Lundi 20 novembre 2023

- Présidence de Mme Micheline Jacques -

Rencontre avec les maires des outre-mer

Ouverture

M. Gérard Larcher, président du Sénat. - Madame la présidente de la délégation sénatoriale aux outre-mer, chère Micheline Jacques,

Messieurs les vice-présidents du Sénat, cher Mathieu Darnaud, cher Dominique Théophile,

Chers collègues députés et sénateurs,

Mesdames et messieurs les présidents d'associations de maires,

Mes chers collègues maires, maires adjoints, élus municipaux,

Chers amis,

Je suis heureux de vous souhaiter, au nom de l'ensemble des sénateurs, la bienvenue au Palais du Luxembourg pour notre désormais traditionnelle rencontre organisée par la délégation sénatoriale aux outre-mer dans le cadre du Congrès des maires de France.

Cette prise de parole me permet tout d'abord de vous renouveler, chère Micheline Jacques, mes chaleureuses félicitations pour votre élection à la présidence de notre délégation aux outre-mer, et de vous adresser mes voeux les plus sincères pour le succès de votre mission. Elle me permet également de souligner l'importance de l'action de votre prédécesseur, notre ancien collègue Stéphane Artano à la présidence de cette délégation. La qualité, le sérieux du travail qu'il a accompli en fédérant les énergies de l'ensemble des membres de la délégation ont largement contribué à donner une visibilité à vos travaux. Je pense en particulier au rapport relatif à l'avenir institutionnel outre-mer.

Cette prise de parole me permet d'avoir une pensée émue pour notre ancienne collègue Victoire Jasmin, sénatrice de la Guadeloupe, qui nous a quittés voilà quelques semaines. Nous conserverons d'elle le souvenir d'une parlementaire assidue, active tant à la délégation aux outre-mer que dans l'hémicycle, ou encore au Bureau du Sénat où elle siégeait à mes côtés.

Cet après-midi d'échanges constitue un moment privilégié pour mes collègues et moi-même qui partageons ce même attachement à la proximité, au territoire et en particulier aux 212 communes ultramarines disséminées à travers le monde qui contribuent au rayonnement de notre pays. Mais peut-il en être autrement alors que le Sénat incarne votre voix, la voix des élus locaux, qui assure la cohésion de notre République ?

Votre présence nombreuse est source de satisfaction. Je voudrais saluer les présidents d'associations de maires qui jouent tout au long de l'année un rôle important dans leur territoire à travers les conseils qu'ils apportent aux communes, les temps d'échange qu'ils organisent et leur fonction indispensable de relais auprès des parlementaires. En outre, grâce à l'heureuse initiative du président David Lisnard, ils peuvent désormais, au sein de la délégation aux outre-mer de l'Association des maires de France, oeuvrer en faveur de leur territoire auprès des décideurs nationaux.

Les thèmes retenus pour cet après-midi d'échanges sont l'avenir de la commune et du maire, et l'enjeu de l'eau. Ces sujets sont particulièrement d'actualité tant dans l'Hexagone que dans vos territoires. Ils ont fait l'objet d'un travail approfondi du Sénat et de préconisations concrètes issues des rapports de deux missions d'information. Leurs auteurs, Maryse Carrère et Mathieu Darnaud pour le premier, ainsi que Rémy Pointereau et Hervé Gillé pour le second, ne manqueront pas de vous faire part de leurs réflexions, analyses et propositions.

S'interroger sur l'avenir de la commune et du maire apparaît comme une exigence, je le dis devant la présidente de la délégation aux collectivités territoriales du Sénat, Françoise Gatel, particulièrement engagée elle aussi sur ce sujet. Depuis plus de 15 ans, nous vivons une recentralisation et par là même un affaiblissement de la liberté d'action des élus. Durant cette période, nos communes ont perdu une grande part de leur autonomie financière, depuis la suppression de la taxe professionnelle, puis de la taxe d'habitation ou encore de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises.

Pour certaines d'entre elles, en particulier les communes de Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie, la situation est encore plus complexe pour ce qui est de la liberté d'action, puisqu'elles dépendent de par leur statut du financement de l'État et du transfert du budget du territoire. Je souhaite que le futur statut de la Nouvelle-Calédonie, actuellement en discussion, conforte les communes calédoniennes, notamment en matière budgétaire, car elles représentent un échelon de proximité indispensable au développement harmonieux de la société calédonienne et à la consolidation du vivre ensemble, sujet essentiel du débat. En Polynésie française, les délégations de compétence du pays aux communes, et le rôle de ces dernières mériteraient d'être revus afin de les renforcer. Je n'oublie pas le souhait des élus des îles Marquises de profiter d'une prochaine révision constitutionnelle pour permettre la création d'une communauté d'archipel.

Aux pertes d'autonomie évoquées s'ajoutent de nouvelles craintes suscitées notamment par l'annonce d'une prochaine refonte en profondeur de l'octroi de mer, important pour les collectivités qui le perçoivent. Une telle annonce doit nous inciter à la plus grande vigilance lorsque l'on sait que cet impôt rapporte plus de 1,5 milliard d'euros aux collectivités concernées. J'ai donc demandé au rapporteur général du budget de constituer un groupe de travail avec nos collègues de la commission des Finances, très au fait de ces questions, en lien avec notre délégation aux outre-mer.

Nous avons pleinement conscience de l'importance des conséquences éventuelles de cette réforme pour vos territoires car l'octroi de mer, en plus d'être une ressource majeure, constitue un outil important pour l'accompagnement de la production locale. Le Sénat a toujours été présent sur ce dossier comme le montrent les travaux de la délégation en 2020, notamment en faveur de son maintien. Je pense qu'il sera tout autant attentif aujourd'hui et demain.

Outre ces difficultés et ces craintes, l'État et le Parlement doivent tenir compte des situations financières assez dégradées de beaucoup de vos collectivités qui ne permettent ni l'investissement local ni le plein emploi des crédits budgétaires qui vous sont alloués. Le dispositif des contrats de redressement outre-mer (COROM) des communes dont nous avons toujours soutenu le principe au Sénat constitue un bon outil pour créer dans les collectivités en difficulté une dynamique qui conduise à la vertu. Il convient donc d'élargir ce dispositif et d'augmenter les crédits qui y sont alloués, même si ces derniers ont progressé, afin que plus de communes puissent en bénéficier. Il est regrettable que l'enveloppe ne permette pas d'accompagner davantage de communes dans cette trajectoire progressive de retour à l'équilibre. J'ai constaté par exemple qu'à Mayotte, une seule commune, Sada, en est bénéficiaire aujourd'hui. Cette situation ne peut que m'interroger, d'autant que j'ai le souvenir de ma rencontre avec les maires de Mayotte et de leurs difficultés.

Le bloc communal dispose de moins en moins de marges de manoeuvre dans un contexte de plus en plus tendu, lié à une augmentation de charges sans précédent. Il est donc indispensable d'instaurer une véritable autonomie financière et fiscale des collectivités, avec un panier de recettes clair, en cohérence avec les compétences et les charges des collectivités. C'est d'ailleurs l'une des propositions du groupe de travail sur la décentralisation mis en place l'an dernier avec les représentants de tous les groupes politiques du Sénat pour redonner aux élus locaux le pouvoir d'agir. Je le dis devant les deux rapporteurs, Mathieu Darnaud et Françoise Gatel, sous l'autorité du président de la commission des Lois.

Aux problèmes financiers que je viens d'évoquer s'ajoutent des faiblesses en termes de formation du personnel, tant en administration de gestion qu'en management ou en conduite de projet. Ce sujet a été fortement porté par les élus lors de ma dernière visite en Guadeloupe et en Martinique. Françoise Gatel le montre dans un rapport sur l'intercommunalité en Polynésie française, mais cette problématique se retrouve dans les communes des trois bassins géographiques. Il convient dès lors de développer les compétences au service de l'action locale, mais aussi d'améliorer les dispositifs de soutien en matière d'ingénierie, notamment d'ingénierie de l'État.

Je trouve intéressante la proposition de nos collègues de la commission des Lois qui, après s'être rendus dans quatre des territoires de l'arc antillais (Guadeloupe, Martinique, Saint-Martin, Saint-Barthélemy), ont souhaité que l'assistance technique de l'État, notamment par l'entremise de l'Agence française de développement, puisse être utilisée pour former dans les collectivités bénéficiaires les personnels à l'expertise technique nécessaire au plein exercice de leur mission. Judicieuse également la proposition de généraliser au sein des collectivités des plateformes d'appui en ingénierie sur le modèle de celle mise en place en Guyane avec les moyens humains et financiers nécessaires.

Face à ces constats, nous voulons un État local accompagnateur et facilitateur, et non pas simplement censeur. Pour cela, il faut renforcer les services de l'État dans les préfectures, leur redonner les moyens financiers et humains justifiés par la situation de vos territoires et finalement rétablir ce binôme maire-préfet ou maire-haut-commissaire.

Aux difficultés liées à la perte d'autonomie financière et à la faiblesse des compétences s'ajoute une autre contrainte que nous connaissons tous, l'inflation normative. Face à celle-ci, les élus se sentent de plus en plus paralysés dans leurs capacités d'action, d'autant qu'elle a un impact financier important sur nos collectivités. Le président Alain Lambert estime le coût des nouvelles normes en 2022 à 2,5 milliards d'euros pour l'ensemble de nos collectivités territoriales. De plus, ces normes nationales ne sont pas toujours adaptées aux contraintes particulières de vos territoires. Je pense spécialement aux normes en matière de construction et de logement. Ce constat d'une adaptation insuffisante des politiques publiques aux spécificités de chaque territoire ultramarin me paraît faire consensus. Du consensus il faut désormais passer à l'action. L'inadaptation concerne aussi bien la conduite des politiques publiques que le cadre normatif. Stéphane Artano l'avait rappelé avec Micheline Jacques dans leur rapport sur l'avenir institutionnel des outre-mer. Le besoin de différenciation renforcée est affirmé par tous les élus. Exemple parmi tant d'autres, la commission de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) requiert un avis conforme en outre-mer, mais seulement un avis simple dans l'Hexagone. Cette question, que nous avions posée l'an dernier, mérite de l'être encore cette année.

À la suite d'échanges avec les exécutifs locaux et des recommandations formulées au cours des différents travaux de la délégation aux outre-mer, je souhaite que soit déposée et inscrite à l'ordre du jour du Sénat, une fois par an, une proposition de loi d'adaptation du droit des outre-mer. Cette proposition fait partie du programme pour le triennat qui vient de s'ouvrir. Ce rendez-vous annuel, en plus de renforcer les liens entre le Sénat et les collectivités ultramarines, permettrait de mieux associer les élus de ces territoires à l'élaboration de la loi et obligerait les administrations des différents ministères à être plus réactives en raison de son institutionnalisation. Cette manière de fabriquer la loi aurait en outre le mérite de limiter le recours aux ordonnances dont nous pensons qu'il est abusif aujourd'hui.

Je souhaite que le Sénat joue aussi un rôle central dans le processus de contrôle du Gouvernement sur la mise en place des décisions du Comité interministériel des outre-mer (CIOM) en vue duquel chaque territoire avait pu transmettre en amont les difficultés - qu'elles soient normatives, budgétaires ou organisationnelles - qu'il rencontre.

Dans le même esprit, en réponse à l'appel de Fort-de-France, la délégation aux outre-mer a préconisé trois pistes de réflexion. La première piste résiderait dans le statu quo constitutionnel, mais celui-ci ne saurait être synonyme d'immobilisme, puisqu'il serait accompagné d'une révolution des méthodes. La deuxième piste consisterait en une modification des articles 73 et 74 de la Constitution afin de mettre à la disposition des outre-mer de nouveaux outils, en particulier pour les collectivités demandeuses. Enfin, la troisième piste viserait à créer un cadre constitutionnel entièrement rénové, assimilable à une boîte à outils au sein de laquelle chaque outre-mer pourrait choisir ce qui lui convient le mieux dans le cadre d'une loi organique sur-mesure.

Nous traiterons ces scénarios lors d'une réunion spécifique du groupe de travail « Institutions » le 13 décembre prochain. En février, le Sénat rendra son rapport sur les questions institutionnelles. Ce sujet, abordé par le président de la République dans sa campagne électorale n'a pas donné lieu à des réunions inter-groupes politiques, mais nous y travaillons au Sénat depuis maintenant un an.

Dans cette période de défis multiples, votre rôle d'élu est fondamental, car vous incarnez le pouvoir d'agir. Le Sénat a voulu repositionner les maires au coeur de nos institutions en leur consacrant par exemple un véritable statut de l'élu permettant de mieux concilier vie personnelle, vie professionnelle et mandat, et surtout en vous protégeant davantage. Je pense à Blaise Mornal, maire de Petit-Canal en Guadeloupe, victime d'une agression voilà peu. La proposition de loi renforçant la sécurité des élus locaux et la protection des maires a été votée le mois dernier à l'unanimité de notre assemblée, signe que nous souhaitons vraiment protéger les élus.

Le deuxième temps fort de cet après-midi concerne l'enjeu de l'eau. Dans plusieurs territoires ultramarins, les coupures d'eau, les infrastructures défectueuses, les sous-investissements, les problèmes de gouvernance, les inégalités d'accès à l'eau, la dépendance aux pluies génèrent à la fois la montée d'un sentiment d'injustice au sein de la population et de forts mécontentements face à des situations qui durent malgré les moyens significatifs mis en oeuvre. Ces situations sont d'autant plus difficiles à tolérer que les prix de l'eau varient du simple au triple entre La Réunion où elle est la moins chère et la Guadeloupe où elle est la plus chère, selon les conclusions du rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Toujours selon ce rapport, l'eau peut également représenter jusqu'à un tiers du budget pour un ménage modeste à Mayotte.

Ces difficultés concernant la distribution de l'eau ne doivent pas obérer un autre objectif prioritaire qui doit nous mobiliser, la mise en conformité des installations d'assainissement qui, par leur vétusté, mettent en danger la santé humaine et l'environnement. La solidarité nationale doit jouer. Je soutiens la proposition de notre mission d'information qui préconise, pour davantage de justice territoriale, un soutien financier spécifique aux offices de l'eau ultramarins et la relance de la réflexion sur la solidarité interbassin.

Comme vous pourrez le constater au cours des échanges à venir, le Sénat se veut à votre écoute. Il a particulièrement à coeur de représenter vos collectivités dans le respect de vos diversités et de votre histoire. Je vous souhaite de fructueux débats. Je suis convaincu que cette journée doit pouvoir répondre à vos attentes. À l'issue de vos travaux, je vous propose de nous retrouver pour un moment de convivialité. Ici, les communes des outre-mer ne sont pas 212 communes parmi 35 000. Le modèle communal peut être un modèle de vivre ensemble, de proximité, de relations avec les citoyens. C'est ce dont nous avons le plus besoin dans notre pays aujourd'hui.

Première partie : échange sur l'avenir de la commune et du maire

Mme Marie-Christine Ponamalé, responsable du groupe média Outremers360, modératrice. - Bonjour et bienvenue à tous pour cette quatrième rencontre organisée pour les maires des outre-mer depuis 2019 à l'initiative du président Larcher qui nous fait l'honneur de nous recevoir encore une fois dans la maison des collectivités territoriales, le Sénat.

Cet événement est organisé par la délégation sénatoriale aux outre-mer présidée par Micheline Jacques, sénateur de Saint-Barthélemy. Le président Gérard Larcher a souhaité, pour cette séquence, un dialogue direct et sans filtre entre vous, les élus de terrain, afin d'entendre vos préoccupations et les faire remonter, avec la volonté d'associer toujours mieux les maires et les élus ultramarins aux travaux du Sénat. Il s'agit donc d'un moment d'échange qui se veut le plus interactif et transversal possible. Il a pour but de recueillir vos témoignages, entendre votre ressenti et vos propositions.

Cette séquence a été également coordonnée avec l'Association des maires de France (AMF) pour éviter les doublons et vous permettre de participer aux tables rondes organisées. Elle est structurée en deux temps : une première partie relative aux aspects institutionnels qui porte sur l'avenir de la commune et du maire, une seconde axée sur les problématiques de gestion locale, la crise de l'eau. Ce débat fait en particulier écho à la situation dramatique de pénurie que connaît Mayotte, mais qui frappe aussi d'autres territoires, et vise à apporter l'éclairage des élus sur les raisons et les conséquences de cette crise.

Mme Micheline Jacques, président. - Monsieur le président, chers collègues, mesdames et messieurs les maires et les élus, mesdames, messieurs, je suis particulièrement heureuse de vous accueillir cet après-midi au Sénat pour cette nouvelle rencontre dédiée aux maires et élus des outre-mer. Au nom des membres de la délégation sénatoriale aux outre-mer que j'ai l'honneur de présider depuis peu, le 9 novembre précisément, je vous souhaite, à la suite du président Gérard Larcher qui nous a fait, cette année encore, l'honneur d'ouvrir cette rencontre, la bienvenue dans la maison des collectivités territoriales, c'est-à-dire la vôtre. Je tiens aussi à remercier l'Association des maires de France et son président, David Lisnard, avec lequel nous nous coordonnons pour organiser cette belle journée des outre-mer.

Nous avons à nouveau souhaité nous mettre à votre écoute, directement, afin d'entendre vos préoccupations et les faire remonter. La priorité est donnée au dialogue, aux regards croisés et aux témoignages de terrain. En organisant ce rendez-vous, la délégation est fidèle à son ADN. Comme vous le savez, notre délégation est chargée d'une triple mission : une mission d'information du Sénat sur les questions relatives aux outre-mer, une mission de veille pour la prise en compte des caractéristiques de chaque collectivité et une mission d'évaluation des politiques publiques les concernant.

Je ne peux citer les nombreuses études et recommandations réalisées par notre délégation au cours de la précédente session. Mais en matière de gestion des déchets, de continuité territoriale, de foncier agricole et d'aides à la parentalité, nous avons été force de propositions. Le Comité interministériel des outre-mer (CIOM) a d'ailleurs fait sien nombre d'entre elles.

En matière de continuité territoriale tout particulièrement, ma collègue Catherine Conconne qui a été la co-rapporteure de ces travaux ne me contredira pas, nous avons obtenu des avancées significatives. Le projet de loi de finances pour 2024 traduit l'effort budgétaire obtenu du Gouvernement. Naturellement, cela ne signifie pas qu'il ne nous faut pas aller plus loin encore.

En matière de politique du logement aussi, notre rapport de 2021 a très largement nourri les propositions du CIOM sur cet enjeu si important pour nos territoires, et vos communes en particulier. Notre délégation est de plus en plus attachée à donner des suites concrètes à ses travaux, y compris sous la forme de propositions de loi au cours des prochains mois, conformément au voeu exprimé par le président Gérard Larcher.

Nos travaux sur les institutions nous conduisent à souhaiter que l'État révolutionne ses méthodes et son organisation. Un État profondément déconcentré, doté d'une agilité normative outre-mer, est de plus en plus impératif pour répondre à l'aspiration unanimement partagée d'une co-construction des politiques publiques sur nos territoires. Afin d'approfondir cette voie indispensable, notre délégation a décidé de lancer dans les prochaines semaines une mission d'information sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer.

Cela a été dit, deux temps forts vont donc rythmer cet après-midi. Un premier portera sur l'avenir de la commune et du maire. Je remercie très sincèrement notre collègue Mathieu Darnaud, premier vice-président du Sénat, d'avoir accepté d'ouvrir cette séquence. Nos collègues Catherine Conconne, membre de la délégation et secrétaire du Sénat, et Françoise Gatel, présidente de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, apporteront également leur regard sur ce sujet.

Dans une seconde séquence, nous avons choisi de débattre de la crise de l'eau outre-mer. La situation dramatique et inédite de l'eau à Mayotte est dans toutes les têtes et semble à peine concevable sur un territoire de la République française. Par-delà ces facteurs propres, cette crise, après celle de la Guadeloupe qui persiste, interroge tous nos territoires sur l'impérieuse nécessité de sécuriser la question de l'eau sans laquelle aucun développement harmonieux n'est possible. Je remercie chaleureusement notre collègue Hervé Gillé, rapporteur de la récente mission d'information du Sénat sur la gestion durable de l'eau, de prendre part à nos échanges.

Je vous souhaite d'excellents travaux et de fructueux échanges.

M. Mathieu Darnaud. - Monsieur le président du Sénat, je salue l'ensemble des collègues, vice-présidents, présidents de délégations, sénatrices et sénateurs. Je n'oublie pas celles et ceux qui sont à l'honneur, les présidents d'associations de maires et l'ensemble des maires ultramarins qui nous font le plaisir d'être présents avec nous aujourd'hui au Sénat.

Nous avons rendu au président du Sénat un rapport sur l'avenir de la commune au début du mois de juillet. Ce rapport visait d'abord à prendre en compte une situation tout à fait singulière où s'expriment plusieurs phénomènes, tant sur l'Hexagone que sur les territoires ultramarins. Le premier de ces phénomènes concerne la violence à laquelle se trouvent confrontés l'ensemble des élus. Le deuxième tient d'un particularisme sur ce mandat, avec la mise en place des nouveaux exécutifs communaux pendant la crise sanitaire.

Les élus que nous avons auditionnés, dans l'Hexagone comme en outre-mer, ont également témoigné des difficultés auxquelles vous êtes toutes et tous confrontés, qu'il s'agisse de difficultés d'ordre financier, des rapports parfois complexes avec l'État, d'un manque d'agilité ou de réponses aux aspirations que vous portez ou encore des difficultés que vous pouvez rencontrer avec les intercommunalités émergentes qui ont parfois du mal à trouver un mode de fonctionnement satisfaisant et qui mériteraient d'être revisitées, sujet évoqué lors de notre visite en Guadeloupe et en Martinique avec le président du Sénat.

La sanctuarisation de la commune est une priorité. Autant dans l'Hexagone que dans les outre-mer, la commune est plus qu'un simple échelon administratif, plus que ce terme que l'on a tendance à utiliser : « l'échelon de base de la démocratie locale ». Elle est aussi le creuset des solidarités, ce lieu qui fait encore sens pour nos concitoyens. Même s'il n'est pas épargné par le phénomène démocratique avec une baisse de la mobilisation des citoyens, cet échelon reste largement plébiscité par l'ensemble de nos concitoyens dans l'Hexagone et en outre-mer.

Dans ce rapport, nous avons souhaité aborder en premier lieu le thème de la sanctuarisation de la commune, avec un versant constitutionnel. Deux sujets qui sont pour nous essentiels. Il faut tout d'abord inclure dans la Constitution la clause de compétence générale. Les communes doivent être reconnues comme un échelon tout à fait particulier, y compris celles de la Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française. D'ailleurs, le fait de porter ce débat sur le versant constitutionnel nous permettra peut-être d'avancer sur ce sujet essentiel du statut de la commune sur ces territoires.

Il faut par ailleurs ériger en principe suprême dans la Constitution le principe « qui paie décide ». Très souvent, que ce soit l'État territorial ou l'État central, vous répondez en permanence, jour après jour, à des injonctions et des transferts de charges, déguisés ou apparents, et vous n'avez plus au fil du temps les moyens de faire en sorte que les souhaits de l'État puissent trouver une concrétisation sur vos territoires.

Pour nous, ces deux principes sont la garantie d'une protection absolue de la commune comme lieu particulier cher au coeur de nos concitoyens, mais aussi comme cellule de base de la démocratie. Dans les temps particulièrement compliqués auxquels se trouve confronté notre pays, la commune constitue aussi l'une des réponses aux aspirations de nos concitoyennes et de nos concitoyens.

Nous avons ensuite abordé le rapport à l'État en essayant de changer de paradigme. Nous considérons que le temps est venu de parler de territorialisation de l'action publique. Chaque territoire possède ses propres atouts, ses propres faiblesses, ses propres ressources. Plutôt que d'appliquer un modèle en tout point du territoire, il est peut-être temps de regarder la vérité à l'aune de chaque territoire de l'Hexagone et des outre-mer. Cette façon nouvelle de penser le territoire met encore un peu plus la commune au centre du jeu. Nous avons largement plaidé pour que les femmes et les hommes qui représentent l'État sur notre territoire puissent avoir cette capacité à lire le règlement ou la norme avec une souplesse qui permette de répondre aux spécificités de nos territoires.

Chaque année, sur la question des CDPENAF, votre serviteur propose un amendement pour aligner le régime des communes ultramarines sur le régime de l'Hexagone, aucune spécificité ne justifiant une telle différence. En revanche, nous plaidons pour une territorialisation sur des sujets qui ne se retrouvent pas ici dans l'Hexagone et qui peuvent être très différents selon le bassin, à Mayotte, en Guyane ou en Polynésie française.

Il faut également renforcer ce couple maire-préfet ou maire-haut-commissaire. Pour répondre à ces injonctions de l'État, vous avez besoin d'agilité et de souplesse. Trop souvent, quand nous nous déplaçons sur vos territoires, nous entendons ce phénomène de lassitude, d'une réponse beaucoup trop longue, d'un État central qui peine à comprendre l'impérieuse nécessité à aller vite afin de répondre en temps et en heure aux exigences et aux aspirations de vos concitoyens. À cette fin, nous voulons revisiter l'article 72 de la Constitution et repenser l'intervention du préfet ou du haut-commissaire. Ce point est central dans notre rapport.

Jamais dans la Ve République nous n'avons connu autant de démissions de maires. Nous avons recensé plus de 30 000 démissions d'élus locaux depuis 2020. Nous ne pouvons pas rester inactifs. Parmi les explications de cette démotivation figure ce sentiment d'être incompris, voire déclassé, considérant que l'État veut calquer partout sur le territoire un modèle pensé à Paris, parce qu'il ne comprend pas ce qui se joue sur nos territoires. Nous avons à coeur de redonner agilité nécessaire au couple maire-préfet ou maire-haut-commissaire pour que vous obteniez des réponses beaucoup plus instantanées à vos problématiques. Ce sujet nous invite à réfléchir autant au volet constitutionnel qu'au volet organique. Je citerai à ce titre le groupe de travail piloté par le président du Sénat sur la décentralisation et la déconcentration. Il n'y aura pas de bonne décentralisation sans une réelle déconcentration. Je saisis cette occasion pour rendre hommage au travail de Stéphane Artano qui a trouvé sa place dans ce groupe de travail.

Enfin, j'insisterai sur le statut de l'élu ou les conditions d'exercice du mandat. Il y a 20 ans, nous nous posions déjà la même question. Nous avons cherché les motifs qui incitaient les maires ou les élus, à mi-mandat, à ne plus vouloir se réengager dans cette voie. Aujourd'hui, les nouveaux entrants dans la vie municipale, les femmes et les hommes qui commencent leur premier mandat expriment la même lassitude et le refus d'un nouveau mandat. Nous avons essayé de prendre en compte l'ensemble des aspects, à commencer par la formation des élus. Nous étions passés d'un dispositif trop large à un dispositif peut-être trop encadré. Les femmes et les hommes qui intègrent la vie municipale et ont à coeur de faire bouger la vie de leur commune ont parfois du mal à se familiariser avec l'immensité des normes, des sigles et de toutes les dimensions qui doivent être prises en compte pour comprendre la bonne marche de la commune.

Nous nous sommes aussi intéressés à la question des violences aux élus et la difficulté à mener à bien son mandat face aux réseaux sociaux qui permettent à chacune et à chacun de nos concitoyens, en temps réel, de commenter la vie publique de façon assez violente. Nous avons déposé un texte qui permet de renforcer l'échelle des peines en les calant sur les forces de sécurité et les personnes dépositaires de l'autorité publique, ainsi que la protection fonctionnelle et juridictionnelle sur laquelle nous avions déjà travaillé ici même. Nous voulons protéger de toutes les manières possibles les femmes et les hommes qui s'engagent au service de leurs concitoyens et que vous représentez aujourd'hui.

Nous avons en outre abordé la question des indemnités. La démocratie locale a un coût pour celles et ceux qui laissent de côté leur activité professionnelle. Être élu local est devenu beaucoup plus chronophage qu'il y a dix ou vingt ans. Il faut aussi pouvoir se consacrer à son mandat. Je sais qu'un travail est mené par la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation sur le sujet. D'autres points sont évoqués dans le rapport pour faire en sorte que vos années de mandat d'élu soient prises en compte dans le calcul de vos retraites. Ces différents sujets ont animé nos réflexions et nous permettent de présenter aujourd'hui un panel de propositions très claires et très concrètes qui ont vocation à faciliter votre quotidien et la vie que vous menez chaque jour pour servir l'ensemble de celles et ceux qui résident dans vos communes.

Nous sommes à votre disposition pour répondre à toutes vos questions. Plus que jamais, nous avons à coeur nos 212 communes ultramarines et parfois même nous les prenons en modèle, car elles nous renforcent dans l'idée que la commune représente une strate différente qui mérite que nous y prêtions une attention toute particulière dans un pays souvent malmené, dans lequel nos concitoyens ont besoin de réponses. Vous avez toujours témoigné de l'attention permanente que vous portez à l'épanouissement de nos concitoyens. Vous êtes ce rempart contre les crises. À chaque fois qu'une crise se produit dans notre pays, les femmes et les hommes élus se retrouvent en première ligne et je crois que l'institution que nous représentons se doit aussi de montrer combien elle est attentive à votre quotidien, combien elle aspire à sanctuariser cet esprit communal qui est particulièrement essentiel dans la période dans laquelle nous nous trouvons. Je vous remercie pour votre attention.

Mme Catherine Conconne. - La casquette que je préfère est celle d'une Martiniquaise impliquée, citoyenne, qui ne rechignera jamais à la tâche quand mes compatriotes me sollicitent.

Je tiens à saluer singulièrement Monsieur le président du Sénat.

Cher Gérard Larcher, j'ai eu l'occasion de vous le dire plusieurs fois, j'apprécie beaucoup votre ouverture d'esprit et cette place que vous donnez régulièrement à nos pays dans les réflexions et les débats qui ont cours au Sénat. Nos pays ne sont pas la petite cerise sur le gâteau républicain pour vous. Nous en sommes des ingrédients à part entière.

Je salue également tous mes collègues parlementaires, les sénatrices et sénateurs très nombreux, les députés, madame la présidente de la délégation aux outre-mer fraîchement élue, chère Micheline Jacques, qui vient d'un si beau pays, Saint-Barthélemy.

Je crois en cette humanité très particulière derrière chacun de nos pays. Je salue donc les Guadeloupéens, les Calédoniens, les Guyanais, les Mahorais, les Saint-Pierrais, les Polynésiens, les Wallisiens, les Réunionnais. Pour moi, il est important, derrière ces territoires, de singulariser des peuples qui ont souvent des histoires différentes. J'exprimerai bien sûr une affection très particulière pour mon pays, la Martinique et tous les Martiniquais présents, issus de toutes les communes, Schoelcher, Le Carbet, Le Diamant, Trois-Îlets, Le Lamentin, Rivière-Pilote.

Vous êtes les bienvenus ici. Sachez que le Sénat est la maison commune, la maison de la République. Tant que nous aurons un président comme celui-ci, il sera aussi votre maison. La politique est souvent un grand carrefour d'inconnues. Nous ne savons pas ce qui nous attend demain, ni ce qu'il adviendra des qualités de la République : liberté, égalité, fraternité, ces trois mots auxquels j'ajouterais, comme Aimé Césaire, l'identité. C'est cette identité que j'ai tenu à saluer en ouverture de mon propos.

Nous accueillons aujourd'hui des élus municipaux. Même en tant que sénateur, il est très rare de ne pas passer par ce temple de l'exercice démocratique qu'est la commune. C'est un exercice incroyable de bonheur. J'ai exercé cette fonction pendant 17 ans en tant que maire adjoint de la plus grande ville de Martinique. J'ai vécu 17 ans de bonheur. Ces années ont constitué le plus beau moment de ma vie d'élue. Dans une commune, nous sommes au carrefour des besoins et des sollicitations de l'humain. Nous nous occupons de lui de la naissance à la mort, à tous les moments, heureux et malheureux. Nous nous occupons aussi d'un territoire, tentant de l'aménager au mieux, de lui apporter de la prospérité, de la valeur ajoutée. Il s'agit d'un énorme chantier.

Aujourd'hui, la fonction municipale est extrêmement malmenée. Cette dégradation a commencé par l'ajout d'un étage à la fusée avec les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), les communautés de communes, les communautés d'agglomérations ou les métropoles dans les grands centres de France hexagonale. Beaucoup d'entre vous doivent se sentir très dépossédés et éloignés de la réalité que leur assignent leurs compatriotes. Une compétence comme celle des déchets est généralement dévolue à la communauté de communes, mais dès qu'un papier gras traîne sur vos trottoirs, c'est au maire que les citoyens en veulent, alors que celui-ci n'a pas toujours les manettes. Ces budgets, maintenant confondus dans une grande marmite, sont en effet à partager avec bien d'autres.

Le maire subit aussi une crise existentielle. Quel est désormais son rôle au milieu de cet amaigrissement progressif de ses compétences et de ses pouvoirs ? Et pourtant, la pression reste énorme. Le maire connaît une crise d'autorité. Il n'est plus le personnage sacralisé comme il l'était par le passé. Autrefois, le maire était un personnage respecté. Aujourd'hui, il est davantage à portée de gifles. Il reçoit peu de remerciements. Il essuie de nombreux reproches, souvent de manière très violente, au travers d'un exercice très aimé par les médias, les fameux coups de gueule lâchés sur les ondes, sans modération, sans mesure. On peut dire tout et son contraire, y compris au milieu de mille mensonges, et il est très difficile de rectifier ensuite une contre-vérité.

Le maire est confronté à une crise de la vitesse, de l'immédiateté qui lui est imposée par les réseaux sociaux. Tout doit être fait vite et sans délai. Ce que l'on pouvait attendre un an auparavant, on ne l'attend plus un jour aujourd'hui. Si une semaine après avoir déposé son dossier le travail n'est pas réalisé, le maire est jugé trop lent.

Le maire subit aussi une crise de moyens qui n'est pas seulement liée aux moyens financiers. Le problème financier constitue peut-être même le plus facile à régler. Il suffit de quelques combats avec nos présidents de commission des Finances respectifs, quelques bons lobbyings au niveau de l'État pour obtenir un million d'euros par-ci par-là. Quand j'évoque les moyens, je pense notamment à l'invasion des sargasses dans un certain nombre de nos communes de la Martinique, de la Guadeloupe ou de son archipel. Nous faisons face à une réalité difficile, même quand des budgets sont attribués. Que faisons-nous des sargasses lorsque nous les avons ramassées, d'autant plus qu'elles sont extrêmement toxiques et polluées par un ensemble de produits, y compris par la chlordécone ?

Le maire doit par ailleurs mener un combat au quotidien contre l'administration française. Chaque délibération est scrutée. Avec la loi sur l'eau, pour un tout petit trou dans un pont, il vous faut conduire une mission « loi sur l'eau » qui va durer un an. La direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL) va vous dire que la zone abrite un petit poisson très rare et que si vous mettez un mètre cube de béton, il risque de disparaître de la planète. Pendant ce temps, le pont est en train de s'effondrer, vos habitants ne peuvent plus passer. Il faut un allègement de l'administration dans des pays soumis à énormément de risques. En dehors du risque avalanche, nous sommes soumis à tous les risques et l'administration nous répond sans cesse que c'est impossible.

Enfin, nous nous heurtons à un problème de compétence. Il faut évidemment sacraliser la clause de compétence généralisée. À aucun moment un maire ne devrait être empêché de faire du bien à sa population. Lorsqu'un risque ou une difficulté se présente, le maire doit être en mesure de réagir, bien sûr en tenant compte du cadre légal. Il ne doit pas se voir opposer en permanence un empilement de procédures qui mettent souvent en péril la vie de ses administrés et de son territoire.

Sachez qu'ici au Sénat, vous êtes très bien représentés. Siègent au Sénat des combattants de la première heure qui ne laissent rien passer. Ils travaillent énormément. Contrairement à la légende, le Sénat n'est pas la chambre où l'on dort ! Cette chambre est composée de nombreux anciens maires et anciens ministres, avec un très haut niveau d'exigence et bien éloignée aussi des combats de coqs qui ont cours du côté des Invalides. Lorsque la loi arrive ici, souvent en deuxième lecture, nous avons le temps de voir venir les carences, le désordre. Pendant que certains s'étripent ailleurs, nous travaillons. Les commissions se réunissent, les auditions sont très nombreuses. Quand le Sénat livre un travail, je peux vous dire que ce travail est abouti et rigoureux.

Plus que jamais, nos pays doivent être au combat, et nous l'avons bien compris au Sénat. Le temps où nous attendions qu'un dispositif nous tombe sur la tête pour réagir, manifester dans la rue, faire des pétitions est révolu. Nous devons absolument rester en veille de toutes les évolutions potentielles, comme le débat actuel sur l'octroi de mer. Il n'est pas question de nous renfermer en refusant toute modification de ce dispositif. Certes, cette taxe est utile à nos finances, mais nous devons aussi nous poser la question de sa pertinence. Personnellement, cette taxe me pose de nombreux problèmes, y compris d'éthique et de philosophie, compte tenu de situations d'injustice. Nous pourrions en discuter longuement.

Il est temps de prendre le stylo de notre destin en main. Lorsqu'une réforme semble s'annoncer, nous devons, dans les trois ou quatre mois qui suivent, être en mesure de présenter ce que nous voulons. Acquérir ce réflexe passe par beaucoup de formations qu'il faudrait que nous acceptions. Être élu ne fait pas de nous un expert de la loi, du règlement et des mécanismes complexes de la République. Nous devons faire en sorte que nos élus soient en situation de leadership permanent, soient puissants pour pouvoir dire à tout moment ce que nous voulons, plutôt que ce que nous ne voulons pas.

Il faut inverser la terminologie et faire de nous des figures de proue, des gens qui précèdent les difficultés, face à face avec la République et non plus dans la relation père-enfant qui a longtemps existé. Nous devons nous inscrire plus que jamais dans une relation mature, d'adulte à adulte, nous regardant sans complexe et sans déni pour avancer pour le bien-être de nos populations. Comme disait un grand Martiniquais, les meilleurs experts de nous-mêmes, c'est nous-mêmes.

Mme Françoise Gatel. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, chers collègues députés, représentants des associations d'élus, notamment de l'AMF, et vous tous qui venez des outre-mer pour nous parler de ce que vous êtes, de vos ambitions et de ce que vous attendez de nous.

Je ne suis pas des outre-mer, mais de la Bretagne. Néanmoins, je vous rassure, dans cette terre de Bretagne, les gens ont aussi beaucoup de caractère et de détermination, et je suis heureuse de les partager avec mes collègues.

Les sénateurs ont du caractère, de la conviction et de la détermination. Nous ne lâchons rien et le président Gérard Larcher est l'excellent chef d'orchestre d'une tribu qui défend le bloc local, notamment la commune. La commune est souvent qualifiée de dernier kilomètre. Je pense au contraire qu'elle représente le premier kilomètre, celui de la proximité, où chaque jour se conjuguent les valeurs de notre République, la liberté, l'égalité et la fraternité. C'est autour du maire que la cohésion sociale dont nous avons tant besoin se fabrique. Je vous invite à lire l'excellent édito du Figaro de ce matin qui parle des maires comme des gardiens du temple. Les maires sont les gardiens du temple de la République et de la solidarité.

Au Sénat, nous avons de la voix, de la conviction. Nous sommes tous différents, mais nous partageons le même discours et la même action. Nos propos, comme ceux de Micheline Jacques dont je salue la récente élection à la présidence de la délégation aux outre-mer, sont les mêmes, avec nos mots et nos accents. Je voudrais brièvement rappeler les très récents travaux du Sénat.

Notre première action concerne la protection des élus. Il n'est pas acceptable dans une République et une démocratie que ceux qui s'engagent librement, comme des citoyens responsables pour porter l'intérêt général et servir leurs concitoyens soient victimes d'agressions ou du « bashing » d'élus comme nous le connaissons. Nous avons donc voté à la quasi-unanimité une proposition de loi sénatoriale sur la protection des élus. Au-delà des items que Mathieu Darnaud a évoqués, les maires doivent rester extrêmement vigilants sur le lien renforcé entre l'univers de la justice et les élus locaux. Il n'est pas normal qu'un maire ne sache pas ce qu'il advient des plaintes déposées. Parfois, ces plaintes n'étaient même pas prises en compte. Il est important que le maire sache ce qu'il advient d'un citoyen qui avait été éloigné du territoire pour une raison ou une autre et qui y revient. Il faut assurer cette chaîne de sécurité pour que le maire puisse exercer son mandat.

Notre deuxième action a trait au statut de l'élu. Le terme de statut est gênant, car parmi les maires figurent des retraités, des salariés de l'État, des salariés de petites ou grandes entreprises. Chaque citoyen dans notre pays doit être à même de pouvoir s'engager pour servir ses concitoyens s'il le souhaite. Si le mandat d'élu est un engagement civique, il n'est plus normal que les élus locaux subissent des conséquences financières négatives. Nous avons rendu jeudi dernier huit propositions pour vous accorder une indemnité qui permette de ne pas subir de pertes par rapport à votre situation professionnelle antérieure. Nous travaillerons de la même manière sur la retraite. L'État doit assumer une partie de cette indemnité. Quand vous exercez votre mandat de maire, vous assumez des tâches de l'État : l'état civil, l'organisation des élections, l'urbanisme. S'il fallait remplacer l'ensemble des exécutifs par des fonctionnaires, le coût pour l'État serait d'une autre nature et la qualité de l'engagement ne serait pas le même.

Nous travaillons actuellement sur deux autres volets de ce statut de l'élu. Nous devons tout d'abord faciliter l'engagement et l'exercice du mandat. Il doit être plus facile d'obtenir des autorisations d'absence, se déplacer, faire garder ses enfants, etc. Un étudiant peut aussi éprouver l'envie de devenir un élu local. De même, vous devriez pouvoir être maire sans avoir besoin à longueur de journée de paracétamol, parce que les services de l'État vous donnent la migraine. Je l'ai vécu en tant que maire. Nous devons par ailleurs encourager les gens à s'engager sur un mandat de maire, parce que leur sortie sera sécurisée. Vous connaissez comme moi des élus qui ont pris des engagements en termes de réduction de temps de travail, qui ont parfois vécu des vies personnelles difficiles à cause de leur engagement, et qui, le dimanche soir, ont été balayés et se sont retrouvés sans emploi, avec des difficultés pour se réinsérer.

Je voudrais saluer tout particulièrement la Polynésie française. À la demande du président du Sénat et notre collègue Lana Tetuanui, nous avons mené voilà quelques mois une mission en Polynésie française sur l'intercommunalité et nous avons découvert, si nous ne le savions pas, ce que sont l'éloignement par rapport à l'Hexagone, l'insularité et les différences des outre-mer. L'égalité de droits se reconnaît par la différence des moyens. Il faut que l'État nous écoute. L'État aurait moins d'ennuis s'il nous permettait d'agir. Je pense que dès lors qu'on leur laisse de la liberté, les élus locaux savent faire. Il est très important de trouver des solutions qui vous conviennent du mieux possible au sein des outre-mer. Nous étions tout à l'heure en réunion avec nos amis des îles Marquises. Nous défendons l'idée qu'il faut expérimenter un EPCI d'archipel auquel on donnerait des capacités d'agir en matière économique et touristique. Bientôt, aux îles Marquises, il existera un site patrimonial de l'Unesco. Ce territoire doit avoir les moyens d'agir.

Enfin, il faut avancer dans la déconcentration des services de l'État. Je salue notre collègue Agnès Canayer qui, avec Éric Kerrouche, a rédigé voilà quelques mois un rapport que tous les ministres devraient lire matin, midi et soir. Tout est dedans. Les diagnostics ont été dressés. L'État ne doit plus être celui qui contrôle quand vous avez déjà fait ou celui qui vous donne des injonctions depuis Paris, que vous habitiez en Martinique ou en Bretagne. La déconcentration implique un État avec un préfet ou un haut-commissaire qui doit se tenir aux côtés des élus pour trouver des solutions plutôt que de venir une fois que tout est fait pour dire que ce n'est plus possible et qu'il faut tout recommencer.

Je n'ose même plus prononcer le terme de simplification. Nous avons manifestement du mal à nous faire comprendre. Les choses devraient être simples. Jean-Étienne-Marie Portalis disait que les lois sont faites pour les hommes et non pas les hommes pour les lois. La loi doit servir, être simple et lisible. À la suite de notre rapport sur l'intercommunalité en Polynésie française, une proposition de loi de notre collègue Lana Tetuanui propose la mise en ligne par l'État d'une version consolidée et à jour de toutes les dispositions législatives que vous devriez connaître, mais qui sont aujourd'hui éparpillées dans de nombreux codes. Pour appliquer la loi, il faut que celle-ci soit simple et lisible. Nous soutiendrons cette proposition concrète de toutes nos forces.

Enfin, si la subsidiarité apparaît aussi compliquée à mettre en place que la simplification, elle est pourtant très simple ; elle consiste à laisser faire le bon niveau. Or ce bon niveau est souvent celui des élus locaux. En janvier dernier, je me rends à une cérémonie des voeux dans une petite commune. Trois dames ne cessaient de critiquer le maire dont c'était la première cérémonie de voeux à cause du Covid. Lorsqu'il m'a donné la parole, j'ai rappelé que votre maire prend soin de vous tous les jours. Vous pouvez ne pas avoir voté pour lui, trouver qu'il est mal habillé, avoir un avis différent, mais respectez-le. Si nous ne prenons pas soin de nos élus locaux, un jour personne ne prendra soin de vous.

Au Sénat, nous portons ce message tous ensemble avec détermination et nous sommes sûrs de votre soutien et de votre surveillance positive. Je vous remercie.

Échanges avec la salle

Mme Sonia Lagarde, présidente de l'association française des maires de Nouvelle-Calédonie. - J'ai été ravie d'entendre les sénateurs sur les particularités des outre-mer et surtout les différences qui existent entre les départements et les territoires. Ce matin à Issy-les-Moulineaux, j'ai eu l'impression que l'on faisait un peu l'amalgame alors que nous sommes si différents.

En Nouvelle-Calédonie, les discussions sur le futur statut sont engagées ; elles sont compliquées. Le chemin sera long et difficile. Vous avez parlé d'une même voix de ces maires qui sont des acteurs de proximité, proches de leurs administrés. À l'aube de ces discussions, je voudrais vous interpeller : il ne faut pas oublier les maires. Aujourd'hui, certains élus locaux confisquent ces discussions et les maires sont à nouveau les oubliés de l'histoire.

Dieu sait s'il existe des choses à changer pour les communes. Le code des communes de la Nouvelle-Calédonie n'est pas le même que dans l'Hexagone. Sur les compétences des communes, le développement du territoire, mais aussi sur l'urbanisme, il faut changer les choses pour donner un peu plus de pouvoir aux maires qui sont aujourd'hui extrêmement dépendants des principes directeurs votés par la Nouvelle-Calédonie et du code de l'urbanisme des provinces.

En Nouvelle-Calédonie, les compétences constituent un véritable millefeuille où plus personne ne s'y reconnaît. Il est normal que les maires soient suspendus aux règles d'urbanisme de la Nouvelle-Calédonie pour l'aménagement de leur territoire. En revanche, quand les provinces édictent un code de l'urbanisme qui s'impose à vous et que vous devez voter un plan d'urbanisme directeur (PUD) exactement de la même manière qu'au niveau de la province, il faut entretenir de bonnes relations avec le président de la province pour que votre PUD soit adopté. Ainsi, l'aménagement du territoire sur lequel vous avez été élu vous échappe. Il ne faudra pas laisser les maires de côté dans la rédaction d'un futur statut.

M. Mathieu Darnaud. - Je partage ces propos. Nous avions échangé il y a quelque temps sur les polices municipales et les problématiques des maires. Quand j'ai évoqué notre rapport sur l'avenir de la commune, j'ai pris à dessein le fait que la commune constitue un modèle à part dans l'architecture institutionnelle française. J'ai tendance à la qualifier de « patrie du quotidien ». La commune est le lieu où vos concitoyens, quels qu'ils soient, viennent vous voir pour toutes sortes de raison. Dans ce contexte, nous considérons que la clause de compétence générale dans la Constitution offrira aux maires la capacité de pouvoir évoquer tous les sujets du quotidien.

Bien évidemment, dans les discussions institutionnelles qui vont s'ouvrir, la commune doit nécessairement avoir une place. Nous avons besoin de cet échelon des communes pour passer les crises, les difficultés quotidiennes et faire en sorte que le fil de la confiance puisse se nouer à l'échelon de proximité. Dans le groupe de travail sur la décentralisation, nous avons vu la nécessité de re-questionner les statuts de l'ensemble de vos territoires. Or la commune constitue la porte d'entrée de ces réflexions, car nous partons de ce qui intéresse en premier lieu nos concitoyennes et nos concitoyens.

Il faut redonner une place centrale à la commune sur un versant constitutionnel tout en faisant en sorte de conserver un maximum d'agilité. Trop souvent aujourd'hui, les niveaux d'intervention de l'État ralentissent l'action des maires. Vous parliez du rapport à la province s'agissant des questions d'urbanisme, mais nous pourrions dire exactement la même chose dans l'Hexagone comme dans d'autres territoires. À Pointe-à-Pitre, nous avons évoqué par exemple le rapport à l'intercommunalité.

Il faut repartir de la base, c'est-à-dire la commune qui doit, sur ces sujets du quotidien dont fait partie l'urbanisme, avoir les moyens d'action pour répondre en temps et en heure aux aspirations des habitants de nos communes. Or malheureusement, nous assistons plutôt à une recentralisation aujourd'hui. Nous voulons tordre le cou à ce mouvement qui, selon nous, va dans le mauvais sens. Plus ces sujets seront placés à un niveau supra-communal, plus la décision sera éloignée du citoyen. Le maire est le bon interlocuteur. C'est le point commun de l'ensemble de nos travaux. La commune a forcément son mot à dire sur les évolutions institutionnelles et statutaires.

M. Madi Madi Souf, président de l'association des maires de Mayotte. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, mes chers collègues, la commune et le principal personnage qui l'incarne, le maire, évoluent dans un contexte difficile fait de violences ou d'injures contre les élus, démissions de maires, crise des vocations, manque de moyens tant humains que financiers, complexité de l'exercice du mandat, concurrence des intercommunalités.

Je partage le principal point du rapport du 12 juillet dernier Avis de tempête sur la démocratie locale : soignons le mal des maires. Il faut rendre aux communes leur liberté et leur avenir, assurer les moyens financiers de leur liberté. Nous, les présidents des associations de maires des outre-mer, nous savons ce que nous voulons, surtout sur l'octroi de mer. Nous nous sommes concertés et nous considérons que, s'il doit bien sûr évoluer, cet octroi de mer ne doit pas pour autant disparaître. Il offre aux collectivités la liberté de décider de ce dont elles ont besoin pour leur développement.

Sur l'autre thème de cet après-midi, à Mayotte, la crise de l'eau qui se déroule actuellement est inédite. Certes, les raisons sont multiples. À la rareté des pluies s'ajoute aussi une négligence de l'État concernant les investissements. Nous n'avons pas suffisamment anticipé pour éviter cette crise. Depuis l'an dernier, l'association des maires et les maires de Mayotte, reçus ici par le président Gérard Larcher que je remercie, ont soulevé le problème de la violence que connaît Mayotte. Certes, l'État nous accompagne, mais ses réponses ne s'inscrivent pas dans la durée. Il faudrait des réponses pérennes. Si nous sommes présents à ce Congrès, nos pensées sont restées à Mayotte, compte tenu de la situation là-bas. Je demande à l'État, au Sénat, aux élus que vous êtes de nous accompagner ou de faire pression sur l'État pour que tout ce qui s'y passe cesse. Nous n'en pouvons plus. Mayotte n'attire plus les investisseurs à cause de cette violence, des enfants qui brûlent les voitures ou les maisons, et maintenant cette crise de l'eau. Nous ne sommes plus une île attractive. Je vous demande votre soutien au vu de cette crise.

Mme Françoise Gatel. - J'insisterai sur le mot lassitude : les maires n'en peuvent plus. Ils sont épuisés par les violences, mais aussi par leur incapacité d'agir. Ce qui est souhaitable et nécessaire n'est bien souvent plus possible, parce que nous n'avons pas su anticiper. Nous en portons un peu une responsabilité collective, remontant sans doute à quelques quinquennats. Parfois, nous agissons en pompier. Nous intervenons quand une crise est très forte, nous ne parvenons pas toujours à éteindre le feu complètement et celui-ci continue à couver. Les solutions doivent effectivement être pérennes et travaillées avec les élus locaux, ceux qui savent et qui sont comptables devant la population. C'est au maire que l'on demande des comptes. Le maire ne peut pas être le sous-traitant de l'État. Le maire est un partenaire, un être humain qui marche sur deux jambes. L'État doit être en accompagnement et en écoute des élus locaux. Au Sénat, nous portons cette vision.

Dans l'Hexagone, pendant la crise Covid, aucune loi n'avait prévu de gérer cette crise. Les maires et les préfets, parce qu'ils voulaient bien agir, ont inventé des solutions. Il faut redonner cette capacité aux élus locaux sans pour autant les laisser seuls. Il faut établir une vraie relation de confiance et de responsabilité, en identifiant les sujets. À Mayotte, les sujets sont bien identifiés. Le chemin est long, mais nous ne devons jamais faiblir. Les élus locaux que vous êtes incarnent la dignité de la République dans la résolution de ces problèmes.

Mme Marie-Jacqueline Carpin, conseillère municipale de Saint-Paul, La Réunion. - Vos propos sur la violence m'ont vraiment touchée et ont fait écho à mon quotidien. Le chômage est très répandu à La Réunion. Nous devons faire face à des citoyens qui ne comprennent pas toujours les difficultés de la crise du logement et qui cristallisent leur souffrance sur les élus. Je veux témoigner de termes qui m'ont été adressés, ainsi qu'à un autre élu. Nous avons porté plainte et au lieu d'apporter de l'apaisement, cette plainte a alimenté la crise. Comme s'il était normal qu'un élu encaisse de tels propos et se taise. J'ai reçu des sms me disant : « Continuez à vous engraisser avec l'argent de l'État ».

Nous sommes des hommes et des femmes, parfois des femmes qui vivent seules et ne se sentent pas en sécurité. Ce vécu est parfois douloureux. On en arrive à se dire : si j'avais su, je n'y serais pas allée. Être un représentant de la République est un rôle noble. Or nous n'avons pas signé pour cela. Nous prenons vraiment cette fonction à coeur. Nous aimons ce que nous faisons. Cette noblesse de coeur nous est aussi renvoyée quand tout se passe bien. Quand une personne a obtenu un contrat, quand son dossier a été accepté, quand les gens sont heureux, nous nous disons que cet engagement vaut le coup. Mais face à d'autres comportements, que pouvez-vous répondre quand vous êtes atteints dans votre condition de femme, votre couleur, vos origines ? Ces attaques ne peuvent que nous rendre malheureux. Au-delà de témoigner et de votre prise de conscience de cette violence, qu'entendez-vous faire concrètement ?

Mme Catherine Conconne. - Merci pour votre témoignage touchant. Le problème vient du fait que l'école n'éduque pas et ne fabrique pas des citoyens. Je reçois parfois des élèves de terminale au Sénat. Quand ils arrivent, je leur demande s'ils connaissent le Sénat. Dans 99 % des cas, ils me répondent non. Ils ignorent comment se fabrique la loi. Nos enfants ne sont pas du tout formés à cette citoyenneté active. Très peu connaissent les limites de l'action d'un élu ou la façon dont se constitue un budget municipal. On pense qu'il suffit que le maire signe un chèque. Personne ne sait d'où viennent les recettes ni quelles sont les différences entre la route départementale, la route municipale ou la route privée.

J'ai discuté assez fermement avec la rectrice de l'académie de Martinique. Pour faire baisser la violence, avoir une citoyenneté plus épanouie et moins conflictuelle, l'école doit porter sa part de responsabilité. Par le passé, nous avions des cours d'instruction civique. Aujourd'hui, un cours est dispensé, généralement par des professeurs d'histoire-géographie et quand ils en ont le temps. Parfois, une année scolaire peut se passer sans que l'on ait expliqué à un enfant le rôle du maire.

L'adulte quant à lui se nourrit de plus en plus de tout ce qui se fait de plus négatif sur les réseaux sociaux et les élus doivent passer un temps considérable à rectifier. Combien de fois avons-nous entendu qu'un sénateur gagne 12 000 euros ? Je suis obligée de me déplacer avec ma feuille de rémunération. Je ne parle même pas du maire. Quand j'étais 2ème maire adjoint de Fort-de-France, en charge de la sécurité, je devais aller sur le terrain toutes les nuits et je percevais 700 euros par mois. Les gens en étaient étonnés. À quel moment instruit-on les citoyens sur le rôle de l'élu ?

La seule parade consiste à communiquer, dire la vérité, même sur les choses qui peuvent paraître intimes. J'affiche ma rémunération, mon agenda. Nous avons un effort de transparence et de communication énorme à faire pour rétablir ces vérités. Aujourd'hui, l'Éducation nationale doit entrer dans une logique de formation du citoyen. Nous ne devons pas laisser des jeunes sortir de terminale sans des connaissances de base sur le Parlement, la justice, etc. À défaut, nous ferons face à une armée d'ignorants qui attendront de nous tout et son contraire, avec l'agressivité qui va avec. L'Éducation nationale constitue un maillon important de la formation du citoyen.

Seconde partie : la crise de l'eau

Mme Marie-Christine Ponamalé. - Nous abordons une seconde séquence qui porte sur une problématique d'actualité transversale et particulièrement aiguë, celle de la crise de l'eau qui touche bon nombre de territoires. Cette question a fait l'objet de nombreux travaux et encore récemment du Conseil économique social et environnemental (CESE). Récemment, le Sénat a aussi élaboré un rapport d'information sur la gestion durable de l'eau, intitulé L'urgence d'agir pour nos usages, nos territoires et notre environnement, du 12 juillet 2023. Le rapporteur Hervé Gillé est avec nous cet après-midi et il va nous en présenter les conclusions, puis les deux sénateurs de Mayotte nous apporteront leur témoignage.

M. Hervé Gillé. - Je suis très heureux et très honoré d'intervenir dans le cadre de cette journée aux côtés de mes collègues pour vous présenter nos travaux. Une mission d'information est décidée par une commission permanente ou par des groupes politiques. Ce fut le cas pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain (SER) auquel j'appartiens. Au Sénat, ces missions sont composées de manière transpartisane. Dans nos travaux, nous avons donc essayé de prendre en considération l'ensemble des propositions et des remarques pour produire le rapport le plus constructif possible.

Cette mission a travaillé de février à juillet 2023. Elle fut particulièrement lourde, ponctuée par 66 auditions, 4 déplacements. Certes, nous ne comptions pas de sénateurs ultramarins, mais nous avons décidé dès le début de nous intéresser au problème de l'eau dans les outre-mer, même si les régimes hydriques sont très différents de la France hexagonale et les problématiques spécifiques. Notre mission portait sur l'ensemble des aspects de la politique de l'eau, que ce soit le « grand cycle » de l'eau ou le « petit cycle ».

Sur les outre-mer, nous nous sommes concentrés sur les questions liées au « petit cycle », l'approvisionnement de la population en eau potable ou les problématiques d'assainissement qui pèsent assez lourdement sur les systèmes. Nous avons tenu une table ronde le 16 mai dernier en visioconférence avec les offices de l'eau de Guadeloupe, de Martinique, de Guyane et de La Réunion, ainsi qu'avec la DEAL de Mayotte.

Plusieurs constats sont partagés. L'approvisionnement en eau potable est encore insuffisant dans de nombreux territoires, en particulier à Mayotte et en Guadeloupe. Des tours d'eau doivent être organisés, une situation inacceptable au XXIe siècle. Nous avons un véritable défi de production d'eau potable à Mayotte, à partir de solutions alternatives, mais très coûteuses comme la désalinisation, mais aussi de rénovation, voire de construction de réseaux de distribution.

Nous faisons donc face à un enjeu majeur de gouvernance et d'investissement. Les territoires où l'approvisionnement en eau est défaillant n'ont pas les moyens de financer des travaux absolument colossaux. Il faudra forcément s'interroger sur la conduite à tenir pour accompagner l'ensemble des collectivités et retrouver un système plus en équilibre. Il faut donc que la solidarité nationale joue à plein. La pauvreté d'un certain nombre de consommateurs rend parfois difficile, voire impossible de leur demander une part accrue de financement par l'augmentation des factures d'eau, dont une partie n'est pas toujours recouvrée. Quand l'offre de service est dégradée, nous pouvons concevoir que la légitimité à devoir payer est moindre.

Se posent de surcroît des problèmes de qualité des eaux et de sources d'approvisionnement. Aux Antilles, la présence de chlordécone renchérit les coûts de traitement. En Guyane, le mercure dû à l'orpaillage clandestin génère de graves problèmes. De manière presque endémique, les rejets organiques dans l'environnement liés à une mauvaise maîtrise de l'assainissement dégradent la qualité des eaux captées pour approvisionner les habitants. Enfin, la diversité des territoires ultramarins impose de faire preuve de souplesse et d'ingéniosité, de mobiliser toute la palette des outils existants, notamment sur le plan technologique.

Partant de ces constats, nous avons recherché les pistes d'amélioration et d'accompagnement. La piste financière paraît évidente. Elle figure dans le plan Eau du Gouvernement décliné en 53 mesures. La mesure 40 prévoit de mobiliser 35 millions d'euros supplémentaires par an pour la politique de l'eau dans les outre-mer au titre de la solidarité interbassin. Nous soutenons cette proposition qui figure aussi dans les préconisations de notre rapport, c'est la proposition n° 42.

Cette solidarité interbassin au bénéfice des territoires ultramarins va connaître un début de mise en oeuvre en 2024 via la hausse de la contribution des agences de l'eau à l'Office français de la biodiversité (OFB) de 15 millions d'euros en 2024 et 35 millions d'euros en 2025, d'après les documents budgétaires accompagnant le projet de loi de finances actuellement en discussion. Nous vérifierons attentivement ces inscriptions budgétaires. Dans le cadre du plan de relance, l'OFB disposait de 85 millions d'euros sur les années 2021-2023, dont 47 millions d'euros pour financer des projets portant sur l'eau et l'assainissement en outre-mer.

Au-delà des financements, il faut aussi une ingénierie pour porter des projets et les faire avancer localement, c'est-à-dire planifier les travaux, passer les marchés, les suivre et mettre en service les infrastructures. Ce sujet est particulièrement important. À l'heure actuelle, sur le territoire national, nous rencontrons déjà des problèmes de mobilisation des compétences. Les collectivités font face à certaines difficultés pour répondre aux cahiers des charges parfois exigés par les procédures d'État. Les cabinets de conseil sont en crise de recrutement et de compétence. En effet, pour faire vivre ces cabinets, il faut de la visibilité.

Ce sujet intéresse particulièrement les outre-mer. Au-delà des enveloppes financières, il faut avoir les moyens humains d'ingénierie et d'accompagnement pour permettre la mise en oeuvre des projets et faire en sorte que celle-ci respecte un calendrier pour rendre les modèles plus efficaces. Nos auditions ont montré que cette ingénierie n'était pas facile à trouver, y compris en passant des marchés d'assistance à maîtrise d'ouvrage. Parfois, les bureaux d'étude qui pourraient intervenir n'existent même pas.

La mesure 30 du plan Eau du Gouvernement prévoit ainsi de lancer 10 projets de solutions fondés notamment sur la nature. Comment faire quand personne n'est là pour concevoir et suivre ces projets ? Il faudra sans doute essayer de militer pour mobiliser au niveau national une force d'appui aux territoires ultramarins pour les accompagner dans les meilleures conditions et mobiliser toutes les compétences utiles et nécessaires pour faire avancer ces projets. Cette notion de mutualisation et de mise à disposition des compétences est essentielle et nous devons travailler tous ensemble.

Enfin, sur la question de la gouvernance de l'eau, la loi a prévu de transférer les compétences eau et assainissement aux EPCI, afin de développer la mutualisation. Ce sujet fait débat au Sénat. Cependant, il faut bien admettre que les petits systèmes d'eau et d'assainissement rencontrent parfois plus de difficultés à s'adapter aux nouvelles contraintes. Avec un accompagnement adapté, le fait de renforcer les moyens et de mutualiser peut permettre d'atteindre un niveau de réponse plus efficace.

Nous ne partons pas d'une page vierge. Le plan Eau DOM lancé en 2016 doit se déployer jusqu'en 2026 pour mettre à niveau les réseaux les plus défaillants, mais il faut noter que ses crédits ont été sous-consommés. Il faut donc accélérer, comme le soulignait le rapport de 2022 du CESE, notamment pour la Guadeloupe, la Guyane et Mayotte qui connaissent une situation lourde et dramatique, et particulièrement dans ce dernier territoire. La combinaison du risque accru de sécheresse et de l'augmentation de la population y rend nécessaire l'investissement dans des capacités supplémentaires de désalinisation et dans la fiabilisation des réseaux de distribution, les taux de perte étant particulièrement importants.

Le rapport du CESE indiquait qu'il faut créer un droit opposable à l'eau au bénéfice des habitants des outre-mer, mais un tel droit ne sera effectif que si les investissements sont réellement réalisés et la gouvernance rendue efficace. Enfin, il faudra trouver les moyens de garantir un prix de l'eau abordable pour tous, car la pauvreté d'une part importante de la population ne permet pas d'envisager de la mettre fortement à contribution. Il en va de même sur l'assainissement. La mise aux normes de l'assainissement individuel est hors d'atteinte des budgets de nombreuses familles modestes. Il faut prendre ces éléments en considération.

Le rapport de la mission sénatoriale sur l'eau appelle donc à porter une attention accrue à la problématique de l'eau et de l'assainissement outre-mer. Ce rapport a fait l'objet d'un vote unanime, transpartisan. Actuellement, nous repolitisons de manière noble le sujet de l'eau. Il faut en profiter, en relation avec le Gouvernement, pour trouver les bonnes voies pour avancer et mobiliser tous les moyens nécessaires, financiers et surtout humains.

La situation à Mayotte : témoignages des sénateurs

M. Thani Mohamed Soilihi. - Monsieur le président du Sénat, madame la présidente de la délégation sénatoriale aux outre-mer, chers collègues parlementaires, mesdames et messieurs les présidents d'associations d'élus, mesdames et messieurs les maires, mesdames et messieurs les élus, mesdames et messieurs, je voudrais commencer mon propos en remerciant chaleureusement le président Gérard Larcher et la délégation sénatoriale aux outre-mer, ainsi que sa présidente Micheline Jacques, d'avoir consacré ce moment de solidarité avec la situation à Mayotte. Je demande aux autres collègues élus de nous excuser pour ce temps. Je pense néanmoins que le sujet le mérite. Je pense aussi à nos collègues de Guadeloupe et des autres territoires qui souffrent eux aussi de la problématique de l'eau.

La situation est extrêmement grave dans le 101e département de France. Depuis mai dernier, des coupures d'eau potable ont lieu : deux jours de suspension d'eau pour une réouverture pendant 18 heures le 3e jour. Ce dispositif a été adapté en raison de la raréfaction de l'eau.

Les répercussions sont nombreuses sur les conditions de vie. L'intervention du président Madi Madi Souf sur la violence était pertinente. Imaginez une situation de non-alimentation en eau aussi grave, à laquelle s'ajoute une recrudescence inouïe de la violence. Des bandes de jeunes profitent de cette situation pour se faire la guerre. Tous les élus de Mayotte étaient venus à votre rencontre, Monsieur le président, ainsi que devant les membres de l'Assemblée nationale et du Gouvernement, pour s'émouvoir de cette violence. Cette situation s'est encore aggravée depuis.

Ces bandes débarquent dans un village et s'attaquent à tout le monde de façon indiscriminée. Elles incendient les voitures, les maisons et s'en prennent à la population avec des armes blanches. Les forces de l'ordre dont il faut souligner l'engagement font ce qu'elles peuvent. Néanmoins, la réaction consistant à lancer du gaz lacrymogène dans des villages ou quartiers avec des enfants et des personnes âgées est intolérable.

Cette situation douloureuse se conjugue à cette crise de l'eau. Nous espérons obtenir le même écho que par le passé auprès de vous. Je ne mets pas en cause les forces de l'ordre et leur engagement. Il faut néanmoins changer de doctrine pour que ces voyous cessent de sévir. Je vous demande solennellement de nous aider. N'ajoutons pas une crise supplémentaire à d'autres crises déjà importantes.

Au-delà des conditions de vie, cette crise de l'eau entraîne également des répercussions importantes sur les conditions épidémiologiques. Sans eau, on ne peut pas se laver convenablement, avec toutes les conséquences sanitaires que cela peut engendrer. Cette crise a aussi des conséquences écologiques. Le Gouvernement a commencé une opération de distribution massive de bouteilles d'eau. 63 millions d'euros ont été débloqués à cette fin. Pour autant, ces bouteilles ne doivent pas se retrouver dans la nature. Imaginez la pollution que cette opération pourrait engendrer si nous n'y prenions pas garde.

Enfin, des conséquences économiques n'ont pas tardé à se faire jour, notamment au niveau de la restauration, de même que des conséquences sur le fonctionnement des services publics. Des écoles ont dû fermer à plusieurs reprises, car les conditions d'accueil de nos enfants n'étaient pas réunies. Nous sommes pourtant dans un département français.

Les raisons de cette crise sont nombreuses. Elles auraient pu être mieux anticipées. Cette crise découle d'abord de la dépendance aux pluies : 95 % de l'eau produite à Mayotte provient des retenues collinaires. L'année dernière, la saison des pluies est venue très tardivement. Elle a été très courte et peu abondante. La troisième retenue collinaire qui aurait dû voir le jour depuis des décennies n'a pas été construite.

Mais cette crise résulte aussi de la surpopulation du département directement due à une immigration incontrôlée. Je ne stigmatise personne, mais c'est une réalité. Des infrastructures étaient prévues pour une population donnée. Quand du jour au lendemain, une population supplémentaire vient s'ajouter sans que vous en connaissiez le nombre ni la durée d'installation, vous manquez forcément d'eau. Il en est de même pour les écoles ou les infrastructures de santé.

La crise vient également de la déforestation massive sur cette petite île de 374 kilomètres carrés qui compte déjà peu de forêts, et d'un réseau de distribution usé et mal entretenu. Un tiers de l'eau distribuée est perdu dans les fuites. Cette problématique de gestion et ces dysfonctionnements ont été mis en avant par la Chambre régionale des comptes en 2018, révélant les difficultés de gestion au sein du syndicat chargé de la gestion des eaux. La Chambre régionale des comptes a également souligné que « l'État n'a pas suffisamment joué son rôle de pilotage, de contrôle et d'accompagnement dans les investissements sur les moyens de production et le réseau alors même que plusieurs crises de l'eau étaient déjà survenues. Sa gestion des fonds européens a fait peser un temps le risque d'une perte d'une partie d'entre eux ». La responsabilité de l'État est pointée du doigt.

Face à cette crise, le Gouvernement a réagi par la livraison d'eau potable depuis La Réunion et Maurice, auxquels je rends hommage. Une usine de dessalement est en cours de construction à Pamandzi. Le prix des bouteilles d'eau a été gelé pour remédier aux abus. La prise en charge des factures d'eau entre septembre et la fin de l'année a également été décrétée. Cependant, au-delà de ces mesures d'urgence, nous devons absolument agir à plus long terme, notamment en matière de gouvernance. En 2024, l'Office de l'eau de Mayotte devrait voir le jour pour jouer un rôle de pilotage et d'impulsion auprès de tous les acteurs de l'eau, au même titre que les offices de l'eau existant dans les quatre départements d'outre-mer ou que les agences de l'eau dans l'Hexagone.

En matière de distribution, outre la poursuite de la réduction du taux de fuites, il faut absolument renforcer le réseau de distribution. En matière de production, une seconde usine de désalinisation devait être construite en 2024-2025 pour produire 10 000 m3 d'eau supplémentaires. Surtout, le projet de troisième retenue collinaire doit être lancé sans hésitation. À l'avenir, il pleuvra de moins en moins et en moindre quantité. En Grèce, récemment, il est tombé en une nuit l'équivalent d'une année de pluie. Pour financer ces travaux, un plan pluriannuel d'investissement de 287 millions d'euros est prévu. Cet argent devrait être utilisé pour anticiper davantage.

La crise mahoraise et plus généralement la situation de l'eau dans tous les territoires ultramarins mettent en évidence des faiblesses et manquements dans plusieurs domaines, une gouvernance éclatée qui appelle la création d'une autorité organisatrice unique sur chaque territoire, un contrôle insuffisant des délégataires par les collectivités et des difficultés de gestion des autorisations organisatrices, un contrôle de légalité problématique de l'État, une mobilisation inefficace des crédits européens et un volet assainissement encore plus délaissé que celui de l'eau. Face au changement climatique, même les territoires ultramarins disposant d'une ressource en eau abondante doivent engager des investissements pour mieux la sécuriser.

M. Saïd Omar Oili. - Madame la présidente, je m'associe aux propos de mon collègue Thani Mohamed Soilihi que je vais compléter, allant même parfois à l'encontre de certaines préconisations présentées ici. Nous aurons l'occasion d'en débattre librement notamment en commission. Comme vous l'avez souligné lors de votre élection, Monsieur le président, il faut toujours être un sénateur libre et défendre son territoire.

Mayotte fait face depuis plusieurs mois à une crise majeure de l'eau qui annonce très concrètement ce que d'autres territoires ultramarins subiront dans les prochaines années. Cette crise s'abat sur le territoire le plus pauvre de la République. Les indicateurs de pauvreté illustrent ce fossé avec l'Hexagone : 84 % de la population de Mayotte vit sous le seuil de pauvreté. De surcroît, l'afflux d'une population étrangère accentue une poussée démographique de plus de 4 % par an, la plus forte de la République. L'année 2022 a battu un record avec plus de 21 000 naissances. L'équivalent d'une classe de primaire naît tous les jours à Mayotte.

J'avais proposé un amendement concernant la limitation du droit au séjour à Mayotte. Les étrangers en situation régulière sont assignés à Mayotte alors qu'elles ont une carte de séjour. Cet amendement a été refusé au motif qu'il créerait un appel d'air. Qu'est-ce qu'un appel d'air ? Aujourd'hui, 35 000 personnes résident à Mayotte d'une manière régulière sans pouvoir aller ailleurs.

Aujourd'hui, nous sommes le deuxième territoire ultramarin en nombre d'habitants, avec 350 à 400 000 habitants, alors que nous avons un territoire de 374 kilomètres carrés, soit une densité de 2 600 habitants au kilomètre carré.

Cette crise de l'eau découle des changements climatiques que les experts avaient prévus pour nos territoires. À Mayotte, le schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) répertorie 11 structures de l'État et sa périphérie comme acteurs de l'eau, sans compter les collectivités. Certains demandent à retirer la compétence aux élus. Je ne suis pas d'accord. Je suis très jaloux de la libre administration des collectivités. Il faut qu'à Mayotte aussi, nous soyons libres de gérer. Ce que nous voulons, c'est un appui pour pouvoir mettre en oeuvre nos projets.

L'effort de rationalisation dans la gestion de l'eau ne devrait pas concerner que les collectivités territoriales, mais aussi les services de l'État. Comment se fait-il qu'aucun des 11 services de l'État n'ait tiré la sonnette d'alarme au cours des dernières années ? Deux chiffres illustrent ce fossé entre une gestion de l'eau dans l'Hexagone et à Mayotte. Dans le rapport de nos deux collègues, il est indiqué que chaque habitant consomme par jour 146 litres d'eau dans l'Hexagone. C'est 60 litres à Mayotte. 250 000 personnes ne sont pas raccordées sur une population de 350 000. Selon les chiffres de l'Insee, 100 000 habitants de Mayotte n'ont pas l'eau courante.

Parler de résilience des Mahorais revient à leur manquer de respect. Ils ne descendent pas dans la rue pour réclamer de l'eau, car ils n'en ont jamais eu. Donnez-leur de l'eau, et s'ils en manquent, ils descendront dans la rue.

Il faut que collectivement nous prenions à bras le corps la question de l'eau dans nos territoires. Cette crise majeure de la ressource en eau à Mayotte aura au moins un aspect positif : permettre de mettre enfin ce dossier sur le dessus de la pile au Sénat et peut-être, au niveau du Gouvernement.

Échanges avec la salle

M. Victorin Lurel. - Les crises de l'eau sont différentes et récurrentes. La Martinique connaît également des dysfonctionnements. Mais la situation est bien plus grave en Guadeloupe et à Mayotte. J'ai beaucoup apprécié le rapport d'Hervé Gillé. Nous pouvons nous en inspirer. Faute de consensus entre élus de Guadeloupe, on nous a imposé le syndicat mixte de gestion de l'eau et de l'assainissement de Guadeloupe (SMGEAG). La coordination évoquée me semble pertinente.

320 millions d'euros nous ont été annoncés sur quatre ans pour résoudre les problèmes de l'eau alors qu'il faudrait entre 1 et 1,5 milliard d'euros si nous incluons les forages de la Grande-Terre. À l'époque, nous avions demandé au Gouvernement de garantir au moins 500 millions d'euros sur 30 ans pour donner les moyens à ce syndicat unique. Nous avons jusqu'en 2026 pour transférer ce pouvoir de gestion de l'eau des communes aux EPCI. 320 millions d'euros nous sont proposés aujourd'hui. Or j'ai cherché dans les missions, les programmes, les actions du projet de loi de finances et je ne les ai pas trouvés. Il faut être très attentif aux annonces.

De même, conduire une gestion pluriannuelle est de bonne politique. Avec les 10 millions d'euros accordés à ce syndicat à l'origine, il faudrait plus de 150 ans pour régler le problème en Guadeloupe. Certains ont même porté plainte pour non-assistance à peuple en danger et l'ONU s'est emparée de cette affaire. Même s'il faut prendre cette démarche avec prudence, le sujet s'est internationalisé.

Alors que le président et la délégation viennent d'instruire le rôle et la mission de l'État dans les outre-mer, le préfet de région réunit chaque semaine sept personnes, dont aucun élu guadeloupéen. Des techniciens sont venus de l'Hexagone. Cette démarche est très mauvaise en termes de symbolique, tout comme le fait de ne pas retrouver les 320 millions d'euros promis. Le Gouvernement a engagé un milliard d'euros pour la transition écologique, 250 millions d'euros pour la réduction de l'utilisation des produits phytosanitaires, quelques millions d'euros dans le fonds d'investissement des outre-mer, etc. Les fonds sont totalement dispersés.

J'attends de savoir ce qui nous sera réellement proposé le 7 décembre lors de l'examen du budget des outre-mer. Nous sommes vigilants au Sénat. Le Gouvernement fait la promotion de sa politique. Il en a le droit, tout comme nous avons le droit de contrôler. Le Sénat exerce son contrôle, produit de nombreux rapports et établit des lois dont il améliore souvent la rédaction. Nous devons être bons en légistique. Le président a ouvert un chantier sur la différenciation et l'avenir des communes. Il nous faut des légistes par exemple pour aller plus loin et préparer des amendements à la Constitution.

M. Olivier Hoarau, maire du Port, La Réunion. - Il est tout à fait normal que La Réunion apporte son soutien à Mayotte. Nous nous attardons sur des situations de rattrapage. Il est urgent de mettre en place des réseaux, mais il faut aussi s'attaquer à la préservation de la ressource en eau. Avec le changement climatique, nous sommes tous plus ou moins concernés par la sécheresse de nos rivières et de nos lacs. Sans une gestion anticipée de la raréfaction de la ressource, nous ferons face à de grandes calamités. L'humanité s'est construite autour des cours d'eau. Sans eau, pas de vie.

Au Port, je porte depuis quelques années une expérimentation sur la réutilisation des eaux grises. Ce concept a été repris dans le plan Eau du Gouvernement. Cette expérimentation a déjà présenté toutes les garanties sur la possibilité de réutiliser une eau traitée et filtrée pour les arrosages publics et l'usage industriel. Je suis choqué de constater que l'on fabrique du béton ou que l'on arrose des terrains de football avec de l'eau potable quand il y a de telles difficultés dans la gestion de l'eau à quelques heures d'avion, voire sur notre territoire, pour des cultures à l'est de l'île qui sont confrontées à des phénomènes de sécheresse.

Il y a urgence à faire évoluer la réglementation sur la réutilisation des eaux grises. Il serait temps que l'agence régionale de santé (ARS) se montre plus courageuse plutôt que « d'ouvrir le parapluie ». Je peux comprendre cette peur administrative. Pour autant, en Australie, en Israël, en Afrique du Sud ou en Californie, l'eau réutilisée est consommée. L'eau réutilisée préserve la ressource et permet en outre de venir en soutien aux territoires proches de l'océan Indien.

M. Hervé Gillé. - Nous commençons à observer des évolutions. L'ARS doit donner un avis. À défaut, le projet déposé est réputé validé. Jusqu'à présent, l'absence d'avis valait refus. Les décrets sur la réutilisation des eaux grises et des eaux usées commencent également à sortir. Nous constatons des gains de productivité très forts en termes de consommation d'eau dans les filières agroalimentaires. Ces évolutions sont très attendues. Nous constatons enfin des signaux vraiment favorables.

Mme Christine Houblon, conseillère municipale des Abymes, Guadeloupe, 2e vice-président de l'association des maires de Guadeloupe. - Je ne comprends pas pourquoi l'État a retiré la gestion de l'eau aux communautés d'agglomération. Aujourd'hui, nous ne manquons pas d'eau en Guadeloupe. Nous avons un problème d'argent. Puisque l'État a récupéré cette gestion par le biais du syndicat mixte, pourquoi ne mobilise-t-il pas les moyens financiers nécessaires pour régler le problème une fois pour toutes ? Messieurs les sénateurs, nous vous demandons pour la Guadeloupe et Mayotte de faire en sorte que sur le plan financier l'État engage les fonds nécessaires pour régler très rapidement ce problème. Nous avons payé avec nos factures d'eau l'entretien des canalisations. Cet entretien n'a pas été fait. Il faut maintenant réparer pour que nos concitoyens puissent vivre convenablement, comme tous les citoyens français.

M. Didier Meridan, conseiller municipal des Abymes, Guadeloupe. - J'étais membre du conseil d'administration du syndicat mixte de gestion de l'eau et de l'assainissement de Guadeloupe (SMGEAG). Je fais partie de ces élus qui ont démissionné. Nous sommes menacés, parce que l'eau ne coule pas au robinet et que la facture reste toujours la même, avec ou sans eau. Les élus doivent porter l'eau, mais n'ont pas le soutien des services administratifs. Il n'appartient pas à la commune, mais à celui qui porte la délégation de mettre en place cette distribution d'eau. Cette tâche est finalement relayée au niveau des communes, mais sans budget. Les élus doivent porter cette responsabilité et subir les mécontentements de la population.

Avoir un statut est une chose, mais dois-je porter plainte contre un administré qui n'a pas d'eau et qui est exaspéré par cette souffrance ? Certes, nous ne manquons pas d'eau en Guadeloupe. Pour autant, quand l'ARS effectue un contrôle le mardi et nous annonce que l'eau n'est pas potable le vendredi, nous avons consommé cette eau dans l'intervalle. Pourquoi n'existe-t-il pas sur notre territoire un institut permettant de réaliser ces contrôles en moins de 48 heures et d'assurer la sécurité au plus près ? Pourquoi le prélèvement doit-il partir dans un laboratoire de l'Hexagone ? Ce n'est pas normal.

Quand une canalisation est en pression et que l'eau est coupée car il y a des fuites, nous nous retrouvons ensuite avec de l'eau polluée, boueuse au robinet alors qu'elle est validée par l'ARS en sortie d'usine. Nous ne demandons pas de l'argent, mais du bon sens. Nous sommes aujourd'hui le seul département à bénéficier d'une dérogation du ministre des outre-mer pour une reprise d'excédent d'investissement en fonctionnement : 25 millions d'euros versés par la région, 25 millions d'euros versés par le département et 23 millions d'euros donnés par l'État. Autant d'investissements que ne pourront pas réaliser la région et le département.

Quand une gouvernance à quatre se met en place et que l'on oppose au comité syndical des documents déjà signés alors que l'on devrait voter, c'est un manque de respect vis-à-vis des élus locaux.

M. Rachadi Saindou, président de la Communauté d'agglomération Dembéni-Mamoudzou (CADEMA), Mayotte. - Pour répondre à la problématique d'alimentation en eau sur notre territoire, il faut une action urgente, car notre population tout entière souffre. Nous devons trouver des solutions écologiques, économiques, durables et fiables. Voici quelques actions que la CADEMA propose à Mayotte de manière très concrète.

Utilisons notre taux d'hygrométrie élevé. Sur notre territoire, le taux d'humidité moyen s'élève à 80 % le jour et 95 % la nuit. Utilisons l'air comme ressource. Les réserves d'air sont inépuisables, renouvelables et omniprésentes. La CADEMA s'est équipée de deux générateurs d'eau atmosphérique sur chacun de ses sites administratifs de Mamoudzou et Dembéni. Chaque générateur produit jusqu'à 50 litres d'eau afin d'assurer les besoins en eau des agents et des élus.

La CADEMA souhaite développer cette ressource en eau potable qui ne dégrade pas le milieu naturel sur l'ensemble de notre territoire afin de faire face à la crise de l'eau et de proposer à l'ensemble de sa population des solutions concrètes, fiables et écologiques. À cette fin, elle vient de lancer un marché pour la fourniture, la livraison, l'installation et la mise en service de quatre générateurs d'eau atmosphérique pour une production journalière minimale de 5 000 litres, avec deux installations à Mamoudzou, deux à Dembéni. Cette eau pourra être utilisée dans un premier temps en eau ménagère par la population en attendant une validation du ministère de la Santé et de l'ARS courant 2024 pour la consommation de la population.

Dans le cadre de cette opération, la CADEMA prévoit une dépense d'un million d'euros pour la mise en service de quatre installations mi-2024. L'alimentation des générateurs se fera dans un premier temps de manière électrique, mais nous souhaitons très vite passer à un système hybride pour répondre au défi de la transition écologique et énergétique. À ce titre, la CADEMA prévoit d'équiper chaque site de 300 mètres carrés de panneaux solaires.

Un autre projet vient d'être lancé sur nos rivières. Nous avons détecté 11 sites et nous avons lancé un marché pour donner de l'eau à notre population. Aujourd'hui, l'État donne des bouteilles d'eau. Nous n'avons pas attendu le transfert de compétence. Nous répondons déjà présents face à la crise.

Mme Micheline Jacques, président. - Avec cette table ronde, je voulais montrer tout le soutien du Sénat et de la délégation à la population mahoraise. Nous mesurons les difficultés qu'elle traverse actuellement. Au nom de l'unité, de la fraternité et surtout du respect de la dignité humaine, il me semblait primordial d'écouter ces témoignages et de montrer notre solidarité à toutes ces populations de Mayotte et de Guadeloupe qui vivent ces problématiques d'eau au quotidien.

Clôture

Mme Micheline Jacques, président. - Nous arrivons au terme de cet après-midi particulièrement riche. Je tiens à tous vous remercier, en particulier tous mes collègues présents et que j'aperçois dans la salle, Robert Wienie Xowie, Georges Naturel, Viviane Malet, Solanges Nadille, Victorin Lurel, Catherine Conconne, Hervé Gillé et tous les autres que je ne peux citer faute de temps. Le Sénat va continuer à oeuvrer, avec cette actualité foisonnante que nous connaissons aujourd'hui, en faveur des outre-mer. Ces temps d'échanges sont très importants pour nourrir nos réflexions.

En qualité de sénateurs, nous sommes les porte-paroles des collectivités, ce qui suppose de travailler étroitement avec vous sur les problématiques que vous connaissez, au plus près des réalités des territoires. L'ADN du Sénat est d'être au plus près des élus de terrain. La délégation que j'ai l'honneur de présider depuis le 9 novembre dernier restera à l'écoute de vos préoccupations, conformément à sa vocation. Notre programme de travail comportera beaucoup des sujets que vous avez évoqués. Je souhaite que ce rendez-vous puisse se renouveler chaque année, en ouverture du Congrès des maires, et en coordination avec l'AMF.

Je veux vous remercier tous très sincèrement de votre présence, de la qualité de nos échanges. Je sais que certains ont pu être frustrés par le manque de temps. Mais nous allons poursuivre ces échanges tout au long de la session parlementaire.