Mardi 11 juillet 2023
- Présidence de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture et de Mme Catherine Di Folco, vice-président de la commission des lois -
La réunion est ouverte à 17 h 30.
Mission conjointe de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes - Audition de Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Madame la ministre, madame le président, mes chers collègues, nous reprenons nos travaux engagés la semaine dernière avec l'audition du ministre de l'éducation nationale. Le corps enseignant est victime au quotidien de pressions, de menaces et d'agressions, que l'assassinat de Samuel Paty en octobre 2020 a tragiquement mis en lumière. Plus de deux ans après les faits, ces violences morales et physiques restent d'actualité.
Afin de faire toute la lumière sur cette situation, la commission des lois et la commission de la culture ont souhaité créer une mission conjointe de contrôle consacrée aux modalités de signalement et de traitement des pressions, menaces et agressions subies par les enseignants. Il nous a semblé important d'inclure dans cette analyse la situation de l'enseignement supérieur, bien qu'elle soit peu comparable à celle de l'éducation nationale. C'est pourquoi nous vous remercions, madame la ministre, d'avoir accepté notre invitation pour aborder cette problématique.
Nous souhaitons tout d'abord définir objectivement les pressions, menaces et violences dont sont victimes les chercheurs, les enseignants-chercheurs et le personnel de l'enseignement supérieur dans sa globalité. Pour ce faire, nous aimerions connaître le nombre et la nature des actes commis chaque année à l'encontre des personnels enseignant et administratif, mais aussi comprendre leur évolution.
Nous souhaitons également savoir comment sont pris en charge les membres du personnel victimes d'intimidations, de menaces ou d'agressions. Des mesures concrètes ont-elles été prises à ce sujet depuis octobre 2020 dans votre champ de compétences ?
Le code de l'éducation promet une protection spécifique pour permettre aux personnels de l'enseignement supérieur d'« exercer leur activité d'enseignement et de recherche dans les conditions d'indépendance et de sérénité indispensables à la réflexion et à la création intellectuelle ». Constatez-vous des menaces sur les libertés académiques, qui nous sont particulièrement chères ? Quelles mesures ont été prises pour les protéger ?
Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Nos travaux ayant par ailleurs obtenu du Sénat de bénéficier des prérogatives des commissions d'enquête, je vous rappelle qu'un faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Aussi, je vous invite, madame la ministre, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sylvie Retailleau prête serment.
Mme Catherine Di Folco, vice-président de la commission des lois, rapporteur, en remplacement de M. François-Noël Buffet. - Je tiens tout d'abord à excuser l'absence du président François-Noël Buffet.
Madame la ministre, la liberté est le principe de l'enseignement supérieur et de la recherche : liberté d'enseignement, liberté des étudiants adultes. C'est par nature un monde de débats, voire de controverses. Mais l'actualité des dernières années a aussi été marquée par des événements dans les universités tendant à interdire le débat, en faisant pression pour empêcher l'expression des points de vue.
Des groupes ont ainsi jugé légitime de désigner à la vindicte populaire des enseignants, d'empêcher des conférences ou d'interrompre des pièces de théâtre dont la mise en scène ne leur convenait pas. La pression de groupes radicaux sur les universités, sur les enseignants et sur les chercheurs nous conduit à nous interroger sur les moyens mis en oeuvre pour les protéger.
Je souhaite donc vous interroger sur les relations entre l'enseignement supérieur, la recherche, les services de sécurité intérieure et la justice.
Plus largement, les échanges avec les services de police et de gendarmerie et avec les renseignements territoriaux (RT) permettent-ils un suivi des situations à risque ? Comment se passe l'accompagnement vers le dépôt de plainte et la prise en compte des menaces en cas d'incident ? Comment jugez-vous la prise en charge de ces questions par la justice ?
En outre, les modalités du signalement des agressions et des formes de pression par des collègues qui en auraient été témoins méritent également notre attention. En théorie, l'objectif de l'article 40 du code de procédure pénale est clair et devrait conduire tout fonctionnaire témoin d'une agression dans l'exercice de ses fonctions à saisir directement le procureur de la République. En pratique, toutefois, il semble que le recours à ce mécanisme soit marginal. Pouvez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ? Comment garantir l'effectivité de cette disposition ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez souhaité élargir le champ de votre commission d'enquête aux signalements et traitements des pressions, agressions et menaces que peuvent subir les chercheurs et enseignants-chercheurs. Vous avez décidé de dédier une partie de vos travaux à la question de leur protection et de leur sécurité, et je tiens à vous en remercier.
Garantir la sécurité de nos personnels, c'est la condition indispensable au bon exercice de leurs fonctions, des fonctions importantes, car ils ont pour mission de repousser toujours les frontières de la connaissance et d'en garantir la transmission.
Je commencerai mon propos en présentant les spécificités de l'enseignement supérieur.
Tout d'abord, les universités sont autonomes. Je souhaite insister sur ce point, car il implique d'importantes différences de fonctionnement et d'organisation par rapport aux établissements relevant de l'éducation nationale.
Je ne suis pas l'autorité hiérarchique des chefs d'établissements d'enseignement supérieur. Je suis à la tête d'une administration qui accompagne ces établissements, mais leurs présidents et directeurs disposent de pouvoirs propres, notamment en matière de police, et je ne peux pas réformer leurs décisions, sauf en cas de manquement grave. Ils ne sont pas non plus tenus de communiquer des rapports réguliers au ministère.
C'est la raison pour laquelle je ne dispose pas d'un certain nombre de données, comme le nombre exact d'actes de violence commis à l'encontre des enseignants-chercheurs et du personnel de l'enseignement supérieur.
Les données dont je dispose relèvent le plus souvent d'enquêtes que nous menons. Si je suis en mesure de vous donner des éléments chiffrés sur le nombre de protections fonctionnelles - je vous les fournirai ultérieurement -, c'est grâce à notre direction des affaires juridiques, qui, depuis deux ans, réalise une enquête sur le sujet.
Il convient de distinguer les décisions que peuvent rendre les chefs d'établissement au nom de l'État, de celles liées au pouvoir de police propre dont ils disposent.
Les chefs d'établissement reçoivent une délégation du ministre chargé de l'enseignement supérieur pour prendre un ensemble d'actes, dont certains peuvent s'inscrire dans le cadre des mesures prises pour la mise en oeuvre de la protection fonctionnelle ou pour les compléter utilement. Je pense, par exemple, à la suspension de fonctions à titre conservatoire, qui peut avoir pour objet d'écarter du service un agent auteur de menaces ou de pressions dirigées contre un autre agent, ce dernier pouvant se voir octroyer la protection fonctionnelle.
Si l'essentiel des autres mesures qu'un président d'université prend au nom de l'État intéresse surtout le déroulement de la carrière des agents, il lui est toutefois possible d'autoriser la mutation, le détachement ou la mise à disposition d'un enseignant-chercheur qui le souhaiterait et verrait, dans son éloignement, un moyen de se prémunir des attaques ou pressions dont il fait l'objet.
Les chefs d'établissement d'enseignement supérieur disposent en outre d'un pouvoir de police propre. En vertu de l'article L.712-2 du code de l'éducation, le président d'université est responsable du maintien de l'ordre et de la sécurité dans l'enceinte de son établissement.
Il est nécessaire de préciser que l'ordre public universitaire est spécifique, car il entraîne la prise en compte des franchises universitaires, qui impliquent que les forces de l'ordre ne peuvent pénétrer dans l'établissement qu'après l'accord de son représentant légal. La liberté d'expression, le bon déroulement des cours, l'activité de recherche peuvent se voir attribuer une place prépondérante dans la matérialité de cet ordre public. Il convient de préserver un cadre intellectuel et matériel propice au bon accomplissement des missions qui sont conférées par la loi aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel (EPSCP).
Toutefois, lorsqu'il estime qu'il existe un désordre, ou une menace de désordre, dans les enceintes et locaux affectés directement à l'établissement ainsi que dans les locaux mis à la disposition des usagers ou des personnels, le président de l'université doit en informer immédiatement le recteur chancelier. Le conseil d'administration et le conseil académique doivent également être informés des décisions prises dans ce cadre.
Plusieurs actions lui sont ouvertes pour agir contre ces désordres. Il a l'obligation de prendre toute mesure utile pour assurer le maintien de l'ordre, finalité qui englobe les aspects classiques de la police administrative : bon ordre, sûreté, sécurité et salubrité publique, adaptés aux circonstances universitaires. Il peut prendre toute mesure préventive, comme des mesures réglementaires concernant les attroupements dans les bâtiments d'enseignement, des règles relatives à l'accès dans les locaux, ou non réglementaires, comme l'interdiction d'une conférence. Il peut interdire à toute personne l'accès aux locaux, voire suspendre l'enseignement dispensé par un personnel, pour une durée n'excédant pas trente jours. Cette durée peut être prolongée jusqu'à l'issue des poursuites disciplinaires ou judiciaires qui seraient éventuellement engagées. Dans l'hypothèse où un personnel ou un usager fait l'objet de menaces graves contre sa personne, le président d'université peut interdire l'accès des locaux à l'auteur des menaces, si celui-ci est identifié. Cette interdiction doit s'accompagner d'un signalement au parquet, ou éventuellement d'une plainte, permettant de signaler les faits à l'autorité judiciaire et de prolonger l'interdiction au-delà du délai de trente jours. Le président d'université peut engager des poursuites disciplinaires contre les membres du personnel et les usagers qui auraient contrevenu aux dispositions législatives et réglementaires, au règlement intérieur ou aux mesures de police prises, ou qui se seraient livrés à des actions ou des provocations contraires à l'ordre public. Il peut enfin recourir à l'article 40 du code de procédure pénale.
Une autre spécificité de l'enseignement supérieur réside dans la liberté d'expression et les libertés académiques dont jouissent les enseignants-chercheurs. Elles tempèrent les obligations déontologiques, notamment l'obligation de neutralité, auxquelles ils sont en principe soumis en tant qu'agents publics, et justifient une application moins stricte du devoir de réserve qui s'impose à tout agent public.
En effet, les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs bénéficient, au titre de l'article L. 952-2 du code de l'éducation, « d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche », étant également rappelé que le Conseil constitutionnel reconnaît une valeur constitutionnelle à la garantie de leur indépendance.
« Un universitaire n'est pas un fonctionnaire comme un autre. » Telle est la conclusion du rapporteur public du Conseil d'État dans une décision du 15 novembre 2022. Citant une décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) de 2009, il poursuit en rappelant que « la liberté d'expression des universitaires n'est pas seulement celle de l'enseignant dans le choix du contenu de ses cours, et celle du chercheur dans le choix de ses thèmes de recherches, mais leur donne aussi la liberté d'exprimer librement leur opinion sur l'institution et le système dans lesquels ils travaillent. »
Cette entière liberté d'expression garantie aux enseignants-chercheurs s'explique par les publics plus critiques et plus âgés - la grande majorité des étudiants sont majeurs -auxquels ils s'adressent. Cette distinction s'apprécie en comparaison des élèves mineurs du scolaire, qui ne disposent pas de la maturité d'esprit permettant d'apprécier l'impartialité d'un enseignement dispensé.
La liberté d'expression dont jouissent les enseignants-chercheurs n'est toutefois pas absolue, elle est encadrée par la loi et la jurisprudence. Ainsi, l'article L. 952-2 du code de l'éducation précise qu'elle s'exerce « sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité ». Le principe d'objectivité invite l'universitaire à faire connaître son opinion autant que celles qui lui sont contraires, et le principe de tolérance, à admettre que les étudiants puissent penser différemment. La jurisprudence comporte peu d'illustrations de manquements à ces obligations de tolérance et d'objectivité. Je pourrai vous en citer un cas si vous le souhaitez.
En ce qui concerne le devoir de réserve, si la liberté d'expression dont jouissent les enseignants-chercheurs leur offre une grande latitude dans leurs propos, ceux qu'ils tiennent dans l'espace public, notamment sur les réseaux sociaux, doivent toutefois être prononcés avec mesure et ne pas revêtir un caractère insultant, injurieux ou outrancier, ni porter atteinte à la réputation d'une institution, ni dénigrer l'administration ou un autre collègue.
Au-delà de la liberté d'expression, les enseignants-chercheurs jouissent de libertés académiques, qui découlent du principe d'indépendance des enseignants-chercheurs et que le Conseil constitutionnel a érigées en principe fondamental reconnu par les lois de la République. Elles comprennent trois points : la liberté d'expression et d'opinion, qui permet aux enseignants de jouir d'une liberté plus grande que les autres agents publics dans l'expression de leurs opinions, y compris dans l'exercice de leur fonction ; la liberté d'enseigner - un universitaire n'est pas tenu par un programme, ce qui constitue une nouvelle différence fondamentale avec l'éducation nationale - , et la liberté de choisir son thème de recherche et la liberté de publication.
Les libertés académiques relèvent d'un cadre juridique étoffé par le législateur en 2020, et leur protection est garantie à l'échelle européenne. Ainsi, en 2020, la loi de programmation de la recherche a précisé que « les libertés académiques sont le gage de l'excellence de l'enseignement supérieur et de la recherche français. Elles s'exercent conformément au principe constitutionnel d'indépendance des enseignants-chercheurs ».
Des exigences similaires existent au niveau européen. Ainsi, l'article 13 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne prévoit que « les arts et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée. » Par ailleurs, la CEDH a jugé, dans une décision rendue en 2014, que la liberté académique comprenait, pour les enseignants-chercheurs, la liberté « d'exprimer clairement leurs opinions, fussent-elles polémiques ou impopulaires, dans les domaines relevant de leurs recherches, de leur expertise professionnelle et de leur compétence ».
L'atteinte portée aux libertés académiques ouvre droit à protection pour les agents qui en sont victimes. Je voudrais également préciser que les libertés académiques, bien que très protégées, ne sont toutefois pas absolues. Elles s'accompagnent de responsabilités et s'exercent, comme l'a rappelé le Conseil d'État dans une décision rendue en 1998, « dans le respect des règles de prévention des conflits d'intérêts et des impératifs de l'intégrité scientifique ». Les enseignants-chercheurs, enseignants et chercheurs, jouissent d'une entière liberté dans leur enseignement et leurs travaux de recherche, mais ne sont pas pour autant affranchis de leurs obligations déontologiques, comme le respect du principe de neutralité, dont l'appréciation reste toutefois délicate. Un rapport de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) datant de juin 2023 sur des faits signalés à l'Institut national supérieur du professorat et de l'éducation (Inspé) de Paris a relevé que « les contre-vérités juridiques et la confusion du support des cours publiés et commentés révèlent l'incapacité des deux professeurs à restituer un débat philosophique complexe et ne peuvent être regardées comme l'expression d'opinions personnelles de chacun d'eux ».
Un avis du collège de déontologie du 21 mai 2021 relatif aux libertés académiques précise également que « la liberté académique s'exerce dans le respect tant des personnes que des cadres définis collectivement pour l'obtention des diplômes. Elle s'accompagne de l'évaluation par les pairs. En toutes circonstances, elle implique la tolérance et la courtoisie. Elle exclut toute forme d'attaque des personnes et tout comportement violent. »
J'en viens à la deuxième partie de mon propos : la nature des menaces ou pressions dont peuvent être victimes les enseignants-chercheurs. En plus des situations de harcèlement et des violences sexistes, les enseignants-chercheurs et les chercheurs peuvent faire l'objet de pressions, de menaces ou d'autres formes d'attaques ou de dénigrement, notamment sur les réseaux sociaux. Ces violences peuvent être liées, par exemple, aux activités de recherche qu'ils mènent. Je pense notamment aux chercheurs qui, dans le cadre de leurs recherches, sont amenés à faire des expérimentations animales. Elles peuvent aussi découler des thèses soutenues dans des publications scientifiques ou de l'exercice de leur liberté académique. Un enseignant-chercheur peut ainsi subir des pressions en raison des propos qu'il a tenus ou du contenu de ses cours. Les sujets relevant des sciences humaines et sociales, comme les sujets religieux, politiques ou sociétaux, comme le sujet trans-LGBT, sont les plus concernés. Enfin, les enseignants-chercheurs et les chercheurs peuvent faire l'objet de pressions et de menaces pour avoir signalé de graves manquements à l'intégrité scientifique.
En particulier, ils peuvent faire l'objet de « procédures bâillons ». Ces dernières désignent des procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives, qui se traduisent par des plaintes, en diffamation ou en dénigrement, à la suite de la publication de leurs travaux. Il s'agit pour les auteurs de ces procédures de censurer, d'intimider ou de faire taire leurs détracteurs en leur imposant le coût d'une défense en justice, jusqu'à ce qu'ils renoncent à leurs critiques ou à leurs oppositions.
Le troisième point de mon propos porte sur les réponses apportées à ces pressions, menaces, attaques ou dénigrements. Différents acteurs sont mobilisés et mobilisables. Conformément aux dispositions de l'article L.124-3 du code général de la fonction publique, les universités ont l'obligation de nommer un référent laïcité, chargé d'apporter tout conseil utile au respect du principe de laïcité à tout agent public ou chef de service qui le consulte. Il est également fait obligation à tout établissement de mettre en place un référent à l'intégrité. L'Office français de l'intégrité scientifique (Ofis), département du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) assure la coordination de ces référents et les accompagne dans l'accomplissement de leurs missions en leur fournissant ressources et éléments de cadrage et d'harmonisation.
Par ailleurs, la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires fait obligation à tout établissement public de mettre en place un référent déontologue, qui peut être aussi référent lanceur d'alerte et se voir chargé d'une mission de veille à l'égard de l'intégrité scientifique.
Le collège de déontologie de l'enseignement supérieur et de la recherche, institué en 2018 et présidé depuis sa création par Bernard Stirn, conseiller d'État, est compétent pour les services de l'administration du ministère, ainsi que pour les établissements publics placés sous sa tutelle. Il peut être saisi par tout établissement sous tutelle, et par tout agent qui souhaiterait disposer d'un avis sur sa situation, notamment en matière de conflits d'intérêts.
D'une manière générale, le président ou le directeur d'établissement doit faire usage des prérogatives qui lui sont reconnues, le cas échéant en saisissant les juridictions ou instances compétentes. Dans l'enseignement supérieur, la politique de défense et de sécurité relève de la responsabilité des présidents qui, dans le cadre de l'autonomie des établissements, sont responsables du maintien de l'ordre et de la sécurité dans l'enceinte de leur établissement.
Mon ministère appuie les établissements dans la mise en oeuvre de ces obligations, avec un réseau d'acteurs référents : le réseau des hauts fonctionnaires de sécurité et de défense (HFSD) et des référents radicalisation. Existe également une habilitation au secret des présidents, des directeurs de cabinet, des hauts fonctionnaires de sécurité et de défense, des référents radicalisation, des recteurs de région académique et de leur directeur de cabinet. Sont également des formations de la gouvernance des établissements à la gestion de crise - une soixantaine d'entre elles ont déjà eu lieu.
À côté des mesures de police qu'un chef d'établissement d'enseignement supérieur peut prendre, les attaques d'une certaine gravité donnent droit au bénéfice de la protection fonctionnelle dès lors qu'aucune faute personnelle de l'agent demandeur et qu'aucun motif d'intérêt général n'y fait obstacle.
Encore une fois, ce sont les chefs d'établissements d'enseignement supérieur qui sont compétents pour instruire les demandes de protection fonctionnelle des agents de leur établissement, sans que ne puisse y faire obstacle le fait qu'ils sont nommés et rémunérés par l'État.
Les recteurs de région académique sont compétents pour instruire les demandes qui ne peuvent être traitées par les chefs d'établissement, c'est-à-dire celles qui mettent en cause des chefs d'établissement, ou celles qui émanent de chefs d'établissement. Jusqu'à très récemment, ces deux situations relevaient de la compétence ministérielle, mais depuis l'entrée en vigueur d'un décret de mars 2021, elles font l'objet d'un traitement de proximité, par l'intervention des recteurs de région académique.
Bien que je dispose d'un pouvoir de tutelle sur les établissements d'enseignement supérieur, je ne dispose d'aucun pouvoir hiérarchique m'autorisant à réformer des décisions prises par ces établissements en matière de protection fonctionnelle. Mon ministère conserve toutefois un rôle actif d'accompagnement, de conseil et d'expertise, en apportant son appui aux établissements et aux rectorats pour l'instruction des situations les plus complexes ou soulevant des questions de droit nouvelles.
Concrètement, mon directeur de cabinet peut, par exemple, être sollicité par un président d'université sur des faits de danger grave et imminent qui peuvent peser sur un enseignant-chercheur, qu'il s'agisse de menaces à l'intégrité physique et morale, de violences sexuelles ou de harcèlement, ou de menaces à l'intégrité scientifique.
En fonction de la nature des faits, il peut, sous mon autorité, saisir l'IGÉSR pour approfondir le sujet, en lançant une enquête administrative. Cette enquête doit permettre d'éclairer notre décision et celle du chef d'établissement. Si les faits remontés sont graves et objectivés, je peux les signaler au procureur de la République compétent en vertu de l'article 40 précité.
Pour ce qui est des enquêtes administratives, en complément de l'IGÉSR, mon directeur de cabinet mandate le recteur compétent pour accompagner le chef d'établissement, et demande au HFSD de suivre la situation à la fois sur les réseaux sociaux avec la délégation à la communication (Delcom) du ministère, mais également en lien avec le HFSD de l'établissement, ou le référent sur place.
Depuis deux ans, la direction des affaires juridiques de mon ministère réalise une enquête annuelle sur la protection fonctionnelle auprès des établissements d'enseignement supérieur. Elle vient de recevoir les chiffres pour l'année 2022. Notez que 143 établissements publics d'enseignement et 27 centres régionaux des oeuvres universitaires et scolaires (Crous) ont été interrogés, et que, pour la première fois, cette enquête inclut aussi 12 établissements de recherche. Les taux de réponse par les établissements variant d'une année à l'autre, les comparaisons sont à prendre avec précaution.
La première conclusion de cette enquête est que les enseignants-chercheurs représentent plus des deux tiers des demandes de protection fonctionnelle : 265 agents ont demandé la protection fonctionnelle parmi les personnels des établissements de l'enseignement supérieur. Parmi eux, 69 % sont des enseignants-chercheurs, soit 182 agents, et 31 % des bibliothécaires, ingénieurs, administratifs, techniciens, personnels sociaux et de santé (Biatss), soit 83 agents. Dans les établissements de recherche, 43 agents ont demandé la protection fonctionnelle ; 33 d'entre eux sont des chercheurs et 10 sont des personnels administratifs.
Le deuxième enseignement de cette enquête est que l'administration accorde la protection fonctionnelle dans la majorité des cas. Ainsi, 71 % des demandes de protection fonctionnelle font l'objet d'un accord par l'administration dans les établissements de l'enseignement supérieur. Le taux d'octroi de la protection fonctionnelle est un peu plus faible dans les établissements de recherche puisqu'il atteint 56 %.
La troisième conclusion de l'enquête est qu'environ 80 % des demandes de protection fonctionnelle concernent des atteintes volontaires à l'intégrité de l'agent : les atteintes morales concernent 67 % des demandes dans les établissements d'enseignement, et un tiers dans les établissements de recherche. Les atteintes physiques concernent 7 % des demandes dans les établissements d'enseignement supérieur et 8 % des demandes dans les établissements de recherche. Les cas de harcèlement concernent une part importante des demandes : 21 % des demandes dans les établissements d'enseignement, contre 28 % dans les établissements de recherche. Les poursuites pénales constituent un autre motif de demande de protection fonctionnelle ; elles concernent 15 % des demandes dans les établissements d'enseignement, contre 20 % dans les établissements de recherche.
Le quatrième enseignement de cette étude est que les demandes de protection fonctionnelle concernent principalement des faits dont les agents sont les auteurs : 86 % dans les établissements de recherche, contre 65 % dans les établissements d'enseignement.
La protection des enseignants-chercheurs et des chercheurs face aux pressions, menaces et agressions dont ils peuvent être victimes s'inscrit donc dans un cadre particulier, qui est celui de l'autonomie des établissements et des libertés académiques. Des réponses existent pour protéger les personnels attaqués. Ce phénomène est désormais plus visible grâce à l'avènement des réseaux sociaux.
L'université est un lieu du savoir et de la curiosité, de la confrontation d'idée et du débat. Elle doit le rester. Mais ce débat se doit d'être apaisé, et se dérouler dans le respect de la légalité et des principes de la République. Avec l'évolution du cadre législatif et la mise en place de plusieurs référents, c'est une véritable communauté de vigie qu'anime mon ministère, et j'y suis particulièrement attentive.
Mme Laure Darcos. - Madame la ministre, je vais revenir sur certains faits, notamment sur l'intégrité scientifique. Pendant la crise de la covid-19, il y a eu des réflexions, dans le sud de la France sur les promesses de guérison rapide permises par certaines substances. Des chercheurs éminents relayaient des propos controversés ou non vérifiés. Les agressions verbales sur les réseaux se multipliaient. Souvent ces chercheurs se présentent sous l'étiquette d'un établissement. Comment le ministère prend-il les choses en main, dans de telles situations, vis-à-vis des instances et des directions de ces établissements ? À quels contrôles pouvez-vous procéder ?
Vous avez parlé de l'indépendance de ces établissements. J'ai été confrontée, pendant les discussions lors de la loi de programmation de la recherche, aux conséquences de la liberté académique si chère à l'université. Lorsque des personnes comme Sylviane Agacinski se trouvent dans l'incapacité de tenir leurs conférences, comment pouvez-vous rétablir l'expression libre de personnes extérieures à l'établissement ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Il est vrai qu'il existe différentes procédures. Tout d'abord, une enquête administrative est menée, ou l'on saisit l'IGÉSR ou l'inspection générale des affaires sociales (Igas) pour établir des faits. L'enquête administrative peut être menée en interne et diligentée par le président d'établissement ou des inspections générales. Ensuite, selon les conclusions des rapports d'inspection, des auditions peuvent être menées, qui peuvent déboucher sur un recours à l'article 40 du code de procédure pénale.
Pour répondre à votre seconde question, je répète qu'il revient au président d'université, lorsqu'il est informé, d'autoriser ou non la tenue de conférences. L'interdiction doit découler d'une menace réelle à l'ordre public, mais je tiens à ce que l'université reste un lieu de débats, d'expression libre. C'est pourquoi, en règle générale, ces conférences ont lieu, à condition que le président et l'administration de l'université soient informés pour permettre le déroulement de ces conférences dans de bonnes conditions. Il n'y a pas de procédure directe, mais en cas de poursuites ou d'actes répétés, il est aussi possible d'engager une enquête administrative. Je peux, moi aussi, requérir l'inspection générale, mais la responsabilité première est celle du président, en raison de l'autonomie des établissements.
M. Pierre Ouzoulias. - Madame la ministre, j'aimerais vous féliciter pour la qualité juridique de votre avant-propos. Vous avez raison : le professeur n'est pas un fonctionnaire comme les autres. C'est d'ailleurs le seul à pouvoir cumuler son emploi avec un mandat parlementaire, et le Sénat en a déjà connu quelques exemples.
Je voudrais revenir sur un texte important : la déclaration de Bonn, signée par plusieurs pays européens le 20 octobre 2020. Celle-ci donne une définition de la liberté académique qui est intéressante : « la liberté de recherche comprend le droit, dans le respect des normes professionnelles de la discipline concernée, de déterminer : ce qui doit ou ne doit pas faire l'objet d'une recherche ; comment cela doit être fait ; qui doit faire la recherche, avec qui et dans quel but ; les méthodes par lesquelles et les voies par lesquelles les résultats de la recherche doivent être diffusés. »
Je souhaite savoir si un projet européen existe pour transformer cette déclaration en un règlement ou un projet d'ordre législatif à échelle européenne ? Considérez-vous que cette définition de la liberté académique est intégralement reprise par le droit français ou que ce dernier présente des lacunes à combler ?
Enfin, vous savez qu'il existe une distorsion de protection, s'agissant des libertés académiques, entre les chercheurs, qui relèvent des articles L. 422-1 et L. 422-2 du code de la recherche, et les enseignants-chercheurs, qui relèvent de l'article L. 952-1 du code de l'éducation, alors que tous exercent au sein des mêmes unités mixtes de recherche (UMR). Avez-vous l'intention de travailler à homogénéisation de leurs statuts ?
M. Jacques Grosperrin. - Quand je vous écoute, madame la ministre, je m'interroge sur le ministère de l'enseignement supérieur. En 2007, j'ai voté la loi sur l'autonomie des universités. J'étais de ceux qui souhaitaient que le président d'université ne soit pas un ancien enseignant-chercheur, ce qui ne fut pas adopté, mais qui aurait grandement changé la situation que nous connaissons aujourd'hui.
En effet, vous dites ne pas être le chef hiérarchique et la liberté académique primerait. Cette situation me semble insupportable. Vous indiquez que l'enseignant-chercheur n'est pas un fonctionnaire comme les autres ; je comprends cette idée d'un point de vue intellectuel et juridique, mais je pense que les Français ne le comprennent pas. Ils vous diront qu'un enseignant-chercheur est un fonctionnaire comme les autres, qui exerce dans un service public. Nous sommes en train de biaiser le débat.
La semaine dernière, j'ai évoqué cette question avec le ministre de l'éducation nationale. Il n'a pas tout à fait répondu aux questions que soulevait la lettre que Jules Ferry avait écrite aux instituteurs, qui soulignait qu'il ne fallait pas dire une parole susceptible de blesser autrui. Aujourd'hui, des conférences n'ont pas pu avoir lieu, des directeurs d'établissements ayant préféré éviter tout problème. Je suis choqué par ce mode de fonctionnement et j'estime que le Parlement a un rôle à jouer, qui consiste peut-être à réformer ou à proposer une autre loi sur l'enseignement supérieur et la recherche, car la situation actuelle n'est plus acceptable, au regard notamment du budget qui est consacré à ce service public.
Vous indiquez avoir la possibilité de diligenter une inspection générale, mais il s'agit non pas de réagir, mais d'anticiper. Des études existent sur l'autocensure dans l'enseignement scolaire public, qui montrent une augmentation de 36 % à 56 % entre 2018 et 2022. Nous ne disposons pas de statistiques dans l'enseignement supérieur. Vous avez le droit de demander une inspection sur ce sujet. Je suis persuadé que l'autocensure est plus répandue qu'on ne le croit. Si on laisse faire, de nombreux enseignants n'oseront plus parler et notre enseignement, notamment notre enseignement supérieur, perdra en qualité. On marche sur la tête, une réforme de l'enseignement supérieur est nécessaire, le législateur doit agir.
M. Henri Leroy. - Je souhaite évoquer un sujet particulièrement préoccupant qui, depuis près de vingt ans, gangrène nos universités, celui des dérives islamo-gauchistes. Cette idéologie a prospéré à l'ombre des instances universitaires qui ont choisi, semble-t-il, de composer avec elle.
Prenons le cas de l'Union nationale des étudiants de France (Unef), syndicat subventionné par l'État et censé représenter les étudiants. Il s'est égaré avec une présidente voilée et des campagnes ambiguës sur la laïcité. Prenons également le cas de Florence Bergeaud-Blackler, gravement menacée après avoir publié un ouvrage sur les Frères musulmans et leur entrisme au sein de l'université française. En 2019, l'université Paris1 Panthéon-Sorbonne a cédé aux pressions de syndicats et d'universitaires en supprimant un cycle de formation sur la prévention de la radicalisation. À Lille, les représentations de la pièce écrite par Charb, directeur de Charlie Hebdo, ont été annulées au prétexte que celle-ci serait islamophobe. Et que dire du Hijab Day organisé par des étudiants de Sciences Po Paris depuis 2016, qui encourage le port du voile et banalise son usage ?
Madame la ministre, peut-être est-il temps d'agir avec fermeté. Le temps de la tolérance ou de la compréhension paraît révolu. Il importe de défendre la laïcité et de protéger les professeurs d'université. Qu'avez-vous prévu ou que pouvez-vous faire pour contrer ces dérives et ces atteintes à la laïcité ? Que faites-vous pour affronter le sujet, le mesurer, le quantifier, pour en prendre toute la mesure et lutter concrètement avec les présidents d'université contre ces atteintes aux principes républicains de l'enseignement supérieur ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Monsieur Ouzoulias, je ne sais pas s'il existe un projet européen pour prolonger la déclaration de Bonn. En revanche, à l'échelle du conseil scientifique du Conseil européen de la recherche (ERC), en particulier à l'occasion de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, ou au sein du G7, nous avons fortement rappelé les principes, les valeurs et les libertés académiques.
Sur le sujet des libertés académiques des enseignants-chercheurs et des chercheurs dans les UMR, de leur liberté d'expression et de leur indépendance, il est intéressant de constater, en procédant à un historique, que les choix français se retrouvent à un niveau européen ou international et que les modes de fonctionnement des États se font écho. En France, le point de départ est celui de la loi Savary. Le code de l'éducation traite des enseignants-chercheurs, entendus comme enseignants et chercheurs, c'est-à-dire pour leurs activités d'enseignement et de recherche. Peu importe que les chercheurs entretiennent un lien plus ou moins étroit avec l'enseignement. Il leur assure pleinement leur liberté d'expression et leur indépendance, ce que le Conseil constitutionnel a réaffirmé. Le code de l'éducation inclut donc les chercheurs, en particulier ceux des établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) ou des UMR ; il en va peut-être différemment des chercheurs du secteur privé ou des établissements publics à caractère industriel et commercial (Épic), pour lesquels une transposition directe des dispositions du code pose un problème.
Aux termes de l'article L.141-6 du code de l'éducation, « le service public de l'enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l'objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l'enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique ». Cet article illustre la notion de liberté d'expression académique, laquelle suppose un cadre, que le code précité rappelle.
Comme l'encadrement des libertés académiques, la responsabilité des présidents d'université et l'autonomie de leurs établissements inscrites dans la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), et qu'on retrouve dans les différents articles du code de l'éducation, correspondent à un modèle international, non à une spécificité française.
Monsieur Grosperrin, les chiffres des enquêtes que nous pourrons vous communiquer, notamment de l'enquête de 2022, très complète et représentative, nous montrent que ces problématiques, que nous ne devons certes pas négliger, restent fort heureusement minoritaires par rapport à l'ensemble que représentent la recherche et l'enseignement supérieur. Les référents qui interviennent dans les établissements en matière de déontologie, de laïcité et d'intégrité scientifique contribuent à ce résultat. Nous en animons le réseau, avec la responsabilité de porter leur mission à la connaissance de tous les agents qui peuvent les saisir de problèmes divers, dont ceux que vous avez cités. Nous assurons la formation de ces référents qui sensibilisent aussi les communautés enseignantes et scientifiques, ainsi que les agents, au sein des établissements d'enseignement supérieur.
Je tiens à dire que Florence Bergeaud-Blackler a bénéficié - et c'est bien normal - de la protection fonctionnelle de son employeur, en l'occurrence le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de même que d'une protection policière personnelle par le ministère de l'intérieur avec lequel nous entretenons des relations de travail.
La conférence dans les locaux de Sorbonne Université dont vous faites état n'a pas été annulée, mais reportée. La doyenne de l'université, informée très tardivement de sa tenue, a demandé son décalage dans le temps pour des raisons d'organisation. La conférence a d'ailleurs eu lieu dans de bonnes conditions à la nouvelle date proposée. Certes, il nous faut être vigilants pour que ces conférences ne soient pas annulées et se déroulent dans les meilleures conditions possible. Au sein des établissements, nous disposons de leviers avec les enquêtes administratives et leur suivi, les commissions disciplinaires et les procédures juridiques.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je suis assez frustrée par cette audition. La mission conjointe de contrôle porte sur les violences qui interviennent dans un cadre scolaire ou universitaire. J'ai appris beaucoup de choses intéressantes sur le cadre législatif applicable aux enseignants et les règlements universitaires, mais là n'est pas le coeur de cette audition.
J'appartiens à une génération pour laquelle l'université correspondait à la liberté d'expression la plus totale. En dépit des combats d'idées entre extrême gauche et extrême droite, nous pouvions nous exprimer sans menace, ce qui faisait la richesse de l'université. Il n'en est plus de même aujourd'hui, et vos propos ne me rassurent pas, madame la ministre. Soit votre ministère joue un rôle en matière de liberté d'expression dans nos universités, soit le phénomène inquiétant qui est à l'oeuvre ne vous concerne pas et je comprends alors que vous vous contentiez de nous rappeler un cadre général.
Quand Sylviane Agacinski n'a pas pu tenir sa conférence à Bordeaux, cela m'a heurtée. Quand la représentation de la pièce de Charb a été annulée, cela m'a heurtée. Permettez-moi de revenir sur la conférence de Florence Bergeaud-Blackler, car vous n'avez pas retracé le déroulé exact. La conférence a été annulée, puis reprogrammée sous l'effet de la pression. Mais dans quelles conditions ! Il a fallu une surveillance exceptionnelle et des inscriptions préalables. Si telle est l'université que nous prévoyons pour demain, si nous ne pouvons plus y parler de tout, je m'interroge. Votre rôle politique, me semble-t-il, consiste à vous exprimer sur ces sujets, non de rappeler le cadre légal de la protection accordée. Oui, Florence Bergeaud-Blackler vit désormais sous protection. Je voulais précisément entendre votre position publique sur le fait qu'une chercheuse doive vivre sous protection et que la liberté d'expression à l'université est menacée. Et je regrette de vous le dire, on ne vous entend pas clairement, publiquement, condamner cette situation. L'absence de parole claire favorise la continuité des menaces dans les universités.
Mme Marie-Pierre Monier. - J'aimerais connaître le délai moyen de réponse aux demandes de protection fonctionnelle, savoir s'il arrive qu'elle soit refusée et, dans l'affirmative, quelle est la proportion des refus.
Lors de son audition la semaine dernière, le ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse, Pap Ndiaye, nous a indiqué qu'en matière de menaces contre le personnel le travail de veille des réseaux sociaux était du ressort des académies. Qu'en est-il pour l'enseignement supérieur ?
Estimez-vous que la formation initiale des enseignants sur la laïcité délivrée par les Inspé a progressé ces dernières années et que les futurs professeurs sont désormais mieux armés en la matière ?
Enfin, comment le référent laïcité et peut-être des commissions spéciales au sein des universités sont-ils désignés ? Existe-t-il une charte régissant leur bon fonctionnement et des formations délivrées dans ce cadre ?
M. Yan Chantrel. - Depuis quelques années, nous observons une résurgence des groupuscules d'extrême droite dans nos universités, et même, depuis l'élection présidentielle de 2022, une augmentation très préoccupante du nombre d'agressions physiques. Plusieurs exemples de vagues de violence ou de commandos armés ont été recensés, notamment à Montpellier, Nanterre ou Tours. Le 7 juillet dernier, les principales organisations syndicales de l'enseignement secondaire, dont certaines représentent aussi les personnels de l'enseignement supérieur et de la recherche, ont alerté le ministre chargé de l'éducation nationale sur l'offensive menée par l'extrême droite contre l'école et ses agents. Elle prend la forme d'insultes, de menaces, de pressions sur la mise en oeuvre des programmes ou sur les pratiques pédagogiques des enseignants. Pour ce dernier cas, il s'agit surtout d'une menace de l'extrême droite, dont nous ne parlons jamais ici. Vous avez à juste titre relevé le rôle des réseaux sociaux. Ces groupes d'extrême droite y sont particulièrement actifs. Face à ces menaces inacceptables, le ministre a travaillé avec les organisations syndicales à une meilleure protection des personnels et à la mobilisation de la communauté éducative contre ces attaques contre l'école progressiste et émancipatrice. Avez-vous, vous aussi, reçu les organisations syndicales de l'enseignement supérieur et de la recherche sur ce sujet spécifique des attaques de l'extrême droite contre le contenu des formations, contre les choix épistémologiques et méthodologiques des enseignants du supérieur ?
Mme Catherine Di Folco, vice-président de la commission des lois, rapporteur. - Je vous remercie, madame la ministre, de répondre précisément aux questions de nos collègues ; je ne suis pas certaine que vous ayez répondu aux questions de M. Leroy.
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - En effet, je vous prie de m'en excuser, monsieur le sénateur, j'ai oublié de vous répondre.
Sur le principe de laïcité dans l'enseignement supérieur, je rappelle qu'il implique une obligation de neutralité, comme dans l'ensemble des services publics. La différence, notamment par rapport à l'éducation nationale, tient à ce que, dans l'enseignement supérieur, l'obligation s'applique aux seuls agents, et non aux usagers, en l'occurrence les étudiants. Ceux-ci ne sont pas tenus par les dispositions de la loi de 2004.
Depuis les années 2000, mon ministère a mis en place des dispositifs pour veiller au respect du principe de laïcité et des valeurs de la République. J'en citerai quelques-uns, auxquels les établissements recourent communément. Un guide a été élaboré avec France Universités dès 2004. Nous le mettons à jour régulièrement en suivant les évolutions des pratiques et les éventuelles dérives. Depuis 2015, les référents laïcité interviennent dans les établissements. La pratique se généralise. La loi promulguée le 24 août 2021 conforte le respect des principes de la République. Le dispositif permettant de signaler les atteintes à la laïcité sera lui-même progressivement renforcé. D'ici à 2025, tous les établissements devront avoir nommé un référent laïcité et tous leurs agents publics suivront auprès de lui une formation à la laïcité. Dans l'enseignement supérieur, nous croyons beaucoup à l'importance de la formation et à celle du suivi des pratiques. Le réseau des référents a commencé depuis mai 2022 ces formations et ces sensibilisations en partenariat avec l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Les référents interviennent également dans les Inspé.
Le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche contribue à l'animation de leur réseau. Son propre référent ministériel en recueille les retours d'expérience.
J'insiste sur ce que, en matière de laïcité comme pour d'autres problématiques, les outils disponibles sont clairs. Nous disposons des enquêtes administratives, des commissions disciplinaires et de l'article 40 du code de procédure pénal. D'un point de vue législatif, les rôles sont bien répartis à chaque niveau de responsabilité. On dit souvent qu'il ne faut pas tout concentrer au niveau de l'État, mais qu'il faut responsabiliser les territoires et les institutions. Je pense qu'il est primordial de rappeler dans quel cadre nous travaillons. Les difficultés viennent souvent de ce qu'on ignore les responsabilités des uns et des autres. Les formations, le réseau des référents, l'accompagnement et l'expertise du ministère aident les établissements et leurs présidents à mettre en oeuvre les procédures existantes. Dans mon propos, j'ai voulu montrer combien il importe d'avoir un cadre, au risque, s'il vient à faire défaut, de ne s'en tenir qu'à des affirmations.
Je vous rejoins pour dire que l'université doit rester un lieu de débat, d'expression et d'enseignement libres. Contrairement à l'éducation nationale, l'enseignement supérieur n'a pas de programme national défini, pas de maquette. C'est pourquoi nous n'avons pas les mêmes remontées de terrain sur les cours.
Au sujet de Florence Bergeaud-Blackler, nous ne devons pas lire, madame Eustache-Brinio, la même presse. Je me suis en effet largement exprimée sur cette affaire dans différents médias. Tous mes propos s'insurgeaient très clairement contre le fait que des chercheurs et scientifiques subissent des pressions, voire des attaques personnelles. Je défends depuis trente-cinq ans les libertés académiques et la libre expression des travaux universitaires. Je m'y suis attachée à la tête de mon université et je continue de le faire comme ministre. Mais j'ajoute, et c'est important, que je m'y attache dans un cadre législatif. L'université représente un lieu de débat à partir de faits étayés.
Le jour même où devait se tenir cette conférence de Florence Bergeaud-Blackler, à 17 heures, dès que j'ai été avertie, j'ai joint la présidente de l'université concernée, qui m'a exactement dit : « j'ai eu la doyenne en ligne, elle vient d'apprendre la tenue de la conférence, ce qui nous pose un problème en raison de l'organisation d'examens après leur report ; nous voyons comment proposer à la conférencière un décalage de la date de son intervention ». Que vous contestiez le décalage de cette date est une chose ; de là à dire qu'elle a d'abord été annulée, puis décalée, je le conteste. Voilà les faits, et j'en ai été personnellement le témoin. La présidente de l'université m'a tout de suite parlé d'une reprogrammation de la conférence, et jamais d'une annulation ! Si je n'ai pas convoqué les médias à 17 h 05, je me suis directement occupée de la situation. Nous sommes restés attentifs au ministère à la manière dont la conférence allait être reprogrammée.
Peut-être la réponse à apporter, afin de garantir que l'université reste un lieu de débat et de libre expression des opinions politiques, réside-t-elle dans notre aide aux présidents des établissements et à leurs équipes dans l'application des dispositions de la loi si importante de 2021, en particulier par le moyen de la formation. En cela consiste mon rôle. Je dois apporter ce qu'il faut, là où il faut, quand il faut. Certainement, des efforts sont à faire. Pour autant, les derniers débordements de violence orale ou physique que notre pays a connus, que ce soit lors de la réforme des retraites ou au cours des récentes émeutes, ne se sont pas déroulés dans les universités. Nous avons accompagné les présidents pour qu'ils fassent usage de leurs pouvoirs en matière de maintien de l'ordre dans leurs établissements, en coopération avec les préfets et les forces de police. Visiblement, la mise en oeuvre du cadre légal ne manque pas d'efficacité. Consciente des alertes que vous signalez, je veille à la formation des acteurs et à prévenir les excès par le rappel de la loi.
Le taux d'octroi de la protection fonctionnelle dans les établissements publics d'enseignement supérieur s'élevait à 86,5 % en 2020, à 85,7 % en 2021, contre 71 % en 2022. Dans les établissements de l'enseignement supérieur, les motifs de refus tiennent pour un quart d'entre eux à des faits non établis, et pour 11 % à des faits qui ne relèvent pas des cas légaux d'octroi de la protection fonctionnelle au sens du code général de la fonction publique. Les autres refus s'expliquent principalement par l'absence de lien avec le service - approximativement 15 % des refus - ou par la faute personnelle de l'agent. Environ 14 % des demandes font l'objet d'une décision implicite de rejet.
Le taux d'octroi atteint 56 % dans les établissements publics de recherche, dont les EPST. Les refus concernent à hauteur de 42 % des faits non établis ; 37 % des faits ne relèvent pas des cas légaux d'octroi de la protection fonctionnelle. Les autres motifs de refus se répartissent entre l'absence de lien avec le service - environ 10 % des cas - et l'incompétence de l'autorité saisie, dans la même proportion.
Les auteurs des demandes de protection dans les établissements publics d'enseignement supérieur sont dans plus de 65 % des cas des agents, dans 12 % des cas des étudiants, et pour 20 % à peu près d'autres particuliers. Je précise que l'absence de réponse à la demande de protection fonctionnelle dans un délai de deux mois vaut refus implicite d'accorder cette protection.
Nous vous transmettrons les données précises dont nous disposons dans ce domaine.
M. François Bonhomme. - Nous sommes évidemment tous favorables à ce que l'université soit un lieu de débat. Si la liberté académique est un principe important, encore faut-il savoir quelle traduction on en donne. Devant la multiplication des cas dont la presse se fait l'écho, il apparaît que l'université est traversée de convulsions. Sylviane Agacinski est une philosophe universaliste qui défend les femmes, considère que le voile est un signe de soumission, et parle de marchandisation du ventre avec la procréation médicalement assistée (PMA). C'est son droit le plus absolu, et il n'a pas été respecté. La violence, la menace et, en définitive, la censure l'ont emporté. Par la faiblesse de votre réaction, vous alimentez ce phénomène. Les facultés françaises ne sont pas menacées par des mouvements fascistoïdes. Nous savons bien quels autres mouvements la traversent plutôt. Ils prennent différentes formes, par exemple la généralisation de l'écriture inclusive. Celle-ci représente une idéologisation de la langue, outre qu'elle en compromet la syntaxe et l'apprentissage.
Plus grave, nous avons assisté à l'occupation violente de locaux de l'université Bordeaux Montaigne pour que s'y tienne une conférence à laquelle était invité Jean-Marc Rouillan, condamné pour les lâches assassinats de Georges Besse et du général Audran. Après avoir bénéficié d'une libération anticipée, il a de nouveau été condamné pour apologie du terrorisme. Il a ainsi pu tenir une conférence au cours de laquelle il a tranquillement fait état de sa conception du terrorisme, dénoncé, avec d'autres, comme Philippe Poutou, la violence d'État ainsi que la répression policière sous toutes leurs formes, et parlé de prisonniers politiques dans une démocratie comme la France ! Or, de votre part, madame la ministre, je n'ai entendu qu'un silence assourdissant. Je sais que votre poste est difficile, mais défendez un tant soit peu l'honneur de notre démocratie, de l'État que vous représentez et qui doit soutenir ses enseignants et son université !
M. Max Brisson. - Mes propos différeront un peu de ceux qu'ont tenus un certain nombre de mes collègues de mon groupe politique, quoique je ne nie pas les menaces extrêmement dangereuses qui planent sur les libertés académiques.
Ces menaces, cette terreur intellectuelle ne sont pas nouvelles. À la fin des années 1960, les mouvements maoïstes faisaient régner la terreur dans les universités, menaçaient les libertés académiques et contrariaient la marche sereine de la recherche et de l'enseignement supérieur. Ces faits passés ne justifient pas les faits actuels, mais nous ne découvrons rien de nouveau. Et l'université a résisté à la terreur intellectuelle de personnes qui cautionnaient en leur temps les pires holocaustes. Il ne faudrait donc pas que les dangers qui pèsent à présent sur elle remettent en cause son autonomie. Je n'ai aucune nostalgie des facultés de la IIIe République, alors sous les ordres des recteurs chanceliers ; je voudrais au contraire que les lycées deviennent autonomes ! Je me réjouis que les lois adoptées à l'instigation d'Edgar Faure puis de Valérie Pécresse aient restauré les franchises et l'autonomie universitaires garantes de la liberté académique, car elles ont honoré notre démocratie. Je ne cesserai de les défendre ici au Sénat aussi longtemps que mon mandat m'en donnera la possibilité.
Ce sont aujourd'hui ces franchises qui sont menacées, comme elles l'ont été déjà à plusieurs reprises dans notre histoire. Je veux dire avec force que l'école n'est pas l'université et que l'université n'est pas l'école. De longue date, la neutralité s'impose aux usagers de l'école, ce qui distingue cette dernière des autres services publics, dont celui de l'université. L'école est centralisée, beaucoup trop à mon goût ; l'université est décentralisée et profondément girondine.
L'équilibre est rompu dans un enseignement supérieur laïc depuis Bonaparte, qui l'avait remis des mains de l'Église catholique à celles de l'État, État qui s'est lui-même laïcisé. L'université est le lieu où se confrontent les idées pour nourrir la recherche. Madame la ministre, vous êtes la garante de l'Université ; je préciserai une question que mes collègues ont posée : le cadre législatif actuel vous permet-il d'assurer ce rôle ? Les présidents d'université disposent-ils des moyens, sinon du courage, d'assurer l'équilibre entre laïcité et autonomie qui protège les libertés académiques ? Au contraire, faut-il faire évoluer ce cadre législatif ?
M. Jean Hingray. - N'y a-t-il pas un manque de sensibilisation aux risques de conflits dans la formation des enseignants et des professeurs d'université ?
Pour ce qui est des étudiants, je pense à mon tour que les combats idéologiques demeurent, au fil des époques, les mêmes à l'université. Sans en revenir à l'université de la IIIe République, et sans programme national prédéfini, une journée de sensibilisation, commune à l'ensemble des étudiants, sur les grands principes qui régissent l'université ne serait-elle pas opportune au moment de la rentrée universitaire ?
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Vous nous transmettrez, madame la ministre, les résultats de l'enquête effectuée par la direction juridique de votre ministère sur l'octroi de la protection fonctionnelle. À ce stade, une précision me serait utile. Vous utilisez l'expression de faits dont les agents sont les auteurs. Que voulez-vous dire précisément ?
Un thème n'a pas été abordé, celui du recrutement des enseignants, avec l'intervention du Conseil national des universités (CNU) qui, en la matière, jouit d'une large autonomie. Avez-vous eu connaissance, depuis que vous êtes en fonction, de nominations dans des disciplines ou des établissements particuliers qui se seraient éloignées des dispositions de l'article L. 141-6 du code de l'éducation ? Le recrutement par le biais du CNU assure-t-il bien le respect de ces dispositions ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Nous n'avons pas eu de retours relatifs à l'application par le CNU de l'article précité.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Mais n'avez-vous jamais eu de craintes, voire de suspicions, sur des désignations ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Parlez-vous du recrutement ?
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Oui.
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Le CNU ne procède pas au recrutement, il décerne une qualification à partir de productions scientifiques, comme des travaux de thèse. À ma connaissance, ses études des dossiers n'ont pas donné lieu à des contestations qui allégueraient la prise en compte de motifs d'ordre politique ou religieux. Ce qui, en revanche, nous est remonté tient à des aspects d'intégrité scientifique. Nous pourrons vous communiquer les données relatives aux saisines qui nous concernent pour ce motif, y compris à propos d'enseignants en cours de mission.
Au sujet des auteurs de conflits, j'évoquais les conflits entre enseignants-chercheurs ou entre agents.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Il ne s'agit donc pas de remises en cause par les étudiants de l'enseignement délivré ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - En effet. Il est plutôt question ici de conflits sur des aspects de ressources humaines ou sur des problèmes de harcèlement.
Monsieur Hingray, l'idée de sensibiliser les étudiants aux problématiques dont nous traitons est excellente. Peut-être pourrions-nous nous appuyer sur le réseau des différents référents dont je parlais précédemment et que nous utilisons déjà pour les agents des établissements. Au-delà, les référents pourraient apporter aux étudiants des connaissances sur les règles qui régissent le fonctionnement de l'université. Nous mettons actuellement en place l'obligation à partir de 2025, et pour tous les étudiants de premier cycle, d'un enseignement à la transition écologique. Dans le cadre de l'autonomie des établissements d'enseignement supérieur, j'aborde cette notion d'obligation en travaillant avec l'ensemble des réseaux, dont France Universités, la Conférence des grandes écoles (CGE) et la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs (Cdefi), sur des thématiques à ce point partagées qu'elles conduisent à une acceptation unanime de l'obligation et à sa mise en oeuvre. Sans maquette, sans programme imposé, dans le respect de la liberté pédagogique des établissements, nous pourrions nous inspirer de cette approche en vue d'accueillir nos étudiants en leur apportant ces informations et cette sensibilisation que nous évoquons. J'en retiens en tout cas l'idée.
Monsieur Brisson, je vous remercie de votre discours et, en particulier, de sa première partie, dont je partage l'analyse. La France partage les notions d'autonomie et de liberté académique avec tous les pays démocratiques. C'est une parole que j'ai portée en tant que ministre lors d'un déplacement à l'université de Galatasaray en Turquie.
Cela étant, il importe de maintenir l'équilibre. Y contribue le rappel des règles constitutionnelles, législatives et inscrites dans le droit européen sur la liberté d'expression, l'autonomie et la liberté académique, de leur cadre, de leurs limites et des outils qui permettent d'en assurer le respect. À mon sens, le cadre normatif et les procédures existantes suffisent. Nous n'envisageons pour l'heure pas d'évolution législative. Il convient de mettre l'accent sur la formation et sur l'accompagnement à la mise en oeuvre des procédures.
Les enquêtes montrent que les dérives, si elles existent et pour révoltantes qu'elles soient, restent minoritaires. Dans le cas de la venue de Marc Rouillan à l'université de Bordeaux, l'université et son président n'ont été prévenus que quelques heures avant par les réseaux sociaux, la conférence ayant été tenue secrète jusqu'au dernier moment par ses organisateurs. Le président s'est donc trouvé dans l'incapacité de l'interdire, ce qu'il aurait sinon fait, comme il l'a ensuite expliqué. Pour ma part, j'ai aussi condamné fermement les propos de l'orateur dès que j'en ai pris connaissance, en particulier devant les médias le lendemain. Les universités sont des lieux ouverts et il importe de resituer les faits dans leur exactitude.
Mme Catherine Di Folco, vice-président de la commission des lois, rapporteur. - Merci, madame la ministre, de votre participation.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Merci des réponses que vous nous avez apportées. Outre l'enquête que vous avez évoquée, nous sommes intéressés par tout autre élément que vous pourriez nous fournir.
Je précise que les travaux de notre mission conjointe de contrôle reprendront au mois d'octobre prochain.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 10.
Mercredi 12 juillet 2023
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Mission d'information sur l'autonomie des établissements scolaires - Examen du rapport d'information
M. Laurent Lafon, président. - Notre réunion est aujourd'hui consacrée à la présentation et au vote des conclusions de la mission d'information sur l'autonomie des établissements scolaires, que nous avions décidé de créer il y a plusieurs semaines.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Mes chers collègues, je salue amicalement mes deux collègues rapporteurs, avec qui j'ai travaillé pour la deuxième fois.
Ce rapport sur l'autonomie des établissements scolaires représente quatre mois de travaux. Nous avons souhaité centrer ces travaux autour de trois sujets : la mise en oeuvre de cette autonomie, l'évaluation des établissements scolaires et le déploiement du fonds d'innovation pédagogique.
Nos positions politiques peuvent diverger sur ces trois sujets, mais l'analyse du droit existant que nous vous présentons, tout comme nos recommandations, est le fruit d'un consensus entre les trois rapporteurs.
Notre questionnement a été le suivant : comme ces dispositifs se déploient-ils ? Quels sont leurs impacts au regard de leurs objectifs initiaux ? Quelles sont leurs répercussions concrètes sur le terrain ?
Les réflexions sur l'autonomie des établissements scolaires sont anciennes et traversent les alternances politiques. Les prémices de l'autonomie ont désormais un demi-siècle : la circulaire Fontanet de 1973 a mis à disposition des établissements scolaires 10 % du volume horaire, dont le contenu est à décider localement.
La plupart des grandes lois consacrées à l'éducation sont l'occasion d'accroître l'autonomie des établissements scolaires. La loi Haby de 1975 a consacré la reconnaissance législative d'une autonomie pédagogique pour les écoles, collèges et lycées. La loi dite Chevènement de 1985, qui a complété les lois de décentralisation, a créé le statut d'établissements publics locaux d'enseignement (EPLE). Ceux-ci sont dotés d'un conseil d'administration et d'un budget. La rédaction actuelle des articles du code de l'éducation sur l'organisation administrative et financière des établissements scolaires est directement héritée de ce texte. La loi d'orientation sur l'école, dite loi Jospin, de 1989 a créé les projets d'établissement. Enfin, la loi Fillon d'orientation pour l'avenir de l'école de 2005 a instauré au sein de chaque collège et lycée un conseil pédagogique.
Il existe ainsi une certaine autonomie des établissements scolaires définie par les textes. Elle s'exprime dans plusieurs domaines : en matière pédagogique et éducative, dans l'organisation du temps scolaire, dans la préparation à l'orientation ou encore dans le choix de sujets spécifiques d'études en complément des sujets nationaux.
Mme Annick Billon, rapporteure. - Les établissements disposent également d'une dotation horaire globale, définie principalement en fonction du nombre d'élèves. Cette dotation permet par exemple le dédoublement des classes, la proposition de certaines options, ou encore la mise en place d'un accompagnement en petits groupes. Elle est normalement à la main des établissements pour adapter les enseignements aux besoins de leurs élèves. C'est une prérogative ancienne qui date de 1983, donc qui remonte à quarante ans.
L'autonomie se manifeste également sur le plan administratif et financier. Enfin, les écoles et établissements scolaires peuvent mettre en oeuvre, avec l'accord du rectorat, des expérimentations pédagogiques pour une durée de trois à cinq ans.
Il faut préciser que les écoles, bien que n'ayant pas la personnalité juridique, disposent de marges d'autonomie. Il s'agit par exemple de la répartition des élèves, de la création de classes de plusieurs niveaux, de l'affectation des professeurs au sein de l'école, ou encore du décloisonnement des classes lors de projets spécifiques.
En outre, chaque école dispose d'un projet d'école. La circulaire de 1990 précise explicitement que celui-ci reconnaît « l'espace d'autonomie indispensable aux acteurs du système éducatif pour adapter leurs actions aux réalités du terrain ».
Voilà ce que disent les textes.
Qu'en est-il dans les faits ? Force est de constater que les marges de manoeuvre ont été rabougries par la pratique. Le législateur et le pouvoir réglementaire, en précisant texte après texte le contenu du règlement intérieur et du projet d'établissement, ont détérioré cette autonomie. Ainsi, le projet d'établissement doit contenir obligatoirement un volet sur la sécurité routière ou inclure les modalités de participation des élèves aux journées de commémoration.
Les récentes annonces du ministre de l'éducation nationale sont symptomatiques de la multiplication des injonctions descendantes, qui font fi de l'autonomie des établissements scolaires existant depuis trente ans. Je pense à l'obligation pour l'ensemble des collèges, lancée dans la précipitation le dimanche 11 juin 2023, d'organiser une heure sur la sensibilisation au harcèlement et aux réseaux sociaux dès la semaine suivante.
Cette décision prouve une méconnaissance de la réalité des collèges, puisque nombre d'élèves n'avaient plus classe en cette veille de brevet, et témoigne d'une absence de confiance dans les équipes pédagogiques. Des chefs d'établissement entendus en audition ont évoqué une infantilisation par le ministère des enseignants et du personnel de direction de l'éducation nationale. Il doit être mis fin à ces injonctions descendantes sur des sujets relevant de la marche de l'établissement et des décisions des équipes pédagogiques.
M. Max Brisson, rapporteur. - Nous nous sommes lancés dans un long travail d'historiens, qui a consisté à montrer que cinquante ans d'histoire nous regardaient et que l'autonomie avait été au cours de ces cinq décennies un objectif du ministère de l'éducation nationale, au-delà des alternances politiques.
Cette autonomie se manifeste concrètement par les « marges d'autonomie ». Nous avons interrogé un éminent représentant du ministère de l'éducation nationale afin qu'il nous définisse ces dernières. Il nous a répondu que « la marge d'autonomie réside dans l'utilisation des dotations qui dépassent le strict minimum pour faire fonctionner un établissement. » Or nous avons constaté que ce strict minimum est de plus en plus étendu. L'enveloppe étant fixe, les marges de manoeuvre sont donc de plus en plus réduites.
Il en fut ainsi des réformes successives du système éducatif, décidées par le ministère de l'éducation nationale. Celles-ci se sont traduites, dans les faits, par un financement sur les marges de manoeuvre des établissements, et donc par la réduction de leur capacité d'autonomie, pourtant prévue par les textes depuis la circulaire Fontanet de 1973.
Je pense notamment à la dernière réforme du lycée, dite « Blanquer ». Pour l'appliquer correctement, de nombreux établissements ont été contraints de mettre en place les spécialités, les options ou encore l'orientation en utilisant leur dotation horaire globale, du fait de l'absence de moyens spécifiques. Cette pratique n'est pas anodine, elle est une remise en cause de la raison d'être de la dotation horaire globale, qui était à la base de l'autonomie, et qui est normalement à la disposition de l'établissement pour mettre en oeuvre sa stratégie, répondre aux besoins spécifiques de son territoire et de ses élèves.
L'utilisation de la dotation horaire globale est aujourd'hui contrainte et sert principalement à appliquer des axes et des réformes décidées au niveau national.
Par ce biais, la réforme devient source d'inégalités entre les établissements scolaires qui disposent de marges pour la mettre en oeuvre convenablement et ceux qui ne le peuvent pas. Les lycées de petite taille sont les plus pénalisés.
Pour mettre en oeuvre la réforme du lycée, en dessous d'une certaine taille d'établissement estimée par l'inspection générale à 950 ou 1 000 élèves, le proviseur doit faire un choix entre les options et spécialités proposées, qui sont essentielles pour la poursuite des études supérieures des élèves, le dédoublement des classes de langues ou de sciences, et les heures consacrées à l'orientation. Or nous savons combien celle-ci est déterminante. Le rapport de notre collègue Jacques Grosperrin l'a encore souligné il y a quinze jours. De telles pratiques ne sont pour nous plus acceptables ; nous souhaitons qu'il y soit mis fin. Lorsque le ministère envisage une réforme, il doit affecter à chaque établissement les moyens horaires correspondants. C'est pour nous une recommandation essentielle. Nous proposons également que chaque année le conseil d'administration d'établissement examine, après avis du conseil pédagogique, l'utilisation faite de la dotation horaire globale. Ce rendez-vous annuel sera l'occasion pour l'équipe pédagogique de réfléchir collectivement à l'utilisation de ses marges de manoeuvre et d'identifier l'empiétement par l'administration centrale des marges d'autonomie.
En complément de cette recommandation, nous proposons également que chaque année, le conseil d'administration de l'établissement scolaire examine, après avis du conseil pédagogique, l'utilisation qui est faite de la dotation horaire globale.
Ce rendez-vous annuel sera l'occasion pour l'équipe pédagogique de réfléchir collectivement à l'utilisation de ces marges. Il permettra également d'identifier l'empiétement de l'administration centrale sur les marges d'autonomie des établissements scolaires prévues par les textes.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Nous nous sommes également intéressés à l'évaluation des établissements scolaires. Comme vous le savez, la loi pour une école de la confiance de 2019 a créé le conseil d'évaluation de l'école et impose une évaluation tous les cinq ans de tous les écoles et établissements scolaires, y compris privés sous contrat.
En ce qui concerne le second degré, la mise en place du processus d'évaluation a commencé plus tôt. Aussi, à la fin de cette année scolaire, 50 % des établissements devraient avoir été évalués. Le cadre d'évaluation des écoles a été arrêté en janvier 2022. Fin juin 2023, 10 000 écoles ont été évaluées sur les 49 000 que compte le pays.
Cette évaluation se déroule en deux phases : une auto-évaluation de l'établissement suivie d'une évaluation externe. L'équipe d'évaluateurs, qui sont souvent au nombre de trois, est composée par les recteurs.
Quel bilan tirer de ces premières évaluations ? Il existe tout d'abord une défiance forte de la part de la communauté enseignante. L'évaluation y est perçue comme chronophage et inutile. La crainte est également élevée que cette évaluation d'établissement se transforme en évaluation individuelle et il semblerait que cela soit parfois le cas.
Mme Annick Billon, rapporteure. - Donner du sens à l'évaluation est la condition essentielle pour qu'elle recueille l'adhésion du plus grand nombre au sein de l'établissement. Il nous semble nécessaire d'améliorer le processus actuel dans quatre directions.
Premièrement, les équipes pédagogiques doivent disposer de temps. La préparation et la réalisation de l'auto-évaluation sont des obligations législatives. Elles doivent donc être comptabilisées dans les heures de services des enseignants. Pour le premier degré, l'évaluation doit être intégrée dans les 108 heures annuelles que doivent assurer les enseignants en plus de leurs 24 heures hebdomadaires devant les élèves. Pour le second degré, cela peut donner lieu à l'attribution d'heures supplémentaires effectives par exemple. La présidente du Conseil d'évaluation de l'école, Béatrice Gille, nous l'a d'ailleurs clairement indiqué : « Nous n'avons jamais dit aux recteurs que l'évaluation devait être du bénévolat. »
Deuxièmement, il faut tirer les conséquences de l'évaluation. Là encore, le constat est unanime. Actuellement, les résultats de l'évaluation ne donnent lieu à aucun moyen supplémentaire ni à aucune formation, alors même qu'elle a pu mettre en lumière des besoins spécifiques. Dans ces conditions, elle est perçue comme une perte de temps, qui fait doublon avec l'élaboration du projet d'établissement.
Troisièmement, il nous paraît intéressant d'élargir le vivier des équipes d'évaluateurs. Celles-ci sont principalement composées d'inspecteurs et de membres du personnel de direction. Y inclure plus d'enseignants, mais aussi des agents des collectivités territoriales est de nature à disposer de regards croisés et complémentaires. Cela permettrait aussi de rassurer les équipes pédagogiques à l'égard des craintes d'une évaluation individuelle. La pression sur le corps des inspecteurs, très fortement sollicité pour ce processus, serait également allégée.
M. Max Brisson, rapporteur. - La quatrième condition que nous avons identifiée n'est pas nouvelle : elle concerne la stabilité des équipes. Le projet d'établissement issu de l'évaluation sera d'autant plus efficace qu'il est mis en oeuvre par les personnes participant à son élaboration. Or on connaît la situation de certains établissements, où le turnover des équipes est important. Cela renvoie à des débats que nous avons déjà eus sur l'attractivité du métier d'enseignant.
Pour autant, si les conditions sont réunies, je pense que l'évaluation peut devenir un outil précieux pour l'équipe pédagogique, afin qu'elle puisse élaborer son projet d'établissement à partir de données précises et objectives sur les réalités auxquelles elle est confrontée. Ainsi, l'évaluation est souvent l'occasion de partager avec l'ensemble de la communauté éducative, pour la première fois, un certain nombre de données habituellement à la seule disposition des chefs d'établissement.
Pour Béatrice Gille, présidente du conseil d'évaluation de l'école, « le travail d'évaluation permet d'aboutir à des projets d'établissement d'une autre nature ». D'ailleurs, le recteur de l'académie de Nancy-Metz nous a indiqué que certains établissements avaient demandé à être intégrés le plus tôt possible dans la vague d'évaluation. Leur but est d'identifier leurs besoins et, à partir de cette analyse, d'élaborer un projet innovant répondant aux spécificités de leurs élèves et qui pourrait bénéficier d'un financement du fonds d'innovation pédagogique.
Aujourd'hui, dans la plupart des cas, la démarche d'évaluation est loin de susciter l'adhésion de l'équipe pédagogique, même si cela varie fortement d'un établissement à l'autre. Il est pourtant simple de comprendre qu'elles ne s'empareront de cet outil que si elles y voient un intérêt pour leurs élèves et donc si l'évaluation débouche sur des adaptations pédagogiques concrètes et partagées pour réduire les difficultés mises en lumière.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Enfin, il nous a semblé intéressant de nous pencher sur « l'école du futur » de Marseille, ainsi que sur le fonds d'innovation pédagogique doté de 500 millions d'euros sur le quinquennat. En effet, la démarche voulue par le Président de la République consiste à partir des écoles et des établissements pour faire émerger des projets innovants.
Elle présente, je pense, un risque dans sa méthode même : celui de favoriser les inégalités entre établissements, si cela conduit à ne donner qu'aux établissements qui sont en demande, dans une logique de mise en concurrence, plutôt que de chercher d'abord à identifier les besoins de chacun, d'autant que la nature des projets réalisés laisse penser que c'est uniquement par manque de moyens qu'ils n'avaient pas été mis en oeuvre plus tôt.
Qu'avons-nous constaté sur l'école du futur et le fonds d'innovation pédagogique ? Ces deux mesures ont été lancées sans réelle préparation et se déploient de manière désordonnée et peu transparente. Il y a d'ailleurs souvent une confusion, y compris au sein du ministère, entre « l'école du futur », le plan « Marseille en grand », qui concerne le volet « rénovation du bâti scolaire marseillais », et le volet éducation du Conseil national de la refondation (CNR), qui concerne le reste du territoire. Les projets élaborés dans le cadre du « CNR éducation » peuvent demander un financement au titre du fonds d'innovation pédagogique.
À l'échelle nationale, au 13 juin 2023, seuls 1 900 projets ont été validés, soit moins de 20 par département. Dans l'académie de Lille, seuls 2 % des équipes pédagogiques ayant manifesté un intérêt ont finalement été au bout de la démarche et ont vu leurs projets être retenus.
En ce qui concerne Marseille, à la rentrée de 2021, 59 écoles avaient intégré l'expérimentation de l'école du futur sur les 470 que compte la ville. Elles seraient désormais 89.
Quant au fonds d'innovation pédagogique, il a été déployé dans la confusion. En fonction des inspecteurs de l'éducation nationale, les informations transmises aux directeurs d'école n'étaient pas la même. Certains inspecteurs de l'éducation nationale ont indiqué que le projet devait concerner toute l'école, ce qui n'est pas forcément le plus adéquat lorsque celle-ci regroupe des élèves allant de la petite section au CM2 ; pour d'autres, le projet pouvait ne concerner qu'une partie des classes. De plus, le projet devait être totalement nouveau dans certains cas, alors que, dans d'autres, les écoles et établissements pouvaient présenter un projet préexistant.
Le contenu même des projets suscite des interrogations sur leur caractère innovant. Un recteur entendu en audition nous a dit : « J'ai été déçu des projets, qui n'étaient pas réellement innovants ; il s'agissait de choses qui auraient pu entrer dans les us et coutumes habituels. » Un certain nombre de projets préexistaient au lancement du fonds d'innovation pédagogique. Nous avons également été frappés par le nombre de projets qui concernent du mobilier ou encore l'aménagement des espaces extérieurs, avec par exemple la création d'un potager.
Je tiens à rappeler le partage des compétences : l'État a la charge de la pédagogie, mais le mobilier, tout comme l'aménagement des espaces extérieurs, relève de la compétence des collectivités territoriales.
Mme Annick Billon, rapporteure. - Face à ce flou et à cette mise en oeuvre désordonnée, nous proposons tout d'abord la réalisation d'une étude sur la mise en place de ce fonds ainsi que sur les projets retenus.
Nous préconisons également d'instaurer auprès de chaque recteur un comité indépendant qui sera chargé de valider la dimension pédagogique et réellement innovante du projet.
Enfin, le fonds d'innovation pédagogique reste encore méconnu de nombreuses équipes pédagogiques. Cette méconnaissance du dispositif est source d'inégalités. Il ressort des auditions que les bénéficiaires du fonds d'innovation pédagogique en cette première année sont les initiés, ceux qui ont l'habitude d'aller rechercher des financements, comme cela se produit dans les collectivités.
Comme a pu nous le dire un représentant syndical des enseignants, « quand l'information arrive au professeur lambda, l'année scolaire est déjà terminée ». C'est la raison pour laquelle nous préconisons de clarifier et de diffuser, au moment de la prérentrée, les critères d'éligibilité de ce fonds à l'ensemble des écoles et des établissements scolaires.
L'accompagnement des équipes est également crucial. Il doit être adapté aux besoins spécifiques des premier et second degrés. Pour l'un des recteurs que nous avons entendus, il existe une différence presque culturelle entre les écoles d'une part, et les collèges et lycées d'autre part.
Dans le secondaire, lancer des projets n'est pas nouveau, même s'il s'agit plutôt de répondre à des appels à projets émanant du rectorat. Les chefs d'établissement et les équipes pédagogiques en ont l'habitude. En revanche, les professeurs du secondaire restent très ancrés dans un sentiment d'appartenance disciplinaire, et les projets sont souvent cloisonnés.
Dans le premier degré, en revanche, les équipes ont l'habitude de travailler en lien avec des partenaires extérieures, et les projets présentés par les écoles mettent souvent en avant une dynamique de réseaux. Mais la formalisation administrative du projet nécessite un accompagnement plus important.
M. Max Brisson, rapporteur. - Vous l'aurez compris, mes chers collègues, le tableau que nous dressons est assez sévère. Néanmoins, des initiatives académiques sont à saluer. Je pense notamment à l'accompagnement de projets mis en place par l'académie de Nancy-Metz ; à l'échelle des bassins de population, des laboratoires sont en cours de déploiement pour permettre aux équipes pédagogiques de bénéficier d'appuis précieux. Quinze laboratoires ont déjà été installés et trois autres le seront à la rentrée.
Cependant, force est de constater que les équipes du premier degré, moins habituées à l'exercice de formalisation administrative, doivent bénéficier de temps. Je ne reviendrai pas sur les échanges nourris que nous avons pu avoir sur les directeurs d'école. Contrairement aux collèges ou aux lycées, le directeur d'école ne dispose pas d'une équipe administrative pour le seconder dans ses tâches.
Or, à la demande du Président de la République, les écoles marseillaises qui se sont lancées dans la démarche de « l'école du futur » ont bénéficié de moyens spécifiques : un quart de décharge supplémentaire pour le directeur, et des contractuels nommés pour que ces écoles bénéficient de maîtres supplémentaires.
Certes, il n'est pas envisageable de demander un alignement de ces moyens tout à fait dérogatoires pour l'ensemble des écoles françaises qui souhaiteraient se lancer dans la démarche du fonds d'innovation pédagogique. Mais nous souhaitons, dans un souci d'égalité républicaine, qu'elles puissent toutes bénéficier d'un soutien. Cela pourrait, par exemple, prendre la forme de quatre demi-journées banalisées accordées à un enseignant de l'équipe pédagogique - pas forcément au directeur d'école, dont les tâches sont déjà multiples - pour finaliser le projet élaboré collectivement. Bien évidemment, le remplacement de l'enseignant déchargé devra être prévu et organisé à l'avance.
Voilà, mes chers collègues, la synthèse de nos travaux. L'autonomie des établissements scolaires existe donc dans les textes, mais elle est peu appliquée. Quant à l'évaluation, si elle a été souhaitée par le législateur comme un outil au service de l'établissement, elle reste perfectible. À ce jour, elle est davantage perçue comme une contrainte. Enfin, le fonds d'innovation pédagogique, qui doit faire émerger des projets issus des écoles et des établissements scolaires, est mal bâti et sa mise en oeuvre est confuse.
Nos recommandations, dont nous vous avons présenté la synthèse, visent à permettre une pleine application du droit existant, au-delà des débats que nous avons eus et que nous aurons encore sur le bien-fondé d'une autonomie et d'une liberté accrues pour les équipes de nos écoles et établissements scolaires. A droit constant, il reste bien du chemin à faire pour les marges de manoeuvre des établissements prévues par les textes soient effectives, et donc que la confiance accordée aux équipes pédagogiques, des professeurs, des personnels de direction et de vie scolaire présents sur le terrain et le connaissant mieux que quiconque, ne soit pas un élément de discours, mais une réalité.
Je souhaite conclure en disant que j'ai pris plaisir à élaborer ce rapport. Ce n'est pas un secret, nous, rapporteurs, ne sommes pas d'accord sur tout, mais nous avons cherché ce qui pouvait nous rassembler. Nous sommes fiers, monsieur le président, de vous présenter ce rapport à l'occasion du cinquantième anniversaire de la circulaire Fontanet.
M. Laurent Lafon, président. - Je remercie nos trois rapporteurs. Nous savions, en lançant cette mission, qu'il ne serait pas évident d'aboutir à un texte commun, mais vous avez tous eu à coeur d'y parvenir. Il est intéressant de noter que les idées nouvelles sont souvent des idées anciennes remises au goût du jour. De plus, cette articulation entre autonomie, évaluation et fonds d'innovation pédagogique reste totalement à établir.
Mme Monique de Marco. - Je vous remercie de cette analyse consensuelle dans la critique. En effet, ce rapport est très négatif et souligne des dysfonctionnements. Vous indiquez que l'autonomie existe dans les textes, mais se limite souvent, dans les établissements, à la gestion de la dotation globale de fonctionnement et des possibles marges de manoeuvre.
Que préfèrent les établissements ? Pour avoir été enseignante, je peux vous dire que conserver des postes est souvent le coeur de la vision d'établissement. Bien sûr, les projets pédagogiques sont pas toujours accompagnés ni mis en valeur, mais je m'interroge sur l'autonomie : est-elle profitable aux élèves ? Avez-vous des retours d'expérience sur cette question ? Par ailleurs, savez-vous si un établissement qui présente des projets pédagogiques recrute plus facilement des enseignants ?
Mme Céline Brulin. - J'avais hâte de vous entendre, car j'anticipais des visions différentes de votre part sur ce sujet. La manière dont vous avez choisi de l'aborder est plaisante, puisqu'elle ne nie pas vos désaccords, mais consiste à les surmonter. Le constat est sévère, mais je le trouve tout à fait juste et conforme aux retours qui nous viennent du terrain. L'autonomie est peu à peu rognée et entre en contradiction avec de plus en plus d'injonctions descendantes, ce qui me pousse à m'interroger : cette situation n'occupe-t-elle pas une part aussi importante que la reconnaissance salariale dans le malaise actuel des enseignements, qui témoignent d'une perte de sens de leur métier ?
Vous avez bien montré que l'autonomie et les marges de manoeuvre sont de véritables variables d'ajustement et que la possibilité ou non d'y recourir renforce les inégalités entre les établissements. Vous décrivez une situation de forte résistance à l'évaluation, alors que vous estimez qu'une évaluation bien menée pourrait être source de projets pédagogiques intéressants. Quelle devrait donc être la nature d'une évaluation opérante pour produire des projets pédagogiques et collectifs ?
Sur le fonds d'innovation pédagogique, mon analyse est la même que la vôtre. Le ministère vient de fournir la liste des projets menés. Les écoles ont raison de profiter de ce fonds, mais certains projets sont très similaires à ceux qui sont portés habituellement par les écoles. La dimension « innovation » est donc réduite. Des objectifs d'innovation ont-ils été définis ?
Enfin, vous avez évoqué la possibilité d'un comité indépendant, chargé d'évaluer la validité des projets qui pourraient bénéficier du fonds d'innovation pédagogique. Comment imaginez-vous ce comité ? Quels seraient les profils de ses membres ? Il me paraît complexe de garantir l'équilibre entre indépendance et compétence sur le sujet.
M. Pierre-Antoine Levi. - Je félicite les rapporteurs pour leur travail précis et nécessaire. Leur rapport est en effet accablant, mais il était nécessaire de dresser un état des lieux du droit existant pour se rendre compte de la mise en oeuvre de l'autonomie des établissements scolaires. Le constat est sans appel : les marges d'autonomie des établissements prévues par les textes, dont les plus anciens ont aujourd'hui cinquante ans, ne cessent d'être rabougries par la pratique. La mise en oeuvre du fonds d'innovation pédagogique, doté de 500 millions d'euros pour la durée du quinquennat, est désordonnée, peu transparente et risque de créer des inégalités entre les établissements.
L'évaluation des établissements, prévue par la loi pour une école de la confiance, est perçue par de nombreuses équipes pédagogiques comme une contrainte supplémentaire, et non pas comme un outil utile à l'établissement. Avez-vous constaté un manque de communication autour du fonds d'innovation pédagogique, ou une méconnaissance de ce nouveau dispositif ? Un retour d'expérience est-il prévu par le ministère de l'éducation nationale pour faire le bilan de cette première année d'expérimentation ?
Enfin, pensez-vous que les établissements doivent être encouragés à aller vers plus d'autonomie ? Faut-il rendre les établissements publics plus concurrentiels ? Pensez-vous qu'une autonomie accrue pourrait apporter une réponse au malaise de certains enseignants ?
M. Stéphane Piednoir. - Je souhaite saluer les rapporteurs pour leur effort de consensus. Leur constat sur le système éducatif tel qu'il est me semble plus lucide que sévère, et cette commission pointe régulièrement les dysfonctionnements liés à la question de l'autonomie des établissements scolaires.
Je souhaite cependant préciser que, selon moi, l'autonomie n'est pas qu'une question de moyens financiers. La preuve : les enseignants n'adhèrent que peu au pacte enseignant, instauré pour revaloriser les rémunérations des enseignants réalisant des tâches supplémentaires.
Cette possibilité d'autonomie a-t-elle été envisagée, dans le rapport, sous un angle autre que financier ? Un des points bloquants est la souplesse dans l'emploi du temps des enseignants et ce sujet est rendu plus important encore par la réforme du baccalauréat. Désormais, certaines spécialités prennent fin en mars et sont évaluées dès avril, ce qui provoque une compréhensible démobilisation parmi les élèves. Ne serait-il pas intéressant d'imaginer, d'avril à juin, un nouvel emploi du temps se concentrant sur d'autres types d'activités, afin de remobiliser les élèves sur la fin de la période scolaire ? Cette idée est mal perçue par les syndicats d'enseignants. Peut-elle être examinée à l'aune de cette autonomie des établissements ?
Mme Laure Darcos. - Je remercie aussi les rapporteurs. J'imagine que la volonté de parvenir à un rapport commun fut pour vous une véritable ligne de crête.
Je vais évoquer un exemple précis d'initiative qui se heurte aux problèmes de dotation. Un collège a proposé une option de sciences pour augmenter la part de filles dans les milieux scientifiques. Celle-ci existe depuis deux ans, mais pas une seule heure, sur les dix heures demandées, ne leur a été accordée par le rectorat. Tout le monde se renvoie la balle et cette option va donc disparaître, alors même que l'on plaide pour le retour des jeunes dans les filières scientifiques.
Je souhaite vous poser une question concernant les équipements. Certains maires m'ont dit manquer encore de tableaux interactifs et se tournent vers la région ou le département pour en obtenir. De même, un véritable problème se pose au sujet des manuels scolaires, car les communes n'ont plus les moyens d'en acheter pour leurs établissements. Par conséquent, les professeurs se retrouvent souvent sans support. À cela s'ajoute une formation de quelques heures de formation seulement : ils se retrouvent alors parfaitement démunis face à leurs élèves. Avez-vous réfléchi à ce sujet dans le cadre de votre rapport ? La question est importante, car ces professeurs puisent leurs informations sur internet, en total décalage avec le contenu des bulletins officiels de l'éducation nationale et du Conseil supérieur des programmes.
M. Laurent Lafon, président. - Avant de donner la parole à Jacques-Bernard Magner, permettez-moi, au nom de tous, de le saluer, puisque cette réunion de commission sera la dernière de son mandat. Je souhaite le remercier pour son travail sur ses rapports, et notamment ses rapports pour avis sur les crédits du programme « Jeunesse et vie associative », mais aussi pour le souci de dialogue dont il a témoigné, tout en restant fidèle à son parcours et à son groupe politique.
M. Jacques-Bernard Magner. - Merci, monsieur le président. Il est étonnant de vivre une dernière réunion de commission, après douze ans de mandat.
Je veux à mon tour féliciter les trois rapporteurs pour le travail fait sur le sujet sensible de l'autonomie de l'école publique, laïque et obligatoire. Max Brisson a bien fait la distinction entre autonomie et liberté des établissements. Beaucoup parlent de l'école libre comme étant une école jouissant de liberté, comme si l'autre n'était pas libre, alors que l'école libre est bien souvent privée. Il nous faut donc être prudents sur toutes ces notions.
Est-ce que vous préconisez de donner plus d'autonomie aux établissements ? J'ai bien compris que vous souhaitiez faciliter l'accès à l'autonomie, et il est évident que les moyens ne sont pas fournis pour concrétiser ce que les textes prévoient.
Je sais ce que disent les parents d'élèves au sujet des établissements scolaires. Néanmoins, s'il y avait trop d'initiatives d'autonomie dans certains établissements, la question du respect des programmes nationaux serait posée. L'autonomie ne doit pas s'opposer à la règle générale. Je pense qu'il faut donc bien définir et délimiter la question de l'autonomie, et préciser dans quels domaines les établissements jouissent de marge de manoeuvre. Par exemple, il y a un débat récurrent autour des langues régionales, que certains établissements proposent dans un nombre important d'heures de cours. Je reconnais l'importance culturelle de ces langues, mais elles ne sont pas, pour l'heure, dans les directives du ministère de l'éducation nationale. De plus, des siècles furent nécessaires pour imposer le français aux enfants de certaines régions de France. Cet exemple est peut-être excessif, mais je crois que la prudence est de mise lorsqu'il est question du développement de l'autonomie dans l'éducation nationale.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Au cours d'une audition, les syndicats des chefs d'établissement nous ont informés qu'ils voient leur dotation générale et leurs moyens diminuer d'année en année. Une fois attribués les enseignements obligatoires, une fois réduits les effectifs des classes de langues, une fois garanties les conditions de sécurité de certains enseignements scientifiques, ils ne disposent d'aucune marge de manoeuvre ou presque.
Madame de Marco, vous souhaitez savoir si l'autonomie est profitable aux élèves. Nous nous sommes rendus, avec quelques collègues du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, à Marseille pour visiter des écoles du futur. Oui, certains projets sont de qualité ! Cependant, ces derniers sont souvent soit des projets préexistants, que ces fonds nouveaux pérennisent, soit des projets qui étaient envisagés, mais non encore déployés. En revanche, ces fonds servent aussi souvent à l'achat de matériel, c'est pourquoi le bilan que nous dressons dans ce rapport est mitigé.
Une polémique avait éclaté autour de l'école du futur sur la capacité donnée aux directeurs d'établissement de recruter des enseignants. L'idée fut abandonnée. Si un poste est vacant, un recrutement est fait par un petit comité composé, me semble-t-il, d'un inspecteur, d'un enseignant et le directeur de l'école concernée.
Madame Brulin, les auditions ont montré une défiance des enseignants vis-à-vis des projets ou de l'évaluation. Or la question de la reconnaissance, financière ou non, du métier d'enseignant est centrale aujourd'hui, puisque l'on observe un mal-être et donc un désengagement de leur part. Lorsqu'une évaluation est menée dans un établissement et permet de mettre en lumière certains sujets, mais qu'aucun moyen n'est finalement accordé, le découragement est de mise. Voilà ce qui explique la résistance des enseignants.
J'ai voté contre la création du Conseil d'évaluation de l'école, mais j'y siège aujourd'hui. C'est sur ce type de sujets que nous aurions pu nous braquer entre rapporteurs de lignes politiques différentes. In fine, l'avant-propos du rapport précise que nos différents points de vue sont exprimés. J'estime pour ma part, par exemple, que l'évaluation conduit à une mise en concurrence des établissements. Les enseignants, en outre, y voient une perte de temps, car l'élaboration du projet d'établissement ne garantit pas l'allocation de fonds supplémentaires pour le mettre en oeuvre.
Pour le moment, les rapports ne sont pas connus, ils sont transmis aux seuls établissements qui mènent des évaluations. Néanmoins, parce que j'ai rencontré des maires de mon département, je sais que des informations ont circulé du fait d'actions des parents, forcément inclus dans l'étape d'auto-évaluation. Les différents établissements scolaires risquent donc de se percevoir comme des rivaux, c'est pourquoi je ne pense pas que l'évaluation soit une solution. Mes collègues auront néanmoins un autre avis sur cette question.
Le comité indépendant devra être composé d'un inspecteur et de professeurs. Parmi les projets que nous avons vus, certains n'avaient rien d'innovant. Avoir des pédagogies innovantes est donc une bonne chose, mais une évaluation doit aussi être menée au sujet de ce qui est fait à l'heure actuelle. Notre rapport précise que les décisions sont prises de manière très verticale ; or l'éducation se construit, se mûrit et exige que l'on réfléchisse à nos pratiques et à l'accord de celles-ci avec nos objectifs.
Monsieur Levi, vous vous doutez de ma réponse à votre question : plus d'autonomie n'est pas forcément la solution. D'ailleurs, la rédaction du rapport a renforcé ma conviction. L'autonomie est un sujet discuté depuis cinquante ans et dispose aujourd'hui d'un cadre légal toujours en conformité avec les programmes ; elle est très précise, très encadrée. Néanmoins, on prend aujourd'hui conscience que les moyens pour que les établissements la mettent en place sont inexistants ou presque.
En ce qui me concerne, je plaide pour une éducation qui reste « nationale ». À Marseille, lors de notre visite avec mon groupe politique, nous avons rencontré une représentante d'une association de parents d'élèves indépendante qui vivait l'école du futur comme une injustice, car son enfant n'était pas scolarisé dans l'établissement doté d'un « labo maths » pour les maternels. L'autonomie peut, on le voit, poser des problèmes d'inégalité républicaine.
Monsieur Piednoir, l'expérimentation pédagogique permet une certaine souplesse dans l'emploi du temps des enseignants. Néanmoins, pour le moment, les établissements ne se saisissent pas de cette possibilité.
Monsieur Magner, je suis bien sûr très attachée à l'unicité des programmes nationaux. Aujourd'hui, la marge d'autonomie est minime et permet de garder le lien avec les programmes.
Mme Annick Billon, rapporteure. - Vous l'aurez compris, nous avons essayé de rédiger un rapport consensuel. Des divergences apparaissent, mais elles sont positives puisqu'elles prouvent la persistance de marqueurs politiques. Moi, j'estime qu'accorder plus d'autonomie aux établissements permet de différencier des situations. Une autonomie renforcée n'est pas synonyme d'inégalités. En réalité, les établissements scolaires sont dans des situations différentes, avec des publics différents, et méritent donc des réponses différentes.
En revanche, notre rapport pointe des inégalités profondes dans l'accès au fonds d'innovation pédagogique dans certains appels à projets. Ces budgets supplémentaires sont parfois mal orientés et souvent méconnus. Donner les mêmes informations et les mêmes outils à tous les établissements compte donc parmi les recommandations formulées dans notre rapport.
Madame Brulin, vous vous interrogiez sur le comité indépendant à instaurer auprès de chaque recteur. Ceux-ci pourraient se construire sur la base de cellules académiques recherche développement innovation et expérimentation (Cardie), puisque ces dernières existent déjà à l'échelle des départements.
Aujourd'hui, l'évaluation ne fonctionne pas dans les établissements, car les enseignants sont en retrait et ne s'y engagent pas. Ils n'en ont pas compris l'intérêt et craignent des biais ou une évaluation individuelle menant à des sanctions. Pour que l'évaluation soit efficace, les enseignants doivent être motivés et y trouver de l'intérêt. Quand on demande une évaluation, il faut de la formation et des moyens supplémentaires à attribuer.
J'espère que dans cinquante ans, l'autonomie ne sera plus mal vue. J'ai rencontré récemment une rectrice et le simple mot d'autonomie a résonné comme un gros mot, auquel mon interlocutrice a réagi assez négativement. Je suis pour l'autonomie dans l'intérêt de l'élève, car elle permet un traitement différencié qui répond aux besoins de chaque établissement et de chaque élève.
M. Max Brisson. - Je suis dans l'incapacité de convaincre ma collègue Marie-Pierre Monier du bien-fondé de l'autonomie ; j'ai pourtant essayé ! Je crois cependant que ces débats traversent nos familles politiques. L'histoire des efforts d'autonomie nous montre en effet que les lois qui ont marqué les plus grandes avancées sur la question viennent de la gauche, à l'instar de la loi dite Chevènement de 1985, dont on ne peut pas remettre en cause la dimension républicaine et à qui on doit les attributions données aux EPLE. Les projets d'établissements ont, quant à eux, été créés par la loi d'orientation sur l'éducation de Lionel Jospin. La gauche a donc apporté sa pierre à l'édifice d'une autonomie toujours plus grande des établissements. Bien sûr, celle-ci repose aussi sur la loi Fillon de 2005 et, avant cela, la loi Haby de 1975. Il y a donc un équilibre entre droite et gauche. De plus, les débats agités sur l'autonomie des universités lors de l'audition de la ministre de l'enseignement supérieur, hier, montrent aussi que nos familles politiques se sentent concernées par ces questions républicaines anciennes.
Je vous remercie, madame de Marco pour votre question, excellente et essentielle : les marges d'autonomie sont-elles intéressantes pour les élèves et les établissements ? Je pense que laisser des marges de manoeuvre pour financer des projets d'établissement en heures supplémentaires effectives (HSE), pour assurer des dédoublements des classes de langues ou de sciences, profite nécessairement aux élèves ainsi qu'à l'attractivité de l'établissement auprès des professeurs.
Le problème que l'on constate est que ces marges de manoeuvre, qui permettent à l'établissement de s'adapter à ses besoins réels, sont rognées dans la dotation horaire globale par les réformes successives. Je réponds donc oui, en cela, l'autonomie est profitable aux élèves et aux bonnes conditions de travail des professeurs et donc à l'attractivité des établissements pour les professeurs.
Madame Brulin, les injonctions descendantes sont très mal vécues par les chefs d'établissement. Des représentants de principaux et de proviseurs nous ont parlé, en audition, d'« infantilisation ». Ils reçoivent des circulaires leur indiquant comment constituer un emploi du temps « en barrette ». Ces circulaires infantilisantes prennent par la main le personnel de direction, cadres de catégorie A ; nous ne nous comporterions pas ainsi dans nos collectivités, vis-à-vis de nos chefs de service, de notre directeur général des services. Il faut mesurer le degré de verticalité qui existe au sein de l'éducation nationale. On parle de la crise de l'attractivité, des difficultés de recrutement des professeurs, mais cela touche aussi les chefs d'établissement !
J'en viens à la question de la résistance à l'évaluation. Je vais donner mon point de vue, mais il n'engage que moi. Les professeurs s'y investiront s'ils y voient de l'intérêt pour leur métier et leurs élèves. Aujourd'hui, ils n'y voient pas d'intérêt ; ils y voient du temps perdu et travail supplémentaire, sans mesurer la connexion que cela peut avoir avec la pratique quotidienne. Béatrice Gille l'a parfaitement souligné : le vrai sujet, c'est la connexion avec la vie de l'établissement de l'évaluation, qui leur paraît être en impesanteur, sans lien concret avec leur activité de professeur. Si l'évaluation était le préalable à l'élaboration d'un projet d'établissement, dont on tiendrait compte pour l'affectation de moyens et pour mettre en oeuvre des actions de remédiation scolaire, peut-être seront-ils plus intéressés. Pour moi, la bonne démarche serait celle-là, éventuellement avec le recours au fonds d'innovation pédagogique pour financer des projets innovants conçus après cette évaluation.
Nous avons tous constaté que les projets observés étaient rarement innovants. Reste à définir l'innovation pédagogique ; ce travail n'a pas été fait. Or le mot « pédagogique » me paraît essentiel. On est souvent loin de la recherche de méthodes pédagogiques innovantes adaptées aux élèves. Le comité indépendant que nous proposons pourrait ainsi être composé de professeurs formateurs, d'inspecteurs pédagogiques régionaux et d'inspecteurs de l'éducation nationale, capables de mesurer l'intérêt d'un projet.
Monsieur Levi, oui je souhaite aller plus loin, mais ce n'était pas le débat ce matin. Nous avons eu ce débat lorsque nous avons débattu de ma proposition de loi. Mes positions sur la question sont connues. Je suis attaché à ma manière au service public national d'éducation, mais je suis viscéralement girondin : je plaide pour donner de la liberté. C'est un débat clivant, mais on peut se retrouver autour du cadre national, autour de l'encadrement de cette autonomie. Or on constate que la pratique consiste plutôt à rabougrir les marges existantes, qui résultent pourtant de décisions politiques : l'administration reprend d'une main ce que le législateur avait décidé de l'autre. Souvent sous des législatures de gauche, le législateur avait imposé de la décentralisation, mais l'administration y fait obstacle par de la verticalité. On le constate dans l'éducation et dans d'autres domaines.
M. Jacques-Bernard Magner. - Je ne suis pas d'accord ; la décentralisation de l'éducation nationale n'est pas comparable aux transferts de compétences vers les collectivités.
M. Max Brisson, rapporteur. - Peut-être.
Monsieur Piednoir, il y a les injonctions descendantes, mais il y a un autre sujet, qui nous aurait sans doute opposés : la définition hebdomadaire des obligations réglementations de service (ORS). Ce sujet constitue une différence importante avec le supérieur, où les ORS sont annualisées, ce qui offre une plus grande souplesse dans l'organisation des enseignements. Les organisations syndicales sont opposées à la suppression des ORS hebdomadaires - dix-huit heures pour un certifié, quinze heures pour un agrégé -, qui datent pourtant des années 1950.
Madame Darcos, je ne suis pas favorable à une remise en cause de la loi imposant aux collectivités de fournir les équipements, le matériel pédagogique et la rénovation des écoles. Cela date de 1881, avec la loi Jules Ferry. J'y suis très attaché. Ce sont des choix politiques. Les maires que je rencontre me disent que l'école leur coûte cher, mais qu'ils sont heureux d'en avoir une. La dépense scolaire est pour moi la première dépense que le maire doit porter.
Monsieur Magner, je me rappelle certains combats avec vous, notamment lors de l'examen du projet de loi sur l'école de la confiance. En tout état de cause, nous partageons une passion pour l'école publique. Le débat entre autonomie et liberté traverse notre histoire, notre école et nos familles politiques.
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.
La réunion est close à 10 h 40.