Jeudi 12 octobre 2023
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 9 h 00.
Fonctionnement de l'Union européenne - Audition de M. Serge Guillon, ancien Secrétaire général des affaires européennes
M. Jean-François Rapin, président. - Nous voici réunis pour la première réunion de notre commission depuis sa reconstitution, jeudi dernier, à l'issue du renouvellement sénatorial ; je souhaite la bienvenue à tous nos nouveaux collègues.
Nous débutons nos travaux par une audition de M. Serge Guillon, que je remercie pour sa présence. Pendant une quinzaine d'années, Serge Guillon a assuré des responsabilités éminentes dans les affaires européennes : conseiller de plusieurs ministres, coordonnateur de la présidence française pour les ministères économiques et financiers. Entre 2012 et 2014, il a notamment occupé la double fonction de conseiller du Premier ministre et de Secrétaire général des affaires européennes.
Soucieux d'éveiller les décideurs à l'importance de ce qui se joue à Bruxelles, il est, depuis sa création en 2007, le directeur pédagogique du cycle des hautes études européennes de l'ex-École nationale d'administration. Très au fait des arcanes bruxellois, il est bien placé pour nous éclairer sur le fonctionnement de l'Union européenne, ce qui me paraît très utile pour inaugurer nos travaux.
Je crois savoir, monsieur Guillon, que vous avez l'intention d'appréhender le fonctionnement du système décisionnel européen sous deux angles, celui de son efficacité et celui de sa légitimité, et d'aborder chacun de ces angles en trois séquences, comme indiqué sur le plan sommaire d'intervention que vous nous avez transmis et qui a été communiqué aux membres de la commission.
Je propose de vous laisser la parole puis de ménager, après chacune des six séquences prévues dans votre intervention, un temps d'échange avec les sénateurs, afin qu'ils puissent réagir et, le cas échéant, vous interroger avant d'enchaîner avec la séquence suivante. Nous comptons lever la séance dans environ deux heures.
M. Serge Guillon, ancien Secrétaire général des affaires européennes. - Je vous remercie de m'accueillir ce matin ; je parlerai à titre strictement personnel, sans engager personne, notamment pas le ministère de l'économie et des finances, où j'occupe des fonctions au sein du Contrôle général économique et financier, ni l'Institut national du service public (INSP).
Mon objectif est de vous parler du monde réel, et non des approches théoriques ou juridiques relatives au fonctionnement de l'Union européenne.
À la question de savoir comment appréhender l'Union européenne, on peut répondre de deux manières correspondant à deux écoles. Il y a ceux qui, comme Michel Barnier, s'appuient sur le modèle français pour présenter le fonctionnement de l'Union européenne : le fonctionnement de l'Union ressemblerait à celui du système décisionnel français. Une deuxième école, dont je fais partie, soutient qu'au contraire, il s'agit d'un monde à part, tout à fait particulier, et qu'il faut, pour l'appréhender, oublier les références culturelles, juridiques et institutionnelles françaises.
Le système européen s'organise autour de l'influence - j'entends par là une véritable guerre d'influence, d'une ampleur incomparable avec ce qui peut se passer en France -, du compromis - là encore, il s'agit d'une différence importante avec l'organisation verticale qui prévaut en France - et de la négociation. L'Union européenne est une machine de négociation gigantesque : au total, plus de 10 000 réunions de négociation ont lieu chaque année à Bruxelles - quatre à dix réunions du Conseil européen, mais aussi plus d'une centaine de Conseils des ministres, ou encore de très nombreuses réunions des ambassadeurs dans le cadre du Comité des représentants permanents (Coreper), sans parler des comités techniques préparatoires.
Concrètement, le système institutionnel européen prend la forme non pas d'un triangle, comme certains juristes l'enseignent encore, mais d'un carré, composé du Parlement européen, de la Commission européenne, du Conseil de l'Union européenne et du Conseil européen, érigé en institution par le traité de Lisbonne et dont le poids est de plus en plus important. Il faut citer aussi l'institution de régulation des conflits et des contentieux qu'est la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), mais également la Banque centrale européenne (BCE) et la Cour des comptes européenne, qui est d'inspiration anglo-saxonne.
Ce fonctionnement apparaît toujours plus complexe au gré de l'approfondissement et des élargissements de l'Union : plus on élargit et plus on approfondit, plus il faut adapter et réformer le système décisionnel, et plus il est difficile de le faire - voilà le paradoxe.
Dans la réalité, les adaptations se font partiellement en dehors des textes : le mode de fonctionnement effectif est parfois éloigné de ce que les traités ont prévu. Les institutions ménagent donc une plasticité, une souplesse, des interprétations différentes, une adaptation par la pratique. À cet égard, certains débats théoriques semblent assez surréalistes...
En définitive, ce système reste un formidable ciment de la construction européenne : les milliers de réunions que j'ai évoquées créent des clubs, des échanges, des rencontres. Simplement, ce ciment peut se fissurer sous l'effet de certains défis.
Ces remarques introductives étant faites, j'en viens au premier point de mon intervention, qui a trait à l'efficacité du système.
Le premier défi du système décisionnel est l'adaptation à l'approfondissement de l'Union européenne, c'est-à-dire à l'extension de ses compétences, avec les enjeux de subsidiarité afférents. Cela n'est pas simple ; on constate que le système décisionnel s'est adapté par la mise en place de modes de fonctionnement spécifiques par secteur : le comité spécial Agriculture, le comité politique et de sécurité (CoPS) en matière de politique étrangère, etc. Des filières se sont créées en fonction des sujets, régies par des modes de décision différents.
Un mode de fonctionnement très spécifique a été élaboré également lors de la création de la zone euro. En la matière, le système décisionnel est en partie opaque, au point d'échapper à beaucoup de ministères, via l'Eurogroupe, formation adjointe au comité économique et financier. Il y a là une véritable usine à gaz, qui échappe même en partie aux ambassadeurs et au milieu bruxellois.
Ce genre d'adaptations est apparu de plus en plus crucial sur les nouveaux sujets comme le terrorisme : on a créé des formules de plus en plus informelles - je pense au G6 en matière de lutte contre le terrorisme. Côté Conseil de l'Union européenne, de plus en plus de sujets échappent aux filières traditionnelles ; côté Parlement, il est devenu courant que soient créés des commissions et des groupes de travail spécifiques. L'approfondissement conduit donc à un éclatement et à une opacité croissante du système décisionnel.
M. André Reichardt. - Merci pour ce témoignage. N'avez-vous pas le sentiment que ce que vous venez de décrire nourrit la perception, répandue dans l'opinion publique, selon laquelle l'Union européenne est devenue l'affaire des bureaucrates ? Les élus, lorsqu'ils sont saisis d'une affaire, sont confrontés à des décisions qui ont en réalité déjà été prises.
M. Serge Guillon. - Je réponds très directement : oui. Le système décisionnel européen est critiqué précisément en raison de son fonctionnement bureaucratique.
Il est très différent du système français et il est très complexe, car les acteurs y sont plus nombreux : acteurs de l'influence, très nombreux et diversifiés, et acteurs de la négociation, États et partis politiques.
Le ticket d'entrée est par conséquent très élevé quand il s'agit d'appréhender les sujets européens ; souvent, ces sujets sont traités par quelques spécialistes qui ne sont pas toujours prompts à partager leurs connaissances, notamment dans l'administration. Si j'ai créé le cycle des hautes études européennes, dans le cadre de ce qui s'appelait encore l'ENA, il y a une quinzaine d'années, c'est parce que j'ai fait le même constat que vous, celui d'un entre-soi réservé à quelques experts - pendant longtemps, de surcroît, le Quai d'Orsay considérait que les affaires européennes étaient sa chasse gardée.
Je n'ai pas évoqué les obstacles linguistiques, qui sont aussi une variable importante.
Je milite pour que l'information et le débat sur les affaires européennes soient permanents, et non, comme c'est le cas actuellement - c'est dramatique -, deux ou trois mois seulement avant chaque élection européenne.
M. Jean-François Rapin, président. - Les directeurs généraux de la Commission européenne, lorsque nous les rencontrons, témoignent souvent d'une surcharge de travail dans les services et d'un besoin d'effectifs supplémentaires. Or en séance, hier soir, la secrétaire d'État chargée de l'Europe a déclaré, à propos du cadre financier pluriannuel, qu'aucunement la France n'abonderait une demande de moyens complémentaires pour le fonctionnement des institutions de l'Union européenne.
La multiplication, que vous avez décrite, de ces sous-groupes et de ces sous-commissions n'engendre-t-elle pas une inflation de travail artificielle ?
M. Serge Guillon. - Il est vrai que cela crée une inflation. C'est aussi une question de priorités à fixer.
L'activité des institutions, notamment de la Commission, est de nature plus technique que politique. Selon moi, les programmes du Conseil et de la Commission sont politiques et devraient être débattus, y compris devant les parlements nationaux. Il y a en permanence environ 250 textes en négociation. C'est énorme. Mais c'est un flux continu : il s'agit, pour partie, de textes hérités. Des arbitrages sont à faire.
Certes, il y a des besoins théoriques en personnels, du fait de l'approfondissement et de l'extension des compétences et de la gestion de crise. La fonction publique européenne, à la Commission, est principalement constituée de juristes et d'économistes - conformément aux attributions d'origine de l'Union européenne. Aujourd'hui, les nouvelles attributions nécessiteraient des spécialistes différents sur les questions de migration, de frontières, d'insécurité, de terrorisme... On note surtout un défaut d'adaptation du profil de la fonction publique européenne aux besoins réels.
Je fais partie de ceux qui ont beaucoup critiqué la réforme de la fonction publique européenne, qui permet, aujourd'hui, de faire toute sa carrière à Bruxelles, coupé de certaines réalités nationales. Je pense qu'il faut plus d'alternatives, plus d'échanges. J'ai essayé de développer les échanges entre notre fonction publique et la fonction publique européenne. C'est compliqué, pour des raisons notamment statutaires et, surtout, de rémunération. Mais cela mérite vraiment d'être développé. À ce titre, je vous signale la formule des experts nationaux détachés, dont le fonctionnement varie selon les ministères.
M. Jean-François Rapin, président. - Il y a donc, selon vous, un enjeu d'influence par les fonctionnaires détachés ?
M. Serge Guillon. - Tout à fait. C'est un vrai sujet. Une vision bureaucratique demeure.
M. Louis Vogel. - Avez-vous pensé à des mécanismes concrets qui permettraient de redonner une légitimité démocratique à la technostructure, de renouer le contact avec les peuples ?
M. Serge Guillon. - Pour moi, les mécanismes sont surtout français.
Les choses se passent de façon extrêmement différente à l'étranger. Par exemple, le Chancelier allemand rend compte toutes les semaines au Bundestag.
Premièrement, je considère que le pouvoir d'initiative législative, aujourd'hui exclusivement dévolu à la Commission, devrait être partagé avec le Parlement européen et les parlements nationaux. J'ai longtemps milité en ce sens. J'avais évoqué ces sujets à la Chambre des Lords - c'était bien avant le Brexit -, dont je trouvais la position tout à fait justifiée.
C'est aussi une façon d'impliquer davantage les parlementaires nationaux. Je pense que la relation avec les citoyens se fait au niveau des parlements nationaux, et non des parlementaires européens.
Deuxièmement, je pense que la présence du Premier ministre au Conseil européen permettrait de mieux impliquer les ministres.
Troisièmement, j'avais proposé à plusieurs Premiers ministres, lorsque j'étais numéro 2 du secrétariat général des affaires européennes (SGAE) - c'était sous Jean-Pierre Raffarin et Dominique de Villepin -, que l'on crée un porte-parolat aux affaires européennes. Ce n'est pas forcément au ministre délégué aux affaires européennes de jouer ce rôle. Il faut institutionnaliser cette fonction. Ma proposition a failli être reprise mais ne l'a finalement jamais été.
Notre dualité au sein de l'exécutif est une fragilité. Imaginons que le Chancelier allemand souhaite une initiative avec une double signature, française et allemande. Qui doit signer cette initiative du côté français ? La question se pose immédiatement ! Nos amis britanniques maîtrisaient parfaitement cette fragilité : ils savaient, selon les cas, proposer à Matignon ou à l'Élysée. Vous n'imaginez pas les difficultés concrètes que cette dualité peut poser dès lors qu'un président de la Commission ou un chef de gouvernement est en visite en France...
La solution est d'impliquer davantage le Premier ministre au niveau du Conseil européen, comme du Parlement.
M. Dominique de Legge. - La relation avec les citoyens passe, à vos yeux, par les parlements nationaux. Cela signifie-t-il que l'élection des députés européens au suffrage universel se trouve en concurrence avec la légitimité des parlements nationaux ?
M. Serge Guillon. - Pas du tout.
Le pouvoir d'initiative a été attribué de manière monopolistique à la Commission parce que celle-ci apparaissait comme le seul représentant de « l'intérêt général européen », notion de plus en plus difficile à définir avec l'élargissement. Depuis, les choses ont évolué. On a maintenant un Parlement élu. Comment la Commission pourrait-elle aujourd'hui prétendre représenter seule l'intérêt général européen ? Pourtant, dire cela est encore tabou aujourd'hui.
À titre personnel, je suis pour le partage. Je signale d'ailleurs que, sur certains sujets très spécifiques, les parlements nationaux ont eu un pouvoir d'initiative. J'y suis très favorable.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous avons mené un travail de fond en ce sens durant la présidence française. Lors des échanges interparlementaires, je me suis rendu compte qu'il était très difficile de se faire entendre.
M. Serge Guillon. - Oui, c'est compliqué. C'est la raison pour laquelle il doit s'agir d'une simple possibilité. Le Parlement européen devrait aussi en bénéficier.
J'en viens à la gestion des crises. Depuis une quinzaine d'années, nous sommes face à ce que le Président Juncker appelait « une polycrise » : crise financière, crise de la zone euro, crise migratoire... La gestion des crises implique une capacité rapide de décision. Cela représente un défi interinstitutionnel.
C'est compliqué du côté du Parlement européen, pour des raisons de nombre, de diversité, etc. C'est compliqué du côté de la Commission, car, pour avoir des temps de réaction rapides, il faut une commission très politique, avec une présidence qui considère qu'il faut s'impliquer plus fortement en période de crise. Jacques Delors avait cette conception : il déclarait influencer 80 % de l'ordre du jour des Conseils européens. Aujourd'hui, l'impulsion politique venant de la Commission est plus faible.
Par exemple, la gestion de la crise du marché de l'énergie a été très critiquée en interne : on a considéré que la Commission n'avait pas été à la hauteur du rôle qu'elle aurait dû jouer, qu'elle aurait dû prendre des initiatives pour mettre en place des dérogations. Certains ont accusé Mme von der Leyen de défendre la position allemande.
Les Conseils des ministres ne sont pas très adaptés à un fonctionnement de gestion de crise, car il y a une dizaine de formations différentes du Conseil. Généralement, une gestion de crise nécessite une approche globale, et non sectorielle.
Deux instances sont opérationnelles pour le faire. La première est le Comité des représentants permanents, le Coreper, qui a une vision globale et peut se réunir très facilement. Le Conseil des ministres est assisté par des instances de préparation. Ce sont environ 150 groupes d'experts sectoriels, chacun traitant de matières différentes. Ils sont chapeautés par deux Coreper - je rappelle que le représentant permanent est notre ambassadeur auprès de l'Union européenne. Selon les Conseils des ministres qu'il s'agit de préparer, il y a un Coreper 1 et un Coreper 2, qui se réunissent au moins une fois et parfois trois ou quatre fois par semaine.
La négociation d'un texte ou d'une position commence, côté Conseil, par une approche sectorielle, au niveau du groupe d'experts, puis elle remonte au niveau du Coreper, où l'approche est globale. Cela repasse ensuite par une approche beaucoup plus sectorielle, au niveau de l'une des formations du Conseil des ministres, qui se réunit à peine tous les mois.
La seconde instance qui peut se réunir très vite, qui est assez opérationnelle et décisionnelle, est le Conseil européen, au niveau des chefs d'État ou de gouvernement.
Dès lors qu'il faut des réponses techniques, il est nécessaire de faire travailler le Coreper et, sur les sujets qui butent sur des difficultés, passer par le Conseil européen. Le système favorise ces deux instances.
Dans beaucoup de pays, notamment en France, le ministre des affaires européennes a peu de poids et ne dispose pas de vision transversale et de la capacité à décider.
La gestion de crise a conduit à mettre en place des réunions très spécifiques. Ainsi, au moment de la crise financière, Nicolas Sarkozy a inventé un sommet européen réduit aux pays membres du G7, un format zone euro réduit plus le Royaume-Uni. Il souhaitait même que l'on mette en place des sommets réguliers zone euro. Il aurait voulu les institutionnaliser. On a ensuite inventé, pour d'autres crises, des formules où le Conseil européen se réunissait en même temps que le comité réunissant les directeurs du Trésor, le Comité économique et financier (CEF).
C'est cela la plasticité des institutions, le fonctionnement réel dont je parle. Vous n'en trouverez pas mention dans les textes. Mais c'est la capacité d'adaptation qui a pu être démontrée.
Cela a fonctionné sur certains sujets, moins sur d'autres. Pour la crise grecque, les temps de réaction ont été de l'ordre de sept à huit mois, notamment à cause de l'Allemagne, qui bloquait. Malgré tout, les choses ont évolué.
Nous sommes aujourd'hui confrontés à un défaut de réaction aux crises migratoires. Sur ce sujet, il est à peu près impossible de prendre de vraies décisions à 27. Je rappelle que, dans 7 États de l'Union européenne, la population étrangère représente moins de 1 % de la population globale ! Ces pays qui n'ont aucune expérience de l'immigration sont souvent bloquants.
Les dernières crises - terrorisme, migration... - ont montré qu'il y avait une vraie réflexion à mener : en réalité, il n'y a que quelques États qui sont très impliqués, et le fonctionnement à 27 pose problème.
Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le Parlement européen, qui a été relativement négligé lors des crises financières.
Mme Karine Daniel. - Les crises se sont accumulées ces dernières années et imposent désormais une gestion permanente. Pourtant, la force du projet européen est d'afficher des ambitions de long terme. Je pense à la coopération économique ou bien à l'environnement, sujet sur lequel l'Europe est moteur, y compris dans le cadre des négociations internationales.
La gestion des crises nous rend moins lisibles, notamment pour ce qui concerne le domaine de l'environnement. Comment nous donner les moyens de ne pas perdre nos grandes ambitions, qui sont importantes, notamment pour accrocher les jeunes au projet européen ?
M. Pascal Allizard. - Au-delà des crises, il semble que l'euro tienne bon et soit à peu près stable. Comment est-il géré, son périmètre n'étant pas celui de l'Union européenne ?
Mme Amel Gacquerre. - Je souhaite évoquer les conséquences de la gestion des crises, notamment sur la politique industrielle européenne, qui s'impose comme essentielle. Quel est votre point de vue sur la capacité européenne, d'une part, à gérer les crises et, d'autre part, à construire des politiques intégrées ?
M. Serge Guillon. - Je constate un déficit de réflexion stratégique au sein de l'Union européenne. Un certain nombre de services, qui, au sein de la Commission, étaient l'équivalent d'une direction de la prévision, ont disparu. En gérant les crises, on a perdu le fil conducteur de la réflexion stratégique. Fondamentalement, on n'a toujours pas d'accord sur la réponse à la question suivante : où allons-nous ? Et on n'a toujours pas d'accord non plus sur la réponse à la question : avec qui ?
Dans la lutte contre le réchauffement climatique, nous sommes certainement moteurs. Mais sur de nombreux autres sujets, il y a un déficit de réflexion stratégique.
M. Van Rompuy, premier président du Conseil européen, avait fait adopter un règlement intérieur qui excluait les collaborateurs et les ministres du Conseil, afin de regrouper uniquement les chefs d'État ou de gouvernement. Il avait également mis en place des Conseils thématiques, consacrés à la réflexion, auxquels je crois beaucoup. Du côté français, ils étaient préparés.
Aujourd'hui, ces phases de préparation fondées sur des réflexions n'existent plus, tout comme les réunions thématiques et informelles du Conseil. Les présidents du Conseil européen ne font plus le travail d'impulsion et de prénégociation qui était mené par le passé.
Il y a deux façons de concevoir la présidence du Conseil européen : soit vous êtes un président de séance, soit vous considérez que, entre deux réunions de ce Conseil, vous avez un travail de lien et de préparation de la négociation, ce qui implique d'être en permanence dans les États. Selon les titulaires de la fonction, les fonctionnements sont extrêmement différents.
S'agissant de l'euro, l'élargissement de la zone euro se fait en principe sur la base du mérite, c'est-à-dire du respect des critères de Maastricht. Toutefois, dans la pratique, on a pris quelques libertés. Les pays de la zone euro sont aujourd'hui au nombre de vingt : il n'y a donc plus de noyau dur.
Dans ce domaine, la préparation des décisions est très spécifique. La BCE, qui joue un rôle central, dialogue avec la France et l'Allemagne, et, éventuellement, d'autres États. La part informelle est donc très importante.
Pour ce qui concerne les instances formelles de décision, les Conseils sont préparés par les directeurs du Trésor et leurs chefs de service, qui échappent au Coreper.
Quant à l'Eurogroupe, il s'agit d'un organe informel, pour lequel il n'existe pas de compte rendu officiel, pour des raisons de confidentialité.
Les décisions formelles sont prises dans le cadre du Conseil Ecofin, le Conseil « Affaires économiques et financières ».
M. Jean-François Rapin, président. - Vous avez prononcé plusieurs fois les adjectifs « informel » et « opaque ». Or Pascal Allizard nous dit que « l'euro tient ». L'euro tient-il avec de l'informel et de l'opaque ?
M. Serge Guillon. - L'euro possède un fonctionnement très particulier, où la part d'informel est majeure. Car si vous prenez certaines décisions dans des instances formelles, certains citoyens peuvent être paniqués et vous risquez, sur les marchés, de provoquer des mouvements sur le taux de change de l'euro. Vous répondez donc à ce besoin de confidentialité par de l'opaque et de l'informel.
S'agissant de l'industrie, durant les années soixante et soixante-dix, la Commission européenne a mené une politique industrielle sectorielle importante. C'est l'époque à laquelle Étienne Davignon invente une notion dont on parle aujourd'hui beaucoup, à savoir l'autonomie stratégique.
Ensuite, il ne s'est plus passé grand chose pendant une longue période parce que l'on considérait que la politique industrielle était l'environnement macro-économique de l'industrie. On considère alors que l'économie européenne a vocation à devenir une économie de la connaissance et une économie de services, conformément à la stratégie de Lisbonne, adoptée en 2000.
J'ai écrit deux rapports sur ces sujets : En Finir avec la mondialisation anonyme et En Finir avec la mondialisation déloyale, qui sont presque toujours d'actualité.
Aujourd'hui, je dirais en caricaturant que la politique industrielle est faite par la politique de la concurrence.
Mme Amel Gacquerre. - Si la période récente est intéressante à cet égard, elle nous questionne beaucoup. En effet, la politique industrielle européenne est à considérer sous le prisme de la politique offensive de la Chine et des États-Unis.
Je le rappelle, la question fondamentale reste celle du coût de l'énergie. Aujourd'hui, sommes-nous capables d'aborder les sujets de façon générale et globale ? La politique actuelle met le doigt sur la nécessité d'être compétitifs, mais n'aborde pas le point bloquant du système, à savoir celui de l'énergie.
M. Serge Guillon. - Il y a là un sujet de fond, sur lequel il devrait y avoir une réflexion stratégique, qui fait défaut. Les choix européens sont fondés sur une préférence à l'égard du consommateur, c'est-à-dire des prix bas. La politique de la concurrence est une politique qui affiche sa préférence pour le consommateur et non pas pour la production.
M. Louis Vogel. - Avez-vous une idée de ce qu'il conviendrait de faire pour transformer la politique de la concurrence et la rendre un peu plus ouverte aux impératifs industriels ?
M. Serge Guillon. - Il y a des réponses toutes simples d'ordre technocratique.
Dans le passé, la question des aides d'État était gérée parfois de façon sectorielle. Aujourd'hui, seule la direction générale de l'agriculture gère les aides d'État à l'agriculture. Transformer cette situation permettrait de changer la donne, dans la mesure où une direction ayant une connaissance intime de l'environnement, y compris économique, prend des décisions différentes. C'est un petit changement en apparence, mais un gros changement en termes d'approche.
M. André Reichardt. - Les crises sont parfois une bonne occasion de faire évoluer des situations de blocage ou de faire émerger une stratégie. Mais vous nous dites que, finalement, la gestion se fait dans des cénacles à géométrie variable. N'est-ce pas de nature à éloigner la population des politiques mises en oeuvre ?
Ainsi, pour ce qui concerne le pacte sur la migration et l'asile, la gestion de crise pourrait faire croire que le pacte a évolué et que les ministres se sont mis d'accord. Or tel n'est pas le cas !
M. Serge Guillon. - J'observe tout d'abord que nous évoluons de plus en plus vers une Europe à la carte. Or plus cette tendance s'approfondit, plus la complexité s'accroît et plus l'Europe s'éloigne du citoyen. Comment, compte tenu de cette évolution, l'Europe pourrait-elle rester proche de ses citoyens ?
Autre question essentielle, comment peut-on rendre compte efficacement de la politique européenne dans les médias ? Il me semble que l'on communique beaucoup trop souvent à ce sujet depuis Bruxelles ou Strasbourg, alors même qu'il serait préférable d'expliquer les politiques européennes concrètes depuis le terrain. On privilégie trop souvent une communication verticale depuis les Conseils des ministres et les Conseils européens, sans expliciter par exemple le stade d'avancement de telle ou telle action. En agissant de la sorte, le droit européen échappe largement aux citoyens, qui ne comprennent plus ni le processus de décision ni le rôle de l'institution.
M. Jean-François Rapin, président. - Cette situation risque de s'aggraver si l'Europe à 27 poursuit son élargissement. Je suis convaincu qu'il faudrait entamer des discussions sur la nécessaire rénovation des institutions européennes. Une réforme en profondeur me paraît nécessaire si l'on veut réaliser un élargissement digne de ce nom.
M. Serge Guillon. - Je partage votre analyse. L'Europe a connu huit vagues d'élargissement successives, tantôt par modification de statut, tantôt à la suite d'une réunification. Aujourd'hui, à 27, les instances formelles sont de moins en moins souvent le lieu où les négociations se déroulent et où les décisions sont prises. Ce sont de plus en plus des jeux d'alliances qui déterminent la politique européenne actuelle.
Pour être tout à fait complet, il existe deux types d'alliances : d'une part, des alliances régulières, formelles, comme celle des États « radins » ou « frugaux », autrement dit les pays contributeurs nets ; d'autre part, des groupes ad hoc qui s'allient en fonction des questions abordées. Du côté du Parlement européen, le fait majoritaire ne s'applique pas sur tous les sujets :y émerge aussi un subtil jeu d'alliances en fonction des thèmes discutés.
Ces jeux d'alliances ont tendance à se complexifier aujourd'hui, dans la mesure où la question de l'avenir de l'Union européenne reste floue.
Les futurs élargissements auront des effets mécaniques sur le fonctionnement de la Commission européenne et bouleverseront le système de décision : la question du nombre des commissaires se posera de nouveau, tout comme la question de la présence des fonctionnaires des nouveaux pays adhérents, ou celle de l'indépendance des commissaires selon leur pays d'origine.
Ce risque de complexification vaut aussi pour le Conseil européen, les Coreper et les Conseils des ministres. Concrètement, comment prendre des décisions et voter, alors qu'un si grand nombre de pays sont représentés ?
Au Parlement européen, se posera également la question de la redistribution des 751 sièges entre les représentants des différents pays à l'issue de l'élargissement. Cela risque d'être très compliqué.
Les derniers élargissements de l'Union européenne ont entraîné une diversification des centres d'intérêt nationaux. Quelques grands sujets, comme ceux de l'immigration ou de la sécurité, les enjeux financiers et budgétaires font réapparaître à la surface les spécificités nationales, tels que la géographie, l'histoire ou l'économie.
Une évolution institutionnelle me semble nécessaire à moi aussi ; à cet égard, il existe deux hypothèses : d'une part, celle qui implique une révision des traités ; d'autre part, celle qui passe par l'adaptation informelle, autrement dit la pratique en vigueur jusqu'ici. La première solution semble complexe à mettre en oeuvre : on constate ainsi un quasi-isolement de la France et de l'Allemagne sur la question de la réforme des traités, la plupart des autres pays européens craignant une opposition de leur Parlement ou une défaite de leur gouvernement à l'issue d'un référendum.
S'agissant de la deuxième voie d'évolution, certaines adaptations sont possibles, mais là encore, leur mise en oeuvre sera très délicate. D'où les réflexions actuelles sur les alternatives à l'adhésion, comme la mise en place de sas d'entrée selon différentes formules. Cet enjeu est majeur : c'est l'avenir de l'Union qui se joue ici.
M. Jean-François Rapin, président. - Une grande partie du résultat des élections européennes se joue également sur cette question qui, hélas, a été totalement occultée lors des débats de la Conférence sur l'avenir de l'Europe - je peux en témoigner pour y avoir participé.
Vous avez évoqué tout à l'heure les défaillances politiques au niveau de la Commission européenne. Je ne peux qu'abonder en ce sens. Je garde en mémoire les déclarations quelque peu intempestives de la présidente de la Commission - même si l'on peut comprendre qu'elle ait réagi sous le coup de l'émotion - sur la nécessaire entrée de l'Ukraine dans l'Union à la suite de l'invasion de son territoire par la Russie. Ce type de propos est source d'immenses désordres : imaginez la politique agricole commune (PAC) demain si l'Ukraine, qui produit deux fois plus de céréales que l'ensemble des États de l'Union réunis, adhérait à l'Europe !
L'élargissement annoncé de l'Union européenne nous invite à être vigilants ; sinon, nous courons droit à la catastrophe sur la question migratoire par exemple, mais aussi en matière de représentativité au sein de la Commission.
Dernière remarque, je ne crois pas du tout au processus dit des « sas d'entrée », qui ne change rien à la pratique actuelle, et qui créera tout autant de déçus.
M. Serge Guillon. - Cette procédure ne vaut que dans l'hypothèse où la décision relative à la future adhésion d'un État est déjà prise.
Pour l'anecdote, j'ai assisté à de nombreuses situations surréalistes lors de Conseils des ministres des affaires étrangères consacrés à un élargissement : très souvent, l'élargissement à proprement parler n'était même pas débattu parce que les ministres présents n'osaient pas s'y opposer de peur que leur prise de position n'entraîne de mauvaises relations futures avec les pays candidats à l'adhésion.
M. Jean-François Rapin, président. - Pour l'anecdote, lors de la Conférence des présidents des Parlements de l'Union européenne qui s'est tenue en Slovénie en 2022, je me suis permis, avec l'accord du président Larcher qui m'avait mandaté pour l'y représenter, de déposer un amendement tendant à tempérer une position globalement consensuelle appelant l'adhésion de l'Ukraine à l'UE. Sans surprise, compte tenu de la très grande émotion que suscitait l'agression militaire de la Russie, mon amendement a été rejeté, mais je peux vous dire qu'à l'issue de la Conférence, un certain nombre de présidents de parlements m'ont officieusement fait part de leur soutien.
M. Serge Guillon. - Je vous confirme que certaines décisions sont parfois prises parce que les États n'osent pas officiellement tenir une position qui pourrait leur être préjudiciable.
J'en viens maintenant à la question de la légitimité de l'Union européenne, qui est exposée à de multiples critiques.
Le système est critiqué en raison de ses insuffisances démocratiques.
Tout d'abord, le Parlement européen a certes davantage de pouvoirs que certains parlements nationaux, notamment le nôtre, sur certains sujets - je pense au pouvoir de récuser un commissaire lors de son audition par exemple -, mais il est globalement amputé de certains pouvoirs fondamentaux comme l'initiative législative.
En matière budgétaire, le Parlement européen ne vote que les dépenses, et pas les recettes, ce qui affecte sa crédibilité, notamment lors des négociations sur le cadre financier pluriannuel européen, un cadre contraignant adopté en règle générale tous les sept ans, et sur lequel le Parlement ne peut apporter de modifications qu'à la marge.
En outre, le Parlement européen a tendance à se dessaisir de certains sujets au profit de la Commission, notamment au gré de l'attribution de nouvelles compétences très techniques. En matière financière par exemple, il renvoie de plus en plus ses décisions à des actes délégués ou des actes d'exécution de la Commission.
Cela étant, le Parlement européen effectue parfois un vrai travail de législateur, un travail efficace sur les textes dont il est saisi.
En définitive, la procédure législative ordinaire européenne, qui résulte d'un travail commun entre Parlement européen et Conseil, est progressivement éclipsée par des trilogues associant notamment la Commission européenne et les États, qui arbitrent les principaux points en débat. En somme, la procédure ne repose pas sur un système du type « navette parlementaire » : il s'agit d'un système relativement opaque, marqué par des déséquilibres en termes de représentation, puisque la Commission et les États y jouent un rôle très important.
En ce qui concerne le Conseil, la situation se caractérise par un défaut de transparence en termes d'organisation et de comptes rendus.
Le Coreper est la véritable instance de décision, mais son fonctionnement interne reste très opaque, de même que l'élaboration par le SGAE des instructions transmises à notre Représentant Permanent.
La préparation du Conseil européen est tout aussi opaque. Si le Conseil des affaires générales est plus transparent, son rôle est très minime. Dans la mesure où il se tient quelques jours seulement avant le Conseil européen, on peut comprendre que les ministres ne cherchent pas à se mettre d'accord alors que les chefs d'État vont se réunir incessamment.
Le Coreper prend aujourd'hui de plus en plus d'importance. Sous présidence française, tous les compromis ont été adoptés non pas en Conseil des ministres, mais dans le cadre du Coreper.
Au début de chaque conseil des ministres, on adopte les points A, à savoir une liste de textes sur lesquels un accord a été conclu en Coreper et qu'il n'est donc pas nécessaire d'aborder. Cela peut parfois poser problème : la directive Bolkestein avait été adoptée en point A, alors que la plupart des ministres ne savaient pas de quoi il s'agissait.
Le Conseil européen est si opaque que certains Premiers ministres ont pu m'appeler pour savoir comment il s'était déroulé. Je leur demandais s'ils s'étaient tournés vers le Président de la République, mais ils me répondaient qu'ils voulaient aussi connaître mon retour ! À cet égard, je pense que nous sommes trop dépendants du rôle du Président de la République. On peut, par exemple, se battre pendant des mois sur un sujet dont on pense qu'il sera le point le plus important de la réunion et être ensuite interpellé par les autres délégations, parce que le Président n'a pas mentionné du tout le sujet au cours du Conseil européen, ce qui nuit à notre crédibilité globale.
M. Jean-François Rapin, président. - Les rencontres bilatérales ont beaucoup d'importance en marge du Conseil européen.
M. Serge Guillon. - Oui, il y a énormément de rencontres bilatérales, voire trilatérales lors des suspensions. C'est souvent à ces moments que tout se joue.
D'ailleurs, depuis la crise du covid, les réunions en téléconférence se multiplient, ce qui accentue encore l'opacité du processus décisionnel, car personne ne sait ce qu'il s'y passe. C'est une nouvelle difficulté.
Mme Brigitte Devésa. - L'opacité que vous venez d'exposer est très inquiétante. Il est déjà difficile aux parlementaires nationaux de bien saisir ces subtilités ; dans ces conditions, comment rassurer les élus locaux et comment leur faire comprendre le fonctionnement des instances européennes ?
M. André Reichardt. - Comment ne pas s'étonner de l'utilisation si fréquente du terme « opacité » dans votre discours ?
Si l'on ajoute à cette opacité la question de l'ouverture aux influences, on réalise combien ces institutions peinent à fonctionner. Dès lors, ma question est très simple : est-il possible de faire autrement à vingt-sept ? Comment donner davantage de légitimité démocratique à un tel paquebot ? Ne faut-il pas tout remettre sur la table avant de procéder à un nouvel élargissement ?
M. Pascal Allizard. - Sommes-nous encore des démocrates ? Jusqu'où allons-nous accepter ce genre de dérive ?
Un élu normand s'interrogeait publiquement voilà quelques jours sur la compatibilité de la démocratie parlementaire avec la protection de l'environnement. On en vient à considérer que les mesures indispensables à prendre ne seront jamais prises en démocratie et qu'il vaut mieux s'en saisir sans se préoccuper de ce que pensent les gens. C'est extrêmement grave, tout comme ce que vous venez de nous exposer.
Un jour ou l'autre, ceci ne peut qu'exploser. Quelques années en arrière, lorsque nous discutions du Brexit, ces sujets, dont nous ne voulions pas parler, ressortaient déjà. Aujourd'hui, rien n'a changé. Nous allons assister à d'autres sorties de l'Union, et c'est un Européen convaincu qui vous le dit !
Mme Amel Gacquerre. - Y a-t-il aujourd'hui une vraie volonté d'évolution, voire de révolution institutionnelle ? Quels sont les États prêts à porter ce message ?
M. Dominique de Legge. - Nous passons notre temps, dans ce pays, à discuter de transparence de la vie politique et de transparence de la prise de décision. Vous nous avez démontré que cette logique ne prévalait pas à l'échelle européenne.
Cette opacité, ces procédures parallèles, répondent-elles à une volonté de l'administration de détourner le processus démocratique, les politiques n'arrivant pas à s'imposer ?
Autre hypothèse, cette opacité est-elle bénie par le politique, dans la mesure où le système est trop bloqué pour fonctionner ?
M. Ronan Le Gleut. - En soulignant que le Coreper est l'organe de décision principal, vous montrez que l'Union européenne est un lieu de diplomatie multilatérale. Il s'agit donc davantage d'une Europe des nations que d'une Europe intégrée. De là à dire que le système ne serait pas démocratique, je ne suis pas d'accord. Le Coreper n'est que l'émanation de la politique étrangère des États membres. La question est de savoir si l'on veut une démocratie intégrée à l'échelle de l'Union européenne ou une démocratie des États-nations.
M. Serge Guillon. - Je suis intimement persuadé qu'il faut présenter l'Union européenne via ses résultats. On constate une méconnaissance générale, y compris dans le monde politique, de ce qu'est la politique européenne de la pêche ou des transports, par exemple. Pis, on assiste parfois au « blanchissement » de l'origine européenne d'un texte ou d'une décision, comme si l'on en avait honte !
Il faut mobiliser une approche par les régions et les collectivités, pour exposer les résultats concrets des politiques européennes.
Je ne suis pas certain qu'il soit utile de décrire le processus décisionnel de façon précise. Si j'avais eu à faire la même intervention sur notre système national, peut-être aurais-je été aussi critique. Avec la démocratie, nous sommes dans le monde de la complexité. La machine de négociation européenne est de facto plus complexe, en raison du nombre d'acteurs.
En ce qui concerne les insuffisances démocratiques, n'oublions pas qu'il en existe aussi spécifiques à la France. Dans certians pays, les débats européens au Parlement sont fréquents et réguliers. Dans d'autres pays, il est inimaginable de désigner un ministre des affaires étrangères qui n'ait pas été membre du Parlement européen. Dans d'autres encore, on constate une stabilité des ministres des affaires européennes, ce qui permet de nouer des relations durables à Bruxelles pour mieux influencer et peser sur les décisions - je crois que nous avons eu onze ministres des affaires européennes en dix ans en France ! Dans d'autres enfin, le système administratif est plus transparent. J'avais eu pour projet de créer un conseil d'orientation ouvert à la société civile et à certaines personnalités autour du SGAE ; le fait est que notre système administratif a une préférence pour la discrétion et l'opacité. Mes collègues de Bercy, par exemple, ne sont pas toujours d'une grande transparence à l'égard des parlementaires...
En ce qui concerne les élus locaux, il y a un véritable enjeu de formation. Je me suis battu pour mettre en place ce cycle des hautes études européennes au sein de l'ENA auquel ont d'ailleurs participé des sénateurs et des élus locaux.
Même si deux membres du Gouvernement, M. Marc Fesneau et Mme Carole Grandjean, ont suivi le cycle d'enseignement que je dirige, proposer un tel cycle nécessite de la combativité : il n'est pas évident de proposer une formation et une information sur l'Europe. Nous manquons de maturité en la matière, victimes du syndrome de l'héritier.
En effet, dans les nouveaux États membres, les générations au pouvoir ont eu à négocier, à s'adapter et à convaincre leurs opinions publiques, quand la France, en tant qu'État fondateur, éprouve un sentiment de supériorité. Pourtant, l'Europe change. J'en veux pour preuve que les élites d'autres pays ont des capacités linguistiques que nous n'avons pas. La France voit encore l'Union européenne comme un acquis immuable. Nous ne prenons donc aucune initiative en matière de changements, ce qui peut nous nuire.
M. Jean-François Rapin, président. - L'enjeu de l'information rejoint celui de la capacité d'influence.
De fait, la France souffre d'un défaut dans la relation entre parlement national et institutions européennes : la compétence législative communautaire y est complètement déléguée à l'exécutif national, contrairement à d'autres États membres. Pour rappel, lors d'un déplacement en Suède en début d'année, quand ce pays assurait la présidence du Conseil, l'ambassadeur m'expliquait que mon homologue dans ce pays était réveillé la nuit par le ministre et devait parfois réunir en toute vitesse sa Commission, pour obtenir l'avis de cette dernière avant d'arrêter la décision à défendre lors de négociations.
Au-delà du contrôle de subsidiarité et des propositions de résolution européenne, nos relations avec les institutions européennes passent par les échanges bilatéraux avec nos homologues ou par la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac). Malgré les efforts que nous avons déployés pour la présidence française, cette dernière est une grande endormie, largement sous l'emprise du Parlement européen, alors qu'elle a vocation à permettre l'expression des parlements nationaux. Taper du poing sur la table y est mal vu : ce n'est pas dans les coutumes. Le sujet des relations entre parlement national et institutions européennes y est perçu comme spécifique à la France.
Toutefois, au titre de la présidence française de la COSAC, j'ai constitué en son sein un groupe de travail qui a émis des propositions pour renforcer l'implication des parlements nationaux dans le fonctionnement de l'UE afin de le rendre plus démocratique - par exemple la création d'un « carton vert » -, tout en prenant en compte les différences institutionnelles entre États membres. La ministre aujourd'hui en charge des affaires européennes me donne raison à ce sujet : il est normal que les parlements nationaux exercent leur influence du fait de leur contact avec les territoires et les administrés.
Ainsi, dans mon département, même si, d'un point de vue macroéconomique, le secteur n'excède pas 1 % du PIB européen, la pêche représente 5 000 emplois à Boulogne-sur-Mer. Le parlementaire national est là pour défendre de telles causes. Personne d'autre ne le fait, car l'élu européen est plus éloigné du terrain, et le serait plus encore avec des listes transnationales.
Certains parlementaires européens se défendent d'une telle distance en raison de leur élection par le peuple. Hier, un maire m'a demandé le numéro de téléphone de l'élu européen des Hauts-de-France, alors que nous n'en avons plus depuis longtemps, les listes étant nationales !
Comme l'a souligné Pascal Allizard, il faut remettre en cause ces dysfonctionnements institutionnels. Fort de votre influence, vous pouvez nous y aider. Je suis content que le Gouvernement me donne raison, mais pour quel effet ?
Mme Amel Gacquerre. - Sommes-nous suffisamment matures pour une telle prise de conscience et une telle interrogation de nos institutions ? Collectivement, il me semble que non.
M. Jean-François Rapin, président. - Les institutions françaises elles-mêmes sont-elles prêtes à accorder davantage de pouvoir à leur parlement national et à prévoir une consultation de ce dernier lorsqu'une décision européenne importante doit être prise ? De tels sujets ne peuvent rester la chasse gardée du Président de la République ou des ministres concernés par un Conseil de l'Union européenne.
M. Serge Guillon. - Il s'agit effectivement d'une question française. Certains ministres ne font presque plus de réunions de préparation avant un Conseil, se reposant sur l'ambassadeur à leurs côtés dans la salle ! Ces sujets exigent pourtant un investissement personnel important pour exercer une influence, d'autant que le champ de compétence de l'Europe est toujours plus vaste : pêche, euro, santé, défense...
Le secteur privé travaille constamment à s'adapter aux données, contrairement au public. Or, de fait, les solutions se trouvent de plus en plus à l'échelle européenne.
M. Pascal Allizard. - Le problème n'est pas que les solutions dépendent de l'Union européenne, mais que les décisions échappent à tout contrôle des électeurs. Renforcer l'Europe doit passer par une consolidation démocratique, sans quoi la situation deviendra intenable, faisant le jeu des extrêmes d'une manière ou d'une autre.
M. Jean-François Rapin, président. - Pour en revenir aux jeux d'influence, tant lors de la conférence sur l'avenir de l'Europe qu'en session parlementaire, le Parlement européen laisse des représentants d'entreprises privées interpeller les élus pour leur présenter des produits ; nous n'imaginerions pas de tels stands tenus en pleine salle des conférences du Sénat pendant la session plénière... Il en va de même pour les organisations non gouvernementales.
M. Serge Guillon. - Le système d'influence est développé à Bruxelles, car un grand nombre de décisions importantes y sont prises et une masse de données intéressantes à exploiter s'y trouve. Quelque 12 300 entités sont inscrites au registre de transparence des institutions européennes, pour un total de 40 000 à 50 000 représentants d'intérêts, ce qui en fait la deuxième capitale où le lobbying est le plus important, après Washington.
En matière de renseignement également, cette ville est une priorité pour de multiples services étrangers. La direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) a conscience de l'importance de l'enjeu. Avez-vous accès à des informations à ce sujet ?
M. Jean-François Rapin, président. - Non.
M. Serge Guillon. - Les États tiers sont présents : Russie, États-Unis... La Chine est très active, sans doute même par le biais de la corruption, surtout du côté de la Commission. De telles présences ont trop souvent été négligées.
Pour en revenir à l'influence en général, pourquoi est-elle une nécessité ? L'administration européenne exercée par la Commission est en partie hors-sol, car privée du pouvoir d'exécution : hors exceptions, elle ne met pas en oeuvre les textes qu'elle propose, les administrations nationales s'en chargent. Une administration nationale qui élabore un texte a intérêt à exercer des consultations pour se préoccuper de la mise en oeuvre. À l'échelle européenne, le contact avec le monde réel se fera avant l'élaboration d'un texte, en consultant informellement les lobbyistes.
Ces derniers sont un apport pour mieux comprendre certains sujets. En France, comme à l'échelle européenne, il importe de connaître la position réelle des acteurs : le jeu de dupes est complexe. Pour ma part, j'avais monté un groupe de PME que je consultais sur diverses thématiques. Le jeu d'influence peut donc être positif. Il est même indispensable pour les États.
Nous avons intérêt à développer un « lobbying public » pour faciliter les négociations hors du cadre formel, à l'image de ce que pratiquait le Royaume-Uni. De fait, l'influence implique de disposer d'une stratégie définie tôt. Quand la France a eu du poids sur la définition de la PAC, c'est parce qu'elle avait une vraie stratégie.
À ce titre, il convient d'utiliser tous les vecteurs de l'influence : experts nationaux détachés, nominations, recrutements dans les cabinets de commissaires... Dans ce dernier cas, la France pèche par défaut d'anticipation, sa logique étant celle de filières corporatistes : le Quai d'Orsay essaie, par exemple, de placer ses agents. Les Français étant en concurrence entre eux, il arrive trop souvent qu'ils n'obtiennent pas le poste convoité.
Mme Mathilde Ollivier. - Qu'en est-il des enjeux d'influence à l'échelle nationale, par exemple dans la définition des prises de position de la France au sein du Coreper ? Notre Parlement a un contrôle limité des représentants d'intérêts.
M. Serge Guillon. - Les ministères, le SGAE et la représentation permanente sont des cibles privilégiées des lobbys, qui sont plus ou moins actifs selon les sujets. Quand j'étais aux responsabilités, le lobby le plus actif et le plus puissant était celui du tabac ; le secteur numérique est également très présent. On peut recevoir des dizaines de demandes de rendez-vous de la part d'un seul lobby ! On peut également consulter les ONG ; pour ma part, j'ai toujours été partisan des consultations. En tout état de cause, le lobbying est une réalité. D'ailleurs, quand il était encore membre, le Royaume-Uni était très fort pour recourir à des lobbyistes français dans le but de défendre ses propres positions, mais de façon masquée, via par exemple la mobilisation du Mouvement des entreprises de France (Medef).
M. Jean-François Rapin, président. - Ou par le biais des cabinets de chargés d'affaires. Pour ma part, je ne les reçois jamais seul.
M. Serge Guillon. - Cela étant dit, au Parlement européen et à la Commission européenne, on recevait, quand le Royaume-Uni était encore membre, un lobbyiste français contre sept lobbyistes anglo-saxons. C'est donc une pratique qui est encore plus développée dans les autres pays.
Quant à la production bureaucratique, elle est d'abord l'effet d'une administration largement hors-sol, je le répète, car elle n'a pas à mettre elle-même en oeuvre ses propres normes et car ses fonctionnaires font toute leur carrière à Bruxelles, sans faire d'allers-retours dans leur pays d'origine, donc sans connaître un univers plus concret.
Elle tient également au déficit de vision politique de l'administration. Ainsi, un projet de texte peut être soumis par une direction générale au collège des commissaires européens, mais émaner en réalité d'un lobby, car, à côté du lobbying négatif, destiné à contrer ou à amender une proposition, existe un lobbying positif, visant à susciter l'adoption d'une norme. Jean-Claude Juncker avait d'ailleurs commencé son mandat de président de la Commission européenne par un grand ménage, en demandant l'origine de tous les textes pendants, parce qu'il s'était aperçu que de nombreux projets procédaient de l'initiative d'un lobby. Il cite souvent le cas d'un texte visant à normaliser les semelles de chaussures pour sols glissants et qui provenait d'une entreprise ayant obtenu un brevet sur ce type de semelle et espérant se créer ainsi un marché captif.
La production bureaucratique s'explique également par le fait que l'on se préoccupe peu de la mise en oeuvre des normes. Cela a des conséquences majeures. Nombre de textes sont ainsi applicables au marché intérieur sans que l'on se soit enquis en amont de la possibilité de contrôler leur respect par les produits importés, car les services de douane n'ont pas été impliqués. C'est ainsi que le règlement dit Reach (Regulation on the Registration, Evaluation, Authorisation and Restriction of Chemicals) n'est pas appliqué sur nombre de produits importés, instaurant une concurrence déloyale pour la production européenne.
De même, beaucoup de règles sont appliquées de façon très différenciée selon les États membres, ce qui entraîne d'importantes distorsions de concurrence et des problèmes très concrets. Un texte peut se révéler inapplicable si les principaux acteurs du secteur concerné n'ont pas été associés à son élaboration. Je pense, par exemple, aux primes agricoles en matière d'élevage.
Conscient de cette difficulté, j'ai tâché de faire inclure dans certains textes une obligation d'évaluation après cinq années d'application. Il faudrait, selon moi, prévoir systématiquement, dès qu'une nouvelle norme est instaurée une évaluation et une possibilité de modification.
En effet, l'une des causes de la rupture entre l'Union européenne et nos concitoyens est que le droit européen paraît à ces derniers rigide, immuable, alors que le droit national peut évoluer facilement, au gré des changements de majorité. Dans le cadre européen, le monopole de l'initiative de la Commission implique que celle-ci doit nécessairement être convaincue pour faire évoluer un texte. Si quelque chose ne fonctionne pas correctement, il faut des années pour convaincre la Commission européenne de bouger... C'est pour cette raison que je plaide pour le partage de l'initiative législative : on ne peut pas maintenir une telle dépendance à l'égard de la Commission européenne.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie de nous avoir révélé tous les arcanes européens : ce fut fort instructif.
M. Serge Guillon. - J'ai préféré être très franc parce que les enjeux me semblent majeurs. Si l'on perd les citoyens, on perdra la dynamique de la construction européenne.
M. Jean-François Rapin, président. - Vous avez tout à fait raison.
La réunion est close à 11 h 10.