- Mercredi 5 juillet 2023
- Justice et affaires intérieures - Cybersécurité : communication de Mme Laurence Harribey sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement européen établissant des mesures pour renforcer la solidarité et les capacités dans l'Union européenne à détecter les menaces et les incidents liés à la cybersécurité, à s'y préparer et à y répondre COM(2023) 209
- Questions sociales, travail et santé - Espace européen des données de santé : examen de la proposition de résolution européenne, de l'avis politique et du rapport d'information de Mmes Pascale Gruny et Laurence Harribey
- Jeudi 6 juillet 2023
Mercredi 5 juillet 2023
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Justice et affaires intérieures - Cybersécurité : communication de Mme Laurence Harribey sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement européen établissant des mesures pour renforcer la solidarité et les capacités dans l'Union européenne à détecter les menaces et les incidents liés à la cybersécurité, à s'y préparer et à y répondre COM(2023) 209
M. Jean-François Rapin, président. - Lors de sa réunion du 8 juin dernier, notre groupe de travail subsidiarité avait jugé utile d'approfondir l'examen de la conformité au principe de subsidiarité d'une proposition de règlement présentée mi-avril par la Commission européenne pour renforcer la solidarité et les capacités dans l'Union européenne à détecter les menaces et les incidents liés à la cybersécurité, ainsi qu'à s'y préparer et à y répondre.
Notre commission a alors chargé Laurence Harribey, déjà au fait des sujets de cybersécurité, d'approfondir la question. Je la remercie de nous présenter son analyse qui la conduit finalement à ne pas proposer aujourd'hui à notre commission d'avis motivé.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - J'ai effectivement été chargée par notre commission d'examiner, au titre du contrôle de subsidiarité, la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des mesures destinées à renforcer la solidarité et les capacités dans l'Union afin de détecter les menaces et incidents de cybersécurité, de s'y préparer et d'y réagir (COM (2023) 209). Et comme l'a indiqué le Président Rapin, après des hésitations, je vous indique que je ne vous proposerai pas d'adopter un avis motivé constatant l'incompatibilité de ce texte avec le principe de subsidiarité.
Ce texte complexe comporte quatre piliers : la mise en place d'un cyberbouclier européen (terme qui porte à confusion), la création d'une réserve de cybersécurité, un financement d'urgence et un mécanisme d'analyse des incidents. J'insisterai dans mon propos sur les trois premiers aspects qui pourraient soulever des difficultés.
Tout d'abord, la réforme comprend des avancées intéressantes qui peuvent conforter l'architecture européenne de cybersécurité. Mais, quel est le cadre juridique existant ?
Depuis 2016, l'Union européenne a progressivement bâti un cadre juridique solide pour lutter contre des cybermenaces d'autant plus importantes que notre société est hyperconnectée (par exemple, les vols de données personnelles, les attaques par déni de service, les logiciels rançonneurs...).
À l'heure actuelle, l'architecture européenne de cybersécurité repose sur la directive SRI II (ou NIS II) du 14 décembre 2022. Cette directive comprend trois éléments essentiels :
-elle impose des obligations de cybersécurité, de contrôle et d'information renforcées à des secteurs critiques définis comme « entités essentielles » (fournisseurs d'énergie, secteur de la santé...) ou comme « entités importantes » (entreprises agro-alimentaires ou chimiques...) ;
-elle exige de chaque État membre la définition d'une stratégie nationale et la désignation d'une ou de plusieurs autorités compétentes chargées de veiller à l'application de la réglementation de cybersécurité, et invitées à échanger leurs informations sur une base volontaire ;
-elle demande aux États membres l'institution de centres de réponse aux incidents de sécurité informatique (CSIRT) pour surveiller les cybermenaces, les vulnérabilités et les incidents au niveau national, activer les messages d'alerte et apporter une assistance aux entités essentielles attaquées.
Ce cadre, qui vous est détaillé dans les schémas qui vous ont été transmis, s'articule autour de plusieurs acteurs.
Tout d'abord, l'agence européenne de cybersécurité (ENISA) est chargée du soutien, de la certification et de l'animation opérationnelle du réseau européen de cybersécurité.
Il existe aussi un centre européen de compétences en matière de cybersécurité (CECC), qui répartit les financements européens prioritaires destinés à enrichir les compétences en matière de cybersécurité, et plusieurs instances de coopération : le groupe de coopération européen, qui définit des lignes directrices au niveau politique, le réseau européen pour la préparation et la gestion des crises cyber (EU-CyCLONe) et les centres de réponse aux incidents de sécurité informatique (CSIRT), que nous venons d'évoquer.
Dans ce contexte, la réforme envisagée peut certainement renforcer la réponse européenne aux crises de cybersécurité.
Deux dispositions de la proposition de règlement paraissent apporter une réelle valeur ajoutée européenne, dans un contexte accru de cybermenaces : la création d'une réserve européenne de cybersécurité dans le cadre d'un mécanisme d'urgence qui vise à améliorer la réponse et la réaction de l'Union européenne face aux incidents de cybersécurité et l'octroi de financements complémentaires pour la cybersécurité.
Tout d'abord, le texte prévoit l'instauration d'une réserve européenne de cybersécurité.
Comme le souligne l'Agence nationale de sécurité des systèmes de l'information (ANSSI), une plus grande coopération européenne dans la gestion des incidents est souhaitable. Je vais l'illustrer par un contre-exemple évoqué par M. Naegelen, directeur général adjoint de l'ANSSI, avec lequel j'ai pu échanger. L'an dernier, le Monténégro a été victime d'une cyberattaque de grande ampleur. La France lui a alors prêté assistance mais la solidarité européenne a fait défaut. En revanche, sur place, des experts américains avaient déjà pris le commandement des opérations. Un tel schéma pourrait se reproduire dans un État membre de l'Union européenne car les moyens des agences nationales des États membres sont insuffisants pour répondre à toutes les demandes d'aide en cas d'incident.
C'est pourquoi la proposition de règlement prévoit la création d'une réserve européenne de cybersécurité, qui serait appelée à intervenir en soutien des États membres ou de l'Union européenne en cas d'incident grave, et dont les missions seraient assurées par des entreprises prestataires sélectionnées par appel d'offres.
Deux conditions permettraient d'éviter que cette intervention du secteur privé ne soit une source de « fuites » ou de cyberattaques :
-d'une part, les entreprises retenues seraient sélectionnées sur leurs compétences techniques et également bénéficiaires d'une habilitation de sécurité, en tant que « fournisseurs de confiance ». Les autorités françaises souhaitent que cette habilitation soit accordée aussi strictement que celle octroyée aux entreprises travaillant pour la défense nationale ;
-d'autre part, en cas de crise, des experts des agences nationales (ou européennes si l'attaque concerne une institution européenne) coordonneraient les efforts de ces entreprises, afin d'assurer un pilotage cohérent.
C'est déjà le mode d'emploi que l'ANSSI suit à l'échelon national pour répondre aux cyberattaques contre les établissements de santé ou les collectivités territoriales. L'avantage d'un tel dispositif est d'assurer une coordination publique et stratégique des actions.
En outre, l'appel à des prestataires privés dûment sélectionnés, qualifiés et habilités, en qui on peut avoir confiance, apparaît comme une solution pertinente. En effet, pour des raisons de sécurité et de souveraineté, il peut être plus confortable pour les États aidés de faire appel à un prestataire privé de confiance plutôt qu'à un organisme public étranger lorsqu'il s'agit d'intervenir sur ses réseaux d'importance vitale. Ce schéma doit toutefois laisser toute latitude aux États d'utiliser ou non un prestataire privé et/ou étranger, ainsi que de déterminer le périmètre d'intervention de ce prestataire.
Quant aux fonds nécessaires pour soutenir les
actions envisagées, ils sont prévus par la proposition de
règlement, qui fixe un financement complémentaire à
hauteur de
100 millions d'euros, prélevés sur le programme
pour une Europe numérique. Ce budget permettrait la prise en charge de
prestations qui, en la matière, sont longues et coûteuses.
Deux points de vigilance sont néanmoins apparus lors de l'examen de la proposition de règlement.
Le premier est le mal nommé « cyberbouclier ». La proposition de règlement propose en effet de modifier l'architecture de cybersécurité européenne en créant des centres d'opérations de sécurité (COS ou SOC en anglais), qui constitueraient un « cyberbouclier européen ». Selon la Commission européenne, la mise en place d'un tel bouclier permettrait de renforcer la détection et la prévention des cybermenaces, la collecte de renseignements et l'échange d'informations sur ces dernières. Cette structure réunirait des centres d'opérations de sécurité nationaux et des centres d'opérations de sécurité transfrontières. Ces COS transfrontières seraient constitués par un « consortium d'hébergement » d'au moins trois États membres représentés par leurs COS nationaux. Ces derniers s'engageraient à échanger entre eux des informations sensibles (par exemple sur leurs vulnérabilités) lorsque cela est nécessaire. Quant aux COS transfrontières, s'ils obtenaient des informations sur un « incident de cybersécurité majeur potentiel ou en cours », ils devraient les partager « sans retard injustifié », avec le réseau EUCyCLONe, le réseau des CSIRT et la Commission européenne.
Toutefois, en l'état de la proposition, la création des COS suscite un réel scepticisme parce qu'ils ne sont pas suffisamment définis. Tout d'abord, la notion même de « cyberbouclier » est illusoire étant donné que le risque zéro n'existe pas en matière de cybersécurité. En outre, selon l'ANSSI et la Représentation de la France auprès de l'Union Européenne, ces COS ne seraient en l'état « ni faisables, ni souhaitables », en raison du « flou » de leurs missions : ils risquent ainsi de « doublonner » avec les structures déjà mises en place par la directive SRI II/NIS II.
Pour ma part, je pense qu'il convient de compléter l'architecture existante sans la remettre en cause, mais en assurant une articulation claire avec les instances existantes, ce qui impliquerait de redéfinir les COS, ou, si cela n'est pas possible, de ne pas les créer. En outre, l'Union européenne ne peut faire l'économie d'une mise à niveau de ses institutions et de ses agences. En effet, la Cour des comptes de l'Union européenne, en mars 2022, avait constaté que le niveau de préparation de ces institutions et agences aux incidents cyber était « globalement insuffisant par rapport aux menaces ».
Le second point de vigilance concerne le champ d'application du texte. Ce champ d'application est en effet très imprécis, au risque, d'une part, de contredire les traités, et, d'autre part, de fragiliser la cybersécurité des États membres.
En effet, comme déjà indiqué, le texte instituerait une large obligation de partage d'informations sensibles entre les structures compétentes des États membres et la Commission européenne. Cette dernière pourrait d'ailleurs en définir les modalités par des actes d'exécution. Ce faisant, la proposition irait à l'encontre d'une règle de prudence élémentaire en matière de cybersécurité qui tend à limiter au maximum le partage de ces informations sensibles.
De plus, à la différence de la directive « NIS II », la proposition n'exclut ni la défense nationale ni la sécurité nationale de son champ d'application. Elle se contente, pour cette dernière, d'évoquer la « responsabilité première » des États membres.
Constatons d'abord que cette notion inédite serait contraire aux dispositions de l'article 4, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne, qui affirme sans ambiguïté que « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité des États membres » : une telle rédaction ne peut avoir pour effet d'imposer aux États membres des échanges d'informations sensibles qui fragiliseraient leurs intérêts fondamentaux.
Dans ce contexte, les autorités françaises sont conscientes de la nécessité de faire évoluer la rédaction de la proposition lors des négociations qui s'ouvrent au Conseil, d'une part, pour préciser son champ d'application et, d'autre part, pour mentionner les domaines « régaliens », qui en seraient exclus, comme c'est le cas dans la directive « NIS II ». Les négociations au Conseil ne font que commencer mais il s'agit d'un point de vigilance pour le Gouvernement.
En conclusion, malgré ces deux points de vigilance importants, et parce qu'une partie de cette proposition démontre une « vraie valeur ajoutée » pour notre pays, je ne vous proposerai pas, pour des raisons « tactiques », l'adoption d'un avis motivé qui dénoncerait la non-conformité de ce texte au principe de subsidiarité. En effet, afin que le Sénat puisse peser sur la négociation qui s'ouvre au Conseil sur le contenu de la réforme, il me semble plus pertinent de travailler sur le fond à l'adoption d'une proposition de résolution européenne et d'un avis politique, à l'automne prochain, à l'issue d'un travail complémentaire d'auditions. En pratique, cette réforme est considérée comme prioritaire par la présidence espagnole et pourrait être adoptée au printemps 2024.
Je vous remercie.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour ce travail effectué dans un temps record et les éclairages fournis. Toutefois, les inquiétudes persistent et il nous faudra rester vigilants.
Mme Pascale Gruny - Je remercie la rapporteure de son travail sur ces questions angoissantes de cybersecurité. Je remercie également notre collègue Catherine Morin-Desailly qui reste en alerte sur tous ces sujets. Lorsque l'on examine des textes prévoyant un partage de données personnelles, la prudence doit rester de mise : il nous faut, à chaque fois, tant au niveau national qu'au niveau européen, trouver le bon équilibre entre protection et possibilité d'échanges. Dans ce domaine effectivement, le risque zéro n'existe pas, d'autant que le législateur aura toujours du retard vis-à-vis des possibilités techniques d'attaques de nos infrastructures critiques et de nos services publics. J'ai pu le constater dans mon département au vu du nombre important d'attaques quotidiennes ciblant les systèmes informatiques du conseil départemental et du centre hospitalier. C'est un sujet sur lequel il faut travailler sans relâche et mettre en place des garde-fous.
M. André Gattolin - La question de la coopération entre les différents organismes est importante, notamment au sujet du signalement des attaques. J'ai eu cette discussion en préambule à la présentation hier du rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur l'utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d'influence : lors de leur audition, les responsables de cette société ont été incapables de dire s'ils avaient fait l'objet de cyberattaques, ce qui est pourtant vraisemblablement le cas. Pourtant, le droit en vigueur leur impose de déclarer ces attaques aux autorités nationales compétentes. Cependant, il n'y a aucun moyen de rendre effective cette disposition sauf a posteriori, dans des cas comme Cambridge Analytica. Les entreprises craignent qu'une telle déclaration ait un impact négatif sur leur image mais l'enjeu est fondamental : il s'agit de la préservation de nos vies privées et de la protection de nos données personnelles. Je crois assez peu au transfert naturel de données d'un continent à un autre : il y aura des « portes dérobées » à partir desquelles les grands opérateurs, s'ils veulent rapatrier des données, se laisseront voler. Si l'objectif des COS était de renforcer ce type d'alerte, cela me semblerait très bien, cependant, je comprends que ces structures restent aujourd'hui mal définies et empiètent sur des compétences déjà existantes.
Mme Catherine Morin-Desailly - Cette présentation résonne particulièrement pour moi car j'ai eu la chance d'être dans la promotion de l'Institut des Hautes études de la Défense nationale (IHEDN) cette année, dont les travaux ont porté sur la cybersécurité et sur la souveraineté numérique. De fait, nous sommes au coeur de la construction d'une coopération européenne qui doit respecter les législations des États-membres. Mais, force est de constater que tous les États n'avancent pas à la même vitesse sur cet impératif de la régulation du numérique et qu'ils n'ont ni la même conscience, ni les mêmes moyens, pour répondre à ces cyberattaques. Pourtant, les cyberattaques se multiplient, qu'il s'agisse d'attaques physiques sur nos infrastructures, mais aussi sur les réseaux sociaux comme l'a évoqué André Gattolin. Il est donc souhaitable d'avoir une stratégie partagée entre les États membres. Pour autant, ce qui est décidé au niveau européen ne doit pas écraser les avancées des États membres. Nous rencontrons le même défi avec le Media Freedom Act (MFA), qui risque d'affaiblir certaines législations à l'efficacité démontrée au sein des Etats Membres.
Je suis également préoccupée par le système de cybercertification pour les services cloud, qui est en train d'être négocié au niveau européen alors même que certains États membres n'en veulent pas, à l'exemple des Pays-Bas. La France essaye, pour sa part, d'être proactive afin de parvenir à un compromis, mais, ce faisant, doit renoncer à un certain nombre d'exigences. Cela m'inquiète beaucoup. D'autant plus que, simultanément, les accords de transfert de données de l'Union européenne et les États-Unis sont « au point mort ». Ainsi, malgré les discussions en cours, aucune avancée n'a été obtenue par la Commission européenne de la part des autorités américaines, concernant les garanties relatives à la protection des données personnelles des citoyens européens lors des transferts de ces dernières vers les États-Unis. Nous devons continuer à faire preuve de vigilance à ce sujet. La France peut s'honorer de porter un certain nombre d'exigences dans le domaine du numérique. Comme vous le savez, ces exigences ont été notamment formalisées par la directive sur les droits d'auteur et les droits voisins, puis, sous présidence française du Conseil de l'Union européenne, par les Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA). Les États membres doivent continuer à être les « aiguillons » de cette prise de conscience de la nécessité de réguler le numérique car les cyberattaques sont un moyen de déstabilisation profonde par des États ou des groupes hostiles. Et l'amplification automatisée des contenus sur les réseaux sociaux, même ces contenus engagent la responsabilité de leurs auteurs, contribuent de plus en plus souvent à une artificialisation du monde qui vise à faire du mal et déstabiliser nos sociétés.
Mme Laurence Harribey - J'adhère complètement aux inquiétudes qui viennent d'être soulignées. En effet, il ne faudrait pas que les initiatives européennes écrasent les avancées constatées au niveau national. C'est effectivement l'enjeu. En l'état du droit européen, il y a déjà cinq instances qui s'occupent de la coordination européenne en matière de cybersécurité. Ce texte propose d'en ajouter une autre avec les COS, ce qui ne semble pas judicieux. Il serait préférable de donner plus de moyens aux structures existantes et de renforcer leur articulation plutôt que d'ajouter de nouveaux organes, de surcroît mal définis. Oui, la coopération européenne est nécessaire, mais une coopération qui a du sens et qui ne remet pas en cause l'efficacité de l'action des États membres.
Questions sociales, travail et santé - Espace européen des données de santé : examen de la proposition de résolution européenne, de l'avis politique et du rapport d'information de Mmes Pascale Gruny et Laurence Harribey
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous allons maintenant aborder le second point de notre ordre du jour : l'espace européen des données de santé, dont la Commission européenne a, dès 2019, annoncé la création comme l'une des priorités de sa mandature. Dans une communication de mai 2022, elle déclarait que la numérisation est essentielle pour l'avenir des soins de santé, notamment pour soutenir la lutte contre le cancer et assurer la continuité des soins dans l'ensemble de l'Union européenne. Le 3 mai 2022, elle a présenté la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l'espace européen des données de santé, COM(2022) 197 final.
Ce texte vise à établir des règles, des infrastructures et un cadre de gouvernance pour l'utilisation des données de santé. Cette proposition de règlement concerne donc à la fois le secteur de la santé et le secteur du numérique. Elle doit ainsi s'articuler avec le règlement général sur la protection des données (RGPD), d'une part, et avec le règlement sur la gouvernance des données et le Data Act sur lequel que notre commission s'est déjà penché, d'autre part.
L'enjeu de ce texte est donc de déterminer un cadre pour le traitement des données de santé au sein de l'Union européenne qui permette de garantir les droits des personnes physiques concernées et la protection de ces données.
Je remercie les rapporteurs Laurence Harribey et Pascale Gruny, que notre commission mobilise beaucoup sur les questions de santé en Europe depuis l'épidémie de Covid, de nous présenter leurs propositions pour satisfaire à ces exigences.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. -La Commission européenne a en effet présenté le 3 mai 2022 la proposition de règlement relatif à l'espace européen des données de santé. Ce texte a pour objectif de déterminer dans quelles conditions les données de santé électroniques pourront être traitées, d'une part à des fins d'utilisation primaire, c'est-à-dire dans le but de fournir des services de santé à la personne physique concernée, et d'autre part, à des fins d'utilisation secondaire énumérées à l'article 34 de la proposition de règlement et parmi lesquelles figure la recherche.
Dans le cadre du traitement des données de santé à des fins d'utilisation primaire, la proposition de règlement prévoit la création d'une infrastructure dénommée MyHealth@EU, dont l'objectif est de faciliter l'échange de données de santé d'un patient d'un État membre à l'autre. Ces données figureront dans un dossier médical électronique dont la Commission entend harmoniser les spécificités.
Concernant le traitement à des fins d'utilisation secondaire, les détenteurs de données de santé devront informer les organismes responsables de l'accès aux données désignés dans chaque État membre des données dont ils disposent. Un catalogue de ces données sera disponible sur une infrastructure européenne dénommée HealthData@EU que les utilisateurs potentiels de données pourront consulter. Ils effectueront alors une demande d'accès aux données qui sera examinée par l'organisme responsable de l'accès aux données. Si l'accès est autorisé, celui-ci se fera dans un environnement de traitement sécurisé.
Sur le principe, le traitement des données de santé présente un intérêt certain. Tout d'abord, il s'agit de faciliter la prise en charge des patients tant à l'échelle nationale que dans le cadre de soins transfrontières. En outre, la réutilisation des données de santé à des fins de recherche permettra de faire progresser celle-ci. Par exemple, pour les maladies rares, la mise en commun des données de santé issues de chaque État membre pourrait permettre de composer un ensemble suffisamment significatif. Dès lors, nous avons souhaité soutenir la proposition de règlement sur le principe, tout en insistant sur le fait que le traitement des données de santé devait avoir un impact positif sur la santé des patients et que celui-ci devait se faire dans le respect des règles du RGPD, dans un cadre qui permette de garantir la sécurité des données et une gouvernance partagée.
Il nous paraît tout d'abord essentiel de garantir que cet espace européen des données de santé aura un impact bénéfique pour les patients, que ce soit dans la mise en oeuvre ou dans les modalités de financement.
En premier lieu, nous souhaitons que l'infrastructure MyHealth@EU qui permettra aux professionnels de santé d'un État membre de se connecter au dossier médical électronique d'un patient originaire d'un autre État membre puisse bien assurer la traduction des données nécessaires à la prise en charge du patient. En outre, nous jugeons nécessaire de rappeler que l'utilisation secondaire des données de santé doit être circonscrite aux finalités présentant un lien suffisant avec la santé publique ou la sécurité sociale. Enfin, la proposition de règlement n'a pas, pour nous, vocation à organiser la fourniture de soins de santé au sein de l'Union européenne et c'est pour cela que nous demandons la suppression de l'article 8 du texte qui traite de la télémédecine.
Par ailleurs, la création de cet espace européen des données de santé aura un coût important. La Commission prévoit une contribution du budget de l'Union de 810 millions d'euros et les États membres ont affecté 12 milliards d'euros, au titre de la facilité pour la reprise et la résilience, à des investissements pour la santé, y compris la santé numérique et l'utilisation secondaire des données de santé. Ces dépenses doivent être envisagées comme un investissement. En effet, selon l'étude d'impact présentée par la Commission européenne, le dossier médical électronique permettra d'éviter de répéter des tests qui ont déjà été effectués et de saisir à nouveau les résultats de ces tests. Le gain de temps peut être déterminant pour le patient et des économies substantielles pourraient être réalisées, tant pour les services de santé que pour les patients avec des économies s'élevant respectivement à 4,6 milliards et 4,3 milliards d'euros selon la Commission. En outre, la proposition de règlement prévoit la création d'un système de redevances dans le cadre du traitement à des fins d'utilisation secondaire des données de santé. Ces redevances seraient payées par les utilisateurs de données aux organismes responsables de l'accès aux données. Les détenteurs de données pourront également bénéficier d'une contrepartie en échange de la mise à disposition de leurs données. Sur ce sujet, nous recommandons la création d'un système de redevances permettant de moduler leur montant selon que la finalité du traitement a pour objectif de générer un bénéfice commercial ou non. Enfin, ces données de santé ont une valeur particulièrement importante pour les entreprises pharmaceutiques. Or, l'Union européenne et les États membres vont financer les infrastructures nécessaires à la mise à disposition de données qui auront été fournies gratuitement par les patients. Nous souhaitons donc qu'une réflexion soit engagée pour conditionner l'accès des entreprises pharmaceutiques aux données de santé à leur engagement renforcé en faveur des objectifs de la stratégie pharmaceutique européenne, à savoir, notamment, parer aux besoins médicaux non satisfaits et assurer l'accessibilité et le caractère abordable des médicaments.
Ensuite, concernant la conformité de la proposition de règlement au RGPD, il nous est apparu nécessaire de clarifier certaines dispositions.
Tout d'abord, concernant le consentement des personnes physiques : il faut préciser que le RGPD autorise, à titre dérogatoire, le traitement de données de santé sans le consentement des personnes concernées. Pour le traitement à des fins d'utilisation primaire, nous considérons que la mise à disposition de dossiers médicaux électroniques relève de la compétence des États membres qui sont en charge de l'organisation des soins de santé. Dès lors, nous estimons qu'il appartient aux États membres de déterminer si les patients doivent ou non consentir au traitement de leurs données à des fins d'utilisation primaire. Concernant le traitement à des fins d'utilisation secondaire, la Commission propose de s'appuyer, d'une part, sur l'article 9 du RGPD qui prévoit que le traitement de ces données de santé peut être autorisé pour des motifs d'intérêt public dans le domaine de la santé publique et à des fins de recherche scientifique, et d'autre part, sur l'article 6 du RGPD qui prévoit que le traitement est licite lorsqu'il est autorisé par un texte législatif, ici la proposition de règlement. Ce dispositif permet de ne pas avoir à solliciter le consentement des personnes physiques concernées. Si sur le plan juridique, ce dispositif n'est pas contestable, il nous apparaît néanmoins essentiel de solliciter le consentement des personnes physiques concernées. Celui-ci serait réputé acquis dès lors que les personnes physiques concernées, après avoir été dûment informées, ne manifestent pas d'opposition au traitement de leurs données à des fins d'utilisation secondaire. L'information des personnes concernées et leur consentement restent nécessaires selon nous.
Outre la question du consentement, nous nous sommes intéressées au respect des droits garantis par le RGPD. En ce qui concerne le traitement à des fins d'utilisation primaire, la proposition de règlement tend à conforter les droits prévus par le RGPD en assurant un droit d'accès immédiat et gratuit de chacun à ses données de santé et un droit à la portabilité des données. La proposition de règlement prévoit également un droit de rectification des données de santé qui devra s'exercer avec le concours des professionnels de santé. Ceux-ci devront être tenus d'apporter une réponse argumentée aux demandes de rectification formulées par les patients s'ils ne procèdent pas aux rectifications demandées. Dans le cadre du traitement à des fins d'utilisation secondaire, l'article 38 de la proposition de règlement prévoit uniquement un droit à une information générale sur les finalités du traitement et les données traitées. Nous proposons que ce droit d'information soit individualisé et spécifique, conformément à l'article 14 du RGPD.
Notre collègue Pascale Gruny va maintenant aborder la question de l'accès aux données et de leur sécurité.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - L'objectif de cette proposition de règlement est d'assurer un accès aux données de santé au sein de l'Union européenne. Il s'agit tout d'abord de définir quelles données seront concernées. Dans le cadre du traitement à des fins d'utilisation primaire, nous suggérons d'ajouter les tests de souffle et les électrocardiogrammes à la liste proposée par la Commission. Concernant le traitement à des fins d'utilisation secondaire, nous recommandons de ne pas utiliser les données issues des applications de bien-être qui manquent de fiabilité, à en croire nos interlocuteurs lors des auditions.
Concernant l'accès aux données dans le cadre d'un traitement à des fins d'utilisation primaire, nous recommandons de préciser que les professionnels de santé, dont la définition est particulièrement large, ne puissent accéder aux données que lorsqu'ils en ont besoin pour établir un diagnostic ou délivrer un traitement.
Dans le cadre du traitement à des fins d'utilisation secondaire, nous estimons que toute demande d'accès aux données doit faire l'objet d'un examen préalable par un organisme responsable de l'accès aux données, examen sur lequel sera fondée la décision d'autoriser l'accès ou de le refuser. Dès lors, un accès aux données ne devrait pas pouvoir être accordé lorsque l'organisme responsable de l'accès aux données n'a pas répondu dans le délai imparti comme le propose la Commission. En outre, les utilisateurs de données ne devraient pas pouvoir s'adresser directement à un détenteur de données unique pour obtenir l'accès aux données dont celui-ci dispose. Enfin, les organismes du secteur public et des institutions, organes et organismes de l'Union devraient également, à notre sens, obtenir une autorisation pour pouvoir accéder aux données, sauf cas d'urgence de santé publique.
La sécurité des données est un autre enjeu essentiel de cette proposition de règlement. Afin de garantir cette sécurité, nous estimons nécessaire que les systèmes de dossiers médicaux électroniques fassent l'objet d'une certification par un tiers, à savoir un organisme notifié et enregistré au niveau de l'Union européenne.
De plus, les données seront fournies dans un environnement de traitement sécurisé dans un format anonymisé. La proposition de règlement prévoit que l'organisme responsable de l'accès aux données peut fournir ces données dans un format pseudonymisé à l'utilisateur qui justifie sa demande. Contrairement aux données anonymisées, les données pseudonymisées donnent un certain nombre d'informations sur la personne concernée qui peuvent permettre plus facilement une réidentification. Dès lors, nous souhaitons rappeler que la fourniture de donnés pseudonymisées doit rester l'exception et que toute tentative de réidentification par un utilisateur doit entraîner pour ce dernier l'interdiction d'accès aux données pour une période de cinq ans, soit la sanction maximale prévue par la proposition de règlement, en complément de sanctions civiles et pénales nationales.
Les données anonymisées sont considérées comme des données à caractère non personnel. L'article 5 du règlement sur la gouvernance des données prévoit que la Commission est habilitée à adopter des actes délégués fixant des conditions particulières applicables au transfert vers des États tiers des données de santé à caractère non personnel. En parallèle, la Commission indique, dans le considérant 64 de la proposition de règlement relatif à l'espace européen des données de santé, que même lorsque les données ont été anonymisées, le risque de réidentification ne peut être considéré comme nul. Nous estimons donc que le consentement des personnes concernées est nécessaire pour permettre le transfert de données de santé à caractère non personnel vers un État tiers.
Enfin, nous plaidons pour un hébergement souverain des données de santé afin de les protéger contre l'application extraterritoriale de législations extra-européennes. Cet hébergement devrait se faire sur le territoire de l'Union par une entreprise européenne dans laquelle les participations étrangères cumulées directes ou indirectes sont minoritaires. Nous reprenons ainsi une demande de nos collègues Florence Blatrix Contat, André Gattolin et Catherine Morin-Desailly, formulée dans la récente résolution du Sénat sur le Data act. L'un des points de satisfaction concernant cette proposition de règlement a été de voir que la Commission ne propose pas la création de gigantesques bases composées des données de santé des citoyens européens. En effet, MyHealth@EU est une infrastructure d'échange de données et HealthData@EU s'apparente davantage à une liste des catégories de données dont disposent les organismes responsables de l'accès aux données.
Dernier point : la gouvernance de l'espace européen des données de santé, qui est essentielle pour garantir la protection des données. En effet, nous considérons que la sécurité des données passe par une gouvernance partagée de l'espace européen des données de santé. Tout d'abord, les États membres devront participer activement à la détermination des exigences techniques relatives à la sécurité et à l'interopérabilité des données. Si ces mesures peuvent valablement être adoptées par le biais d'un acte d'exécution, il conviendrait alors d'appliquer la procédure prévue à l'article 5 du règlement (UE) n° 182/2011 qui prévoit un vote des représentants des États membres sur ces mesures. De même, la Commission prévoit de pouvoir compléter par le biais d'actes délégués les catégories de données de santé pouvant faire l'objet d'un traitement, respectivement à des fins d'utilisation primaire et à des fins d'utilisation secondaire. Nous considérons qu'il s'agit là de dispositions essentielles du texte et que ces catégories devraient donc être définies dans la proposition de règlement elle-même et non ultérieurement via un acte délégué pris par la Commission.
Par ailleurs, la proposition de règlement prévoit que les États membres désignent une autorité de santé numérique responsable de la mise en oeuvre des droits et obligations des personnes physiques concernées, dans le cadre du traitement à des fins d'utilisation primaire des données de santé. Elle prévoit également que les États membres désignent un organisme responsable de l'accès aux données chargé d'accorder cet accès dans le cadre d'un traitement à des fins d'utilisation secondaire. Outre la désignation de ces entités nationales, la proposition de règlement prévoit la mise en place d'un comité de l'espace européen des données de santé composé de représentants des autorités de santé numérique et des organismes responsables de l'accès aux données de santé.
Cette architecture appelle deux remarques de notre part. Tout d'abord, il sera nécessaire de bien clarifier les compétences de chaque autorité nouvellement créée et les conditions de leur coopération avec l'autorité de contrôle instituée par le RGPD, qui est la CNIL pour la France. En outre, la réussite de l'espace européen des données de santé repose sur la confiance des patients, des professionnels de santé et des détenteurs de données. Nous proposons donc de préciser que des représentants des patients, des professionnels de santé et des détenteurs de données puissent participer à la gouvernance des autorités de santé numérique, des organismes responsables de l'accès aux données de santé et du comité de l'espace européen des données de santé.
Voilà, mes chers collègues, les diverses observations et recommandations que nous formulons concernant cette proposition de règlement que nous vous soumettons.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci beaucoup pour ce travail très précis. Nous sommes dans la droite ligne de ce qui avait été envisagé lors de la conférence sur l'avenir de l'Europe. Le groupe Santé, dont je faisais partie, avait produit des recommandations dans ce sens, plaidant notamment par la création d'un équivalent européen au dossier médical partagé. J'avais fait valoir que, lorsqu'un médecin reçoit en consultation des patients d'un autre État membre, la barrière de la langue peut être un obstacle que le dossier médical partagé permet de surmonter.
M. Dominique de Legge. - Merci à nos deux rapporteurs. J'avoue que je suis un peu étonné que l'on se préoccupe de l'accès aux données de santé à un moment où, dans notre pays, on n'arrive pas déjà à garantir un accès aux soins.
Cependant, je souhaiterais savoir quelles conséquences pratiques aura ce texte pour les professionnels de santé alors que le dossier médical partagé a du mal à progresser. Au fond, quelle est la portée de cette orientation qui nous est proposée ?
M. Jean-Michel Houllegatte. - Au sujet du dossier médical partagé, quelle sera l'architecture ? Les informations médicales vont-elles être enregistrées par les professionnels de santé dans une nouvelle base de données, dans un nouveau dossier médical ?
Par ailleurs, une députée européenne, Michèle Rivasi, s'est interrogée sur le devenir des données collectées pour la délivrance de certificats COVID numérique dont les spécificités ont été reprises par plusieurs États tiers. Avez-vous abordé cette question ? Ces données risquent-elles d'être transmises à l'OMS par l'Union européenne ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je partage le billet d'humeur de Dominique de Legge. Je m'en étonnais également en entendant les chiffres avancés quant au budget alloué pour la création de cet espace européen des données de santé. Quel chiffre global faut-il retenir comme investissement pour ce projet ? A l'heure où nous manquons cruellement de soignants, il faudra faire preuve de pédagogie auprès des citoyens, car il pourrait y avoir à juste titre une forme d'incompréhension de telles décisions publiques qui pourraient être perçues comme trop éloignées de leurs préoccupations.
Néanmoins, je souscris à un projet qui peut permettre de faire progresser la recherche et d'améliorer les soins. Je voudrais remercier nos deux rapporteurs pour avoir pris soin de se coordonner avec les travaux déjà menés par notre commission sur le Data Act et l'intelligence artificielle. Le partage de données est une source de progrès qu'il faut encourager mais qu'il faut également encadrer.
Par ailleurs, à qui cela va-t-il profiter ? Derrière le partage des données, c'est une nouvelle économie de la santé qui se met en place. Les grands opérateurs qui traiteront ces données sont extra-européens, principalement américains, dont Microsoft. Ces opérateurs veulent se positionner sur un marché extrêmement profitable. Dans ce contexte, on peut se demander si la création de cet espace européen des données de santé va nous rendre plus autonomes et garants de la protection de nos systèmes de traitement de données de santé.
Pour ma part, je reste préoccupée. Alors que, pour la seconde fois, la CJUE a invalidé un accord permettant le transfert des données à caractère personnel des Européens vers les États-Unis, la Commission européenne ne se montre pas plus exigeante au moment où les conditions de ce transfert doivent de nouveau être définies. Lorsque le Président Joe Biden est venu en Europe au lendemain du déclenchement de la guerre en Ukraine, cette question n'a pas été traitée comme elle le devrait. Un accord a été trouvé, sans doute en contrepartie de fournitures de gaz. Nous allons nous acheminer vers une nouvelle annulation par la CJUE de l'accord définissant les conditions de transfert, si des garanties ne sont pas apportées concernant l'application aux données européennes de la loi Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), qui autorise la collecte massive et systématique de données pour raisons de sécurité. Nous sommes dans une situation de grande faiblesse : toutes les sociétés américaines sont soumises au droit américain et continueront à alimenter les agences fédérales de renseignements. C'est un sujet sur lequel il faut être très vigilent et la France doit être ferme sur ce sujet.
Je vous remercie d'avoir pris en compte cet enjeu en précisant que l'hébergement des données de santé doit se faire sur le territoire de l'Union. Toutefois, je pense qu'il faudrait également viser le « traitement », et non seulement l'hébergement. En effet, l'hébergement ne couvre pas l'ensemble des activités des data center. Nous pouvons très bien avoir un data center européen et des services de cloud associés américains. Dans ce cas, les données ne sont pas sécurisées. Il faut donc être regardant sur l'ensemble de la chaîne de gestion des données. D'ailleurs, ce sujet fera, cet après-midi, l'objet d'un amendement de ma part au projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique qui transpose par anticipation le Data Act.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Concernant la question de l'accès aux soins soulevée par Dominique de Legge, il s'agit effectivement d'un autre sujet. Toutefois, sur les conséquences de la création de ce nouvel espace européen des données de santé pour les professionnels de santé, je peux vous dire, en tant que membre de la commission des affaires sociales, que nous avons pris en compte ce sujet en demandant des fonds supplémentaires. En France, le développement du dossier médical électronique est très lent. Je pense que, d'une part, les français n'en voient pas toujours l'intérêt et ont peur de transmettre leurs données de santé, et d'autre part, les professionnels s'inquiètent d'une charge de travail initiale conséquente pour mettre en place ces dossiers, qu'il faudra en outre alimenter ensuite régulièrement. C'est regrettable car, comme notre Président l'a rappelé, sans même évoquer la question des soins à l'étranger, avoir un dossier dans lequel on peut retrouver l'historique médical d'un patient peut être très utile notamment lorsque celui-ci arrive seul aux urgences et qu'il n'est pas en mesure de s'exprimer. En outre, le partage de données est indispensable pour soutenir la recherche. En élargissant le partage des données au sein de l'Union, nous aurons accès à une base de données plus importante, ce qui constitue un avantage essentiel, notamment pour la recherche sur des maladies rares.. Bien sûr, derrière ce partage des données de santé, c'est une économie qui se crée.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Autant qu'une telle économie profite aux acteurs européens et que nous favorisions, à cette occasion, l'industrie européenne du traitement des données.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Il faut assurer en effet une réciprocité avec les États tiers, notamment les États-Unis, et rester vigilants.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Nous avons demandé des financements complémentaires pour éviter que les professionnels de santé ne consacrent plus de temps à des tâches administratives au détriment des soins sans compensation. Pour répondre à Jean-Michel Houllegatte, je précise que la proposition de règlement ne crée pas de nouvelles bases de données mais une infrastructure pour permettre le transfert des données dans le cadre d'une utilisation primaire et une infrastructure présentant un catalogue de données disponibles sans accès direct à celles-ci, l'accès étant soumis à autorisation.
En ce qui concerne les données collectées pour établir les certificats COVID numériques, elles l'ont été au sein des États membres et n'ont pas vocation à être transmises à l'OMS. Le certificat COVID numérique est un titre qui permettait de se déplacer pendant la pandémie. Cela ne relève pas du même registre.
Nous discutons de la capacité d'hébergement européenne mais il n'en est pas fait mention dans cette proposition de règlement qui ne propose pas de bases de données communes. Le développement d'un système d'hébergement européen serait effectivement profitable aux États membres. La nécessité de bénéficier de garanties identiques pour autoriser le transfert de données d'une entité européenne vers une entité d'un États tiers ainsi que la mise en place d'un système d'autorisation et de redevances pour l'accès aux données peuvent permettre de limiter les risques d'utilisation abusive de données européennes par des acteurs non européens.
Pour ce qui est de savoir à qui tout cela profitera, nous avons eu le souci de considérer la proposition de règlement en fonction de ce qu'elle pourrait apporter aux patients et pas seulement à l'industrie pharmaceutique, sachant qu'elle peut faire progresser la recherche, notamment sur les maladies rares, à condition de mettre des garde-fous. Nous sommes dans un domaine qui n'est pas évident à appréhender, entre la santé pour laquelle l'Union détient surtout une compétence d'appui et le numérique pour laquelle ses compétences sont plus larges.
Nous sentons bien que le risque de dérive est plus important dans le cadre d'un traitement à des fins d'utilisation secondaire : c'est pour cela que nous avons insisté pour bien circonscrire ce traitement à des finalités en lien direct avec la santé, toujours dans l'intérêt du patient. Mais il n'y a pas de risque zéro.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Il ne faut pas être naïf, les entreprises du secteur pharmaceutique étant évidemment à but lucratif, mais il est important de favoriser la recherche. Il faut trouver un juste équilibre et mettre en place les garde-fous nécessaires.
L'Union n'a pas une compétence pleine en matière de santé mais elle tend à l'étendre et, au détour de certains textes, tente d'imposer certaines pratiques, comme la télémédecine dans ce texte.
Par ailleurs, nous avons également demandé que les données issues des applications de bien-être, qui ne sont pas très fiables, ne soient pas traitées à des fins d'utilisation secondaire.
M. Dominique de Legge. - Certes il faut alléger autant que possible les tâches administratives mais, bien évidemment, nous avons besoin de cet espace européen des données de santé. Nous défendons tous ici le projet européen mais encore faut-il qu'il soit crédible et ait un sens pour nos compatriotes. Nos compatriotes aujourd'hui s'inquiètent plus de la question de l'accès aux soins que du partage de leurs données médicales.
M. Jean-François Rapin, président. - Revenons sur la proposition d'amendement que suggèrent nos collègues rapporteurs sur les sujets numériques pour notre commission.
Mme Florence Blatrix Contat. - En effet, il semble important de sécuriser l'accès et l'utilisation de ces données en précisant que leur « traitement » doit également se faire sur le territoire de l'Union
Mme Catherine Morin-Desailly. - C'est le point 127 de la proposition de résolution que nous proposons de compléter ainsi : « demande que les données de santé soient hébergées et traitées etc. ».
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Nous sommes un peu embarrassées car le terme « traitement », au sens du RGPD, inclut le transfert vers des États tiers et donc nous nous priverions de tout transfert ce qui, en matière de recherche, nous paraît problématique. Nous proposons donc une autre rédaction : « demande que l'hébergement des données de santé et les services associés soient effectués sur les territoires de l'Union par une entreprise européenne dans laquelle les participations étrangères cumulées, directes ou indirectes, ne soient pas majoritaires ».
Nous proposons aussi une modification à l'alinéa 129 du texte que nous vous avons transmis en amont de cette réunion, consistant à supprimer les termes « à caractère non personnel » pour s'assurer du consentement des personnes concernées au transfert de leurs données, quel que soit le caractère de ces données qui seraient transférées vers un État tiers.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Votre proposition me convient. Si je comprends bien, en évitant le mot « traitement », vous souhaitez garder la possibilité que des données des Européens soient transférées vers les États-Unis.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Cette possibilité mérite en effet d'être questionnée : en matière de recherche sur les maladies rares, le territoire européen n'offre pas suffisamment de données pour avancer. Le partage des données est dans beaucoup de cas essentiel pour la recherche.
M. Didier Marie. - Dans l'hypothèse où des données seraient transférées en dehors de l'Union à des fins de recherche, pourrions-nous garantir le recours à une autorité de contrôle qui valide ces transferts de manière obligatoire et automatique ?
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Le transfert de données vers un État tiers ne peut être effectué que par leur détenteur, sous réserve que l'État de destination respecte le RGPD ; pour les données à caractère personnel ; ou que ce transfert respecte les dispositions prévues par la proposition de règlement relatif à l'espace européen des données de santé ; pour les données à caractère non personnel. L'accès aux données de santé dans le cadre de l'espace européen des données de santé reste soumis au contrôle d'un organisme responsable de l'accès aux données désigné au sein de chaque État membre.
Mme Pascale Gruny -J'ajoute que des sanctions sont prévues lorsque les utilisateurs ne se conforment pas à ces règles.
M. Jean-François Rapin, président. - Si la rédaction proposée par les rapporteurs vous convient, je vous propose de mettre aux voix la PPRE telle qu'amendée et l'avis politique qui en reprend les termes et d'autoriser la publication du rapport d'information.
La commission autorise la publication du rapport d'information et adopte la proposition de résolution européenne et l'avis politique qui en reprend les termes et sera transmis à la Commission européenne.
La réunion est close à 14 h 45.
Jeudi 6 juillet 2023
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Institutions européennes - Audition de S.E. M. Victorio Redondo Baldrich, ambassadeur d'Espagne en France
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur l'Ambassadeur, au nom de mes collègues, je suis très heureux de vous accueillir au Palais du Luxembourg et je vous remercie d'avoir accepté de venir devant notre commission présenter les priorités de la présidence espagnole du Conseil de l'Union européenne.
En effet, l'Espagne a pris le relais de la Suède et assume la présidence du Conseil de l'Union européenne depuis le 1er juillet. Il s'agit de la cinquième présidence assurée par votre pays ; c'est aussi la première du trio de présidence qu'il forme sur 18 mois avec la Belgique et la Hongrie.
Le calendrier de votre présidence a été quelque peu perturbé par l'annonce, par le Premier ministre socialiste Pedro Sanchez, d'élections générales anticipées, qui se tiendront le 23 juillet prochain.
Alors que le parti populaire a remporté plusieurs élections municipales et régionales récemment, et que le parti d'extrême droite Vox progresse dans les sondages, vous nous direz certainement quel impact ces élections et un éventuel changement de gouvernement pourraient avoir sur la présidence espagnole.
Par ailleurs, votre présidence se déroule dans un contexte de très grande incertitude, marqué par le conflit en Ukraine, la situation économique en Europe et la crise énergétique.
Face à ces défis, la devise qui a été choisie par votre pays, « l'Europe, plus proche », traduit une ambition de proximité humaine, politique et institutionnelle, que notre commission partage.
Les quatre grandes priorités de la présidence espagnole sont les suivantes :
- réindustrialiser l'UE et garantir son autonomie stratégique ouverte ;
- faire progresser la transition écologique et l'adaptation environnementale ;
- promouvoir une plus grande justice sociale et économique ;
- renforcer l'unité européenne.
Nous savons que votre présidence sera très attentive non seulement à assurer la sécurité en Europe, qui apparaît comme un besoin fondamental, au vu de la guerre menée par la Russie contre l'Ukraine, mais aussi à y conforter la croissance : la réindustrialisation de l'Europe est l'une de vos priorités, en même temps que les transitions écologique et énergétique. Nous sommes toutefois inquiets, ici au Sénat, de l'articulation entre la transition écologique prévue par le Green Deal et la croissance, notamment en matière agricole : plusieurs évaluations prévoient en effet que le verdissement de l'agriculture va entraîner un recul sensible de la production, de 5 à 20 %, ce qui met en péril l'autonomie alimentaire européenne, dont la guerre en Ukraine montre l'importance. L'Espagne, qui est aussi un grand pays agricole, entend-elle faire de la souveraineté alimentaire une priorité pour l'Union européenne ?
Qu'en est-il à cet égard des risques, notamment sur l'élevage européen, que pourrait faire peser l'accord commercial de l'UE avec les pays du Me, dont l'Espagne a fait une priorité ?
Nous relevons aussi l'ambition espagnole de réindustrialiser l'Europe pour garantir son autonomie stratégique. C'est une ambition que nous partageons aussi.
Votre pays s'engage également à promouvoir une plus grande justice sociale et économique : sur ce sujet, auquel la France est très attachée, pourriez-vous nous préciser quelles options la présidence espagnole envisage ?
Enfin, la présidence espagnole entend mettre l'accent sur l'unité de l'Europe.
Des discussions difficiles devraient commencer sous votre présidence, notamment sur la réforme de la gouvernance économique, le budget européen et la réforme du cadre financier pluriannuel, ou encore sur une éventuelle ouverture des négociations d'adhésion à l'Ukraine, à la Moldavie et peut être à la Géorgie. Nous avons aussi noté que la Hongrie et la Pologne n'ont pas souscrit aux conclusions du Conseil européen sur le sujet migratoire qui est pourtant prioritaire aussi pour l'Espagne, pays de première entrée. Ce ne sera pas chose aisée de préserver l'unité des Européens sur ces dossiers très sensibles.
Car, comme l'a dit l'écrivain espagnol Cervantès, « deux moineaux sur le même épi ne sont pas longtemps unis ».
Nous comptons donc beaucoup sur l'Espagne pour préserver l'unité des Européens face à ces défis.
S.E. M. Victorio Redondo Baldrich, ambassadeur d'Espagne en France. -Merci Monsieur le Président, Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs, c'est toujours un plaisir et un privilège, en tant qu'Ambassadeur d'Espagne en France, d'être entendu par la Chambre haute, qui est l'un des deux piliers du pouvoir législatif en France, ainsi qu'un symbole de la souveraineté populaire et de l'importance des territoires.
Je voudrais vous remercier, Monsieur le Président, de m'offrir la possibilité de m'exprimer davant la commission des affaires européennes à l'occasion de la présidence espagnole du Conseil de l'UE. Dans mon intervention, que je voudrais brève mais complète, je vais essayer d'aborder les priorités de cette présidence.
Tout d'abord, je voudrais remercier la présidence sortante, la Suède, pour son travail remarquable pendant ces six derniers mois.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, et comme vous le savez, je rappellerais que le Président du Gouvernement espagnol a convoqué des élections législatives le 23 juillet. Comme celui-ci l'a dit, et comme le Président du Conseil européen, Charles Michel, l'a confirmé lors de sa récente visite à Madrid, les élections prévues durant notre présidence ne vont altérer ni le programme ni les priorités, ni les compromis que l'Espagne a acceptés, ses hommes politiques et ses fonctionnaires y veilleront.
Notre engagement, en tant que grand pays membre, envers l'UE et ses institutions est total, et cette présidence est, bien entendu, une responsabilité d'État qui dépasse les clivages conjoncturels du jeu politique.
Cela dit, l'Espagne assume la présidence du Conseil pour la 5ème fois depuis son adhésion à l'UE en 1986. Je crois pouvoir dire que les précédentes ont été des succès, et j'espère que celle-ci le sera aussi.
Chaque présidence a connu ses défis. L'Espagne, comme la Suède avant elle, et la France auparavant, assure cette présidence à un moment clé de l'histoire de l'Europe, où les circonstances actuelles, inattendues il y a peu, nous pousseront à traiter, dans les six mois à venir, des questions qui ont toutes trait à la place de l'Europe dans un monde en transformation, telles que le soutien à l'Ukraine, l'autonomie stratégique, l'unité face aux menaces, le renforcement de la démocratie, la transition énergétique et la nouvelle géopolitique.
Nous avons devant nous encore plus de challenges qu'auparavant, internes et externes, mais, hélas, avec la moitié de temps pour y faire face. La bonne nouvelle est que nous avons gagné en détermination, et ce sentiment puissant est la force qui peut nous aider à contribuer, modestement, à la grandeur de l'Europe.
La devise que le gouvernement espagnol a choisie pour cette Présidence est, vous l'avez citée : « L'Europe, plus proche », « Europa, más cerca ». C'est un slogan sujet sans doute à plusieurs interprétations, mais l'idée que nous voulons faire passer, c'est que nous vivons un moment où le rapprochement, que ce soit humain, politique ou institutionnel est fondamental pour rassurer nos citoyens face à l'incertitude, et pour porter le projet européen plus loin dans son esprit et dans sa réalité.
Bien entendu, la présidence ne peut pas tout. Mais je crois modestement que la grande force de l'Espagne en Europe, c'est sa volonté de travailler pour trouver des accords, des consensus qui permettent à l'Europe d'avancer.
Je vais présenter, car c'est mon devoir, les priorités affichées de cette présidence, mais ensuite, je parlererai, si vous le permettez, de certains sujets qui sont tout aussi importants, voire plus, car ils vont marquer cette présidence. En effet, l'Ukraine, la migration et l'asile, le Pacte de stabilité, la gouvernance et le futur de l'Europe ainsi que son élargissement devront être abordés.
Nos priorités, que vous pouvez consulter sur le programme officiel de la Présidence, sont au nombre de quatre.
La première vise à réindustrialiser l'Europe et garantir une autonomie stratégique ouverte, sujet qui occupe et préoccupe l'Espagne, comme la France aussi, qui mène depuis longtemps une bataille contre la désindustrialisation, la délocalisation et la perte de compétitivité.
L'Espagne est en même temps consciente que l'ouverture internationale a constitué l'un des principaux leviers du progrès. Cette ouverture a généré de la prospérité, mais a eu également des conséquences négatives, comme une hausse des inégalités en raison de la concurrence sans limite. Ainsi, les délocalisations ont fait perdre à l'Europe des industries dans des secteurs stratégiques et ont eu des conséquences sérieuses sur l'ensemble de notre architecture économique, ainsi que sur notre cohésion territoriale.
En tant que sénatrices et sénateurs, vous connaissez mieux que personne cette problématique. Cette situation a généré une « dépendance excessive » de l'Europe par rapport à d'autres acteurs internationaux dans des domaines essentiels comme la santé, l'énergie, la technologie numérique et l'alimentation. Afin d'affronter ces défis, la présidence espagnole entend promouvoir les dossiers visant à revitaliser les industries stratégiques en Europe. Dans cet esprit, également, nous renforcerons notre collaboration avec des pays tiers, toujours dans le but d'associer l'autonomie stratégique et l'ouverture stratégique.
L'Espagne préconisera pour l'UE une autonomie stratégique ouverte, centrée sur les domaines qui ont une incidence sur le quotidien des citoyens. C'est un vaste sujet qui a des implications économiques, industrielles, commerciales et géopolitiques. Il s'agit de consolider notre marché et d'élargir le rayonnement économique et commercial de l'Europe par le biais de sa politique étrangère et commerciale, j'y reviendrai tout à l'heure.
La deuxième priorité est d'avancer dans la transition écologique. Pour la présidence espagnole, l'adaptation au changement climatique est, à la fois, un devoir moral et une obligation légale. Nous considérons qu'elle représente aussi une opportunité de croissance et de progrès, qui réduira la dépendance énergétique, ainsi que la facture électrique et les importations des combustibles fossiles, tout en rendant les entreprises plus compétitives et en créant plus d'emplois.
À ce titre, il convient de réduire le prix de l'électricité en achevant la réforme du marché électrique, initiée pendant la présidence précédente, et en dotant de plus de stabilité le système, qui s'est révélé extrêmement volatile depuis le début de la guerre en Ukraine, en février 2022.
L'Espagne a pour ambition d'accélérer les négociations sur les derniers dossiers du paquet Fitfor55, et sur le paquet gazier mais aussi sur d'autres textes tels que les initiatives en matière de réduction des déchets d'emballages et des plastiques à usage unique, de réparation des produits et de nouvelle génération de combustibles écologiques. Nous soutiendrons la mise en oeuvre de l'agenda vert. Il est question, en somme, d'une réforme du système énergétique européen dans le but de réduire ses vulnérabilités.
En outre, l'Espagne encouragera l'application des Objectifs de Développement Soutenable (ODS) des Nations Unies, ainsi qu'une reprise socio-économique juste et soutenable pour tous.
Le troisième pilier de notre présidence va être la justice sociale et économique. En effet, la Présidence espagnole veillera à la promotion d'une plus grande justice sociale visant à ce que la richesse générée profite à tous les citoyens, tout en combinant une économie plus compétitive.
Pour ce faire, il faut une révision adéquate du cadre financier pluriannuel 2021-2027, sur lequel je reviendrai après plus en détails. Dans ce but, nous essayerons de faire progresser les initiatives et les objectifs fixés par le plan d'action sur le socle européen des droits sociaux, favorisant la prise en compte des questions sociales, notamment d'emploi, dans le cadre du Semestre européen.
La présidence se consacrera également à l'extension des droits des travailleurs et au soutien d'autres initiatives comme les soins de longue durée, la protection des personnes sans abri, la création de la carte européenne pour les personnes handicapées, ou la consolidation de la réglementation concernant le revenu minimum. Dans ce même cadre, la présidence veillera à la création de nouvelles opportunités pour la jeunesse.
La présidence espagnole visera également à renforcer l'Europe de la santé, tout en promouvant les soins primaires et les traitements chroniques à échelle européenne, ainsi qu'en encourageant le débat sur la santé mentale dans l'Union, sans oublier la santé animale et environnementale.
La présidence espagnole mettra aussi l'accent sur la cohésion territoriale, avec notamment les questions liées au dépeuplement et aux zones rurales et maritimes.
La quatrième priorité sera le renforcement de l'unité européenne. Pour faire face au contexte que nous vivons, l'Europe doit renforcer son unité. Ceci vaut notamment pour l'UE, mais aussi pour les pays amis et associés qui n'en sont pas membres.
Dans ce contexte, nous reconnaissons l'importance de l'initiative française concernant la Communauté politique européenne, car le renfort des mécanismes d'unité ne doit pas porter seulement sur l'intégration. Notre force est dans les débats qui visent à plus d'unité, malgré les différences. Ceci implique une mise en valeur de nos principes, tout en renforçant la protection de l'État de droit et des fondements de la démocratie.
Plus concrètement, nous essayerons de compléter le Pacte Asile et Migration, dont je parlais à l'instant, et de renforcer l'Espace de liberté, de sécurité et de justice, tant dans sa dimension intérieure qu'extérieure.
Nous travaillerons aussi pour la promotion d'une Europe des citoyens, en élargissant leurs moyens de participation. C'est le moment de rapprocher, encore davantage, les institutions des citoyens.
D'un point de vue plus technique, l'Espagne préconisera un approfondissement du marché intérieur, l'achèvement de l'union bancaire et le développement d'un agenda de finances soutenables. Également, nous travaillerons pour la consolidation des instruments communs, comme les fonds Next Generation EU.
D'un point de vue plus général, l'Espagne préconisera l'optimisation des processus de prise de décision.
Voilà présentées les priorités affichées de cette présidence.
Monsieur le Président, Mesdames et messieurs les sénateurs, permettez-moi quelques minutes de plus pour aborder certains sujets qui sont cruciaux pour l'avenir immédiat de l'UE, et qui font référence à des aspects fondamentaux de notre vie politique communautaire, et de la vie des citoyens.
En premier lieu, l'Ukraine. Parler de l'Ukraine revient à aborder plusieurs sujets en même temps. Tout d'abord, celui de l'autonomie stratégique de l'Europe, que ce soit en matière de sécurité et défense, d'énergie, et de positionnement géopolitique au sein de notre propre continent. Mais avant tout, celui du soutien à l'Ukraine.
Pendant sa visite à Kiev le 1er juillet dernier, le Président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez, s'est entretenu avec le Président Zélensky et s'est adressé au parlement ukrainien. Il a clairement dit que nous soutiendrions l'Ukraine jusqu'au bout, jusqu'à la victoire finale. Il a aussi déclaré que seule l'Ukraine pouvait fixer les conditions et les échéances d'une éventuelle négociation de paix avec la Russie.
Le plan de dix points présenté par le président Zélensky est notre document de base pour mener, le moment venu, les négociations. Dans cet esprit, la présidence espagnole va contribuer à l'action commune de l'UE face à l'agression illégale de la Russie, en redoublant d'efforts, conjointement avec des États tiers, pour garantir le soutien international nécessaire à nos objectifs.
Évoquer l'Ukraine appelle aussi à aborder le sujet, toujours délicat, de l'élargissement. Désormais, l'Ukraine, comme la Moldavie, sont des pays candidats à l'adhésion. Je mentionne à ce sujet le rapport annuel de la Commission, dit « rapport annuel de progressions des pays candidats ».
Notre idée est d'aboutir à des conclusions réalistes sur les perspectives d'élargissement. Nous essaierons, dans la mesure du possible, de convoquer des conférences intergouvernementales avec ces pays-là, pour aborder les divers chapitres de la négociation et entamer l'ouverture des négociations avec l'Ukraine et la Moldavie. Nous devrons toutefois attendre le rapport de la Commission.
Cela faisant, on ne doit pas oublier les Balkans occidentaux, dont l'importance géopolitique pour la cohésion de l'Europe ne doit pas être sous-estimée.
Ceci est un bon exemple de l'accélération nécessaire de la politique par la force des faits.
Si nous parlons d'élargissement, nous ne pouvons pas ne pas parler de l'avenir de l'Europe. La présidence cherche à approfondir le débat sur les dénommées « clauses passerelles » pour étendre le recours à la majorité qualifiée, que ce soit en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) comme pour d'autres politiques européennes clés, comme la politique fiscale.
Ce débat fera partie d'un autre, plus large, qui portera sur la dynamisation des processus de prise de décision de l'UE et sur sa capacité de réponse face à des crises futures. Nous ferons aussi le suivi de toutes les initiatives liées à la Conférence sur l'avenir de l'Europe et la réforme des Traités.
Ensuite, Monsieur le Président, je voudrais parler brièvement de la migration et de l'asile. Il s'agit sans doute d'un sujet aussi important que délicat, qui conditionne énormément le débat politique en Europe. Les positions des États membres sont diverses, et parfois, controversées. À la présidence donc de mettre du sien pour les rapprocher, afin d'atteindre une solution acceptable par tous.
Beaucoup de chemin a été fait pendant la présidence sortante. L'essentiel a déjà été négocié, grâce à son travail efficace. Il s'agit de trouver, en somme, un point d'équilibre pour la politique migratoire de l'UE, sur deux dimensions différentes. L'une intérieure, qui cherche à établir un dispositif légal de gestion migratoire et frontalière, avec un fonctionnement adéquat du système commun européen d'asile. L'autre extérieure, qui relève de la politique extérieure de l'UE et qui vise le contrôle des flux migratoires, en coopération avec les principaux pays d'origine et de transit.
La dimension intérieure cherche l'équilibre entre responsabilité et solidarité. Une feuille de route a été élaborée par le Parlement européen et les différentes présidences, afin de parvenir à un accord avant la fin de cette mandature européenne autour trois piliers législatifs : le Règlement de gestion de l'asile et la migration, qui consacre un mécanisme de solidarité obligatoire, stable et prédictible ; ii) le Règlement de la procédure d'asile, qui renferme la question épineuse de la procédure obligatoire à la frontière et le concept « de pays tiers sûr ». iii) le Règlement des Crises, toujours en discussion au Conseil.
La dimension extérieure implique un approfondissement de la « diplomatie migratoire communautaire ». C'est à ce titre que la Présidente de la Commission s'est rendue le mois dernier en Tunisie avec la première ministre italienne, Mme Meloni et le premier ministre néerlandais, M. Rutte.
Ces dernières années, l'action extérieure des diverses agences impliquées dans la gestion des migrations s'est développée, notamment celle de Frontex.
Nous avons réussi à concrétiser le soutien financier à ces actions. Pendant les deux dernières présidences, nous avons progressé dans la gestion des crises, notamment grâce à des plans d'action proposés par la Commission.
Un autre sujet important est celui de l'énergie. En matière d'énergie, je voudrais souligner trois priorités : disposer d'une énergie sûre, durable et abordable, décliner le principe de l'autonomie stratégique ouverte à l'énergie et décarboner l'économie.
Pour le premier point, nous souhaitons garantir une énergie sûre à travers trois principes directeurs : promouvoir l'investissement dans les énergies renouvelables, garantir l'approvisionnement par des mesures liées au stockage, à la gestion de la demande et au marché de capacité et enfin orienter les prix de l'électricité vers la moyenne des coûts de production.
En ce qui concerne le premier principe, nous ne pouvons pas remplacer la dépendance au pétrole et au gaz par une dépendance aux matières premières critiques essentielles pour la transition énergétique, telles que le nickel, le lithium ou le cobalt.
A ce sujet, nous voulons achever avant la fin de l'année l'examen du règlement sur les matières premières critiques.
En ce qui concerne la décarbonation, nous envisageons, sous notre présidence, de parvenir à un accord sur le paquet hydrogène et gaz (directive et règlement), qui s'inscrit dans le cadre du Paquet « Fit for 55 ». Il organise le développement du marché du gaz et de l'hydrogène dans l'économie européenne, en tenant compte des objectifs de réduction des gaz à effet de serre, pour la prochaine décennie.
Un autre sujet est celui de la gouvernance économique et du cadre financier pluriannuel.
Dans le domaine économique, l'Espagne souhaite poursuivre les travaux qui ont pour objectif d'établir une gouvernance économique et financière mieux adaptée aux besoins des États membres et un renforcement des liens commerciaux avec des partenaires stratégiques, dont l'Amérique latine.
Les dossiers européens en cours de discussion définiront le cadre économique et budgétaire de l'UE au cours des dix prochaines années.
Concernant la gouvernance économique, la révision du Pacte de Stabilité et de Croissance est déjà bien entamée. Un accord doit être trouvé avant la fin de l'année 2023.
Il est fondamental d'y parvenir, l'objectif étant d'aboutir à un mécanisme d'évaluation de l'endettement des États membres plus simple, plus transparent et plus efficace.
D'une part, les États membres doivent mettre en oeuvre les réformes nécessaires pour aboutir à un niveau d'endettement public soutenable. D'autre part, ils doivent disposer d'une marge budgétaire suffisante pour réaliser les investissements nécessaires à la transition énergétique et à la souveraineté industrielle de l'UE.
La révision de la gouvernance économique est un dossier central de la présidence espagnole du Conseil Européen.
La révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel 2021-2027 est également nécessaire pour permettre les transformations industrielle, énergétique et numérique qui font partie des objectifs prioritaires de l'UE.
La Commission européenne a modifié sa proposition initiale d'un Fonds de Souveraineté au profit d'un instrument nommé STEP (Strategic Technologies European Platform). L'objectif essentiel de cette éventuelle nouvelle capacité financière serait de renforcer l'autonomie stratégique de l'UE et de réduire sa dépendance externe dans des domaines cruciaux.
Le Conseil discutera de la promotion de projets européens dans les domaines des batteries, de l'hydrogène, des semi-conducteurs et des matières premières rares. Il y aura aussi une nouvelle facilité pour l' Ukraine qui sera discutée dans cette enveloppe. Reste à définir le mode de financement, le schéma appliqué au projet NextGenerationEU pouvant servir de modèle.
Je voulais aussi faire un point sur la politique de concurrence et contrôle des aides d'État. Il s'agit d'un dossier où la Commission européenne est la première compétente, mais la Présidence espagnole accompagnera le débat au sein du Conseil.
L'objectif est de faciliter le déploiement efficace des Projets Importants d'Intérêt Européen Commun (PIIEC), tout en respectant les règles du marché unique.
En tout cas, l'Espagne est attachée à faire avancer ce dossier, d'une importance particulière, puisqu'il s'agit de rendre compatible une flexibilité accrue des aides d'État avec le maintien de l'intégrité du marché unique européen.
Concernant la politique commerciale, les relations de l'UE avec le reste du monde sont une pièce fondamentale de l'autonomie stratégique ouverte et de la diffusion des valeurs européennes chez les principaux partenaires commerciaux.
a présidence espagnole du Conseil souhaite dynamiser les discussions et accélérer l'adoption des traités de libre-échange en cours de discussion, avec l'Australie et l'Inde, et trouver des solutions définitives aux différends avec les États-Unis.
Mais c'est avec nos partenaires de l'Amérique latine que l'Espagne souhaite davantage faire avancer les dossiers en cours. Il s'agit d'un sous-continent qui est appelé à jouer un rôle fondamental dans les chaînes d'approvisionnement de matières essentielles pour la transition énergétique de l'UE. L'approfondissement des relations avec l'Amérique latine doit être un objectif stratégique de premier ordre pour l'UE.
Ainsi, nous souhaitons avancer vers la signature et la ratification des textes visant à moderniser les Accords d'association UE-Mexique et UE-Chili.
En outre, un accord de principe a été trouvé entre l'UE- et le Mercosur en 2019. Il suscite à présent des doutes quant aux engagements environnementaux de certains des pays impliqués.
La Commission européenne présenta aux États membres de l'UE et aux pays du Mercosur, en avril 2023, un Instrument Conjoint Additionnel (ICA) qui vise à renforcer les engagements de tous les signataires en matière environnementale et à permettre l'acceptation de l'accord par certains États membres qui se montrent encore réticents, dont la France.
Ce document détaille les engagements en matière de lutte contre la déforestation, de droits des travailleurs et de respect de l'Accord de Paris. Il ne prévoit certes pas de sanctions en matière de préférences commerciales.
À ce stade, Mesdames et messieurs, les pays du Mercosur n'ont pas encore réagi à cette proposition. Le souhait de la Présidence espagnole serait d'annoncer un accord définitif au cours du sommet UE-CELAC qui se tiendra à Bruxelles les 17 et 18 juillet prochains.
Une fois que la proposition des pays sud-américains sera connue, il sera possible d'établir un nouveau calendrier de négociation sous présidence espagnole. Dans tous les cas, l'Espagne a l'intention de donner un élan décisif à ce dossier, car il est important d'un point de vue économique et commercial, mais fondamental d'un point de vue géostratégique.
Là où l'Union Européenne ne sera pas présente, d'autres puissances, parfois avec des valeurs différentes des siennes, le seront.
J'aborderai pour finir le sujet de l'agriculture. L'UE est le premier producteur mondial de denrées alimentaires. Elle a une grande responsabilité en matière de sécurité alimentaire, associée à la réalisation des objectifs de développement durable.
La présidence espagnole poursuivra le travail fait contre les distorsions du marché découlant d'événements récents. Nos priorités dans ce domaine sont les suivantes :
- travailler sur l'autonomie stratégique ouverte des systèmes agroalimentaires, qui est l'un des quatre domaines du projet « Open Strategy Autonomy » ;
- stimuler et promouvoir les technologies au sein du secteur agroalimentaire, permettant à l'agriculture du 21ème siècle de produire avec moins d'intrants et de s'adapter au défi du changement climatique en réduisant notre dépendance à l'égard des importations ;
- garantir et améliorer ensemble la sécurité alimentaire, la santé et la sécurité et la protection de l'environnement. Plusieurs dossiers législatifs relèvent de ce domaine, tels que le bien-être des animaux et l'utilisation durable des produits phytopharmaceutiques ;
- souligner l'importance du milieu rural en tant que colonne vertébrale sociale, territoriale et économique de l'UE et l'importance de la politique agricole commune (PAC) ;
- donner de la visibilité au monde rural, en travaillant sur la vision à long terme des zones rurales européennes lors de la conférence de haut niveau « Shaping the future of rural areas » sur ce sujet.
Monsieur le Président, Mesdames et messieurs les sénateurs, je crains d'avoir été un peu long, et je vous prie de m'en excuser, mais il me semblait important d'aborder les différents sujets à l'agenda, avec un peu de perspective et d'approfondissement.
Je suis à votre disposition pour toute question et je vous remercie, encore une fois, de votre accueil.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci Monsieur l'Ambassadeur pour ce propos très précis. Vous avez abordé tous les sujets évoqués dans mon propos introductif. Je laisse la parole à mes collègues sénateurs qui souhaiteraient réagir.
M. Claude Kern. - Il y a un point sur lequel j'aimerais revenir, concernant le deuxième objectif que vous avez évoqué, celui de la transition écologique et notamment son volet énergétique. Vous n'avez pas mentionné une technologie chère aux français mais qui risque de faire encore débat lors des prochains sommets : il s'agit de l'énergie nucléaire. En effet, vous avez parlé d'une énergie sûre, durable et abordable, ainsi que des enjeux de décarbonation. La France et l'Espagne ont un avis très différent sur ce sujet : quelle est la position actuelle de votre pays ? Pourrait-elle changer ?
Ensuite, en ce qui concerne l'élargissement, quelle est la position de l'Espagne par rapport à la situation de la Géorgie ?
M. Didier Marie. - Monsieur l'ambassadeur, merci pour votre propos précis et particulièrement intéressant. Je me félicite des orientations que vous avez mentionnées, extrêmement encourageantes sur les aspects sociaux et environnementaux, pour la présidence espagnole. Je salue également vos priorités en matière de justice fiscale et de lutte contre l'évasion fiscale.
J'aimerais évoquer trois points. Tout d'abord, vous ne faites pas mention de la fin des négociations sur la directive concernant le devoir de vigilance des multinationales et des grandes entreprises, alors que nous arrivons au bout des négociations et qu'il devrait revenir à la présidence espagnole de conclure celles-ci. Dans quelles mesures pensez-vous aboutir ?
Ensuite, en ce qui concerne le cadre financier pluriannuel et sa révision qui devrait intervenir prochainement, la Commission annonce des négociations sur la mise en oeuvre d'une taxe à 0,5 point sur les profits des grandes multinationales. Cette taxe s'ajouterait au produit de la taxe carbone et des ETS, ce qui porterait le montant des ressources nouvelles propres à 36 milliards d'euros afin de rembourser la dette contractée durant la crise Covid. Ceci étant, j'ai le sentiment qu'il manquera des ressources propres et je voudrais connaitre la position de la présidence espagnole sur les négociations qui vont s'ouvrir sur ce sujet et sur la perspective de la création d'autres ressources propres qui ont pu être évoquées, notamment la taxe sur les transactions financières.
Enfin, vous avez parlé de l'accord UE/Mercosur et de l'actualité à ce sujet entre l'Union européenne et le Brésil. Le round de négociation du 30 juin dernier a été annulé par les États d'Amérique du Sud. Une nouvelle rencontre est prévue prochainement avec un sommet des chefs d'Etat le cas échéant. J'ai noté que le président Lula voulait revenir sur certains aspects de la négociation, notamment sur l'ouverture des marchés publics brésiliens aux entreprises européennes qu'il considère trop large, ce qui rouvrirait la totalité de la négociation. En outre, vous avez mentionné l'hypothèse du protocole additionnel sur l'environnement que propose l'UE. Je soulignerais qu'il n'est pas contraignant, ce qui inquiète grand nombre de nos ressortissants. Comment envisagez-vous la suite de la négociation à ce sujet ?
Un dernier point, au sujet de l'élargissement : l'Espagne a une position particulière avec quelques autres États membres à l'égard du Kosovo. Votre pays serait-il prêt à envisager la reconnaissance politique du Kosovo dans le cadre de la politique d'élargissement des Balkans ?
Mme Pascale Gruny. - Je souhaite aborder tout d'abord le sujet du paquet pharmaceutique que la Commission européenne a présenté en avril dernier et dont l'objectif est de faciliter l'accès aux médicaments. Vous savez que nous connaissons une pénurie de médicaments importante, mais la Commission a tardé à présenter ce paquet pharmaceutique et il est peu probable qu'il puisse être adopté avant la fin de sa mandature. Néanmoins, il s'agit d'un sujet extrêmement important pour nos concitoyens, et nous souhaiterions que la future Commission puisse le reprendre ; c'est pourquoi je souhaiterais connaitre la position de la présidence espagnole sur le sujet. Entend-elle se saisir de ce paquet pharmaceutique pour tenter de faire progresser les débats ?
Un deuxième sujet concerne les travailleurs de plateformes. Nous étions allés avec le Président Jean-François Rapin à Madrid, où nous avions pu constater les fortes avancées de l'Espagne sur ce sujet, néanmoins ce n'est pas le cas dans tous les États membres. En France notamment, la situation est plus compliquée. En revanche, les attentes sont fortes et je souhaiterais savoir si la question des travailleurs de plateforme est un sujet qui mobilisera votre présidence.
Enfin, pour compléter les propos préalables concernant le Mercosur, je souhaiterais relayer l'inquiétude de nos agriculteurs. Tout d'abord vis à vis des normes environnementales que leur impose l'Union Européenne : ils ne comprennent pas que l'on puisse faire rentrer des produits qui ne respecteraient pas ces normes, ce qui semble de fait très injuste. Il faut également prendre en compte que la politique agricole commune indemnise de moins en moins les agriculteurs, or, par le passé, l'acceptation de certains accords était facilitée par la mise en place de compensations. Aujourd'hui, les subventions sont de plus en plus liées à un verdissement considéré comme trop intense et trop rapide, alors que les agriculteurs adaptent progressivement leurs pratiques depuis trente ans. C'est un sujet qui doit nous appeler à être très prudents.
M. Jean-François Rapin, président. - Concernant la transition écologique et l'adaptation environnementale, j'attire aussi l'attention sur l'enjeu des ressources en eau qui devient prégnant. Si le sujet était départemental, il commence à être appréhendé à l'échelle nationale et, à mon sens, il a également une dimension européenne.
M. Jean-Michel Houllegatte. - En ce qui concerne la révision du marché de l'électricité, l'Espagne s'est démarquée avec le « modèle ibérique ». J'aurais aimé savoir quelle est la position officielle de l'Espagne dans le cadre des négociations qui vont s'ouvrir pour réformer le marché de l'électricité.
S.E. M. Victorio Redondo Baldrich, ambassadeur d'Espagne en France -Merci pour ces questions. Certains points sont très spécifiques, et je pourrais vous informer plus amplement par écrit si mes réponses ne sont pas complètes sur certains sujets.
En ce qui concerne le nucléaire, les négociations ont été menées pendant la présidence suédoise et les débats ont été riches au Conseil. Nous avons souvent considéré qu'il y avait deux groupes d'États : les États défendant une ligne plus ferme souhaitant distinguer les énergies vertes des énergies « bas carbone », d'une part, et les États qui, comme la France, considèrent que les énergies « bas carbone » méritent d'être considérées comme vertes, d'autre part. Il a d'abord été question d'inclure le nucléaire dans la taxonomie européenne. Ces négociations ont été importantes, nous sommes arrivés à un équilibre. L'Espagne en tant qu'État comprend bien que la France a pris des décisions en faveur du nucléaire. Nous ne souhaitons pas aller à l'encontre de ce choix : il est primordial de prendre en compte les intérêts de tous les pays. Néanmoins, nous ne pouvons considérer que le nucléaire est une énergie verte complètement renouvelable, notamment en raison de la problématique des déchets. Une différence de traitement se justifie donc et nous avons, à mon sens, trouvé un moyen de le faire. Établir un parallèle complet entre énergie verte et énergie « bas carbone » revenait à prendre le risque de décourager tous les efforts de transition écologique demandés aux États-membres : le renouvelable doit absolument constituer une alternative d'avenir.
Pour l'élargissement, nous attendons le rapport de la Commission qui déterminera quels États sont prêts pour aller de l'avant et quels autres doivent continuer les réformes. Sans cela, nous ne pouvons pas avoir de position concernant la Géorgie et les autres États candidats. Derrière l'élargissement, il y a une question politique. C'était déjà le cas dans les années 2000. Néanmoins, nous devons garder un équilibre entre, d'une part, la question politique et les symboles, et d'autre part, le besoin de garantir une adhésion cohérente. Nous suivrons sur ce point la Commission tout en ne négligeant pas les aspects politiques. La position de l'Espagne sera de faire passer un message très clair concernant la nécessité d'approfondir les questions comme la démocratisation de la société, l'adaptation de l'économie, des institutions et du système judiciaire ou encore la lutte contre la corruption. Tous ces éléments sont essentiels pour l'Europe de l'avenir. Nous ne pourrons pas bâtir l'Europe sur des fondements faibles.
Concernant la taxation des multinationales, c'est un sujet important que je maîtrise mal et sur lequel nous vous fournirons des informations précises prochainement. De manière générale, nous considérons que nous avons besoin de plus de ressources propres, mais je ne connais pas la position de la présidence espagnole concernant celle-ci.
Beaucoup de vos questions portaient également sur le Mercosur, c'est un sujet très intéressant et important. En effet, il met en jeu des aspects géopolitiques, des intérêts agricoles, sociaux, etc. Ce sont des intérêts que la France et l'Espagne pourront partager car nous avons une population d'agriculteurs très sensible sur le sujet. Nous comprenons la position de la France et les soucis des agriculteurs : il n'est pas souhaitable d'établir un système de double standard en matière d'importations. Nous soutenons à cet égard la Commission et le document présenté afin d'approfondir les aspects environnementaux de l'accord. Néanmoins, notre position est de dire que nous ne pourrons rester dans l'attente indéfiniment. Nous devons travailler, trouver des solutions, échanger avec les États d'Amérique latine. Même en Amérique latine, il y a des positions différenciées, et le président Lula souhaiterait renégocier certains aspects de l'accord. Le temps avance très rapidement en matière géopolitique : toutes les décisions doivent être prises dans une perspective stratégique. La guerre en Ukraine a montré que l'Europe doit faire face aux défis immédiatement. Ce que nous demanderons au prochain sommet des chefs d'Etat ou de gouvernement des 17 et 18 juillet à Bruxelles, ne sera pas d'aboutir à un accord mais de convenir de l'importance d'un tel accord et du chemin à parcourir. Il serait souhaitable de sortir du sommet avec une feuille de route et une échéance claire.
Sur le Kosovo, l'Espagne ne reconnait pas le Kosovo mais nous favorisons les rapports entre la Serbie et le Kosovo. Les Balkans occidentaux sont une région essentielle pour l'Europe dont la stabilité est cruciale. La présidence de l'UE sera évidemment assurée en laissant de côté nos intérêts nationaux, qu'il revient à notre délégation de défendre.
En ce qui concerne le domaine pharmaceutique, la santé est un domaine très important pour nous. Après la pandémie, nous avons effectivement constaté une dépendance en matière sanitaire. Nous avons très rapidement renforcé nos capacités : la réponse européenne a été à la hauteur de l'enjeu même s'il reste beaucoup à faire. C'est pourquoi nous avons placé la santé dans les priorités de notre présidence. La santé est au coeur de notre définition de l'autonomie stratégique : tout ce qui a trait à ce domaine sera une priorité pour nous.
Enfin, les travailleurs de plateformes représentent un sujet très important en Espagne: les tribunaux ont reconnu le salariat de ces travailleurs et la protection juridique de ces travailleurs a été un sujet majeur du débat politique national. Nous devrions avoir les mêmes débats en Europe, car c'est un point faible de la protection sociale, recouvrant des situations de détresse, d'autant que ce sont majoritairement des jeunes qui travaillent pour ces plateformes. Nous avons vu en France combien le débat social est crucial. Tous les sujets sociaux vont devenir un élément essentiel de notre présidence. On ne peut appréhender l'Europe sans l'angle social, c'est pourquoi nous voulons une Europe proche de ses citoyens.
M. Jean-François Rapin président. - Merci beaucoup Monsieur l'Ambassadeur.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de Mme Laurence Boone, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée de l'Europe, à la suite du Conseil européen des 29 et 30 juin 2023
M. Jean-François Rapin, président. - Nous entendons maintenant Mme Laurence Boone, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée de l'Europe, qui va nous rendre compte de la récente réunion du Conseil européen, les 29 et 30 juin dernier, réunion que le chef de l'État a prématurément quittée en raison des violences urbaines qui secouaient notre pays. Je ne m'étendrai pas sur ces questions de politique intérieure, sinon pour regretter que l'image de la France en Europe se trouve une fois encore écornée, d'autant que la visite d'État du Président Macron en Allemagne a ensuite dû être reportée, quelques semaines après l'annulation de la visite du roi Charles III en France...
J'en reviens à la réunion du Conseil européen, qui s'est tenue en présence du Secrétaire général de l'OTAN et du Président Zelensky, dans le contexte nouveau résultant de la rébellion du patron du groupe Wagner, Evegueni Prigojine, qui a fait vaciller le Kremlin. Nous nous félicitons du contraste que cet épisode a donné à voir entre la fragilisation du pouvoir russe et l'unité constante du côté européen en soutien à l'Ukraine, mais, au-delà, nous serions intéressés de savoir quelle analyse faire du repli finalement effectué par M. Prigojine.
Concernant l'Ukraine, je vous avais fait part, lors du débat préalable au Conseil européen dans l'hémicycle du Sénat qui se tenait la veille d'un COREPER décisif, de notre inquiétude au sujet de la proposition législative européenne ASAP (Act in Support of Ammunition Production) destinée à accélérer la production de munitions, au vu du caractère très intrusif des pouvoirs que la Commission réclamait à cet effet, dans un domaine éminemment régalien. Pourriez-vous nous rassurer sur ce point, au-delà de la simple mention que nous avons relevée dans les conclusions du Conseil européen précisant que la réponse « aux besoins urgents de l'Ukraine en matière militaire » doit être apportée « sans préjudice du caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres et compte tenu des intérêts de tous les États membres en matière de sécurité et de défense » ?
Par ailleurs, le Conseil européen a confirmé la perspective de l'élargissement de l'Union européenne à l'Ukraine et à la Moldavie mais aussi aux Balkans occidentaux, qui attendaient sans doute un tel signal. Entre-temps, le Kosovo a été sanctionné et privé de subventions de l'UE pour les projets relevant du cadre d'investissement en faveur des Balkans occidentaux : pouvez-vous nous préciser sur quel fondement ont été prises ces sanctions dont les conclusions du Conseil européen ne présageaient pas, puisqu'elles se limitent à appeler à la désescalade entre le Kosovo et la Serbie ? Dans quelle mesure ces sanctions risquent-elles de mettre en péril la trajectoire européenne du Kosovo à moyen terme dans le but d'y ramener le calme à court terme ?
Comme attendu, concernant l'élargissement, le Conseil européen n'a malheureusement pas initié de débat à ce stade sur la capacité d'absorption de l'Union, capacité que j'avais interrogée lors de notre débat du 20 juin dans l'hémicycle. Mais il semble que ce débat s'amorce enfin : à l'ouverture du sommet des 27 à Bruxelles, le président du Conseil européen Charles Michel avait déclaré que le débat sur les réformes à mener pour intégrer l'Ukraine était désormais indispensable, tout en reconnaissant qu'il serait difficile ; et, en marge du Conseil européen, le Président de la République et le Premier ministre néerlandais Mark Rutte ont partagé un petit-déjeuner avec 8 autres chefs d'État ou de gouvernement pour entamer une réflexion sur ces réformes préalables à l'élargissement, tant en matière institutionnelle que sur le fond des politiques européennes. Pourriez-vous nous en dire plus sur le contenu de ces échanges, tenus en marge du Conseil européen ?
Concernant la relation entre l'Union européenne et la Chine, les conclusions du Conseil européen plaident pour des conditions de concurrence équitables, afin que la relation commerciale et économique soit équilibrée, réciproque et mutuellement bénéfique, et appellent à réduire les dépendances et les vulnérabilités critiques de l'Union envers la Chine, y compris dans ses chaînes d'approvisionnement. Le Conseil européen tempère toutefois en précisant que « l'Union européenne n'a pas d'intention de découplage ou de repli sur elle-même », ce qui sonne comme une concession faite à l'Allemagne dont le chancelier a récemment déclaré que ce découplage d'avec la Chine ne devait pas être organisé par les autorités publiques mais relevait des seules entreprises... N'y-a-t-il pas là une forme d'angélisme alors que, depuis, la Chine a demandé au Haut représentant, avec une semaine de préavis seulement, d'annuler sa visite et qu'elle a répliqué aux nouvelles restrictions néerlandaises sur l'export vers la Chine de puces avancées, en restreignant à son tour l'export vers l'Union européenne de deux matières premières indispensables aux transitions verte et numérique, et même à notre industrie de défense ? La divergence entre notre pays et l'Allemagne sur la relation avec la Chine est-elle selon vous irrémédiable ?
Enfin, sur le sujet migratoire, nous notons qu'il n'a pas été possible au Conseil européen de parvenir à des conclusions partagées. 25 pays ont soutenu les conclusions prévues encourageant l'action extérieure de l'Union pour juguler les flux migratoires, mais, malgré l'ajout d'un alinéa annonçant le renforcement du soutien aux pays qui accueillent des réfugiés ukrainiens, la Pologne et la Hongrie ne se sont pas ralliées au consensus. Cela signifie-t-il que la perspective de conclure le nouveau Pacte Asile etMigration, que la présidence espagnole affiche comme une priorité, est hors d'atteinte ?
Madame la Ministre, je vous cède la parole, dans l'espoir d'obtenir des réponses à toutes ces interrogations.
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée de l'Europe. - Je vous remercie de votre accueil. Le 20 juin dernier, j'ai pu présenter au Sénat les enjeux de ce Conseil européen et suis ravie de vous retrouver très rapidement pour vous rendre compte des principaux résultats obtenus et de la teneur des discussions.
Comme vous l'avez mentionné, la première partie du Conseil européen a été axée sur la situation en Ukraine et, en particulier, sur les questions de défense et de sécurité. Nous avons d'abord préparé les réunions des 11 et 12 juillet à Vilnius avec le Secrétaire général de l'OTAN. Lors de ces discussions, les États membres se sont engagés collectivement à ce que l'Union européenne puisse contribuer à la sécurité future de l'Ukraine en l'aidant à se défendre sur le long terme. L'objectif est évidemment de fournir un soutien et des garanties suffisamment solides pour dissuader toute agression ou tentative de déstabilisation de manière pérenne : le Président de la République avait évoqué ce point dans son discours de Bratislava le 31 mai dernier.
Ensuite, toujours sur l'Ukraine, la discussion a porté sur la livraison de matériels militaires. Comme vous le savez, il s'agit de répondre aux besoins des Ukrainiens sans pénaliser les nôtres : c'est dans ce sens que le Président de la République a souligné la nécessité de passer à une économie de guerre. Les chefs d'État ou de gouvernement souhaitent ainsi renforcer les capacités de production de l'industrie de défense européenne, en particulier à travers des achats conjoints prévus par le projet EDIRPA (European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act). Vous avez également mentionné, à juste titre, le projet de soutien à la production de munitions et de missiles (ASAP) qui vise à préserver les compétences nationales et les intérêts de nos industries. Par ailleurs, les chefs d'État ou de gouvernement ont demandé à la Commission de présenter des propositions concrètes d'ici la fin de l'année dans le cadre du programme européen d'investissement dans le domaine de la défense (EDIP).
L'examen de ce volet militaire nous a amenés à convenir de façon unanime que la stabilité de notre continent ne sera durablement assurée que lorsque nous aurons une famille européenne unie. Comme vous l'avez mentionné, lors du Conseil européen, des entretiens ont porté sur les progrès de l'Ukraine et de la Moldavie dans leur cheminement vers l'adhésion à l'Union européenne. Il a également été question de la nécessité de transformer l'Union européenne en prévision de l'arrivée de nouveaux États membres. Le petit-déjeuner en marge du Conseil européen, qui a retenu votre attention, a effectivement été l'occasion d'une réunion informelle visant à discuter de la meilleure manière de réussir l'adhésion des pays candidats et du soutien dont ils pourraient avoir besoin, notamment pour garantir durablement le respect de l'État de droit. Nous avons également évoqué les transformations nécessaires au sein de l'Union européenne en matière de politique, de budget et de gouvernance. D'autres réunions suivront. Tout d'abord, le groupe de travail franco-allemand mis en place avec mon homologue allemande devrait rendre ses conclusions - ou ses options - en septembre. Ensuite, il y aura le discours sur l'état de l'Union ainsi que le Conseil européen informel de Grenade, où le rapport sur l'élargissement sera officiellement présenté ; la décision d'ouvrir ou pas les négociations portant sur l'adhésion doit intervenir en décembre prochain.
J'en viens au très large volet économique traité lors de cette réunion du Conseil européen, dans le prolongement des décisions prises en février et mars sur les enjeux de compétitivité et de sécurité économique. Je propose de vous rendre compte des trois principaux piliers de ces discussions en commençant par la réforme du marché de l'électricité. Cette dernière est essentielle pour favoriser des prix plus bas et plus stables, tout en continuant d'investir dans des sources décarbonées. Le Conseil européen a décidé d'un calendrier ambitieux pour achever les négociations sur cette réforme le plus vite possible, avant la fin de l'année, afin de donner de la visibilité aux ménages ainsi qu'aux entreprises. La France continue d'être très attentive à la neutralité technologique entre les différentes sources d'énergies décarbonées, comme nous y avait invité la résolution du Sénat du 19 juin dernier.
En deuxième point, nos discussions ont porté sur la réforme des règles budgétaires qui sera évidemment importante pour encourager les investissements nécessaires à la transition écologique ou numérique et pour alimenter une croissance durable. Il s'agit également d'assurer la soutenabilité de nos finances publiques et, là aussi, les discussions sont encore en cours. Enfin, le troisième thème évoqué a été celui de l'accélération de la réindustrialisation du continent. L'idée est ici de préserver notre leadership dans l'innovation et, à ce titre, nous avons passé en revue certaines thématiques comme le cadre temporaire relatif aux aides d'État, le règlement européen sur les semi-conducteurs, le règlement sur les matières premières critiques et la législation sur l'industrie à zéro émission nette. Nous voulons promouvoir un choc de simplification, une réduction de la bureaucratie européenne ainsi qu'une politique industrielle moderne ciblée sur les secteurs stratégiques créateurs de croissance et d'emploi, tout en renforçant notre souveraineté technologique dans la décarbonation. Enfin, en complément de l'assouplissement des aides d'État, nous avons demandé plus de flexibilité ainsi qu'un Fonds de souveraineté européen pour les pays qui ont des marges de manoeuvre budgétaires limitées, de façon à éviter une fragmentation de l'Union européenne. Il nous a fallu beaucoup insister sur ce point pour que la Commission présente une proposition de fonds destinée à financer les investissements stratégiques dans l'ensemble de l'Union européenne.
Dans le domaine de la souveraineté, nos débats ont également concerné le secteur de la santé avec l'impératif d'assurer la production de médicaments essentiels sur le sol européen afin de prévenir les pénuries, ce sujet étant particulièrement sensible en France. En s'inspirant de la stratégie suivie en matière de puces électroniques, l'Union européenne - soucieuse de se montrer attentive à la vie quotidienne des citoyens - va se fixer des objectifs de production de médicaments et se doter des instruments nécessaires pour les réaliser.
S'agissant de la sécurité économique européenne et des problématiques liées, entre autres, à la Chine, il s'agit d'abord de protéger le marché intérieur contre la concurrence déloyale, d'exiger la réciprocité en matière d'ouverture des marchés publics, de nous prémunir contre l'achat d'entreprises stratégiques sur notre sol ou d'investissements qui nuiraient à notre souveraineté. Cela concerne par exemple la protection des données que nous produisons ainsi que la réglementation des transferts de technologies pour consolider l'indépendance de l'Union européenne.
Au-delà de ce volet économique, les chefs d'État ou de gouvernement ont consacré une partie importante de leurs échanges à la question des migrations. Pour porter un jugement équilibré, il faut reconnaître que nous avons réalisé beaucoup de progrès en ce qui concerne la dimension interne des migrations, avec l'accord qui a été trouvé sur les deux textes majeurs du Pacte Asile et Migration. Les discussions qui n'ont pratiquement pas progressé pendant dix ans ont finalement été débloquées sous la présidence française de l'Union européenne : traitant d'un sujet difficile, ces deux textes sont importants car ils renforcent les frontières extérieures, accélèrent le traitement des demandes d'asile et assurent notre sécurité. Cependant, comme vous l'avez signalé, les discussions entre les chefs d'État ou de gouvernement n'ont pas abouti à des conclusions consensuelles sur la question migratoire. C'est regrettable, car ce thème doit être abordé collectivement par les 27 États membres, aucun ne pouvant à lui seul faire face aux enjeux. Nous demeurons résolus à parvenir à conclure le Pacte Asile et Migration sous la présidence espagnole. Je rappelle qu'un nombre restreint de pays souhaitent continuer à débattre d'un accord qui convient à la majorité. Pour notre part, nous estimons qu'il s'agit de textes équilibrés qui prennent en compte la gestion des frontières extérieures, la situation des pays de première entrée et de ceux qui préfèrent, compte tenu de leurs capacités d'accueil limitées, opter pour des contributions financières.
Sur la dimension externe des migrations, les chefs d'État ou de gouvernement se sont engagés à poursuivre les travaux en s'efforçant de reproduire les progrès effectués avec la Tunisie à d'autres pays de la région.
J'en termine en abordant les relations extérieures de l'Union européenne. Comme vous le savez, beaucoup de discussions ont porté sur notre relation avec la Chine. Nous souhaitons d'abord qu'elle joue un rôle plus constructif dans le cadre de la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine, ensuite que nos échanges économiques soient plus équilibrés sans nuire à nos intérêts stratégiques, en particulier s'agissant de notre sécurité économique. Enfin, nous voulons nous assurer que la Chine continue de jouer son rôle sur les grands enjeux mondiaux comme le climat et la protection contre les pandémies.
Nous avons également échangé sur le règlement de la question chypriote et les tensions entre le Kosovo et la Serbie, essentiellement, pour appeler chaque partie à respecter les accords qu'elles ont approuvés et surtout à les mettre en oeuvre : c'est là que réside le blocage et nous devons réduire les tensions qui menacent de s'installer. Nous avons aussi évoqué la préparation du sommet qui aura lieu en juillet entre les pays d'Amérique latine et des Caraïbes et l'Union européenne.
Enfin, en réponse à votre remarque, j'ai rencontré en Allemagne le président Frank-Walter Steinmeier qui a parfaitement compris les raisons du report de la visite d'État et se réjouit de sa toute prochaine reprogrammation.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci Madame la ministre. Avant de donner la parole à mes collègues, je souhaite simplement préciser que l'une de mes questions portait non pas tant sur la relation directe entre la Chine et l'Union européenne que sur la relation franco-allemande par rapport à la Chine. On perçoit, en effet, que certaines divergences pourraient se manifester avec nos voisins dans l'approche que nous avons vis-à-vis de la Chine.
M. Claude Kern. - Madame la ministre, merci pour votre exposé qui a en partie répondu à la question que je souhaitais vous poser sur le Pacte Asile et Migration. Je voudrais plus précisément évoquer la position de la Hongrie et de la Pologne : malgré l'accord qualifié d'historique obtenu entre les ministres de l'Intérieur des États membres, ces deux pays n'ont guère évolué et ont exprimé leur mécontentement lors de ce Conseil européen. Je vous encourage donc à continuer à rechercher, comme vous en avez exprimé l'intention, un consensus sur cette question pour que les pays de l'Union européenne s'accordent sur une position commune sur ce dossier qui doit aboutir.
Ma seconde interrogation porte sur les relations de l'Union européenne avec les pays du Maghreb, en particulier la Tunisie, l'Algérie et le Maroc : il me semble que cette question reste partiellement en suspens. Elle est liée à celle du Pacte Asile et Immigration car ces trois pays sont des portes d'entrée vers l'Union européenne. À mon, sens celle-ci doit afficher une position claire, surtout comme en témoignent les événements récents, à l'égard du Maroc et de la Tunisie en matière d'immigration.
M. Didier Marie. - Madame la ministre, merci beaucoup pour vos propos. Je voudrais d'abord vous faire part de quelques inquiétudes. La première porte sur les capacités de blocage de certains Etats membres : elles s'exercent aujourd'hui sur le Pacte asile et migration mais pourraient concerner demain d'autres sujets, comme la révision du cadre financier pluriannuel.
Ma deuxième inquiétude se rattache à la déclaration du Président de la République, qui a ensuite fait des émules dans plusieurs États membres, appelant à une pause en matière environnementale. À mes yeux, la transition environnementale n'emporte pas seulement des contraintes mais aussi des opportunités et je souhaiterais quelques explications sur les intentions du Gouvernement dans ce domaine.
Ma troisième préoccupation concerne le Mercosur. Nous avons évoqué la question avec l'ambassadeur d'Espagne et je rappelle que les négociations prévues entre l'Union européenne et les pays d'Amérique latine les 29 et 30 juin derniers ont été annulées par ces derniers. Un sommet doit prochainement se tenir sur le même thème en incluant les Caraïbes dans la négociation. Je précise que le volet additionnel qu'il est envisagé d'ajouter en matière environnementale et sociale, et portant également sur le respect des droits humains, ne serait qu'optionnel et n'aurait aucune force contraignante. On a appris que le président brésilien souhaitait également renégocier le volet portant sur l'ouverture des marchés publics aux entreprises européennes. Il me semble que ces divers éléments nouveaux pourraient déboucher sur une remise à plat de la négociation et je souhaiterais des indications à ce sujet.
Enfin, s'agissant du cadre financier pluriannuel, la Commission a proposé d'ajouter 60 milliards d'euros supplémentaires aux quelques 1 000 milliards prévus sur la période 2021-2027. Ce rehaussement est toutefois consacré à des cibles très précises comme l'aide à l'Ukraine, l'immigration et l'ajustement des salaires des fonctionnaires européens à l'inflation. Cela ne répond pas aux défis auxquels nous sommes confrontés et le fonds de souveraineté est victime de cette forme d'austérité. Par rapport au caractère massif de l'IRA (Inflation Reduction Act), la Commission européenne ne met que 10 milliards d'euros sur la table dans le cadre du nouveau dispositif STEP (Plateforme Européenne pour financer les Technologies Stratégiques). Ces montants me paraissent insuffisants et je souhaite par ailleurs vous interroger sur le volet recettes. En effet, on nous a annoncé une contribution des États équivalente à une taxe de 0,5 % sur les bénéfices des grandes entreprises : va-t-elle se traduire dans les faits et pouvoir alimenter le budget européen en sus de la taxe carbone et des recettes générées par le système d'échange de quotas d'émission (ETS) ? Ces contributions supplémentaires seront-elles suffisantes pour permettre le remboursement de la dette contractée par l'Union européenne dans le cadre du plan de relance post Covid ?
M. Dominique de Legge. - Madame la ministre, dans son exposé liminaire, le Président a évoqué la situation de l'Ukraine en faisant référence à la proposition de règlement concernant la production européenne de munitions. Votre réponse m'a semblé intéressante mais peut-être pourrait-elle être un peu plus documentée - comme on dit à la Cour des comptes. Je souhaiterais revenir sur deux aspects particuliers de cette question. J'insisterai d'abord sur sa dimension politique et régalienne. Lorsque je constate que l'article 13 du texte prévoit que l'Europe pourra obtenir des informations sur les stocks de munitions auxquelles on nous refuse l'accès, à nous parlementaires, dans le cadre de la Loi de Programmation Militaire (LPM), je m'interroge sur la signification du concept de souveraineté nationale. Que le Parlement français n'ait pas accès aux mêmes documents et aux mêmes informations que le Parlement européen et la Commission soulève une question politique, et j'aurais souhaité une réponse plus précise, voire plus ferme, de votre part.
Le deuxième aspect de cette affaire est économique et industriel. On parle d'harmonisation mais je fais observer que l'étape suivante de l'harmonisation est bien souvent l'uniformisation. Concrètement, je rappelle qu'aujourd'hui, nous avons engagé avec l'Allemagne et l'Espagne des discussions longues, complexes et qui peinent à aboutir - ce qui est assez compréhensible - sur l'avion du futur ; or ce sujet est déterminant pour notre outil industriel. Ne craignez-vous pas qu'à travers une telle proposition de règlement, on en vienne à fragiliser l'industrie française ?
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Merci pour ces très intéressantes questions qui appellent les précisions suivantes.
Tout d'abord, s'agissant des migrations, il est paradoxal que les pays comme la Pologne et la Hongrie ne parviennent pas à un accord sur le pacte européen alors que ce sujet devrait être au fondement de leur convergence. Nous allons donc poursuivre les discussions, au cours des trilogues, et je confirme que l'intérêt des 27 est vraiment de parvenir à un accord sur ce Pacte asile et migration pour lequel une avancée décisive a été obtenue, dix ans après le blocage initial. Bien entendu, le Conseil européen n'est pas le lieu approprié pour mener à bien les négociations lorsqu'elles s'enlisent et il faut les reprendre à d'autres niveaux. Je me tiendrai à votre disposition pour vous informer des avancées de ces discussions.
En ce qui concerne la dimension externe des migrations, l'idée est bien d'aboutir à des résultats positifs avec la Tunisie comme avec d'autres États tiers : vous savez que les discussions en cours visent à parvenir à un équilibre, avec une aide au développement proposée par l'Union européenne sous conditions, comme c'est toujours le cas. Le même schéma s'appliquera aux autres pays avec lesquels nous sommes en train de travailler et je peux vous assurer qu'il y a une étroite coopération entre l'Union européenne et tous les États membres dans ce domaine. Je rappelle que la Présidente de la Commission européenne s'est rendue en Tunisie avec le Premier ministre hollandais et la Présidente du conseil italien. De plus, notre ministre de l'Intérieur et son homologue allemand ont également l'intention de mener des actions conjointes. Par conséquent, nos actions sont coordonnées et concertées et il est évidemment dans notre intérêt qu'il en soit ainsi, pour éviter de tomber dans un piège où certains pays pourraient nous instrumentaliser.
J'en viens aux quatre questions soulevées par le sénateur Didier Marie. La première concerne les décisions prises à l'unanimité. Je rappelle que nous plaidons en faveur d'ajustements dans la gouvernance européenne permettant d'étendre le périmètre des décisions prises à la majorité qualifiée. Pour l'instant, nous ciblons le domaine humanitaire et celui des missions civiles, tout en préservant le caractère national des prérogatives relevant des affaires étrangères. Ces problématiques devront faire l'objet de discussions dans le cadre d'une réforme de l'Union européenne et d'une transformation de sa gouvernance, en prévision de l'élargissement et aussi pour garantir un fonctionnement plus fluide.
S'agissant de la pause réglementaire dans le domaine environnemental, la position de la France est très claire : nous voulons pleinement appliquer les règlements prévus dans le cadre du Pacte Vert. Notre objectif est bien de réduire les émissions de 55 % d'ici 2030 et d'atteindre la neutralité climatique d'ici 2050, comme l'a confirmé le Président de la République. Je rappelle ici que l'Europe est la région du monde la plus avancée en matière de transition énergétique et écologique. Dans ce contexte, notre volonté est d'évaluer l'impact des normes qui ont été adoptées, d'accompagner ceux qui en ont besoin et faciliter les soutiens financiers nécessaires à la transition. Il ne s'agit pas de céder à la surenchère réglementaire, mais plutôt de mettre en oeuvre les normes existantes en les assortissant de financements appropriés. Le fonds de souveraineté, sur lequel je reviendrai, se présente comme un commencement pour abonder les financements utiles à la transition et je mentionne également les fonds sociaux dont le total avoisine 80 milliards d'euros.
Je précise que la réponse à l'IRA ne se limite pas au fonds de souveraineté puisqu'elle se compose de trois éléments. Le premier est la simplification des règles et des procédures relatives aux aides d'État avec un abaissement des seuils pour accélérer le traitement des projets. Ensuite, l'IRA se caractérise par sa simplicité et nous devons, pour y répondre au niveau européen, réduire la bureaucratie de manière significative : il s'agit de réduire de deux ans à six mois les processus d'autorisation. Enfin, le fonds de souveraineté vise à éviter que certains pays ne commettent des erreurs en accordant des aides d'État massives au détriment des autres pays européens car ce n'est pas le moment de se livrer à une concurrence destructrice. Lors du Conseil européen de février, le Président de la République a présenté l'ensemble des financements potentiels comme une réponse d'un montant équivalent à 400 milliards d'euros, ce qui correspond aux fonds mis à disposition aux États-Unis. Cela se traduit concrètement, par exemple, dans les annonces du ministre Bruno Le Maire à propos des usines de fabrication de batteries à hydrogène qui nécessitent des investissements de plusieurs milliards d'euros, des projets similaires étant prévus en Allemagne.
Concernant le Mercosur, je peux vous assurer en premier lieu que le sommet UE/CELAC (Communauté des États d'Amérique latine et des Caraïbes) ne débattra pas uniquement de ce sujet et ensuite que la position de la France reste claire et inchangée : il ne peut pas y avoir d'accord commercial qui ne soit d'abord stratégique, avec de la réciprocité et le respect des accords de Paris ainsi que des normes environnementales et sociales européennes, y compris en matière de déforestation. De plus, nous sommes opposés à la division des accords commerciaux : c'est une ligne rouge à ne pas franchir pour la France car le Parlement français doit avoir son mot à dire, surtout après la résolution qui a été adoptée le 13 juin par l'Assemblée nationale.
En ce qui concerne les ressources propres de l'Union européenne, vous avez raison de souligner que beaucoup reste à faire et le marché carbone ne suffira pas à couvrir les dépenses. Nous l'avons dit à la Commission européenne et attendons des propositions dans les mois à venir. La France souhaite également mieux comprendre l'initiative prise au niveau européen sur une éventuelle taxe sur les entreprises.
S'agissant du règlement portant sur l'action de soutien à la production de munitions (ASAP), et en particulier son article 13 sur lequel vous vous interrogez, je peux vous assurer que nous ne fournirons jamais à la Commission européenne des informations auxquelles le Parlement français n'aurait pas accès. Je précise qu'ont été écartées les dispositions que vous avez mentionnées, à savoir, tout d'abord, le dispositif de cartographie des vulnérabilités dans les chaînes d'approvisionnement, ensuite la possibilité pour la Commission de prioriser des commandes provenant de pays tiers et enfin les dispositions allégeant le contrôle des exportations. Nous allons à présent pouvoir procéder au trilogue sur ce texte ainsi amendé.
Je vous indique également que la France continuera résolument à défendre les intérêts de sa base industrielle de défense et à privilégier le développement de l'industrie de défense européenne à partir de nos capacités existantes. Les financements européens doivent soutenir les structures de production européennes ainsi que les achats européens.
Mme Pascale Gruny. - Ma première question est assez générale : à la veille des élections européennes, que pensent les Français, selon vos informations, de l'élargissement de l'Union européenne ?
Par ailleurs, j'exerce un suivi des évolutions européennes en matière de santé avec ma collègue Laurence Harribey et j'ai participé à la commission d'enquête sénatoriale sur la pénurie de médicaments en France. Vous avez évoqué la relocalisation de la production pharmaceutique dans l'Union européenne et je souhaite savoir qui décidera quelles productions seront concernées. Je rappelle que la fabrication de médicaments relève de sites Seveso seuil haut en Europe et que les normes à respecter sont moins élevées dans des usines situées sur d'autres continents.
Nous avons par ailleurs rendu un rapport sur l'espace européen des données de santé et formulé des propositions. Nous sommes à votre disposition, avec Laurence Harribey, pour en discuter. Il est, en effet, crucial de partager les données de santé au sein de l'Union européenne, tant dans l'intérêt de la recherche médicale sur les maladies rares que pour soutenir les patients qui voyagent pour des raisons personnelles ou professionnelles. Le traitement de ces données doit être encadré avec précaution, notamment pour que des États tiers ne s'en emparent pour des finalités qui ne seraient pas conformes à celles pour lesquelles elles ont été collectées.
Je souhaiterais également des précisions sur le dossier de la régulation des travailleurs de plateformes qui n'avance pas. La France ne semble pas partager la position majoritaire dans l'Union européenne sur la question de leur statut salarial.
Enfin, à propos du Mercosur, je partage votre souhait d'exiger le respect de normes environnementales d'un niveau élevé. Cependant, l'ambassadeur d'Espagne, que nous avons entendu à ce sujet, me semble avoir exprimé une position plus ouverte que la vôtre en suggérant une approche progressive. J'estime pour ma part qu'on ne peut pas demander aux agriculteurs français de respecter des normes strictes tout en acceptant d'importer des produits qui ne s'y conforment pas, au moment où les Français marquent leur préférence pour des produits de qualité irréprochable.
M. Pierre Laurent. - J'ai trois questions rapides à vous poser. La première concerne l'Ukraine et le sommet de l'OTAN. Vous avez indiqué que la position des Européens consiste à renforcer les garanties de sécurité : pouvez-vous préciser ce que recouvre concrètement cette formule et quels points seront discutés lors du sommet de l'OTAN ?
En ce qui concerne le cadre financier pluriannuel, je souhaiterais des éclaircissements complémentaires sur la réponse à apporter aux enjeux de souveraineté et de réindustrialisation, y compris dans le domaine de la santé. Je mentionne ici le rapport de la commission d'enquête du Sénat sur les pénuries de médicaments qui vient d'être publié et qui formule un certain nombre de recommandations. De façon générale, les financements sont insuffisants car si les vannes budgétaires ont été ouvertes pendant la période de Covid, on risque désormais d'être confronté à des restrictions budgétaires, au moment où il nous faut au contraire investir massivement dans la reconquête de nos souverainetés. La question du financement des différents plans que vous citez reste préoccupante et nous ne voyons pas encore clairement comment résoudre cette contradiction entre l'ampleur des besoins et la tendance à la rigueur.
Enfin, je voudrais évoquer la situation de Chypre et savoir si le Conseil européen a discuté ou envisagé de relancer une initiative politique portant sur ce pays.
M. Jean-Michel Houllegatte. - Le sujet n'ayant pas été évoqué, je souhaiterais avoir plus de précisions sur l'avancement des négociations concernant le marché de l'électricité. On constate que des divergences subsistent. Ainsi, le ministre Bruno Le Maire s'est récemment déclaré favorable à des prix proches des prix de production résultant des mix énergétiques nationaux. L'Espagne, quant à elle, encourage les énergies renouvelables et a mis en place un mécanisme dit ibérique qui lui permet de proposer à ses habitants des prix inférieurs à ceux du reste de l'Union européenne. L'Allemagne a également une position divergente. Comment parvenir à faire converger les différents partenaires sur une position commune qui permette à la France à la fois de protéger ses consommateurs et d'avoir de la visibilité, en particulier pour les entreprises ? Je rappelle que l'Accès Régulé à l'Électricité Nucléaire Historique (ARENH) va disparaître en 2025 mais les entreprises qui doivent s'engager dans des contrats à long terme vont commencer à négocier fin 2023, voire 2024, des contrats pluriannuels. Il subsiste donc à l'heure actuelle un certain flou dans ce domaine et une urgence pour donner plus de visibilité et de stabilité au monde économique sur le prix de l'électricité.
Mme Laurence Boone. - Je répondrai tout d'abord en trois points à la question de la vice-Présidente Pascale Gruny sur les élections européennes et l'élargissement. Premièrement, je rappelle les étapes et le calendrier pour prendre des décisions d'ouverture -et non pas de fermeture - des négociations : un rapport sera rendu en octobre prochain par la Commission européenne sur les progrès réalisés pour remplir les conditions nécessaires à l'ouverture de ces négociations, suivi d'une décision qui devrait être prise en décembre. L'objectif est de renforcer les procédures destinées aux États candidats pour les rendre plus rapides et surtout plus fiables. Simultanément, il s'agit aussi de renforcer les procédures de transformation de l'Union européenne pour garantir la solidité de ses institutions. Enfin, je rappelle qu'aucune décision de ce type n'est prise sans consultation des parlements et éventuellement des populations.
En ce qui concerne le paquet pharmaceutique, les médicaments et les données de santé, je souligne avant tout que nous avons suivi attentivement les débats sur la proposition de résolution que votre commission a adoptée hier : je reste à votre disposition pour discuter des propositions que vous avez formulées puisque, comme vous le savez, nous élaborons la position française vis-à-vis de l'Union européenne à partir des positions des parlementaires et des discussions en interministériel. Votre contribution est donc essentielle.
Par ailleurs, la décision de relocaliser les entreprises relève de chaque État, et nous sommes en train de relocaliser au moins deux usines de production de médicaments sur notre territoire. En parallèle, le Conseil européen a invité la Commission à proposer une initiative sur des mesures urgentes permettant d'assurer une production et une disponibilité suffisantes en Europe des médicaments les plus critiques. Nous allons étudier ce sujet et je reste à votre disposition pour en discuter.
En ce qui concerne les travailleurs des plateformes, le dossier avance et les trilogues sont ouverts dans le prolongement de l'accord trouvé au Conseil le 12 juin 2023. Il s'agit d'améliorer les conditions de travail et les droits sociaux des personnes qui travaillent via une plateforme en instituant un cadre commun au niveau de l'Union. Je précise que nous visons à mieux protéger les travailleurs des plateformes tout en préservant la liberté des indépendants, qui sont nombreux en France. Dans les trilogues, nous veillerons à maintenir cet équilibre ainsi que le principe de présomption de salariat dont j'imagine qu'il vous préoccupe particulièrement.
Par ailleurs, ce n'est pas un mystère que l'Espagne attache beaucoup d'importance au Mercosur en raison d'enjeux stratégiques comme les importantes réserves de lithium dont disposent les pays concernés et tout particulièrement le Chili. Cependant, il est également important pour nous d'avoir des mesures « miroir » de réciprocité. Lorsque nous demandons à nos agriculteurs de respecter des normes, nous devons également garantir que nos partenaires les respectent. Le traité que nous avons signé avec la Nouvelle-Zélande me paraît un modèle exemplaire et constitue notre nouveau référentiel en matière d'accords commerciaux.
En réponse à la question du vice-Président Pierre Laurent sur les garanties de sécurité, trois points méritent d'être soulignés. La première composante de cette garantie renvoie à la question de la pérennisation de la facilité européenne pour la paix (FEP) qui permet de fournir des équipements et des munitions : cela représente environ 5 milliards par an pour l'Union européenne et le dispositif est complété par un engagement des Américains. De plus, l'objectif de former 30 000 soldats ukrainiens sur le sol européen d'ici la fin de l'année avait été fixé et il faut poursuivre cette forme d'aide. Enfin, il y a le renforcement des capacités de production d'armements que nous avons évoqué précédemment. Vous avez sans doute noté que l'Estonie a fait une proposition en la matière et nous l'avons examinée favorablement. Il s'agit de créer une économie de guerre durable avec un impact dissuasif important pour les puissances hostiles.
En ce qui concerne les médicaments, la réindustrialisation, la souveraineté et les mesures de financement, je rejoins vos propos. Sachez que la France a beaucoup insisté pour que la Commission aille plus loin, à la fois sur les aides d'État, la flexibilité dans l'utilisation des financements et le fonds de souveraineté. Votre question s'inscrit néanmoins dans une perspective plus longue, qui doit prendre en compte les investissements dans la défense, la transition énergétique et numérique ainsi que la reconstruction de l'Ukraine. Pour couvrir les financements importants que cela implique, nous comptons sur l'augmentation des ressources propres de l'UE et éventuellement sur un nouvel emprunt commun pour faire face à ces transitions.
Comme vous l'avez suggéré, Chypre demande que l'Union européenne s'implique davantage et l'a mentionné lors du Conseil européen alors que nous entrons dans une nouvelle période ouverte par les élections qui ont eu lieu à la fois à Chypre et en Turquie. Le vice-Président de la Commission européenne Josep Borrell s'est dit prêt à faciliter les échanges - avec toute la prudence requise - mais il est dans notre intérêt que ce sujet soit traité au niveau européen.
S'agissant de la réforme de l'électricité, je rejoins vos propos sur plusieurs points. Tout d'abord, la neutralité technologique est extrêmement importante : nous le soulignons à chaque texte ou discussion portant sur l'énergie, qu'il s'agisse de la réforme du marché de l'électricité, de la révision de la directive sur les énergies renouvelables (RED III) ou encore du Net-Zero Industry Act. Nous respecterons les choix énergétiques de nos partenaires européens et nous attendons qu'ils respectent les nôtres. Comme vous l'avez mentionné, l'enjeu concerne à la fois les prix et la visibilité, qui sont des piliers de la compétitivité européenne. Le mécanisme ibérique prendra fin à la fin de l'année, et l'ARENH en 2025. Les discussions techniques portent désormais sur les contrats pour la différence (CfD). J'y vois des marges de négociation qui nous permettront de fixer des prix stables reflétant les investissements que nous avons réalisés dans le passé, pour lesquels nous ne devons pas payer deux fois. En même temps, ces prix doivent prendre en compte la nécessité d'investir davantage.
M. Jean-François Rapin. - Juste un dernier point, Madame la ministre, au sujet du communiqué de l'AFP selon lequel l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne aurait fustigé hier des preuves répétées de racisme dans les services de police de certains pays de l'UE et confirmé que sa déclaration était une réaction aux récents évènements en France. Je voudrais savoir si le Gouvernement a l'intention de réagir fortement à ces propos qui pourraient laisser croire que la France, à travers sa police, pourrait être assimilée à un État raciste : j'en ai assez de voir mon pays constamment critiqué et sali. Si demain certaines agences prennent le dessus sur les institutions, comme c'est parfois le cas en France, les polémiques vont continuer. J'attache beaucoup d'importance à une éventuelle réaction du Gouvernement car il arrive aussi que l'Agence européenne des droits fondamentaux se positionne sur l'agence Frontex et freine le travail de celle-ci. Je suis exaspéré par ces épisodes et j'espère que vous comprenez mon exaspération.
Mme Laurence Boone. - Monsieur le président, merci de m'avoir indiqué ce communiqué qui s'ajoute aux déclarations du Commissaire européen chargé de la Justice. Je vais être très claire à ce sujet : j'ai commenté ce matin à la radio les propos de M. Didier Reynders en soulignant qu'il n'est pas de son ressort ni de celui de la Commission européenne de s'intéresser à la façon dont la France gère ses forces de l'ordre. Le rapport sur l'État de droit publié hier par la Commission européenne n'évoque pas la question des forces de l'ordre et il n'y a pas de racisme systémique dans la police, comme l'a souligné le ministre Gérald Darmanin ainsi que plusieurs autres membres du Gouvernement. On ne doit pas tirer une généralité des actions d'une personne ou d'un acte qui sont soumis aux lois de la République. Personne n'échappe à la justice en France, que ce soient les citoyens ou les agents de police. Quant à l'Agence européenne des droits fondamentaux, je vais examiner de près les propos rapportés et réagir si besoin.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci, Madame la ministre. Parler d'Union implique, de la part des institutions qui la composent, le respect des États, pour faciliter l'unité.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 9 h 25.