Jeudi 25 janvier 2024
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 8 h 00.
Désignation de rapporteurs : missions d'information sur les thèmes « Entreprises et climat » et « Quel financement pour l'entreprise de demain ? »
M. Olivier Rietmann, président. - L'ordre du jour de notre réunion prévoit la nomination de rapporteurs pour les deux missions d'information que notre délégation mènera au cours du semestre.
Pour la mission « Entreprises et climat », il vous est proposé de désigner Brigitte Devésa, Lauriane Josende et Simon Uzenat.
Pour la mission « Quel financement pour l'entreprise de demain ? », Pauline Martin, Fabien Gay et Pierre-Antoine Lévi se sont portés candidats.
En l'absence d'opposition, la délégation valide ces désignations.
La délégation organisera des réunions plénières sur ces deux thèmes, et nous aurons l'occasion d'aborder ces sujets très concrètement lors de nos déplacements de terrain. Les visites organisées par Lauriane Josende jeudi prochain à l'occasion du déplacement de la délégation dans les Pyrénées-Orientales mettront en évidence les enjeux du changement climatique et, en particulier, l'adaptation des entreprises à la sécheresse qui touche durement ce département.
Table ronde « Défis de l'entreprise : le regard des économistes »
M. Olivier Rietmann, président. - Nous accueillons ce matin deux personnalités de renom pour un débat autour du thème « Défis de l'entreprise : le regard des économistes ».
C'est un plaisir, messieurs, de vous accueillir ce matin au Sénat. Il est toujours précieux d'avoir le point de vue d'experts, qui nous permettent d'inscrire nos travaux dans un contexte économique décrypté et plus accessible.
M. Bouzou, vous êtes auteur spécialisé sur les sujets économiques, directeur du cabinet de conseil Asterès. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en Haute-Saône, alors que vous répondiez à l'invitation du président de la Chambre de commerce et d'industrie. Il m'en reste une citation de Schumpeter que vous évoquiez : « Le nouveau ne sort pas de l'ancien, mais apparaît à côté de l'ancien, et lui fait concurrence jusqu'à le ruiner. ».
M. Dessertine, vous êtes professeur à l'Institut d'administration des entreprises (IAE) de l'université Paris 1 Panthéon Sorbonne, directeur de l'Institut de Haute Finance (IHFI) à Paris et président de l'association Comité 21.
Notre délégation présentera prochainement ses conclusions sur deux missions d'information, consacrées à la directive CSRD (pour Corporate Sustainability Reporting Directive) et à la pénurie de foncier économique qui touche les entreprises. Nous venons tout juste de nommer les rapporteurs de deux missions d'information à venir sur les thèmes « Entreprises et climat » et « Quel financement pour l'entreprise de demain ? ».
Ces sujets mettent en évidence les défis auxquels sont confrontées les entreprises. Notre rôle est d'analyser les difficultés rencontrées, en particulier, par les très petites entreprises (TPE), petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI) afin de formuler des propositions utiles et efficaces. Vos points de vue nous seront très utiles pour formuler des recommandations pertinentes. Vous pourrez notamment nous expliquer les interactions entre ces sujets - par exemple, le lien entre la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et leur accès au financement.
Avant que les rapporteurs ne vous interrogent, je souhaiterais recueillir votre analyse sur une difficulté récurrente : le chiffrage des phénomènes et des enjeux. La seule lecture de l'étude d'impact d'un projet de loi permet de comprendre que nous manquons de culture économique et d'outils pour appréhender et mesurer correctement les effets d'une mesure sur les entreprises. Sommes-nous en mesure de mieux faire ? Comment développer une culture de l'étude d'impact plus efficace, qui puisse être utile notamment au travail du législateur ?
Je vous laisse la parole pour des propos introductifs.
M. Nicolas Bouzou, essayiste français spécialisé en économie, directeur du cabinet de conseil Asterès - Merci, M. le Président.
La question de l'évaluation et des études d'impact est d'actualité. Par exemple, la stratégie de l'Union européenne dénommée « De la ferme à la fourchette » a fait l'objet d'études d'impact postérieurement à son adoption. Celles-ci démontrent que le texte aboutit à une diminution de la production agricole en Europe - particulièrement de l'élevage. Nous ne pouvons que regretter que ces travaux n'aient pas été conduits en amont.
Il existe en France un déficit d'étude d'impact et, plus encore, d'évaluation des politiques publiques. Une fois un texte adopté, nous considérons que le problème est réglé. Ce n'est pas la bonne manière de procéder.
Ce constat est fortement lié à celui de la prolifération des normes. Dès lors que nous ne savons pas évaluer correctement a posteriori l'impact d'une loi ou d'un règlement, nous disposons de peu d'outils pour demander son retrait. Cela conduit à un empilement de normes qui pèsent sur l'économie.
J'en viens à la question du foncier économique. Le Président de la République et le Gouvernement ont mis en place une stratégie de réindustrialisation. Les problèmes engendrés par la désindustrialisation de notre pays font consensus. L'industrie concentre une large partie de la R&D et des exports. En outre, elle présente l'avantage d'être relativement bien répartie sur le territoire.
Les mesures prises depuis six ans, notamment dans le domaine fiscal, vont dans le bon sens. Il y a peut-être « un début de quelque chose ». Les projets industriels n'ont sans doute jamais été aussi nombreux - les classements sur l'attractivité de la France en attestent. Toutefois, il ne s'agit encore que de projets. Ils sont souvent de petite taille et portent, le plus souvent, sur des modernisations plutôt que des extensions.
Nous avons le sentiment que quelque chose pourrait se débloquer, mais un hiatus important demeure entre les projets - nombreux - et la production industrielle - dont la reprise reste timide. La crise financière de 2008 et la pandémie ont non seulement généré une forte baisse conjoncturelle de la production, mais ont aussi réduit la base industrielle.
En France, la dynamique est réelle. Nous avons retrouvé de l'attractivité. Pour autant, nous recensons peu de nouvelles usines. Comparativement, les États-Unis affichent des courbes verticales de surfaces d'usines mises en chantier, proches de celles enregistrées par la Chine dans les années 1980. Ces résultats sont donc possibles dans un pays développé.
À mon sens, les blocages ne relèvent pas de la fiscalité. Au regard de mes échanges avec les élus locaux, le foncier apparaît comme un sujet central. Un plan « friches » a été lancé. Comme en matière de logement, la stratégie de l'État en matière de foncier économique me semble toutefois trop centrée sur l'idée qu'il suffit de rénover l'existant sans nécessité de s'étendre. Pour moi, cette approche est erronée. Dans le domaine industriel, la volonté est de rebâtir sur les friches, or, leur remise aux normes est extrêmement coûteuse. En outre, l'industrie n'est plus la même qu'au début du 20e siècle. Les besoins et les problématiques ont évolué, par exemple en matière de desserte par les infrastructures. Nous avons donc besoin de créer des espaces industriels nouveaux.
La question du logement est très liée à celle de l'industrie. La création d'une gigafactory génère des besoins en logements : j'imagine mal que Dunkerque et sa région disposent aujourd'hui de suffisamment de capacités face aux milliers d'emplois qui vont être créés sur le territoire. Le logement est également un déterminant du chômage. Certes, le parc de logements en France est important - comme le nombre de logements par habitant est élevé, beaucoup pensent que nous n'avons pas besoin de construire davantage -, mais ces logements ne sont pas situés là où le sont les emplois. Vous pouvez les rénover, mais vous n'y logerez personne s'il n'y a pas d'emplois ou de services publics à proximité. J'aimerais pouvoir vous dire qu'il est possible de réindustrialiser et de loger des gens sans artificialiser, mais je ne le crois pas. Nous devons être pragmatiques.
C'est la raison pour laquelle j'avais formulé beaucoup de critiques sur la politique du « zéro artificialisation nette » (ZAN). Heureusement, le Sénat a amendé le texte et réduit les blocages que comportait la loi « Climat-Résilience ». Je trouve malsain ce dispositif descendant : même si la règle peut être déclinée par région, elle traduit néanmoins une forme de recentralisation. Beaucoup d'élus locaux m'expliquent être dans l'impossibilité d'autoriser des projets industriels, non pas parce qu'ils ne disposent pas de foncier, mais parce qu'ils n'ont pas le droit de l'utiliser. On ne manque pas de foncier en France : on manque de foncier constructible ! Ce sujet mériterait d'être davantage documenté.
Ce dispositif, prévu par la loi « Climat et résilience », ne me paraît pas bon. Quoi qu'il arrive, le rythme est trop rapide. Aboutir à zéro artificialisation nette en 2050 requiert dès aujourd'hui un effort absolument colossal. Permettez-moi de dessiner un lien avec l'actualité, et avec ce qui est actuellement demandé aux agriculteurs : ils n'ont pas de problème avec le principe d'une réduction de moitié de l'utilisation d'antibiotiques, mais avec le fait de devoir s'y astreindre dès 2030. Les délais sont un enjeu majeur, auquel il nous faut prêter attention. Nous devons positionner le curseur au bon endroit, entre idéologie - notamment les objectifs environnementaux - et équilibres économiques.
En outre, pour les collectivités locales, de telles règles ajoutent à la complexité et à la bureaucratie. Il n'y a rien de pire que les dérogations, qui reviennent à « marchander avec l'État » et réduisent l'autonomie des collectivités.
Ces remarques valent aussi pour les règles de comptabilité extra-financière. S'il est positif que la France développe la comptabilité extra-financière pour ses entreprises - tous les pays le font et une « bataille des normes » a cours - je regrette que nous le fassions « à la française ». Ces directives s'appliquent d'abord aux grandes entreprises et recréent des effets de seuil, contre lesquels la loi Pacte ambitionnait pourtant de lutter. Il est classique en France de recréer de la norme peu après avoir simplifié...
Un consensus se dégage autour de l'idée selon laquelle le nombre de normes et leur complexité constituent un frein à la croissance économique et à la prospérité. Ce débat n'est pas seulement français ; il se retrouve aussi en Allemagne. Le législateur doit comprendre qu'une loi ne peut pas prévoir toutes les éventualités. Dans un pays rationaliste comme la France, je comprends la tentation de ne pas laisser de « trous dans la raquette », mais ce principe aboutit à une hyper-inflation normative. Le Président de la République appelait à une « pause normative » dans le domaine environnemental et agricole. Ce principe - qui n'est d'ailleurs pas appliqué - mériterait d'être étendu aux règles concernant les entreprises.
L'Europe fait face à un important enjeu de financement des entreprises en fonds propres. Nous avons besoin d'un marché du financement de l'innovation, constitué et harmonisé à l'échelle européenne. Les entreprises innovantes qui ont dépassé le stade de la recherche et développement et s'apprêtent à industrialiser un produit ont besoin de centaines de millions d'euros. Un travail reste à mener pour développer un marché à même de leur répondre.
M. Philippe Dessertine, professeur à l'Institut des administrations des entreprises de l'université Paris 1 Panthéon Sorbonne, directeur de l'Institut de haute finance à Paris et président de l'association Comité 21 - Nous parlions d'étude d'impact : je souhaitais rappeler que j'ai créé il y a onze ans, à l'université Paris 1 Panthéon Sorbonne, la chaire Finagri, spécialisée dans l'étude d'impact et le financement dans le secteur agricole ; ainsi que Finagreen, une structure associative de labellisation et de notation. Les exploitations agricoles sont, elles aussi, des entreprises.
Quel est le contexte dans lequel nous nous trouvons et celui vers lequel nous nous dirigeons ?
La stratégie, la vision de long terme, est absolument capitale - elle fait partie de la mission du politique. Dans l'histoire du monde, nous n'avons jamais été au seuil d'un changement aussi profond de modes de vie, de consommation et de production. Nous observons la convergence exceptionnelle de trois phénomènes fondamentaux, sous-jacents de tous les débats sur les entreprises de demain et leur financement.
Le premier de ces phénomènes est le dérèglement climatique, qui a aussi une dimension économique. Le modèle économique mondial que nous utilisons ne fonctionne pas pour huit milliards de personnes - il ne fonctionnait pas, déjà, pour six ou sept milliards de personnes. Ce modèle a dérivé du modèle industriel, créé il y a environ deux siècles et demi. Il est condamné. Il doit être bouleversé. À mon sens, ce changement doit être profond et rapide. C'est la raison pour laquelle je n'aime pas la notion de « transition ». L'urgence climatique nous oblige.
Dans l'histoire, nous avons rarement eu à changer de modèle économique. Nous disposons d'une référence, il y a deux siècles et demi, lorsque le modèle agricole s'est transformé en modèle industriel. Ces changements ne sont pas provoqués par la simple volonté ou par des obligations, mais par l'idée que « ce sera mieux après ». Ce changement est intervenu grâce un bouleversement de la connaissance scientifique.
C'est le deuxième phénomène que je souhaite évoquer. Depuis une vingtaine d'années, nous sommes face à un bouleversement de la connaissance scientifique. À sa base se trouve une discipline qui irrigue toutes les autres : les mathématiques. Ce n'était pas nécessairement le cas lors des autres révolutions scientifiques. Notre monde change, parce que les mathématiques nous permettent de maîtriser les big datas, c'est-à-dire les données massives. C'était auparavant un réel obstacle. Cette maîtrise permet à toutes les sciences de réaliser des bonds de géant.
En 1746, une expérience est conduite dans la Galerie des Glaces du Château de Versailles : plus de 100 personnes se tenant la main vont être traversées par un courant électrique. Un scientifique a apporté une solution pour faire passer le courant. Tout le monde est abasourdi par cette expérience extraordinaire. À l'époque, personne n'envisage encore le TGV (Train à grande vitesse) ou le congélateur. Près d'un siècle et demi s'écoulera avant que cette connaissance scientifique soit apportée au monde économique et aux citoyens. Le progrès scientifique s'accélère aujourd'hui, car la connaissance se diffuse beaucoup plus rapidement. Nos collègues scientifiques des « sciences dures » (médecine, chimie, physique) nous expliquent à quel point leurs disciplines sont en train de changer. Par exemple, grâce à l'application des big datas à la génétique, nous pourrions rapidement apporter des solutions définitives aux cancers.
L'intelligence artificielle générative naît, pour le grand public, il y a un an et demi : fin 2022, le laboratoire américain Open AI présente ChatGPT. 2023 sera l'année de la révolution scientifique de l'intelligence artificielle - avec toutes les interrogations soulevées par l'irruption de cet incroyable bouleversement. La connaissance scientifique se concrétise pour tous. Nous allons connaître une transformation absolue et brutale de la manière dont fonctionnent les économies et les entreprises - des plus grandes aux plus petites. Nous devons être agiles, car notre réalité d'aujourd'hui ne sera pas la même dans six ou douze mois. Il nous revient d'intégrer un facteur crucial dans nos stratégies : l'innovation est entrée dans des phases de rupture. Les éléments actuels nous permettent d'anticiper - légèrement - le futur, mais certainement pas de le représenter totalement.
Nous sommes tous ici des héritiers de la génération d'après-guerre, qui a connu une stabilité de l'innovation, à l'origine de notre société de consommation. Dans les années 1890, 1900 ou 1930, il fallait avoir l'électricité, une voiture, un réfrigérateur, puis une télévision. Ces équipements ont bouleversé le quotidien. Mais aucune grande innovation n'est intervenue à partir des années 1950. L'enjeu est alors de remplacer des biens déjà existants. Nos générations devront apprendre à découvrir les innovations de rupture, radicalement nouvelles, ce qui n'est pas dans notre culture.
Le troisième phénomène actuel fondamental est celui du dérèglement économique et financier.
Nous aborderons tout à l'heure l'information « extra-monétaire », terme que je préfère à celui d'« extra-financier », qui doit être une interrogation centrale pour le monde qui vient.
Les pays occidentaux ont une responsabilité extrêmement forte dans le dérèglement climatique, mais ils ont peut-être une responsabilité plus grande encore dans le dérèglement économique. Pour la première fois dans l'histoire, la production mondiale dépasse aujourd'hui les 100 000 milliards de dollars. Hors shadow banking, le Fonds monétaire international (FMI) évalue la dette mondiale à 274 000 milliards de dollars. La distorsion existant entre la richesse réelle et la monnaie en circulation est inédite.
C'est un dérèglement structurel désastreux. Il a débuté lors de Première Guerre mondiale, qui avait conduit les grands pays à créer massivement de la dette. Cette dernière engendre une situation de bulle dans les années 1920, puis une crise monumentale dans les années 1930 et une nouvelle Guerre mondiale. En 1944, une réflexion s'ouvre pour que la situation ne se reproduise pas. Les conclusions de la réunion de Bretton Woods sont claires : il ne faut pas dérégler le système économique comme nous l'avons fait précédemment. Cet enseignement fondamental a été oublié en 1971, lorsque les États-Unis abandonnent la convertibilité en or du dollar. Le désordre économique débute avec cette décision et ne cessera de s'amplifier jusqu'à son paroxysme : la pandémie de Covid-19.
La pandémie conduit à une création massive de monnaie par les grands pays occidentaux, alors même que la production est à l'arrêt : il y a une distorsion totale entre leur produit intérieur brut (PIB) et leur dette. Que signifie réellement le « quoi qu'il en coûte » ? Beaucoup le relient à une hausse des impôts. Or, la conséquence réelle est la perte de confiance dans la monnaie et l'inflation, ce qui est bien pire. Pour Keynes, l'inflation est « l'euthanasie des rentiers ». Elle tue l'épargne et tous les ressorts de l'investissement, pourtant fondamental à la croissance - particulièrement lorsque nous devons gérer une révolution scientifique et un bouleversement complet des modes de fonctionnement économique. Les banques centrales ont donc réagi de manière inédite en augmentant les taux directeurs de 0 % à 5% en 18 mois, c'est-à-dire une hausse de 500 %, pour « sauver le soldat investissement ».
Nous ne pouvons pas séparer cette situation des dérèglements géopolitiques actuels. Nous l'avons constaté lors du G20, de la réunion des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ou de celle du FMI : les pays non-occidentaux - Sud, Nord, Ouest - sont manifestement hostiles aux pays occidentaux. Désormais, leurs délégués se taisent lorsqu'ils voient approcher un représentant occidental. Le dérèglement global actuel nous incombe et nous oblige à réfléchir à une stratégie de moyen ou long terme au-delà de nos seuls pays.
Mais ces trois phénomènes m'apparaissent comme une chance incroyable, car ils nous permettent d'accélérer le bouleversement économique que nous devons mener - et ce, en premier lieu sur le terrain. L'innovation se propage, d'abord, dans les petites structures, plus agiles et plus à même de bouleverser leur chaîne de valeur. Au début du 20e siècle, la France était la Silicon Valley du monde. Elle a alors inventé l'aéronautique, l'automobile, l'électricité et tous les vecteurs de valeurs du siècle. Ces avancées étaient le fait de petites entreprises, qui ont connu succès et échecs, mais que la Nation et les parlementaires ont su regarder et épauler.
Cette convergence extraordinaire nous oblige à agir en urgence, mais nous offre des perspectives remarquables, notamment du point de vue du financement. Nous ne pouvons pas adopter une perspective strictement nationale sur les sujets soulevés. Une mission plus large nous incombe, vis-à-vis de nos enfants et de nos petits-enfants, mais aussi vis-à-vis du reste du monde, qui cherche la manière de créer la croissance de demain.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie de ces propos introductifs. Je vous propose de débuter par les questions des rapporteurs de nos différentes missions.
M. Christian Klinger, rapporteur de la mission sur les difficultés d'accès des entreprises au foncier économique. - Je vous remercie pour ces propos introductifs de haute tenue.
Les entreprises nous font part d'une forte inquiétude liée à leurs difficultés à trouver du foncier où s'implanter. Notre rapport met en évidence plusieurs problèmes. Les zones d'activité économiques sont quasiment saturées. Sous l'impact des objectifs du « ZAN » (zéro artificialisation nette), il n'est plus permis de s'étendre.
M. Bouzou, je rejoins vos propos sur les friches. Statistiquement, nous avons en France suffisamment de logements et de friches pour accueillir tous les Français et toutes les entreprises, mais leur implantation géographique ne correspond pas aux besoins. Seulement 16 % du « fonds Friches » créé par le Gouvernement pour financer la réhabilitation de friches est utilisé pour des reconversions vers des projets économiques, le reste servant à la reconversion dans le logement - car le logement est plus rentable que le développement de l'activité économique.
Le coût du foncier à vocation économique, qui constituait jusqu'ici un avantage compétitif en Europe pour nos entreprises, augmente fortement. Pensez-vous qu'il représente - aujourd'hui ou à terme - un obstacle à la compétitivité de notre économie ? Comment la France se situe-t-elle par rapport aux autres pays européens et mondiaux ?
M. Michel Masset, rapporteur de la mission sur les difficultés d'accès des entreprises au foncier économique. - Trouver le foncier n'est parfois que le début d'un véritable chemin de croix pour les entreprises. Le risque juridique apparaît comme un frein à l'installation - en lien avec le « ZAN », mais pas uniquement. Justifiés ou non, les recours engagés par les riverains et les associations se multiplient. Les délais engendrés par ces recours, mais aussi par les procédures d'autorisation (études biodiversité, réglementation sur les zones humides...) ne coïncident plus avec ceux qui s'imposent à l'activité de l'entreprise. Certaines entreprises préfèrent donc s'installer à l'étranger. Savons-nous mesurer les conséquences économiques de ce risque juridique ?
M. Michel Canévet. - J'ai beaucoup apprécié les observations de M. Bouzou sur le « ZAN » et le foncier économique. Il me paraît effectivement utopique de mettre un tel coup d'arrêt à la construction. Il conviendrait d'amener les acteurs locaux à réfléchir à de nouvelles réponses aux besoins d'urbanisation, mais imposer le « ZAN » à l'horizon 2050 me semble être une hérésie. L'objectif ne doit pas être le zéro artificialisation nette, mais une consommation modérée de foncier, sinon nous ne pourrons pas répondre aux besoins futurs en développement économique. Les entreprises risquent de s'installer à l'étranger et nous aurons encore une fois établi une norme contre-productive par rapport aux objectifs fixés. Partagez-vous cette vision ?
M. Nicolas Bouzou - Absolument. L'idée d'une consommation modérée plutôt que d'un « zéro net » me semble être la bonne. Nombre de pays ne s'astreindront pas aux principes du « ZAN ». En outre, les modes de construction sont amenés à évoluer : fixer un objectif aussi contraignant à un horizon aussi lointain relève d'une vision extrêmement négative de l'avenir.
Je ne passe pas pour autant par pertes et profits la question de l'artificialisation, qui est notamment soulevée par les agriculteurs. Je critique cependant la manière de procéder, univoque et centralisée.
Éric Woerth conduit actuellement une mission sur la décentralisation. Il revient aux territoires d'intervenir - les régions ont des compétences, mais elles sont déjà trop grandes. Les élus locaux ont d'autant plus un rôle à jouer que les mécanismes de régulation démocratique sont forts. Les gens ne veulent pas d'usines ni de nouveaux logements près de chez eux : la contrainte est donc déjà là.
La judiciarisation et la longueur des recours constituent-elles un frein à l'implantation de nouveaux projets ? Oui. En matière d'attractivité, c'est aujourd'hui la question des délais nous distingue de nos voisins. La question fiscale a été résolue, en particulier depuis l'adoption de la loi de finances pour 2024 qui a instauré le crédit d'impôt « industrie verte ». Il me semble être un remarquable outil fiscal, copié sur les outils mis en place aux États-Unis dans le cadre de l'Inflation Reduction Act (IRA). Un bon travail a été mené ces dernières années en matière fiscale.
Tout le monde a conscience des délais excessifs des recours, et le ministre de l'Économie travaille sur ce point. J'ai l'impression que le juge penche plus souvent du côté des « activistes » que du développement économique : il est important de pouvoir en parler librement.
Collectivement, nous devons mener un travail pédagogique en profondeur, auprès du grand public, sur les usines d'aujourd'hui. Il ne s'agit plus d'usines à charbon : la France et l'Europe sont les lieux les plus normés au monde. Expliquons à nos concitoyens que l'arrivée d'une usine est positive, génère de l'emploi, attire les commerces et les services publics.
La judiciarisation est devenue systématique. Il faut un certain courage politique pour assumer la réindustrialisation face à certains activistes qui crient fort. Nous devons assumer cette direction, sans nous en excuser.
Il me semble prématuré de répondre définitivement sur l'impact du coût du foncier sur la compétitivité d'un pays, mais il me semble effectivement que cela va en devenir un déterminant de plus en plus important. Le coût de la main-d'oeuvre était déterminant il y a 20 ans : il a justifié de nombreuses délocalisations. Toutefois, dans les bilans des usines, la part du coût de la main d'oeuvre s'est aujourd'hui réduite, au bénéfice du coût du foncier et de l'amortissement des investissements. Les prix fonciers augmenteront nécessairement et certainement, puisque nous réduisons l'offre en créant de la rareté, tout en augmentant la demande via la réindustrialisation et le logement. Votre mission sera extrêmement importante pour nous éclairer.
Au fond, il existe un risque d'inégalité entre les grands et les petits projets industriels. Le soutien de l'État dont bénéficient les gigafactories leur permet d'éviter un grand nombre de difficultés qui se posent à une usine agroalimentaire ou à une ferme - je souligne d'ailleurs que la judiciarisation que nous évoquions touche également les projets des agriculteurs, de plus en plus contestés. Je soutiens évidemment l'arrivée de gigafactories en France, mais il ne faut pas que ces implantations masquent les difficultés rencontrées par les PME pour concrétiser un projet industriel ou étendre des usines existantes.
M. Philippe Dessertine - La règle du ZAN à horizon 2050 sera-t-elle amendée ou demeurera-t-elle ? Je l'ignore. De même, je ne mesure pas la pression qui sera exercée par la société française sur ce sujet. Si la norme n'évolue pas, nous devrons gérer la contrainte.
Je ne suis pas aussi enthousiaste que Nicolas Bouzou sur la réindustrialisation. Elle est opportune d'un point de vue politique, mais me semble déjà relever d'un ancien monde. L'industrie qui nous apparaît formidable aujourd'hui n'est pas nécessairement la finalité du développement économique de demain. Quoi qu'il arrive, nous aurons toujours besoin d'entreprises et de lieux pour les implanter.
Une question majeure est : où les Français souhaitent-ils vivre - et, par conséquent, où souhaitent-ils travailler ? Plusieurs tours de La Défense sont vides : les gens ne veulent plus y travailler. Nous ne pouvons pas ne pas tenir compte des souhaits de la population. Nous devons nous interroger sur les zones disponibles et la manière dont nous pourrions proposer à une population de s'y ancrer. Ces questions appellent une réflexion fondamentale de long terme sur l'aménagement du territoire : aujourd'hui, nous sommes encore « dans les rails » de l'aménagement économique du modèle économique d'hier. Nous partons du principe que le Grand Paris et quelques très grandes villes capteront une large majorité de la population. Qu'en est-il si ce scénario n'est pas le bon et commençait déjà à être remis en question, en France comme en Europe ? Ne réagissons-nous pas de façon trop immédiate ?
Certaines villes ne disposent pas de foncier disponible pour les entreprises. Que faire ? Des villes moyennes peu éloignées peuvent présenter des perspectives intéressantes, sous réserve de mettre en oeuvre une réflexion complète sur l'aménagement du territoire. Les services publics, la présence de l'État sont des aspects fondamentaux pour accompagner la présence des entreprises. Même si la loi relative au « ZAN » change, cela ne remet pas en cause le besoin d'une réflexion de long terme.
Nous devons intégrer le nouveau modèle économique qui se développe à l'échelle mondiale. Même si, par nature, nous sommes rétifs et conservateurs, nous devons accepter que ce modèle soit décentralisé, déconcentré - contrairement à celui des 19e et 20e siècles. Nous entrons dans une logique d'éclatement horizontal, d'aplatissement. Nous devons en tenir compte dans notre manière d'envisager l'implantation des nouvelles entreprises.
De toute évidence, la France a un réel problème de surtransposition des normes européennes. Les objectifs de « ZAN » en témoignent. L'ajout de complexité - toujours pour de bonnes raisons -, qui pèse sur tous les acteurs économiques, représente un problème considérable pour notre compétitivité. Si notre approche en termes de foncier est plus stricte que celle de nos voisins, les prix augmenteront nécessairement plus fortement. Le foncier ne doit surtout pas être l'investissement principal des entreprises de demain, car nous aurons d'autres investissements extrêmement coûteux à opérer. Il serait dramatique que nos normes excessives augmentent de manière trop importante le coût de ce qui devrait être un investissement secondaire. Observons nos zones frontalières, qui mettent en évidence ces dynamiques. Nous devons être attentifs à ce que des projets économiques porteurs ne s'installent pas de l'autre côté de nos frontières au motif que le coût du foncier serait un élément déterminant pour leur implantation.
En tant qu'économiste, je ne me prononcerai pas sur les orientations des décisions de justice. En revanche, le temps de la justice est une question fondamentale en France et dans toute l'Europe.
Dans la course aux ruptures technologiques, l'Europe n'est pas bien placée lorsque l'on considère les « sept magnifiques » - Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, Nvidia et Tesla. Nvidia, septième entreprise à la capitalisation la plus élevée, aurait pu être européenne. Pourquoi ne parvenons-nous pas à développer de telles sociétés alors que nous disposons de toutes les compétences ? Outre le financement, la rapidité et l'agilité sont des aspects fondamentaux. Le temps « technique » de la justice européenne et française, qui n'est pas justifié par des nécessités « philosophiques », est bien trop important. Les recours sont parfaitement sains dans une démocratie. Ils doivent toutefois être traités en urgence, car le temps économique se raccourcit. Dans un monde d'innovation, un projet qui sort de terre en quatre ans est déjà obsolète. Il est possible de réduire ces temps à 12 ou 18 mois, ce qui reste long. Un grand projet aux portes de Paris s'est récemment construit en moins de 18 mois, avec toutes les autorisations et sans aucun recours. Nous devons étudier les bonnes pratiques et nous en inspirer pour optimiser au plus vite ces questions, qui devraient être annexes.
M. Yves Bleunven. - Je souhaiterais que nos intervenants nous décrivent le nouveau monde économique qui nous attend. Comment l'imaginez-vous ?
Mme Laurence Garnier. - Quelle est votre vision du défi démographique ? Selon les sociologues et démographes, les projections varient de 4 à 10 milliards d'habitants d'ici 2100.
M. Nicolas Bouzou - Nous entrons dans un monde de destruction créatrice accélérée. L'économie est devenue une variable d'ajustement de chocs exogènes - climat, tensions géopolitiques, innovation, etc. Les changements s'accélèrent à un rythme incroyable. La France, pays planificateur et de stabilité, n'est pas très à l'aise avec ces phénomènes. Toutefois, ces changements apportent des opportunités nouvelles.
La question démographique est liée à la question migratoire, c'est-à-dire qu'il s'agit en réalité d'un sujet de répartition de cette démographie. En France, la population est amenée à se stabiliser - voire à se réduire. Le Nigéria, qui ne parvient pas à résoudre ses problèmes, comptera 400 millions d'habitants. Les phénomènes migratoires qui s'annoncent seront colossaux, accentués par les phénomènes climatiques. Les débats que nous avons en France sur l'immigration ne sont qu'une répétition, un entraînement face à ce défi gigantesque qui arrive.
M. Philippe Dessertine - L'humanité actuelle est différente de celle que nous avons connue pendant 250 ans. Après avoir vaincu la mortalité infantile et la mortalité des femmes à l'accouchement, la population de ces derniers deux siècles et demi était jeune. Le développement de l'industrie répondait à ces besoins.
Or, plus nous vieillissons, moins nous consommons de produits physiques. Nous avons alors davantage besoin de services que d'industrie. Le vieillissement de l'humanité va bouleverser notre modèle économique. Les pays développés sont concernés, mais les pays en développement aussi. La Chine, qui a développé une économie industrielle de pays jeune va rapidement être confrontée aux besoins d'une population âgée.
Les projections démographiques prévoient que la population mondiale atteigne dix milliards de personnes autour de 2085. Personnellement, je souhaite que nous dépassions ce nombre, car la distorsion est aujourd'hui beaucoup trop forte et est insoutenable entre l'espérance de vie des pays pauvres et celle des pays riches - c'est d'ailleurs la première cause de migration. Le Premier ministre indien observait qu'avec une espérance de vie de 70 ans, l'utilisation du charbon restait pour lui incontournable, car sa population exige le développement pour atteindre la même espérance de vie. Le scénario prévoyant une réduction de la population mondiale à 4 milliards d'habitants, extrêmement minoritaire, repose sur un effondrement de la natalité. Ce n'est pas ce que nous observons : la natalité reste extrêmement forte, notamment en Afrique. Les hommes français viennent d'atteindre pour la première fois une espérance de vie à la naissance de 80 ans. En 2023, l'espérance de vie s'est accrue de 0,6 année, soit la hausse la plus importante depuis plus de 50 ans.
Mme Anne-Sophie Romagny, co-rapporteur de la mission sur la mise en oeuvre de la Corporate Sustainability Reporting Directive, dite directive CSRD. - Je vous remercie pour la qualité de vos interventions.
Même si elle n'est pas perçue comme telle, la CSRD doit être un outil stratégique pour les entreprises, et non une contrainte. Les enjeux de cette directive vous semblent-ils suffisamment clairs ? Les entreprises sont-elles prêtes à s'y conformer, y compris financièrement ? Le coût pourrait être plus facile à supporter si les enjeux stratégiques étaient compris. Comment donner à la CSRD le corpus nécessaire pour en faire un outil de stratégie, et non pas uniquement un outil de renseignement ?
Mme Marion Canalès, co-rapporteure de la mission sur la mise en oeuvre de la directive CSRD. - M. Bouzou, vous souligniez la réintroduction d'un effet de seuil. La directive CSRD concerne 50 000 entreprises qui représentent 75 % du chiffre d'affaires de l'économie européenne. Ces normes sont-elles trop pesantes ? Constituent-elles un frein à la compétitivité ? Les entreprises devront intégrer cet outil pour piloter leur changement de paradigme et rester attractives vis-à-vis des salariés. La directive CSRD permettra également de tirer les conséquences des lacunes précédentes résultant de l'absence de standards et de normes. Elle peut être un facteur d'égalité entre les entreprises, toutes devant respecter le même cadre.
M. Dessertine, pouvez-vous expliquer les raisons pour lesquelles vous privilégier le terme « extra-monétaire » à celui de « extra-financier » ?
M. Jérôme Darras. - Comment dégager les ressources et moyens nécessaires pour faire accoucher le nouveau monde tout en préservant l'ancien le temps nécessaire ?
M. Philippe Dessertine - Dans l'histoire, l'effacement de dette a toujours engendré une catastrophe économique puis géopolitique. Pour la première fois, le progrès technologique et la nécessité de changer de modèle offrent la possibilité de sortir par le haut : en créant 200 000 milliards de dollars de PIB (produit intérieur brut) nous rétablissons l'équilibre. Nous devons trouver de la richesse nouvelle pour contrebalancer la monnaie créée. Cette richesse ne peut pas être directement associée aux notions classiques de chiffre d'affaires, de bénéfices et de dividendes. La culture européenne reste celle-là. Nous n'avons pas pu développer l'équivalent d'Amazon ou de Netflix, car nous ne prenons en considération que les aspects financiers. Or, il existe une représentation de la valeur complémentaire à celle de la monnaie. L'information extra-monétaire consiste à valoriser la manière dont nous produisons. Deux circuits distincts cohabitent : celui de la rotation d'activité et celui de la valorisation de la manière de produire. Ce circuit finance de l'investissement, car la monnaie disponible se précipite vers ce qui apparaît comme une valeur nouvelle.
Une entreprise qui produit des baskets et compte 230 millions de consommateurs vaut très cher. Lorsqu'il apparaît que ces baskets sont produites par des enfants, la valeur de l'entreprise s'effondre. La valeur économique du mode de production peut donc bien compléter la représentation de la valeur - négativement dans cet exemple.
Cela permet de rééquilibrer un modèle totalement déséquilibré financièrement. Si les investisseurs ne trouvent pas de valeur, ils créent une « bulle » financière artificielle. Nous avons ici la possibilité d'attirer du financement disponible grâce aux informations extra-monétaires. C'est le grand défi de notre époque.
Les banques, obligées de se conformer à la directive CSRD, doivent analyser les éléments extra-financiers de leurs créances. Le vecteur du financement est extrêmement vertueux. Effectivement, la directive CSRD est uniquement vu comme une contrainte supplémentaire pour les entreprises, les experts-comptables et les commissaires aux comptes. Elle permet néanmoins de capter un financement de l'entreprise corrélé à sa valeur réelle.
L'inflation ne repose pas sur la montée des prix, mais sur la perte de confiance dans la monnaie. L'information extra-monétaire est formidable, car il ne s'agit plus d'une information monétaire sujette à caution, mais d'une information réelle. Elle suppose néanmoins de collecter de la data pour représenter cette valeur.
Toutes les entreprises sont concernées. J'échangeais récemment avec des mercières, qui ont compris qu'elles devaient montrer la manière dont leur production évolue et transformer ces changements en données. L'installation d'ampoules à faible consommation est une donnée. L'enjeu est de l'identifier, la fiabiliser, la stocker, l'utiliser, la caractériser. La data créée de la valeur par du financement, qui se rentabilise par une création de valeur supplémentaire.
Nous ne passerons pas à côté de catastrophes et de scandales dus à des données fausses ou incomplètes. La validité de la data sera un enjeu crucial.
L'investissement attiré par cette création de valeur ne sera pas associé aux bénéfices. Il doit trouver une rentabilité indépendamment des circuits traditionnels privilégiés en Europe. Les États-Unis sont scindés entre l'Est, toujours dans l'ancien modèle du chiffre d'affaires, du bénéfice et du dividende, et l'Ouest, qui privilégie la technologie et le Nasdaq, valorisent l'incorporel de l'entreprise.
Les Européens n'ont pas constitué le circuit financier permettant de valoriser l'extra-monétaire. Comment intéresser très rapidement un investisseur à ces informations ? La BCE (Banque centrale européenne) incite les banques à accorder des prêts à un taux d'intérêt nul aux clients présentant une excellente information extra-monétaire. Qu'importe la création de monnaie, la valeur est assurée. Les petites entreprises doivent être les cibles prioritaires de ce modèle économique. Le Nasdaq est pensé pour elles. La France n'a pas cette culture du bilan, de l'incorporel et de l'extra-monétaire.
M. Nicolas Bouzou - La transition coûte très cher. La transition écologique, par exemple, représente un coût de 30 milliards d'euros par an a minima. Pour financer ces dépenses, nous devons dégager davantage de ressources. J'ai soutenu la réforme des retraites, pas tant pour l'équilibre financier du système de retraite que pour inciter à travailler plus pour dégager des ressources et financer ces transitions.
Je souscris aux propos de Philippe Dessertine : il nous manque un marché financier de l'innovation en Europe. Ce projet serait formidable, bien que trop complexe à mener à 27 pays. Nous pourrions nous accorder avec quelques pays pour créer un « Nasdaq européen ». Nous en avons absolument besoin. Le problème de l'économie européenne, notamment en matière d'innovation, n'est ni un problème d'amorçage - il existe beaucoup de start-ups en Europe - ni un problème de recherche-développement (R&D). La difficulté repose sur le passage de la recherche à l'industrialisation de la production. Nous n'avons pas de marché à même de comprendre et de valoriser les enjeux de l'innovation tout en étant suffisamment profond et liquide pour apporter des montants conséquents. De fait, beaucoup d'entreprises européennes qui arrivent à maturité son cotées au Nasdaq. C'est une perte sèche pour notre économie.
M. Philippe Dessertine - Je crois que nous ne pouvons financer simultanément l'ancien et le nouveau modèle. Au début du 20e siècle, la France est devenue la première puissance automobile en se concentrant sur cette nouvelle industrie. Par nature, l'être humain préfère le monde qu'il connaît. Les changements sont tels que nos dirigeants doivent prioritairement orienter nos capacités financières vers le nouveau modèle. Malgré une capacité financière considérable, pour la première fois dans l'histoire de l'Europe, = aucune des plus grandes entreprises mondiales n'est européenne. Ce n'est pas normal. Comme la Chine, nous concentrons notre épargne et nos financements sur les entreprises du passé.
M. Simon Uzenat, co-rapporteur de la mission « Entreprises et climat ». -
Quels sont, selon vous, les moyens juridiques et financiers d'aider les petites entreprises ? J'ai accompagné, dans mon expérience professionnelle passée, les entreprises du numérique, de l'ingénierie et du conseil dans l'expérimentation du label sectoriel RSE. Les dirigeants de ces entreprises présentent une appétence pour les sujets de transformation, mais rencontrent des difficultés majeures pour les mettre en oeuvre en interne et être efficacement prescriptrices auprès de leurs clients. Comment permettre à cet écosystème de favoriser l'émergence de ce nouveau monde ?
M. Pierre-Antoine Lévi, rapporteur de la mission d'information « Quel financement pour l'entreprise de demain ? » - Je partage votre avis sur le fait que le rôle du politique est de préparer demain, avec une vision de long terme.
Nous avons beaucoup entendu, lors de nos auditions, que la France était une terre propice à la R&D, mais pas au financement du risque. Autrement dit, les grandes entreprises y placent leur centre de recherche, mais les start-ups innovantes partent aux États-Unis pour trouver des investisseurs et développer leur activité. Est-ce toujours le cas ? Comment inverser cette tendance et retrouver la capacité d'innovation dont la France bénéficiait au début du 20e siècle, comme vous l'avez évoquée ?
Mme Pauline Martin, rapporteure de la mission d'information « Quel financement pour l'entreprise de demain ? » - Nos entreprises souffrent de plusieurs handicaps, notamment la faiblesse de leurs fonds propres. À quoi est-ce dû ? Cela freine-t-il leurs capacités d'investissement ?
M. Olivier Rietmann, président. - Dans le cadre du groupe interparlementaire d'amitié France-Etats-Unis, nous avions entendu plusieurs juristes et chefs d'entreprise qui signalaient que les entreprises américaines venaient en France réaliser la R&D, mais restaient aux Etats-Unis pour réaliser leur production de valeur ; tandis que les Français qui partaient aux Etats-Unis y restaient pour toutes les étapes de leur développement.
M. Nicolas Bouzou - J'ai déjà évoqué le financement de l'innovation et n'y reviendrai pas. M. Dessertine a abordé le sujet de l'orientation de l'épargne des Français. Nos entreprises disposent de moins de fonds propres que leurs principaux concurrents. Or, les investissements que nous devons financer aujourd'hui sont des investissements risqués, qui se prêtent donc davantage à un financement par fonds propres. L'épargne française et européenne, importante en volume, reste orientée vers des investissements non risqués et est largement absorbée par nos déficits publics, notamment par l'assurance-vie. Pour que l'épargne des Français aille davantage vers les entreprises, nous devons réduire les besoins de financement de l'État. Nous avons commencé à le faire via des produits bancaires supposés être investis dans les entreprises et bénéficiant d'avantages fiscaux, mais nous ne sommes pas allés au bout de ce que nous devions faire.
Effectivement, nous innovons beaucoup en France et Europe, mais dans des secteurs peu innovants ! Nous sommes peu présents dans l'intelligence artificielle, la robotique ou l'informatique quantique, alors que nous devrions l'être, y compris à l'échelle européenne. Il nous revient d'être pédagogues pour expliquer les enjeux économiques, techniques, mais aussi de souveraineté et de géopolitique. Les États-Unis ont parfaitement compris que les attributs d'une superpuissance trouvent largement leurs racines dans la maîtrise de la science et de l'innovation. À mon sens, nous n'avons pas encore fait ce lien en Europe. Les diplomates du Quai d'Orsay constatent pourtant que notre relative perte de maîtrise technologique est lourde de conséquences - nous le voyons avec les cyberattaques.
Nous devons revoir certains programmes publics. France 2030 est positif sur le papier - même s'il devrait rapidement être transformé en « France 2050 » - mais souffre des défauts de notre pays : les programmes sont trop dispersés. Des sommes de 20 000 ou 30 000 euros sont allouées dans des projets artisanaux. Certes, on peut soutenir l'artisanat, mais cela n'est pas l'objet de France 2030 et les sommes sont bien trop réduites. Ce programme doit accorder des montants plus élevés - à hauteur de plusieurs millions d'euros - à des projets très innovants et déjà relativement matures. L'amorçage n'est plus un problème en France. Nous sommes déjà une start-up nation et nous ne devons pas le rester. Remettons de l'ordre dans nos programmes publics.
M. Philippe Dessertine - En effet, nous sommes « start », mais pas suffisamment « up ».
La problématique de la PME est double. Elles doivent lever plus de fonds et plus rapidement. En France, nous sommes trop lents dans notre accompagnement, nous sommes un mauvais élève en Europe.
Quel est le rôle de l'État dans une période de super-innovation ? En France, nous avons tendance à considérer que l'État doit être présent partout. Ce n'est pas son rôle, et il n'en a pas les moyens. Alors que les périodes d'innovation supposent de perdre de l'argent, il est mal vu d'avoir perdu l'argent du contribuable... L'État doit être facilitateur. Il doit tout mettre en oeuvre pour que l'innovation « tous azimuts » puisse fonctionner. Il doit soutenir la robotisation - nous sommes mal classés en la matière - et les outils permettant d'aller plus vite, car l'accélération des procédures publiques est fondamentale.
La France est un pays « shooté » à la dette, publique comme privée. La dette privée est beaucoup trop élevée et se trouve à tous les étages. Ce phénomène s'explique par trois facteurs : la culture de la dette, les faibles taux d'intérêt et une méconnaissance de l'utilité des fonds propres. Les fonds propres permettent de perdre de l'argent. Si vous ne parvenez pas à rembourser votre dette, vous êtes en défaut : ce risque vous empêche d'investir dans la R&D et dans tout ce qui ne vous rapportera pas d'argent. Avec les fonds propres, le propriétaire assume le coût d'un résultat négatif. En contrepartie, il doit avoir une perspective de gains pour lui : pour renforcer les fonds propres, nous devons arrêter de stigmatiser les dividendes en taxant les gains de façon insensée.
L'État considère qu'il a les moyens d'investir, mais il compte en milliards d'euros, alors que le défi porte sur des milliers de milliards d'euros. Nous ne sommes pas à la bonne échelle. Une seule entreprise présente aujourd'hui une valorisation plus forte que le PIB de la France. La bonne échelle, c'est celle de l'épargne, or elle est bloquée dans la dette publique et dans l'immobilier français.
L'épargne est en partie à la main d'une population qui vieillit : il appartient aujourd'hui à cette population d'investir, notamment en fonds propres. La France a osé investir dans l'innovation après la défaite de 1870 et la Première Guerre mondiale. Les Français ont réagi pour que le pays ne décline pas et ont investi.
En France on traduit « venture capital », littéralement « capital d'aventure », par « capital-risque ». Cela dit quelque chose de notre mentalité. La question fiscale est aussi, bien sûr, importante. L'assurance-vie rapporte aujourd'hui beaucoup moins au regard de l'inflation. La question de la transmission du patrimoine sera majeure. Nous devons penser à la manière de renforcer la capacité des entreprises à perdre de l'argent car elles prennent des risques. Les fonds propres servent à cela.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour cette bouffée d'oxygène et pour la qualité de vos propos.
La réunion est close à 9 heures 55.