la hausse des prix - réelle ou anticipée par un certain nombre de nos concitoyens. Quand on les interroge, une partie d'entre eux répondent qu'ils ont fait un effort pour baisser leur consommation mais que cet effort n'était pas toujours difficile à faire - les réponses varient cependant selon la catégorie des personnes interrogées. Bien entendu, la tarification de l'électricité va jouer un rôle important dans les incitations à être plus ou moins économes, surtout à certaines périodes ; il serait d'ailleurs opportun de mieux informer les consommateurs sur les moments précis où les économies d'électricité sont particulièrement bienvenues.

Je termine en indiquant qu'au cours des débats publics que j'ai animé pendant deux ans autour de nos scénarios, le sujet le plus conflictuel n'a pas été celui des énergies renouvelables ou du nucléaire mais celui de la projection sur la sobriété et de la perception de l'équité des efforts demandés aux différentes catégories de la population. Ce thème de l'équité revient systématiquement : chacun est prêt à baisser sa consommation à condition d'être certain que les autres font les mêmes efforts.

Par ailleurs, l'élasticité prix est un phénomène bien perceptible mais son intensité varie selon les pays et elle dépend des modalités de taxation de l'énergie.

M. Franck Montaugé, président. - S'agissant des possibilités de régulation individuelle des pics de consommation, il me semble que vont très certainement se mettre en place des systèmes permettant, par exemple, d'alimenter pendant la journée le réseau avec de l'électricité stockée par un véhicule électrique pendant la nuit. Cela illustre les possibilités futures de contributions individuelles à une problématique plus nationale qu'on pourrait assortir de mesures incitatives.

M. Thomas Veyrenc. - L'effacement de la consommation électrique se ramène, en général, à un déplacement de l'usage auquel on renonce provisoirement ; c'est pourquoi, dans nos études, nous n'assimilons pas l'effacement à une économie d'énergie mais à une flexibilité de la consommation.

M. Yves Marignac. - L'effacement est, au final, une économie de puissance - et, en tout cas, ça peut l'être.

Merci pour votre question relative aux signaux qui permettraient d'encourager la sobriété : elle est à la fois intéressante et très compliquée. La première réponse, a priori simple, c'est qu'une tarification progressive serait le meilleur moyen d'envoyer un signal restrictif. Cette solution a déjà été envisagée par le législateur il y a une dizaine d'années : elle n'a pas été mise en oeuvre car - de mémoire - le Conseil constitutionnel l'a invalidée au motif qu'il en résulterait une inégalité devant la loi entre les ménages tributaires du chauffage électrique et ceux qui ne le sont pas, ce qui est assez logique. Aujourd'hui, on saurait peut-être mieux différencier ces modalités de consommation d'énergie grâce aux nouveaux outils que sont les compteurs intelligents ; en tout cas, même s'il faut bien entendu tenir compte de cette incertitude juridique, cela reste une piste à explorer car, d'une manière générale, la logique de tarifs progressifs est très incitative.

Le deuxième élément que je souhaite mentionner est le rôle des ESCO (Energy service company ou Société de services énergétiques) : il s'agit du fournisseur d'énergie lui-même ou d'entreprises tierces qui se rémunèrent sur les économies d'énergie qu'elles permettent aux particuliers ou aux entreprises de réaliser en les accompagnant. On peut encourager ce type d'opérateur dans une logique de marché ou favoriser, dans un registre tout à fait complémentaire, ce qu'on appelle aujourd'hui les « économes de flux », c'est-à-dire des personnes qui vont « chasser » toutes les économies d'énergie possibles et les gisements de sobriété ou d'efficacité à travers l'ensemble des flux à l'échelle, par exemple, du parc immobilier d'une collectivité. Dès lors que ces collectivités rassemblent quelques dizaines de milliers de personnes, ces emplois se rémunèrent sur les économies qu'ils génèrent. Aujourd'hui, les économes de flux commencent à se généraliser dans les collectivités locales et pourraient tout à fait être embauchés pour gérer les flux des grands parcs tertiaires ou de plusieurs parcs qui mutualiseraient leurs efforts de sobriété.

Au-delà, il y a évidemment toutes les mesures d'accompagnement et de sensibilisation que l'on peut adresser aux particuliers. Le Gouvernement avait commencé à s'y atteler avec son plan de sobriété ainsi que différentes annonces qui ont sans doute produit des effets, même s'il est difficile de les décorréler des tensions économiques conjoncturelles qu'ont connu les ménages et surtout les entreprises. Cela a aussi eu le mérite de réinstituer, dans nos représentations, un lien avec l'énergie. Je rappelle souvent que nous vivons dans un pays où le Gouvernement a dû rédiger une circulaire pour rappeler aux commerçants qu'il était raisonnable, en été, de fermer la porte d'accès aux locaux commerciaux climatisés. C'est une illustration de notre déconnexion avec la réalité concrète de la consommation d'énergie qui appelle un renforcement des messages de sensibilisation. J'ajoute qu'il faut répondre à certaines demandes citoyennes : un exemple iconique est celui des grands écrans publicitaires télévisés qui inondent certains espaces publics, comme ceux qui abritent les transports collectifs en région parisienne. Il faut couper l'alimentation de ces écrans et à tout le moins réguler leur consommation d'énergie qui souvent, dans le cas des transports parisiens, ne peuvent pas être éteints la nuit car ils sont branchés sur le même système électrique que les systèmes de sécurité. Du point de vue de la trajectoire électrique, une telle régulation ne va pas changer grand-chose mais envoyer un tel signal assez symbolique facilitera l'adhésion citoyenne à un projet de sobriété.

Pour finir, et sans entrer dans le détail des leviers plus structurels de sobriété, je souligne que beaucoup de sondages, de conventions citoyennes ou d'exercices délibératifs montrent que les citoyens, dès lors qu'on les amène à réfléchir à la sobriété, sont prêts à y participer moyennant un certain nombre de conditions. La première, c'est d'être accompagnés : ils refusent l'idée selon laquelle il suffirait de s'en remettre à des changements individuels de comportement ou à la responsabilité de chacun. Il est donc nécessaire de créer des offres et des politiques publiques de sobriété. En deuxième lieu, les citoyens demandent à disposer d'alternatives et j'illustre cette idée en prenant, dans le domaine de la mobilité, l'exemple de la crise des Gilets jaunes. Nous interprétons cet épisode comme le symptôme d'une politique d'ébriété énergétique qui n'a pas dit son nom mais qui a favorisé l'étalement périurbain et progressivement augmenté les distances à parcourir, ce qui a accru la dépendance à la voiture. Or tout à coup, on a expliqué aux personnes placées dans cette situation qu'en vertu de la nécessité de réduire la consommation d'énergie fossile - qui est évidemment la cible principale de la lutte contre le changement climatique - on allait les assujettir à une taxe pour les inciter à changer de comportement - sauf que ces personnes ne disposent pas d'autres solutions de mobilité. Par conséquent, la création d'alternatives est une condition clé de réussite de la sobriété.

Le troisième pilier est d'identifier les co-bénéfices de la sobriété en termes de santé, de confort de vie et d'environnement urbain. Par exemple, en réduisant la taille ou le nombre des véhicules en milieu urbain, tout en les électrifiant, il en résultera une diminution de la pression urbaine ainsi que de la pollution. Mettre en avant ces éléments positifs favorise bien plus que ne le pensent spontanément les décideurs politiques l'adhésion des citoyens aux politiques de sobriété bien conduites.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'ai deux petites questions qui s'adressent à RTE. Tout d'abord, vous avez parlé d'un scénario de référence datant des années 2016-2017 en précisant que l'évolution constatée de la consommation d'électricité se situait dans la partie basse de la fourchette prévisionnelle. Je ne sais pas quel a été le sort de ce scénario de référence et cela m'amène à vous demander si vous aviez, à l'époque, des scénarios privilégiés, auquel cas vous pourriez peut-être également en avoir aujourd'hui.

D'autre part, parmi l'ensemble des réactions suscitées par vos travaux dont nous avons pu constater le sérieux, quelle critique vous a le plus marqué ? De quel organisme provenait-elle et quel point vous a été le plus reproché ?

M. Thomas Veyrenc.  - Je ne m'attendais pas à votre deuxième question.

S'agissant de la première, j'ai probablement fait référence à la trajectoire numéro 3 de notre bilan prévisionnel de 2017, parce que c'est celle que nous avions majoritairement retenue dans nos scénarios de mix énergétique en 2017. L'explication est purement technique : nous élaborons des scénarios en croisant, selon plusieurs combinaisons, une hypothèse sur le mix énergétique et une hypothèse sur la consommation. En 2017, on avait estimé que la prise en compte de quatre scénarios était inutilement compliquée, ce qui nous avait conduit à apparier un seul scénario de mix avec un seul scénario de consommation. À présent, je pense qu'il faut résister à cet appariement a priori car j'ai rencontré au cours des réunions de concertation des opinions très variées : certains souhaitent combiner des stratégies de sobriété tout en privilégiant le nucléaire pour éviter qu'on assimile le scénario nucléaire à celui de l'ébriété énergétique ; d'autres intervenants croient à une solution qui met l'accent sur la sobriété couplée avec les renouvelables et nous n'avons pas de raison a priori de ne pas relayer cette diversité de préférences. De plus, dans d'autres pays européens, comme celui dont nous sépare un grand fleuve qui se jette dans la mer du Nord, on recense beaucoup de stratégies très claires sur le déploiement des énergies renouvelables, mais pas particulièrement sur la sobriété. Il est inexact de penser qu'on peut coupler facilement une trajectoire de consommation et une trajectoire de production. C'est pourquoi les Futurs énergétiques 2050, comportent six scénarios de mix et trois grands scénarios de consommation que nous appelons : « référence » - qui est le plus conforme à la stratégie nationale bas carbone - « sobriété » et « réindustrialisation profonde ». En croisant ces (6 x 3) scénarios on aboutit donc à 18 combinaisons et nous en sommes restés là sans croiser toutes les variantes entre elles. Ensuite, nous essayons de faire une analyse facteur par facteur pour faire apparaitre ceux qui sont les plus dimensionnants ou à l'inverse d'une portée limitée.

En réponse à votre dernière question, lors de la publication de nos scénarios, nous n'avons pas relevé beaucoup de critiques parce que notre travail était très attendu. Une partie des réactions étaient liées à la nature même des scénarios que proposaient ou privilégiaient les uns ou les autres, mais d'un point de vue méthodologique et technique, les critiques ou les conseils qui nous ont été adressées étaient toujours de qualité : elles ne nous ont pas déstabilisés car nous avions déjà accompli un travail d'autocritique. Ce qui me semble absolument contraire à la vérité, c'est d'entendre que nous aurions borné a priori la part du nucléaire dans ces scénarios : sous serment, j'affirme que ce n'est pas le cas. Nous avons travaillé avec des trajectoires de développement du nucléaire proposées par un certain nombre d'acteurs ; puis nous avons mis en consultation ces trajectoires, ce qui nous a conduit à les faire évoluer. Au total, nos trajectoires de 2021 traduisent les différentes projections qu'il était possible de faire à cette époque sur la base des perspectives industrielles dans le nucléaire. Cela ne signifie pas du tout que nous définissons un plafond d'ordre absolu car une telle notion n'a pas d'existence concrète et, comme nous l'avons précisé dans le document complet, une prochaine analyse pourrait tenir compte de l'évolution de l'industrie du nucléaire ou du renouvelable, ce qui aboutirait à modifier les perspectives industrielles. Le cas de l'hydrogène évoqué pendant cette audition fournit un excellent exemple des incertitudes auxquelles nous sommes confrontés : en effet, nous constatons l'écart entre ce qu'ont pu nous dire certain nombre d'acteurs de la filière de l'hydrogène de 2019 à 2021 et ce qu'ils nous disent aujourd'hui. De plus, sans disposer de la profondeur d'analyse de l'Agence internationale de l'énergie sur les perspectives concrètes d'investissement actuelles dans l'hydrogène, on constate également des incertitudes dans ce domaine. Je souhaite donc affirmer devant vous que nous n'avons pas fait un travail de cadrage a priori ; bien au contraire, nous avons cherché à élargir le plus possible le champ des propositions et nous continuerons ce travail à l'avenir.

M. Franck Montaugé, président. - Je souhaite vous poser une question complémentaire sur le nucléaire. Vos études mentionnent les SMR (Small Modular Reactors) mais comment sont-ils pris en compte dans vos modèles ? Même si cette technologie n'est pas encore mature, intégrez-vous les SMR dans les hypothèses d'électrification des filières industrielles, en particulier ?

En second lieu, lorsque la technologie sera disponible, mature et industrialisable, pourra-t-on utiliser les SMR pour gérer la pointe alors qu'on sollicite aujourd'hui des turbines à gaz ?

M. Thomas Veyrenc. - Dans la concertation qui s'est déroulée de 2019 à 2021, le sujet du SMR est arrivé assez tardivement parce que les premières discussions portaient sur des réacteurs de grande taille unitaire comme les EPR (European pressurized reactor, renommé Evolutionary power reactor) ou les EPR2. C'est seulement dans notre scénario n° 3 que nous avons proposé un « package » sur le nucléaire qui consistait, en la mise en service de 14 nouveaux réacteurs de type EPR2 ainsi que de 3 gigawatts délivrés par des SMR à quoi s'ajoute la prolongation jusqu'à 60 ans en moyenne - et au-delà pour certains réacteurs - de la durée d'exploitation des réacteurs nucléaires actuels. Tel est le scénario qui permettait, sur la base d'une consommation de référence, d'arriver à une part du nucléaire d'environ 50 % du système électrique dans un monde neutre en carbone en 2050 ; ce pourcentage atteindrait 60 % dans un scénario de sobriété puisque si la consommation d'électricité est moindre, l'augmentation des capacités du nucléaire réduirait les besoins en énergies renouvelables pour satisfaire la demande. Nous avons ensuite pris en compte le fait qu'il y a plusieurs conceptions de SMR : certaines propositions de SMR ne sont pas si « small » qu'on pourrait le penser puisque qu'une installation composée d'une paire de SMR - d'une puissance de 100 à 200 mégawatts chacun - équivaut à une centrale à gaz ou à charbon. Je pense que cette filière SMR est d'ailleurs le marché qui est le plus ciblé à l'exportation car, dans certains pays, le réseau ne permet pas d'intégrer des EPR, qui sont dans cette hypothèse trop puissants, alors qu'un SMR pourra plus facilement s'y adjoindre. D'autres propositions, qui semblaient moins matures à l'époque, portaient sur de très petits SMR pouvant s'intégrer dans un tissu industriel, en lien avec des perspectives de cogénération. Dans nos scénarios, nous n'avons pas tranché entre ces deux modèles, parce qu'il était objectivement trop tôt pour le faire en 2020-2021.

Quant à la possibilité qu'un SMR fasse de la pure pointe, j'avoue à ce stade être un peu sceptique, mais il semblerait que certains de ces réacteurs puissent être assez flexibles pour s'ajuster à la consommation plus facilement - pourquoi pas. Je fais cependant observer que les besoins de pointe ou d'ultra-pointe sont très particulier et correspondent à des besoins représentant quelques heures par an : or un réacteur nucléaire est conçu pour fonctionner de manière beaucoup plus longue. Je pense donc que même sous forme de SMR, la vocation d'un réacteur nucléaire est de produire de l'énergie de base.

M. Franck Montaugé, président. - Vos propos redonnent de l'intérêt au biogaz, par exemple ?

M. Thomas Veyrenc. - Ce vecteur énergétique conserve tout son intérêt. Ainsi pour gérer la pointe, les candidats sont à rechercher dans le maintien de certaines centrales à énergie fossile très peu utilisées. Ces dernières restent compatibles avec un scénario net zéro si on les assortit de mécanismes de capture du CO2 ou si elles ne sont utilisées que quelques heures par an. Le biogaz, les biocarburants ou les turbines à hydrogène pourraient également être sollicités pour gérer les pointes de consommation d'électricité.

M. Tanguy de Bienassis. - Juste un petit mot sur les SMR : leur utilisation pour réduire la pointe se traduirait par des coûts d'intensité capitalistique incroyablement élevés. Par ailleurs, dans nos scénarios, le développement des SMR arrive trop tard pour être utile à la décarbonation du secteur électrique.

M. Yves Marignac. - Je souhaite très rapidement vous apporter quelques éléments sur ces dossiers dont j'assure le suivi à travers différents groupes d'experts auprès de l'Autorité de sûreté nucléaire. Le concept le plus avancé aujourd'hui en France est le SMR, développé dans notre pays par NUWARD : c'est une grosse installation d'une puissance de deux fois 170 mégawatts. Un dossier d'options de sûreté a été déposé auprès de l'ASN mais nous n'en sommes pas encore à l'avant-projet détaillé de ce produit. Son réacteur, qui reste dans la filière des réacteurs à eau pressurisée, apporte beaucoup d'innovations du point de vue de sa sûreté. Cependant, ces innovations génèrent beaucoup de défis pour parvenir à la démonstration complète de sa sûreté. L'objectif - a minima tendu - que se fixent aujourd'hui les porteurs du projet est d'aboutir à un « premier béton » en 2030. Ce modèle cible clairement les marchés à l'exportation, mais on peut se demander s'il ne pourrait pas également constituer sur notre territoire une alternative aux EPR s'il s'avère plus sûr que ces derniers, si nos concitoyens y sont favorables et sous réserve que ce modèle tienne ses objectifs de compétitivité : sur ce dernier point, la partie n'est pas gagnée d'avance si on se réfère à l'exemple récent de NewScale aux États-Unis, où le projet s'est arrêté en raison de la dérive des coûts.

Je mentionne également, dans un autre registre, les XSMR (eXtra Small Modular Reactor) qui sont des micro-réacteurs ainsi que les AMR (Advanced Modular Reactor) qui revisitent pratiquement toutes les filières nucléaires imaginées, tentées ou développées sous forme de prototypes dans le passé, mais en y introduisant l'idée de miniaturisation. J'estime qu'il y a peut-être là des réflexions à conduire sur un couplage avec la co-génération ou en tout cas avec d'autres procédés de fourniture de chaleur, en particulier issue d'usages industriels. Je souligne qu'aucun de ces concepts de nouveaux réacteurs n'est parvenu à un stade de design technique soumis à discussion avec l'ASN. De plus, aucun n'est, en l'état, « modulaire » et je précise que ce terme désigne la construction de réacteurs dans une usine qui en fabrique les modules. Or nous parlons ici de futurs prototypes et, surtout, nous n'en sommes qu'aux balbutiements des réflexions sur l'adaptation de la réglementation à ce type d'objets. Ces derniers soulèvent bien entendu des questions assez redoutables de dissémination du risque nucléaire, de besoins de transport, d'entreposage ou de gestion des déchets, de responsabilité civile et de sécurité - on ne va pas mettre un peloton de gendarmerie devant chaque XMR comme on le fait aujourd'hui pour nos centrales. Tous ces éléments indiquent que les perspectives de mise en service de ces nouveaux réacteurs sont vraiment très lointaines et que, d'ici là, le système électrique - dans lequel les renouvelables devront continuer à se développer très fortement - trouvera inévitablement d'autres solutions pour s'adapter. Encore une fois la question est de savoir comment les politiques vont accompagner ces solutions pour qu'elles ne soient pas contre productives du point de vue financier ou du point de vue des émissions de carbone.

M. Franck Montaugé, président. - Nous vous remercions vivement tous les quatre pour la qualité de vos interventions.

La réunion est close à 16 h 50.