Mercredi 20 décembre 2023
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Droit d'auteur face au défi de l'intelligence artificielle - Audition
M. Laurent Lafon, président. - Pour cette dernière réunion de l'année, il m'a semblé utile que notre commission se penche sur le sujet du moment : l'intelligence artificielle (IA).
Le lancement pour le grand public, il y a un an, de l'agent conversationnel ChatGPT a constitué pour beaucoup une révélation sur les potentialités offertes par les IA. D'un fantasme d'ingénieurs et de futurologues, nous sommes passés en quelques mois à une réalité concrète, avec une application offrant un très large éventail de services au grand public. La délégation à la prospective du Sénat a organisé le 7 novembre dernier l'audition d'un jeune écrivain, Raphaël Dovan, auteur de l'ouvrage Si Rome n'avait pas chuté, la première uchronie écrite et illustrée grâce à ChatGPT. Les participants en ont retenu, avec des exemples concrets établis en direct, les capacités stupéfiantes de l'IA, capable d'accomplir des tâches complexes, parfois indiscernables d'un travail humain.
Dans le même temps, les IA sont devenus la dernière mode pour les investisseurs. La société OpenAI serait valorisée près de 90 milliards de dollars, soit 20 milliards de plus que BNP Paribas. Les Français de Mistral AI, avec vingt-deux employés, frôlent les deux milliards de dollars de valorisation. Ces sommes littéralement folles pour des outils qui n'ont pas encore réellement de marché annoncent-elles une révolution comparable à celle de l'électricité ou d'internet ? L'avenir nous le dira. Il est en tous cas essentiel pour nous de nous intéresser aux conséquences de l'IA sur les droits d'auteur et, de manière générale, sur l'univers de la création culturelle et artistique, qui est en première ligne.
Il y a deux semaines, nous avons reçu, avec Cédric Vial et Karine Daniel, une délégation d'artistes interprètes qui nous ont présenté les menaces que le développement des IA, notamment dans le secteur du doublage, faisaient peser sur leurs professions. Ils ne seront sans doute pas les seuls à être concernés par cette technologie. Témoignent de cette prise de conscience, d'une part, l'installation du Comité pour l'intelligence artificielle générative par la Première ministre, le 19 septembre dernier, doté d'un groupe « culture », d'autre part, l'appel lancé le 17 novembre par soixante-dix-neuf organisations représentant tous les secteurs de la création.
Comment se positionne aujourd'hui l'IA face aux droits d'auteur ? D'un côté, les IA dites génératives nécessitent, pour s'entraîner, un très grand nombre de contenus, de textes, d'images et de sons. Comment les droits d'auteur sont-ils respectés ? Comment s'opposer à cet usage, ou au contraire en tirer une juste rémunération ?
D'un autre côté, les IA génèrent des contenus que l'on peut qualifier de culturels. Quel est le statut de ces productions ? Doivent-elles faire l'objet d'une protection et au bénéfice de qui ? Le cadre juridique est encore incertain. Il se construit au moment même où nous parlons.
La directive européenne du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique prévoit une exception pour la fouille de données dans un cadre de recherche, de manière plutôt vague, car on n'imaginait pas ces gigantesques IA à l'époque. La Commission européenne a proposé un projet de règlement en avril 2021 ; après quatre années de débats, un accord semble avoir été trouvé entre Commission, Parlement européen et Conseil le 8 décembre dernier. Ces débats ont été très virulents. Pour schématiser, au risque de caricaturer, sur la question spécifique du droit d'auteur, ils opposent les ayants droit, inquiets à juste titre des conditions d'entraînement des IA comme de leur impact sur le milieu de la création, aux entrepreneurs de l'IA, qui mettent en avant la nécessité, elle aussi compréhensible, de ne pas adopter une régulation trop poussée, susceptible de faire rater à la France et à l'Europe le train de l'IA, comme elles ont raté celui d'internet et des réseaux sociaux. Il reste à expertiser très finement le texte du compromis, qui peut d'ailleurs faire l'objet d'évolution avant son adoption définitive. Ce sera le travail de la commission des affaires européennes du Sénat, qui a confié une mission à ce sujet à deux membres de la commission de la culture.
C'est dans ce contexte qu'intervient notre table ronde. Nos invités vont nous permettre d'entamer de la meilleure manière notre réflexion et de bien positionner la thématique propre à la création.
Nous avons ainsi le plaisir de recevoir Mme Alexandra Bensamoun, professeur de droit privé à l'université Paris-Saclay, spécialiste de la propriété intellectuelle et membre du Comité de l'intelligence artificielle générative. Mme Bensamoun est accompagnée de cinq représentants des ayants droit, tous signataires de l'appel du 17 novembre, qui recouvrent l'ensemble des secteurs concernés : M. Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), M. David El Sayegh, directeur général adjoint de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), M. Renaud Lefebvre, directeur général du Syndicat national de l'édition (SNE), M. Thierry Maillard, directeur juridique de la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP), Mme Julie Lorimy, directrice générale du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (Sepm).
Je vais proposer à Mme Bensamoun de nous aider à bien comprendre les termes du débat en ouvrant cette discussion pour une dizaine de minutes, je demanderai ensuite à chacun de nos intervenants de nous présenter, en cinq minutes, les problématiques propres à leur secteur, leurs inquiétudes, et éventuellement leurs propositions.
J'ajoute, pour être complet, que nous avons convié à participer à cette table ronde d'autres membres du Comité de l'intelligence artificielle générative, dans le but de diversifier les points de vue. Malheureusement ni Cédric O, ancien secrétaire d'État au numérique, reconverti dans le conseil et actionnaire de la société Mistral AI, (Exclamations.)...
M. Pierre Ouzoulias. - C'est courageux !
M. Laurent Lafon, président. - ... ni Yan Le Cun, un des pionniers de l'intelligence artificielle et le créateur du laboratoire de Meta consacré au développement de ces applications, ni Gilles Babinet, entrepreneur et président du Conseil national du numérique n'étaient en mesure d'intervenir ce matin. Nous comptons, bien entendu, renouveler notre invitation dans les mois à venir.
Mme Alexandra Bensamoun, membre du Comité de l'intelligence artificielle générative. - Nous évoquons aujourd'hui l'IA générative. Ce terme recouvre des IA qui ingèrent beaucoup de contenus, stockés dans des bases d'entraînement, qu'elles déconstruisent pour en dégager des règles, lesquelles sont ensuite appliquées pour produire un contenu, à partir d'un prompt. Ces bases d'entraînement contiennent des contenus culturels, car il s'agit de contenus de qualité, qui sont donc recherchés. Ainsi, ChatGPT s'appuyait sur Books3, qui s'est avéré contenir des sources auxquelles elle avait accès de manière illicite.
Face à cette situation, quel est l'état du droit ?
La directive européenne de 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique a mis en place deux exceptions au droit d'auteur, dont la première est la fouille de textes et de données, ou le text and data mining. On ignorait à l'époque l'existence à venir de ces grands modèles d'intelligence artificielle à usage général, et cette exception est explicitement à vocation académique.
La seconde exception concerne tous les usages, y compris commerciaux. Alors que nous étions alors très concentrés sur l'article 17, son opposabilité et les questions de rémunération, elle est passée sous les radars. Elle est assortie de conditions : elle requiert un accès licite au contenu, et les titulaires de droits ne doivent pas avoir exercé leur droit à l'opt out, c'est-à-dire leur droit d'opposition.
Aujourd'hui, il est avéré que de grands modèles ont été entraînés sur des bases contenant des contenus non autorisés, quant à l'opt out, il est compliqué à utiliser, car il doit être lisible par les machines, ce qui pose problème au vu de la multitude de contenus concernés, alors que certains crawlers (ou robots d'indexation) écrasent, par ailleurs, les métadonnées. Des solutions techniques commencent à émerger, qui sont encore complexes à déployer, mais il reste beaucoup de travail à mener en la matière.
Le respect de ces deux conditions, licéité de l'accès et respect du droit d'opposition, ne pourra toutefois être vérifié que si les fournisseurs d'IA font preuve de transparence. Cette idée a suscité beaucoup d'oppositions et de discussions au cours du trilogue sur la proposition de règlement concernant l'IA (IA Act), ce qui m'a surpris : la transparence est un principe transversal qui s'impose à tous, qui fonde les textes européens tels que le Digital Services Act (DSA), il me semble donc logique et raisonnable de l'exiger. Cela permettra d'exercer les droits et de donner un cadre à l'exception de text and data mining. Ajoutons qu'il ne s'agit pas d'une exigence nouvelle, mais bien de l'application d'une exception adoptée dès 2019 par l'Union européenne.
Ce sujet ne concerne pas seulement la France et l'Europe, il est mondial. Ainsi, les États-Unis voient arriver beaucoup de procès - le dernier en date opposait Sarah Andersen et d'autres artistes à Stability AI et d'autres IA génératives -, ce qui crée de l'insécurité juridique et limite le développement et l'implantation de ces outils. En outre, les conséquences de ces pratiques sur le droit de la concurrence restent à déterminer : la Federal Trade Commission (FTC) s'y intéresse, car l'entraînement d'un système d'IA sur des sources illicites pourrait constituer un abus de position dominante. De même, se pose la question du report de responsabilité : quand de grands acteurs fondent de grands modèles puis les mettent à disposition de plus petits opérateurs, qui est responsable d'une éventuelle violation ?
Le compromis arrêté au terme d'un trilogue exigeant, qui a duré trente-cinq heures, préserverait l'obligation de transparence, mais d'autres inquiétudes naissent, en particulier sur la définition même d'un système IA à usage général (GPAI). Ainsi, une mention aurait été ajoutée parmi les définitions, dont la conséquence serait que la phase de recherche, de développement et de prototypage ne serait pas concernée par les obligations prévues.
Je me suis concentrée sur l'amont, dans cet exposé, mais l'aval pose également question : comment traite-t-on une production générée par IA ? Faut-il lui appliquer le droit d'auteur ? Sans doute pas s'il s'agit d'une création intégrale, car le facteur humain reste important dans la définition du droit d'auteur, mais une autre clause particulière est-elle nécessaire ou doit-on s'en remettre seulement à la responsabilité civile extracontractuelle ? Les sujets sont nombreux, hormis le droit d'auteur, ils concernent également la question des données personnelles, par exemple. En tout état de cause, la transparence est déterminante.
M. Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). - Je suis d'autant plus heureux d'être au Sénat que vous avez adopté une résolution pour poser le principe d'une régulation de l'IA. Nous ne sommes pas opposés au développement de ces outils, qui peuvent enrichir la création et qui offrent des usages très intéressants pour la vie sociale, mais nous considérons que celui-ci ne doit pas se faire aux dépens des droits des auteurs. Or, pour la première fois, la France, par la voix de Jean-Noël Barrot, ne s'est pas positionnée en soutien de la culture ; elle a, au contraire, travaillé à Bruxelles à mettre en place des coalitions avec des pays adversaires du droit d'auteur, afin de constituer une minorité de blocage. Nous sommes donc très déçus. Nous avons entendu un discours qui opposait innovation et création, modernité et droit d'auteur ; or le droit d'auteur, qui est une invention française, n'a jamais bloqué l'innovation ! Ce qui s'est passé est très grave : la position française s'est complètement alignée sur les intérêts de Mistral AI, dont l'un des actionnaires est Cédric O, qui avait pourtant reçu des recommandations très précises de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), dont la compatibilité avec ses activités nous semble poser question. Le risque de conflit d'intérêts nous semble clair. Il est à ce titre surprenant que le Comité de l'intelligence artificielle générative accueille deux représentants de Mistral : Arthur Mensch, son fondateur, et Cédric O. A-t-on déjà vu telle situation ? Cela pose un problème d'intérêt financier : M. O a acheté pour 176 euros des actions qui sont aujourd'hui valorisées à 23 millions d'euros. Il vient d'en revendre pour 1 million d'euros, y compris à des entreprises extra-européennes.
En ce qui concerne l'IA, nous demandons en effet l'application de la transparence, sans laquelle l'opt out est impossible. Or nous souhaitons que le développement de l'IA ne repose pas sur une piraterie généralisée. Les entreprises qui développent l'utilisation commerciale de l'IA sont d'ailleurs conscientes des risques. Ainsi, les patrons de Microsoft proposent à leurs clients une garantie de protection juridique : ils endosseront la responsabilité en cas de plainte pour violation de propriété intellectuelle. Dans un certain type d'activité, ces comportements sont le propre de la mafia ! Ce discours, qui est malheureusement tenu également par la France, me rappelle celui des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) lors des négociations sur la directive de 2019. Google expliquait alors que l'article 17 serait source d'insécurité juridique. La directive a été adoptée et très bien transposée sous le Gouvernement de Jean Castex, mais je n'ai pas constaté les dégâts annoncés sur l'activité de Google ou des autres acteurs du même ordre !
Nous avons l'habitude de traiter des données confidentielles, nous passons des contrats avec Netflix, Amazon, etc. qui sont couverts par la confidentialité, à laquelle nous n'avons jamais porté atteinte. Nous considérons donc que la transparence doit être garantie et que nous devons avoir accès aux données pour vérifier que celles-ci ne contiennent pas d'atteintes à nos droits - nous parlerons ensuite des produits. Or la position actuelle de la France est de réguler les produits, c'est-à-dire les éléments qui seront commercialisés, mais de laisser libre l'entraînement. À notre sens, la transparence doit pourtant commencer dès ce premier stade. La France a beau jeu d'affirmer qu'il n'existe nulle part dans le monde de régulation des produits, mais une régulation européenne s'appliquera aux acteurs étrangers qui accéderaient au marché européen. En outre, les accords entre acteurs américains de l'audiovisuel, qui ont fait suite aux très importantes grèves récentes prévoient bien une régulation des produits de l'IA puisqu'il s'agit de défendre les emplois des intéressés - auteurs, scénaristes et acteurs. Or l'ancien patron de DreamWorks, Jeffrey Katzenberg, affirmait récemment que, dans le dessin animé, l'utilisation de l'IA pourrait conduire à supprimer 90 % des emplois.
Il est choquant que la France, à qui l'on doit la directive droit d'auteur, adopte pour la première fois une position contraire au droit d'auteur, pour la satisfaction d'une seule entreprise - laquelle finira sans doute par être revendue aux Américains.
M. David El Sayegh, directeur général adjoint de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem). - Personne ici n'est contre l'IA. Nos créateurs l'utilisent, elle est aussi un outil essentiel de la prescription, en particulier musicale : les services de streaming l'utilisent pour aiguiller leurs abonnés vers des artistes ou des genres que ceux-ci affectionnent.
Pour autant, nous faisons face à une situation inédite en termes de droit d'auteur. Nous avons assisté à l'arrivée de beaucoup de nouveautés, en matière de modes de diffusion, par exemple. Il suffisait alors d'identifier les oeuvres concernées et d'entrer en négociation avec les exploitants. Cela n'a pas été facile, la directive de 2019 a dû corriger l'asymétrie entre plateformes et ayants droit, mais au final, il s'agissait d'exploitants qui exploitaient des oeuvres et généraient des revenus, il fallait seulement trouver des solutions.
Aujourd'hui, nous sommes face à une boîte noire : nous ne savons pas ce que les machines utilisent pour produire des contenus - je n'appelle pas cela « oeuvres ». Certes, nous bénéficions d'un droit d'opt out, nous l'avons d'ailleurs exercé, car il s'agissait de l'outil qui était à notre disposition pour restaurer nos droits et négocier avec les plateformes d'IA. Pour autant, si nous ne savons pas ce que les machines utilisent pour générer des contenus qui vont concurrencer - nous le savons bien ! - les oeuvres d'auteurs, nous ne pouvons pas mettre en oeuvre les droits d'auteur. C'est donc l'avenir même de ce droit qui se joue dans l'obligation de transparence. Celle-ci doit être efficace et s'appliquer aux plateformes européennes comme extra-européennes qui opèrent dans le marché unique. C'est cela que le texte prévoit actuellement. À défaut, le droit d'auteur ne servirait plus à rien.
Je suis moi aussi consterné que la France organise ainsi un système qui favorise l'opacité, alors que nous nous sommes battus avec le Gouvernement pour une protection robuste du droit d'auteur dans le numérique. On nous oppose qu'il existe des sociétés performantes dans le secteur. Tant mieux ! Celles-ci ne mourront pas d'une obligation de transparence, qui n'a pas plus fait disparaître les plateformes de partage de contenu, c'est le moins que l'on puisse dire. Il est essentiel qu'une telle mesure soit défendue pour que nous puissions négocier, mais également pour que les contenus issus de l'IA qui le méritent soient protégés.
L'enjeu est donc considérable, mais la France joue malheureusement un jeu dangereux.
M. Renaud Lefebvre, directeur général du Syndicat national de l'édition (SNE). - J'adhère à tout ce qui vient d'être dit. Nous ne pourrons pas aborder tous les sujets liés à l'IA, tant la question de la transparence accapare toutes les énergies. Nous ne sommes pas des lanceurs d'alerte professionnels, mais la cause qui nous mobilise est vitale pour l'avenir du droit d'auteur et donc de la création. Écartons d'abord quelques objections.
Il ne serait pas possible d'identifier des oeuvres sous droits. C'est déconcertant : une oeuvre est identifiée par des métadonnées. Toute l'anonymisation de la jurisprudence en France est fondée sur ce principe, depuis des décennies. Cet argument me semble donc de portée limitée.
Ensuite, l'opt out ne pourrait être respecté, parce que le droit d'opposition ne serait pas lisible par la machine. C'est risible : pourquoi donc s'agirait-il de la seule séquence de caractères que les moteurs d'IA ne sauraient pas lire ?
Il serait, en outre, impossible de soustraire des contenus douteux des machines qui les ont digérés. J'entendais pourtant Gilles Babinet expliquer que les outils d'IA prennent des éléments en entrée et contrôlent des résultats en sortie. Il faut donc ajouter ou retirer des données en entrée pour jouer sur la sortie et obtenir le résultat le plus adapté à ce que l'on souhaite. C'est comme cela que ça marche.
Enfin, la transparence serait un frein à l'innovation. Il est saisissant de constater que la transparence serait devenue une valeur négative. Il y a pourtant une Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, qui devrait se pencher sur la composition de certains comités ! Celui que nous avons à l'esprit contient en réalité trois membres liés à Mistral AI, car y siège également un membre du jury de thèse de M. Mensch. La transparence s'impose donc à tous, dans tous les domaines, mais l'IA en serait exemptée, au nom d'intérêts qui seraient supérieurs aux droits d'auteur et à la propriété intellectuelle ? Cela nous paraît constituer une erreur stratégique : le train des IA génératives est parti depuis longtemps, il était déjà un passager clandestin de la négociation sur la directive de 2019. Les législateurs n'ont pas vraiment perçu alors ce qui allait se passer dans les années suivantes, mais ce n'était sans doute pas le cas de certains acteurs concernés. La solution réside dans des IA qualitatives, entraînées sur des données de qualité et des contenus licites, qui produiront des contenus de qualité supérieure aux autres.
Il se mène encore aujourd'hui des combats d'arrière-garde pour limiter les effets des résultats du trilogue. Il serait préoccupant que s'organisent des chaînes de blanchiment de contenus illicites, grâce à des moteurs AI que l'on ne contrôlerait pas. Cet enjeu est fondamental pour nous tous, une telle unanimité est rare et le moment est décisif.
M. Thierry Maillard, directeur juridique de la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP). - Le secteur que je représente a le triste privilège d'être déjà très directement concerné par l'émergence des IA générative : ses oeuvres sont exploitées sous forme d'images et les IA, dans ce domaine, sont déjà nombreuses et très performantes : Dall-E, Midjourney, StableDiffusion ou Adobe Firefly. Cette dernière application a produit un milliard d'images en trois mois d'existence... Entre 2022 et 2023, ces IA ont généré un volume d'images plus important que le volume total de photographies en 150 ans. C'est absolument considérable. Dans quelques mois, les IA auront créé plus d'images qu'il n'en existe depuis la naissance de l'humanité.
Elles peuvent être très utiles : les auteurs de bandes dessinées les utilisent pour créer des décors, par exemple, mais leurs dangers sont actuellement très supérieurs à leurs avantages. Des éditeurs, des magazines utilisent ces images comme illustration ou comme couverture, car elles sont gratuites ou très peu chères - avec un forfait, chaque image revient à quelques centimes d'euro, dix mille fois moins que ce que demanderait un auteur - et on les obtient très rapidement, sans attendre le processus de création humain. Ainsi, un hors-série du Monde portait récemment en Une une image issue de l'IA. Cette situation soulève des problématiques juridiques, politiques et sociétales : quelle culture voulons-nous pour les générations futures ? Quels emplois souhaitons-nous préserver ? Les études déjà réalisées démontrent que le secteur des industries créatives génère un chiffre d'affaires et garantit un nombre d'emplois très supérieurs à ce à quoi pourront donner lieu les IA. Nous devons donc avoir le courage d'intervenir. En outre, les IA s'entraînant de plus en plus sur leurs propres oeuvres, nous risquons de donner naissance à une culture consanguine produite en vase clos dont nous ne savons rien des résultats ou des effets.
En amont, pour ce qui concerne le data mining, les problèmes fondamentaux à notre sens sont le consentement, la rémunération et la transparence. À ce titre, certaines solutions relèvent du droit européen, d'autres peuvent être traitées dans la législation nationale.
La première condition à défendre est la licéité des sources. Dans beaucoup de secteurs culturels, on a obtenu un contrôle de ce qui est diffusé. Ainsi, sur les plateformes de streaming, on s'inscrit, on ne télécharge pas tout le contenu à l'aveugle. Or ce processus bloque les robots des IA. Pour les images, en revanche, il n'existe pas de mesures techniques qui opèrent comme un premier filtre. On n'imagine pas le site du Centre Pompidou sans images. De plus, l'efficacité des dispositifs lisibles par la machine, lesquels sont présentés comme une solution, est limitée par le fait que les auteurs ne sont pas les diffuseurs de leurs oeuvres, dans notre secteur. Le législateur n'a pas eu cela à l'esprit, mais ils n'ont pas la main sur les serveurs de diffusion et ils ne peuvent pas courir après les milliers de sites qui diffusent une ou plusieurs de leurs oeuvres. Il existe des solutions ; la plus simple d'entre elles serait d'acter que l'article 4 de la directive de 2019 n'est pas applicable aux IA génératives. Nous avons des arguments très forts en ce sens, au regard des instruments internationaux ; en outre, la France doit appliquer le test dit « en trois étapes » prévu dans la directive, ce qui permettrait déjà d'écarter ces IA au niveau national. Si toutefois l'exception devait s'appliquer à ces machines, nous avons besoin d'un système d'opt out efficace : un auteur doit pouvoir faire valoir une opposition générale en une seule fois. Enfin, il reste une véritable faille : la directive n'impose pas d'obligation de désapprendre. Une fois que les IA ont digéré les oeuvres, même un opt out ne les oblige pas à les désapprendre. Ainsi, notre répertoire est déjà intégralement digéré, toute mesure ne concernerait donc que les oeuvres à venir. L'opt out pose donc beaucoup de problèmes qui restent à régler, mais il semble toutefois possible d'intervenir, même au niveau national.
Sur la rémunération se pose une autre difficulté : les auteurs sont concurrencés par des contenus générés par l'IA grâce à leurs propres oeuvres. Il existe des solutions : la plus satisfaisante serait, à partir de l'opt out, de parvenir à la mise en place de licences, avec un mécanisme supplétif de compensation appuyé sur le test en trois étapes. Pour autant, les auteurs perdent des contrats à cause des IA. Une solution commence à apparaître dans la doctrine et a été très récemment développée dans un très bon article de Valérie-Laure Benabou : le domaine public payant. Des oeuvres sans auteur physique entreraient dans le domaine public, ce qui interdirait les exclusivités ; en ajoutant une redevance, il deviendrait en outre possible de dédommager les auteurs humains. Il convient d'étudier les effets collatéraux possibles d'une telle mesure, qui reste théorique aujourd'hui. Il faut donc y réfléchir. Ne sont en cause ici que les IA génératives, les autres types d'IA ne sont pas aussi dangereuses pour les auteurs des arts visuels.
Mme Julie Lorimy, directrice générale du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM). - Tous nos adhérents, qui sont très divers, sont inquiets et nous sommes aux côtés des représentants des industries culturelles. Pour nous, toutefois, les impacts de l'IA ne concernent pas seulement notre modèle économique, mais également l'information. On parle d'ailleurs beaucoup de sa fiabilité dans le cadre des États généraux de l'information voulus par le Président de la République. Sur le plan économique, l'IA agit largement dans notre secteur comme un amplificateur de phénomènes antérieurs.
Nous partageons à 100 % tout ce qui a été dit sur la façon dont la décision publique est prise aujourd'hui sur le sujet : c'est pour nous un facteur de grande inquiétude. L'article de Capital est très choquant à ce titre ; en effet, la transparence est importante jusque dans notre vie publique ! Dès la constitution du Comité, nous nous sommes émus du parti pris de réunir non pas seulement de purs esprits, mais des représentants d'intérêts choisis : ceux de la Tech et de l'IA, mais aucun du monde culturel ou de l'information et des médias. Nous y avons, certes, un défenseur, mais cela risque tout de même de biaiser les résultats.
Concrètement, la presse est un secteur qui vit un paradoxe : elle a une très forte audience, jamais nos concitoyens n'ont autant lu ses productions, mais son chiffre d'affaires a été divisé par deux en vingt ans. Un Français sur deux s'informe via la presse écrite, numérique ou papier. Notre secteur suscite donc de l'appétence, mais il cherche son modèle économique. Ainsi, le numérique peine à être rentable : certains magazines le financent même par les ventes papier. La seule voie est le trafic en ligne, qui dégage des revenus et déclenche les abonnements. Or les internautes passent très souvent par des plateformes et des moteurs pour être conduits vers nos sites. La transformation du secteur, dès lors, se heurte au fait que la quasi-totalité des revenus publicitaires est captée par ces plateformes, alors même que ceux-ci sont dus, en partie, aux contenus de presse, à travers des parties d'articles, des images ou des liens. Il faut donc mesurer l'évolution de la position française : en 2019, la France défendait ces droits voisins et la protection des éditeurs ; aujourd'hui, face à la même problématique de détournement de trafic, cette fois-ci dû au développement de services d'IA, le changement est préoccupant. Ces services proposent des contenus qui ressemblent à la presse, sans participer aux coûts considérables de fabrication d'un magazine. Les modèles Bard ou ChatGPT offrent des articles synthétiques, sans participer en aucune manière aux coûts de production de l'information, lesquels sont pourtant colossaux. Plus inquiétante encore est la perspective de l'intégration de l'IA directement à des plateformes et à des moteurs de recherche. Après Microsoft, Google, par exemple, teste la Search Generative Experience, qui propose des résumés produits par l'IA à la place des actuels snippets. Le lien aura alors disparu, ou sera difficilement accessible. La captation de trafic et d'audience qui en résultera sera redoutable. Ce système augmente encore le risque que les utilisateurs ne cliquent pas sur le lien vers le site source ; un article américain récent évalue ainsi que 75 % des usagers se contenteraient du résultat de recherche. Il s'agit d'une menace existentielle pour la presse. Alors que le droit voisin n'est aujourd'hui pas encore entièrement déployé, qu'il n'a pas atteint toute l'ampleur à laquelle le législateur s'attendait, nous sommes face à cette nouvelle situation qui met en danger la presse, mais aussi le débat public. La matière première de la presse n'est pas une création de l'esprit, mais des données du réel, traitées par un journaliste, qu'il faut aller chercher, parfois dans des conditions très difficiles. On mesure l'importance d'une intermédiation de ce type dans les guerres que nous connaissons actuellement ; si l'information devait être seulement le fait de tweets de cobelligérants, nous subirions une propagande et des manipulations de très grande ampleur.
Lors des États généraux de l'information, le Président de la République a répété que la fiabilité de l'information était le point le plus important. C'est le coeur du sujet : on ne peut pas imaginer une IA non qualitative, qui baserait ses productions sur des sources non vérifiées. Une telle IA non régulée et manquant de transparence emporterait un double effet sur les citoyens : les éditeurs exsangues ne pourraient plus financer le journalisme et l'information de qualité, alors que l'IA, nourrie d'informations fausses et non régulées, offrirait aux lecteurs des informations non fiables. Il n'est absolument pas réaliste aujourd'hui de considérer que l'on pourrait s'informer grâce aux IA.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Merci de ces éclairages essentiels. M. Rogard a fait preuve de bon sens : l'IA n'est ni bonne ni mauvaise, tout dépend de l'usage que l'on en fait, c'est pourquoi il faut réguler d'emblée tout le secteur. Le règlement IA européen est le troisième volet d'un triptyque que l'on doit à Thierry Breton. C'est important : cette première législation mondiale sur l'IA dans le monde sera un étalon d'or, comme l'est le règlement général sur la protection des données (RGPD) dans son domaine. Elle devra donc être équilibrée et permettre l'innovation tout en garantissant le respect de nos droits fondamentaux grâce à la transparence.
La commission des affaires européennes étudie tous les textes européens pour nous permettre de formuler des résolutions ou des avis qui remontent au Parlement européen. Nous avons ainsi préparé un avis sur l'IA en étant bien conscients des dangers que vous avez évoqués. Un trouble est toutefois jeté par la situation de Cédric O, qui a beaucoup d'influence sur le Président de la République, mais qui défend les intérêts d'acteurs extra-européens depuis longtemps - c'était déjà le cas à propos du Health Data Hub. Sa participation à ce comité est troublante, celle d'autres membres, y compris issus de Meta, est franchement surréaliste. Pour autant, tout est bien qui finit à peu près bien, puisque le trilogue est parvenu à un texte reprenant certaines des préoccupations exprimées par le Parlement européen. À défaut, il serait encore temps pour notre commission des affaires européennes de formuler un avis début janvier, qui remontera très vite.
Le rôle de Cédric O est véritablement scandaleux, Thierry Breton lui-même l'a taclé à ce sujet !
Mme Karine Daniel. - Mes interrogations concernent la question du contrôle. Comment le gérer ? Quels moyens déployer ? Qui pourra le faire ? En cas de recours, nous subirons les effets d'une asymétrie dans le rapport de force entre des acteurs de l'IA très concentrés et des producteurs de contenu très nombreux. En outre, se pose le problème de la massification et de la vitesse de création de la valeur, marqué, encore une fois, par une grande asymétrie : le modèle économique est très difficile à trouver pour les créateurs de contenus alors que la création de valeur est exponentielle dans l'IA, comme on le voit avec les premiers retours sur investissement. Le législateur européen doit à mon sens prendre en compte ces enjeux d'asymétrie.
M. Pierre Ouzoulias. - J'ai questionné l'IA sur le sujet de ce matin, sa réponse est la suivante : « la réglementation de l'IA est un sujet complexe qui nécessite une approche équilibrée pour maximiser les avantages de l'IA, tout en minimisant les risques associés. » L'IA parle comme un sénateur ! (Sourires.) Elle fait preuve de plus de raison que bien des humains qui mettent leur intelligence au service de l'artifice.
J'aimerais vous entendre sur la question de la science ouverte et sur la façon dont certains grands éditeurs scientifiques privés sont en train de constituer une IA à partir des données scientifiques des articles, eux-mêmes financés par l'État via le modèle « diamant » de la science ouverte. L'État finance donc la possibilité que des acteurs privés produisent des conseils et des services basés sur les données de la recherche publique. Avec Laure Darcos, nous avons montré que le projet de science ouverte, développé par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, était sous-tendu par un angélisme absolu et que nos autorités ne distinguaient pas les véritables intentions à l'oeuvre : la constitution de futurs mastodontes qui disposeront des mêmes ressources que les grands acteurs dont nous parlons aujourd'hui. Il s'agit, à mon sens, d'un vrai danger pour l'édition privée. Un éditeur comme Mare & Martin, chez qui vous avez publié, Mme Bensamoun, rend un grand service à l'édition scientifique, mais son modèle économique est mis en danger par ces évolutions. Notre rapport n'a pas connu de suite, nous attendons une évolution du ministère à ce sujet. Comment pouvez-vous nous aider à provoquer cette prise de conscience ?
Mme Laure Darcos. - Je souhaite évoquer l'opt in. Pour mieux rémunérer les créateurs, ne faudrait-il pas réfléchir à l'amont ? Il me semble fou que nous nous retrouvions encore aujourd'hui à parler de cela. Après avoir dépensé tellement d'énergie à Bruxelles pour la directive sur le droit d'auteur, alors que ces acteurs n'existaient même pas encore, nous devons de nouveau retrousser nos manches. Sans être décourageant, c'est préoccupant et la position française est très inquiétante.
Ne peut-on donc pas réfléchir à une rémunération des auteurs en amont ? Je sais, par exemple, qu'on y a pensé pour ce qui concerne la musique.
Mme Monique de Marco. - Une proposition de loi a été déposée à l'Assemblée nationale pour introduire le consentement des auteurs à l'exploitation de leurs oeuvres par l'IA. Va-t-elle dans le bon sens, selon vous ? Si tel était le cas, nous pourrions nous en saisir et l'améliorer, par exemple au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication.
Mme Sylvie Robert. - Il est inquiétant que la France, le pays de Beaumarchais, oppose innovation et création.
Le volume des créations de l'IA est donc monstrueux ; avez-vous estimé les pertes sèches subies par les artistes et les auteurs qui justifieraient d'aller vers une régulation ?
En outre, les créations par IA vont poser des problèmes de qualification quant à leur originalité. Il faudra mener un travail jurisprudentiel de dentelle, qui a d'ailleurs commencé à l'étranger. Où placer le curseur ? Faut-il différencier le droit d'auteur des oeuvres augmentées, créées à partir de l'IA, de celui des oeuvres qui reflètent vraiment l'expression humaine de la créativité et de la personnalité de leur auteur ? J'ai pris position sur la question de la preuve de l'originalité de l'oeuvre ; il ne s'agit que d'un aspect limité, mais qui est appelé à prendre une grande importance.
Enfin, madame Bensamoun, vous avez indiqué que le principe de prototypage ne serait pas intégré dans les mesures prévues par le texte du règlement, pouvez-vous préciser les conséquences d'une telle omission ?
M. Laurent Lafon, président. - Sur l'opt out, le système actuel est-il efficace ? La Sacem l'a déjà utilisé, on en comprend aisément les motivations, mais quels ont été les résultats obtenus ?
L'Union européenne travaille sur une directive, quels sont les champs législatifs nationaux que nous pourrions investiguer pour protéger le droit d'auteur, dans cette situation, sachant le travail européen en préempte beaucoup ?
Mme Alexandra Bensamoun. - Le résultat du trilogue est-il satisfaisant ? Nous ne disposons pas encore du texte officiel, nous échangeons sur des hypothèses, à ce stade. Il semble qu'il comprenne une obligation de prendre des mesures pour respecter les droits, y compris de manière extraterritoriale, ainsi qu'une obligation de transparence des sources. Cela provoque toutefois des contestations, car certaines entreprises craignent que ces dispositions portent atteinte au secret des affaires. En effet, elles pourraient emporter des conséquences sur une stratégie commerciale. Pour autant, une solution bien connue existe : il suffit de passer par un tiers de confiance.
Sur la massification des données, madame Daniel, vous avez raison, les modèles sont entraînés sur des masses considérables de données. Pour autant, les acteurs concernés sont des professionnels de la donnée, qui ont l'habitude de traiter de tels volumes. Il n'est donc pas impossible de disposer d'une orientation sur les sources des données qui ont servi à l'entraînement. Je m'exprime seulement en mon nom propre, mais les titulaires de droits, par exemple, traitent déjà des milliards de lignes pour opérer les répartitions et faire les vérifications nécessaires. Nous sommes d'ores et déjà dans une société de la donnée, nous sommes donc appelés à le faire de plus en plus ; à ce titre, nous devons progresser sur la massification, car l'application du droit passera par un tel traitement de la donnée.
La science ouverte est dans le viseur de la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. Il serait intéressant que vous preniez connaissance du rapport du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) à ce sujet.
Mme Laure Darcos. - On ne nous l'a pas proposé !
Mme Alexandra Bensamoun. - Il a été présenté à la ministre lors de la dernière plénière, je peux vous mettre en relation, mais je suis éloignée du sujet.
Madame Robert, la qualification en aval va faire l'objet de travaux de doctrine, j'ai moi-même commencé à y réfléchir ; le principe d'humanité de la création est tiré de la convention de Berne de 1886, qui fonde le droit d'auteur au niveau international, le sujet est donc partagé. L'US Copyright Office, comme les tribunaux américains, a rejeté la qualification d'oeuvre lorsque l'auteur n'est pas un être humain. L'originalité repose sur l'empreinte de la personnalité de l'auteur, donc obligatoirement sur une personne physique.
Pour autant, il me semble très important de comprendre que l'IA est parfois un outil entre les mains d'un auteur ; à défaut, nous dissuaderions le secteur de la création d'utiliser l'IA. Nous avions déjà fait cette erreur avec la photographie et le législateur a dû faire évoluer sa position. Certains créateurs utilisent l'IA pour s'augmenter eux-mêmes, en quelque sorte, mais gardent la maîtrise de l'outil et conservent leur personnalité. Certes, il y aura sans doute une zone grise de qualification, qu'il appartiendra au juge de borner, ce n'est pas nouveau, il faudra l'aider par la doctrine. Ainsi, l'arrêt Painer de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a défini des critères pour dégager l'empreinte de la personnalité d'un auteur. La qualification est un travail d'application du droit, la responsabilité de ce processus appartient bien au juge.
Le trilogue est-il satisfaisant ? Oui en ce qui concerne les obligations de respect des droits en amont et de transparence. Sur ces sujets, il constitue un progrès, sinon une victoire, et il faut féliciter l'Union européenne d'être parvenue à cela. Pour autant, le diable se niche dans les détails et nous ne disposons pas de l'intégralité du texte. Ainsi, ces obligations sont mises à la charge des systèmes d'IA à usage général (GPAI) ; or l'article 3, qui est l'article définitoire, retire la qualification de GPAI à la phase de recherche, développement et prototypage. Cela signifie qu'en phase de construction de l'outil, ces obligations ne s'appliqueraient pas. À vrai dire, je ne comprends pas comment ces deux dispositions s'articuleraient. Mes propos doivent donc être entendus au conditionnel : je dispose d'une version du texte qui n'est peut-être pas finale.
M. Laurent Lafon, président. - Quand sera rendue la version officielle ?
M. David El Sayegh. - Avant les vacances.
Mme Alexandra Bensamoun. - Des réunions techniques sont toutefois encore prévues en janvier.
M. Pascal Rogard. - Le texte est sans doute bon, parce que M. Barrot et consorts ont dit qu'il ne l'était pas, et qu'ils allaient essayer de sortir l'entraînement du dispositif de protection. Cela se joue en ce moment. Thierry Breton a fait un très bon travail, il a indiqué que les Gafam et Mistral ne défendaient pas l'intérêt général. C'est maintenant qu'il faut exercer une pression maximale sur le Gouvernement et qu'il faudrait revoir la composition du Comité, qui ne contient qu'une seule défenseure des droits, ici présente.
Mme Alexandra Bensamoun. - Je n'y représente aucun intérêt ; je suis seulement professeur de droit spécialisée en propriété intellectuelle et droit du numérique.
M. Pascal Rogard. - Y sont représentés les intérêts de la Tech, mais pas ceux des droits d'auteur. Or en ce moment, jour et nuit, M. O et sa bande essayent de détricoter les résultats que nous pourrions avoir obtenus dans le trilogue !
Mme Julie Lorimy. - Le travail du trilogue est un encouragement pour nous, car selon toute vraisemblance, les principes de transparence et de respect des droits de la propriété intellectuelle y sont reconnus. Nous nous inquiétons toutefois d'un détricotage possible par le biais de mesures techniques. Un compromis politique ne saurait être rendu ineffectif par le travail technique !
Mme Laure Darcos. - C'est pourtant possible.
Mme Julie Lorimy. - Nous avons peu de moyens de nous en assurer, nous comptons beaucoup sur vous pour cela. L'exception évoquée concernant les GPAI pourrait en effet vider le texte de sa substance. Il est également question d'en exclure les moteurs open source. Cela n'a pourtant rien à voir : les applications open source ouvrent leur code, et non leurs sources d'entraînement, alors que c'est la transparence quant à ces dernières qui est cardinale.
M. Renaud Lefebvre. - Tout est bien qui finit bien, si tant est que ce soit bien fini et que la fin ne soit pas modifiée au montage !
M. David El Sayegh. - Des éléments ont été précisés : le trilogue a apporté une disposition sur le droit d'auteur comprenant un considérant sur les effets de l'opt out qui impose aux opérateurs de corriger l'asymétrie évoquée précédemment et explicitant la responsabilité des outils d'IA. C'est très important parce que nous disposons maintenant d'un mode d'emploi. En outre, les fournisseurs d'IA, où qu'ils entraînent leur moteur, devront se conformer à la législation européenne pour opérer en Europe : « aucun fournisseur d'intelligence artificielle ne doit être en mesure d'obtenir un avantage concurrentiel sur le marché de l'Union européenne en appliquant des normes de droits d'auteur moins strictes que celles prévues par le droit européen. » C'est un grand progrès ; à défaut, nous nous retrouverions dans une situation de forum shopping avec des entreprises mondialisées opérant ailleurs et inondant nos marchés. Le diable est en effet dans les détails et nous devons rester prudents. Sur la traçabilité des contenus et l'obligation de transparence, au-delà du principe et de la norme, un bureau de l'IA sera fondé pour établir le modèle. Les parlementaires français devront être attentifs à l'efficacité de ce dernier, car tout reposera sur ce point : pourrons-nous identifier nos contenus quand ils seront utilisés pour alimenter les IA ?
Mme Alexandra Bensamoun. - Sur l'articulation entre le règlement et la proposition de loi déposée à l'Assemblée nationale, je réserve certaines de mes remarques aux députés concernés, que je rencontre demain. Le règlement constitue un progrès en matière de droit d'auteur, et cette proposition de loi devra être adaptée en le prenant en considération, car le droit européen nous interdit d'adopter des lois nationales en phase de discussion d'un texte européen sur le même sujet. Or l'IA Act va imposer certaines dispositions qui nécessiteront des évolutions du texte de l'Assemblée nationale. Pour autant, cette proposition de loi va dans le bon sens, car elle marque l'intérêt du Parlement pour ces sujets. La démarche est donc positive. Le règlement européen est directement applicable et ne nécessite pas de transposition, mais, comme ce fut le cas pour le RGPD, il sera possible d'ajouter des dispositions dans notre code, voire de nous immiscer dans des domaines non réglementés, comme tout ce qui concerne l'aval. N'est-il pas un peu trop tôt pour faire cela ? Nous devons y réfléchir, mais il est peut-être temps d'étudier toutes les solutions possibles. On peut également évoquer des sujets très pratiques, sur l'opt out, par exemple, pour préciser les mesures adoptées en 2021. Elles partagent la même logique : il s'agit d'IA et de création culturelle. Cela nous permettrait de réaménager des dispositions écrites quand l'IA générative grand public n'existait pas.
M. David El Sayegh. - Sur l'opt out, le législateur a transposé par ordonnance la directive de 2019, qui n'est pas très claire. Elle contient ainsi les expressions « par des moyens appropriés » ou « de manière express », ce qui va de soi. Il y a donc matière à légiférer, d'autant plus que, ainsi que cela a été dit, ce ne sont pas les auteurs qui diffusent les oeuvres, mais les plateformes. La Sacem a beau faire valoir son droit à un opt out pour basculer vers l'opt in, rendre licites les emprunts et rémunérer les créateurs, si les plateformes ne le mettent pas en place, les IA viendront tout de même piller nos contenus. À l'époque, nous n'avions pas de recul ; aujourd'hui, nous en avons, nous avons des experts, un retour d'expérience pratique : il faut responsabiliser les plateformes sur la mise en oeuvre de l'opt out. YouTube est aujourd'hui la plus grande base de données de musique au monde ; si elle n'organise pas efficacement le droit à l'opt out, elle sera pillée, car elle servira de cible. Il est essentiel que cette option ne soit pas seulement théorique, mais qu'elle s'applique concrètement, via les plateformes.
M. Thierry Maillard. - Je suis d'accord. L'opt in serait l'idéal, pour nous, mais il s'agirait alors d'un retour au droit exclusif pur, ce qui implique un processus plus long et sans exception. En revanche, il faut très vite aménager l'opt out. Tous les sujets sont mis sur la table dans la proposition de loi en question, mais celle-ci pose des problèmes légistiques et manque parfois de cohérence avec la réalité, comme pour ce qui concerne l'idée d'une cotitularité des droits sur les oeuvres générées par IA, impliquant des centaines de millions d'auteurs potentiels. La transparence est le préalable à la rémunération, mais concerne aussi d'autres sujets, qui doivent être abordés. Aujourd'hui, par exemple, on ne sait pas estimer les pertes, car les processus sont très dilués : la couverture du Monde que j'évoquais n'est ainsi pas créditée comme étant produite par l'IA. Nous devons disposer de procédés lisibles par les machines indiquant qu'une oeuvre est issue de l'IA, mais la cotitularité des droits contenue dans la proposition de loi imposerait alors de publier avec la couverture la liste de tous les auteurs qui y ont été intégrés, c'est-à-dire une masse absolument énorme. Cela pose indéniablement problème.
Madame Robert, vous nous interrogiez sur l'aval, sur la protection des oeuvres et leur lien avec la notion d'originalité. Nous connaissons déjà ces questions avec l'art contemporain, où beaucoup d'auteurs posent un protocole et laissent ensuite des machines, des agents ou la nature produire quelque chose. Nous nous en sommes toujours sorti en nous appuyant sur la présomption de titularité de droit pour celui qui diffuse l'oeuvre sous son nom. Des auteurs utilisent sans doute déjà l'IA de cette manière. Nous devons donc appréhender le droit d'auteur de manière raisonnable, en nous gardant de refuser la protection à quelqu'un qui utilise des outils pour un projet créatif. Le critère est l'intervention décisive de l'auteur dans la création.
Le problème se posera vraiment dans le cas d'oeuvres générées par la machine sans intervention en amont d'aucun créateur. Il faudra alors les handicaper, c'est pourquoi le système du domaine public payant serait intéressant. Il faut faire en sorte que les oeuvres issues de machines seules ne soient pas concurrentielles. Le domaine public payant ne relevant pas de la directive de 2019, nous pourrions intervenir sans avoir l'avis du législateur européen, car il ne s'agit pas de droit d'auteur. Mme Bensamoun est toutefois réservée à ce sujet.
M. Renaud Lefebvre. - Sur l'opt out, nous ne sommes pas dans des situations juridiques équivalentes, mais la position des éditeurs de livres est très claire : nous souhaitons un exercice généralisé du droit d'opposition. Ce n'est pas par opposition à l'IA, mais parce que, actuellement, nous ne bénéficions pas de la protection nécessaire. Cela induit un climat de défiance qui est, à mon sens, le principal frein à l'innovation. L'effectivité d'un tel système est difficile à garantir, car il manque, à mon sens, une forme d'obligation à faire diligence raisonnable pour rechercher qui a pu exercer un droit d'opposition quelque part. Que l'on ne fasse pas mine de croire que, parce que l'on aurait vu dix pages d'un livre sur le site d'une maison de presse, on pourrait préjuger de l'accord de l'éditeur. Nous parlons d'entreprises géantes de la technologie, il n'est pas compliqué pour elles de retrouver l'information sur le site de l'éditeur lui-même. La solution à terme pourrait en effet passer par un tiers de confiance, qui respecte le secret des opérateurs, assorti d'un recueil centralisé du droit d'opposition. À défaut, les titulaires de droits finiront par s'épuiser.
M. Pascal Rogard. - L'histoire se répète : ça commence toujours par la piraterie ! La différence, c'est que, alors que la piraterie a toujours été condamnée par le Gouvernement, celui-ci défend aujourd'hui les entreprises pirates. Actuellement, en termes d'efficacité, l'opt out correspond plus à de la communication qu'à un dispositif efficace. Sur l'opt in, en revanche, on assiste à des évolutions intéressantes, comme l'accord récent entre OpenAI et Springer. Cela démontre que si l'on veut respecter le droit d'auteur et entrer dans un cadre légal, c'est possible.
La question de la multiplicité des ayants droit face à quelques grandes entreprises a été évoquée, mais il existe déjà des systèmes de gestion collective qui fonctionnent, il n'est pas utile de réinventer ce que nous avons déjà traité.
Pour autant, je souhaite que la France soit ferme sur ses principes et reste le premier défenseur de la protection des créateurs, des artistes interprètes, des entreprises de presse, avec le droit voisin. Elle a toujours mené ce combat, qu'elle a toujours gagné, elle ne saurait y renoncer pour faire gagner quelques centimes de plus à M. Cédric O !
Mme Julie Lorimy. - Nous avons éprouvé l'asymétrie des forces dans les contentieux. En 2020, nous avons lancé une procédure contre Google pour faire appliquer notre droit voisin : Google a été condamné à 500 millions d'euros d'amende et des conditions de négociations plus faciles pour nous ont été imposées aux géants de la Tech par une décision de l'autorité de la concurrence.
Nous sommes passés trop vite sur les propos de Thierry Maillard : les modalités d'application de cette exception ont été élaborées à une époque où l'IA balbutiait, où l'on n'imaginait pas la destruction de valeur qui allait s'ensuivre et les problèmes afférents à l'application du test en trois étapes. Nous ne souhaitons pas aller trop vite, il nous faut explorer tous les champs, et tous les moyens juridiques dont nous disposons : la propriété intellectuelle, mais aussi le droit de la concurrence, lequel s'exerce a posteriori. Nous pouvons également nous appuyer sur le Digital Markets Act (DMA), entré en vigueur progressivement en 2023. La Commission européenne y a déterminé une liste de gatekeepers, de grandes plateformes qui sont soumises à des obligations. Nous cherchons donc à approfondir nos connaissances et notre doctrine juridique en la matière, qui doit être ouverte sur différents champs. Il nous faut restaurer les éditeurs dans leur droit de bloquer ou d'autoriser la reproduction en étant rémunérés, sur le modèle de l'accord entre OpenAI et Springer. Notre priorité est bien de donner le choix aux éditeurs.
Mme Catherine Morin-Desailly. - C'est la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) qui contrôlera l'application par les systèmes d'IA de ces mesures, laquelle Cnil est directement remise en cause par des membres du Comité interministériel, notamment Cédric O et Gilles Babinet. Ce dernier a déclaré devant nous qu'il fallait en finir avec cet organisme qui briderait l'innovation. Nous nous battons donc contre des esprits qui opposent transparence et innovation, c'est une ineptie totale. C'est sans doute pour cela qu'ils n'ont pas souhaité être auditionnés par notre commission.
M. David El Sayegh. - Notons que M. Babinet a vendu sa première entreprise à Microsoft !
Mme Alexandra Bensamoun. - Je ne réponds pas à titre personnel du Comité interministériel. Comme professeur de droit, je dis toute l'importance de respecter les droits, le droit de propriété comme le droit à la protection des données personnelles, qui sont des droits fondamentaux, qui nous engagent au sein de l'Union européenne comme de conventions internationales. Il est important de rappeler que l'IA est une chance, mais qu'elle ne saurait se déployer en rognant sur ces droits fondamentaux. Il faut trouver un équilibre, car le droit repose toujours sur un équilibre. L'exception s'applique-t-elle ? Nous le saurons un jour, parce qu'un juge nous le dira, mais ce jour est lointain et il y a urgence à agir avant que la Cour de justice de l'Union européenne statue, pour améliorer les conditions de l'opt out et son effectivité. Il nous faut donc tout mobiliser, opt out, DMA, droit de la concurrence, pour sécuriser le marché.
Enfin, le refus de se soumettre au droit, le refus de la transparence, crée des crispations et une défiance dont la conséquence est l'exercice généralisé d'un droit d'opposition, qui n'est agréable et souhaitable pour personne. Empêcher l'intégration de la culture française à ces IA emporterait des effets de bord négatifs sur sa diffusion, son rayonnement et sa diversité. Pour susciter la confiance, il faut des solutions équilibrées, basées sur le respect d'une chaîne de valeur. Je me souviens des débats sur l'article 17 ; quand je me rendais dans des capitales européennes pour défendre le texte, je devais baisser la tête devant des panneaux publicitaires immenses implorant « Save Our Internet ! ». Les choses ont bien évolué !
M. David El Sayegh. - L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) est supposée recueillir les plaintes des opérateurs dont les contenus auraient été indûment bloqués à cause de l'article 17. Souvenez-vous de l'hystérie qui régnait à ce sujet il y a quatre ans ! Depuis lors, il n'y a eu aucune plainte...
M. Laurent Lafon, président. - Cette table ronde a permis une meilleure compréhension des enjeux de l'IA par rapport à la création, merci à tous.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 40.
- Présidence de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, et de M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois -
La réunion est ouverte à 16 h 40.
Mission conjointe de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes - Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice
M. François-Noël Buffet , président de la commission des lois. - Mes chers collègues, Monsieur le garde des sceaux, la mise en place de cette mission conjointe de contrôle par la commission de la culture et par la commission des lois traduit une volonté : voir si des leçons ont été tirées de l'agression dramatique du professeur Samuel Paty, singulièrement par le ministère de la justice, et dans l'affirmative, lesquelles. Quelle organisation votre ministère et l'éducation nationale ont-ils depuis mise en place ?
Je précise que cette audition est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet du Sénat.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Nous nous intéressons tout particulièrement à l'articulation des différents acteurs - police, justice, éducation nationale - et à la façon dont la chaîne pénale s'enclenche dès lors qu'un enseignant est menacé ou victime d'une agression.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Trois ans après l'assassinat de Samuel Paty, l'attentat contre Dominique Bernard démontre à quel point la menace terroriste continue de peser sur les professionnels de l'éducation nationale. Personnel et élèves des établissements scolaires sont devenus des cibles privilégiées, et ces atteintes portées dans l'espace scolaire sont insupportables - doux euphémisme...
Elles viennent violer le sanctuaire républicain. Nous nous devons de préserver l'école de toute forme de radicalisation, d'obscurantisme et de violence, car elle est le premier espace de transmission des valeurs de notre République. Elle mérite une mobilisation sans faille pour que les enseignants continuent à éveiller l'esprit de nos enfants sans craindre pour leur vie ou pour celle de leurs proches. Tous les acteurs de l'État sont unis pour protéger l'école républicaine ; mon ministère ne fait pas exception.
Nous nous devons d'apporter, à tous niveaux de menace, une réponse coordonnée, immédiate, ferme et dissuasive. Pour cela, il est essentiel que tout acte répréhensible à l'encontre de la sphère scolaire soit porté à la connaissance de l'autorité judiciaire ou administrative. Si la justice n'est pas saisie, elle ne peut intervenir ! Il faut donc fluidifier les circuits d'information pour apporter la meilleure réponse possible.
J'ai été amené à prendre un certain nombre de circulaires pour renforcer les partenariats entre l'éducation nationale et le ministère de la justice. Il a fallu pour cela changer de paradigme. En effet, certaines alertes n'étaient pas toujours portées à la connaissance de la justice. Cette remontée d'informations doit être rapide et l'autorité judiciaire efficiente.
Une première disposition précédait ma nomination comme ministre : la circulaire du 8 avril 2005 relative à la prévention et au traitement des infractions commises au sein et aux abords des établissements scolaires. Avec ce texte et la circulaire du 11 octobre 2019 relative à la lutte contre les violences scolaires, le ministère de la justice a souligné l'impérieux besoin d'établir des conventions départementales entre services de l'éducation nationale, forces de l'ordre et parquets. De telles conventions sont essentielles, notamment dans les situations d'urgence, pour convenir des modalités de transmission des signalements aux procureurs de la République. En effet, il importe que le chef d'établissement, pour faire face à un danger, sache quoi faire et comment contacter le parquet.
Dès le 17 octobre 2020, au lendemain de l'assassinat de Samuel Paty, j'ai diffusé une circulaire relayant le télégramme adressé le même jour par le ministère de l'intérieur. Ce texte appelait à accroître notre vigilance en matière de protection des établissements scolaires et du personnel de l'éducation nationale. Il fallait agir vite et de manière ciblée pour que les magistrats du parquet et les membres de l'éducation nationale soient en mesure d'identifier les signaux, fussent-ils les plus faibles, d'une radicalisation violente. Le message derrière cette circulaire était clair et accessible à tous. Il fallait valoriser ce partenariat solide entre l'éducation nationale, l'intérieur et la justice, afin que ce dialogue constant devienne un rempart pérenne contre le terrorisme.
De même, j'ai rappelé le 17 octobre 2020, aux côtés du ministre de l'intérieur, la nécessité d'analyser l'état de la menace pesant sur les établissements scolaires et sur le personnel qui y exerce, et de partager l'information pour coordonner la réponse administrative et judiciaire.
Cette coordination devait s'illustrer par le dynamisme des instances de lutte contre la radicalisation : groupes d'évaluation départementaux (GED) et cellules de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles (CPRAF). Non seulement les procureurs de la République sont mobilisés systématiquement au sein de ces instances présidées par le préfet de département, mais encore l'éducation nationale y est représentée au travers des directeurs académiques des services de l'éducation nationale (Dasen). Les services de renseignement y partagent ainsi leurs informations avec les autorités préfectorale et judiciaire ainsi qu'avec l'éducation nationale ; à l'inverse, le procureur de la République et les représentants de l'éducation nationale peuvent transmettre des informations aux services de renseignement. En assurant une telle circulation régulière des connaissances entre les acteurs des départements, nous sommes mieux à même d'anticiper les menaces et violences terroristes.
Mon ministère veille à ce que tout fait significatif visant la sphère scolaire soit porté à la connaissance de l'autorité administrative ou judiciaire. Ainsi, les chefs d'établissement doivent faire systématiquement remonter aux directeurs académiques des services de l'éducation nationale toute menace pesant sur le personnel et sur leur établissement, toute forme de radicalisation et même tout discours portant atteinte à la laïcité. De telles informations sont ensuite transmises au préfet de département, qui évalue chaque situation et décide des mesures les plus adaptées. Le recteur ou le directeur académique des services de l'éducation nationale signale également au procureur de la République les faits susceptibles de constituer une infraction, en application de l'article 40 du code de procédure pénale.
Par l'instruction interministérielle du 27 octobre 2020 relative à la sécurisation de l'espace scolaire et aux mesures d'accompagnement du corps enseignant, nous avons rappelé que, dès la commission des faits, les membres de la communauté éducative doivent signaler à leur hiérarchie toute menace ou atteinte à leur personne. J'insiste : ils « doivent ». Nous avons connu des situations où les enseignants sont victimes et n'osent pas dire les choses. Dès lors, la justice ne peut intervenir.
Dès le signalement des faits, les agents du personnel éducatif font l'objet d'un soutien spécifique. Ils sont informés de leur droit de déposer plainte et peuvent être accompagnés dans cette démarche par la direction des services départementaux de l'éducation nationale. Dans chaque brigade de gendarmerie ou commissariat de police, un référent sécurité scolaire identifié renseigne les agents sur les modalités pratiques d'un tel dépôt de plainte. Une orientation vers l'association locale d'aide aux victimes est également proposée. Lorsque la protection de la victime paraît nécessaire, sa domiciliation peut être celle de son adresse professionnelle ou de l'adresse du service de police ou de la brigade de gendarmerie.
Dans la circulaire du 5 septembre 2023 relative aux infractions commises en milieu scolaire, j'ai de nouveau invité les parquets généraux et les parquets à renforcer les partenariats avec l'éducation nationale et les établissements scolaires par la conclusion de protocoles, destinés à formaliser les circuits de signalements à l'autorité judiciaire. De façon générale, j'ai toujours demandé à ce que l'on abandonne la culture du « couloir de nage » : il est dans notre intérêt de travailler ensemble, et non pas de manière séparée.
J'ai rappelé le rôle des magistrats assurant le rôle de référent éducation nationale. Cette fonction, créée récemment, vise à assurer l'efficacité de la transmission des informations. Ces magistrats spécialisés veillent à maintenir, en lien avec le référent justice désigné par le recteur, des contacts réguliers avec leurs correspondants au sein des établissements scolaires pour déceler, en faisant le tour des établissements, d'éventuelles difficultés et pour mieux les anticiper. Ils sont également en contact avec les référents désignés au sein des services de police et de gendarmerie. Tous ensemble, ils communiquent pour déceler les signaux les plus faibles et pour éviter des drames indicibles.
En outre, les procureurs de la République assurent un lien opérationnel entre les magistrats qui assurent le rôle de référents éducation nationale et ceux qui sont identifiés comme référents radicalisation violente et terrorisme afin de coordonner parfaitement les actions. Pour rendre le traitement quotidien des informations encore plus utile et rapide, nous sommes en train d'élaborer avec l'éducation nationale une trame harmonisée de signalements directement exploitables dès lors qu'un comportement dénoncé constitue une infraction pénale.
Au-delà de la lutte contre la radicalisation et le terrorisme, il nous faut protéger nos écoles et nos enfants des dérives séparatistes en combattant à la racine de tels discours, sources de déstabilisation majeure. Je pense à la présentation de ce tableau, voilà quelques jours, à des élèves ; les réactions ont été extraordinairement choquantes ! Minorer ces difficultés est à mon avis une faute morale et politique majeure.
L'école, en ce qu'elle incarne la promesse républicaine d'égalité des chances, est au coeur de la stratégie interministérielle de lutte contre les séparatismes. Cette lutte devrait commencer au sein des familles, ce que j'ai résumé par une formule un peu familière : « tenez vos gosses ! ». Il faut rappeler à ses enfants que nous vivons dans un pays laïc, dont les seules valeurs sont républicaines. Après les familles, la lutte passe par l'éducation nationale puis par la justice, dans son volet préventif et répressif. Une synergie doit se mettre en place, mais certains jettent de l'huile sur le feu... Ainsi, j'en veux beaucoup à Jean-Luc Mélenchon et à ses séides. Raconter aux Musulmans de notre pays que nous les détestons est totalement irresponsable !
Les cellules de lutte contre l'islamisme radical et le repli communautaire (Clir) assurent localement le contrôle des structures identifiées comme porteuses de discours et de comportements séparatistes. Dans le même objectif, un nouvel arsenal a été consacré par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Il vise à faire face à la prolifération des discours haineux et des contenus illicites sur internet et sur les réseaux sociaux.
Par la circulaire du 22 octobre 2021, j'ai sensibilisé les parquets généraux et les parquets à la nécessité de se saisir des infractions incriminant des comportements susceptibles de viser les enseignants. J'ai également invité les procureurs à renforcer la répression à l'encontre des auteurs et des diffuseurs de contenus haineux sur les réseaux sociaux. La mobilisation de mon ministère se fonde dès lors sur l'arsenal législatif suivant.
Premièrement, nous avons mis en place le délit d'entrave à la fonction d'enseignant. Le fait d'entraver de manière concertée à l'aide de menaces l'exercice de cette fonction est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.
Deuxièmement, par la circulaire du 5 septembre 2023 relative aux infractions commises en milieu scolaire, j'ai assuré la large diffusion aux procureurs généraux et aux procureurs de la République de la note du ministre de l'éducation nationale du 31 août 2023. Celle-ci invite les chefs d'établissement à veiller au respect de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ; je pense évidemment aux abayas. Les parquets généraux et les parquets se sont vu rappeler dans cette même circulaire que l'infraction prévue à l'article 433-3-1 du code pénal, qui incrimine les menaces et les violences séparatistes, peut être retenue en cas de comportement menaçant, violent ou intimidant commis dans le but d'obtenir une adaptation des règles. Retirez cette toile que je ne saurais voir !
Troisièmement, il a été rappelé que les pressions sur les croyances des élèves ou les tentatives d'endoctrinement sont constitutives d'une contravention, relevant d'une infraction de cinquième classe lorsque ces agissements sont commis dans les écoles publiques, dans les locaux d'enseignement ou à leurs abords immédiats au cours de toute activité liée à l'enseignement.
Quatrièmement, j'ai invité les parquets généraux et les parquets à apporter une réponse ferme et immédiate à toutes les infractions commises à l'encontre des enseignants et du personnel de l'éducation nationale. Les menaces ou violences dirigées contre les professionnels de ce secteur portent atteinte non seulement à leur autorité, mais aussi au fonctionnement de notre système éducatif.
À ce titre, la loi pénale protège spécifiquement le personnel de l'éducation nationale et le sanctuaire scolaire. Il existe à cet égard de nombreuses infractions pour lesquelles la qualité d'enseignant ou le lieu de commission des faits sont constitutifs de circonstances aggravantes, comme les faits de violences dans leur ensemble. Les lieux éducatifs bénéficient dès lors d'une protection supplémentaire en raison de la sécurité devant être assurée aux usagers dans ces espaces.
Cinquièmement, le délit de mise en danger par diffusion d'information a été créé par la loi du 24 août 2021. Le nouvel article 223-1-1 du code pénal incrimine les comportements individuels visant à nuire gravement à une personne, à sa famille ou à ses biens en dévoilant des informations personnelles la concernant. Ce nouveau délit est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. Ces peines sont portées à cinq ans et à 75 000 euros lorsque les faits sont commis au préjudice de certaines catégories de personnes, dont celles qui sont chargées d'une mission de service public. En 2022, trente-quatre affaires relevant de ce délit ont été orientées par les parquets, contre six en 2021.
Répondant à un vide juridique, cette infraction vise les messages véhéments qui diffusent sur les réseaux sociaux des éléments permettant d'identifier une personne, tels que ceux qui avaient été proférés à l'encontre de Samuel Paty. Après ce drame, nous nous sommes rendu compte que nous avions un « trou dans la raquette » - : il n'était pas possible de judiciariser ce comportement.
Il n'existe pas de législation parfaite. Chaque affaire mène à une réflexion, bien au-delà des irresponsables « y'a qu'à, faut qu'on » ! Ceux qui promettent la disparition de ces crimes, comme s'ils pouvaient ne plus exister, sont des menteurs : le risque zéro n'existe pas. À ce titre, je rends hommage aux forces de sécurité intérieure et à nos équipes de renseignement, notamment pénitentiaire.
Les dispositions de la loi de 2021 sont notamment mobilisées par le pôle national de lutte contre la haine en ligne (PNLH). Celui-ci a été créé à droit constant par la circulaire du 24 novembre 2020 relative à la lutte contre la haine en ligne et par le décret du 24 novembre 2020. Le tribunal judiciaire de Paris a été désigné pour centraliser, sous la direction du procureur de Paris, le traitement des affaires de cyberharcèlement et de haine en ligne. Entre janvier 2021, date d'ouverture effective du pôle, et le 13 novembre 2023, le PNLH s'est saisi de 2 009 procédures. Ce chiffre signifie que cet acteur est bien identifié dans le paysage judiciaire et qu'il tourne à plein régime.
Le pôle national de lutte contre la haine en ligne a notamment vocation à traiter les infractions suivantes lorsqu'elles sont commises en ligne : discours de haine réprimés par la loi de juillet 1881 ; provocations directes à un acte de terrorisme et apologie publique d'un acte de terrorisme ; toute forme de menace, harcèlement moral et sexuel, et cyberharcèlement en l'absence de relations interpersonnelles ou professionnelles entre la victime et l'auteur des faits dès lors que les messages comportent des éléments permettant de retenir une circonstance aggravante des articles 132-76 ou 132-77 du code pénal, ou qu'il y a expression ou exposition publique de la victime. Dans ce cadre, le parquet de Paris est l'interlocuteur privilégié de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos).
La création du pôle national de lutte contre la haine en ligne a permis à l'institution judiciaire de nouer un véritable dialogue avec les opérateurs de réseaux sociaux, dialogue indispensable à l'efficience de l'action judiciaire. Grâce à l'identification de personnes « ressources », le pôle a effectivement pu intervenir directement auprès de ces opérateurs, afin de faciliter l'exécution de réquisitions judiciaires. Le blocage de sites diffusant ces messages de haine a par ailleurs été renforcé.
À ce sujet, les dispositions du règlement européen sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA), seront applicables au 17 février 2024. Ce règlement vise à lutter contre la diffusion de contenus illicites et à instaurer plus de transparence entre les plateformes en ligne et leurs utilisateurs.
Le législateur français a pris des dispositions afin d'adapter le cadre légal national à ce règlement : c'est l'objet du projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, adopté en première lecture à l'Assemblée nationale le 17 octobre 2023. Ce texte prévoit un ensemble de mesures concrètes visant à renforcer l'ordre public dans l'espace numérique, en permettant par exemple un durcissement des sanctions pour cyberharcèlement, phénomène qui se propage sur les réseaux sociaux.
Enfin, la formation des magistrats en matière de lutte contre le séparatisme a été renforcée, et ce pour pouvoir combattre tous les crimes de haine visant à déstabiliser nos institutions et à diviser notre population.
En définitive, je veux vous assurer de l'entière mobilisation du ministère de la justice pour protéger le monde de l'éducation de la menace terroriste islamiste et de tout comportement incompatible avec les valeurs qui sont les nôtres.
Mme Monique de Marco. - Dans le cas d'un enseignant qui, menacé oralement ou physiquement, que ce soit en cours, à l'extérieur de l'établissement ou en ligne, saisit son chef d'établissement, quel sera le déroulé du processus hiérarchique ? Dispose-t-il d'autres possibilités que celle de la voie hiérarchique pour pouvoir donner l'alerte ?
S'agissant du pôle national de la lutte contre la haine en ligne, pouvez-vous nous donner le nombre d'enseignants concernés parmi les 2 009 procédures en cours ? Ces derniers peuvent-ils directement alerter le pôle ?
Mme Colombe Brossel. - Vous avez mentionné le renforcement de la coopération interministérielle et je comprends que des protocoles spécifiques ont été conclus dans certains départements, comme la Somme ou le Nord. Quel bilan peut-on en tirer, s'agissant du nombre de plaintes ou de délits traités, mais aussi d'efficacité ? Envisagez-vous la généralisation de ces protocoles ?
Mme Marie Mercier. - Une anecdote pour compléter celle - qui n'en est pas vraiment une - du tableau que vous avez évoqué. Elle remonte à l'époque où j'étais maire d'une petite commune de 6 300 habitants. Dans le cadre d'un atelier chant de la mi-journée, un animateur musical propose de faire chanter aux élèves d'une classe de CE2 la chanson Armstrong de Claude Nougaro. Les enfants rapportent les paroles à la maison pour les apprendre. Un élève revient à l'atelier chant le lendemain et explique que ses parents ne veulent pas qu'il chante cette chanson, à cause des paroles : « Allez Louis, alléluia ». Il y avait confusion totale entre le champ profane et le champ sacré. Consultée par l'animateur, rémunéré sur les fonds communaux, je décide que l'enfant ne participera pas à l'activité musicale et fera l'activité pâte à sel. Mais l'instituteur, de son côté, consulte sa hiérarchie, qui lui répond que l'enfant doit rester dans la classe de chant et n'aura qu'à chanter « lalalala » au lieu de « alléluia ».
J'observe que, depuis cet incident, les choses se sont aggravées ; désormais, on ne propose même plus cette chanson, qui est pourtant une chanson antiraciste, appartenant à notre patrimoine et qui n'a absolument rien de sacré.
Les parents jouent donc un rôle important. Dans l'anecdote que je mentionne, ce sont eux qui ont pris la main sur l'éducation nationale.
M. Stéphane Piednoir. - Merci, monsieur le ministre, d'avoir présenté l'ensemble des dispositifs et expliqué le durcissement de la législation, notamment des peines encourues par les auteurs d'insultes et de menaces.
Les conventions sont très positives. L'audition des responsables de la police et de la gendarmerie montre que les partenariats fonctionnent. Mais je m'interroge sur l'agilité du processus : quand il faut au préalable contacter le référent laïcité, comme ce fut le cas pour Samuel Paty, puis le rectorat, puis le ministère, cela prend du temps - je rappelle d'ailleurs que Samuel Paty se sentait menacé au point d'avoir un marteau dans son sac à dos. Comment permettre aux enseignants de se mettre en retrait immédiatement, sans qu'il y ait la moindre contestation du chef d'établissement ?
M. Martin Lévrier. - Les enseignants du secteur privé sous contrat et hors contrat sont-ils inclus dans les systèmes de protection et d'aide pour les enseignants ? Qu'en est-il dans la filière de l'apprentissage, où les formateurs ne sont pas des enseignants ?
Mme Annick Billon. - L'actualité nous rappelle en permanence que l'école de la République est attaquée. Le 30 novembre 2023, une trentaine d'enseignants ont manifesté devant le collège Kléber à Strasbourg pour soutenir un de leurs collègues menacés de mort par un élève quelques jours plus tôt. Le 13 décembre 2023 - deux mois, jour pour jour, après l'assassinat du professeur Dominique Bernard et quasiment trois ans après l'assassinat du professeur Samuel Paty -, une enseignante a été menacée avec un couteau en classe par une élève à Rennes.
Les syndicats et les professeurs réclament plus de moyens, notamment pour la prévention. Un professeur sur deux dit avoir été victime d'agression physique ou verbale, selon l'Institut français d'opinion publique (Ifop). Le droit de retrait est de plus en plus utilisé par les enseignants et l'école semble devenue un territoire où le terrorisme est très présent.
Vous avez évoqué deux dispositifs : le délit d'entrave à la fonction d'enseignant, adopté dans la loi confortant le respect des principes de la République, auquel le Gouvernement, me semble-t-il, n'était initialement pas très favorable, d'une part, et le délit d'intrusion dans les établissements scolaires, de l'autre. Quel bilan faites-vous de ces mesures ? Quels moyens supplémentaires sont envisagés pour renforcer la prévention et répondre aux demandes des enseignants ?
Mme Laure Darcos. - Ma question porte sur les parents - on parle beaucoup des élèves, mais assez peu d'eux - qui viendraient agresser ou menacer des professeurs. Aucun règlement intérieur ne s'applique à eux et, si le secteur privé a pu mettre en place une forme de contractualisation entre les familles et les établissements, ce n'est pas le cas dans l'école de la République. Comment peut-on sanctionner ces parents ?
À cet égard, je réitère ma demande auprès de nos deux présidents de commission : j'aimerais bien que nous puissions entendre les associations de parents d'élèves, notamment la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE), qui s'est illustrée à plusieurs reprises par des campagnes assez anti laïques.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - S'agissant de la prise en charge des victimes, voici ce que prévoit l'instruction interministérielle du mois d'octobre 2020 : l'enseignant victime doit signaler les faits à sa hiérarchie ; celle-ci l'informe alors de son droit de déposer plainte et d'être accompagné dans sa démarche par la direction du service départemental de l'éducation nationale. La plainte doit être enregistrée par un policier ou un gendarme référent, ce qui permettra de porter une attention particulière à la situation. L'enseignant est ensuite orienté vers l'association locale d'aide aux victimes. Lorsque sa protection apparaît nécessaire, on le domicilie à l'école, au commissariat ou à la gendarmerie.
Les agents de l'éducation nationale disposent par ailleurs de la protection fonctionnelle mise en oeuvre par leur administration, à laquelle s'ajoute la prise en charge offerte à toutes les victimes d'une infraction : la possibilité d'être accompagné tout au long de la procédure pénale par une association d'aide aux victimes susceptible d'apporter un concours juridique, une assistance sociale ou psychologique, le premier contact pouvant se faire via les bureaux d'aides aux victimes situés dans les tribunaux judiciaires.
Enfin, la protection fonctionnelle relève de la compétence du ministère de l'éducation nationale, mais les recteurs doivent mettre en oeuvre, chaque fois que cela est nécessaire, la protection juridique prévue par la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, qui précise que la collectivité publique est tenue de protéger les fonctionnaires contre les menaces, violences, injures, diffamations, outrages dont ils pourraient être les victimes dans le cadre de leurs fonctions et de réparer le cas échéant, le préjudice qui en résulte.
Madame Mercier, je suis bien triste qu'on ne puisse plus entendre cette très belle chanson de Nougaro, qui porte en plus un message antiraciste. La réponse dans ces situations, c'est la CPRAF. Il faut découvrir ce que peut dissimuler ce refus obstiné d'entendre une chanson. La CPRAF, comme je l'ai expliqué, a vocation à déceler des signaux qui pourraient nécessiter une intervention. Si l'on en venait, par ailleurs, à considérer que l'enfant est en danger, on pourrait évidemment saisir la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et, si nécessaire, le placer en foyer.
Par ailleurs, des expériences ont été conduites à Amiens, par l'intermédiaire du Dasen de la Somme en 2020, ainsi qu'à Colmar et Mulhouse au travers de conventions avec les services de l'éducation nationale pour lutter contre les violences scolaires en 2022. Je dispose d'excellents échos sur ces expériences, que je ne peux malheureusement pas encore objectiver par des données chiffrées.
Notre action est guidée par l'idée que l'éducation nationale ne peut pas gérer seule des menaces, des invectives, des violences ou malheureusement des actes beaucoup plus graves. Évidemment, le parquet sera nécessairement saisi en cas d'actes de nature criminelle, mais face à toutes ces petites entorses, qui parfois constituent des infractions, et qui nous choquent, tous les partenariats doivent être encouragés.
Comme je l'ai déjà dit, on ne peut plus accepter la culture du silo. Dans les affaires de violences intrafamiliales, pour prendre cet exemple, ce fonctionnement a pu conduire à des catastrophes. Tout le monde a à l'esprit le drame de Mérignac... L'expertise très approfondie de l'inspection générale de la justice a mis en évidence l'absence de faute individuelle, mais il subsiste malheureusement une culture professionnelle où manque la transmission d'informations. Par conséquent, ces protocoles et ces conventions ont pour objectif de favoriser l'échange à la moindre alerte, voire même s'il n'y en a pas, par un dialogue étroit entre les différents acteurs.
Pour répondre à Martin Lévrier, tous les établissements de formation sont concernés par les mesures de protection des enseignants.
En revanche, monsieur Piednoir, je vous invite à interroger Gabriel Attal sur la question du droit de retrait.
Je précise que les partenariats entre les forces de sécurité intérieure, les magistrats et les parquets sont déclinés également pour les affaires de harcèlement scolaire. D'ailleurs, avec Gabriel Attal et Gérald Darmanin, nous avons réuni les procureurs sur ce sujet - cela ne s'était jamais vu au sein de la Chancellerie -, qui ont été particulièrement réceptifs à l'implication d'autres ministères que ceux sous leur tutelle. Nous avons mis en place des référents ainsi qu'un dispositif de lutte contre ces attaques, afin d'aider aussi les chefs d'établissement à distinguer une chamaillerie d'un harcèlement et les conseiller sur la manière d'agir rapidement pour éviter des suicides de jeunes, qui sont des drames insupportables.
Je suis convaincu que le partage d'informations à tous les niveaux permet une action plus efficace.
Mme Monique de Marco. - Pour un enseignant, il n'est pas toujours facile de solliciter sa hiérarchie et de relayer ses problèmes d'agression. Je me permets donc de reposer mes questions en les précisant : un enseignant peut-il avoir un policier référent ou un référent dans le secteur de la justice qu'il puisse solliciter directement ? Peut-il saisir directement le pôle national de lutte contre la haine en ligne ? Enfin, combien d'enseignants parmi les 2 009 procédures enregistrées ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Vous avez raison de me reposer la question car j'ai oublié de mentionner le site masecurité.fr, sur lequel un enseignant peut signaler un problème directement.
Mme Monique de Marco. - Que se passe-t-il alors ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Une fois que les faits ont été portés à la connaissance des gendarmes ou des policiers, on essaie bien évidemment d'identifier l'auteur, si ce n'est pas déjà fait, puis le parquet est saisi pour apporter une réponse, qui peut être un classement sans suite, par exemple en cas de faits insuffisamment caractérisés.
Voici un exemple très précis : des enseignants se plaignent et dénoncent des faits ; le parquet estime que ceux-ci ne sont pas constitutifs d'une infraction pénale, mais il tarde trop à expliquer les raisons du classement sans suite ; cela suscite évidemment une frustration chez les enseignants. Ceux-ci n'attendent pas forcément qu'on reconnaisse les faits comme avérés ou sont prêts à accepter un classement sans suite. En revanche, il faut leur donner toutes les informations, d'où l'importance des référents.
Par ailleurs, c'est Pharos qui saisit le pôle national de lutte contre la haine en ligne.
Enfin, je ne peux pas répondre à la question de la part des enseignants dans les procédures en cours. Les faits sont répertoriés comme constitutifs de haine en ligne, mais nous ne pouvons pas différencier les cas en fonction des victimes. Le ministère de l'intérieur doit avoir ce chiffre.
Madame Darcos, votre question concernait les enseignants du privé...
Mme Laure Darcos. - Dans l'éducation privée, les familles contractualisent avec l'école en signant le règlement intérieur. Ce n'est pas le cas pour l'école laïque : les parents restent « extérieurs » à elle. Cependant, nous constatons un nombre grandissant d'agressions verbales et physiques commises par des parents sur des professeurs. Dans un cas comme dans l'autre, est-on dans la même configuration ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Oui.
Quelques mots, également, sur les comportements d'enfants qui nous inquiètent, comme le non-respect des minutes de silence. Nous avons mis en place des mesures avec Gabriel Attal. La première réaction est, bien sûr, d'ordre disciplinaire. Mais, ensuite, il faut à nouveau avoir le réflexe de la CPRAF pour comprendre ce qui se passe : si cet enfant est soumis à des pressions islamistes dans le cercle familial, alors il est en danger et il faut l'extraire du milieu dans lequel il se trouve, ce qui justifie l'intervention de la protection judiciaire de la jeunesse.
Nous souhaitons donc aller assez loin pour lutter contre ces comportements. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d'une petite sanction à l'école ou d'un changement d'établissement scolaire. En même temps, nous devons exercer un regard attentif sur le volet préventif.
Mme Annick Billon. - Quel bilan dressez-vous du délit d'entrave à la fonction d'enseignant et du délit d'intrusion dans un établissement scolaire ? Quels moyens supplémentaires pourraient-être consacrés à la prévention dans les établissements ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je n'ai pas les chiffres, mais je vous les communiquerai. Si des condamnations sont intervenues, elles sont effectivement répertoriées au casier judiciaire national. En tout cas, je sais que ces textes ont été appliqués.
J'en viens à votre question sur ma circonspection. Je ne me souviens plus précisément du débat parlementaire, mais j'avoue avoir été convaincu par les arguments de la députée Annie Genevard. Dans mon souvenir, nous avions d'abord envisagé la protection des forces de sécurité intérieure (FSI). Ensuite, la question d'autres protections s'était posée. Mais si tout le monde fait l'objet d'une protection, alors il n'y a plus d'exception. Très vite, nous avons compris l'intérêt d'inclure les enseignants dans la protection qui s'adressait aux FSI.
Mme Pauline Martin. - Nous avons beaucoup parlé des partenariats entre les ministères de la justice, de l'intérieur et de l'éducation nationale. Mais quel rôle les élus locaux peuvent-ils jouer ? Comment l'articuler sur le terrain avec l'action des ministères concernés ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - J'ai justement rédigé une plaquette à l'attention des maires pour essayer de les aider dans les difficultés qu'ils rencontrent, notamment quand ils sont victimes de comportements antirépublicains. Le livret revient aussi sur la fonction d'officier de police judiciaire. Il permet donc d'aborder de manière très complète certaines questions.
En matière de rôle des élus locaux, je pourrai citer la médiation avec les familles, qui peut parfois s'avérer extraordinairement utile. Avec la Première ministre, nous avons annoncé certaines mesures post-émeutes, comprenant un volet lié à la parentalité - il s'agit bien de sanctionner les parents défaillants, non les parents dépassés. Il faut aller sur ce terrain de la parentalité et les élus locaux peuvent nous y aider. C'est en lien direct avec notre sujet car ce que font les parents défaillants et désinvoltes, qui mettent en danger la moralité de leurs gamins, on le retrouve bien sûr à l'école.
Pour ne rien vous cacher, l'idée de la médiation est née d'une réunion conduite sous l'égide de la Première ministre, au cours de laquelle des maires ont expliqué comment il leur arrivait d'intervenir comme médiateurs entre les familles. Cette action est tout à fait utile pour l'atteinte de l'objectif commun.
M. Jean-Gérard Paumier. - Je voudrais revenir sur l'anecdote concernant la chanson de Nougaro. Vous avez expliqué qu'il fallait creuser derrière la réaction des parents. Mais celle de l'inspecteur me pose aussi problème. Sur le papier, les dispositifs semblent fonctionner ; dans la réalité, les choses sont différentes. En tant que président de département, j'ai été confronté maintes fois à l'injonction de ne pas faire de vague. Je crains que l'éducation nationale ne soit tentée de gérer les problèmes en silo et d'enjoindre au « pas de vague », considérant que les faits ne sont pas si graves, qu'il s'agit d'un premier signe et qu'on verra bien la prochaine fois.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Il est effectivement sidérant que l'éducation nationale cède devant un enfant qui ne veut pas entendre une chanson appartenant à notre patrimoine. Avec Gérald Darmanin et Gabriel Attal, nous agissons pour que le « pas de vague » n'ait plus de raison de perdurer. Nous faisons tout pour qu'il y ait des vagues et qu'elles soient portées à la connaissance de tout le monde.
M. François-Noël Buffet, président. - À cet égard, l'enjeu est de ne jamais reculer. Nous avons l'impérieuse nécessité de réarmer moralement, intellectuellement et politiquement l'ensemble de nos concitoyens et de nos services pour ne pas reculer ; un pas en arrière représente déjà une défaite.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 50.