- Mardi 27 juin 2023
- Jeudi 29 juin 2023
- Examen d'une note scientifique sur le recyclage des plastiques (Philippe Bolo, député, et Angèle Préville, sénatrice, rapporteurs)
- Examen d'une note scientifique sur les avancées thérapeutiques en cancérologie (Philippe Berta, député, et Laure Darcos, sénatrice, rapporteurs)
- Audition de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) sur son rapport annuel 2022
Mardi 27 juin 2023
- Présidence de M. Pierre Henriet, député, président de l'Office -
La réunion est ouverte à 14 h 05.
Examen du rapport sur la sobriété énergétique (Olga Givernet, députée, et Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteurs)
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Bonjour à tous. Notre réunion a pour ordre du jour l'examen du rapport préparé par Olga Givernet et Stéphane Piednoir sur les implications en matière de recherche et d'innovation technologique de l'objectif de sobriété énergétique. Je rappelle que le mois dernier, dans le cadre de la préparation de ce rapport, nous avons auditionné la ministre de la Transition énergétique. Le rapport qui va nous être présenté ne manquera pas d'éclairer la représentation nationale sur ces enjeux majeurs, comme l'ont bien montré les inquiétudes apparues sur l'approvisionnement énergétique l'hiver dernier.
Mme Olga Givernet, députée, rapporteure. - Le projet de loi de programmation de l'énergie et du climat devrait être examiné par le Parlement à l'automne 2023. Il comportera, pour la première fois, un important volet consacré à la sobriété, aux côtés de mesures concernant les énergies décarbonées et l'efficacité énergétique.
En amont de l'examen de ce projet de loi, le président de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale, Jean-Marc Zulesi, a saisi l'Office d'une « étude qui permettrait de présenter et mesurer les implications, en termes de recherche et d'innovation technologique, de l'objectif de sobriété énergétique, et d'avancer des recommandations ».
Le sujet de la sobriété énergétique a surgi dans le débat public avec la présentation, en octobre dernier, du plan de sobriété énergétique préparé par le Gouvernement.
Il s'agissait d'abord de faire face à la situation de crise énergétique en Europe consécutive à l'agression russe en Ukraine, aggravée dans notre pays par la découverte d'un phénomène de corrosion sous contrainte qui a obligé EDF à arrêter certains de ses réacteurs nucléaires. L'Office s'est d'ailleurs penché sur le sujet.
Mais la sobriété n'est pas une idée nouvelle, elle remonte même à l'Antiquité. Dans le monde grec, la tempérance, synonyme de modération ou de retenue volontaire de soi-même, était considérée comme l'une des quatre vertus cardinales.
En revanche, au cours du XVIIIe siècle, les sciences modernes ont fait naître l'idée que les ressources de la Terre pouvaient être facilement exploitées pour obtenir en abondance de l'énergie et des matières premières. La sobriété, devenue moralement scandaleuse, a fini par être perçue comme un signe de misère ou de retard.
Ce n'est qu'à partir des années 1990 que la sobriété est redevenue un sujet d'intérêt pour le monde académique. Pour autant, le concept de sobriété reste encore assez mal défini et pratiquement aucun des interlocuteurs que nous avons rencontrés n'en a proposé une définition identique.
Néanmoins, la définition proposée par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) dans son sixième rapport semble faire l'objet d'un large consensus. Voici sa traduction en français : « La sobriété est un ensemble des mesures et de pratiques du quotidien qui évitent la demande en énergie, matière et eau, tout en garantissant le bien-être de tous dans le respect des limites planétaires. »
Le GIEC ne définit donc pas la sobriété comme un état à atteindre, mais un principe d'action destiné à réduire notre empreinte environnementale, ceci afin de respecter les limites planétaires, tout en assurant à tous une vie décente.
Cette définition fait référence à la théorie dite du « donut », proposée en 2012 par l'économiste Kate Raworth qui définit un « espace sûr et juste » situé entre deux limites : un plafond environnemental définissant les frontières écologiques que l'humanité ne doit pas franchir, et un plancher social, correspondant à la satisfaction des besoins fondamentaux de tous.
La sobriété énergétique est souvent confondue avec l'efficacité énergétique, car elles ont toutes deux le même objectif : réduire la consommation d'énergie. Cependant, les approches sont différentes. Là où la sobriété énergétique permet d'éviter la demande en énergie en réduisant l'appel à certains biens ou services, l'efficacité énergétique vise, en mobilisant l'innovation technologique, à produire des biens ou des services nécessitant moins d'énergie à l'unité. Par exemple, baisser la température du chauffage relève de la sobriété, alors qu'isoler son logement consiste à améliorer l'efficacité énergétique de celui-ci.
Un autre point à garder en tête concerne l'énergie grise. Celle-ci englobe l'énergie totale dépensée pour la production, le transport et la fin de vie d'un produit, mais pas le temps d'utilisation du produit : 75 % de l'énergie totale consommée en France correspond à de l'énergie grise.
Par ailleurs, il est pratiquement impossible de disjoindre la sobriété énergétique de la sobriété en général. L'énergie étant au coeur du fonctionnement de nos sociétés, toute variation dans son utilisation a nécessairement un impact sur les autres consommations.
Il faut aussi noter que la sobriété ne repose pas uniquement sur des comportements individuels, mais également sur un cadre collectif favorisant ces comportements. En effet, la demande en énergie, en biens et en services découle principalement de choix collectifs relatifs aux infrastructures, systèmes d'approvisionnement, régulations et allocations d'usage.
Il est ainsi possible de définir plusieurs niveaux de sobriété. On peut d'abord identifier une sobriété dite « monitorée » qui vise à rationaliser la consommation de ressources sans remettre en question les mécanismes sociétaux et les modes de vie actuels. La sobriété « symbiotique » ensuite, contrairement à la précédente, remet en question les modes de vie et vise à expérimenter des usages plus en synergie avec la nature. Enfin, la sobriété « gouvernée » consiste à réorganiser les infrastructures et les règles de gouvernance qui les régissent.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - Pour faire face aux enjeux environnementaux, économiques et sociaux liés à l'énergie, la sobriété apparaît de plus en plus comme un pilier essentiel de la transition énergétique et écologique, peut-être même avant l'efficacité énergétique ou le développement des énergies décarbonées, dont on entend plus souvent parler.
En effet, la sobriété offre un potentiel d'amélioration dans plusieurs domaines : la réduction des émissions de gaz à effet de serre, le respect des limites planétaires, l'acceptabilité des nouvelles infrastructures énergétiques, l'optimisation de l'efficacité énergétique ou le renforcement de la résilience.
Le sixième rapport du GIEC, sur lequel nous nous sommes beaucoup appuyés, traite pour la première fois de l'adaptation de la demande en énergie et services. Bien entendu, en limitant la demande en énergie, la sobriété peut diminuer les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi contribuer à réduire les incertitudes technologiques, en évitant d'avoir à faire appel à des technologies risquées, voire incertaines comme la géo-ingénierie - technologie visant à modifier le climat ou l'environnement, de manière artificielle, dans le but de corriger les dérives que l'humanité cause par ailleurs.
La sobriété peut, de façon plus générale, contribuer au respect des limites planétaires. En particulier, elle peut diminuer la pression sur les ressources minérales, dont l'exploitation fait peser des menaces sur le respect de plusieurs de ces limites, au travers de ses émissions de gaz à effet de serre, par la modification de l'utilisation des sols ou la perturbation du cycle de l'eau douce.
L'atteinte de la neutralité carbone nécessitera notamment une décarbonation accélérée du secteur de l'énergie au niveau mondial, ce qui implique de construire, en quelques décennies seulement, un nombre très élevé de nouvelles infrastructures, telles que des parcs éoliens et solaires, des centrales hydroélectriques ou nucléaires.
En parallèle, le parc automobile devra largement être électrifié et la production d'hydrogène devra être décarbonée, à la fois pour remplacer l'hydrogène carboné actuellement utilisé dans l'industrie et pour massivement décarboner d'autres filières, comme celles du ciment et de l'acier.
Toutes ces infrastructures demanderont de grandes quantités de matériaux, allant des produits de base, tels que l'acier et le ciment, jusqu'aux métaux critiques, comme les terres rares. Pour certaines matières, les besoins approcheraient des réserves connues aujourd'hui. Pour d'autres, les volumes produits devraient croître extrêmement rapidement, ce qui n'est pas acquis.
Or, la sobriété peut avoir un impact très significatif sur les besoins en infrastructures. D'après les scénarios de RTE « Futurs énergétiques 2050 », la sobriété pourrait éviter de construire l'équivalent de six fois la capacité solaire actuelle, ou trois fois la capacité actuelle d'éolien terrestre, ou encore 50 parcs éoliens en mer de type « Saint-Nazaire ».
En outre, la réduction du rythme de construction des nouvelles infrastructures énergétiques aurait un effet positif sur leur acceptabilité. C'est vrai pour l'éolien, pour le solaire et sans doute pour le nucléaire.
Un autre apport important de la sobriété concerne la lutte contre l'effet rebond, mis en évidence au XIXe siècle par l'économiste William Stanley Jevons, lorsque l'amélioration du rendement de la machine à vapeur, au lieu de réduire la demande charbon, l'a au contraire accrue.
L'effet rebond se produit lorsque les améliorations technologiques augmentent l'efficacité avec laquelle une ressource est employée et a pour conséquence une diffusion de son usage et un accroissement de sa consommation plutôt qu'une diminution.
Parce qu'elle repose sur une réduction volontaire de la consommation, la sobriété permet de limiter les effets rebonds, voire de bénéficier pleinement de la réduction de consommation résultant des améliorations d'efficacité énergétique apportées par l'innovation technologique.
La sobriété peut aussi contribuer à accroître la résilience des systèmes socio-économiques et de la transition énergétique elle-même. En effet, la sobriété permet non seulement de limiter la dépendance à des sources d'approvisionnement externes, mais aussi d'être mieux préparés à faire face à des restrictions imposées par des événements imprévus, comme on l'a vu dernièrement.
Enfin, il ne faut surtout pas passer à côté des co-bénéfices de la sobriété. En effet, les pratiques de sobriété peuvent générer des bénéfices significatifs pour la santé et le bien-être des individus. Par exemple, la réduction de l'usage des véhicules individuels peut entraîner une diminution de la pollution atmosphérique ainsi qu'une réduction des nuisances sonores, avec des effets bénéfiques pour la santé. Il serait très important de faire prendre conscience à nos concitoyens de ces bénéfices qui peuvent améliorer leur qualité de vie.
Mme Olga Givernet, députée, rapporteure. - Bien que la sobriété représente une approche prometteuse pour répondre aux défis environnementaux et énergétiques, plusieurs freins limitent son adoption à grande échelle.
Un premier frein résulte d'un manque d'information des consommateurs qui ne disposent pas suffisamment d'informations claires, présentées sous une forme pédagogique et immédiatement exploitables. Cela a été dit à plusieurs reprises durant les auditions.
La pression de la publicité est un autre frein important, puisqu'elle pousse à l'acte d'achat et projette dans un idéal de vie. Aussi conviendrait-il d'associer à certaines publicités des messages d'avertissement sur les conséquences environnementales d'un achat.
Un troisième frein porte sur la difficulté de changer ses habitudes, en particulier la relation au temps. Les sociétés modernes, caractérisées par un rythme de vie effréné, sont en effet stimulées par une consommation perpétuelle, des innovations technologiques continuelles et une quête insatiable de nouveauté. Il faudrait réfléchir à la façon dont notre époque pourrait bénéficier d'un ralentissement.
Un frein supplémentaire découle de l'arbitrage budgétaire entre quantité et qualité. À cet égard, la notion de « juste assez » pourrait servir de guide pour lutter contre cette surconsommation.
En outre, les normes sociales qui imposent des comportements stéréotypés ou des obligations peuvent constituer un obstacle supplémentaire à l'adoption de pratiques de sobriété.
Un dernier frein relève de l'existence de prérequis matériels à la sobriété, qui dépendent souvent de l'échelle territoriale ; par exemple, des pistes cyclables, des cantines approvisionnées localement, etc., autant d'éléments qui permettraient de mieux organiser la sobriété.
Dans le cadre de nos travaux, nous avons aussi examiné l'articulation de la sobriété avec deux autres concepts du développement durable : d'une part, l'économie circulaire ; d'autre part, les low tech. Je ne m'attarderai pas sur ces sujets dans mon propos liminaire, mais je vous invite à consulter la fin du rapport.
Nous apportons également un éclairage sur les politiques de sobriété à l'étranger. Par exemple, au Japon, le tsunami de 2011 a pratiquement conduit à arrêter du jour au lendemain le parc nucléaire. Dans le rapport, vous trouverez aussi l'exemple des pays nordiques qui disposent d'une énergie abondante et font peu de cas de la sobriété, ou encore de l'Allemagne qui pratique la sobriété sans nécessairement mettre en avant le concept.
J'en viens au sujet de la recherche sur la sobriété qui est explicitement mentionné dans la lettre de saisine.
L'émergence du concept de sobriété dans le monde académique est relativement tardive. Elle date du début des années 1990 et a pris de l'ampleur à partir du milieu des années 2000. De ce fait, les travaux sur ce champ de recherche n'ont connu qu'une croissance très progressive. Une accélération notable des travaux académiques n'a été observée qu'à partir des années 2010. La prise en compte du concept de sobriété dans le sixième rapport du GIEC pourrait entraîner, à l'avenir, une multiplication de ces travaux, comme l'indique aussi le rapport de France Stratégie sur la sobriété.
Sur ce plan, la recherche française se trouve dans une position privilégiée, compte tenu de l'investissement de nos chercheurs dans les travaux exploratoires entrepris depuis une vingtaine d'années.
Le panel des disciplines impliquées dans les recherches sur la sobriété énergétique est très vaste. Il est certain que les différentes disciplines des sciences humaines et sociales ont quasiment toutes un rôle à jouer. Par ailleurs, la pluridisciplinarité prouve encore une fois son utilité, puisque de nombreux travaux de recherche menés sur la sobriété font appel à la collaboration entre chercheurs en sciences humaines et sociales, parfois aussi avec des chercheurs en sciences « dures ».
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - J'en viens maintenant aux innovations technologiques liées à la sobriété. Dans chaque secteur, nous avons cherché à mettre en avant les technologies qui nous semblaient les plus pertinentes, pour éviter de nous éparpiller et nous appliquer à nous-mêmes une forme de sobriété.
En ce qui concerne le secteur des bâtiments, la question du pilotage des équipements, par exemple du chauffage ou de la climatisation dans les différentes pièces d'un bâtiment, est fondamentale. L'intérêt de ces solutions a été mis en avant par l'Office voici dix ans, mais elles se sont heurtées à l'époque à une certaine inertie réglementaire. Heureusement, les choses évoluent, notamment en lien avec le plan de sobriété énergétique du Gouvernement qui a permis des avancées. Cependant, ce n'est pas suffisant et nous faisons des propositions pour aller plus loin.
Concernant les transports, la sobriété peut également jouer un rôle important, mais les approches que nous avons considérées sont plus variées, de la promotion de l'éco-conduite lors de l'apprentissage de la conduite au développement d'une offre alternative de véhicules plus légers, indispensables pour satisfaire les besoins d'une clientèle soucieuse de plus de sobriété. Les Chinois sont très actifs dans ce domaine et il faut réagir si nous ne voulons pas être dépassés sur ce marché.
Dans l'industrie, qui fait depuis longtemps déjà beaucoup d'efforts de sobriété pour rester compétitive, la sobriété passe notamment par de nouvelles démarches, comme l'éco-conception, et de nouveaux modèles d'affaires, comme l'économie du partage ou la notion de produit en tant que service. Là aussi, nous faisons un certain nombre de propositions.
Mme Olga Givernet, députée, rapporteure. - Je vais m'attarder un peu plus sur la question du numérique, qui a fait récemment l'objet de nombreux travaux, sans doute insuffisamment pris en compte.
Ces dernières années, la question de la consommation électrique des centres de données, ou data center, et de leurs émissions de gaz à effet de serre a été souvent mise en avant dans les médias. Ce problème est sérieux et des efforts d'amélioration doivent être engagés. Il en va de même pour le sujet connexe de la gestion rationnelle des données, dont le volume ne cesse d'augmenter, au point qu'il pourrait devenir un jour un problème à lui seul.
Néanmoins, les études les plus récentes montrent que l'essentiel de l'empreinte carbone du numérique, 80 % environ, est lié aux terminaux des utilisateurs. Il en va d'ailleurs de même pour la consommation électrique.
C'est donc en priorité sur cette question que doivent porter nos efforts, si l'on veut parvenir rapidement à un résultat. Pour réduire l'empreinte carbone des terminaux, une solution consiste simplement à diminuer le nombre d'équipements dont chacun dispose ; nous pouvons aussi réduire la taille des écrans de télévision.
Nous préconisons en priorité d'allonger la durée de vie de ces équipements en agissant sur plusieurs leviers : en prolongeant par étapes la période de garantie à cinq ans, tout comme l'obligation de fourniture des mises à jour logicielles par le fabricant ; en séparant les mises à jour de conformité de celles de confort, pour éviter que les particuliers soient dans l'obligation d'effectuer ces dernières ; en promouvant l'innovation en termes de modularité, pour que demain, les particuliers puissent changer les pièces à leur convenance - batterie, écran, etc. - sans devoir changer l'équipement tout entier.
En conclusion, la sobriété apparaît de plus en plus comme un levier essentiel pour la transition énergétique et écologique du pays. Elle doit être considérée comme un principe d'action, plutôt qu'un idéal à atteindre. Pour cette raison, nous avons identifié une vingtaine de recommandations destinées à accélérer la recherche et l'innovation dans ce domaine.
Nous le disons et le redisons : la sobriété n'est pas la décroissance, mais le « juste assez ».
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nous vous remercions pour l'excellent travail que vous nous proposez cet après-midi.
Après plusieurs dizaines d'heures d'audition et de confrontation de différents points de vue, vous êtes parvenus à ces recommandations, dont certaines sont précises, d'autres plus générales, mais avec un sens de l'action bien défini.
Peut-être certains souhaitent-ils s'exprimer sur ces recommandations ou demander des précisions ?
En particulier, nous avons bien compris l'importance du « juste assez ». Nous pourrons reprendre et diffuser cette expression, pour que ces enjeux soient bien compris hors de la communauté scientifique, notamment auprès de nos collègues parlementaires et de l'ensemble des décideurs publics, afin de réussir ce plan de sobriété énergétique dans la durée.
Mme Christine Arrighi, députée. - La participation aux travaux de l'Office, en particulier à la présentation de ce rapport, est une bouffée d'oxygène décarbonée (sourires) pour l'écologiste que je suis.
Aujourd'hui, la révolution culturelle est faite : chacun sait que le dérèglement climatique est produit par l'activité humaine. Ce n'est quasiment plus contesté nulle part - en tout cas, chez les gens sérieux.
Cependant, il reste à agir résolument, ce pour quoi vos recommandations sont intéressantes, notamment dans le contexte actuel. En effet, je reviens du Salon aéronautique du Bourget où la petite musique du solutionnisme technologique se fait de plus en plus entendre. La technique nous sauverait de tout, car il suffirait de remplacer l'avion carboné par l'avion décarboné, la voiture carbonée par la voiture décarbonée, etc...
Or, ce remplacement de toute chose par son équivalent décarboné entre en contradiction totale avec vos travaux, dont la teneur est presque d'ordre philosophique, sur la question de la sobriété. En effet, cela touche à l'activité humaine et à la façon dont nous appréhendons cette société consumériste et avide. Nous savons que celle-ci produit, consomme et jette toujours plus, donc pioche de façon tout à fait immodérée dans les ressources de notre planète, pourtant en quantité finie.
Face au techno-solutionnisme, ce rapport arrive à point nommé, car il montre que nous ne pourrons pas mener la transition écologique sans sobriété énergétique. En toile de fond, tout est une question d'énergie. Même si elle est renouvelable, encore faut-il faire tourner les éoliennes, les fabriquer, recharger les voitures électriques ou extraire du minerai, etc. Par conséquent, nous finirons nécessairement par être confrontés à la finitude de nos ressources.
Pour conclure, j'ai remarqué que vous preniez soin de distinguer la sobriété de la décroissance, comme s'il ne s'agissait pas d'un joli mot... J'aimerais pouvoir débattre de ce sujet, car vos propos appellent pourtant à la décroissance vis-à-vis du modèle complètement fou et partagé aujourd'hui par les riches Occidentaux. En effet, la sobriété, qui a l'air d'être un mot plus politiquement convenable pour vous, me paraît correspondre peu ou prou, au regard de nos modèles occidentaux débridés, à ce que nous pourrions appeler la décroissance.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - Pour mener à bien nos travaux, nous sommes partis de plusieurs constats, dont l'un nous a particulièrement marqués : la manière dont a été reçu, l'hiver dernier, le message de sobriété qui appelait à réduire la consommation d'énergie, principalement liée au chauffage.
Certes, il n'est pas aisé de distinguer les populations ayant réduit leur consommation par crainte de la hausse des prix de celles ayant pris conscience qu'elles pouvaient se permettre de baisser le chauffage d'un ou deux degrés sans compromettre leur confort.
Quoi qu'il en soit, nous avons tenu à considérer le facteur pédagogique, en appelant notamment chacun à se rendre compte par lui-même de ce dont il a réellement besoin pour son bien-être et son confort : le « juste assez ». À proprement parler, il ne s'agit pas ici de décroissance.
Par ailleurs, nous envisageons certes pour le secteur du numérique une moindre activité, un moindre volume d'achats, donc peut-être une moindre croissance, mais ce n'est pas tout à fait la même chose que la décroissance.
Il faut faire attention aux mots que nous employons. Par exemple, Jean-Marc Jancovici propose de restreindre le nombre de billets d'avion à quatre pour toute une vie ; mais en moyenne par habitant, nous nous situons bien au-delà, donc cette proposition n'est pas tenable, le message n'est pas audible et la population ne l'intègre pas.
Si un message est dénué de bon sens, il n'est pas perçu comme réaliste et n'est donc pas intégré dans le comportement individuel. Notre rapport privilégie ainsi des messages peut-être un peu moins ambitieux, un peu moins radicaux diront certains, mais acceptables sans effort excessif.
C'est un peu subtil, presque philosophique, mais je crois que cette approche est plus facile à mettre en oeuvre, encore plus sur le long terme.
Mme Olga Givernet, députée, rapporteure. - Nous avons beaucoup travaillé à partir des scénarios de négaWatt, de l'ADEME et de RTE. Certes, il est question de baisser la consommation d'énergie, afin de parvenir à la souveraineté de la production énergétique, mais on ne parle pas de décroissance dans ces scénarios.
Ceci ne veut pas dire que certains secteurs ne finiront pas par décroître, comme l'automobile où il faudrait réduire la taille et le poids des voitures, mais d'autres secteurs seront parallèlement en croissance. Ainsi, l'augmentation de la durée de vie des équipements favorise l'essor de l'économie circulaire, autour de questions de réparabilité, de durabilité et de capacité à produire sur notre sol.
C'est pourquoi nous n'employons pas le terme de décroissance, ni un synonyme. Nous estimons que certaines activités seront en croissance, tandis que d'autres seront potentiellement en décroissance.
Quoi qu'il en soit, comme nous l'avons dit, la sobriété est un moyen pour tendre vers une moindre consommation des ressources. D'ailleurs, l'étude RTE, qui a été réalisée auprès de 11 000 personnes, utilise le terme de sobriété et a donc contribué à mieux le faire accepter.
Comme nous voulons nous prémunir d'un éventuel effet rebond, il faut aussi pouvoir pénétrer l'opinion publique avec des signaux plutôt positifs. Pour cette raison, nous parlons de cobénéfices, de santé environnementale, de gains sur le budget et de facilitation du partage social. Tout cela est beaucoup plus attirant pour nos concitoyens.
En outre, il est également possible de mettre en place des nudges, consistant à donner des repères assez simples pour que les personnes réussissent à devenir plus sobres, comme les gestes simples communiqués cet hiver.
Il est vraiment important de donner des signaux positifs. On nous a même conseillé de ne pas hésiter à employer, plutôt qu'un ton culpabilisant et moralisateur, un ton humoristique, comme celui employé en Allemagne dans la publicité incitant à la sobriété.
Les acteurs auditionnés nous ont vraiment encouragés à délivrer un message affirmant qu'il est possible de bien vivre et de profiter de la vie, tout en étant beaucoup plus sobre et en respectant les limites planétaires.
M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l'Office. - Je vous remercie pour ce rapport très intéressant. Je ne le dis pas pour faire plaisir, mais parce que je pense qu'il est vraiment utile.
Nous pouvons nous réjouir de la baisse de la consommation d'énergie de l'hiver dernier : corrigée par la variable température, elle avoisine 10 %. Certes, nous pouvons supposer une influence du signal prix, mais il est probable qu'une partie de la baisse relève de la prise de conscience. Il faut l'espérer. En tout cas, en discutant avec mes concitoyens dans ma circonscription, j'ai l'impression que l'idée de faire évoluer nos modes de vie est en train de se développer. Attendons les mois et années à venir pour confirmer ce sentiment.
Pour revenir à votre rapport, j'ai une critique constructive à formuler sur l'une des recommandations de l'axe « recherche », que je trouve pertinente par ailleurs. Après avoir écrit que vous souhaitez « établir un programme de recherche pluridisciplinaire centré sur la sobriété, permettant de stimuler l'innovation technologique tout en fondant sur des bases scientifiques [...] », ne faudrait-il pas faire référence à la sociologie du comportement ?
En effet, le « juste assez » n'a pas nécessairement la même signification pour chacune et chacun d'entre nous. Il revêt une dimension très personnelle. Par conséquent, cette notion appelle sûrement un regard de sociologue, afin de comprendre comment chacune et chacun conçoit le « juste assez », du point de vue de l'énergie, pour se loger, se nourrir, etc.
Par ailleurs, il serait intéressant de pouvoir dégager quelques recommandations autour de l'éducation. Un article de la loi Climat et résilience invite d'ailleurs à inscrire les élèves dans une démarche de compréhension de l'environnement qui les entoure. La question essentielle de la sobriété pourrait en faire partie.
Certes, dans l'axe « numérique », vous appelez à « inscrire les usages du numérique pour les enfants (règle du 3-6-9-12) dans la formation initiale et continue des enseignants du premier degré ». Cependant, il n'y a pas que le numérique, il y a aussi la gestion de l'eau, de l'air que l'on respire, etc. Je pense donc que ceci pourrait être utile. Ceci permettrait d'ailleurs de leur faire comprendre un principe pertinent en matière énergétique, celui de Lavoisier, l'un des pères de la chimie moderne : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »
Ma dernière remarque porte sur la communication de ce rapport. Afin d'inciter les quelque 900 parlementaires à le lire, ou au moins à lire ses recommandations, je suggère à notre président d'en offrir un exemplaire papier à chacun lors des manifestations du 40ème anniversaire de l'Office, en les invitant expressément à en prendre connaissance. À quelques semaines de l'examen du projet de loi énergie et climat, cela pourrait être une lecture de vacances utile (sourires).
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - Je vais répondre sur l'aspect éducatif. Je reviens tout d'abord sur la règle « 3-6-9-12 » que nous citons explicitement dans nos recommandations liées au numérique et qui préconise : pas d'écran avant 3 ans, pas de console de jeu portable avant 6 ans, etc.
Nous souhaitons inscrire cette règle dans les exigences de formation des enseignants du premier degré, voire dans celles des parents si elles existaient (sourires). En effet, dans l'Éducation nationale, le numérique est excessivement présent dans les apprentissages des tout-petits jusqu'à l'école primaire. Or, le numérique n'est pas nécessairement une plus-value pour l'apprentissage de la lecture. Peut-être certains enseignants ne seront-ils pas de cet avis, mais je suis moi-même enseignant.
Quoi qu'il en soit, je pense que nous sommes allés trop loin. Quand je vois certaines classes d'école maternelle remplies d'ordinateurs, je me dis que quelque chose ne va pas...
À titre d'exemple, certains enfants de trois ans ne comprennent pas pourquoi une brochure publicitaire n'interagit pas comme un écran numérique. Un réel problème de motricité fine est ainsi induit par l'usage du numérique. Je vous invite à consulter les rapports de la sénatrice Catherine Morin-Desailly, qui a beaucoup travaillé sur cette question.
Le sujet de l'initiation aux problématiques environnementales a été évoqué. Le code de l'éducation est l'un de ceux qui grossissent le plus rapidement. Nous sommes donc assez réticents à l'alourdir davantage. On veut tout faire faire à l'école, mais il faut savoir faire des choix. Comme un ancien ministre de l'Éducation nationale, je suis attaché à l'apprentissage de la lecture, de l'écriture, des mathématiques et du respect d'autrui.
Attention à ne pas imposer trop de contraintes aux tout-petits, sachant que la culture citoyenne recouvre beaucoup d'aspects : la sensibilisation à l'environnement, l'apprentissage de l'hygiène corporelle, etc. Il reste donc moins de temps pour l'apprentissage de la lecture et des mathématiques, car le temps scolaire n'a pas augmenté en conséquence.
Mme Olga Givernet, députée, rapporteure. - Effectivement, nous devons valoriser la recherche en sociologie. Cela est d'autant plus pertinent que nous manquons de données dans ce domaine, notamment en ce qui concerne la sobriété socialement acceptable. Par conséquent, notre proposition sur la recherche pluridisciplinaire mentionnera ce champ disciplinaire, un point que nous pourrons préciser dans le rapport.
Dans tous les domaines, il y a des efforts à faire. Alors que les bénéfices en efficacité énergétique associés au progrès technologique se manifestent immédiatement après que les investissements sont réalisés, la sobriété nécessite un accompagnement au long cours pour prévenir les effets rebonds. Il faut organiser et maintenir des efforts soutenus en matière de pédagogie et de communication auprès des divers publics.
Comme pour la gestion des déchets, la simple volonté d'agir ne suffit pas. Il est également indispensable de disposer des bonnes informations, des indicateurs pertinents et de maîtriser la façon d'aborder les gens.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - J'ai oublié de préciser que la valorisation de l'effort de chacun me semble essentielle. En effet, le « juste assez » n'est pas identique pour tous, car nous n'avons pas tous les mêmes besoins ni les mêmes envies.
En revanche, valoriser l'effort de chacun me paraît extrêmement efficace. Cela incite à conserver les bonnes habitudes sur le long terme, contrairement aux injonctions et interdictions qui sont mal perçues et entraînent parfois une réaction contraire. C'est notre conviction.
M. Philippe Bolo, député. - Je vous remercie pour ce document très éclairant sur la sobriété, un concept dont on entend de plus en plus parler, notamment avec la crise énergétique de cet hiver, en lien avec nos objectifs de réduction de la consommation énergétique pour atteindre les objectifs bas carbone. Aujourd'hui, le concept de sobriété se trouve également au centre des débats sur la gestion de l'eau et la raréfaction des ressources, dans un contexte de changement climatique et de diminution des précipitations dans certains territoires.
J'ai noté que votre travail rapproche, à partir de la page 63, la sobriété et l'économie circulaire, dans un chapitre qui s'intéresse aux relations entre ces deux concepts. Vous y regardez si l'économie circulaire et la sobriété visent les mêmes objectifs - et il apparaît que c'est le cas.
Votre démonstration s'appuie sur une présentation claire de l'économie circulaire, comparée à l'économie linéaire. La seconde prélève de la ressource pour consommer et jeter ; la première va considérer différemment le sujet de la production économique, en cherchant à utiliser la ressource de manière plus efficiente, afin de produire le moins de déchets possible, à travers les « trois R » que sont la réduction, la réutilisation et le recyclage - auxquels j'ajoute la réparation.
Dans une sous-partie de ce chapitre, intitulée « les limites de l'économie circulaire », le premier point de votre démonstration s'appuie sur l'effet rebond. Comme vous l'avez indiqué, cet effet comportemental conduit à ce qu'à partir du moment où un consommateur est conscient qu'un produit est recyclable, il va moins limiter sa consommation, puisqu'il considère que le recyclage est une solution à ses excès. Le deuxième point de la démonstration s'appuie sur les limites physiques du recyclage et le troisième sur la consommation de ressources liées au recyclage. En définitive, votre démonstration des limites de l'économie circulaire se fonde sur trois aspects qui ne concernent que le recyclage.
C'est pourquoi je vous invite à revoir le titre du passage, en remplaçant les « limites de l'économie circulaire » par les « limites du recyclage ». En effet, il ne faut pas oublier que les deux autres piliers de l'économie circulaire, le « R » de la réduction et le « R » de la réutilisation, correspondent à des actes de sobriété : pour la réduction, cela va de soi, c'est absolument immédiat ; pour la réutilisation, c'est indirect, parce que le même contenant, le même véhicule, le même équipement vont être utilisés par plusieurs utilisateurs ou sur une durée de vie plus longue.
Enfin, le rapport évoque la low tech. Autour de cette table, nous voyons de quoi il s'agit, mais comment faut-il s'y prendre pour embarquer le maximum de Françaises et de Français dans ces sujets et atteindre nos objectifs ?
En effet, entre la low tech dans le numérique, l'économie circulaire dans le domaine des matériaux et la sobriété dans le domaine énergétique, cela peut porter à confusion. Vus de l'extérieur, ces éléments peuvent sembler ne pas être exactement les mêmes, alors qu'il s'agit toujours de consommer ce qui nous apparaît le plus juste par rapport à ce dont nous avons besoin. Il faut donc pouvoir effacer les différences entre ces termes.
Mme Olga Givernet, députée, rapporteure. - Nous n'avons pas abordé ce sujet, mais nous avons identifié que nous devions aussi nous adresser aux étudiants, en appelant les écoles à les sensibiliser à la sobriété.
C'est important, car ces jeunes en quête de sens sont les ingénieurs de demain, qui repenseront les produits et les organisations. Ils auront au moins dans un coin de leur tête cette idée de sobriété et pourront s'interroger sur ce qui est bénéfique pour la planète.
Un effort doit être mené dans ce domaine. D'ailleurs, je crois que certaines écoles d'ingénieurs commencent à intégrer cet aspect. En revanche, les écoles de commerce, comme HEC, prétendent défendre la sobriété, tout en continuant de promouvoir, pour l'instant, des stratégies marketing agressives, en contradiction avec les principes de sobriété.
Je crois que nous devons aller dans les universités et les écoles, afin de redonner du sens à ces jeunes qui en veulent pour leurs futurs engagements professionnels.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - Effectivement, il est compliqué de trouver un terme commun. Il y a beaucoup de mots assez proches, dont celui d'efficience, popularisé par Bertrand Piccard ; peut-être faudrait-il faire appel à Ségolène Royal pour trouver un nouveau terme générique, car elle y excelle (sourires).
Mme Olga Givernet, députée, rapporteure. - Il nous a été démontré que la low tech n'est pas affaire de technologies rétrogrades, mais plutôt d'innovations. Par exemple, certains considèrent qu'un vélo, technologie plutôt sobre, fait partie de la low tech. Cependant, ceci n'empêche pas les vélos de mobiliser des matériaux high-tech et des sous-systèmes très complexes.
Ainsi, nous ne souhaitons pas opposer high tech et low tech. Il s'agit simplement d'intégrer les critères de modularité et d'utilisation de matériaux sobres en énergie dans les cahiers des charges de développement. Sans oublier d'y associer une analyse du cycle de vie, car c'est surtout par cette analyse qu'on peut savoir si l'amortissement d'un équipement sera intéressant.
M. Philippe Bolo, député. - Partagez-vous ma remarque sur le titre d'une partie du rapport, la démonstration étant fondée sur le recyclage, pas sur l'économie circulaire ?
M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - Nous avons pris en compte la remarque et rectifierons si les autres membres de l'Office en sont d'accord.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Jean-Luc Fugit a raison de souligner l'importance d'une bonne communication de ce travail. Je suppose que vous avez prévu de présenter à la rentrée le rapport à la commission qui a saisi l'Office.
Comme pour chaque rapport, un « quatre pages » qui présente à la fois la synthèse du rapport et ses recommandations sera élaboré et largement diffusé. Une version papier pourra évidemment être mise à disposition. Ce support permettra de sensibiliser l'ensemble de nos collègues à ces enjeux de sobriété.
Comme vous l'avez tous deux souligné, je voudrais moi aussi insister sur la dimension d'acceptabilité. Récemment, j'ai eu l'occasion d'examiner plusieurs débats parlementaires de la IIIe République, lorsqu'ont été adoptées les grandes lois de liberté qui fondent les principes en vigueur aujourd'hui. La plupart de nos prédécesseurs plaçaient l'adhésion et l'acceptabilité citoyenne au coeur des lois votées et plus globalement des évolutions sociétales qui touchaient l'ensemble des citoyens. Pour réussir la transition énergétique et s'assurer que le plan de sobriété soit appliqué par l'ensemble de nos concitoyens, cibler particulièrement cette dimension d'adhésion, voire de consensus, me paraît fondamental.
Tout ceci est bien présent dans votre rapport. La sobriété est l'affaire de tous : nous-mêmes en tant que décideurs politiques, mais également l'ensemble de nos concitoyens, chacun dans ses responsabilités. Pour cela, il est fondamental de porter, comme vous l'avez fait, des recommandations permettant cette large adhésion.
Je vous adresse un grand merci pour ce travail conséquent. Nous mesurons la portée qu'il peut avoir dans l'opinion publique. Nous le relaierons le plus largement possible.
L'Office adopte à l'unanimité le rapport sur les implications en matière de recherche et d'innovation technologique de l'objectif de sobriété énergétique et en autorise la publication.
La réunion est close à 14 h 55.
Jeudi 29 juin 2023
- Présidence de M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Examen d'une note scientifique sur le recyclage des plastiques (Philippe Bolo, député, et Angèle Préville, sénatrice, rapporteurs)
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je voudrais remercier les députés et sénateurs qui ont pu se libérer ce matin. La modestie des effectifs est heureusement compensée par la qualité des intervenants et la profondeur de leurs réflexions. Je voudrais vous présenter les excuses de notre président Pierre Henriet, retenu par l'intérêt que Madame la Première Ministre porte à la lutte contre la grippe aviaire et à la vaccination des palmipèdes. Elle a choisi la Vendée, terre d'élection de Pierre Henriet, pour présenter une action qui sera sans doute décisive.
Trois sujets assez différents composent notre ordre du jour. Ce sera tout d'abord l'examen de deux notes scientifiques, des notes courtes qui demandent un travail long. La première concerne le recyclage des plastiques, affaire que nous suivons depuis l'important rapport présenté en décembre 2020. Nous avions organisé une audition publique sur les enjeux des négociations du futur traité international. Philippe Bolo et Angèle Préville présenteront cette note courte sur le recyclage des plastiques, sujet techniquement plus complexe qu'il n'y paraît.
Ensuite, nous examinerons une note scientifique sur les avancées thérapeutiques en oncologie, sujet qui nous concerne tous et souvent notre environnement le plus proche. Philippe Berta et Laure Darcos nous présenteront les progrès dans le traitement du cancer.
Enfin, nous auditionnerons l'IRSN pour son rapport annuel, lequel s'inscrit dans un contexte connu de chacun, ce qui rendra l'intervention du directeur général de l'IRSN, Monsieur Jean-Christophe Niel, passionnante.
Trois ans après notre rapport sur la pollution plastique, Philippe Bolo et moi-même avons souhaité retravailler sur le recyclage des plastiques. Nous avions déjà abordé ce sujet dans notre rapport. Toutefois, les techniques évoluant rapidement dans ce domaine, il nous a paru important d'actualiser nos connaissances et de les approfondir.
Pour commencer, je vais vous présenter les caractéristiques du recyclage des plastiques. Je tiens d'abord à faire remarquer que la définition retenue du recyclage par l'article L. 541-1-1 du code de l'environnement est très générale. Il définit le recyclage comme « toute opération de valorisation par laquelle les déchets sont retraités en produits, matières ou substances aux fins de leur fonction initiale ou à d'autres fins. Cela inclut le retraitement des matières organiques, mais n'inclut pas la valorisation énergétique, la conversion pour l'utilisation comme combustible ou pour des opérations de remblayage ». Cette définition ne distingue pas le recyclage en boucle fermée, dans lequel les déchets recyclés peuvent être réutilisés pour un usage identique - c'est le cas du recyclage de la bouteille en PET pour refaire des bouteilles en PET - et le recyclage en boucle ouverte, dans lequel la matière recyclée est utilisée pour une destination différente. C'est le cas du recyclage d'une bouteille en PET en fibre synthétique et notamment en fibre polaire.
Il existe deux grandes techniques de recyclage.
D'abord, le recyclage mécanique qui, actuellement, est utilisé dans 99 % des cas. Les déchets plastiques sont collectés, triés pour obtenir des flux homogènes de polymères, puis ils sont broyés, lavés, retriés, extrudés et transformés en granulés pour être réutilisés sous la forme de matières plastiques recyclées.
L'autre grande technologie est le recyclage chimique. En réalité, ce terme très générique englobe de nombreuses technologies différentes, qui peuvent néanmoins être classées en trois groupes :
La purification à l'aide de solvants, qui vise à séparer de façon sélective les matrices polymères des autres matériaux et des substances chimiques (additifs, pigments, substances non intentionnellement ajoutées, etc.). Les déchets plastiques sont plongés dans un bain de solvant qui dissout le polymère ciblé, le séparant des autres composants. Une fois le procédé de purification achevé, le polymère est exposé à une solution non-solvante pour être solidifié par un procédé de précipitation ;
La dépolymérisation, qui consiste à rompre la chaîne moléculaire d'un polymère afin de le faire retourner à l'état de monomère. Une fois que la dépolymérisation a eu lieu, les monomères sont récupérés en vue d'être purifiés par distillation, précipitation ou cristallisation. Il y a plusieurs sortes de dépolymérisation : la dépolymérisation chimique, dont le nom change en fonction du solvant (hydrolyse lorsque le solvant est l'eau, méthanolyse lorsque le solvant est le méthanol, etc.). Il existe également une dépolymérisation enzymatique (ou dépolymérisation biologique) qui vise à briser les chaînes polymères à l'aide d'enzymes. En France, la société Carbios a montré la faisabilité d'un recyclage en boucle fermée des déchets en PET en utilisant ce procédé ;
La conversion (ou dépolymérisation thermique), technique qui consiste à rompre les chaînes polymères à l'aide d'un traitement calorifique. La pyrolyse et la gazéification appliquées aux déchets sont des moyens de les convertir en liquides ou en gaz qui peuvent ensuite être utilisés comme matières premières dans un processus de raffinage-conversion-polymérisation.
Quels sont les avantages attendus du recyclage ?
D'abord, le recyclage s'inscrit dans une logique d'économie de ressources et de gestion durable des déchets. Mais il est également censé limiter les émissions de CO2 et économiser l'énergie. Actuellement, 98,5 % du plastique est d'origine fossile et cette industrie représente 10,7 % de la consommation de pétrole. En 2018, les émissions totales de gaz à effet de serre générées par la production d'objets en plastique dans l'Union européenne étaient estimées à 208 millions de tonnes d'équivalent CO2, dont 63 % au cours de sa production, 22 % lors de la transformation des polymères en produits et 15 % à l'occasion du traitement des déchets plastiques en fin de vie. Par ailleurs, tous les déchets en plastique ne sont pas traités, puisqu'ils finissent dans l'environnement. Au niveau mondial, l'empreinte carbone du plastique s'élevait à 1,8 gigatonne de CO2 en 2019. Cela correspond à 4,7 % des émissions de gaz à effet de serre. En comparaison, les outils numériques sont responsables de 3,5 % des émissions de gaz à effet de serre et le transport aérien de 3,8 %.
Une étude réalisée en 2017 sur les émissions de CO2 et les économies en énergie liées au recyclage a montré qu'une tonne de PET recyclé permet d'économiser 70 % de gaz à effet de serre et 83 % d'énergie par rapport à la production d'une tonne de plastique vierge. L'économie de gaz à effet de serre et d'énergie atteint 89 % pour le recyclage d'une tonne de PEHD.
Le recyclage permettrait également de réduire notre dépendance vis-à-vis des importations d'énergies fossiles et de matières premières (telles que le polyester pour les textiles ou le caoutchouc naturel pour les pneus). Je tiens néanmoins à préciser que pour cela, il faudrait qu'il y existe des filières de recyclage en boucle fermée des textiles en polyester et des pneus, ce qui n'est pas le cas actuellement en France.
La contribution du recyclage à la lutte contre les déchets et la pollution plastique est plus mitigée : s'agissant de la production de déchets, la proportion de recyclage en boucle ouverte ainsi que la limite physique à laquelle se heurte le nombre de cycles de recyclage font de ce dernier un amortisseur temporel de la formation de déchets, sans permettre de les éviter. Quant à la pollution plastique, elle ne se limite pas à la gestion de la fin de vie des plastiques, mais concerne tous les stades de leur cycle de vie (production, usage, fin de vie) et je pense également au relargage des additifs et autres plastifiants, ainsi qu'à la dégradation en microplastiques.
M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - Le recyclage des plastiques contribue-t-il et à quelle hauteur à l'économie circulaire ? Telle sera la question qui guidera mon propos. L'économie circulaire constitue un changement de paradigme qui nous invite à passer d'une économie linéaire, laquelle prélève et produit des biens de consommation qui peuvent rapidement devenir des déchets, vers un modèle d'économie circulaire où le prélèvement de ressources fera toujours l'objet de la production de biens de consommation, mais qui tourneront au sein d'un cycle. Le recyclage constitue notamment une solution. Souvent l'économie circulaire est résumée au recyclage. Mais elle comprend d'autres composantes : la réduction des quantités consommées, la réutilisation, le réemploi et la réparation.
Quelles sont les quantités recyclées ? Il existe une très grande variabilité des données existantes. Selon que l'on considère les polymères et leur utilisation (emballage, bâtiment, automobile, etc.), les pays ou les méthodes de calcul, les taux de recyclage diffèrent. À titre d'exemple, en 2020, en France, on a consommé 6,5 millions de tonnes de plastiques, dont 3,8 millions de tonnes deviennent des déchets. Une fois devenus déchets, les plastiques sont collectés ou non, préparés au recyclage ou non, recyclés ou non. Lorsqu'ils sont recyclés, ils peuvent faire l'objet d'une production réelle de matières recyclées. Lorsque vous considérez tous ces étages et que vous en établissez le rapport de l'un à l'autre, vous obtenez une multiplicité de chiffres qui vous permettent de conclure différemment.
Je vous invite à considérer la dernière méthode validée par l'Europe : regarder la quantité effectivement recyclée par rapport aux déchets produits. Selon cette méthode, 11,7 % des déchets ont été recyclés, contre 25 % selon d'autres méthodes de calcul. L'OCDE estime quant à elle le taux de déchets recyclés à 9 %. Ces statistiques liées aux données des plastiques et de leur recyclage sont très variables et dépendent de la gestion des déchets et de la quantité de matières recyclées. Cette multitude de paramètres fait que le sujet doit être observé avec beaucoup de précautions.
De plus, il existe deux types de recyclage : en boucle ouverte ou en boucle fermée. Ce n'est pas la même logique du point de vue de l'économie circulaire. Un objet en plastique recyclé qui devient un même objet en plastique s'inscrit dans une logique d'économie circulaire. En revanche, si un pot de yaourt devient un cintre ou un pot de fleurs, il ne s'agit plus tellement d'économie circulaire, mais d'un amerrissage de la production de déchets. Ainsi, les chiffres peuvent être trompeurs, mais ils révèlent un faible taux de recyclage, lequel est encore plus faible en boucle fermée.
Le sujet peut être appréhendé sous l'angle de l'incorporation des matières recyclées. Les plastiques sont-ils réutilisés pour produire de nouveaux objets en plastique ? Les chiffres varient énormément. Au niveau mondial, 8,3 % de plastiques sont produits avec des matières recyclées et 9,9 % en Europe. Pour les seuls emballages, ce taux s'élevait à 7,8 % en France et à 8,5 % en Europe. Les pratiques sont très variables et il est difficile de conclure.
Le recours aux matières plastiques recyclées pour la production de plastiques ne se traduit pas par un recours massif au recyclage. Pourquoi ? Il existe un certain nombre d'obstacles à franchir pour procéder au recyclage. La première limite est technique. Les polymères ne sont pas miscibles entre eux lors du recyclage. Un polymère comprend différentes résines et différents additifs combinés pour lui apporter des propriétés. Le nombre de matières combinées peut être très élevé. Si ces matières ne peuvent être mélangées, la difficulté est notable. De plus, les propriétés physiques du plastique sont dégradées.
La deuxième limite est réglementaire. Un plastique produit il y a vingt ans pour construire un véhicule peut comporter des additifs aujourd'hui interdits. Cependant, la durée de vie du véhicule fait que le plastique arrive aujourd'hui au recyclage. Parmi ces limites réglementaires figure également le grade alimentaire, pour lequel je vous invite à consulter la note afin d'obtenir plus de détails.
La troisième limite est économique, car le prix de la matière vierge est moins élevé que celui de la matière recyclée. Qui dit recyclage dit gisement. Toutefois, le gisement doit être disponible et présent en quantité et en qualité.
L'ensemble de ces limites réduit la possibilité d'avoir recours au recyclage. Malgré cela, d'importants efforts ont été consentis, et ce, à trois niveaux. D'abord au niveau législatif, nous avons défini des objectifs de recyclage et d'incorporation au niveau français et européen. Les collectivités territoriales ont investi massivement. Tous les sénateurs qui connaissent des élus locaux et les députés qui ont été élus locaux et qui ont gravité dans les instances de gestion des déchets, savent combien les montants dépensés ont été importants pour sensibiliser les citoyens à l'extension de la consigne de tri, à la redevance incitative, au tri des biodéchets, à la collecte ou aux centres de tri, etc. Cependant, le résultat n'est pas au rendez-vous. S'ajoutent enfin d'importants efforts de recherche.
Le recyclage progresse, mais moins vite que la production de plastiques, ce qui ne permet pas d'endiguer la production de déchets. Je voudrais vous communiquer deux chiffres issus d'un rapport de l'OCDE de 2022. En 2019, 353 millions de tonnes de déchets plastiques ont été produites. Selon cette même trajectoire, en 2060, ce seront 1 041 millions de tonnes de déchets qui seront produites, soit une multiplication par 4. Le taux de déchets recyclés est compris entre 9 % et 10 % aujourd'hui ; il ne s'élèvera qu'à 17 % en 2060 selon cette trajectoire. Le processus est divergent, car la production de plastiques augmente et le recyclage n'est pas en mesure de la rattraper. De plus, les fuites dans l'environnement sont très importantes.
Pour répondre à ma question initiale, le recyclage ne contribue pas, en l'état, à l'économie circulaire, en tout cas pas seul et sans certaines évolutions, rapporteur spécial.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Nous allons maintenant nous intéresser aux conditions nécessaires pour mettre en place un recyclage efficace.
D'abord, il nous semble qu'il faut éviter un certain nombre de pièges. Nous en avons relevé cinq.
Le premier piège est l'inversion de la hiérarchie de la gestion des déchets. L'économie des ressources passe par le respect de la hiérarchie des trois R : réduction des déchets ; réemploi, réutilisation et réparation ; recyclage.
Pourtant, les schémas circulaires présentant le recyclage donnent l'illusion qu'il pourrait, à lui seul, assurer la circularité de l'économie des plastiques. Une telle vision présente un double risque : celui de participer à la normalisation des déchets, mais aussi celui de dissimuler les alternatives à la consommation de plastiques, en faisant croire qu'il est possible de contrôler les déchets. Les discours très volontaristes sur le recyclage chimique, censé recycler les déchets plastiques contaminés et hétérogènes que le recyclage mécanique ne peut pas pour l'instant traiter, donnent l'impression de pouvoir « boucler la boucle », alors que ces technologies sont loin d'avoir démontré leurs capacités à recycler tous les plastiques à un coût financier et environnemental acceptable.
Le deuxième piège est de tout miser sur les solutions technologiques. Afin de faire face à des plastiques très hétérogènes, les techniques de tri et de recyclage se sont considérablement perfectionnées, entraînant des dépenses croissantes pour les collectivités territoriales. L'Europe compte 44 projets de recyclage chimique dans 13 pays, dont 13 projets uniquement pour la France. Néanmoins, l'efficacité de cette course technologique restera limitée sans une action forte sur les deux autres leviers d'amélioration du taux de recyclage que sont la recyclabilité et le tri des déchets.
M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - Le troisième piège concerne les éco-organismes. Il ne faudrait pas les laisser tout faire. Ils sont la pierre angulaire du principe de la responsabilité élargie du producteur (REP) et du principe pollueur-payeur. Ils ont une mission de gestion des déchets. Une régulation devrait toutefois être mise en place. Parfois, des conflits d'intérêts sont à relever, car les actionnaires de ces éco-organismes peuvent être les metteurs en marché. Via l'éco-contribution, ces actionnaires apportent l'argent à l'éco-organisme qui doit gérer les déchets. Il est difficile de demander aux personnes qui apportent des ressources de réduire les quantités produites.
Face aux limites du recyclage précédemment mentionnées, des solutions sont mises en place. Il peut s'agir d'aller plus loin dans le tri, de chercher des polymères qui ne sont pas utilisés aujourd'hui ou de traiter des tailles plus réduites.
Des démarches expérimentales et exploratoires sont menées. Pour le flux de développement, Citeo n'est plus l'éco-organisme qui utilise ses moyens pour aider à recycler, mais un acteur qui lance des appels d'offres pour un certain nombre de quantités de plastiques à recycler. Il devient dès lors un autre opérateur économique. Les plus anciens d'entre nous ont connu des modèles économiques avant les REP. Les collectivités territoriales pouvaient alors s'adresser à plusieurs acteurs pour gérer leurs déchets. Aujourd'hui, une sorte d'intermédiaire voit le jour. Ces acteurs du monde de la gestion des déchets passent par l'éco-organisme, qui lui-même peut parler aux collectivités. Enfin, les éco-organismes, au vu des moyens financiers apportés aux collectivités, ne couvrent pas tout à fait les coûts. Pour ces raisons, nous pensons qu'un contrôle renforcé des éco-organismes est nécessaire. Par exemple, les parlementaires pourraient siéger dans les instances dirigeantes des différents éco-organismes. En effet, c'est le Parlement qui vote un certain nombre d'éléments en lien avec le fonctionnement des éco-organismes.
Le quatrième piège à éviter est que le recyclage chimique ne s'impose au détriment du recyclage mécanique. Le recyclage mécanique présente, certes, des limites et il est imparfait en l'état. Le recyclage chimique arrive en complément, au motif que le recyclage mécanique fait face à des impasses. On observe aujourd'hui un certain nombre d'éléments tendant à montrer que le recyclage chimique pourrait se substituer au recyclage mécanique.
Or des interrogations persistent autour du recyclage chimique, lequel est peu utilisé. Il se trouve dans les laboratoires, mais peu dans les industries. Quels sont véritablement ses impacts ? Les plastiques seront trempés dans des bains pour en extraire les additifs et les monomères. Que deviendront les bains contenant les additifs ? Que deviendront les substances chimiques dont certaines sont toxiques ? Quelle est la traçabilité ? Le recyclage chimique présente en fait les mêmes contraintes que le recyclage mécanique. Pour les deux, un gisement est nécessaire. À chaque fois, il sera nécessaire de chercher les déchets, de les collecter et de les trier. Entre deux technologies de qualité égale, privilégions la plus économe et celle qui a déjà montré un certain nombre de preuves. Évitons les effets verrous et rebonds. Il n'est pas souhaitable que les allégations commerciales laissent penser que le recyclage chimique fait disparaître l'impact de la consommation plastique. L'effet verrou résulte du fait que les collectivités devront moins investir, car il s'agit de technologies industrielles, mais elles devront toujours collecter. Il faut éviter d'enfermer des financements publics dans des logiques de captation de gisement. En effet, d'autres solutions et façons de regarder la pollution plastique existent.
Le dernier piège est la mise en place de la consigne pour le recyclage des bouteilles en PET. Les objectifs européens fixent à 77 % la proportion de bouteilles collectées en 2025 et à 90 % en 2029. En 2022, la France est à 60 % de bouteilles collectées. La France n'est donc pas très bien classée. Ceci a des incidences financières, car pour financer le plan de sortie de crise Covid au niveau européen, une taxe a été mise en place pour les dix pays européens les plus riches. Cette taxe est de 0,8 euro par kilogramme de plastique non recyclé. À ce titre, en 2021, la France a payé 1,42 milliard d'euros. Le sujet peut donc être creusé dans la mesure où le moindre milliard d'euros est recherché lors du bouclage du projet de loi de finances.
La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire, dite AGEC, avait prévu que le sujet des consignes reviendrait cette année, car il n'avait pas abouti à l'époque en raison de blocages. La consigne correspond au deuxième « R » de l'économie circulaire. Mais ce modèle nous pose un problème, car il adresse aux citoyens une injonction contradictoire. Jusqu'alors, il leur était dit qu'avec l'extension de la consigne de tri, la bouteille devait être déposée dans la poubelle jaune. Du jour au lendemain, les citoyens seraient avertis que la bouteille doit être mise ailleurs. De plus, cette poubelle jaune a généré des coûts, en équipement, en investissements de communication, en camions de collecte, et parfois en usines de traitement, comme c'est le cas à Angers. Si nous avons aujourd'hui cette capacité à capter ces gisements, c'est parce qu'un effort financier très important a été fourni par les collectivités territoriales et les citoyens, notamment à travers la taxe d'enlèvement des ordures ménagères. Nous avons structuré un modèle qui permet de recueillir un gisement. Alors que ce modèle fonctionne plus ou moins bien, des acteurs privés arriveraient pour profiter de ces investissements et faire de l'argent avec. Bien que j'aie travaillé 25 ans dans une entreprise, cette logique me pose problème en termes d'intérêt général et d'utilisation de l'argent public.
Ensuite, la consigne génère un effet verrou, alors que les collectivités investissent lourdement dans la qualité de l'eau du robinet et que ce sera encore plus cher au cours des prochaines années en raison des pressions sur la ressource en eau et la détérioration de la qualité. D'un côté, la population est incitée à boire l'eau du robinet, d'un autre côté, l'usage des bouteilles d'eau ne serait pas considéré comme problématique. S'y ajoute la différence entre le rural et l'urbain. Ce n'est pas dans les collectivités telles que le Lot ou le Maine-et-Loire que les objectifs ne sont pas atteints, mais à Paris ou Marseille. Pourquoi impacter toutes les collectivités alors que seulement certaines sont concernées ?
Enfin, la consigne ne correspond pas à celle d'antan où lors de l'achat d'une bouteille, une petite somme était gardée par le commerçant et restituée lorsque la bouteille était rapportée. C'est un bon d'achat qui est donné lors du retour de la bouteille afin de racheter dans la grande distribution.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Nous allons à présent vous présenter les leviers que nous avons identifiés pour améliorer les taux de recyclage et favoriser un recyclage de haute qualité.
Le premier levier est l'inscription du recyclage dans une stratégie globale de réduction de la production de plastiques. Le recyclage ne peut pas, à lui seul, garantir la mise en place d'une économie circulaire des plastiques ni permettre à l'industrie plastique d'atteindre la neutralité carbone en 2050. Il doit s'intégrer dans une stratégie plus large visant à réduire notre consommation de plastiques. Je rappelle que nous devons faire face à un flux important car la production plastique est exponentielle. De toute façon, nous n'aurons pas les infrastructures nécessaires.
Le deuxième levier est l'amélioration de la recyclabilité des plastiques grâce à la prise en compte du recyclage dès leur conception. De nombreux outils ont été développés pour évaluer la recyclabilité des emballages aussi bien au niveau national qu'européen. Il convient désormais de les utiliser en dissuadant réellement la mise sur le marché de produits non recyclables. L'objectif est de limiter le nombre de plastiques et de couleurs, de standardiser les emballages et d'éliminer les perturbateurs, notamment certains additifs, pour renforcer l'efficacité du recyclage mécanique tout en contenant les coûts.
Le troisième levier est l'augmentation des performances de la collecte. Avant de se lancer dans un dispositif national de consigne pour recyclage, de nombreux leviers d'action existent et doivent être mobilisés, aussi bien en amont, à travers la mise en oeuvre effective de la stratégie des « 3 R », qu'en aval, à travers l'amélioration de la performance des collectes sélectives, l'accélération de la tarification incitative (mais en revoyant certainement ses modalités car sur les territoires où elle s'est développée, on relève un haut niveau de non-acceptabilité des citoyens), et une meilleure captation des gisements « hors foyer ». Au-delà du secteur des emballages, d'autres secteurs doivent également améliorer leurs performances en matière de collecte.
Le quatrième levier vise, dans les appels d'offres, à donner la priorité au recyclage mécanique par rapport au recyclage chimique, tout en privilégiant un recyclage de haute qualité. En dépit des discours rassurants sur la complémentarité entre les deux techniques, il existe un risque réel de voir le recyclage chimique se développer au détriment du recyclage mécanique sous prétexte que les matières issues de ce dernier seraient de moindre qualité. En réalité, un tri et une préparation de qualité des matières à recycler permettent très souvent un recyclage mécanique en boucle fermée à des coûts moins élevés et avec un bilan environnemental plus favorable qu'avec le recyclage chimique. En outre, le renforcement indispensable des règles de recyclabilité devrait faciliter le recyclage mécanique par le développement de flux plus homogènes et la simplification des plastiques. Ce n'est qu'à cette condition que le recyclage chimique sera réellement complémentaire, et non pas concurrent, du recyclage mécanique.
M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - Parmi les autres leviers à actionner, il faut mentionner les règles de conversion et d'allocation des pyrolyseurs. Prenez l'image du recyclage mécanique : des bouteilles plastique seront broyées, lavées et refondues pour donner des granulés. Ces derniers serviront à refabriquer des bouteilles plastique. Pour un recyclage chimique, la pyrolyse transformera le plastique en huile. Dans une autre usine, cette huile servira à produire des polymères. Il s'agira de l'usine du pétrochimiste qui au moyen de sa tour de distillation du pétrole, ou vapocraqueur, utilisera l'huile pour créer des polymères. Au regard des quantités de plastique, il n'est pas possible d'imaginer la production de plastiques avec uniquement les huiles de pyrolyse. En effet, ces huiles seront mélangées avec du pétrole. Il faut regarder précisément les bilans massiques, sinon nous ne saurons pas quel pourcentage de plastique recyclé apparaîtra.
Différentes techniques existent. Une quantité d'huile peut ainsi être mélangée à une quantité de pétrole variable. Comment affecter cette proportion aux polymères sortis au bout du processus de recyclage chimique ? Ces techniques peuvent donner des gammes de produits chimiques susceptibles de créer des polymères ou des carburants. S'y ajoutent des pertes de rendement. Parfois, certaines quantités sont utilisées pour le fonctionnement de l'équipement lui-même. Nous devons prêter attention à l'affectation. Une première méthode, le rolling average, affecte la quantité d'huile uniquement à ce qui permettra de fabriquer du plastique. Le plastique issu de l'utilisation de l'huile de pyrolyse contiendra un pourcentage qui suit une logique de recyclage. La credit method affecte la quantité d'huile de pyrolyse au carburant, aux pertes et à d'autres éléments. Elle est plus avantageuse, mais produit des résultats totalement différents. Les mesures selon ces méthodes devront être effectuées par des tiers de confiance et non par les industriels. Il faudra utiliser la méthode permettant de bien refléter le taux de matière recyclée.
Pour l'obligation d'incorporation des matières plastiques recyclées, les bouteilles constituent l'élément le plus opérationnel. En effet, des objectifs ont été fixés. La réglementation doit donc accompagner le recyclage en instaurant des objectifs par matière et par objet et des pénalités si les objectifs ne sont pas atteints. Se pose dès lors la question de la traçabilité. Nous devons nous interroger sur ce point avec la communauté scientifique.
Une autre recommandation est d'introduire la notion de recyclage réel. Aujourd'hui, les objets achetés sont estampillés « recyclables ». Nous souhaiterions demain que soit incluse la mention « recyclé » et à quelle hauteur. En effet, la mention « recyclable » peut être trompeuse et entraîner la non-atteinte des objectifs de l'économie circulaire.
Nous étions hier avec le GDR Polymères et Océans pour leur quatrième journée d'échange. L'événement réunissait une cinquantaine de chercheurs toutes disciplines confondues (physiciens, chimistes, biologistes, économistes). De véritables progrès et nouvelles connaissances arrivent. Mais d'importants travaux restent à mener, par exemple sur la manière dont les additifs se comportent lors des différentes phases du recyclage. En effet, de premiers articles montrent la nocivité de certaines substances, dont certaines ne sont même pas connues. La science devra se pencher sur ce sujet de manière très précise du point de vue de la santé humaine, car certains objets plastiques seront en contact avec les aliments. Il est nécessaire de se demander comment l'analyse du cycle de vie (ACV) pourra constituer un outil de comparaison des différentes méthodes et intégrer les composantes des impacts, ce qui n'est pas nécessairement le cas aujourd'hui avec les plastiques.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je voudrais vous remercier pour la qualité de ce travail, la continuité de votre effort, la cohérence de votre démarche et le fait de donner tout leur sens aux procédures de l'Office, notamment aux notes courtes. Vous avez réussi en quatre pages, avec un minimum de caractères, à réunir un maximum d'éléments d'analyse, de prospective et de solutions applicables. C'est un exercice extrêmement séduisant pour le Parlement, car il lui restitue sa pleine responsabilité d'analyser les problèmes de son temps et d'ouvrir des pistes pour y répondre, le tout dans un climat apaisé, profond et responsable.
Vous concluez par la nécessité de poursuivre et consolider les travaux de recherche sur les impacts environnementaux et sanitaires du recyclage mécanique et chimique. Il y a un aspect très méconnu dans la dispersion des microparticules de plastiques avec un impact environnemental et sanitaire extrêmement préoccupant. À quel moment l'impact des gaz à effet de serre se manifeste-t-il dans cette utilisation des matières plastiques, en particulier pour l'emballage alimentaire ? Pour être père de famille et grand-père, les jouets en plastique constituent un cauchemar. Le bonheur des enfants est d'ouvrir les emballages. Cela constitue un premier gaspillage. Par ailleurs, la durée de vie de ces objets s'étale entre quelques heures et quelques jours. Les gaz à effet de serre réapparaissent-ils au cours des différentes étapes du recyclage?
M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - Il existe un impact gaz à effet de serre et émission de CO2 dès l'utilisation de la ressource fossile. Il y en aura d'autres avec le recyclage.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Le carburant dans le réservoir a vocation constante à brûler et générer du CO2. Le jouet en plastique, même inutilisé, bloque son CO2.
M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - Je reviens au recyclage chimique. Comme pour le recyclage mécanique, sa performance dépend de la qualité des éléments introduits dans le réacteur chimique, ce qui nécessite d'obtenir une quantité suffisante pour un retour sur investissement et une qualité normalisée, car les équipements industriels sont coûteux. En effet, pour recycler du polypropylène, il n'est pas souhaitable que des substances parasites (polystyrène, polyéthylène, etc.) se trouvent à l'intérieur du réacteur. Cette logique entraîne des coûts importants de collecte. Pour pouvoir fonctionner, ces unités de production, qui pour des raisons économiques capteront un volume très important de déchets sur des gisements dispersés sur l'ensemble du territoire national, voire communautaire, seront obligées de procéder à de la collecte en plusieurs endroits.
Pour une unité de recyclage chimique, 200 000 tonnes seront nécessaires. Cette quantité sera recherchée en France et à l'étranger. Un camion transportant 10 à 12 tonnes de matières, 17 000 camions seront requis. Dès lors, un impact CO2 sera à relever. Cet impact se trouve au coeur d'un sujet essentiel, celui de la comparaison avec l'impact CO2 actuel. Lorsque j'utilise du papier, du carton ou du bois, je regarde l'impact CO2. L'analyse de cycle de vie permet de procéder à cette évaluation facilement. Cet outil est normé. Toutefois, l'ACV ne prend pas en compte l'impact du plastique en termes de microparticules, lorsqu'il est perdu dans la nature. Il y vieillit, s'érode, se dégrade et se fragmente. On compare des objets sans observer l'ensemble de leurs inconvénients. Le CO2 en matière de plastique correspond à l'empreinte initiale, moyennant cette réflexion sur le CO2 stocké. Cependant, l'objet en plastique doit souvent être recyclé. Un impact supplémentaire apparaît alors. De plus, nous ne devons jamais nous limiter aux impacts CO2, car d'autres impacts ne sont aujourd'hui pas pris en compte dans la méthode de calcul.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Le recyclage et le retraitement requièrent de l'énergie. Tout dépend de l'énergie utilisée, mais du CO2 pourra donc être émis. On commence à découvrir que dans les unités de recyclage, on n'a peut-être pas anticipé tous ces aspects. Dans le recyclage mécanique, la phase de broyage engendre l'émission de microplastiques en quantité importante qui se répandent autour de l'unité de broyage.
M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - Certains usages de plastiques permettent d'économiser du CO2 : fabrication de véhicules plus légers ou utilisation pour les moyens de production d'énergies renouvelables. Nous devons prendre en compte tous ces éléments pour pouvoir dresser un bilan global.
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - La note ne concerne que la France, mais qu'en est-il en Europe et dans le monde ? Les recommandations sont-elles généralisables à l'Europe ? Nous savons que ce n'est pas la France qui produit le plus de CO2 et qui pose le plus de problèmes. Les méthodes de recyclage évoquées sont-elles appliquées partout en Europe ?
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Et qu'en est-il de l'empreinte importée ?
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Nos recommandations sont valables quel que soit le pays. Le recyclage mécanique est utilisé partout. Le recyclage chimique progresse dans de nombreux pays et des installations de recyclage chimique sont appelées à voir le jour.
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je m'occupe des liens parlementaires avec les îles du Pacifique. Là-bas se trouvent des déchets qui ne sont pas recyclés. Ces îles n'en ont d'ailleurs pas les moyens. Les endroits où j'ai observé le plus de déchets se trouvent ailleurs qu'en France.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - C'est pourquoi nous avons bien insisté sur la hiérarchie des trois « R », avec la réduction en priorité. Dans les territoires d'outre-mer où dans les îles Éparses, on trouve des accumulations de déchets. Les déchets ne sont pas nécessairement issus de ces pays ou de ces territoires, car ils naviguent dans les océans. Dans l'esprit, le périmètre de la note inclut tous les pays, mais il est vrai que les unités de recyclage ne sont pas présentes partout dans le monde.
M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - À l'écoute des chercheurs, la connaissance progresse significativement en 2023, notamment sur les impacts sanitaires des additifs ajoutés aux plastiques. De mon côté, je m'interroge sur la manière, à travers nos réglementations et nos lois, d'agir et de rendre pénible certains aspects pour nos concitoyens et nos entreprises. Nous devons tous nous emparer du problème. C'est pour cette raison qu'un traité international est en cours de négociation. Angèle Préville et moi avons eu la chance d'assister à la dernière session de négociation. Plusieurs éléments y ont été évoqués qui répondent en partie à la question d'aujourd'hui.
D'abord, tous les milieux sont concernés par la pollution plastique et pas seulement les océans. Il existe depuis quelque temps une « météo du plastique », créée par une fondation australienne. Grâce à cet outil, on peut connaître la quantité de plastique qui tombera à Paris chaque jour. Les particules sont en effet en suspension dans l'atmosphère.
De plus, ce n'est pas simplement un sujet de gestion des déchets. En effet, les pays n'ont pas le même rapport au plastique ni les mêmes capacités. Certains sont les destinataires de nos déchets. Par exemple, certains vêtements donnés à des associations se retrouvent dans d'autres pays.
M. Victor Habert-Dassault, député, vice-président de l'Office. - Merci pour cette note scientifique très intéressante et utile pour le débat public. Existe-t-il beaucoup d'usines de recyclage dans les pays européens ? S'agit-il d'usines qui interviennent dans le recyclage des déchets accumulés en France? En effet, la question du CO2 peut se poser si ces déchets sont recyclés dans d'autres pays.
Bien que leur activité soit mieux encadrée, les éco-organismes sont-ils les meilleurs arbitres de leur action ? Ne faudrait-il pas une agence indépendante pour contrôler le travail des entreprises et de la filière ?
Comme la production de déchets plastiques sera amenée à quasiment tripler, si le recyclage fait partie des solutions, ne peut-il pas permettre aux entreprises de réduire leur production plastique ?
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Le recyclage ne doit pas constituer un permis à continuer à produire et à utiliser le plastique.
Les pots de yaourt en polystyrène ne sont pas décyclés en France. Une usine en Belgique et une en Espagne s'en occupent. Pour ouvrir des installations, il faut disposer d'un gisement suffisamment important. En ce sens, des usines de recyclage placées à certains endroits nécessiteront du transport. Ensuite, nous pouvons nous interroger sur le sens d'une telle organisation : des pots de yaourt sont consommés en France et exportés en Espagne pour être recyclés. Devons-nous continuer ainsi ? Devons-nous agir sur les volumes de déchets que nous sommes obligés d'envoyer très loin ? Il faut que nous nous interrogions sur les matières plastiques que nous utilisons et sur les différents usages que nous avons laissés se développer à tort et à travers, car nous ne pensions pas au sujet de l'après-produit. Le flux de déchets ne cesse d'augmenter. Nous n'aurons jamais les capacités d'imposer au citoyen les coûts que cette situation entraînera.
M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - Pour le recyclage chimique, les investissements se chiffrent en milliards d'euros. Mais il est difficile de savoir où de telles usines seront implantées, car le secret des affaires et divers prétextes sont utilisés. C'est davantage à l'échelle européenne que française qu'il faut d'ailleurs s'interroger.
Une agence devrait avoir la capacité d'établir des statistiques. En effet, les statistiques sont aujourd'hui produites par la profession, avec des zones d'incertitudes. Une agence pourrait contrôler les éco-organismes, mais les parlementaires ont également une fonction de contrôle. Essayons de reprendre la main sur ce sujet, ce qui constituera une première étape.
Malgré le recyclage, la quantité de plastique augmente. La cible principale est donc le plastique à usage unique et à durée de vie courte, ainsi que les plastiques inutiles.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Beaucoup de pertes apparaissent durant le recyclage. De plus, le plastique ne se recycle que quelques fois. Enfin, lorsque le plastique recyclé perd en qualité, il est nécessaire d'ajouter du plastique vierge.
M. Philippe Berta, député. - Cela fait des années qu'il nous est expliqué que nous pourrions faire appel à la bioremédiation des plastiques, bactérienne ou par d'autres micro-organismes. Est-ce un fantasme ou une réalité ? Existe-t-il une réflexion sur ce sujet ?
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Des recherches sont menées sur ce sujet, notamment par Carbios avec des enzymes. Selon moi, il s'agit d'un procédé marginal. Si nous l'utilisions à grande échelle, il faudrait mesurer son impact sur l'environnement. À mon avis, il faut aborder ce sujet avec précaution.
Mme Florence Lassarade, sénatrice. - L'entreprise Le Petit Basque emballe 90 % de ses yaourts dans du carton. Il s'agit d'une entreprise locale qui favorise les brebis du secteur. Je m'interroge sur la comparaison du coût environnemental des emballages (cartons, verres, etc.). Le verre constitue un emballage, certes, vertueux. Mais son recyclage pose également des problèmes et entraîne une pollution. Envisagez-vous de telles comparaisons dans vos futurs travaux ?
La vulgarisation de ces sujets est importante. Les parlementaires s'empareront peut-être des éléments présentés. Mais cela ne suivra pas jusqu'à nos collectivités où j'observe une régression. En effet, les syndicats donnent des ordres contradictoires sur les méthodes de tri d'une commune à l'autre. Dans ma commune par exemple, nous effectuions un tri classique. Désormais, il est à nouveau procédé à un ramassage dans les poubelles jaunes à domicile où nous déposons tout ce qui ne va pas au compost. Je souhaiterais que ce type de rapport puisse être diffusé vers les syndicats de tri d'ordures ménagères.
Par ailleurs, je suis encore conseillère municipale. Dans certaines réunions, nous procédons à l'éducation au tri, y compris pour les conseillers municipaux. J'observe que de fausses informations sont véhiculées et aucun élément scientifique n'y est associé.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - En effet, la profession a intérêt à s'organiser intelligemment et à défendre des positions économiques acceptables et en harmonie avec le souhait général. Comment appréhendez-vous la diffusion de la connaissance ?
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Peut-être nous faudrait-il un jour travailler sur des comparaisons, mais en envisageant tout le cycle de vie. Le verre pour réemploi peut être intéressant. En effet, il est possible d'utiliser une bouteille de verre jusqu'à 50 fois. Les petites unités de lavage, peu consommatrices d'énergie et d'eau, pourraient être intéressantes à réenvisager. D'ailleurs, le ministère a publié une feuille de route il y a quelques jours dans laquelle il évoque le verre pour réemploi.
La gestion des déchets s'est installée progressivement dans notre pays. Les territoires ont chacun développé des règles différentes. Peut-être faudra-t-il revenir à une organisation plus nationale et compréhensible par tout le monde.
La tarification incitative est en place sur certains territoires. Elle crée des coûts supplémentaires pour les citoyens, alors qu'ils trient davantage.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je voudrais remercier Angèle Préville et Philippe Bolo pour ce travail. Si nous voulons une France plus décentralisée et girondine, une demande en apparence,il faut accepter la diversité et la complexité. On peut demander à une commission compétente d'essayer de caractériser les politiques et d'étudier les différences les plus caricaturales, souvent liées aux réalités locales (densité de population, habitudes, etc.). Il s'agit d'éviter d'être dans le balancement caricatural qui aboutit, d'une part, à l'existence de « deux sortes de Français », d'autre part, à l'agressivité contre la normalisation nationale, toujours absurde loin des réalités et une provocation au bon sens.
L'Office adopte la note scientifique sur le recyclage des plastiques et en autorise la publication.
Examen d'une note scientifique sur les avancées thérapeutiques en cancérologie (Philippe Berta, député, et Laure Darcos, sénatrice, rapporteurs)
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Le sujet des avancées thérapeutiques en cancérologie est d'une telle évidente nécessité et d'une telle gravité que je vous épargne un propos liminaire qui n'apporterait rien.
Mme Laure Darcos, sénatrice, rapporteure. - Avec 10 millions de morts dans le monde, dont environ 150 000 en France, les cancers sont l'une des premières causes de mortalité. En plus d'un important coût humain et social, ces maladies ont un lourd poids économique, qui s'élevait en France à 18,3 milliards d'euros en 2017, en augmentation de 48 % par rapport à 2004, en raison d'une hausse de l'incidence des cancers et du coût des soins.
Au cours des dernières années, les avancées thérapeutiques ont permis de réels progrès en termes de survie et de qualité de vie des patients. L'objectif de cette note est de vous présenter ces récentes évolutions.
Toutefois, en introduction de ce travail, nous tenions à souligner que le curatif ne constitue que l'un des leviers permettant de réduire l'impact sanitaire et social des cancers. Une part importante de ces maladies est liée au mode de vie et on estime que 40 % des cancers pourraient être évités en France. De même, un diagnostic précoce est susceptible d'améliorer considérablement les chances de guérison des patients.
Aussi, les techniques de prévention et de diagnostic, qui ne sont pas abordées par la note, constituent des maillons essentiels de la lutte contre le cancer et doivent faire l'objet de recherches et de politiques ambitieuses.
Nous voulions également insister sur la place des traitements historiques. Le plus souvent, la prise en charge des tumeurs solides repose sur la chirurgie, qui vise à l'exérèse de la tumeur, et sur la chimiothérapie et la radiothérapie, qui visent à éliminer les cellules cancéreuses restantes. Si de nouvelles thérapies basées sur des approches moléculaires complètent depuis quelques années cet arsenal thérapeutique, les traitements historiques restent aujourd'hui centraux dans la prise en charge oncologique.
De nombreuses innovations ont permis et continuent de perfectionner ces techniques historiques, en améliorant leur efficacité et en réduisant leurs effets secondaires. Les développements de la coelioscopie, de la thoracoscopie et, plus récemment, de l'assistance par des robots rendent désormais les interventions chirurgicales moins invasives et réduisent les complications liées à des lésions parasites. L'amélioration de la précision, les progrès en matière de dosimétrie et de nouvelles techniques d'irradiation ont également permis de perfectionner les traitements de radiothérapie, afin de mieux éliminer les tissus tumoraux tout en préservant les tissus sains environnants.
Enfin, l'amélioration des techniques d'imagerie a rendu possible des actions plus ciblées en offrant une meilleure définition de la localisation et du volume de la tumeur.
M. Philippe Berta, député, rapporteur. - Au cours des dernières années, les travaux de biologie fondamentale ont permis l'émergence d'une médecine dite « de précision », fondée sur la personnalisation des traitements, grâce à une meilleure connaissance des cancers à l'échelon moléculaire. C'est sur ces nouveaux traitements que s'est concentré notre travail.
Cette nouvelle approche, qui utilise des thérapies adaptées aux anomalies spécifiques rencontrées chez les patients, s'est traduite par un changement de paradigme au cours de la dernière décennie : le cancer n'est plus caractérisé par la localisation de la tumeur, mais par les caractéristiques moléculaires de cette dernière. De très nombreux sous-types de cancer, nécessitant des traitements différents, peuvent exister pour un même organe. Le cancer du poumon n'a plus de signification. Il est préférable de dire les cancers du poumon. Inversement, une même anomalie peut être constatée dans plusieurs types de cancers touchant des organes différents, permettant d'utiliser une même thérapie. On peut trouver des spécifications moléculaires identiques pour un cancer de l'intestin ou du foie.
Aussi, ces traitements impliquent d'utiliser des tests diagnostiques afin d'orienter la prescription. Ces tests reposent sur de très nombreuses techniques d'analyse, réalisées à partir de biopsies de la tumeur ou de cellules tumorales circulantes, ou de biopsies liquides à partir d'un prélèvement de 10 millilitres de sang pour repérer les cellules tumorales circulantes et identifier la présence d'une tumeur ou sa disparition à la suite d'un traitement. Ils représentent également un riche champ d'innovation qui n'a malheureusement pas pu être abordé dans le cadre de ce travail.
Dans un premier temps, des thérapies dites « ciblées » ont été développées. Celles-ci ont pour objectif de bloquer la croissance ou la propagation de la tumeur, en agissant à l'origine du développement ou de la dissémination des cellules cancéreuses. En visant spécifiquement ces cellules, ces traitements permettent de minimiser les effets secondaires.
De petites molécules inhibitrices, susceptibles de se lier à des protéines spécifiques pour bloquer ou modifier leur fonction, peuvent être utilisées. C'est notamment le cas des inhibiteurs de tyrosine kinases, famille d'enzymes, qui permettent de bloquer la prolifération de certaines lignées cellulaires cancéreuses. C'est une des voies utilisées pour une des formes particulières du cancer du sein.
Il est également possible d'utiliser des anticorps qui, en reconnaissant des antigènes spécifiques des cellules tumorales, peuvent bloquer les mécanismes biologiques impliqués dans leur multiplication ou entraîner leur mort cellulaire. Les anticorps peuvent aussi être utilisés « armés », c'est-à-dire liés à un ou plusieurs produits cytotoxiques qu'ils dirigent sélectivement vers les cellules cancéreuses. Dès les années 1980, cette approche avait été identifiée. Mais nous maîtrisions moins l'immunologie, les anticorps et la capacité de cibler les cellules tumorales. Ce fut un échec retentissant, en particulier de la maison Sanofi.
Les résultats de ces approches s'avèrent cependant parcellaires. Tout d'abord, la majorité des cancers ne peuvent pas faire l'objet d'une thérapie ciblée efficace, faute d'une anomalie moléculaire décisive qui pourrait constituer une cible thérapeutique. Par ailleurs, si ces traitements sont efficaces pour réduire la progression de la maladie, seule une fraction d'entre eux permet d'améliorer le taux de survie globale des patients, en raison de l'apparition de phénomènes de résistance à court ou moyen terme. Enfin, l'hétérogénéité des tumeurs constitue un obstacle important : les cellules tumorales ne sont pas toutes identiques et peuvent en conséquence présenter des réponses différentes au traitement. Même au sein d'une même tumeur se trouvent des lignées cellulaires et tumorales différentes. Un traitement peut fonctionner sur une des lignées, mais épargner l'autre. Ainsi, le résultat ne sera pas acquis.
Plus récemment, des progrès importants ont été apportés par les immunothérapies, qui sont indéniablement la voie de recherche la plus dynamique et la plus prometteuse en oncologie. Depuis dix ans, un processus novateur se met en place.
Pour former une tumeur, les cellules cancéreuses doivent échapper aux défenses du système immunitaire. Les traitements d'immunothérapie ont pour objectif de restaurer l'efficacité du système immunitaire afin de lui permettre de reconnaître et de détruire ces cellules cancéreuses.
Les inhibiteurs de points de contrôle immunitaire, dont la découverte a été récompensée par le prix Nobel de médecine en 2018, ont été les principaux acteurs de cette révolution thérapeutique. Ce prix Nobel a été donné très rapidement, car la percée a été mesurée tout de suite en termes de thérapie.
Les points de contrôle immunitaire sont des protéines situées à la surface des lymphocytes T (lymphocytes « tueurs ») qui empêchent le système immunitaire d'attaquer les cellules saines. Or, les cellules cancéreuses détournent ce mécanisme de contrôle pour se rendre invisibles aux défenses de l'organisme ; elles produisent à leur surface des molécules susceptibles de se lier aux points de contrôle immunitaire des lymphocytes et inhibent ainsi la réponse du système immunitaire. Les inhibiteurs de points de contrôle immunitaire ont pour objectif de bloquer ce mécanisme afin de permettre aux lymphocytes T de détruire les cellules tumorales.
L'efficacité de ce type de traitement est indépendante de l'histologie tumorale, mais influencée par plusieurs paramètres biologiques : présence d'infiltrats lymphocytaires dans la tumeur, expression du récepteur ciblé, micro-environnement tumoral, etc. Aussi, seule une fraction - en moyenne 30 % - des patients répondent à ces traitements. En revanche, la réponse s'avère généralement de longue durée et susceptible de conduire à des guérisons au stade métastatique.
Aujourd'hui, ces traitements sont utilisés pour de nombreuses indications et continuent de faire l'objet de nombreuses recherches. Par exemple, les premiers traitements contre le mélanome ont utilisé ce type de stratégie avec des résultats étonnants. En effet, nous savons que la majorité des mélanomes conduisaient à une mort plutôt précoce. Des résultats prometteurs pourraient notamment être obtenus en les utilisant en tant que traitement néoadjuvant.
Un autre type d'immunothérapie repose sur l'utilisation d'anticorps multispécifiques, c'est-à-dire des anticorps possédant plusieurs sites de liaison. Ils peuvent lier deux, voire plusieurs antigènes simultanément. Ils peuvent ainsi se lier simultanément à des cellules du système immunitaire et à des cellules cancéreuses, favorisant la destruction de ces dernières. Cette approche offre la possibilité de cibler plusieurs antigènes tumoraux et donc de faire face à l'hétérogénéité des cellules tumorales.
Il existe également des immunothérapies cellulaires et, notamment, la thérapie par lymphocytes T à récepteur antigénique chimérique (CAR-T cells), qui consiste à prélever, modifier et à réinjecter les lymphocytes T d'un patient pour traiter son propre cancer. Les lymphocytes T sont génétiquement modifiés de manière à produire des récepteurs reconnaissant les antigènes des cellules cancéreuses puis réinjectés au patient.
Malgré des effets secondaires qui peuvent être importants lors de l'injection, cette stratégie est essentiellement efficace pour traiter les cancers liquides (lymphome, leucémie, etc.). Cependant, en tant que traitement autologue - le donneur et le receveur étant la même personne -, cette approche pâtit de coûts importants et de capacités de production limitées. Il s'agit d'une médecine personnalisée. Le coût varie entre 200 000 et 400 000 euros. Aussi, la solution idéale reposerait sur le développement d'un traitement allogénique. Pour l'instant, il s'agit d'un fantasme. À ma connaissance, Servier a échoué dans cette démarche. Le but est que la cellule T soit allogénique pour l'utiliser, la bioproduire et la réinjecter à une multitude de patients. Néanmoins, en l'état actuel des recherches, cet objectif demeure une perspective de long terme, les cellules allogéniques étant éliminées rapidement par l'organisme.
L'utilisation de cette approche pour des tumeurs solides fait face, par ailleurs, à une absence de marqueur tumoral idéal - c'est-à-dire suffisamment exprimé par les cellules tumorales sans l'être par des cellules saines -, à l'hétérogénéité de ces tumeurs, à leur micro-environnement physico-chimiquement perturbé ou, tout simplement, à la difficulté d'accéder sur une tumeur solide au coeur de la tumeur de l'organe. La thérapie par lymphocytes infiltrant la tumeur peut cependant permettre d'obtenir des résultats, en injectant, après leur multiplication, des lymphocytes capables de détecter naturellement les mutations spécifiques de la tumeur, obtenus à partir d'une biopsie.
Enfin, les vaccins thérapeutiques, permettant de stimuler et de diriger la réponse immunitaire envers les cellules cancéreuses, sont un dernier type d'immunothérapie, encore en développement, mais porteur de nombreux espoirs.
Les premières approches ciblant les antigènes partagés - c'est-à-dire retrouvés chez plusieurs patients - ont été à ce stade infructueuses. Aujourd'hui, de nouvelles approches visant les antigènes « privés » - c'est-à-dire propres à la tumeur de chaque patient - offrent des résultats encourageants. Il me semble que nous nous situons dans la phase clinique II. Nous retrouvons les acteurs habituels tels que Moderna. Les résultats de phase II sont étonnants sur le mélanome et le cancer du pancréas. Cette perspective devient réaliste grâce aux progrès des techniques de séquençage, qui permettent d'identifier les mutations spécifiques du patient, et à l'amélioration des procédés de production, qui rend possible la confection d'un vaccin personnalisé dans un délai raisonnable. Néanmoins, comme pour les cellules CAR-T, ce type de stratégie individualisée implique d'importants coûts de traitement.
À plus longue échéance, de récentes découvertes permettent d'envisager une vaccination plus universelle. Ces découvertes ont été publiées au mois de mai. Mais elles ne pouvaient être passées sous silence. Même si elles relèvent encore de la recherche fondamentale, il s'agit d'un élément qui pourrait changer la donne. Le génome ADN de nos cellules est composé pour au moins 50 % de vestiges de séquences issues d'infections virales. Certaines de ces séquences, les transposons, peuvent avoir conservé la capacité de se déplacer. Un morceau d'ADN, appelé ADN sauteur, peut partir d'une région chromosomique vers une autre. La structure normalement compactée de l'ADN en chromatine évite ces déplacements. L'ADN de deux mètres peut être compacté dans une cellule de dix microns et un noyau d'un micron. La compaction inhibe toute activité de cet ADN dans la majorité de ses séquences. Dans les cellules cancéreuses, la chromatine est plus lâche, et ces transposons normalement silencieux peuvent se trouver réactivés et reprendre leur activité de transposition, se promener dans notre génome. En fonction de leur localisation, ils pourront conduire à la production de protéines chimériques, aberrantes. Ces transpositions se font dans des endroits privilégiés. En effet, des séquences ADN spécifiques sont nécessaires pour la transposition. Certaines de ces protéines aberrantes ainsi exprimées, absentes des cellules saines, peuvent former des antigènes communs à diverses formes de cancer. Dans ce cas, nous avons repéré un set de protéines anormales que nous retrouverons très souvent exprimées dans des cellules cancéreuses pour différents types de cancer. La perspective de demain serait une vaccination unique contre tout type de cancer.
Mme Laure Darcos, sénatrice, rapporteure. - Comme pour le reste de la recherche française en biologie-santé, on observe depuis quelques années un déclassement de la recherche française en oncologie, sous-financée par rapport aux meilleurs standards internationaux. Pour les essais cliniques, malgré de récentes améliorations, l'attractivité française continue de souffrir de délais de mise en place perçus comme trop longs. La France continue cependant de participer à un nombre important d'études interventionnelles en oncologie et se place au 3e rang mondial sur ce critère.
Concernant l'accessibilité aux médicaments, le dispositif d'accès précoce permet aux patients français de bénéficier de manière anticipée - c'est-à-dire avant même leur mise sur le marché - de traitements considérés comme particulièrement innovants. Toutefois, l'Observatoire sociétal des cancers fait valoir qu'il existe d'importantes inégalités dans l'accès aux traitements, dont les plus innovants, accentuant de ce fait les inégalités de santé sociales et géographiques existantes. On peut également souligner des difficultés d'accès à certains tests diagnostiques, qui empêchent l'utilisation de médicaments personnalisés, et les pénuries qui affectent certains médicaments essentiels.
Plusieurs des personnes auditionnées ont estimé que la doctrine de la Haute Autorité de santé (HAS) à l'égard de certains nouveaux traitements était inadaptée. S'il est évidemment indispensable de conserver une exigence de qualité quant à l'examen des nouvelles thérapies, les modalités d'évaluation doivent pouvoir prendre en compte les spécificités liées à ces nouveaux traitements. Quelques témoignages aberrants ont montré le décalage par rapport à la temporalité de la HAS.
Enfin, le prix de ces traitements est souvent bien supérieur à celui des traitements actuels, en raison des efforts de R&D nécessaires, de coûts de production parfois élevés et de marchés plus restreints dans le cas de traitements personnalisés. À l'avenir, cette tendance est susceptible d'avoir un impact sur l'équilibre financier de notre système de protection sociale et d'interroger l'équité d'accès aux meilleurs traitements disponibles.
J'en viens donc à nos neuf recommandations :
- soutenir financièrement le développement de traitements innovants en France, de la recherche fondamentale au développement industriel, et encourager la mise en place de partenariats public-privé ;
- renforcer le rôle de programmation et de coordination de l'Institut national du cancer (INCa) pour la recherche en oncologie et s'en servir de modèle pour simplifier l'organisation de la recherche publique en biologie-santé ;
- développer la disponibilité des tests diagnostiques, indispensables pour la médecine de précision, et permettre leur remboursement ;
- accroître le nombre de plateformes de génomique, en développant la relation public-privé ;
- permettre une mise en place plus rapide des essais cliniques, de façon à augmenter l'attractivité française pour la recherche, en offrant notamment de nouveaux moyens aux Comités de protection des personnes (CPP) ;
- inviter la Haute Autorité de santé (HAS) à adapter ses modèles d'évaluation pour les traitements innovants ;
- accroître le nombre de conseillers en génétique, de bio-informaticiens et d'attachés de recherche clinique en milieu hospitalier en faisant appel à des acteurs d'origine scientifique ;
- réformer l'Objectif national des dépenses d'assurance maladie (ONDAM) pour permettre une gestion pluriannuelle des dépenses de médicaments innovants ;
- associer autant que possible aux décisions les chercheurs, associations de patients, médecins et industriels.
M. Philippe Berta, député, rapporteur. - Ma présidence du groupe d'études des maladies rares depuis six ans à l'Assemblée nationale et la réalisation de ce travail en oncologie m'amènent à diverses conclusions : la précision du diagnostic actuel et à venir en oncologie conduit à une stratification fine des patients et permet d'ores et déjà de considérer chaque cancer comme la sommation de maladies rares. Il n'est donc pas étonnant que les problématiques principales autour du cancer et des maladies rares soient communes. Elles nécessitent un accès systématique à la génomique pour un diagnostic rapide - pour lequel notre pays montre un retard et des inéquités territoriales remarquables -, un nouveau modèle d'évaluation et un nouveau modèle économique pour les thérapies innovantes qui arrivent. Nous ne pouvons pas considérer seulement le coût de la thérapie et ne pas prendre en compte le coût du patient non traité. La réunification des centres de références/compétences permettrait un maillage territorial plus fin et le rapprochement des forces associatives des deux secteurs pourrait leur donner un poids politique plus important face à l'exécutif.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - L'Office et ses membres ici présents vous remercient pour la qualité de ce travail, pour sa profondeur, sa rigueur et la performance qui consiste à tenir dans le cadre restreint des quatre pages en ouvrant des pistes dont nous mesurons bien que vous n'avez pas eu le temps de les explorer et les approfondir toutes. Ce sont des perspectives qui résument vos expériences dont nous avons compris qu'elles étaient profondément vécues. L'implication personnelle n'est pas un inconvénient pour réussir en matière de recherche et d'expression.
Mme Michelle Meunier, sénatrice. - Ce sujet me touche aussi personnellement. En France, nous avons encore beaucoup à faire en ce qui concerne la transversalité et la systémie. En ce qui concerne l'accessibilité, pouvons-nous parler de perte de chance pour le patient, notamment pour l'immunothérapie, traitement le plus coûteux ? Qu'en est-il des thérapies les plus anciennes ?
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - En quoi consistent les tests diagnostiques ? S'agit-il des tests antigéniques ? Faut-il un test spécifique selon le type de tumeur ou de cancer ? Quels sont les freins à ces tests ?
Mme Florence Lassarade, sénatrice. - Je voudrais remercier Laure Darcos, qui revêt en quelque sorte le rôle de patient expert, lequel est très utile en médecine, et Philippe Berta pour la clarté de leurs explications.
Dans l'introduction, il est indiqué que la chimiothérapie et la radiothérapie visent à éliminer les cellules restantes, par rapport à la chirurgie. Parfois la chimiothérapie et la radiothérapie suffisent. Je supprimerai donc le mot « restantes ».
La vaccination antivirale contre le virus HPV est-elle suffisamment utilisée ? C'est le seul vaccin à grande échelle qui permet de supprimer le cancer du col de l'utérus.
Quelle est votre position sur la création d'un registre national des cancers ? En France, il pèche sur certains aspects. Je pense que l'INCa n'y était pas favorable pour des raisons financières.
Il y a quelques jours, nous avons publié une note sur les avancées thérapeutiques dans les maladies neurodégénératives. Les recommandations sont les mêmes que les vôtres : la recherche souffre terriblement. N'est-ce pas le principal problème ? Si nous investissions des moyens supplémentaires, supprimerions-nous le coût financier et en maladie pour la société ? Ne devons-nous pas être plus ambitieux dans ce pays ?
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Quelles modifications faudrait-il promouvoir à la Haute autorité de santé (HAS) pour permettre une plus grande ouverture ou une plus grande actualité dans les prises de position ?
Quel est le fonctionnement des relations entre les acteurs d'origine scientifique et les médecins ?
Que sont les comités de protection des personnes ?
Mme Laure Darcos, sénatrice, rapporteure. - Philippe Berta et moi-même sommes également rapporteurs du budget de la recherche à l'Assemblée nationale et au Sénat. Bien entendu, le manque de moyens est, à mon avis, la plus grande faille. Nous avons vécu une crise terrible avec la pandémie de Covid. L'écart des dépenses de recherche en biologie-santé par rapport à nos voisins est abyssal. Or, nous avons des chercheurs compétents et ambitieux. Des médecins travaillent avec des scientifiques, et parfois ils ont ces deux qualités. Nous avons par exemple rencontré une femme incroyable, à la fois chercheur et médecin. Un potentiel fabuleux est gâché en France.
Nous avons recueilli les cas de certains patients qui ne pouvaient pas être inclus dans des tests cliniques en raison du manque de moyens. Les chercheurs étaient obligés de procéder à un tri. Il est insupportable d'entendre cela.
S'ajoutent les disparités territoriales. Certains dispositifs ne sont à la portée des patients qu'en métropole. Cette situation n'est pas audible également.
M. Philippe Berta, député, rapporteur. - Hier, la commission de la culture de l'Assemblée nationale a tenu une réunion délocalisée au siège du CNRS. Au cours des dernières années, la France est le seul pays qui n'a pas augmenté le pourcentage de PIB consacré à la recherche. Certains pays augmentent leurs investissements de 20 ou 30 %. La Chine l'a augmenté de 235 % au cours de la dernière décennie.
Mais ce n'est pas seulement la faute de l'État, car le principal contributeur de la recherche est l'industrie. Nous payons aujourd'hui la désindustrialisation. Les Allemands investiront probablement 3,5 % de leur PIB dans la recherche en fin d'année. La France se situe à 2,21 %.
Les Comités de protection des personnes (CPP) sont des structures incroyables qui disposent de moyens infimes. Certains collègues se réunissent dans des arrière-boutiques de bar pour tenir leur CPP. C'est aux CPP qu'est transmis le besoin d'un essai clinique. Les membres des CPP sont tirés au sort. Au cours de la dernière mandature, ce tirage au sort est toutefois devenu un peu orienté afin de s'assurer que parmi les personnes réunies (médecins, scientifiques, etc.) se trouvaient des spécialistes. Ceux-ci étudient la demande de l'industriel pour lancer un essai clinique. Les CPP donnent ensuite le feu vert à cette chaîne de valeur.
Il me semble d'ailleurs qu'une note de l'OPECST sur les essais cliniques serait la bienvenue. En effet, même si la situation s'améliore quelque peu, la majorité des essais cliniques ne se déroulent plus en France. Cette situation est dramatique, car elle cause une perte de chance pour les patients et une absence de retour financier pour l'hôpital. Je parle de centaines de milliers d'euros.
Quasiment toutes les semaines, je rencontre des exemples de médicaments auxquels les patients n'ont pas accès, et ce, pas seulement en oncologie. En effet, la HAS fonctionne « à l'ancienne », comme à l'époque où le médicament était chimique. Derrière chaque médicament chimique se trouvait la perspective de soigner des millions de patients. Nous effectuions alors des bras contrôles. Ce fut notamment le cas pour le Covid où 47 000 patients ont participé à l'essai. Cependant, il n'est pas possible de procéder ainsi pour ces maladies. En effet, le nombre de patients est réduit. La question du bras contrôle ne se pose donc plus. Il faut saisir ces médicaments immédiatement. Ce sont d'ailleurs souvent des traitements de dernière chance. La HAS continue de faire perdre du temps à tout le monde. Ainsi, je compte sur la nouvelle agence d'innovation de santé pour étudier ce sujet de façon urgente.
En outre, 34 % des médicaments autorisés par l'Agence européenne des médicaments ne sont pas accessibles aux Français, uniquement en raison de la HAS. Ce sont évidemment des médicaments qui ont fait leur preuve. Le modèle économique est complexe et doit être revu. Les traitements coûteront toujours cher. 80 % du coût concerne la bioproduction. Le programme France Biolead a été lancé pour essayer de rattraper le retard.
Certes, un enfant traité coûtera 2 millions d'euros avec une injection unique de thérapie génique. Mais un enfant non traité sera décédé à 12 ans et aura coûté 15 millions d'euros à la société.
De plus, nombre de tests diagnostiques ne sont pas remboursés. Les biomarqueurs (circulants, protéiques) sont utilisés par des tests où quelques cellules de la tumeur sont prélevées. Un programme massif de séquençage sera ensuite lancé. Les ARN et protéines de la tumeur seront éventuellement représentés. Il s'agit d'une analyse approfondie, pour laquelle nous sommes certainement insuffisamment équipés dans ce pays.
La note parle de vaccination thérapeutique. La vaccination HPV est prophylactique. Aujourd'hui, le taux des jeunes filles vaccinées est de 20 % et celui des garçons vaccinés de 9 %. Il y a encore 8 000 cas et 3 000 morts chaque année en France. L'Australie annoncera quant à elle 80 % de vaccination en 2023. Elle aura éradiqué à la fin de l'année le HPV et les tumeurs du col de l'utérus.
Les patients experts sont déjà inclus dans les structures de recherche et de soins. Aujourd'hui, l'enveloppe médicament annualisée est décidée par quelques technocrates. La part du budget de la santé consacrée au médicament est passée de 15 % à 12 %. Je pense que cette année, elle sera inférieure à 9 %. Ceci veut dire que la France ne veut plus payer ses médicaments. C'est un choix politique. Je pense que le médicament devrait faire l'objet de négociations continuelles avec le ministère de la Santé, de la Recherche, les patients et les associations de patients et le ministère de l'Industrie. Si nous voulons redevenir un grand pays industriel dans le monde du médicament, les industriels doivent être écoutés, même s'il ne faut pas prendre en compte tous leurs desiderata.
Je ne peux pas répondre sur le sujet du registre national des cancers. Je pense qu'il s'agit plus globalement du problème des données de santé. Pour l'instant, nos données de santé sont traitées par nos amis américains.
Enfin, nous faisons effectivement face à un problème de coût et nous devons nous interroger sur la manière de le calculer. Pour calculer le coût d'un médicament, il faut prendre en compte toutes les données. Le médicament restera coûteux mais il me semble que les industriels sont prêts à beaucoup d'efforts. À ce sujet, une mission médicament à l'Assemblée nationale rendra prochainement ses résultats.
Les industriels sont tout à fait capables de mettre en place un échéancier sur plusieurs années avec une évaluation régulière en vraie vie. Si la promesse du service médical rendu n'est pas au rendez-vous, ils rembourseront. Un modèle économique doit être inventé. J'espère que nous arriverons rapidement à une solution. Le risque est que nos patients ne soient pas soignés. Ceux qui en auront les moyens se soigneront à l'étranger. C'est déjà le cas dans certaines situations. Ce sera également l'effondrement de l'industrie française. Pfizer vient d'annoncer 1,5 milliard d'investissements en France et AstraZeneca 750 millions. Si la manière de gérer le médicament dans ce pays n'évolue pas, ces industriels partiront.
Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je suggère que vous demandiez aux commissions des affaires sociales la possibilité de leur présenter ces différents éléments. Ceci permettra d'enrichir les questions et les débats dans ces commissions lors de l'examen du prochain projet de loi de financement de la sécurité sociale.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Je suggère également que cette note soit présentée aux commissions des finances dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances et des crédits consacrés à la recherche.
Lorsque j'ai eu mon cancer, j'habitais dans le Lot et à l'époque, je n'étais pas sénatrice. Comme ma fille habitait Paris, j'ai été soignée à l'Institut Curie. Si les inégalités territoriales se sont aggravées depuis, nous devrions y regarder de plus près.
Qu'en est-il des explications fournies aux patients pour ces traitements ?
M. Philippe Berta, député, rapporteur. - La procédure est soumise au régime du consentement. Dès lors, il est nécessaire de fournir des explications en amont.
En ce qui concerne l'état de la recherche en santé en France, il y a vingt ans, nous étions la 3e ou 4e nation ; nous sommes aujourd'hui la 9e en termes de publications. L'oncologie reste un peu à part. La qualité et l'attractivité de la recherche française en oncologie, notamment grâce aux Instituts Curie et Gustave Roussy, restent un argument fort. Parmi les cinq bioclusters à vocation mondiale figurent aussi le pôle oncologie d'Orsay, le Paris-Saclay Cancer Cluster (PSCC) et le pôle immunologie et immuno-oncologie de Marseille. Cela conforte les choix faits au niveau industriel. Par exemple Sanofi a retenu trois axes : les maladies rares, l'oncologie et l'immunothérapie.
En termes de recherche, Barack Obama recevait tous les jeudis de 14 heures à 16 heures son Chief Scientific Advisor, directeur du Bureau scientifique de la Maison Blanche. C'était l'occasion de partager des idées et de présenter des innovations. Nous n'avons pas cette culture en France et il me semble qu'elle commence à faire défaut.
Mme Laure Darcos, sénatrice, rapporteure. - Dans le cadre du groupe d'étude cancer, nous avons recueilli des témoignages poignants de femmes ayant eu des cancers du sein triple négatifs. Elles demandaient que les thérapies innovantes disponibles aux États-Unis puissent être utilisées en France. La perception du malade à l'égard de ces nouveaux essais cliniques me semble véritablement positive et suppliante. De tels essais sont effectués à l'Institut Curie et dans de grands établissements où les scientifiques et médecins interagissent en confiance.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je vous suggère de saisir les présidentes des commissions des affaires sociales pour prolonger le débat sur la note de l'Office et les difficultés évoquées.
L'Office adopte la note scientifique sur les avancées thérapeutiques en oncologie et en autorise la publication.
La séance est suspendue de 11 heures 05 à 11 heures 15.
Audition de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) sur son rapport annuel 2022
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je suis heureux d'accueillir Mme Marie-France Bellin, directrice du service de radiologie diagnostique et interventionnel des hôpitaux Bicêtre et Paul Brousse, présidente du conseil d'administration de l'IRSN, M. Jean-Christophe Niel, son directeur général, habitué des réunions de l'Office parlementaire, et M. Louis-Michel Guillaume, qui a la charge des sujets en lien avec la défense, la sécurité et la non-prolifération. C'est dans cet esprit que l'IRSN s'est rendu en Ukraine, il me semble.
M. Louis-Michel Guillaume, directeur général adjoint de l'IRSN, délégué pour les missions relevant de la Défense. - L'IRSN a depuis sa création une partie spécifique consacrée à la défense, la sécurité et la non-prolifération, que je dirige depuis cinq ans.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - L'IRSN est au coeur d'une actualité extrêmement vivante, car le président de la République, il y a quelques mois à Belfort, a choisi une orientation assez largement soutenue au Parlement de relance de la production d'énergie nucléaire, mettant fin à une vingtaine d'années d'incertitudes et d'hésitations. Cela rend le thème de la recherche en sécurité nucléaire parfaitement fondamental. Vous avez donc vocation à être sollicités.
Aujourd'hui, vous nous présentez votre rapport annuel, ce qui est, plus que formel, consubstantiel à la relation entre l'IRSN et l'Office parlementaire. Il est vrai que l'Office est lui-même né il y a 40 ans de la demande très forte exprimée par la majorité parlementaire de l'époque - que je soutenais sur ce point - de donner à notre pays et à travers la responsabilité du Parlement un outil de rencontre, d'analyse, d'étude et de dialogue sur les sujets scientifiques en général, mais à l'origine plus particulièrement sur le sujet nucléaire. Le programme lancé en février 1974 par le Premier ministre Pierre MESSMER avait été mis en oeuvre par les gouvernements qui lui avait succédé sous l'autorité du Président GISGARD d'ESTAING. Nous ressentions un besoin de dialogue et de transparence qui s'est retrouvé dans les relations que l'Office a organisées au fil des années avec les autorités de sûreté et de sécurité nucléaire.
M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l'IRSN. - C'est un honneur de vous présenter le rapport d'activité de l'IRSN pour l'année 2022. L'IRSN est l'expert public des risques radiologiques et nucléaires. Nous avons deux missions : l'expertise au profit des autorités, des ministères et des institutions publiques, et la recherche. Il s'agit essentiellement d'éclairer les décisions par une évaluation du risque et la recherche, dont une des finalités est de nourrir l'expertise de l'Institut.
La mission d'évaluation de l'IRSN réunit la sûreté et la sécurité nucléaire, la radioprotection, les domaines civils et défense, la recherche et l'expertise. Cette configuration est favorable à la transversalité et à la pluridisciplinarité de l'évaluation du risque. Elle facilite des prises de décision cohérentes par les différentes autorités. À l'instar des agences sanitaires, cette mission d'évaluation est bien distincte de la mission de décision, d'inspection, de sanction qui appartient aux autorités et aux ministères.
L'Office élabore en ce moment un rapport d'évaluation du système de contrôle. J'ai été auditionné récemment par les deux rapporteurs. Aussi, je n'ai pas prévu d'aborder ce sujet majeur dans mon développement liminaire.
Mme Marie-France Bellin, présidente du conseil d'administration de l'IRSN. - Je suis ravie d'être parmi vous aujourd'hui. Le conseil d'administration de l'IRSN est un organe essentiel de gouvernance de l'Institut. Le directeur général exerce les fonctions exécutives. Ce conseil d'administration se réunit quatre fois par an. Il est aidé dans ses décisions par le comité financier, la commission d'éthique et de déontologie, un conseil scientifique présidé par mon collègue le professeur Barouki et un comité d'orientation des recherches que je préside également. Ces structures sont prévues par les textes qui ont créé l'IRSN. Elles sont composées de personnalités extérieures à l'Institut.
Je voudrais témoigner du caractère satisfaisant et de la qualité du fonctionnement de ce conseil. Il rassemble 25 membres. Y sont régulièrement abordées les grandes questions relatives à la vie de l'Institut, qu'elles soient d'ordre budgétaire, financier, d'organisation ou d'investissement (technologique, plateforme de recherche, immobilier avec le SPSI). Les questions scientifiques structurantes sont également abordées. Par exemple, en 2022, le conseil a pu être informé et a délibéré sur une vingtaine de grands sujets comme le programme pluriannuel d'activités, le rapport d'activité ou la révision de la charte d'éthique et de déontologie.
Dans le champ de la recherche, le conseil a également été informé et a délibéré sur le projet scientifique de la période 2022-2026 qui avait été établi dans le cadre du rapport d'autoévaluation remis en juin au Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres), organisme qui évalue les structures de recherche. Le rapport du Hcéres a été remis en mars 2023 et a souligné la qualité de la recherche au sein de l'Institut. Ce rapport est globalement très positif pour l'Institut.
A également été débattue cette année la stratégie globale de surveillance de l'environnement. Les multiples aspects de gestion ont été débattus ou délibérés au sein du conseil : le budget, l'exécution budgétaire, les questions d'organisation, la qualité comptable et budgétaire et le suivi des effectifs, préoccupation constante, compte tenu des enjeux du nucléaire. Il en ressort la vision d'une gestion rigoureuse de l'Institut et d'une implication forte de ses personnels dans les champs scientifiques et techniques au profit de la sûreté, de la sécurité nucléaire et de la radioprotection.
M. Jean-Christophe Niel. - Dans mon propos, j'évoquerai deux axes. Le premier est que l'IRSN se prépare au grand rendez-vous industriel du futur. Le président de la République a annoncé dans son discours de Belfort la construction de six EPR2, auxquels pourront succéder d'autres projets d'EPR2 et la conception de réacteurs modulaires de faible puissance (SMR).
Par ailleurs, de nouveaux enjeux voient le jour comme le dérèglement climatique ou le vieillissement des installations. Ces dernières années, l'IRSN a traité de nombreux dossiers structurants tels que le quatrième réexamen de sûreté des réacteurs 900 mégawatts, le dossier de mise en service de l'EPR de Flamanville 3, l'analyse de la future piscine d'entreposage d'EDF, les options de sûreté de l'EPR2 ou du SMR Jimmy. Sur la base de ces expertises et des enseignements associés, l'IRSN a identifié, en 2022, quatre axes principaux pour la sûreté dans les dix prochaines années :
- renforcer la sûreté en exploitation avec la bonne appropriation des dispositions de sûreté par les opérateurs de terrain et la fiabilisation des interventions ;
- poursuivre l'amélioration de la sûreté de conception des installations existantes en prenant en compte les effets du changement climatique, ce qui signifie stabiliser les référentiels de sûreté pour les installations existantes et s'assurer de leur déclinaison sur le terrain ;
- pour les installations futures, tenir compte des meilleures pratiques et doctrines au niveau international, et intégrer le retour d'expérience acquis sur les projets les plus récents selon une approche proportionnée aux enjeux ;
- savoir s'adapter et anticiper les conséquences des évolutions en cours : digitalisation chez les exploitants, intelligence artificielle et méthodes d'étude innovantes.
L'IRSN poursuit l'expertise du quatrième examen périodique des 20 réacteurs de 1300 mégawatts. Cette expertise se terminera à la fin de l'année 2024 avec des avis techniques de synthèse de l'Institut à destination de l'ASN. Les experts de l'Institut s'appuient sur les conclusions du travail effectué pour les réacteurs de 900 mégawatts, remises en mars 2021 à l'ASN. L'IRSN se concentre sur les principales différences de conception entre les réacteurs de 900 mégawatts et ceux de 1300 mégawatts, notamment l'enceinte de confinement. En effet, pour le réacteur de 1300 mégawatts, cette enceinte est constituée d'une double enveloppe de béton non munie d'un liner métallique, au contraire des réacteurs de 900 mégawatts.
Par ailleurs, EDF envisage de charger les réacteurs de 1300 mégawatts avec du combustible à oxyde mixte uranium-plutonium : le mox. L'IRSN considère que cette évolution importante ne présente pas d'aspects rédhibitoires. Toutefois, nous nous assurerons que les conséquences des modifications sur la maîtrise de la radioactivité dans le coeur du réacteur sont acceptables. Il s'agit notamment de l'ajout de barres de commande, de modifications du système de protection du réacteur et d'évolutions des règles de conduite. L'investissement technique de l'IRSN en préalable à la mise en service de l'EPR de Flamanville 3 a été conséquent. En 2022, nous avons produit une vingtaine d'avis sur le sujet à destination de l'ASN. Ils ont notamment concerné les systèmes du réacteur importants pour la sûreté comme le système de protection du réacteur et les soupapes du pressuriseur. L'analyse des essais de démarrage se poursuit, car des essais de requalification sont notamment prévus en septembre et en octobre 2023.
L'IRSN anticipe l'expertise du réacteur EPR2. À la suite de son avis sur les options de sûreté de ce réacteur et en anticipation du dépôt du dossier d'autorisation de création pour les deux EPR2 du site de Penly, l'IRSN a défini une stratégie d'expertise pour ces réacteurs en 2021. Nous l'avons partagée avec l'ASN qui l'a approuvée. Elle sera organisée autour d'un certain nombre de sujets structurants. D'ores et déjà, nous avons rendu neuf avis à l'ASN sur ce réacteur. Les points étudiés concernent notamment la chute accidentelle d'un aéronef militaire, les principaux équipements sous pression nucléaire, les agressions d'origine interne, etc. Les ressources humaines consacrées à ce projet sont de 4 ETPT en 2021 et de 8 ETPT en 2022.
En 2022, l'IRSN s'est également beaucoup mobilisé sur l'expertise du phénomène complexe de corrosion sous contrainte qui a affecté plusieurs réacteurs d'EDF. La corrosion sous contrainte résulte généralement pour un matériau sensible de l'action conjuguée d'une contrainte mécanique et d'un milieu agressif. Cette dégradation conduit à l'amorçage d'une ou plusieurs fissures puis à leur propagation au sein du matériau considéré si le sujet n'est pas traité. Nous avons rendu six avis en 2022 sur ce sujet et avons impliqué une petite dizaine d'ETPT. Nous avons rendu des avis sur le procédé de contrôle non destructif, sur les conséquences d'une rupture brutale, sur la chimie du circuit primaire et les mesures d'exploitation prise par EDF pour limiter le risque de rupture et le détecter au plus tôt, en particulier pour le réacteur 1 de Cattenom.
Plus récemment, l'IRSN a présenté un rapport devant le groupe permanent d'experts placé auprès de l'ASN dans lequel étaient abordés la cinétique de propagation des fissures et les examens non destructifs sur la fin de corrosion.
L'IRSN s'implique dans les analyses de sûreté des petits réacteurs innovants. Il appuie notamment l'ASN dans l'expertise du projet NUWARD. D'autres projets de SMR sont développés, notamment dans le cadre d'un appel à projets France 2030. Nous avons ainsi d'ores et déjà analysé, à la demande de l'Autorité de sûreté, les options de sûreté du réacteur Jimmy et un microréacteur calogène à haute température.
Pour les autres réacteurs, nous sommes également fortement mobilisés par les porteurs de projets pour « dérisquer » leurs projets.
L'IRSN a analysé l'impact des scénarios de mix énergétique sur le cycle du combustible nucléaire. Nous avons ainsi émis des recommandations sur le suivi des projets en cours, notamment vis-à-vis des entreposages de plutonium et d'assemblages combustibles. À la demande du Haut comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), une version commentée de cet avis a été élaborée à destination notamment des commissions locales d'information.
De nombreuses autres expertises ont été conduites, notamment sur des projets préparatoires à des rendez-vous industriels. Je pourrais évoquer la préexpertise du projet de stockage de déchet radioactif Cigéo, dont l'Andra vient de déposer le dossier d'autorisation de création en début d'année, ainsi que le démantèlement du réacteur de Fessenheim. L'IRSN a apporté son appui à l'Autorité de sûreté défense en expertisant la sûreté du chargement et de la divergence du coeur du sous-marin nucléaire d'attaque. C'est un sous-marin construit dans le cadre du programme Barracuda de renouvellement des six sous-marins nucléaires d'attaque de la Marine nationale.
Le deuxième axe est que l'IRSN est un acteur majeur de la recherche européenne et internationale, en appui à son expertise en sûreté et sécurité nucléaires et en radioprotection. L'IRSN consacre 40 % de ses ressources à l'activité de recherche. Les programmes de recherche sont partenariaux, avec des organismes de recherche, des universités, des industriels français, européens ou internationaux. Ils s'inscrivent notamment dans des dispositifs tels que la recherche en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection des programmes d'investissements d'avenir, des appels à projets de l'Agence nationale de la recherche (ANR), du programme-cadre de la Commission européenne ou sous l'égide de l'Agence de l'énergie nucléaire de l'OCDE.
Le Hcéres a évalué positivement l'IRSN en tant qu'établissement de recherche. Cette évaluation est prévue tous les cinq ans pour les établissements publics qui mènent une activité de recherche. À l'issue de cette évaluation, le Hcéres a indiqué « que le modèle fondateur de l'IRSN couplant expertise et recherche lui a permis d'acquérir le leadership dans les divers écosystèmes français, européens et internationaux. Ce modèle pour être performant s'appuie sur une forte composante scientifique et technique qui doit rester à la hauteur des enjeux des applications nucléaires, qu'elles relèvent d'activités industrielles, de santé, de défense ou de recherche ».
Conformément aux recommandations de la précédente évaluation du Hcéres, nous avons renforcé nos partenariats structurants, notamment avec le CNRS et l'Université Paris-Saclay. Avec le CNRS, nous avons signé une feuille de route commune en juin 2022. Elle a identifié six thématiques où la collaboration se renforce : l'altération des matériaux, des composantes et des structures ; les séismes et les interactions sols/structures ; les recherches menées in situ dans le domaine de l'environnement ; les nouvelles techniques nucléaires pour la santé ; les capteurs et la métrologie ; les plateformes logicielles et la simulation.
Concernant l'Université Paris-Saclay, un accord-cadre signé en mars 2022 couvre la santé, les géosciences et certains aspects de la sûreté nucléaire, par exemple autour de la neutronique et de la physique des aérosols. Cet accord prévoit également l'intervention de chercheurs de l'Institut dans le programme d'enseignement de l'université et un partage des infrastructures de recherche.
Les projets de recherche Euratom, au niveau européen, menés au titre du programme Horizon Europe constituent pour l'Institut un cadre essentiel de collaboration avec différents partenaires européens. Lors du dernier appel à projets, en 2021, nous avions proposé quinze projets dont onze ont été retenus. Le projet Pianoforte, sous la direction de l'IRSN, préfigure une Europe de la recherche en radioprotection. En effet, il rassemble 58 partenaires de 25 États membres de l'Union européenne. L'objectif est de rassembler cette recherche autour de plusieurs thèmes : les effets secondaires des traitements utilisant les rayonnements ionisants, la résilience en situation de crise et post accidentelle et les effets des faibles doses.
Le deuxième projet ASSAS (Artificial intelligence for Simulation of Severe AccidentS) est piloté par l'IRSN et rassemble 13 partenaires. Il a pour objectif de montrer la faisabilité d'un simulateur d'accidents graves utilisant le code Astec. Ce dernier est le résultat d'une démarche stratégique poursuivie par l'IRSN depuis vingt ans. C'est un outil de calcul utilisant de l'expertise, mais également le réceptacle de l'ensemble des travaux de recherche sur les accidents graves conduits depuis de nombreuses années. C'est un code de référence, aujourd'hui mis à disposition d'une trentaine de Technical Safety Organisations (TSO), industriels et autorités.
Le projet de recherche européen dans le domaine médical MEDIRAD s'intéresse aux risques de toxicité cardiaque associés aux radiothérapies des cancers du sein, à la radioprotection des professionnels de santé en radiologie interventionnelle et à l'évaluation du risque de cancer associé à la scannographie pédiatrique.
Le programme PASTIS est financé par France 2030 et l'ANR. Il est dédié aux systèmes de sûreté passifs des SMR. Leur utilisation est envisagée dans la plupart des nouveaux concepts de petits réacteurs modulaires pour gérer les situations accidentelles. Dès lors que la sûreté de ce type de réacteur repose sur ces systèmes passifs, leur performance et leur fiabilité, les phénomènes physiques sur lesquels ils reposent doivent pouvoir être confortés et investigués. Pour obtenir des données scientifiques et accroître la compréhension des phénomènes en jeu, l'IRSN engage un programme de recherche international sur les systèmes passifs thermo-hydrauliques. Il s'agit d'alimenter des codes de simulation qui seront utilisés dans le cadre de notre expertise.
L'IRSN améliore la connaissance sur le risque d'inondation sur le littoral. C'est le résultat du travail d'une équipe franco-québécoise associant l'Institut national de la recherche du Québec, l'Université Gustave Eiffel et l'IRSN. L'objectif est de développer une méthodologie améliorant la prise en compte de données historiques dans l'évaluation du risque d'inondation. Cette méthodologie présente un intérêt pour les installations nucléaires de bord de mer, mais plus largement les autres infrastructures comme les ponts et ports.
Le projet VSEAL a été engagé en 2022 dans notre laboratoire sous-terrain de Tournemire, dans l'Aveyron. L'idée est d'étudier durant une quinzaine d'années les effets de l'eau de ruissellement et de l'hydrogène produit par des déchets stockés sur l'étanchéité d'un scellement. Par cette recherche, nous souhaitons renforcer notre expertise sur les capacités de confinement de l'argile pendant une très longue durée.
Dans un contexte d'enjeux sans précédent et d'attentes et de demandes croissantes, l'IRSN est au rendez-vous dans l'ensemble de ses champs d'intervention. Il s'agit de sûreté nucléaire avec le programme important annoncé par le président de la République, de nouveaux projets d'installations nucléaires, de nouveaux types de réacteurs et de la prolongation d'installations existantes. Il s'agit de sécurité nucléaire dans un contexte terroriste persistant et de protection contre les rayonnements ionisants, avec un recours accru à ces derniers dans le domaine médical et des attentes sociales fortes en santé et en environnement.
L'IRSN se prépare au grand rendez-vous du futur, notamment industriel. Nous nous inscrivons en appui de notre expertise dans le paysage de la recherche européenne où l'IRSN est reconnu. Par ses actions de transparence et d'ouverture à la société en relation avec les autres acteurs, l'IRSN contribue à ce que chacun puisse se faire sa propre opinion. Pour répondre à cette attente et demande croissante, l'IRSN a engagé des démarches pour accroître l'attractivité et la fidélisation de ses salariés. Nous sommes ainsi engagés dans un ensemble de transformations numériques et managériales des modes de travail pour accroître notre efficience. Nous avons par exemple renforcé notre stratégie numérique et notre politique RSE en 2022. Il s'agit pour l'Institut, pour les hommes et les femmes qui le composent de répondre à tout moment à ce besoin d'adaptation pour que la sûreté, la sécurité nucléaire et la protection de l'environnement soient au plus haut niveau dans une démarche d'amélioration continue à l'écoute des autorités, des pouvoirs publics, de ses partenaires, des industriels et de la société.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Monsieur le directeur général, je vous remercie de votre concision pour la présentation d'un établissement important dont les activités couvrent un vaste champ. Quels sont vos effectifs actuellement ?
M. Jean-Christophe Niel. - L'IRSN compte 1 800 personnes réparties sur huit sites.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Quelles sont les grandes catégories de recrutement ?
M. Jean-Christophe Niel. - Nous recrutons des personnes issues d'écoles d'ingénieur et d'université, notamment beaucoup de docteurs. Nous sommes impliqués dans une démarche de formation doctorale à travers laquelle 30 doctorants sont recrutés tous les ans. Comme un doctorat dure en moyenne trois ans, c'est une centaine de doctorants qui sont dans l'Institut. Nous en recrutons ensuite une petite partie. La formation par la recherche à l'IRSN constitue une bonne formation, car deux ans après la fin de leur doctorat, les étudiants ont dans leur très grande majorité un emploi.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Comment caractérisez-vous vos implantations ? Ont-elles des vocations particulières ?
M. Jean-Christophe Niel. - Le siège à Fontenay-aux-Roses comprend 1 000 personnes et concentre une grande partie de l'activité d'expertise, la gestion de crise et un certain nombre de moyens mobiles déployés sur site à la demande du préfet en cas d'accident. L'expertise nucléaire de défense est également présente. Un certain nombre de laboratoires dans le domaine médical s'y trouvent aussi. Hier, j'y ai accueilli MM. Fugit et Piednoir. Nous avons visité un laboratoire où se trouve un appareil de radiothérapie qui sert à irradier des matières vivantes, voire des petits animaux, dans le respect des règles de déontologie de la recherche, dans le cadre de travaux sur la maîtrise de l'impact des rayonnements ionisants.
Notre recherche sur Cigéo comporte deux grandes branches. La première se situe à Tournemire, dans l'Aveyron, et la deuxième à Fontenay-aux-Roses. Nous y menons des travaux sur le comportement des argiles et des bétons.
Par ordre de taille, le deuxième site est Cadarache. L'IRSN a été créé il y a vingt ans à partir d'un service du CEA. Nous y représentons 10 % des effectifs du site. Nous disposons de moyens lourds de recherche, notamment en sûreté nucléaire. Nous avons par exemple un local d'échelle 1 à deux étages, unique au monde, où nous pouvons effectuer des essais d'incendie dans des conditions représentatives d'installations nucléaires. Nous possédons une installation sur le vieillissement du béton qui s'apparente à des colonnes de Buren instrumentées que nous suivons dans le temps. S'y ajoutent des installations dans le champ de l'environnement et de la santé. Par exemple, un dispositif expérimental génère des microfaisceaux pour étudier l'interaction d'un microfaisceau de rayonnement avec une cellule. Aujourd'hui, cette interaction n'est pas complètement comprise.
Le troisième site est Saclay où une cinquantaine de personnes travaillent autour de l'aérocontamination. Nous avons été sollicités dans le cadre de la crise Covid sur ce sujet. En effet, l'aérocontamination concerne notamment la compréhension du fonctionnement des aérosols, lesquels peuvent transporter des particules radioactives ou des virus de toutes sortes. Un programme financé par l'ANR vise à optimiser la démarche de trachéotomie pour vérifier quelle est la meilleure pratique pour les professionnels, à effet thérapeutique identique.
Ensuite, le site du Vésinet, ancien centre de l'Office de protection contre les rayonnements ionisants (OPRI), comprend 150 personnes. Il regroupe les moyens de surveillance de l'environnement et les moyens de mesure sur les personnes, comme l'anthroporadiométrie, ainsi que des moyens de surveillance. Nous possédons un réseau de 450 balises en France. C'est à cet endroit que sont gérées ces balises pour lesquelles une astreinte est en permanence présente.
Orsay est un site de plus petite taille consacré à la recherche. Nous réfléchissons à son transfert vers Fontenay-aux-Roses ou Le Vésinet.
Un peu plus loin, il y a le site des Angles, près d'Avignon, qui regroupe des activités d'expertise et des moyens d'intervention. Tournemire est un site particulier dans la mesure où il n'a pas de personnel permanent. Nous nous y rendons pour des phases expérimentales. Cherbourg a fêté ses 40 ans la semaine dernière. C'est un laboratoire de radioécologie marine. Il est présent pour des raisons historiques. Auparavant, il se trouvait sur le site de l'usine de La Hague et se situe désormais au sein du pôle universitaire de Cherbourg.
Enfin, nous avons un site en Polynésie où deux personnes travaillent pour des raisons historiques, car l'IRSN assure le suivi des conséquences des essais nucléaires sur le terrain, ainsi que par voie aérienne. Nous surveillons l'environnement. La Défense continue d'assurer la surveillance des deux atolls concernés. L'IRSN s'occupe de la partie extérieure. Nous y sommes un interlocuteur des pouvoirs publics et des personnes locales. Je pense que notre compétence y est reconnue.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Quel bilan portez-vous sur la sensibilité du monde médical à ces sujets ? En effet, l'utilisation de produits radioactifs est assez fréquente. Par quel canal êtes-vous en contact avec le corps médical ?
M. Jean-Christophe Niel. - Dès que nous menons une étude ou souhaitons élaborer un guide de bonnes pratiques, nous collaborons avec les professionnels. Nous sommes en interaction étroite avec les sociétés savantes comme la Société française de radiothérapie oncologique (SFRO) et la Société française de radiologie (SFR). Il ne s'agit pas d'un canal semblable à celui de la sûreté nucléaire, mais davantage d'un système de partage de pratiques. Nous pouvons êtes saisis par un certain nombre d'autorités comme la DGS ou la DGOS. Il y a quelques années, la DGS et la DGOS nous avaient saisis de la question suivante : le rythme de remplacement des scanners est-il cohérent avec l'évolution technologique ? Dans mon souvenir, le délai de renouvellement s'élevait à sept ans. Nous avions considéré que cela correspondait à peu près à l'évolution technologique. Nous avions identifié deux points sensibles : la sphère publique, où le remplacement était un peu plus lent, et les scanners pédiatriques.
Ensuite, la partie recherche peut concerner les effets des rayonnements ionisants. Toutefois, l'IRSN n'effectue pas des recherches sur des sujets thérapeutiques, mais sur les effets sur des tissus sains et sur la qualité de vie des patients.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Et des opérateurs.
M. Jean-Christophe Niel. - Tout à fait. Pour les patients, nous sommes impliqués dans des programmes de recherche avec des professionnels. Un programme français rassemble notamment les sociétés savantes que je viens de mentionner, l'INSERM et le CNRS : RadioTransNet.
Mme Marie-France Bellin. - Les rapports avec le monde de la santé se font par des canaux multiples. Dans les hôpitaux se trouvent des radiophysiciens chargés des questions de radioprotection. S'y ajoutent des « personnes compétentes en radioprotection ». Les deux versants sont inclus : radioprotection des personnels et des patients. La législation est sévère. Elle est donc suivie dans les hôpitaux et organismes de santé.
L'IRSN participe également à des programmes de recherche qui lui permettent d'être en contact avec le corps médical, en particulier en radiothérapie et en radiologie. L'IRSN répond aux sollicitations éventuelles de la DGS et de la DGOS. L'adhérence des personnels à la réglementation est perfectible dans le domaine de la radiologie interventionnelle. Des efforts sont fournis pour sensibiliser à l'observation de la réglementation du non-dépassement des doses et à la protection des personnels lors de ces pratiques qui ne sont pas uniquement radiologiques - car dans le monde de la radiologie prévaut une certaine culture de la radioprotection - mais qui ont investi les blocs opératoires et d'autres spécialités médicales.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Estimez-vous disposer des connaissances nécessaires pour évaluer le risque éventuel sur la centrale de Zaporijia ? Avez-vous pu avoir des informations au fur et à mesure et les moyens de réaliser des mesures ? Cette centrale est-elle en arrêt momentané ou est-elle en fonctionnement ? Qu'envisagez-vous de porter au niveau international, au regard des informations que vous n'avez pas eues ? Nous sommes concernés, car en cas d'accident nucléaire il y aurait des retombées dans une grande partie de l'Europe.
Dans le nouveau programme nucléaire, il est prévu de placer les centrales plutôt en bord de mer. Pourriez-vous nous en dire davantage sur cette solution envisagée ?
M. Jean-Christophe Niel. - Sur le plan de la sûreté nucléaire, la situation de la centrale de Zaporijia est inacceptable. Les réacteurs sont au nombre de six. Nous les connaissons relativement bien d'un point de vue technique.
Parmi ses activités, l'IRSN réalise des prestations. La ressource qui ne provient pas de crédits publics représente environ 15 % du budget de l'IRSN. La moitié est issue de cofinancements de recherche et l'autre moitié est générée par ce type de prestations. Une partie de ces prestations provient d'appels à projets de la Commission européenne. Ces programmes ont été élaborés après la chute du mur de Berlin. L'idée était d'arrimer, d'un point de vue de la sûreté, les pays de l'Est aux standards ouest européens. Nous sommes impliqués dans ces sujets depuis très longtemps. Nous avons d'ailleurs recruté des ingénieurs ukrainiens et russes. Nous étions notamment chefs de file du dernier contrat avec l'Ukraine et il en sera probablement de même pour le prochain contrat. Les six réacteurs VVER 1000 de la centrale de Zaporijia sont de conception soviétique. Ils sont d'un niveau comparable aux réacteurs de 900 mégawatts français.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Est-ce de l'eau pressurisée ?
M. Jean-Christophe Niel. - Exactement. Ils ont subi les stress tests et vu des ajouts de matériel dont nous observons aujourd'hui l'utilité. À l'époque, ces ajouts n'étaient pas prévus pour le type de scénario actuel. Les installations possèdent des systèmes de pompe mobile pour alimenter un certain nombre de moyens électriques et renforcer la robustesse des installations et leur autonomie. Aujourd'hui, cinq réacteurs sont en arrêt à froid et le dernier en arrêt à chaud. L'IRSN avait estimé il y a quelque temps qu'au regard de la situation de guerre autour de la centrale, cette mise à l'arrêt était l'état probablement le plus favorable du point de vue de la sûreté. Ce sujet faisait toutefois débat. L'IRSN considère néanmoins que c'est une bonne mesure pour minimiser les conséquences en cas d'accident. De fait, en cas d'accident, un réacteur arrêté depuis longtemps aura un impact plus faible. L'iode 131, élément essentiel en cas d'accident, aura quasiment disparu, car sa durée de vie est de quelques jours. Par ailleurs, le temps disponible pour réaliser une intervention est beaucoup plus long.
Du point de vue de la robustesse, la situation actuelle présente de nombreuses faiblesses. Le risque principal est la perte des alimentations électriques, car un réacteur qui ne dispose pas de telles alimentations ne peut plus être refroidi. Alors, la température monte et à partir d'un certain temps, le combustible se dégradera. Ce serait alors une logique d'accident grave qui commencerait. Aujourd'hui, il ne reste plus qu'une ligne d'alimentation extérieure de 750 kilovolts. À ma connaissance, leur nombre est en principe de quatre. S'ajoute une ligne de secours de 330 kilovolts, provenant d'une centrale thermique voisine. Il y une vingtaine de diesels. Une certaine robustesse existe donc. Néanmoins, les diesels doivent être alimentés en fioul.
La source froide est un grand bassin près de la centrale, situé dans le Dniepr. Celui-ci ayant disparu à la suite de la destruction du barrage de Kakhovka, le maintien de la source froide constitue un sujet. Le moyen de refroidissement principal repose sur ce bassin, lequel est pour l'instant encore accessible. Les réacteurs ont un moyen de refroidissement de secours : des bassins de fontaines. Les évaluations actuelles montrent que l'inventaire en eau peut encore durer plusieurs mois. La situation présente donc une certaine robustesse, tout en restant inacceptable.
Des mesures effectuées par l'IRSN et des réseaux européens sont mises en place et partagées. Les mesures des autorités ukrainiennes sont également accessibles. Quant à la qualité des informations, l'IRSN a des relations très étroites avec l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Celle-ci est assez bien informée et dispose de personnels sur place. Nous sommes en relation avec le SSTC, homologue ukrainien de l'IRSN. Au niveau international, l'action du directeur général de l'AIEA va dans le bon sens, avec l'identification de « piliers ».
Évidemment, les opérateurs de la centrale se trouvent dans des conditions insatisfaisantes - c'est un faible mot - en raison de la pression subie dans les installations et des conditions dans lesquelles ils opèrent. Nous échangeons également avec d'autres interlocuteurs internationaux comme le Département de l'énergie américain qui effectue un suivi rapproché et avec nos collègues européens. Un certain nombre mènent des simulations et nous en partageons les éléments.
Les inondations, grand chaud, grand froid, feux de forêt, tempêtes, correspondent dans notre langage à des agressions externes. Ces sujets ont été pris en compte dès la conception des installations nucléaires. En revanche, ils n'ont pas été pris en compte dans toute leur dimension. Le retour d'expérience a conduit à les renforcer de manière très importante. Trois épisodes ont été déterminants :
- les grands froids : au milieu des années 1980, la Loire avait gelé en masse. La question de la source froide se posait alors. En effet, il n'est pas possible de prélever de l'eau si celle-ci est gelée. Les dispositions grand froid ont été mises en place par EDF ;
- en 1999, la centrale du Blayais a été inondée. C'était la première fois que plusieurs tranches étaient concernées en même temps par un événement. Avant cette situation, lors des exercices de crise, une seule installation était touchée ;
- la canicule de 2003.
Fukushima a également engendré des améliorations.
Parmi les agressions externes, l'inondation est prise en compte. Des travaux sont menés en permanence. Le travail scientifique avec les Québécois et l'Université Gustave Eiffel vise à renforcer l'analyse de données.
Pour les nouvelles installations, EDF a décidé de dimensionner la résistance à l'inondation par référence au scénario du GIEC jusqu'en 2100 pour les EPR2. Ceci permet de déterminer l'aléa, soit la hauteur contre laquelle se prémunir, et peut s'accompagner de dispositions constructives comme la mise en place de nouveaux matériels. Ainsi, une réflexion est nécessaire sur l'organisation de l'installation.
En lien avec le changement climatique, l'IRSN travaille sur trois types de sujets :
- l'agression elle-même : inondation, grand chaud, grand froid ;
- les effets indirects : les énergies intermittentes sur le réseau peuvent modifier la structure de l'alimentation électrique comme la fréquence. Ceci peut conduire à devoir effectuer du suivi de charge et de réseau. La France le fait depuis longtemps, ce qui n'est pas le cas de nombreux autres pays. Nous avons donc une expérience sur le sujet, mais elle pourrait évoluer en fonction du paysage général ;
- la réflexion du comité d'orientation des recherches.
Mme Marie-France Bellin. - Le comité d'orientation des recherches a monté un groupe de travail pour étudier les changements climatiques et leurs conséquences éventuelles, de façon à pouvoir les anticiper autant que faire se peut. Le groupe de travail a publié un rapport identifiant les différentes thématiques qu'il serait judicieux d'envisager sur le plan de la recherche.
M. Jean-Christophe Niel. - Nous avons par exemple identifié des cumuls d'événements : grand chaud et incendie, ou l'impact d'un événement sur le vieillissement des installations.
Mme Marie-France Bellin. - Un laboratoire à Cadarache travaille sur ces sujets.
Mme Christine Arrighi, députée. - Nous attendons avec un grand intérêt le rapport qui sera rendu prochainement par l'Office sur la réforme de la sûreté nucléaire. J'espère qu'il sera fondé sur une analyse critique de la situation actuelle, avant de faire une proposition d'évolution de la situation, comme cela avait été envisagé, presque décidé, par le Gouvernement en février dernier. Avec Gérard Leseul, nous avons demandé que ce rapport nous soit communiqué le plus tôt possible, et non le matin même de son examen, afin que nous puissions en prendre connaissance de façon pertinente et émettre éventuellement des observations.
Le rapport annuel montre le panel des missions remplies par l'IRSN. Je voudrais que vous reveniez sur la multiplicité de ces activités à l'international, notamment en matière de recherche. Vous observez différents types de traitement par exemple sur le cancer, en matière de défense ou dans le travail-partenariat avec les parties prenantes de la société civile. Quelle est votre méthode ? Quels sont les inconvénients et difficultés que vous rencontrez avec les parties de la, société civile qui ne sont pas nécessairement d'accord avec les décisions prises par le Gouvernement en matière nucléaire ? Comment appréhendez-vous ces collaborations avec la société civile ?
Nous avons eu le même exercice avec l'ASN qui nous faisait part de points d'alerte sur les questions de corrosion, de sécheresse, des effluents ou de la guerre en Ukraine. La question de la corrosion est alimentée par les publications du Canard enchaîné sur Taishan en Chine. S'ajoute le sujet de malfaçon sur des gaines fabriquées en France, dont l'oxydation est excessive. Aviez-vous été alertés ? Quelle est la collaboration sur les EPR en Chine et leur contrôle ? En effet, EDF est partenaire à 30 % et cette affaire risque de nous coûter cher.
Comment envisagez-vous de traiter le thème de la sécheresse, notamment au regard des effluents. Ceux de l'an dernier ont été stockés et n'ont pas été rejetés. Si nous devons en produire d'autres, où seront-ils stockés ? Quelles sont les conséquences du stockage d'effluents trop importants ? J'observe que, sur le site de Fukushima, l'exploitant japonais s'apprête à les rejeter directement dans les océans. Cela pourrait-il constituer à terme une méthode de gestion ?
M. Jean-Christophe Niel. - J'ai évoqué précédemment le fait que l'IRSN consacre 40 % de ses ressources à l'activité de recherche, soit un peu plus de 100 millions d'euros. Celle-ci est essentiellement internationale. Dans le domaine de la santé, nous collaborons beaucoup à l'international. Le programme Pianoforte, piloté par l'IRSN, constitue une forme de reconnaissance par les acteurs français et européens. La Commission européenne a délégué à ce consortium la recherche en radioprotection européenne. Le travail des Joint projects est d'organiser les appels d'offres dont la recherche figure parmi les axes. Nous sommes également impliqués dans un des axes du programme SAMIRA, programme européen sur la recherche sur le cancer. L'année dernière, j'ai rencontré Rafael Grossi, directeur général de l'AIEA, qui en parallèle de son action sur l'Ukraine, a également lancé au sein de l'AIEA un programme, Raise of Hope, pour un accès plus large de certains pays aux outils de radiothérapie. Par exemple, certains pays d'Afrique n'ont aucune installation de radiothérapie. Nous sommes en train de travailler à une collaboration avec l'AIEA sur ces sujets. Nous devrions devenir un capacity building center.
La France a ouvert à Bruxelles la maison Irène et Frédéric Joliot-Curie. Cette structure accueille 12 organismes de recherche français dans le cadre de l'interaction de ces organismes de recherche avec l'Europe. L'IRSN en fait partie. La maison a été inaugurée en juillet 2022 par Madame Retailleau. Chaque mois un événement est organisé autour de la France et de l'Europe. L'IRSN a organisé le premier de ces événements autour de la lutte contre le cancer avec Marie-France BELLIN. Nous avons rencontré les acteurs français et européens de la recherche.
M. Louis-Michel Guillaume. - Nous travaillons essentiellement au profit de l'autorité de sûreté nucléaire de défense (DSND) placée auprès du ministre des Armées. Nous effectuons dans ce cadre un travail similaire à celui de nos collègues du pôle sûreté nucléaire, c'est-à-dire l'expertise de dossiers de sûreté pour les systèmes nucléaires militaires : bâtiments à propulsion nucléaire (porte-avions, sous-marins en service et sous-marins nucléaires de troisième génération), installations de soutien à terre, installations du CEA affectées aux activités de défense (Valduc, Bruyères-le-Châtel). Pour ce faire, nous nous appuyons sur les experts techniques du pôle sûreté nucléaire de l'Institut sur les points les plus délicats techniquement comme la résistance aux séismes ou la criticité.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Qu'en est-il des sous-marins qui ne sont plus en service ?
M. Louis-Michel Guillaume. - Nous travaillons sur les aspects de sûreté tant qu'il y a des enjeux de sûreté. Mais une fois que le réacteur a été débarqué à Cherbourg, nous n'avons normalement plus vocation à intervenir.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Que devient le réacteur une fois déchargé à Cherbourg ?
M. Louis-Michel Guillaume. - Les éléments combustibles du réacteur sont mis en piscine. En général, la tranche réacteur est découpée pour pouvoir procéder ensuite à la déconstruction de la partie non nucléaire, opération industrielle assez classique. Les tranches réacteur sont stockées à sec sur une digue à proximité du port du Haumet.
En matière de sécurité nucléaire, nous travaillons au profit du ministère de l'Énergie. Le service dirigé par le Haut fonctionnaire de défense et sécurité travaille sur la prévention des actes de malveillance à l'encontre des installations nucléaires civiles exclusivement : centrales, installations du cycle du combustible, etc. Il s'agit de permettre au ministère de l'Énergie de délivrer les autorisations de détention de matières nucléaires après s'être assuré que les conditions de sécurité sont remplies par les exploitants. Pour aider le ministère de l'Énergie dans ce domaine, nous déployons une importante activité d'inspection. Il s'agit d'une singularité du pôle défense et sécurité. En effet, les personnels de l'IRSN sont nommés inspecteurs de sécurité nucléaire par le ministère de l'Énergie. Ils interviennent directement sous son autorité.
Nous sommes également la tour de contrôle des mouvements de matières nucléaires sur le territoire national. J'autorise par délégation du ministre de l'Énergie les mouvements par voie routière ou par voie ferrée. Il y a plus de 1 000 mouvements par an.
Nous avons une petite activité d'étude avec deux sujets majeurs. Le premier est la cybersécurité, dans le cadre de laquelle nous avons travaillé sur la protection physique des installations comme les systèmes de vidéosurveillance. Nous l'étendons progressivement avec nos collègues du pôle sûreté nucléaire à la cybersécurité des réacteurs comme le contrôle-commande. Nous développons des collaborations internes à l'Institut sur le contrôle-commande de l'EPR2 et, à terme, sur les petits réacteurs modulaires.
Le deuxième volet de nos études concerne la modélisation des explosions sur les structures et l'étude de la dispersion. Ces éléments sont peu connus sur le plan scientifique. Ceci nous a conduits à recruter un doctorant affecté à temps plein sur ces sujets.
En matière de non-prolifération, nous intervenons en appui technique de deux autorités. Il s'agit tout d'abord du comité technique Euratom, qui travaille au profit du Premier ministre via le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Nous leur apportons un appui technique dans les discussions internationales. En 2022, sous l'égide du comité technique Euratom, nous avons été conduits à apporter une expertise au profit des Britanniques. À la suite du Brexit, ils n'ont plus d'équivalent en matière de contrôle des matières nucléaires. Ils avaient besoin d'un appui, car auparavant ils se reposaient uniquement sur Euratom. Nous les avons aidés à penser leur futur système de contrôle.
Dans le domaine de la non-prolifération chimique, une petite unité intervient au profit du ministère de l'Économie et des Finances, en lien avec le ministère des Affaires étrangères. Cela comprend une participation à divers événements internationaux. Cette année, nous avons fourni un appui technique aux ministères à la conférence de révision de la convention internationale sur l'interdiction des armes chimiques. S'y ajoute une activité d'inspection, car nous représentons l'État français auprès des instances internationales, lorsqu'elles mènent des inspections auprès des industriels français.
M. Jean-Christophe Niel. - L'IRSN, depuis sa création, est impliqué dans le dialogue avec la société civile. Hier, nous avons organisé une petite manifestation avec l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (ANCCLI). Nous fêtions les vingt ans de ce partenariat essentiel avec les commissions locales d'information. Nous ne cherchons pas à convaincre qui que ce soit. Nous communiquons les faits et chacun peut se faire sa propre opinion. Il me semble que ce positionnement fonctionne et répond à une attente.
Les modalités sont variables. Nous avons été sollicités pour une centaine d'interventions l'année dernière. Nous nous sommes déplacés vingt fois physiquement pour faire des interventions devant l'ANCCLI. S'y ajoutent des dialogues techniques. Nous prenons des sujets majeurs tels que la gestion des déchets et nous échangeons avec les différents acteurs : les commissions locales d'information, l'ANCCLI, l'ASN et les opérateurs.
Nous conduisons une action de science participative avec le développement d'un petit appareil pour mesurer la radioactivité avec un réseau : OpenRadiation. Avec cet outil, chacun peut mesurer la radioactivité ambiante s'il le souhaite. Le comité d'orientation des recherches permet de travailler avec la société civile sur les priorités de recherche. C'est d'ailleurs ainsi que les sujets concernant le changement climatique ont émergé.
L'interaction avec la société figure dans nos contrats d'objectifs depuis le début, en tout cas, pour les trois derniers.
Dans le cadre du dernier contrat d'objectifs, il nous a été demandé de mettre en place un comité des parties prenantes, le comité Ouverture et impulsion du Dialogue avec la Société Civile sur l'Expertise (ODISCE). Ce comité rassemble plutôt des praticiens de la concertation et de l'échange. Son objet consiste à réfléchir à de nouvelles interactions avec de nouvelles parties prenantes sur de nouvelles thématiques. Il nous a déjà adressé un avis sur l'environnement avec des recommandations sur la manière d'améliorer notre interaction avec la société civile. Nous travaillons à présent sur le domaine médical.
À propos de l'article du Canard enchaîné, à ce stade, l'IRSN n'est pas saisi pour l'expertise de ce sujet. Il faudrait s'adresser à EDF. L'article évoque un problème survenu sur le réacteur de Chooz qui a donné lieu à des avis de l'IRSN à la demande de l'ASN. Le phénomène en question est une corrosion d'un type de combustible en alliage M5. Le problème se situe dans les hauts de combustible, à un endroit où se produit une ébullition nucléée, donc où apparaît une petite quantité de gaz. Ces combustibles ont été construits avec une teneur en fer faible. C'est le travail qu'a mené EDF pour l'identifier. Des mesures compensatoires avaient été mises en place par EDF. L'entreprise a souhaité les lever en partie. Nous avons considéré que, au regard des expérimentations et essais réalisés par EDF, ceci était tout à fait possible. Tout d'abord, le haut de combustible est un endroit moins sollicité que d'autres. Par ailleurs, l'analyse du mécanisme de dégradation - l'oxydation des gaines - montre qu'il ne se produira aucun détachement de morceaux de gaine. C'est donc un sujet de sûreté modéré de notre point de vue pour Chooz. EDF a donc pu relâcher certaines mesures compensatoires, avec l'autorisation de l'ASN, après une expertise technique de l'IRSN. La solution définitive est de travailler sur la teneur en fer de l'alliage dont sont formées les gaines des crayons combustibles.
Les rejets constituent à ce stade un sujet entre l'Autorité de sûreté nucléaire et EDF. Il existe des prescriptions de stockage de rejets. EDF doit s'inscrire dans ce cadre et l'ASN procède à des inspections de contrôle. Si les règles devaient évoluer et nécessiter une analyse, nous serions saisis le moment venu.
Au sujet des rejets de Fukushima, il me semble que le volume d'effluents stockés équivaut à plus de 1,3 million de mètres cubes. Nous considérons qu'au regard des conditions dans lesquelles s'inscrivent les Japonais, les enjeux sanitaires d'un rejet dans l'océan sont extrêmement limités. Il s'agit davantage d'un sujet d'acceptation et d'implication des acteurs locaux, comme les pêcheurs, ou voisins. C'est également la position de l'AIEA. Pour le début des rejets, les Japonais ont souhaité disposer d'une vérification internationale. Ainsi, des laboratoires de mesures seront impliqués. L'IRSN a été retenu pour être un de ces laboratoires.
M. Philippe Bolo, député, rapporteur. - À la lecture de votre rapport d'activité 2022, j'identifie deux grands blocs d'activité au sein de l'IRSN :
- la recherche et l'expertise, et l'évaluation de la sûreté des installations avec 489 avis rendus ;
- des activités plus opérationnelles - non que les autres ne soient pas opérationnelles, mais elles sont de nature différente - comme la radioprotection des personnes et la surveillance radiologique de l'environnement, activité qui permet d'évaluer l'exposition aux rayonnements ionisants, les activités internationales avec les partenariats à l'échelle européenne et internationale, et la gestion de crise avec un appui opérationnel aux autorités et pouvoirs publics.
Je souhaite vous interroger sur ces deux blocs pour mesurer en quoi les spécificités de ce modèle peuvent être intéressantes. Comment les activités de ces deux blocs se nourrissent-elles les unes les autres ? Contribuent-elles aux compétences de votre coeur de métier qui est la recherche et l'expertise ? En quoi cette hybridation est-elle utile à la société et à sa capacité à appréhender les sujets de radioprotection et de gestion de crise ? Plus largement, en quoi vos implications internationales participent-elles au rayonnement de la culture nucléaire française au-delà de nos frontières ?
M. Jean-Christophe Niel. - Il existe un travail sur la sûreté, notamment en appui de l'ASN, auquel s'ajoute un ensemble d'activités autour de la radioprotection et de la gestion de crise avec des dimensions opérationnelles sur la dosimétrie. Une des compétences fortes de l'Institut concerne la dosimétrie sous toutes ses formes. Nous sommes organisme de référence sur ces sujets. Nous organisons des inter-comparaisons. Par exemple, nous créons des échantillons qui seront mesurés par un autre organisme.
L'IRSN a développé des méthodes pour faire de votre téléphone portable un dosimètre rudimentaire. Ce projet est unique au monde à ce stade. L'outil serait efficace pour des doses élevées et pour des situations de terrorisme radiologiques. Nous sommes capables avec les téléphones portables de reconstituer la dose reçue par l'individu.
La gestion de crise constitue un bon exemple d'alimentation croisée. Nous disposons d'un centre de crise et de moyens qui seront déployés sur site. Dans notre centre de crise se trouvent des outils pour réaliser des calculs. Nous avons développé des outils de simulation issus de nos recherches et les avons adaptés à une situation de gestion de crise.
À l'international, le cas des VVER 1000 constitue un exemple de prestation nécessaire, car elle entretient nos compétences. C'est d'ailleurs le cas pour la radioprotection quand nous organisons des anthroporadiométries. En effet, certaines personnes souhaitent connaître la radioactivité au sein de leur organisme. Des personnels de médecine nucléaire peuvent notamment s'interroger. Ces prestations réalisées en situation normale nous permettent de nous préparer à une situation de crise et de travailler sur les méthodes. Par exemple, en 2008, 73 kilogrammes d'uranium ont été rejetés dans un canal près du site du Tricastin. Cela avait suscité beaucoup d'émotion. À l'époque, le préfet nous avait demandé des mesures de contamination. Plusieurs jours étaient alors nécessaires en raison des contraintes de la physique. À la suite de cet événement, nous avons développé des méthodes plus rapides. Désormais, nous sommes capables de fournir des mesures en un temps très court.
Ce système croisé est l'une des plus-values de l'organisation actuelle. Nous devons encore progresser et renforcer les échanges. C'est également vrai pour le premier bloc de sûreté nucléaire entre la recherche et l'expertise, lesquelles se nourrissent mutuellement. Par exemple, nous avons mené des essais sur la manière dont un incendie se propage d'une armoire électrique à une autre ou par des chemins de câbles. Ces sujets ne sont aujourd'hui pas bien maîtrisés. Des valeurs existent dans la littérature, mais elles ne sont pas fondées sur des éléments concrets. Ce travail de recherche alimentera notre expertise et nos codes de calculs.
En ce qui concerne l'utilité pour la société, nous présentons une utilité directe, car nous menons des missions de service public. Nous contribuons à assurer la sûreté à travers notre regard extérieur et notre analyse, et ce, à notre place, car le premier responsable est l'opérateur.
Nous jouons un autre rôle, celui d'expert technique. Nous ne sommes pas décideurs et restons en retrait de la décision, laquelle relève de l'opérateur. Ce rôle plus décalé nous permet d'avoir un positionnement scientifique et technique qui, me semble-t-il, est important pour la confiance dans le système de contrôle. Pour que les personnes aient confiance en ce système de contrôle, elles doivent avoir confiance en ses acteurs. Le système actuel permet cela.
Nous réalisons chaque année un baromètre sur la perception des risques par les Français. Le baromètre le plus récent montre une évolution - déjà constatée les années précédentes - sur l'acceptation du nucléaire. Pour la question « La construction d'une nouvelle centrale est-elle une bonne chose ? », 65 % des répondants ont une appréciation positive (+5 points par rapport à l'année précédente), 50 % sont pour continuer à construire (+6 points par rapport à l'année précédente) et 54 % des répondants (+8 points par rapport à l'année précédente) ne sont pas pour la fermeture des installations.
De manière générale, les organismes de sûreté français sont visibles à l'international, car nos installations nucléaires sont conséquentes avec 56 réacteurs. Ce nombre est significatif au regard de ce qui existe dans d'autres pays. Par ailleurs, le système est très centralisé. La taille des opérateurs leur donne un poids important ; c'est le cas d'EDF au sein de Wano, l'association internationale des opérateurs nucléaires. L'Autorité de sûreté nucléaire a également un poids important, de même que l'IRSN. Avec 1 800 personnes, l'Institut n'a pas d'équivalent au niveau européen. L'Allemagne n'est peut-être pas le bon exemple, car elle sort aujourd'hui du nucléaire, mais son organisme expert en sûreté nucléaire comprenait 600 personnes et son organisme expert en radioprotection 300 personnes. Par ailleurs, l'IRSN est reconnue parmi les TSO. J'ai récemment été élu président des TSO européens. Cela contribue au rayonnement des politiques et des démarches françaises grâce à ses acteurs.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je vous remercie pour ces réponses précises et circonstanciées. L'Office évoquera à nouveau ces questions la semaine prochaine. Je suis certain que la clarté de vos explications et la constance de votre engagement permettent d'éclairer le débat utilement.
M. Jean-Christophe Niel. - Sur ce sujet, ce n'est pas qu'un problème mécano-administratif. In fine, c'est la prévention des accidents nucléaires dont nous parlons.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Il y a longtemps de cela, j'ai été ministre de l'Industrie. Je considère que le nucléaire est une chance pour notre pays et pour le monde en général. Je pense, en revanche, que c'est une activité qui demande une transparence absolue vis-à-vis de l'opinion et qui demande que le mètre du pavillon de Breteuil soit toujours de 100 centimètres s'il doit être de 100 centimètres. En effet, le moindre doute sur la sincérité emporte le secteur d'activité.
La séance est levée à 12 h 35.