Mercredi 24 janvier 2024

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Proposition de loi visant à protéger le groupe Électricité de France d'un démembrement (deuxième lecture) - Examen des amendements au texte de la commission

M. Claude Raynal, président. - Nous examinons les amendements au texte de la commission sur la proposition de loi visant à protéger le groupe Électricité de France (EDF) d'un démembrement.

EXAMEN DES AMENDEMENTS AU TEXTE DE LA COMMISSION

Article 2

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - L'amendement n°  6 tend à rétablir une liste d'activités dans une rédaction proche de celle de la proposition de loi initiale. Avis défavorable.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 6.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Les amendements identiques nos  rectifié ter et 12 visent à introduire dans la loi des paramètres qui n'en relèvent pas, et qui dépendent d'une observation fine de la vie de l'entreprise. Ce n'est pas à la loi de fixer les conditions d'ouverture du capital, le prix de l'action, etc. J'émets donc un avis défavorable, de même que sur les amendements identiques nos  2 rectifié ter et 11, ainsi que sur l'amendement n°  9 rectifié bis.

La commission émet un avis défavorable aux amendements identiques nos 1 rectifié ter et 12, aux amendements identiques nos 2 rectifié ter et 11, de même qu'à l'amendement n° 9 rectifié bis.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Mon avis est aussi défavorable sur l'amendement n°  14, qui contrevient à la volonté aussi bien de l'Assemblée nationale que de notre commission. Dans l'esprit de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), nous souhaitons mettre en place de l'actionnariat salarié au sein d'EDF. Ici, à l'inverse le Gouvernement cherche à donner un caractère optionnel à l'ouverture du capital.

Par ailleurs, je demanderai le retrait de l'amendement n°   5, au profit de l'amendement n°  8 rectifié bis, mieux rédigé. Dans l'esprit de la loi Pacte, l'ouverture aux salariés ne doit pas excéder 10 % du capital social - sur ce point, l'amendement n° 8 rectifié bis va plus loin que le texte initial.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 14. Elle émet un avis favorable à l'amendement n° 8 rectifié bis. Elle demande le retrait de l'amendement n° 5 et, à défaut, y sera défavorable.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Avis défavorable à l'amendement n°  3 rectifié ter, par souci de conformité au droit européen. Le statut d'Enedis diffère de celui de Réseau de transport d'électricité (RTE), car les activités de transport ne sont pas soumises au même régime que les activités de production et de distribution.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 3 rectifié ter.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - L'alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946 impose de conserver pour Enedis un actionnariat public, au sens large, comme le propose l'amendement n°  15 du Gouvernement. L'extension proposée par l'amendement pourrait bénéficier à EDF, car Enedis, au regard des investissements que l'entreprise va devoir faire, pourra ne pas être rentable pendant plusieurs exercices. Mais nous souhaitons qu'on ne puisse pas faire évoluer le statut d'Enedis sans débat. Je suis donc défavorable à l'amendement n°  15 du Gouvernement. La rédaction que nous avons adoptée la semaine dernière obligera à passer par le Parlement pour céder une partie du capital d'Enedis, et ce même à un acteur public.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 15.

Article 3 bis

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je suis également défavorable à l'amendement n°  4 rectifié ter et à l'amendement n°   13 : il n'est pas possible d'aller au-delà du déplafonnement de la puissance souscrite pour l'assiette des éligibles au tarif réglementé. Je demanderai le retrait de l'amendement n°  7 rectifié bis, qui vise à avancer la date d'entrée en vigueur de l'extension des tarifs réglementés de vente de l'électricité (TRVE) à toutes les très petites entreprises (TPE), car cela poserait des problèmes techniques, puisqu'il ne resterait que quelques mois à la Commission de régulation de l'énergie (CRE) pour définir un tarif. Celui-ci serait fixé sur le niveau des derniers prix de gros, ce qui n'aurait rien de protecteur... Nous avions prévu le 1er février 2025 pour permettre un lissage de la prise en compte des prix de marchés. J'ajoute par ailleurs que la construction des TRVE va considérablement évoluer avec la disparition de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) fin 2025 : ils seront plus exposés aux prix de gros. Enfin, compte-tenu de l'évolution récente des prix de gros, actuellement, les offres de marché sont plus compétitives que les TRVE. Il n'y a donc pas d'urgence à précipiter cette mesure.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 4 rectifié ter et à l'amendement n° 13. Elle demande le retrait de l'amendement n° 7 rectifié bis, et, à défaut, y sera défavorable.

M. Michel Canévet. - Sur l'actionnariat salarié, je ne partage pas l'avis de notre rapporteur. Quand les salariés sont investis au capital, leur implication dans la vie de l'entreprise est meilleure. En tout cas, elle est favorisée. Plusieurs amendements ont été déposés pour préciser les choses concernant le retour au capital d'un certain nombre de salariés, car il faut être prudent sur le sujet. L'amendement n° 14 montre bien que la position du Gouvernement n'est pas claire sur ce point. Il vaut mieux, donc, que les choses soient précisées dans le texte dès à présent.

M. Claude Raynal, président. - Vous aviez déjà souligné ce point la semaine dernière.

M. Michel Canévet. - Mais le Gouvernement n'avait pas déposé son amendement.

M. Claude Raynal, président. - Nous allons entendre une seconde fois la même réponse, je crois...

M. Victorin Lurel. - Si je salue la qualité du travail de notre rapporteur, nous ne partageons pas ses conclusions. Nous défendrons donc nos amendements en séance, y compris sur le statut de RTE.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - J'ai bien expliqué la raison pour laquelle j'étais défavorable à l'amendement du Gouvernement, monsieur Canévet : il n'est pas compatible avec le texte de la commission. Ce dernier garantit l'ouverture du capital aux salariés et aux anciens salariés. Il n'est pas du ressort de la loi de fixer le prix de vente des actions d'une société qui n'est pas cotée. EDF est sortie de la cote il y a plus de six mois, et je serais bien incapable d'en proposer une valorisation financière. De plus, si nous ouvrions le capital aux salariés aujourd'hui, je ne suis pas sûre que ce serait le moment le plus opportun pour eux, car l'entreprise fait face à un cycle d'investissement très important, et elle a 65 milliards d'euros de dettes.

Je le répète, je suis favorable, comme la majorité d'entre nous ici - et à l'Assemblée nationale - à ce que les salariés et les anciens salariés puissent souscrire à une partie du capital de l'entreprise. Mais je ne souhaite pas que nous inscrivions dans le texte des paramètres dont je n'ai pas les moyens de dire s'ils sont bien calibrés ou non. L'amendement du Gouvernement vise à rendre optionnelle l'ouverture du capital. Ce n'est pas ce que nous souhaitons.

La commission a donné les avis suivants sur les amendements dont elle est saisie, qui sont retracés dans le tableau ci-après :

TABLEAU DES AVIS

Article 2

Auteur

Objet

Avis de la commission

M. SZCZUREK

6

Réintroduction d'une liste d'activités d'EDF, dans une rédaction proche de celle issue des travaux de l'Assemblée nationale

Défavorable

M. LUREL

1 rect. ter

Réintroduction d'une opération à destination des salariés et anciens salariés d'EDF portant au minimum sur 2 % du capital de l'entreprise, pour un prix inférieur à 12 euros, avec un rabais pour les salariés qui ne céderaient pas leurs titres avant 5 ans.

Défavorable

M. BILHAC

12 rect.

Réintroduction d'une opération à destination des salariés et anciens salariés d'EDF portant au minimum sur 2 % du capital de l'entreprise, pour un prix inférieur à 12 euros, avec un rabais pour les salariés qui ne céderaient pas leurs titres avant 5 ans.

Défavorable

M. LUREL

2 rect. ter

Réintroduction d'une opération à destination des salariés et anciens salariés d'EDF pour un prix inférieur à 12 euros dans les quatre mois à compter de la publication de la présente loi.

Défavorable

M. BILHAC

11 rect.

Réintroduction d'une opération à destination des salariés et anciens salariés d'EDF pour un prix inférieur à 12 euros dans les quatre mois à compter de la publication de la présente loi.

Défavorable

M. CANÉVET

9 rect. ter

Réintroduction d'une opération à destination des salariés et anciens salariés d'EDF portant au minimum sur 2 % du capital de l'entreprise, pour un prix inférieur à 12 euros, avec un rabais pour les salariés qui ne céderaient pas leurs titres avant 5 ans. Cette opération doit intervenir avant le 3ème mois à compter de la promulgation de la loi, ou avant le 1er octobre.

Défavorable

Le Gouvernement

14

Introduction d'un caractère optionnel à l'ouverture du capital au profit des salariés

Défavorable

M. CANÉVET

8 rect. quater

Remplacement du plafond fixé par décret des parts pouvant être détenues par les salariés et anciens salariés par un plafond de 10 % du capital social

Favorable

M. SZCZUREK

5

Remplacement du plafond par décret des parts pouvant être détenues par les salariés et anciens salariés par un plafond de 10 % du capital social (rédaction différente du 8 rect. quater)

Demande de retrait

M. LUREL

3 rect. ter

Obligation pour EDF de détenir la totalité du capital de RTE

Défavorable

Le Gouvernement

15

Extension à l'État ou d'autres entreprises ou organismes appartenant au secteur public de la possibilité de détenir du capital d'Enedis

Défavorable

Article 3 bis

Auteur

Objet

Avis de la commission

M. LUREL

4 rect. ter

Extension des TRVe aux PME, aux collectivités jusqu'à 50 000 habitants et aux organismes HLM

Défavorable

M. BILHAC

13 rect.

Extension des TRVe aux PME, aux collectivités jusqu'à 50 000 habitants et aux organismes HLM

Défavorable

M. LUREL

7 rect. bis

Avancer la date d'entrée en vigueur de l'extension des TRVe à toutes les TPE au 1er août 2024

Demande de retrait

La réunion est close à 9 h 45.

La réunion est ouverte à 10 heures.

« Trajectoire des finances publiques et croissance économique en France et en Europe : bilan et perspectives » - Audition de MM. Jérôme Creel, directeur du département des études de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), François Ecalle, président de l'association « Finances publiques et économie » (FIPECO) et Luc Tholoniat, directeur en charge de l'« Économie des États membres II » à la direction générale des affaires économiques et financières (DG ECFIN) de la Commission européenne

M. Claude Raynal, président. - Nous nous retrouvons ce matin pour une table ronde sur le lien entre les trajectoires des finances publiques et la croissance économique dans les différents pays européens, avec un regard centré sur la France. Je signale d'emblée que, s'il est impossible d'ignorer le sujet de la révision des règles budgétaires européennes, cette table ronde n'a pas vocation à s'y réduire. Son ambition est, tout d'abord, de lever le voile sur ce qui paraît constituer une spécificité française en termes de finances publiques, de mieux appréhender la situation des autres pays européens et de revenir sur les raisons des divergences qui peuvent exister, alors même que la grande promesse de l'euro était la convergence des économies européennes. Dans un but autant théorique qu'empirique, je demanderai également à nos invités d'aborder le lien entre trajectoire des finances publiques et croissance économique.

Si l'impact positif de la croissance sur le budget ne fait pas vraiment de doute à court terme, celui des finances publiques sur la croissance est plus débattu. Deux économistes, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, avaient cru pouvoir dégager en 2010 un seuil de 90 % à partir duquel la dette publique venait affaiblir la croissance, mais ce résultat a été très contesté : si des effets de seuil semblent exister, ils sont probablement propres à chaque pays.

Par ailleurs, la question de la trajectoire de la dette publique paraît au moins aussi importante, voire plus, que celle du seuil. Elle ne peut pas non plus être séparée de la finalité de l'endettement : si celui-ci permet d'investir dans la transition écologique, l'éducation, les infrastructures ou la recherche, il sera plus soutenable que s'il vise simplement à satisfaire quelques intérêts catégoriels.

Enfin, même si un haut niveau de dette publique peut poser problème, certains économistes estiment qu'une consolidation trop rapide peut être pire encore. Qu'en est-il aujourd'hui, alors que l'économie semble revenue dans la phase haute du cycle ?

Ces questions se posent au niveau national, au niveau de la zone euro dans son ensemble, mais également entre pays : quel impact une consolidation budgétaire en Allemagne ou une relance en Italie peuvent-elles avoir sur l'économie française, et plus généralement quel est l'impact de la situation économique et des finances publiques d'un État sur celles des autres États membres ? En filigrane apparaît la question de la coordination économique et budgétaire entre les États membres, trop souvent réduite à celle - certes essentielle - de la maîtrise des dépenses publiques.

Dans ce contexte, il paraît inévitable de revenir sur les règles budgétaires européennes, en cours de révision après qu'un accord est intervenu le 20 décembre dernier entre les différents États membres. Sont-elles bien calibrées ? Permettent-elles d'assainir les finances publiques des différents pays sans porter excessivement atteinte à leur croissance ? Encouragent-elles suffisamment l'investissement dans les secteurs clés ?

Bref, l'éventail des questions paraît inépuisable.

Pour nous éclairer sur ces enjeux, nous avons le plaisir d'accueillir M. Luc Tholoniat, directeur en charge de l'économie des États membres à la direction générale des affaires économiques et financières de la Commission européenne (DG ECFIN), M. François Ecalle, que nous recevons régulièrement, président de l'association Finances publiques et économie (Fipeco) et conseiller honoraire à la Cour des comptes, et M. Jérôme Creel, directeur du département des études de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et spécialiste des questions européennes.

Je vous rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo, retransmise en direct sur le site du Sénat.

Sans plus tarder, je cède la parole à M. Luc Tholoniat, pour qu'il nous présente la situation des finances publiques des différents pays européens. Comment expliquez-vous, monsieur le directeur, les divergences à l'oeuvre ? Estimez-vous qu'il existe une spécificité française en matière de finances publiques ? Peut-être reviendrez-vous également sur la révision des règles budgétaires européennes.

M. Luc Tholoniat, directeur en charge de l'économie des États membres à la direction générale des affaires économiques et financières de la Commission européenne. - Merci de votre accueil. Je souhaite rappeler quelques faits marquants, puis évoquer le cadre budgétaire européen en cours de négociation. Notre monnaie commune, l'euro, célèbre ses 25 ans. Au cours de ces vingt-cinq dernières années, les trajectoires de croissance des principaux États membres de l'Union européenne, exprimées en termes de PIB réel par habitant, varient d'un pays à l'autre et au fil du temps, mais des tendances communes se dégagent, compte tenu de l'intégration de nos économies. Nous pouvons observer l'impact des deux pires crises économiques que l'Union européenne a connues depuis la Seconde Guerre mondiale : la crise financière mondiale, à partir de 2008, aggravée par la crise des dettes souveraines dans la zone euro, et la pandémie de covid-19 en 2020. En ce début de 2024, la situation économique demeure incertaine. Dans un contexte mondial fragilisé, la croissance sera certainement modeste à court terme. Les prévisions que j'utilise ici datent de novembre dernier ; la Commission européenne les mettra à jour le 15 février prochain.

Pendant cette période, les ratios de dette publique ont augmenté significativement, en particulier lors des épisodes récessifs que j'ai mentionnés. Le ratio moyen de la zone euro est passé d'environ 60 % en 2000 à près de 100 % au pire de la crise de la covid-19, en 2020. Depuis lors, ils ont tendance à diminuer, ce qui reflète la vigueur de la reprise économique post-covid et l'impact positif de l'inflation sur le PIB en valeur. Le ratio moyen de dette publique de la zone euro est repassé sous la barre des 90 % au troisième trimestre 2023. Sur les vingt pays de la zone euro, six pays conservent des ratios de dette dépassant les 100 % du PIB : la France, la Grèce, l'Italie, l'Espagne, la Belgique et le Portugal. Le ratio moyen, dans la zone euro, reste toutefois supérieur à ce qu'il était avant la crise de la covid-19.

En lien avec ce niveau de dette, deux autres faits concernant la France se dégagent. Tout d'abord, le déficit public y est resté relativement élevé au cours des vingt-cinq dernières années, y compris lors de périodes plus favorables, ne passant sous la barre des 3 % du PIB qu'au cours des trois exercices 2006, 2007 et 2018. Deuxièmement, la France est l'État membre de l'Union européenne affichant le taux de dépenses publiques par rapport au PIB le plus élevé, depuis près de dix ans. Les dernières données disponibles, datant de 2022, montrent que la moyenne européenne se situe autour de 50 %.

Les performances économiques et budgétaires de la France font l'objet d'un suivi régulier au niveau européen, dans le cadre du semestre européen de coordination des politiques économiques. En juillet dernier, le Conseil a émis ses recommandations annuelles à la France, soulignant la nécessité de poursuivre une stratégie d'assainissement budgétaire à moyen terme, combinée à des investissements et à des réformes favorisant une croissance durable plus forte.

Après ce rapide bilan des trajectoires récentes au sein de la zone euro, passons aux perspectives. J'ai mentionné les prévisions à deux ans que la Commission européenne publie régulièrement ; je voudrais signaler la publication du rapport 2024 sur le vieillissement. Publié tous les trois ans, il résulte d'un travail conjoint des experts de chaque État membre et de la Commission européenne ; il établit des projections à moyen et long terme en matière de démographie, de croissance et de finances publiques. La première partie, publiée en novembre dernier, aborde les hypothèses démographiques, de productivité et de croissance. La seconde partie, qui sera présentée en avril prochain, portera sur les finances publiques. Le message principal de cette première partie est qu'en raison du recul démographique, l'essentiel de la croissance devra être généré par des gains de productivité à l'avenir. Ce travail éclaire les évolutions ultérieures des règles européennes.

Cela m'amène à mon deuxième point : l'évolution du cadre budgétaire européen. Sans entrer dans les détails, étant donné que les règles sont encore en cours de discussion, un accord a été trouvé entre les États membres lors du conseil Ecofin du 20 décembre dernier. Le Parlement européen, en tant que colégislateur, a voté sur son rapport la semaine dernière et les trilogues réunissant les Institutions européennes ont débuté mercredi dernier. Au vu des échéances électorales, il serait utile qu'ils aboutissent rapidement, afin que le Parlement puisse voter sous la mandature actuelle. Je me concentrerai ici sur la logique sous-jacente à cette révision et évoquerai quelques éléments novateurs possibles. Pourquoi de nouvelles règles ? Essentiellement pour trois séries de raisons.

Tout d'abord, l'expérience acquise au cours des vingt-cinq dernières années a révélé plusieurs défis de mise en oeuvre. Les niveaux de dettes sont restés globalement élevés, les situations nationales demeurent relativement hétérogènes, les règles ont pu rester complexes, et l'appropriation nationale de ces règles a pu être sous-optimale. Ces aspects ont été bien documentés lors d'une vaste consultation publique lancée en 2020.

Ensuite, une deuxième série de raisons est liée à de nouveaux défis et enjeux qui s'intensifieront à l'avenir. Le vieillissement de la population entraîne un coût direct sur le financement de la protection sociale et a un impact économique sur le potentiel de croissance. De plus, il existe des besoins d'investissement très significatifs pour faciliter la transition verte et numérique, ainsi que des enjeux de sécurité et de défense, entre autres besoins sociétaux. À plus court terme, la question du coût de financement de la dette se pose en raison de la remontée des taux d'intérêt, dans un contexte d'inflation élevée.

Enfin, une troisième série de raisons concerne la nécessité de tenir compte des développements qui ont suivi la crise de la covid-19. Deux éléments majeurs doivent être soulignés en l'espèce. Tout d'abord, pour la première fois depuis la mise en oeuvre du Pacte de stabilité et de croissance, la clause dérogatoire généralisée a été activée en 2020 en réponse à la crise de la covid-19. Cela a conduit à la suspension des ajustements budgétaires requis et à une flexibilité budgétaire sans précédent ; cette clause a été prolongée jusqu'en 2023 en raison de l'impact de la guerre en Ukraine. Deuxièmement, en complément de cette flexibilité budgétaire sans précédent, l'Union européenne s'est mise d'accord sur un plan de relance, également sans précédent, connu sous le nom de NextGenerationEU. Ce plan s'élève à 750 milliards d'euros, soit près de 5 % du PIB européen, et vient s'ajouter aux 1 000 milliards d'euros prévus au titre de la politique de cohésion européenne pour la période 2021-2027. Il inclut la facilité pour la reprise et la résilience, qui profite à la France pour plus de 40 milliards d'euros, afin d'accélérer la transition verte et numérique.

Pour toutes ces raisons, la consultation publique initiée en 2020 a été prolongée jusqu'en 2022. La Commission européenne a alors présenté ses grandes orientations, puis ses propositions législatives en avril 2023. Le Parlement européen et le Conseil ont formalisé leur position de négociation au cours des dernières semaines. Des éléments importants restent donc à confirmer, de même que les dates d'entrée en vigueur de ces nouvelles règles. Mais l'esprit général semble converger.

Je voudrais mentionner cinq éléments novateurs qui pourraient émerger de ces discussions concernant le volet préventif du Pacte de stabilité et de croissance.

Premièrement, la pluriannualité : l'application de ces nouvelles règles serait basée sur la présentation de plans nationaux budgétaires et structurels avec un horizon de quatre ou cinq ans selon la durée de la législature nationale. Ces plans seraient proposés par les États membres et feraient l'objet d'une vaste discussion pour favoriser leur appropriation au niveau national.

Deuxièmement, la trajectoire budgétaire serait spécifique à chaque pays et différenciée selon les risques en termes de soutenabilité des finances publiques qui leur sont propres. Il s'agit d'un développement majeur, selon lequel la responsabilité de proposer une trajectoire budgétaire reviendrait en premier lieu aux États membres. Pour éclairer leurs choix, la Commission fournirait une trajectoire technique basée sur une méthodologie dite d'analyse de soutenabilité de la dette. Pour la première série de plans, il sera possible d'utiliser le cadre d'analyse actuel de la Commission, qui a fait ses preuves.

Troisièmement, il sera possible de tenir compte des efforts de réforme et d'investissement pour prolonger la période d'ajustement. La trajectoire budgétaire pourrait ainsi passer de quatre à sept ans, avec une réduction correspondante de l'effort d'ajustement annuel, pour prendre en compte des réformes et investissements d'importance alignés sur les priorités européennes. Ces mesures seraient proposées par les États membres lors de la présentation de leur plan.

Quatrièmement, pour assurer une mise en oeuvre crédible, un certain nombre de clauses de sauvegarde seraient précisées pour garantir que les niveaux de dette et de déficit diminuent suffisamment. Des clauses dérogatoires seraient également confirmées pour tenir compte de situations exceptionnelles affectant un État membre ou l'Union européenne dans son ensemble.

Enfin, cinquièmement, le suivi de la mise en oeuvre se ferait au moyen d'un indicateur unique, celui de la croissance des dépenses nettes. Cet indicateur a l'avantage d'exprimer l'évolution des dépenses publiques directement sous le contrôle des gouvernements, excluant les intérêts de la dette, qui fluctuent en fonction des conditions de marché, ainsi que les dépenses cycliques d'assurance chômage, liées à la conjoncture. C'est donc un indicateur utile et robuste pour assurer un suivi au fil du temps.

Ces éléments restent à confirmer et à préciser, et j'imagine que nous y reviendrons dans la discussion.

M. Claude Raynal, président. - Je donne à présent la parole à M. François Ecalle, que nous connaissons bien, et qui publie régulièrement des notes sur les finances publiques - y compris sur celles des pays de la zone euro. La dernière en date intervient opportunément, puisqu'elle porte sur les nouvelles règles budgétaires européennes.

M. François Ecalle, président de l'association Finances publiques et économie. - Merci de votre invitation. Dans le temps limité de cette introduction, je vais surtout parler de ce que je connais le mieux, c'est-à-dire les finances publiques de la France - mais aussi un peu de l'Europe et de la croissance.

Quand je regarde l'évolution du déficit public de la France en pourcentage du PIB depuis le début de la Ve République, je constate que, dans les années 60, il s'agissait d'un excédent, et non d'un déficit ! Ensuite, à chaque crise ou ralentissement de l'activité économique, le déficit s'est aggravé, puis a diminué quand les choses allaient mieux, avant de s'accroître à nouveau lors d'une autre crise. Au fil des années, on observe une tendance clairement croissante du déficit public en pourcentage du PIB ; la dette publique en pourcentage du PIB augmente également, quels que soient les taux d'intérêt. Celle-ci atteignait 20 % du PIB au début des années 1980, mais, à chaque crise, elle monte également une marche d'escalier. On arrive à la stabiliser, puis elle repart à la hausse au prochain ralentissement. Au total, la tendance est à sa croissance. Les économistes considèrent généralement que la dette publique est soutenable si elle peut être stabilisée en pourcentage du PIB. Selon cette définition très classique, la dette publique française n'est pas soutenable. Cela ne se reflète pas dans nos conditions d'emprunt : certes, nous empruntons à un taux d'intérêt supérieur à celui de l'Allemagne, mais le spread, comme on dit, ne dépasse que rarement les 60 points de base. Les marchés ne semblent pas inquiets, probablement parce qu'ils pensent que la Banque centrale européenne (BCE) interviendrait en cas de besoin, ce qui annule tout risque de défaut pour un pays comme la France - ou comme l'Italie. Les investisseurs considèrent donc qu'ils seront forcément remboursés, que la France pourra toujours réemprunter pour les payer. En examinant la situation au sein de la zone euro, on constate une divergence entre les pays du nord et du sud en termes de dette publique. À l'origine, la plupart des dettes nationales avoisinaient les 60 % du PIB. Les deux exceptions étaient l'Italie et la Belgique. Fin 2022, la divergence est très nette. Un groupe de pays est resté proche de 60 %, comme l'Allemagne ou les Pays-Bas, et un autre a dépassé nettement les 100 %, comme la France ou l'Espagne. Six pays, tous au sud sauf la Belgique, ont une dette supérieure à 100 % du PIB, tandis que treize pays, tous au nord, sauf Malte et Chypre, ont une dette inférieure à 85 % du PIB. Ce clivage nord-sud suscite des inquiétudes sur la cohésion future de la zone euro. Je ne suis pas sûr que les nouvelles règles budgétaires suffisent pour faire converger de nouveau les pays de la zone euro.

Vous nous interrogez sur la croissance économique. Je ne suis pas un macroéconomiste, mais j'ai observé que la croissance du PIB réel a été presque identique en France et en Allemagne depuis la création de l'euro, en 2000 : elle atteint presque les 30 %, ce qui est aussi la moyenne dans la zone euro. L'Italie a fait beaucoup moins, l'Espagne beaucoup plus. Il ne semble donc pas y avoir de corrélation évidente entre la trajectoire des finances publiques et la croissance du PIB au cours des deux dernières décennies.

En ce qui concerne l'avenir, la loi de programmation des finances publiques prévoit un retour du déficit public à un peu moins de 3 % du PIB en 2027, avec une diminution légère de la dette publique. Les lois de programmation antérieures en France prévoyaient toutes un retour du déficit à zéro, sauf la dernière. Cependant, aucune n'a été respectée, sauf la première année... Un tel historique laisse planer des doutes sur la trajectoire actuelle.

D'ailleurs, les projections de croissance dans la loi de programmation sont considérées comme optimistes par de nombreux instituts de prévision. Or un écart d'un point de PIB à la baisse par rapport aux prévisions entraîne une augmentation automatique d'un demi-point du déficit public. Cela soulève des inquiétudes sur la réalisation des objectifs fixés pour 2027, surtout si la croissance est inférieure aux prévisions dès 2024.

Il y a tout de même un élément favorable auquel on ne pense pas souvent : alors qu'il a beaucoup été dit que la charge d'intérêts de la dette augmentait fortement, cette dernière pourrait être plus faible que prévu. Dans la trajectoire des finances publiques, elle repose, en effet, sur l'hypothèse d'une stabilisation des taux à dix ans autour de 3,5 % à partir de 2024. Si nous pouvions encore valider cette hypothèse en septembre dernier, les taux d'intérêt ont fortement baissé depuis lors, le taux français à dix ans s'élevant ce matin à seulement 2,8 %. Cela pourrait être une relative bonne nouvelle.

Cela étant, nous devons également nous intéresser à l'évolution des dépenses publiques primaires, hors charge d'intérêts. Dans son avis sur la loi de programmation des finances publiques, le Haut Conseil des finances publiques a montré que cette dernière reposait sur une croissance des dépenses publiques primaires en euros constants de 0,1 % en moyenne sur la période 2024-2027. Or il a calculé que, sur les vingt-cinq dernières années et sur des périodes de quatre ou cinq ans sans crise, on n'a jamais fait mieux qu'une croissance des dépenses publiques de 0,9 %. Comment pourrions-nous, dès lors, passer de 0,9 % à 0,1 % ?

Atteindre 0,9 % était déjà, selon moi, très difficile en France. Après deux ou trois ans de « quoi qu'il en coûte », l'objectif paraît encore plus ambitieux. J'ai toujours dit que cette politique était nécessaire : en 2020-2021, il fallait prendre des mesures temporaires et exceptionnelles afin de soutenir l'activité économique. Toutefois, et même si les boucliers qui ont été mis en place tendent à disparaître, le problème majeur est qu'on a laissé entendre à beaucoup de gens que les milliards d'euros pouvaient couler à flots et que les efforts étaient inutiles. L'opinion selon laquelle le déficit et la dette publics pouvaient augmenter indéfiniment a ainsi été renforcée.

M. Claude Raynal, président. - Je me tourne à présent vers M. Jérôme Creel. Monsieur Creel, quel est votre regard, notamment sur le lien entre les trajectoires des finances publiques et la croissance économique ? Existe-t-il un consensus en la matière parmi les économistes ? Quel est, en outre, l'impact de la situation économique et des finances publiques d'un État sur les autres États de la zone euro ?

M. Jérôme Creel, directeur du département des études de l'Observatoire français des conjonctures économiques. - Je reviendrai d'abord sur l'évolution du ratio dette publique sur PIB depuis 1999, date de naissance de l'euro.

Pour mon analyse, j'ai choisi plusieurs années charnières : 2007, juste avant le déclenchement de la crise financière internationale ; 2014, qui signe la fin de cette crise et de la crise des « dettes souveraines » ; et, enfin, 2019, qui précède la crise de la covid-19. Le premier élément frappant est la forte augmentation globale des dettes publiques sur l'ensemble de la période, en dépit de phases d'accélération de la croissance et de récession économique. De 60 % du PIB environ à la naissance de l'euro, la dette publique moyenne est ainsi passée à près de 90 % du PIB en 2023, certains pays comme l'Espagne, qui avaient pourtant fourni d'importants efforts d'ajustement budgétaire, affichant un ratio supérieur à 100 %. Les dettes publiques ont donc augmenté, au gré des crises économiques, entre 2007 et 2014, ainsi qu'entre 2019 et 2020. Elles ont également diminué après les crises.

Dans ce tableau d'ensemble, deux ou trois pays se distinguent. Alors que l'Italie continue de présenter un ratio de dette sur PIB considérable, l'Allemagne affiche, en 2023, un ratio proche de 60 %, quasiment inchangé par rapport à 1999. Il s'agit là d'un élément de poids dans les négociations actuelles sur les règles budgétaires. Bon élève de la classe, ce puissant État membre peut en effet se targuer d'avoir atteint l'objectif qu'il s'était fixé, en dépit des crises qu'il a, lui aussi, traversées.

Tel n'est pas le cas de la France, qui, hors crises économiques, a vu son ratio de dette sur PIB continuer d'augmenter entre 1999 et 2007, ainsi qu'entre 2014 et 2019, contrairement aux autres États de la zone euro.

Comparons à présent la situation de la zone euro à celle des États-Unis d'Amérique. On constate que la trajectoire des finances publiques américaines semble avoir inspiré la France : les États-Unis ont vu leur ratio dette sur PIB augmenter chaque année - jusqu'à doubler par rapport à 1999 -, malgré les crises et en dépit des périodes de forte croissance. Or, pour les économistes - il en va différemment des prétendants à la présidence des États-Unis -, la question de la soutenabilité des finances publiques américaines ne semble guère se poser.

Pour nous, Français, il est difficile d'en tirer des enseignements, en raison notamment de l'augmentation subite et importante, depuis 2022, des taux d'intérêt sur la dette publique, qui a pour effet de renchérir le coût des nouvelles émissions de dette publique des États membres. Corrigés de l'inflation, les taux d'intérêt, qui sont passés de 0 % à près de 3 %, restent néanmoins sinon négatifs, au moins proches de zéro. Nous n'assistons donc pas à leur emballement, mais à l'augmentation du coût de refinancement de nos dettes. L'augmentation constatée des dettes publiques par rapport au PIB pose naturellement la question de la soutenabilité de la dette. En la matière, les économistes utilisent deux métriques différentes.

La première consiste à s'interroger sur un éventuel effet boule de neige. Un gouvernement qui parviendrait à réduire son déficit public à zéro verrait-il sa dette publique continuer d'augmenter ? La réponse est oui, si les charges d'intérêts sur la dette augmentent plus vite que la croissance économique. C'est ce que l'on appelle l'écart critique entre le taux d'intérêt sur la dette et le taux de croissance nominal de l'économie. Au cours du temps, cet écart critique a connu toutes sortes d'évolution. Entre les années 1950 et la fin des années 1970, il était négatif ; il n'y avait donc pas, alors, d'effet boule de neige : un déficit public à zéro pouvait s'accompagner d'une diminution du ratio dette sur PIB. Depuis le début des années 1980, l'écart critique est devenu positif et très fluctuant. La bonne nouvelle pour l'évolution de nos finances publiques est que cet écart critique, négatif en 2022 et en 2023, devrait rester négatif ou proche de zéro en 2026 et en 2027. Cela signifie que, grâce à l'évolution de la croissance nominale, le Gouvernement n'attend pas d'effet boule de neige de l'augmentation des taux d'intérêt nominaux sur le ratio dette sur PIB. Cette première métrique pourrait laisser penser que la dette publique française ou européenne n'est pas, à court terme, insoutenable.

La seconde métrique utilisée est le déficit primaire, c'est-à-dire le déficit public moins les charges d'intérêt sur la dette. Après une période de forte augmentation - jusqu'à 8 % du PIB pour la France -, ce déficit primaire se résorbe progressivement depuis la crise de la covid-19, grâce aux lois de programmation budgétaire que les gouvernements mettent en place. De leur côté, les États-Unis d'Amérique ne semblent pas se soucier du problème de soutenabilité de leur dette publique, les prévisions de l'administration Biden en matière de déficit primaire restant considérablement élevées pour les années 2024-2025.

Dès lors, face à la hausse des taux d'intérêt et de la dette publique, nos finances publiques sont-elles en péril ? Il est certain que, dans un contexte de taux d'intérêt durablement élevés, nos gouvernements courent de plus en plus le risque d'avoir à rembourser le principal de leur dette avec des émissions de plus en plus coûteuses. L'autre élément négatif est le désengagement, depuis 2022, des divers programmes de rachat de la dette publique de la part de la Banque centrale européenne, qui a, de surcroît, augmenté considérablement et très rapidement ses taux directeurs. Les bonnes nouvelles sont, je le répète, un écart critique qui reste négatif et des déficits primaires en voie de résorption.

La question de la soutenabilité des finances publiques interroge depuis longtemps les économistes, qui ont essayé de dépasser, dans leurs analyses, ces deux derniers indicateurs. Ainsi, de nombreux travaux ont tâché de comprendre comment, par le passé, les gouvernements avaient réagi, par leur politique budgétaire, à l'évolution de leur dette publique. Les économistes ont regardé si, confrontés à une augmentation de la dette publique, les gouvernements avaient décidé de réduire leurs dépenses ou, au contraire, laissé la dette publique exploser. Avec mon collègue Pierre Aldama, nous sommes arrivés à la conclusion suivante : dans les pays de l'OCDE et de la zone euro, on constate en général que les gouvernements changent de braquet et finissent par mener des politiques de réduction des dépenses ou d'augmentation de la fiscalité. En la matière, la France fait un peu figure d'exception. L'alternance des politiques menées par les différents gouvernements explique que, sur le temps long, la dette française reste soutenable. Néanmoins, en comparant la France à ses partenaires européens, il apparaît que sa réaction budgétaire pour garantir la soutenabilité de la dette publique est la plus faible possible, à l'inverse, par exemple, de celle de l'Italie. Habituée à « faire du déficit et de la dette », la France, sans se heurter véritablement à un problème de soutenabilité, ne mène pas, en la matière, les politiques les plus adéquates.

Dès lors que l'on considère que la dette publique est trop élevée, la question se pose de la pertinence de conduire une politique d'austérité ou de consolidation budgétaires, mais aussi des moyens de cette politique : faut-il réduire les dépenses ou - solution plus rarement évoquée - augmenter les recettes de l'État en augmentant la fiscalité ? Le risque que l'on prend, à force de ne pas se poser la question des bons moyens, est de répéter les erreurs du passé : tailler dans des dépenses publiques présentées comme « indolores » à court terme. Cela revient, par exemple, à renoncer à de grands programmes d'investissements publics pour l'hôpital, l'éducation ou encore la transition écologique.

Par ailleurs, avons-nous vraiment tiré les leçons de la crise grecque ? J'en doute, dans la mesure où les règles budgétaires en vigueur manquent de souplesse et restent largement consacrées à la soutenabilité de la dette publique. La crise grecque aura au moins incité les économistes à mesurer le coût économique des cures d'austérité budgétaire, au travers de ce qu'ils appellent l'effet multiplicateur. En général, lorsque la croissance se détériore, les déficits publics augmentent. Mais qu'en est-il des effets escomptés des politiques budgétaires discrétionnaires ? Sur cette question, l'état de l'art est aujourd'hui très consensuel. Valerie Ramey et Sarah Zubairy, deux des plus grandes spécialistes des questions de finances publiques aux États-Unis, concluent ainsi qu'une politique budgétaire expansionniste aux États-Unis provoque un effet multiplicateur de 1,3 à court terme et de 0,8 à long terme. Cela signifie que lorsque les États-Unis lancent un plan de stimulation budgétaire d'un point de PIB à une date donnée, le PIB est augmenté de 1,3 point l'année suivante et de 0,8 point à l'horizon de cinq années. L'effet, positif, est donc relativement fort. D'autres travaux, menés par les économistes Nakamura et Steinsson, aboutissent à des conclusions similaires. Dans la littérature économique, les travaux portant sur l'effet multiplicateur sont légion et certains sont très récents. Quels que soient les méthodes utilisées ou les pays analysés, ceux qui aboutissent à un effet multiplicateur négatif sont extrêmement rares et tendent à disparaître au fur et à mesure que l'on étend le champ des travaux.

Pendant longtemps, on a pensé qu'il pouvait exister des contractions budgétaires expansionnistes : ainsi, les Français devraient se satisfaire d'une cure d'austérité imposée, car elle favoriserait, par la libération des initiatives privées, la croissance future. Toutefois, les travaux validant cette hypothèse se raréfient, voire disparaissent. À l'inverse, on constate plutôt que les politiques de stimulation budgétaire ont des effets favorables sur l'économie. Un autre papier pose la question de l'impact que pourrait avoir l'investissement public - dans les infrastructures ou les transports - sur la croissance économique en Europe et conclut à des effets très importants. Nous sommes donc confrontés à un problème de dettes publiques élevées et il est probablement nécessaire de stabiliser les ratios de dette sur PIB. L'austérité budgétaire est-elle pour autant une bonne idée ? Si nous devions mener une telle politique, soyons conscients qu'elle sera très coûteuse pour l'activité économique.

J'en viens enfin aux règles budgétaires en discussion. Ces dernières nous permettront-elles d'échapper à l'austérité budgétaire ? J'en doute. En tout état de cause, elles ne seront pas fondamentalement modifiées. Contrairement à la célèbre phrase de Lampedusa, si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que rien ne change... Ainsi, personne ne semble vouloir toucher - ce serait ouvrir la boîte de Pandore - aux critères de déficit - 3 % du PIB - et de dette publique - 60 % -, qui sont inscrits en annexe des traités. Quant au critère de dette, il reste l'alpha et l'oméga de la soutenabilité des finances publiques.

Les règles en discussion vont toutefois dans la bonne direction. Le critère de la dépense primaire nette, qui est à la discrétion des gouvernements, permet à ces derniers d'assurer une meilleure trajectoire des finances publiques et à la Commission européenne de mieux la surveiller. Les trajectoires deviendront individuelles ; c'est plutôt une bonne chose. Les dépenses cycliques d'indemnité chômage sont préservées, ce qui permettra de rendre nos politiques budgétaires plus contracycliques. La période d'ajustement budgétaire est par ailleurs rallongée. Enfin, les réformes structurelles et investissements publics seront préservés ; c'est du moins ce qui nous a été dit.

Au rang des déceptions, je déplore le retour en force de la numérologie. Les critères - sur la dette publique, le déficit public, le déficit structurel ou encore le déficit primaire - sont en effet beaucoup trop nombreux dans le document que la Commission européenne a rendu public le 20 décembre dernier. Cette complexité inouïe rendra la gestion et le suivi des finances publiques particulièrement abscons pour le grand public, comme pour les parlementaires. Par ailleurs, avec le retour des soldes structurels, nous voyons revenir la croissance potentielle, qui est une variable non observable. Cela pose question, car il s'agit d'un moyen d'instrumentalisation du débat de politique budgétaire. Enfin, je regrette l'absence de dimension collégiale européenne sur les questions de finances publiques.

Cette proposition de réforme du cadre budgétaire européen témoigne d'une volonté d'accorder au Conseil budgétaire européen une place beaucoup plus importante à l'avenir. Ce faisant, on renforce le caractère technocratique du suivi des politiques budgétaires et l'on rend l'appropriation par les parlementaires beaucoup plus difficile. À ce titre, il me semble décevant que le Parlement européen n'ait pas une place plus importante. Les effets de débordement des politiques budgétaires sont très importants : la politique budgétaire d'un État a des répercussions sur l'économie des autres États. Il serait bon que la France en tienne compte avant d'élaborer sa propre stratégie : si l'on profite de la croissance allemande, il sera plus facile de réduire nos déficits. Ces éléments ne sont pas discutés au Parlement, mais derrière des portes closes au Conseil. Je ne comprends pas pourquoi il n'y a pas plus de dialogue budgétaire au niveau européen entre les États membres.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vos interventions sont assez convergentes et recoupent le point de vue du Sénat. J'ai souvent entendu le mot « austérité », et celui de « rigueur » : être rigoureux dans ses actes est une qualité. Rigueur ne veut pas dire austérité. La majorité sénatoriale avait proposé au Gouvernement 7 milliards d'euros d'économies lors de l'examen du dernier projet de loi de finances (PLF)...

La France est le mauvais élève de l'Europe. Le déficit budgétaire et la dette s'accroissent de manière quasi permanente dans un contexte de croissance économique mondiale qui reste chahutée. Sauriez-vous nous dire quels sont les pays européens dont les politiques sont les plus vertueuses ?

Depuis 2017, le ministre en charge des finances de notre pays est le même et préside depuis sept ans à la grande descente ! Comment concilier la maîtrise de nos finances publiques avec une croissance économique durable et plus soutenue ? Il faut conjuguer les enjeux budgétaires et les enjeux écologiques et climatiques, qui sont très importants.

L'accord du 20 décembre vous semble-t-il un compromis, une vision convergente de points de vue opposés, ou est-ce l'Allemagne qui impose ses propres orientations ?

M. Thierry Cozic. - Le 17 janvier dernier, le Parlement a adopté la réforme du pacte de stabilité et de croissance (PSC), qui propose une période d'ajustement de quatre ans pour que les pays retrouvent des trajectoires budgétaires jugées soutenables. La période d'ajustement pourrait être allongée jusqu'à sept ans, en échange de l'adoption de réformes structurelles susceptibles d'améliorer leur résilience financière. La Commission européenne fixera des programmes budgétaires pour les pays dont la dette publique dépasse 90 % du PIB, afin qu'ils réduisent leur dette d'un point de PIB chaque année, tout au long de leur plan de dépense nationale. Les règles sont encore plus opaques, voire incompréhensibles. Il y a en fait un très léger assouplissement, dans un cadre qui, lui, ne bouge pas, à savoir le retour progressif à des politiques d'austérité.

La France sera donc soumise dès le printemps prochain à une procédure pour déficit excessif, alors que notre loi de programmation des finances publiques (LPFP) prévoit un retour du déficit en dessous des 3 % dès 2027. Nous allons devoir subir une politique d'austérité et une croissance atone, avec des taux d'intérêt élevés, à l'heure où le fossé se creuse avec les grandes puissances internationales et où les besoins en investissement sur le vieux continent sont très importants. À ce titre, le cadre maastrichtien reste-t-il adéquat, tant pour les pays européens que pour la construction européenne ?

M. Éric Bocquet. - Les États-Unis, première puissance économique du monde, ont un système magique, un plafond de la dette publique que l'on peut relever si besoin : il a été relevé à 78 reprises depuis 1960. Il faut donc relativiser le ratio dette sur PIB. Au Japon, il s'élève à 250 % ! Les Japonais détiennent leur dette, il n'y a donc pas de débat. Cela constitue une grande différence.

Notre dette croît, en particulier depuis 1974, c'est-à-dire depuis cinquante ans, puisque depuis cette date tous les budgets adoptés ont traduit un déficit! Et cela ne va pas s'arrêter.

En Grèce, le peuple a vécu un véritable drame en 2009-2010 ; la troïka lui a imposé une purge austéritaire terrible : privatisation d'actifs économiques, comme le port du Pirée, réduction du nombre de fonctionnaires, baisse des pensions et des salaires. La dette grecque était de 330 milliards d'euros en 2010, soit 147,5 % du PIB ; en 2023, elle s'élève à 255 milliards d'euros, soit 168,6 % du PIB : nous n'avons rien réglé, et le peuple grec ne va pas mieux.

En utilisant le mot « austérité », vous allez fâcher M. Le Maire, qui se défend de présenter des budgets austéritaires...

Enfin, la dette de la France s'élevait à 160 % du PIB au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, contre 20 % au début des années 1980. Nous l'avons divisée par huit grâce à une politique de croissance et de développement, grâce à de grands investissements et à la construction d'équipements publics. Il faut en tirer des leçons : la dette ne se règle pas par l'austérité.

Les gens ne s'inquiètent pas de la dette publique. Cependant, ce qu'ils retiennent, c'est la réplique de M. Macron, au CHU de Rouen en 2018, à une infirmière qui demandait des postes et des lits : « Madame, il n'y a pas d'argent magique. » Avant la crise sanitaire, début 2020, Bruno Le Maire disait que le ratio était proche de 100 %, et que nous nous approchions de l'apocalypse. À partir de mars 2020, on a trouvé en quelques mois 400 milliards d'euros ! L'argent magique, nous l'avons trouvé ! Comment peut-on expliquer aux gens que l'on doit faire des économies ? Le problème est que l'on présente aujourd'hui la facture aux gens. Un ami picard me disait : « On dort mieux avec des dettes qu'avec des puces. »

M. Michel Canévet. - Nous sommes partisans d'une certaine orthodoxie budgétaire, marque de fabrique de notre majorité sénatoriale. J'ai bien entendu vos propos, notamment sur le fait que la dépense publique a un effet d'entraînement sur l'économie. Cependant, nous ne pouvons reporter sur les générations futures nos inconséquences passées. Il n'est pas logique de leur imposer un tel fardeau, car il faudra toujours payer à un moment ou un autre.

Les notations de la France pourraient très vite se dégrader, si nous ne parvenions pas à réduire la dépense primaire publique. Quelles seraient les conséquences ?

Le déficit de notre balance commerciale reste à un niveau très élevé. Quel est le risque pour nos finances publiques ? Nous devons faire des investissements très importants, notamment dans la transition énergétique.

Quelle est la capacité de la France à réaliser des programmes d'économies, alors que, par exemple dans la santé, les besoins sont immenses ? Les dépenses risquent de s'amonceler.

Mme Isabelle Briquet. - J'ai été sensible à la question du coût de l'austérité. Avec la volonté de diminution des impôts, le Gouvernement entend donner un message positif aux classes moyennes ; mais les 2 milliards d'euros de baisse annoncés pour 2025 interviennent alors qu'il faut investir dans la transition, la recherche, l'université, l'école, la justice, la santé... Limiter nos marges de manoeuvre, c'est affaiblir notre société et notre économie. L'État a-t-il encore les moyens de diminuer la fiscalité ?

Mme Florence Blatrix Contat. - Mme Lavarde et moi-même avions travaillé sur cette réforme du PSC. Les règles, trop rigides, n'étaient pas appliquées. Les propositions de la Commission étaient ambitieuses, mais je considère que les concessions faites aux pays dits « frugaux » sont trop grandes : ces concessions ne seront-elles pas contre-productives ? Il faut investir dans la santé, l'éducation ou la défense. L'Europe n'est-elle pas à contre-courant, alors que les États-Unis n'hésitent pas à utiliser l'arme budgétaire ?

Pour que l'euro devienne une zone monétaire optimale, comment mieux coordonner les politiques de soutien budgétaire de la relance ?

M. Christian Bilhac. - Je suis moi aussi pour l'orthodoxie budgétaire, mais les 3 % ne m'intéressent pas ! Je suis paysan, et les paysans ont toujours appris à dépenser moins que ce qu'ils gagnent. Maastricht, je ne sais pas où c'est, et cela m'est égal !

« Trajectoires », « prévisions »... je prends maintenant beaucoup de pincettes, car rares sont celles qui sont tombées juste. À quand un nouvel aléa ?

Les Français se foutent du taux des prélèvements obligatoires et du niveau des dépenses publiques - pour eux, ce n'est que du charabia ; ils voudraient un peu plus de dépense publique et plus de prélèvements obligatoires si les services rendus à la population étaient de plus grande qualité. Les Français pestent plus contre le manque de services, notamment à l'hôpital.

La soutenabilité budgétaire intéresse les initiés, mais la soutenabilité sociale, elle, c'est autre chose. Allez parler austérité aux agriculteurs et aux mal-logés : ça va mal se passer...

Nous manquons de vision à moyen et long terme. Par exemple, quels seraient les effets positifs de la construction de nouveaux logements pour l'État, notamment en matière de ressources fiscales ?

Les agriculteurs se plaignent d'être plus souvent devant l'ordinateur que sur le tracteur. Nous sommes suradministrés... c'est dans ces domaines qu'il faut privilégier l'austérité ! Alors qu'un agriculteur gagne 800 euros par mois, on constate qu'un directeur de fédération sportive gagne 500 000 euros par an : alors oui, faisons des économies dans toutes les agences et dans tous les comités Théodule, pour faire baisser la dépense publique.

M. Olivier Paccaud. - Ma question est volontairement simpliste. Je partage l'avis du rapporteur général sur le fait que l'austérité n'est pas la rigueur. Gérer en bon père de famille, ce n'est pas être le père Fouettard. Qu'en est-il de la règle d'or ? Est-elle totalement décalée dans un système économique national sain ?

M. Arnaud Bazin. - Les chiffres sont sans doute abstraits, mais il y a 50 milliards d'euros d'intérêts de la dette à payer cette année, et, en 2027, ce sera le premier poste budgétaire de l'État... Si nous avions ces 50 milliards d'euros à disposition, ce serait très positif.

Vous parlez d'effet multiplicateur... y a-t-il des catégories de dépenses que l'on pourrait diminuer de façon moins dangereuse pour la croissance, notamment au sein des dépenses de fonctionnement ?

M. Jérôme Creel. - De quelle règle d'or parlez-vous, monsieur Paccaud ?

M. Olivier Paccaud. - Les collectivités ne peuvent voter un budget en déficit.

M. Jérôme Creel. - Par rapport aux États-Unis, qui ont un plafond très souple, ce qui nous manque, c'est la Réserve fédérale. La Banque centrale européenne (BCE) doit, elle, gérer une très grande diversité de situations. Tant que nous n'aurons pas officiellement un prêteur en dernier ressort, nous serons contraints à beaucoup discuter de nos règles budgétaires et de limitation de nos montants de dette publique et de déficit.

La troïka a imposé une cure d'austérité budgétaire à la Grèce en 2009-2010 sur la base d'une hypothèse : la cure d'austérité en Grèce n'aura aucune répercussion sur l'économie de la Grèce, voire aura des effets favorables, car l'effet multiplicateur sera de 0 ou même négatif. Toutefois, il a fallu revoir les choses : aujourd'hui, les économistes savent que l'effet multiplicateur est positif, qu'une cure d'austérité aura des effets déplorables et qu'elle réduira la croissance et les revenus des citoyens du pays. En ce sens, nous avons progressé...

Faire preuve de rigueur ne me gêne pas. Ce qui m'interroge, c'est le fait de se lancer maintenant dans une politique d'austérité en réduisant discrétionnairement les dépenses publiques de façon à faire diminuer le ratio dette sur PIB immédiatement, sans attendre la croissance. Je crains qu'un tel type de cure d'austérité ne soit imposé à certains États membres de l'Union européenne dès 2025 : la France, dont les finances publiques sont depuis longtemps dégradées, connaîtra sans doute, au printemps de l'année prochaine, des changements d'orientation. On a gagné une année avec la finalisation fin décembre 2023 de ce qui aurait dû être le cadre applicable au 1er janvier 2024, mais sur lequel il n'y a pas encore d'accord définitif.

Sur la règle d'or, le problème est de savoir quels types de dépenses nous pouvons exclure de la cible de déficit public. J'avais proposé que l'on exclue tous les investissements publics, mais mes collègues économistes m'étaient tombés dessus à bras raccourcis, au motif que les gouvernements, quoiqu'ils fassent, présenteraient leurs dépenses comme des investissements publics. Depuis vingt ans qu'on discute de cette règle, on n'a jamais pris le temps de savoir quelles dépenses l'on souhaitait préserver, et quelles dépenses on souhaitait financer en levant des impôts. Voilà la partition pertinente, ce n'est pas celle qui existe entre dépenses d'investissement et de fonctionnement. On ne peut créer des structures universitaires sans professeurs : voyez ce qui s'est passé dans le cadre de programmes d'ajustement en Afrique. On a longtemps financé des écoles, sans que les pays aient les moyens de payer des professeurs. Cela n'a aucun intérêt. Il faut penser à une vision microéconomique de l'évolution de la dépense publique - tout reste à faire en la matière. NextGenerationEU, qui encourage l'Union européenne à accélérer la transition écologique et numérique, ne peut se faire au détriment d'autres secteurs que nous jugerions importants collectivement, comme ceux de la santé ou de l'éducation.

Pour améliorer la discussion budgétaire, il faut écouter la pluralité des points de vue. Notre cadre budgétaire européen actuel est désuet, sa vision est extrêmement comptable. Personne n'a jamais pu démontrer que les niveaux de déficit de 3 % et de dette de 60 % étaient optimaux. Par exemple, les États-Unis ne respectent pas ces règles et ont une économie très puissante. Sortons du cadre maastrichtien, pour réfléchir collectivement à une meilleure appropriation politique des politiques budgétaires, et pour que la Commission cesse de dicter des règles à tel ou tel État. Cette discussion n'a pas encore avancé.

M. François Ecalle. - Concernant le rapport dette publique sur PIB, les économistes sont incapables de fixer à partir de quel niveau d'endettement les créanciers prennent peur, exigeant alors des taux d'intérêt de plus en plus élevés pouvant aboutir à un défaut de paiement. On peut très bien vivre avec une dette publique élevée : plusieurs raisons peuvent l'expliquer, mais principalement la crédibilité de votre politique publique.

Les États-Unis peuvent s'endetter grâce à leur puissance économique et militaire : l'ensemble du monde aura toujours besoin de dollars et les Américains ont douze porte-avions nucléaires - et c'est pour cela que je pense que la comparaison avec ce pays n'est pas bonne. Personne n'imagine que ce pays fera défaut.

Le Japon a certes une dette publique supérieure à 200 % du PIB depuis dix ans mais il dispose d'une épargne intérieure très importante, qui finance non seulement sa dette, mais aussi le reste du monde. Il présente un excédent traditionnel de ses paiements courants. Créancier du reste du monde - c'est sa force -, le Japon peut s'endetter.

À l'inverse, la France présente depuis une quinzaine d'année un déficit de ses paiements courants : nous sommes endettés vis-à-vis du reste du monde, ce qui est aussi inquiétant que la situation de l'endettement public. Un déficit des paiements courants implique soit de s'endetter soit de vendre des actifs à des étrangers. Nous trouvons formidable que la France soit le premier pays en Europe pour les investissements étrangers : certes nous sommes attractifs, mais nous avons aussi besoin de capitaux étrangers ce qui n'est pas forcément une très bonne chose. C'est à double tranchant.

Ainsi, je me limite à dire qu'il faut garder le contrôle de la dette. La soutenabilité, c'est la capacité à stabiliser la dette quand les choses vont bien, que ce soit à 60 %, 100 % ou 150 % du PIB. La dette française va continuer à augmenter, et peut-être pour longtemps, en particulier si les marchés considèrent que la BCE sera toujours là pour intervenir ; mais plus la dette publique est élevée, plus l'on prend de risques. D'où la pertinence de mesures de rigueur.

Cette rigueur peut-elle avoir des effets négatifs sur la croissance ? Quand j'étais au ministère des finances, il y a trente ans, à la direction de la prévision qui depuis a fusionné avec la direction du trésor, un directeur m'a dit : « Un bon économiste est keynésien à court terme et classique à long terme. » Oui, il existe des effets négatifs à court terme qui s'expliquent par le multiplicateur, mais à court et à moyen terme... Au bout de cinq à sept ans, le multiplicateur - même dans les modèles de l'OFCE - diminue. Certes, cette rigueur peut engendrer une baisse d'activité, mais elle permet aussi de prendre moins de risques en matière de finances publiques car on aura réduit le déficit public et repris le contrôle de la dette publique. Cet effet multiplicateur dépend de la manière dont on réduit le déficit public. C'est avec l'investissement public qu'il est le plus important ; il est beaucoup plus faible quand on module l'impôt sur le revenu, l'impôt sur les sociétés ou même les prestations sociales.

Faut-il pour autant appliquer une règle d'or à la française ? Je ferai la même réponse que Jérôme Creel. D'un point de vue macroéconomique, l'investissement public au sens classique a les effets multiplicateurs les plus importants. Mais dans une vision de plus long terme, il est plus important d'investir dans le capital humain, c'est-à-dire de faire des dépenses de fonctionnement dans l'éducation et la formation, plutôt que des investissements physiques dans le BTP et qui ne servent à rien et n'ont aucun impact sur la croissance sur le long terme. À ce titre, je me méfie d'une règle d'or à la française.

J'en viens aux règles budgétaires européennes. La mission de la Commission européenne était très difficile. Le volet correctif du traité de Maastricht - c'est-à-dire ce qui se passe lorsque le déficit public dépasse 3 % du PIB - est très encadré et n'offre que peu de marges de manoeuvre. Il fallait raisonner à traités inchangés, être économiquement pertinent, simplifier, et, pour éviter les solutions à la tête du client, avoir des règles chiffrées, ainsi que l'ont fait valoir certains petits pays.

C'est la quadrature du cercle : simplification et pertinence économique sont très difficilement conciliables. La Commission a fait, compte tenu de ces contraintes, une bonne proposition, qui a été complexifiée par la suite dans le cadre de la discussion entre États membres, notamment par l'ajout de règles numériques. On aboutit à une solution plus complexe que ce qui existait avant, et qui ne sera pas plus respectée. Les règles du PSC n'ont jamais été observées ; les sanctions n'ont jamais été appliquées. Imposer des amendes financières, comme ce qui est prévu dans le traité, à des pays en situation de déficit excessif est contradictoire : cela ne fonctionne pas. Pour autant, les règles budgétaires ont leur utilité, notamment celle du comply or explain : soit vous respectez les règles, soit vous vous expliquez. Ces règles suscitent un dialogue entre les pays, pouvant encourager ceux qui ne respectent pas les règles à s'y conformer pour s'assurer la faveur des pays voisins dans d'autres domaines. Cependant, pour dialoguer, il faut des règles compréhensibles... sur ce point, je suis inquiet, car les règles sont trop complexes. On n'est pas prêt à faire de l'austérité en Europe à cause de ces règles budgétaires.

Enfin, sur les modèles de pays vertueux, je suis assez attiré par l'action des pays scandinaves dans les années 1990 : ils avaient alors des niveaux de dépense publique et de prélèvements obligatoires bien supérieurs aux nôtres ; ils ont connu une situation de crise, ils ont pris le problème à bras le corps - même si les macroéconomistes diront qu'ils ont été à l'époque aidés par la situation internationale - et s'en trouvent très bien aujourd'hui. Les dépenses publiques et les prélèvements obligatoires sont un peu plus faibles que les nôtres, mais une situation des finances publiques bien meilleure : la dette publique de la Suède représente 40 % de son PIB.

M. Luc Tholoniat. - Je souhaiterais revenir sur la diversité des situations nationales et sur l'expérience acquise. L'Union européenne a été confrontée, en vingt-cinq ans de monnaie unique, aux deux pires crises économiques depuis la Seconde Guerre mondiale. La crise financière mondiale de 2008 a stoppé la convergence des économies européennes qui était à l'oeuvre : l'Union européenne a subi deux récessions en quatre ans, avec une aggravation causée par la crise des dettes souveraines, conduisant à terme à des situations très hétérogènes. La situation de la Grèce de l'époque ressort par rapport aux autres.

Nous en avons tiré des leçons importantes. Nous avons mis en place le Mécanisme européen de stabilité (MES). Les règles budgétaires européennes ont été revues. En janvier 2015, une première série de flexibilités sous le pacte de stabilité et de croissance ont été mises en place. Le plan Juncker d'investissement a été lancé. Et tout n'était pas noir : entre 2014 et 2019, l'économie de l'Union européenne a crû d'environ 2 % par an en moyenne, et 14 millions d'emplois nets ont été créés. Le taux de chômage a baissé - après avoir atteint un record de près de 12 % en 2013 dans l'UE, il était à près de 6 % à la fin de l'année 2019, niveau le plus bas depuis le début de l'euro. Nous avons assaini le système bancaire. Les déficits publics avaient aussi baissé : en moyenne, de plus de 6 % en 2010, ils sont passés à moins de 1 % fin 2019. À l'été 2019, plus un seul pays ne se trouvait en procédure de déficit excessif, contre vingt-quatre au pire de la crise en 2011. Ainsi, au début de la crise de la covid-19, l'Union européenne était dans une bien meilleure situation qu'avant la crise financière mondiale, grâce à un certain nombre d'actions prises au cours de la décennie 2010.

Heureusement, car la crise sanitaire a conduit à une nouvelle récession sans précédent, avec un impact massif sur les niveaux de dette. Les règles budgétaires n'ont pas fait obstacle à une réponse budgétaire majeure. Les États ont pu jouer leur rôle de rempart économique et budgétaire face à la crise.

La réponse européenne a été radicalement différente. Elle a suivi trois étapes.

En quelques semaines, l'Union européenne, sur proposition de la Commission et avec l'accord des États membres, a flexibilisé les règles, ce qui s'est traduit par : la suspension des ajustements requis dans le cadre du PSC ainsi que par la flexibilisation des aides d'État et des instruments budgétaires au titre de la cohésion. Tout cela était acquis en avril.

Puis, trois pare-feu financiers ont été mis en place : le MES a été autorisé à activer une ligne de crédit de plus de 200 milliards d'euros pour soutenir les États pour financer leurs besoins en termes de santé, la Banque européenne d'investissement (BEI) a activé une garantie pour les PME et la Commission européenne a activé SURE, instrument d'emprunt au niveau européen qui a permis de financer le chômage partiel. Près de 100 milliards d'euros ont été empruntés et prêtés à dix-neuf États membres au titre de SURE. 30 millions de travailleurs et 2 millions d'entreprises en ont bénéficié. Il s'agit là encore d'une leçon tirée de la crise de 2008, où les systèmes de Kurzarbeit en Allemagne, par exemple, avaient permis de maintenir les gens dans l'emploi pour permettre une reprise forte.

Enfin, troisième étape dès le mois de mai 2020, la Commission européenne, sur base de contributions des États membres, proposait son plan de relance NextGenerationEU, doté de 750 milliards d'euros pour renforcer la transition verte et digitale. Plus de 220 milliards d'euros ont été dépensés. Plus de 40 milliards d'euros sont prévus pour la France, qui vient de soumettre sa troisième demande de paiement et avance fortement dans la mise en oeuvre du plan.

Des leçons ont donc bien été tirées au cours des dix dernières années.

Cela vaut aussi pour la Grèce, que vous avez mentionnée. La dette grecque a augmenté autour de 200 % de PIB au plus fort de la crise sanitaire en 2020, mais elle redescend fortement et pourrait atteindre 150 % d'ici 2025. Cela est dû à une très forte reprise économique, soutenue en grande partie par des fonds européens - près de 30 % du PIB sur six à sept ans si on additionne NextGenerationEU et les fonds de cohésion européens -, mais aussi aux réformes menées au pire des années de crise sur la décennie 2010. Le taux de chômage baisse et le taux de croissance est à un peu plus de 2 % actuellement.

Permettez-moi encore un mot sur les nouvelles règles budgétaires européennes, qui ne sont pas encore adoptées. Une consultation a été lancée en 2020 par la Commission. De nombreuses questions ont été soulevées, comme celle de la mise en oeuvre d'une règle d'or au niveau européen, mais pour les raisons évoquées, cette approche n'a pas été retenue - même si rien n'empêche des règles propres au niveau national. Les États membres ont trouvé un accord entre eux au Conseil Ecofin du 20 décembre dernier. Le Parlement, qui est co-législateur, a voté un rapport la semaine dernière. Les trilogues sont en cours et les négociations se poursuivent. Le Parlement de même que le Conseil devront encore approuver le résultat de ces négociations pour que les nouvelles règles entrent en vigueur.

La Commission européenne, qui prend part à ces négociations, a pour mission de faciliter un accord. Parmi les aspects importants, nous souhaitons évoluer vers une approche différenciée en fonction des risques. Les règles seront les mêmes pour tout le monde, mais l'effort d'ajustement budgétaire serait calibré en fonction des risques de soutenabilité de la dette : une telle évolution serait significative. Il conviendrait aussi de pouvoir tenir compte des réformes et investissements d'importance, car ils sont essentiels pour soutenir la croissance potentielle. Enfin, il faudra des clauses de sauvegarde et des clauses dérogatoires pour assurer une mise en oeuvre crédible : la multitude d'indicateurs à prendre en compte peut certes apparaître complexe, mais nous aurions un indicateur unique qui permettra de digérer cette complexité, celui des dépenses nettes, qui résumera l'effort d'ajustement à mener. Voilà pour la philosophie de la réforme.

Ces règles ne sont pas encore adoptées, si bien qu'en 2024, les règles encore en vigueur aujourd'hui s'appliquent. C'est sur leur fondement que la Commission européenne et le Conseil de l'UE ont émis des recommandations pour l'année 2024 en juillet dernier. De même, c'est sur cette base que la Commission a fait part de son avis sur le projet de budget de la France en novembre dernier. Pour 2025, il faut encore attendre le calendrier de décisions sur les nouvelles règles. Si elles entrent en vigueur rapidement, nous pourrions agir dans le cadre de ces nouvelles règles, mais pas dans le cas contraire.

M. Claude Raynal, rapporteur. - Messieurs, je vous remercie de tous vos éclairages.

La réunion est close à 12 heures.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.