Mardi 6 juin 2023
- Présidence de Mme Maryse Carrère, présidente -
La réunion est ouverte à 18 h 20.
Audition de M. David Lisnard, maire de Cannes, président de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité
Mme Maryse Carrère, présidente. - Nous achevons notre cycle d'auditions publiques par celle du président de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalités (AMF), M. David Lisnard, que je remercie de sa venue.
Voilà un peu plus de quatre mois que notre mission d'information a engagé ses travaux. Et dès le début, en demandant au ministère de l'intérieur de collecter l'ensemble des données sur les démissions de maires et de conseillers municipaux, nous avons mis le doigt sur un phénomène qui traduit les inquiétudes et le désarroi des maires. D'autres événements ont émaillé l'actualité -encore récemment l'agression du maire de Saint-Brévin - qui ont mis en lumière les difficultés auxquelles sont confrontés les maires aujourd'hui.
Au cours de nos auditions et de nos déplacements, nous avons pu prendre la mesure de ce que, individuellement, nous pressentions sur le terrain : l'épuisement de nombreux maires, en prise avec des difficultés de toutes sortes, et une inquiétude sourde pour l'avenir des communes. Pour autant, nous avons aussi trouvé des raisons d'espérer : le fort attachement des citoyens à leur commune et aux élus municipaux, la résilience de l'échelon communal et l'engagement de tant de maires.
Votre analyse et votre témoignage nous serons donc très précieux pour mieux cerner les enjeux de la situation présente et trouver les pistes qui assureront à nos communes et aux maires l'avenir qu'ils méritent.
M. Mathieu Darnaud, rapporteur. - Je tiens à remercier le président de l'AMF de sa présence aujourd'hui. Comme vient de l'indiquer notre présidente, Maryse Carrère, nous nous sommes efforcés, au cours de nombreuses auditions, d'explorer un spectre territorial relativement large et de revisiter l'architecture du bloc communal - de l'intercommunalité aux communes, en passant par les communes nouvelles.
Sans formuler de conclusions hâtives, nous avons le sentiment de vivre un mandat tout à fait singulier qui a débuté avec la crise sanitaire et se traduit par l'amplification de difficultés que l'on connaissait auparavant. Je pense en particulier aux phénomènes de violence auxquels sont exposés les élus. Par ailleurs, il s'agit du premier mandat où la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République dite « loi NOTRe » s'applique dans toute son ampleur. Celle-ci a certains effets positifs et d'autres beaucoup moins, avec au niveau du bloc communal un déficit de proximité : nous avons lancé une consultation auprès des élus locaux qui le confirme, en particulier au sein des grandes intercommunalités où la gouvernance parfois pléthorique ne permet pas suffisamment aux élus d'exister. Or l'échelon communal reste celui le plus cher au coeur de nos concitoyens parce qu'il est à la fois le creuset de toutes les formes de solidarité ou de lien social et qu'il est le seul capable de limiter l'effet des crises sanitaire, énergétique et sociale que notre pays a connues au cours de ces derniers mois.
M. David Lisnard, président de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalités. - Je vous remercie pour l'intérêt que vous portez à la commune, ce qui ne me surprend pas puisque le travail mené par l'AMF et le Sénat est transpartisan : il révèle un attachement à une République française qui est indissociable de la vitalité communale. Permettez-moi également et très sincèrement de saluer votre initiative, et au-delà de cette mission, de vous remercier pour le travail que nous menons avec vous. Je suis très heureux de pouvoir vous apporter à la fois le témoignage de mon expérience d'élu et celui de l'Association des maires de France qui regroupe aujourd'hui 99 % des communes françaises et près de 90 % des intercommunalités avec un taux d'adhésion qui vient encore de progresser.
Nous sommes tous ici convaincus de l'importance du bloc communal et je souhaite que notre voix puisse également porter "urbi et orbi".
Mon principal message est, sans prendre une quelconque posture, un appel à la vigilance sur l'avenir de la commune. Si on dépasse les simples discours - sincères ou de circonstances - qui nous sont adressés au gré des crises, on perçoit aujourd'hui un phénomène de remise en cause de l'existence même de la commune au nom d'une doxa qui consiste à penser que plus les ensembles sont grands, plus ils sont performants. Je viens du secteur privé qui a dépassé depuis longtemps ce stade conceptuel mais je me rends compte, à mon grand regret, que tel n'est pas le cas dans la vie publique et politique française.
Je souligne également qu'au-delà des multiples défis environnementaux, économiques, sécuritaires que nous devons relever, nous vivons une crise civique qui devrait être placée au centre de toutes les préoccupations mais que l'on aborde de façon inadéquate. Cette crise civique se traduit par une abstention très élevée liée à des symptômes dont voici une illustration qui m'a frappé : un sondage effectué auprès des 18-34 ans a fait apparaître que la moitié des sondés estimaient que la démocratie, au final, ne valait guère mieux que les régimes illibéraux, voire les dictatures et qu'il n'est donc pas utile d'aller voter.
La vacuité du débat est également une composante de cette crise civique, ce qui s'explique sans doute parce qu'il y a moins de clivages et d'affrontements de principes. Or ces débats présentent tout de même l'avantage de civiliser la confrontation politique et de proposer des alternances indissociables à la démocratie. Plus cette vacuité s'installe et plus la violence langagière et malheureusement physique augmente. En témoignent les statistiques du ministère de l'intérieur qui constatent une progression de 32% en 2022 par rapport à 2021 des agressions physiques. J'insiste aussi sur l'ampleur croissante du dénigrement : l'AMF réalise régulièrement des études avec le centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) sur le « moral des maires », pour employer un terme journalistique et on constate parmi les motifs de démission ainsi que de démotivation un rôle croissant de la violence, du dénigrement et des atteintes à la réputation.
Les femmes et les hommes qui sont maires ou adjoints ont souvent le sens de l'honneur - j'aime bien ce terme qui ne me semble pas désuet - et acceptent mal ce dénigrement. Je souligne cependant que le premier motif de découragement des maires réside dans l'impuissance croissante dans l'action publique, ce qui confirme le lien entre crise civique et crise démocratique.
Sans pour autant se livrer à des considérations simplistes d'histoire de la philosophie politique, le nihilisme occidental de la fin du XIXe siècle, puis la remise en cause de certaines valeurs consécutive à la « boucherie » de 1914-18, suivie de la Shoah et de mai 68 ont suscité un sens de la relativité - qui est une forme d'intelligence. Celui-ci a évolué vers le relativisme dont découle une nouvelle forme de nihilisme. Sans être un expert, on peut ici discerner un phénomène profond qu'on retrouve dans le déconstructionnisme, le wokisme, et la crise de l'éducation - liée à la crise de la culture pour reprendre la démonstration d'Hannah Arendt. Nous sommes peut-être arrivés au bout de ces évolutions lourdes et structurelles : je ne suis pas donc pas pessimiste car on discerne une prise de conscience de la nécessité de retrouver une hiérarchie des valeurs et des principes ainsi que de retrouver une ambition d'instruction. Cependant, la perte de la raison critique, le déclin de l'esprit scientifique et de l'instruction publique ont alimenté la crise civique. Parallèlement, la crise de l'autorité et de la capacité d'action alimente le malaise des maires.
J'en viens aux inconvénients de la complication en commençant par souligner que cette notion se distingue nettement de la complexité : cette dernière est souvent inhérente au progrès et recèle des aspects positifs. Pour illustrer mon propos, je prends souvent l'exemple des normes qui sont en soi légitimes : permettre aux personnes handicapées d'accéder à un bâtiment ou à des enfants de ne pas s'empoisonner avec des jouets, ou encore à un bâtiment de mieux résister à l'incendie, sont des mesures de progrès social. En revanche, comme le démontrent la sociologie des organisations et le management privé, la complication suit une pente exponentielle par rapport à la complexification. Elle est cinq fois supérieure et, pour une raison qui m'échappe, le secteur public a beaucoup de mal à endiguer cette complication qui se traduit, en particulier, par la création de structures et de directions supplémentaire qui surajoutent leurs propres processus de fonctionnement. Cette complication croissante est liée à l'augmentation de la taille des structures et c'est la raison pour laquelle, parfois, "Small is Beautiful" y compris en organisation territoriale. Les grandes organisations ont tendance à diluer les responsabilités et à multiplier les procédures : c'est une des causes de la crise démocratique et civique que nous vivons, dans laquelle, le citoyen - étymologiquement « civis » - se sent de de moins en moins concerné, impliqué et représenté dans l'exercice du pouvoir. Cette tendance lourde, qui date au moins d'une vingtaine d'années, transcende les clivages politiques. On se retrouve ainsi avec, d'un côté, l'emphase des discours et de l'autre la réalité de la dette ainsi que le record du monde de la dépense publique, sans qu'on s'interroge suffisamment sur la qualité de la dépense publique. Plus l'État augmente ses prélèvements et plus on constate de défaillances dans le domaine régalien. Je mentionne ici le récent rapport sur l'assassinat d'Yvan Colonna par un autre terroriste qui révèle par exemple la déliquescence des prisons. On peut aussi se référer aux informations qui commencent à émerger sur l'assassinat de Samuel Paty qui témoignent, malgré tous les signes avant-coureurs, de l'impuissance actuelle.
Je constate l'influence persistante de la doctrine erronée selon laquelle les grands ensembles sont plus pertinents et plus justes que les petits. Je sors à l'instant d'une lecture d'un rapport de la Cour des comptes où on trouve, en général, des choses très intéressantes et parfois aussi des lieux communs. Ces rapports se fondent sur le principe de différenciation auquel je deviens de plus en plus hostile pour des raisons qu'il faudra que j'expose au Sénat. Les magistrats financiers indiquent par exemple que la différenciation devrait conduire à fusionner les métropoles avec les départements en dupliquant le modèle lyonnais : or plus personne ou presque ne souhaite ce modèle et de moins en moins de communes y adhèrent. Cela illustre l'enracinement du biais cognitif favorable aux grandes entités alors qu'on a entendu l'exécutif prononcer des discours sympathiques à l'égard des communes depuis l'épisode des gilets jaunes.
Face à cette situation, mon principal message est qu'il faut réhabiliter une bonne articulation entre ce qui relève, d'une part, de la loi et de la réglementation et, d'autre part, de l'action de terrain. Les normes doivent redevenir opérationnelles et simples en se basant sur des principes solides ainsi que des dispositions d'ordre public. Le reste relève de l'initiative locale et je fais ici référence aux retombées positives de l'ordre spontané, théorisé par Raymond Boudon en France et par Friedrich Hayek dans le monde anglo-saxon. Je souhaite que l'État ou la puissance publique veuille bien cesser de tout prétendre schématiser et anticiper a priori mais retrouve en revanche une autorité forte et rapide a posteriori.
J'ajoute que l'État s'est affaibli dans son pouvoir de police au sens large du terme et dans sa capacité à faire respecter les dispositions d'ordre public - qui incluent certaines normes environnementales ainsi que toutes celles qui s'imposent aux co-contractants. Plus l'État a été défaillant pour contrôler ou sanctionner ceux qui abusent et plus il a entravé ceux qui agissent. Cela se traduit quantitativement par le triplement du volume du code général des collectivités territoriales en vingt ans comme le confirment les personnes en charge de Légifrance. Pour sa part, le volume du code de l'environnement - avant même l'inclusion de l'ensemble des dispositions induites par la loi climat et résilience - a été multiplié par 10 en dix ans puisqu'il est passé de 100 000 à un million de mots. Le code de l'urbanisme a également gonflé de 600 à 3 600 pages. Nous serons sans doute tous d'accord pour constater que cette inflation normative entrave l'action non seulement par sa pesanteur mais aussi par ses contradictions juridiques internes auxquels les maires sont confrontés.
Pour conclure ce propos liminaire, nous affirmons qu'il ne s'agit pas de défendre la commune de façon corporatiste mais en raison de ses atouts et je prends l'exemple de la commune nouvelle qui permet - lorsqu'elle est souhaitée, ce qui n'est pas le cas partout - d'optimiser l'organisation territoriale en phase avec les réalités géographiques, historiques et démocratiques. La commune n'est pas un totem mais elle doit être reconnue comme le dernier creuset républicain identifié en tant que tel ; c'est aussi une résultante de notre histoire ainsi que de notre géographie. Rien ni personne, et certainement pas d'éventuels administrateurs désignés par les préfectures, ne remplacera les communes ou les maires s'ils disparaissent. On y perdra à la fois la légitimité démocratique et son incarnation. Par conséquent, si nous voulons redonner du souffle aux communes, il ne s'agit pas de leur faire l'aumône mais plutôt de sortir de la spirale infernale de la recentralisation financière et juridique. Il est nécessaire de leur redonner de la capacité d'action et de la responsabilité ; or il n'y a pas de responsabilité sans liberté, et vice versa.
Je souligne également que l'intercommunalité est une avancée formidable et il faut avoir le courage de dire, y compris à l'AMF, que certaines communes ne pourraient plus exister sans l'intercommunalité. Cependant, l'intercommunalité ne peut plus être réalisée uniquement par des transferts obligatoires de compétences : la réalité est que seul le principe de subsidiarité peut résoudre tous les problèmes. Ce principe a valeur constitutionnelle mais il est régulièrement ignoré et mal compris en France. Pour le mettre en oeuvre, il s'agit de recréer une responsabilité locale que les maires souhaitent assumer : c'est pourquoi l'AMF demande non pas un pouvoir de dérogation mais de décision. Financièrement, les maires veulent rendre des comptes sur la fiscalité, non seulement aux propriétaires mais aussi aux habitants et nous en avons assez de nous faire plus ou moins gruger chaque année sur le calcul de la dotation globale de fonctionnement (DGF). Insensible aux éléments de langage triomphants qu'on nous diffuse régulièrement, je souligne qu'en pouvoir d'achat réel, une DGF qui n'augmente pas quand l'inflation se situe à 1,5% est, pour les communes, bien moins pénalisante que l'augmentation de 330 millions d'euros sur deux ans que nous subissons au moment où l'inflation dépasse 12%. En réalité, si la réforme de la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises) n'avait pas été mise en place, nos intercommunalités auraient bénéficié de 750 millions d'euros supplémentaires cette année. C'est un calcul objectif qui ne signifie pas que nous sommes opposés à la réforme de la fiscalité économique : bien au contraire, nous souhaitons soutenir la production de biens et services. De plus, en ce qui concerne la taxe d'habitation, la compensation n'est pas suffisante : le comité des finances locales et l'observatoire des finances publiques le démontrent sans contestation valable et argumentée de la part de Bercy.
En résumé, pour retrouver de la vitalité civique, on a besoin de revitaliser nos communes, mais la vitalité communale reste une abstraction si les communes sont financièrement et juridiquement soumises aux tutelles de l'État. Le défi est donc, d'une part, de donner une réalité concrète au principe de subsidiarité qui repose sur la responsabilité et l'efficacité et, d'autre part, de faire en sorte que la puissance publique de l'État intervienne a posteriori pour sanctionner les maires et les collectivités qui contreviendraient aux normes. Nous ne contestons pas, bien entendu, la nécessité de sanctionner politiquement, civilement et pénalement si nécessaire, certains comportements. Nous souhaiterions cependant que la rapidité et l'ampleur des moyens d'enquête mis en oeuvre lorsqu'un maire ou une municipalité est mise en cause par un administré se retrouvent lorsque nous sommes agressés ou menacés en tant que maires ou adjoints. Je l'ai vécu à titre personnel et j'accepte parfaitement d'être contrôlé si les gens qui me contrôlent sont honnêtes et compétents. J'observe cependant que lorsque nous mettons en cause une personne qui nous agresse ou nous menace, l'affaire est à peu près systématiquement classée sans suite par manque de moyens sauf si elle est ultra-médiatisée.
Au final, j'appelle à la simplicité, qui constitue un gage de qualité dans tous les domaines, y compris en littérature, en poésie ou en gastronomie. Élaborons des lois et des règlements fondés sur des grands principes de droit et donnons un pouvoir d'interprétation et d'application aux collectivités territoriales. La loi sera alors la même pour tous et la différence pourra être prise en compte sans qu'il soit besoin d'inventer des mesures de différenciation.
Mme Cécile Cukierman. - Au début de votre intervention, vous avez rappelé l'existence d'un phénomène bien réel que chacun pourra choisir de qualifier de crise de société, de citoyenneté ou d'engagement. Cela nous rappelle collectivement qu'il est simple d'affirmer dans le préambule de notre Constitution que nous vivons dans une République une, indivisible et décentralisée mais qu'il est compliqué de faire vivre ces principes au quotidien. Cela relève d'un engagement de tous les instants pour surmonter la contradiction entre l'unité de la République et une décentralisation qui doit prendre en compte la diversité, les réalités et les histoires communales particulières. Ce mouvement dialectique, quand il réussit, apporte le meilleur à notre pays. L'important n'est pas de défendre la commune pour la commune mais de rappeler que le choix municipal que nous partageons permet, à travers une confrontation parfois difficile, de construire l'esprit civique de tout un chacun.
Avant de revenir sur les obstacles que vous avez évoqués, je souligne la difficulté de l'acceptation par les élus de la délégation de leurs propres pouvoirs même s'ils n'en sont pas complètement dépossédés. Il s'agit d'éviter les excès de part et d'autre : il ne faut ni tomber dans un abus de démocratie participative ou permanente factice ni s'isoler dans une tour d'ivoire.
On a certainement perdu, dans le champ communal, l'agilité qu'avaient autrefois les maires, y compris et paradoxalement avant les grandes lois de décentralisation censées renforcer la capacité d'exercice de la liberté communale. Je ne plaide pas ici pour un retour en arrière mais pour affirmer le caractère indispensable de l'agilité communale, faute de quoi les élus ressentent un sentiment d'impuissance et en sont parfois réduits à prêcher dans le désert, ce qui est peu productif à court terme.
Par ailleurs, je pense comme vous que la perte d'agilité s'est accompagnée d'un renforcement du caractère gestionnaire de la conduite des affaires communales. On a ainsi évacué le débat politique et la confrontation des idées : comme l'indiquent beaucoup de nos concitoyens et d'élus, les équipes municipales qui se succèdent ont des méthodes de gestion à peu près semblables qui ne suscitent pas de grands débats.
J'en termine en indiquant que l'agressivité ressurgit en raison de l'absence de débat contradictoire. Certains ont le sentiment que quel que soit le maire, il appliquera la même politique : l'élu devient ainsi, comme beaucoup d'autres professions, une cible de la vindicte et un exutoire de la société. Redonner du sens à la commune, c'est donc bel et bien redonner au citoyen une capacité à intervenir, participer aux décisions et reprendre confiance.
J'ajoute que le retrait de l'État aggrave l'abandon non seulement des territoires ruraux mais aussi des territoires ou quartiers populaires hexagonaux et ultramarins qui rassemblent plus de 15 millions de nos concitoyens.
Cependant, je souligne que de nombreux élus sont encore fiers de l'être et réalisent de très belles choses. Je me demande parfois si nous ne cédons pas à une sorte de tropisme médiatique qui nous empêche de mettre suffisamment en avant, et sans angélisme, les actions positives conduites à travers nos 34 945 communes. Reconnaître la réalité de ce désir d'engagement permettrait de ne pas céder à l'impression que tout va mal et qu'il est vain de se réengager en 2026 ou d'essayer de vivre une première expérience d'engagement.
M. Jean-Marc Boyer. - Merci de votre intervention et d'avoir formulé des constats que partagent tous ceux qui ont pu exercer des mandats municipaux. La crise civique que vous avez évoquée m'interpelle beaucoup. J'ai eu l'occasion d'intervenir devant 150 jeunes dans un lycée pour y expliquer le rôle du Sénat ainsi que des maires et je m'aperçois de la très grande ampleur de l'ignorance civique dans notre pays. Elle se constate en particulier chez les jeunes et se traduit par le fait que près de 70 % d'entre eux ne sont pas allés voter aux dernières élections : ils ne peuvent pas expliquer les raisons précises de cette abstention et ne sont tout simplement pas intéressés. Cela traduit un phénomène grave et qui, à mon sens, dépasse largement le problème des maires pour s'étendre à tous les niveaux de notre société, ce qui inclut les attitudes à l'égard des forces de police et des sapeurs-pompiers. Ma première question porte donc sur les solutions et les moyens qui pourraient être mis en oeuvre au niveau de l'Association des maires de France ou celle des maires ruraux de France pour contrebalancer cette ignorance civique, en matière d'éducation par exemple ou en encourageant l'action des parents.
Ma deuxième question, qui est connexe, porte sur les agressions d'élus insuffisamment sanctionnées. Je me demande si un moyen de juguler ce phénomène ne serait pas d'instaurer des peines plus dissuasives, avec, par exemple, plusieurs mois de prison.
Je m'interroge parfois aussi sur l'inaction de l'administration - en élargissant ce terme de façon très large - qui traduit peut-être une certaine volonté de laisser-faire en se disant que la crise des vocations pourra déboucher sur la création de communes nouvelles ou favoriser les regroupements. Je note d'ailleurs qu'un tel message semble être diffusé à travers les petits avantages accordés en matière de DGF pour la création d'une commune nouvelle. Au total, j'indique que les remontées de terrain sur le ressenti communal ne suscitent pas, à mon sens, un optimisme démesuré.
Mme Anne Chain-Larché. - Nous ressentons au fil de nos auditions et de nos rencontres dans nos départements respectifs qu'il y a tout de même une particularité qui se dégage dans le malaise des maires et dans la crise civique que nous vivons depuis 2020. Avec la pandémie et depuis les dernières élections municipales qui se sont passées dans les conditions que l'on connaît, un certain nombre d'équipes se sont retrouvées propulsées à la tête de leurs villages sans avoir véritablement pris la mesure de ce qui les attendait. Les conséquences de cette situation se manifestent de différentes façons. Tout d'abord, on a enregistré un certain nombre de démissions et d'élections partielles, en particulier dans mon département : il me semble que ce phénomène - extrêmement préjudiciable à l'avenir de la commune - est général et je souhaiterais que vous puissiez le quantifier pour l'ensemble de la France.
Les maires appellent de leurs voeux beaucoup plus de clarté dans leur autonomie financière et de lisibilité dans les moyens qu'on peut leur donner, même si ces derniers sont très restreints. En particulier, ils souhaitent un guichet unique leur permettant de déposer un seul dossier et qu'ensuite il revienne à l'État de le gérer pour activer un des multiples canaux de financement comme la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR), la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL) ou le Fonds vert - et je mentionne, pour le passé, les crédits du plan de relance. Il semble très difficile pour l'administration de mettre en place cette simplification que nous estimons pourtant nécessaires, d'où l'importance d'appuyer fortement et conjointement cette demande.
Les maires ont également besoin de formations. Celles-ci existent mais je ne suis pas certaine que les maires en soient bien informés. La formation leur est indispensable car ces élus se retrouvent en première ligne pour répondre à une attente considérable de la part de la population sans pour autant disposer des moyens d'y répondre, ce qui augmente le risque d'être dénigré, harcelé ou même agressé.
Je discerne cependant une lueur d'espoir à travers l'augmentation palpable du nombre de baptêmes civils ou de mariages et j'observe qu'une partie de la population revient vers la vie communale, lui accorde sa confiance et souhaite s'engager aux côtés des maires ainsi que des équipes municipales. Il s'agit souvent de jeunes générations et il me semble opportun d'intégrer ce phénomène dans notre réflexion.
Mme Françoise Gatel. - Je partage votre analyse qui replace le sujet des maires et de la commune dans l'évolution d'une société un peu déconstruite et qui n'a pas retrouvé sa voie. Comme vous, j'estime également qu'il ne s'agit pas de se cramponner à la commune en tant qu'institution mais que le fait communal est d'une importance majeure parce que la cohésion sociale se construit sur cette base : la commune, c'est l'incarnation de la République pour tous et au plus près de tous. Nous devons donc nous interroger mais aussi témoigner des innovations formidables qui naissent sur nos territoires et les encourager.
Un mot sur la différenciation : je pense que nous sommes d'accord sur le fond, même si nous n'utilisons pas les mêmes mots. Nous sommes favorables à une différenciation qui puisse être utile aux communes, avec des lois qui ouvrent des « possibles » dont les maires peuvent se saisir pour inventer les solutions dont ils ont besoin. Notre démarche est donc diamétralement opposée aux lois d'exception que l'on a mis en place - par exemple pour Lyon ou la collectivité européenne d'Alsace - et qui sont des textes qui contraignent, obligent ou interdisent sans permettre d'encourager l'agilité.
Enfin, ayant identifié ce qui ne va pas ainsi que les causes et les remèdes, je résume de façon un peu brutale ma question en demandant : que fait-on à présent ? Je pense que nous avons avant tout besoin d'un profond changement culturel pour sortir, dans notre pays, de la défiance à l'égard des élus et de leur liberté d'initiative. Pensez-vous que nous sommes capables de nous révolutionner pour répondre à notre souhait unanime de simplicité et d'efficacité ?
M. Didier Marie. - Je partage vos propos sur la crise civique et démocratique et sur toutes les inquiétudes qu'elles soulèvent mais je pense que les réponses ne sont pas nécessairement à l'échelle de la commune mais plutôt de notre projet de société.
Je voudrais vous interroger sur deux sujets très pratiques. On observe de plus en plus une tendance à opposer la commune et l'intercommunalité depuis que cette dernière s'est élargie et a bénéficié de compétences supplémentaires. Or, vous l'avez dit vous-même tout à l'heure, l'intercommunalité a aussi sauvé un certain nombre de communes qui n'avaient plus les moyens et la capacité de faire. Comment pouvons-nous, selon vous, renforcer la relation qui peut exister entre ceux et celles qui sont investis dans l'intercommunalité, en particulier ceux qui sont dans les exécutifs, et les autres élus, notamment les maires des petites communes, qui peuvent se sentir éloignés voire exclus du dispositif et qui vivent donc une forme de découragement en ayant le sentiment que tout leur échappe, que tout leur a été enlevé ?
Ma deuxième question porte sur les problématiques de reconnaissance de l'élu. On parlait déjà du statut de l'élu lorsque j'ai débuté mon premier mandat en 1989, et depuis on en parle toujours. Un certain nombre de propositions circulent sur le sujet mais on ne va jamais, me semble-t-il, au bout de la question. Interrogés, plus de la moitié des maires indiquent aujourd'hui qu'ils travaillent 35 heures ou plus par semaine et la proportion est plus d'un quart pour leurs adjoints. Cela soulève non seulement la question de la formation, pour les aider à faire face à la complexité, mais aussi celle de la rémunération. Plus largement, je m'interroge sur le principe de base selon lequel la fonction des élus est gratuite et ne donne droit qu'à une indemnisation. Avez-vous mené des réflexions sur la possibilité, à l'instar de ce qui se passe en Espagne et dans d'autres pays, d'évoluer vers un statut de quasi-professionnalisation de l'élu pendant la période où il exerce son mandat, à condition, bien évidemment, que ce mandat ne s'inscrive pas dans la durée de façon trop longue ?
M. Hugues Saury. - Je souhaite vous interroger sur la perte d'autorité des maires. Vous avez indiqué que la première cause de démission des maires se rattache à l'impuissance dans l'action or selon la formule de James O. McKinsey, l'autorité va de pair avec la responsabilité. Je me demande si les transferts de responsabilité de plus en plus nombreux, tout particulièrement vers les intercommunalités qui se multiplient au fil des ans, ne jouent pas un certain rôle dans cette perte d'autorité des maires. En effet, au départ, l'intercommunalité a été conçue comme un outil au service des communes pour mener des actions qu'elles ne pouvaient pas effectuer en propre ; cependant, peu à peu, en tout cas dans certains départements, les intercommunalités ont tendance à se substituer aux maires sur un certain nombre de sujets.
Permettez-moi également de citer un cas d'école que vous connaissez bien pour être venu, et je vous en remercie, à l'assemblée générale des maires du Loiret. La commune de Nevoy, qui compte 1 200 habitants, est, pendant dix jours et deux fois par an, un lieu de rassemblement - à 5 kilomètres d'une centrale nucléaire - de 40 000 gens du voyage. Le maire, dans ce type de situation, perd toute forme d'autorité vis-à-vis de ses concitoyens car on lui demande de ne pas s'opposer à ce rassemblement tout en interdisant par ailleurs une manifestation de motocross. Je souhaite recueillir votre avis sur cette perte d'autorité et cette impuissance publique ainsi que sur les moyens de la restaurer.
M. Mathieu Darnaud, rapporteur. - Je vais être bref car notre collègue Françoise Gatel a évoqué la problématique du droit d'exception que je souhaitais aborder. Cette question mérite d'être posée parce qu'elle apporte un début d'illustration de l'aspect négatif de la différenciation. Comme l'indique l'universitaire Benjamin Morel, il faut prendre garde à ce que la différenciation ne favorise pas une dérive vers une sorte de fédéralisme qui serait diamétralement opposé à la substance de notre pacte républicain et à l'unité nationale. Ce sujet occupe aussi beaucoup le législateur : je cite, comme cas d'école, celui de la métropole de Lyon qui établit une double légitimité sur un même périmètre, ce qui complique le circuit de décision et accroît l'impuissance à agir. Dans le même sens, je mentionne nos travaux sur la métropole marseillaise où nous avons dû créer un droit d'exception en urgence dans la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique dite « loi 3DS », ce qui, à mon avis, contrevient à l'agilité territoriale seule à même de prendre en compte des situations locales et singulières.
Je m'inscris cependant à mon tour dans un vent d'optimisme, parce qu'une grande partie des problèmes dont les maires se sont fait l'écho pourraient trouver des solutions très simples. Par exemple, lors des débats sur la loi 3DS, nous avons dû ferrailler avec l'État pour permettre - excusez du peu - que la DSIL puisse être notifiée par les préfets de département et non pas par les préfets de région, ce qui, au passage, a généré trois mois d'attente supplémentaires. On a finalement atterri au forceps en commission mixte paritaire qui a donné satisfaction au Sénat, sous réserve que le préfet de région, gestionnaire de la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL) valide les opérations.
Je souligne que toutes nos rencontres avec les maires confirment que l'on peut progresser très rapidement en matière de simplification : il suffit de faire en sorte que les élus puissent s'adresser à l'interlocuteur unique qu'est le préfet de département et qui incarne l'État dans toutes les politiques publiques. On éviterait ainsi aux élus de se perdre dans le labyrinthe qui les oblige aujourd'hui à passer aujourd'hui 40 ou 50 heures en mairie par semaine - soit trois fois plus qu'avant - en éprouvant un sentiment de restriction dans leur capacité d'agir. Je reprends aussi les propos de notre collègue Anne Chain-Larché pour souhaiter une dotation unique qui permettrait d'éviter le renvoi quasi systématique d'un canal de financement à un autre.
En écho aux propos de Jean-Marc Boyer, et sans faire de mauvais esprit, on a parfois le sentiment que l'État met en place des processus - en matière d'ingénierie, de financement ou d'accompagnement - dont on sait par avance qu'ils vont susciter du découragement chez les élus locaux. Audition après audition, rapport après rapport, nous préconisons au final toujours les mêmes mesures de simplification que l'on peut aisément mettre en oeuvre immédiatement. Il ne s'agit pas de se livrer à de grandes réflexions théoriques mais - et c'est un peu mon cri du coeur - de donner le sentiment aux élus que nous les comprenons et que nous voulons leur redonner souplesse et agilité.
M. David Lisnard. - Je vais tenter, tel un saumon, de remonter le courant de vos questions : je note que la conclusion du rapporteur défriche une grande partie de mon propos et je me réjouis de constater notre convergence de vues. Celle-ci nous paraît évidente ici au Sénat mais elle ne l'est pas dans d'autres d'institutions. J'apprécie beaucoup les assemblées départementales de maires ainsi que les auditions parlementaires mais je suis en revanche étonné du caractère chronophage des réunions ministérielles qui ne mènent nulle part dans 95 % des cas, si ce n'est parfois à diffuser quelques clichés sur les réseaux sociaux. Bien souvent, Bercy prend la main sur Matignon qui contacte alors l'AMF en regrettant de ne pas pouvoir satisfaire nos demandes.
Tout d'abord, la différenciation, qu'au début je considérais de façon positive, deviendra de plus en plus -vous le constaterez- la martingale technocratique qui servira à nous ajouter un niveau de complication, lequel bénéficiera aux grands ensembles et à ceux qui disposent d'ingénierie et d'un tissu relationnel. Cela créera de l'arbitraire au détriment de la ruralité, des villes moyennes et de ceux qui n'ont pas le temps d'inviter à dîner le préfet ou de solliciter le président du conseil régional - qui s'est d'ailleurs très souvent éloigné de beaucoup de communes.
Ensuite, je partage avec vous un certain optimisme tout en soulignant que notre réflexion doit systématiquement porter non seulement sur la décentralisation - même si je n'apprécie pas particulièrement ce terme - mais aussi sur la déconcentration et l'organisation des services de l'État. Dans ce sens, je vous appelle à soutenir l'initiative de l'AMF tendant à supprimer les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL). Ne craignons pas de faire preuve de brutalité car ces structures ne servent quasiment plus à rien hormis à bloquer les projets. Il n'est pas question ici de remettre en cause la qualité de ses agents car notre pays bénéficie d'une fonction publique d'État remarquable, composée de personnes compétentes, bien formées, dévouées, honnêtes et intègres. Ceci étant, la désorganisation des pouvoirs publics, l'échec de l'agencialisation et de la régionalisation doivent être aujourd'hui pris en compte : elles transforment les DREAL en services désincarnés et parfois même intoxiqués par les associations environnementales ; et pour être honnête jusqu'au bout on relève également quelques cas d'instrumentalisation de ces associations par la DREAL. Il faut bien comprendre qu'aucun des services de l'État ou entités publiques que vous avez cités n'a le pouvoir d'autoriser de façon pleine et entière un élu à mener un projet : en revanche, chacun de ces services a la capacité de le bloquer. Lorsqu'on parle d'injonction contradictoire, la première priorité est de s'attaquer aux contradictions au sein des services de l'État. L'État n'est pas une puissance homogène, et c'est pourquoi je rejoins la conclusion du rapporteur sur la nécessité de traiter prioritairement le sujet de la déconcentration. La réponse que nous portons est de commencer par redonner du pouvoir au préfet, mais à mon sens, cela ne suffit pas. En effet, on ouvre aujourd'hui des sous-préfectures, mais ce sont des couloirs vides et les préfets s'appuient sur les élus pour essayer de contrebalancer leur manque d'autorité à l'égard de leurs administrations. Il faut donc non seulement réorganiser les services déconcentrés de l'État autour des préfets de département mais aussi décentraliser certains services comme les DREAL dont l'activité utile devrait être transférée à une administration placée sous l'autorité du conseil départemental et non pas de l'État. Je n'exprime pas ici une position de l'AMF mais je pense que celle-ci pourrait s'y rallier : je suis d'ailleurs agréablement surpris par le caractère transpartisan de la défense de la réalité communale. Vous citez assez opportunément, dans ce domaine, les travaux de Benjamin Morel : ils se focalisent parfois excessivement sur le péril ethno-régionaliste mais nous révèlent des phénomènes auxquels il faut rester attentifs.
S'agissant de la perte d'autorité sur laquelle vous m'interrogez, je précise tout d'abord que ce terme - distinct de celui de pouvoir - renvoie étymologiquement à la notion d'accroissement, et Hannah Arendt indique par exemple que le véritable professeur, par son autorité, augmente le pouvoir de l'élève. De la même façon, l'autorité exercée par une entité publique a également vocation à amplifier le pouvoir de la démocratie et de la République. L'interaction entre la perte d'autorité et le délitement civique apparaît ainsi comme une évidence. L'autorité suppose aussi une capacité d'acceptation de la légitimité par des citoyens co-responsables des affaires publiques et qui ne se contentent pas d'un rôle de consommateurs d'espaces ou de services publics.
Je vous réponds également sur les intercommunalités dont je constate qu'elles ont atteint un très haut degré de maturité ; par conséquent, on ne risque pas de les « détricoter » en demandant, à ce stade, une forte limitation des transferts de compétences obligatoires ainsi que des possibilités de reprise ponctuelle de compétence par telle ou telle commune. Les intercommunalités étant désormais très opérationnelles, il n'est pas choquant qu'un maire puisse retrouver la capacité de gérer l'éclairage public ou le nettoyage dans sa commune s'il l'estime nécessaire. À mon avis, il y aura, dans cette hypothèse, de fortes chances que le maire se rende alors compte que l'intercommunalité ne fonctionnait pas si mal. Je suis convaincu qu'il faut accorder cette souplesse aux communes et même si cela aboutit à quelques dysfonctionnements, une telle démarche est conforme à la confiance qu'il faut accorder aux élus.
La problématique des gens du voyage que vous avez évoquée, illustre tout simplement combien le maire pâtit de la carence et de la défaillance de l'autorité régalienne. De façon analogue, je cite très souvent l'exemple d'un maire confronté aux débordements ainsi qu'aux occupations illégales de militants zadistes, sans être mis en mesure de pouvoir s'y opposer, et qui témoigne, au même endroit, des délais et difficultés administratives opposées à un commerçant qui souhaite simplement modifier l'enseigne de sa boutique. Ce défaut d'autorité crée beaucoup d'énervement civique et il revient à l'État d'exercer effectivement la mission qui lui revient- je suis, à ce titre, très décentralisateur mais pas fédéraliste - plutôt que de multiplier les schémas et les procédures qui nous font vivre dans une « République des (formulaires) Cerfa ».
Élu local depuis presque un quart de siècle, je me souviens qu'avant de lancer un projet, il y a 20 ans, il suffisait de réunir les personnes compétentes pour identifier ce qui était interdit. Aujourd'hui, on s'évertue à rechercher ce qui est autorisé. Je me demande par exemple pourquoi la réalisation - sans appel à une subvention - dans ma commune d'une unité de valorisation des déchets a d'abord été freinée par les délais de réponse de la DREAL, et se trouve à présent entravée par la procédure d'inscription au Schéma régional d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET), ce qui nécessiterait un geste de la part du président du conseil régional. Cette tutelle du STRADET pour obtenir une simple autorisation de construire un équipement utile dans ma commune me paraît anormale. La perte d'autorité a donc pour origine la perte du pouvoir, ce qui nous ramène à la crise de la démocratie.
Par ailleurs, les relations difficiles entre les maires et les exécutifs intercommunaux se concentrent dans le cas des grandes intercommunalités, dites « XXL » qui, effectivement, dévitalisent les communes. En revanche, dans les petites intercommunalités, quasiment tous les maires détiennent une vice-présidence. Je réaffirme ici être favorable à l'application d'une véritable exigence de subsidiarité, avec une clause de compétence générale opérationnelle permettant à chaque maire de régler lui-même les affaires de sa commune.
Pour cela, il faut lui en donner le pouvoir juridique - ce qui rend nécessaire de garantir la souplesse dans l'exercice des compétences au sein des intercommunalités - ainsi que le pouvoir financier. Vous remarquerez à ce sujet le paradoxe selon lequel moins il y a de fiscalité locale - comme en témoignent les évolutions en matière de taxe professionnelle ou de taxe d'habitation - et plus on paye d'impôts ou de charges. Aujourd'hui, nous détenons le record du monde du taux de prélèvements obligatoires rapportés au PIB - 45% selon Bercy et 47 à 48 % d'après l'OCDE - devant les pays scandinaves, et je ne parle pas du volume bien supérieur de la dépense publique. Il s'agit d'une recentralisation de l'impôt.
Je pense qu'on ne devrait pas pouvoir imposer à un maire certaines décisions qui relèvent, dans sa commune, du « contrat social local » - pour employer une formule qui s'inspire d'une sorte de rousseauisme municipal : je suis donc favorable à l'attribution au maire d'un droit de veto dans ce domaine. En tant que président d'intercommunalité, je ne me permettrai jamais d'imposer une décision au maire d'une commune membre, parce que je m'applique à moi-même l'exigence de subsidiarité.
S'agissant de la question du sénateur Didier Marie relative à la reconnaissance des élus, je mentionne tout d'abord la pertinence des nombreux travaux et initiatives de l'AMF ainsi que du Sénat à ce sujet, auxquels on peut se référer. Je n'apprécie pas particulièrement le terme de « statut de l'élu » - ce qui pourra apparaître à certains comme une prise de position conservatrice - car il me semble qu'un élu ne cherche pas à accéder à un statut, sans quoi il se présenterait à un concours de recrutement. En revanche, on ne doit plus pénaliser les élus : j'observe qu'on a trouvé des solutions en matière de retraites agricoles mais que des difficultés subsistent pour l'IRCANTEC (Institution de retraite complémentaire des agents non titulaires de l'État et des collectivités publiques). Je n'hésite pas à affirmer qu'aucune indemnité de maire ne devrait pouvoir être inférieure au salaire d'un cadre moyen, voire d'un cadre supérieur, et ce quelle que soit la taille de la commune. Un maire ne devrait pas gagner moins de 3 000 euros par mois ; or aujourd'hui, 30 000 maires sur 35 000 gagnent 1 050 euros par mois. Ma formule habituelle consiste à dire qu'être maire n'est pas un métier mais nécessite de se professionnaliser. Il faut être mobilisé sept jours sur sept, assumer une responsabilité politique, civile et pénale : la contrepartie normale est d'allouer au maire une indemnité élevée, sans quoi les retraités fortunés finiront par occuper majoritairement ce mandat. Je défends haut et fort cette revalorisation tout en rappelant que mon cas personnel n'est pas concerné puisque mon mandat de maire d'une ville surclassée me procure des ressources élevées de 4 800 euros nets par mois et je suis par ailleurs conseiller départemental. J'ajoute que la fixation du montant de l'indemnité de maire doit être automatique et ne doit pas faire l'objet d'une délibération. Le Sénat qui a déjà adopté un dispositif de revalorisation devrait porter à nouveau une initiative dans ce sens avec le soutien de l'AMF.
En matière de formation, je suis avant tout favorable non pas nécessairement à instituer une obligation mais à mieux informer les maires des possibilités qui leur sont offertes ; j'ai bien conscience que des efforts - freinés par la pandémie - ont été consentis dans ce sens. L'exercice du mandat de maire nécessite des compétences financières, juridiques, managériales, ce qui peut faire hésiter quant à la création d'une obligation de formation qui serait néanmoins justifiée par la complexité des normes. Dans le même temps, il n'est pas souhaitable d'homogénéiser à l'excès tous les enseignements et on constate que les maires sont de bons élus parce que ce sont avant tout des praticiens ; et j'observe d'ailleurs que beaucoup de bons patrons sont souvent des autodidactes.
J'ajoute que nous pourrions porter ensemble une initiative en faveur de l'automatisation de la protection fonctionnelle du maire et des adjoints lorsqu'ils sont mis en cause. Beaucoup de maires de villages ou de communes rurales sont mal à l'aise pour solliciter cette protection de leur conseil municipal et c'est humainement compréhensible. Il en va de même de l'indemnité qui donne lieu à des débats compliqués dans les grandes villes et plus encore dans les villages, ce qui se rattache à notre rapport particulier à l'argent. On devrait donc faire en sorte de ne même plus avoir à se poser la question en instituant une protection automatique dont je souligne qu'elle est d'ores et déjà acquise pour les fonctionnaires et les agents.
Il est également nécessaire d'articuler ces améliorations avec la revalorisation des emplois de secrétaire de mairie : l'AMF a fait 26 propositions sur ce sujet fondamental et une initiative sénatoriale les a reprises, ce dont je vous remercie une fois de plus.
J'en arrive au concept de « loi des possibles » que vous avez appelé de vos voeux pour faire vivre la différenciation. Je fais observer que toute notre législation devrait pouvoir se rattacher à cette catégorie. La qualité rédactionnelle des articles 212 et 215 du code civil relatifs au mariage - issus du droit d'Ancien Régime - mérite d'être citée en exemple pour sa limpidité et sa précision juridique parfaitement opérationnelle dans les prétoires. On ne peut guère en dire autant des normes publiées aujourd'hui et la loi 3DS, elle-même, qui part d'une intention louable, comporte, comme l'a indiqué le rapporteur, des dispositions assez impénétrables pour le profane. Je mentionne également le cas de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets dite « loi climat et résilience », issue de la commission mixte paritaire conclusive la plus longue de l'histoire, dont les décrets d'application ne sont pas encore tous publiés ou, dans le cas contraire, parfois attaqués devant la juridiction administrative, y compris par l'AMF. Je note que grâce au Sénat, plusieurs initiatives législatives visent à « détricoter » les dispositions inapplicables de ce texte qu'on peut qualifier de « loi à fragmentation bureaucratique ». Une bonne loi édicte des règles générales et peut s'appliquer tout naturellement partout sur le territoire national. La différence étant inhérente à la vie, donnons un pouvoir d'application réglementaire aux collectivités territoriales et on n'aura plus besoin de se poser la question de la différenciation en ayant recours à des usines à gaz. Sans quoi la différenciation s'exprimera à travers des lois dérogatoires qui favoriseront ceux qui disposeront d'ingénierie, d'argent et de pouvoir d'influence.
Vous vous demandez également ce qu'il faut faire : c'est une question existentielle à laquelle je répondrai en affirmant que la bataille est avant tout culturelle et je ne désespère pas de convaincre que la confiance est bien plus bénéfique que la défiance.
J'observe que vous n'avez pas mentionné le côté théâtral que prennent les séances du conseil municipal en raison des dispositions assez stupides sur les conflits d'intérêts potentiels. Elles ne protègent en rien contre les conflits d'intérêts mais obligent très souvent des élus à quitter la salle où se tient la délibération : il en va ainsi, par exemple, pour les membres du conseil d'administration d'une société d'économie mixte (SEM) qui est pourtant une émanation de la collectivité et se situe donc bien loin d'une société à capitaux majoritairement privés. Ce dispositif est d'une très grande hypocrisie : il s'agit de la transposition en droit français de dispositions très bien adaptée au monde anglo-saxon et qui y sont appliquées avec rigueur. En revanche, nous appliquons ces règles de façon beaucoup moins pertinente ou adéquate et cela confine à une mascarade. S'agissant des obligations imposées par la Haute autorité pour la transparence de la vie politique, j'en suis à ma deuxième déclaration sur le prix de ma moto 125 qui n'a pas de valeur comptable, car c'est une épave, mais il est compliqué de le faire admettre. J'appelle donc le législateur à supprimer ces dispositions inadéquates et hypocrites. En revanche, l'existence de vrais contrôles sur nos revenus, nos modes de vie et pour sanctionner les détournements est tout à fait normale. Au final, c'est bien une bataille culturelle dans laquelle il nous faut nous lancer - et je mentionne les théories d'Antonio Gramsci à ce sujet - pour revivifier la démocratie communale.
En ce qui concerne les statistiques, on a enregistré depuis 2020 au moins 1 400 démissions de maires selon le ministère de l'intérieur. Par rapport à la décennie précédente, la propension à démissionner a doublé sur la période 2013-2023. Le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires de France, Christophe Béchu, fait observer que les chiffres n'ont pas augmenté par rapport à 2020 mais, en réalité, le tournant se situe à l'été 2014 où le ras-le-bol a amplifié les démissions au moment, d'ailleurs, où la DGF a évolué. S'agissant des élus communaux, je ne peux qu'extrapoler les chiffres : en se basant sur les constats de 103 associations départementales de l'AMF, environ 25 000 élus communaux et intercommunaux auraient démissionné.
Sur le thème de la simplification, j'alerte sur la création de « guichet unique » qui se traduit souvent par l'addition d'une structure qui laisse perdurer les guichets existants. En revanche, vous avez raison de souhaiter le formulaire unique et la constitution d'un seul dossier. Cependant, les administrations n'y sont pas favorables, parce que l'émiettement des dossiers leur donne plus de pouvoir. Le Fonds vert, pour l'instant, fonctionne conformément aux engagements du Gouvernement, sans qu'il y ait eu d'appel à projets. Je crains que ce ne soit que transitoire car toutes les allocations finissent par donner lieu à appels à manifestation d'intérêt : ces derniers sont, ici encore, un moyen de recentralisation, un signe de défiance, une perte de pouvoir pour les élus, et une logique de vases communicants financiers. Il faut s'opposer à ces mécanismes et le besoin de formation des maires, est, dans ce domaine, avéré.
En ce qui concerne la crise civique et la notion d'honneur chez les jeunes générations, j'apporterai un bémol à votre analyse : sur mon territoire, les jeunes de mes deux quartiers politiques de la ville mettent souvent en exergue la notion de respect et je saisis l'occasion pour leur dire que cette notion est bilatérale et commence par le vouvoiement. À partir d'une initiative née en Vendée, on a mis en place un passeport du civisme qui s'est généralisé à plus de 5 000 communes et fonctionne très bien. Au départ, ce dispositif concernait les élèves de CM1, mais nous mettons en place un passeport de civisme qui suivrait l'ensemble de la scolarité et s'installe progressivement dans les établissements scolaires. Je suis donc optimiste sur la capacité d'insuffler le civisme dans les écoles : beaucoup de personnes du corps des recteurs, d'inspecteurs d'académies et d'enseignants, se sont rendu compte qu'on a atteint la limite de la déconstruction et de l'esprit de mai 1968. Nous pourrions vous présenter cette initiative au Sénat avec un passeport qui comporte les grandes dates mémorielles et un peu d'instruction civique, pour que vous puissiez la relayer auprès de vos maires.
En ce qui concerne les violences faites aux élus, nous ne sommes trop souvent pas informés des suites données aux poursuites à l'égard des agresseurs et, à tout le moins, je plaide pour une protection fonctionnelle automatique des maires. Je ne pense pas qu'on puisse trouver là une quelconque complicité de l'administration, mais surtout une impuissance face aux réalités des déviances.
Pour échapper à la tentation du découragement et retrouver plus de souplesse, il nous faut pourfendre la multiplication des agences de l'État et la régionalisation de ses services car cela fonctionne mal et de façon désincarnée. Il faut leur préférer la proximité, source d'efficacité et de responsabilité. On doit diminuer le nombre de rapports d'activité et d'autorisation préalable tout en recentrant l'État sur ses missions de contrôle a posteriori, de police, et on retrouvera de la vitalité communale, de l'espérance et du civisme.
Mme Maryse Carrère, présidente. - Je note que plus on légifère sur la souplesse qu'on souhaiterait apporter au collectivités et plus on a l'impression que des contre-feux systématiques sont allumés. Par exemple, en matière de déconcentration, on a donné au préfet, dans la loi 3DS, un rôle de délégué de l'office français de la biodiversité ; or à ce jour je n'ai constaté aucune évolution sur mon territoire parce que le préfet n'exerce pas ce pouvoir. À ma connaissance, les préfets n'exercent pas non plus leurs prérogatives de passer-outre, sans doute par crainte des contentieux.
M. David Lisnard. - Votre observation est très importante et je souligne que l'expérimentation du passer-outre n'est pas appliquée pour deux raisons. D'une part, demander à des préfets formés pour faire appliquer la loi d'y déroger suscite pour eux un blocage culturel. D'autre part, le fond du problème est celui des contradictions internes que recèle notre législation : très souvent, on en arrive à vous dire dans la même journée, par exemple, qu'il faut construire 300 logements sociaux mais qu'il est interdit d'artificialiser un mètre carré. La seule solution serait de redonner au préfet le pouvoir non pas de passer-outre mais d'arbitrer entre deux dispositions contradictoires pour faire prévaloir l'intérêt général, quitte à faire valider sa décision par le tribunal administratif ou le Conseil d'État. Cependant, les préfectures et la juridiction administrative manquent de moyens pour faire fonctionner un tel dispositif.
Mme Maryse Carrère, présidente. - Nous vous remercions pour votre intervention et vos précieuses suggestions.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19h48.
La réunion est close à 19 h 45.
Mercredi 7 juin 2023
- Présidence de Mme Maryse Carrère, présidente -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
Échange de vues sur les orientations du rapport d'information
Mme Maryse Carrère, présidente. - Mes chers collègues, ouvrons, à présent, la discussion entre nous.
Notre mission a débuté ses travaux à la fin du mois de janvier dernier. Au fil de nos auditions, nous avons pu interroger, à la fois, les représentants des grandes catégories de collectivités territoriales, les services de l'État - à l'exception des ministres Béchu et Faure en raison de contraintes d'agenda -, les représentants des agents municipaux ou des centres de gestion, des universitaires ainsi que de nombreux maires, notamment à l'occasion de nos déplacements en Ille-et-Vilaine, dans les Vosges, en Haute-Garonne et dans la Somme. À chaque fois, ces rencontres ont été riches d'enseignement et nos collègues Sénateurs nous ont accueillis avec plaisir sur leur territoire.
Nous avons également organisé le sondage présenté par l'institut CSA et une consultation des élus municipaux à partir de la plateforme des élus locaux, qui s'achève demain. Plus de 2 700 réponses ont déjà été obtenues. 70 % d'entre elles sont des réponses de maires.
Il s'agit maintenant pour nous, à partir de ces travaux, de partager ensemble un constat et de dessiner des pistes pour apporter des réponses sur l'avenir de la commune et du maire, en tenant compte de la place éminente qu'ils tiennent dans le coeur des Français.
Pour lancer la discussion, je vous propose d'écouter, en premier lieu, notre rapporteur.
M. Mathieu Darnaud, rapporteur. - À l'aune des différents travaux menés par la mission, il me semble que l'on peut distinguer aujourd'hui plusieurs grands axes pour essayer d'apporter des solutions.
Préalablement, je souhaiterais rappeler la volonté que nous avions en lançant cette mission : celle de s'interroger sur l'incidence d'une forme de découragement, voire de désespérance, qui s'est traduite dans les faits par un nombre croissant de démissions d'élus locaux et de maires.
Ce constat est le révélateur de la fragilité de notre démocratie locale, ou en tout état de cause, de craintes que nous pouvons légitimement avoir quant à son avenir. Le découragement de certains maires et élus locaux était déjà perceptible en 2020, puisqu'un nombre significatif de maires avaient choisi de ne pas se représenter - bien que ce choix puisse aussi être lié à des raisons personnelles ou conjoncturelles comme la crise sanitaire, la crise énergétique ou encore les mouvements sociaux. Si on se concentre sur celles et ceux qui considèrent qu'ils n'ont plus les moyens d'exercer leur mandat ou que l'engagement municipal est devenu trop complexe, on peut craindre une désaffection pour le mandat de maire dans les années futures.
C'est pourquoi il nous appartient de répondre à cette impérieuse nécessité de conforter la démocratie locale au travers du renforcement, de la revitalisation et d'un nouveau souffle qui pourrait être donné à l'échelon communal. Il nous faut faire preuve de clarté, c'est-à-dire ne pas omettre les points qui peuvent susciter des débats, à l'instar du discours tenu par le président David Lisnard que nous avons entendu hier.
Parmi les grands axes de notre travail, je pense qu'il est nécessaire de réaffirmer clairement la position de la commune par le droit et par la Constitution. Il m'apparaît important de sanctuariser la clause de compétence générale, en l'élevant peut-être au rang constitutionnel. Cela permettrait de réaffirmer cet esprit communal.
Si les travaux de notre mission ne se sont pas particulièrement concentrés sur les grandes métropoles, il n'en demeure pas moins qu'elles constituent un enjeu pour demain, comme nous l'avons montré dans deux rapports publiés en décembre 2022 intitulés Métropole de Lyon - Communes : le pari d'un destin commun et Métropole d'Aix-Marseille-Provence : une métropole à la croisée des chemins.
Les rapports de la Cour des comptes illustrent bien la question de fond qui se pose. Si l'on suit leur préconisation, demain, la dotation globale de fonctionnement (DGF), qui permet à chacune de nos 35 000 communes de fonctionner, pourrait être perçue par les intercommunalités et redistribuée aux communes selon des critères que les intercommunalités auraient elles-mêmes déterminés.
Il faut réaffirmer la place de la commune dans l'architecture institutionnelle globale pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il s'agit d'un échelon qui fait sens auprès de nos concitoyens en termes de proximité et d'efficience de l'action publique, de lien social, de creuset des solidarités. C'est un échelon dans lequel l'action publique est lisible. Ce constat vaut aussi bien pour les communes démographiquement petites, dans la ruralité, que pour celles en milieu urbain.
Un deuxième sujet émerge de nos auditions et de nos déplacements. Il s'agit de la nécessaire clarification des relations entre la commune et l'État. On a souvent rappelé à l'envie le couple maire-préfet - et j'y ajoute même le couple président d'intercommunalité-préfet. Aujourd'hui, il me semble être un facteur de plus en plus fort et prégnant de découragement, tant les maires et les élus locaux mettent en exergue un triple besoin.
Un besoin de simplification - ont notamment été déplorés au cours de nos auditions la complexité d'attribution des dotations de l'État et parfois le manque de réactivité.
Un besoin d'ingénierie. Lors de l'audition de la direction du management de l'administration territoriale et de l'encadrement supérieur (DMATES), le rôle des agences comme l'Agence nationale de la cohésion et des territoires (ANCT) a été souligné, tandis qu'un renfort de personnels formés à cette question pourrait intervenir à l'avenir dans les préfectures et sous-préfectures.
Le dernier besoin est celui d'avoir des interlocuteurs clairement identifiés dans l'architecture de l'État déconcentré. Malgré les véhicules législatifs récents, le préfet de département ne semble toujours pas être considéré comme l'interlocuteur privilégié du département au sein de l'Office français de la biodiversité et d'une grande majorité des services déconcentrés de l'État. Il y a donc encore beaucoup à faire. Le préfet doit être l'incarnation de l'État sur les territoires, celui qui permet l'agilité, l'efficacité et la rapidité de la réponse aux besoins des collectivités. De nos auditions ressort également le sentiment que l'État a parfois un rôle de censeur alors que les élus locaux ont besoin d'un État qui joue le rôle de conseil.
Le troisième sujet que je souhaitais aborder fait souvent débat entre nous : il s'agit de la relation au sein du bloc communal. Nous sommes tous convaincus, je crois, qu'il n'y a pas lieu de repenser toute l'architecture intercommunale. Elle doit aujourd'hui vivre sa vie. En revanche, j'ai pris dans un sens plutôt négatif les rapports de la Cour des comptes qui préconisent d'attribuer la DGF aux intercommunalités. Cette recommandation s'appuie sur le constat que les intercommunalités ne sont parfois pas en mesure d'exercer pleinement les compétences qui leur ont été confiées par la loi, en raison parfois d'un manque de moyens et non pas d'un manque de volonté de la part des élus intercommunaux.
Peut-être faut-il donner un peu plus de souplesse et d'agilité sur la répartition des compétences. Peut-être faut-il que les élus disposent d'un peu plus de liberté - par exemple en début de mandat, au moment où on pense le pacte de gouvernance et le projet de territoire - pour faire redescendre une compétence au niveau communal si on considère qu'elle n'est pas suffisamment bien exercée ou qu'on ne répond pas à suffisamment à l'exigence de proximité en la confiant à l'intercommunalité. A contrario, les communes qui n'arriveraient plus à porter certaines compétences devraient pouvoir la transmettre à l'intercommunalité. Ces possibilités ne peuvent toutefois être envisagées sans tenir compte des réalités territoriales.
Je rejoins ce que disait hier M. David Lisnard, président de l'association des maires de France et des présidents d'intercommunalité, bien que nous ayons encore quelques divergences d'approches : il faut faire attention à ce que l'on entend par le terme de différenciation. Aujourd'hui, il s'agit d'un terme un peu cosmétique, qui recouvre beaucoup de champs. Il y a urgence à le définir clairement. Si la différenciation consiste uniquement à générer du droit d'exception, je crains que cela rende les choses toujours plus complexes, toujours moins lisibles et que l'État soit vu comme le seul recours, sans que ce dernier ne soit en mesure d'apporter les clarifications et les simplifications attendues.
Enfin, beaucoup d'indices nous laissent à penser que 2026 sera une période charnière. Il faut ouvrir le champ des possibles de façon intelligente. Nous pouvons prendre plusieurs exemples :
- considérer que de nombreux maires appellent de leurs voeux qu'on puisse abaisser, dans certains cas, le nombre de conseillers municipaux de 9 à 7 ;
- sanctuariser le fait que les communes nouvelles restent un outil à la main des élus locaux et, qu'en aucun cas, l'État puisse s'en saisir pour imposer des regroupements ;
- mieux prendre en compte les réalités territoriales dans la loi : les préfets pourraient avoir une marge de manoeuvre en adoptant une lecture un peu plus souple de la norme ou du règlement.
À tout cela s'ajoute la question centrale des conditions d'exercice des mandats locaux, à laquelle se superpose la question générationnelle. Si la génération d'élus retraités nous explique de manière feutrée que les conditions d'exercice du mandat sont difficiles, les jeunes générations d'élus l'expriment de manière plus directe. Pour ces dernières, l'engagement dans la vie politique locale ne soulève pas de difficulté par principe, mais lorsque tout devient plus compliqué, les vocations sont freinées. On peut évoquer les violences à l'égard des élus, pas seulement physiques mais aussi et surtout verbales, compte tenu de l'émergence des réseaux sociaux. Ces réseaux sociaux rendent d'ailleurs l'action du maire et de son équipe bien plus complexe, qu'il s'agisse de la conduite de projets, de l'exercice de la démocratie participative ou encore de la concertation.
Garantir des conditions permettant un exercice plus serein du mandat implique notamment une meilleure conciliation entre vie professionnelle et engagement d'élu. Peut-être cela requiert-il de se poser également la question de l'indemnité. À ce sujet, nous avons déjà apporté une première réponse dans la loi « Engagement et proximité » du 27 décembre 2019. Bien évidemment, l'indemnité ne doit pas être entendue comme un moyen de gagner toujours plus, mais elle pourrait constituer un curseur intéressant dans certains cas, par exemple lorsque l'élu est contraint d'exercer son métier à temps partiel pour mener à bien, en parallèle, l'exercice de son mandat. Cette idée renvoie d'ailleurs au constat que nous faisions au cours d'une précédente audition. Aujourd'hui, la sphère privée consent parfois moins à octroyer aux élus locaux des temps partiels - et cela peut se comprendre dans certains cas : par exemple, dans l'artisanat. La question de l'indemnité doit donc se poser de façon encadrée et intelligente.
On pourrait également citer la question importante de la formation et, plus généralement, tout ce qui concourt à soutenir le maire pour qu'il se sente moins seul. Notre mission peut aussi s'inspirer des travaux existants car ils sont complémentaires, par exemple sur la thématique des secrétaires de mairie. On prend conscience de l'importance de ce métier pour le bon fonctionnement de la commune.
Il pourra en outre être utile de s'inspirer des bonnes pratiques que nous avons pu relever au cours de nos auditions et de nos déplacements. Je pense notamment au déplacement dans la Somme, où le procureur a décidé de mobiliser des moyens humains pour traiter avec réactivité les situations dans lesquelles les élus se sentent menacés ou sont en difficulté. Le procureur est ainsi sensibilisé à ces questions et contribue au rapprochement de l'État et des maires. Cela fait écho d'ailleurs à l'audition du maire de Saint-Brévin-les-Pins : dans ce cas précis, j'ai le sentiment que l'État n'a peut-être pas su apporter l'attention et l'accompagnement qu'il fallait.
Voilà, en résumé, les grandes tendances du travail que nous venons d'accomplir. Au cours de ces derniers mois, nous nous sommes intéressés à différentes catégories de territoires, nous avons entendu l'ensemble des associations d'élus et nous avons prêté une attention particulière à ceux qui rentraient dans la vie municipale - en menant, par exemple, des auditions de jeunes maires, qui, pour certains d'entre eux, n'étaient pas encore rentrés dans la vie active.
En conclusion, un point positif est que la volonté de servir ne disparaît pas. Malgré la grogne, la colère, la désespérance parfois et l'incompréhension, cette volonté de s'engager persistera, à condition que nous répondions aux attentes des maires. Nous en avons l'ardente obligation si nous désirons anticiper les difficultés qui pourraient survenir lors du prochain renouvellement en 2026.
Mme Cécile Cukierman. - Je partage les orientations du rapporteur. Ce rapport doit contribuer à faire en sorte qu'en 2026, certains maires se réengagent et d'autres s'engagent pour la première fois.
Les causes de la crise actuelle des vocations sont multiples. La société est certainement devenue plus violente et surmédiatisée. L'idée qu'il est nécessaire de suivre un cursus honorum - en devenant d'abord conseiller municipal puis adjoint au maire - pour devenir maire est moins prégnante. Par conséquent, les maires qui exercent leur premier mandat ont de moins en moins d'expérience d'élu et n'ont donc plus les mêmes attentes ni les mêmes relations avec la population. L'engagement politique est touché par les mêmes évolutions que le monde du travail où de plus en plus de gens aspirent à la mobilité plutôt qu'à construire une carrière linéaire. Nous devons évidemment réfléchir au statut de l'élu, aux droits à la retraite et à la revalorisation de l'indemnité de maire mais nous devons également trouver le moyen de sécuriser la mobilité des parcours sans créer de frustration.
L'audition du maire de Saint-Brévin-les-Pins a permis de mettre en lumière le manque de considération à l'égard des élus. Je me souviens qu'au moment du démantèlement de la jungle de Calais, le sous-préfet appelait le maire tous les deux jours et y passait régulièrement pour lui montrer que, même lorsque la situation était difficile, l'État le soutenait. Cela permet, lorsque l'on est élu, d'affronter l'adversité de façon plus sereine.
Mme Anne Chain-Larché. - Les auditions menées par la mission ont été passionnantes et ont permis de montrer que la crise de vocation des maires était liée à la complexité de l'exercice de leur mandat. Aujourd'hui, les maires nouvellement élus n'ont plus du tout la même approche.
À mon sens, les solutions à apporter à ce problème sont multiples : simplifier les conditions d'exercice du mandat, mieux former les maires, leur permettre de s'entourer d'un personnel compétent - ce qui incite à repenser le statut de secrétaire de mairie -, leur assurer une protection, un sentiment de respect et de reconnaissance car les maires sont en première ligne, leur donner les moyens humains et financiers nécessaires à l'accomplissement de leur mission.
Cette mission d'information a suscité de l'espoir : de nombreux élus m'ont indiqué qu'ils étaient satisfaits que le Sénat s'empare du sujet.
Je soutiens par ailleurs les remarques qui ont été formulées sur la différenciation territoriale.
M. Didier Marie. - Les auditions n'ont fait que conforter notre sentiment. Je profite de cet échange de vues pour partager ce qui devrait constituer, à mon sens, les lignes de force du rapport.
En premier lieu, réaffirmer que la commune est la cellule de base de la démocratie locale en soulignant le fait que les 500 000 élus que compte la France sont une richesse absolue et rappeler aux maires que le Sénat est conscient de leur rôle et y sensibiliser la population.
Ensuite, réarmer les maires dans plusieurs domaines, notamment celui de la formation, en créant un module de formation obligatoire assuré par les services de l'État après les élections municipales. Certains préfets ont d'ores et déjà déployés des initiatives de ce type mais il convient désormais de définir un dispositif harmonisé et généralisé sur l'ensemble du territoire. Cette mesure serait d'autant plus utile que les nouveaux maires n'ont pas toujours été conseillers municipaux ou adjoints et ne peuvent donc pas s'appuyer sur leur expérience d'élu.
À ces premières idées s'ajoutent des sujets sur lesquels la mission d'information devra se prononcer tels que le statut de l'élu et les modalités d'association des maires à l'intercommunalité. Notre groupe formulera peut-être des propositions dans ces domaines. À titre d'exemple, la conférence des maires se tient, au mieux, une fois par an. Dans certaines intercommunalités, les maires se réunissent avant chaque réunion du conseil communautaire, même lorsqu'ils ne sont pas vice-présidents de l'intercommunalité. Nous devons rendre obligatoire ce genre de dispositifs, de même que les pactes de gouvernance et les pactes financiers afin de permettre de lutter contre le sentiment d'exclusion des élus qui ne sont pas dans l'exécutif. Cette proposition vaut pour toutes les intercommunalités, quelle que soit leur taille, car lorsque les petites communes s'éloignent de l'intercommunalité, les maires ont le sentiment d'être dépossédés de toutes leurs prérogatives.
Sur le volet déconcentration, enfin, il est nécessaire de donner davantage de moyens au préfet de département, de renforcer les sous-préfectures, d'augmenter les moyens humains de l'administration territoriale de l'État et de mobiliser les agents en proximité des maires. J'ajoute qu'une réflexion sur la taille des sous-préfectures, qui varie énormément d'un département à un autre, devrait être menée. L'une des sous-préfectures de mon département, par exemple, compte plus de 200 communes. Il est donc impossible, pour le sous-préfet, d'apporter son soutien à l'ensemble des maires de son arrondissement.
Mme Maryse Carrère, présidente. - Notre mission se heurte à une difficulté de taille : les différences territoriales. Nous nous sommes rendus dans des départements où l'État et les maires entretiennent des relations très différentes. Cultiver des relations de qualité est plus aisé dans un département qui compte peu de communes. De même, le niveau d'ingénierie territoriale varie considérablement d'un territoire à l'autre en fonction des initiatives locales.
Nous devrions également intégrer à notre réflexion le rôle du département dans le cadre de sa mission de solidarité territoriale dans des domaines tels que l'ingénierie territoriale ou la formation. Dans les Hautes-Pyrénées, l'agence départementale d'accompagnement des collectivités organise des formations à destination des élus.
Nous devons nous efforcer de synthétiser notre propos en mettant en lumière les bonnes pratiques observées dans les territoires.
J'ajouterai enfin qu'il est urgent de clarifier les missions que le maire doit exercer au nom de l'État. Lorsque je suis moi-même devenue maire, personne ne me les a expliquées.
Mme Laurence Garnier. - Les constats dressés à la suite de nos auditions rejoignent ceux que nous avions déjà identifiés, en tant que sénateurs, au contact des maires de nos départements respectifs : la complexité législative, la difficulté à monter des dossiers de subventions, etc. Mais je suis surtout frappée par la méconnaissance profonde de la mission du maire qui nourrit une forme d'incompréhension, voire d'agressivité, de la part de la population. J'y suis particulièrement attentive, étant élue de la Loire-Atlantique, le département où se situe la commune de Saint-Brévin-les-Pins.
Un maire de mon département a publié dans son magazine municipal une image d'iceberg très frappante : la partie émergée de l'iceberg représente l'idée, la réflexion et la réalisation et la partie immergée une multitude d'obstacles à franchir tels que les études de faisabilité, le montage des dossiers ou encore les appels d'offre. Nous devons renforcer la formation civique car la méconnaissance des missions du maire par la population génère des problèmes en cascade.
Mme Brigitte Devésa. - Je suis tout à fait d'accord avec ce qui vient d'être dit. Nous assistons, depuis de nombreuses années, à la déliquescence des relations entre les maires et la population : les élus ont toujours été « à portée d'engueulade » mais la situation est bien plus préoccupante aujourd'hui. Comment se montrer pédagogue vis-à-vis de citoyens qui expriment de plus en plus directement leur énervement ? Un exemple concret : j'étais adjointe au maire d'Aix-en-Provence en 2014 au moment de la réforme des rythmes scolaires et j'ai eu toutes les difficultés à gérer les conséquences de cette réforme qui n'avait pas été conçue par l'équipe municipale. J'ai fait face à des attaques régulières. Les élus confrontés à cette situation doivent saisir la justice mais les classements sans suite de leurs plaintes finissent par les décourager.
Nous devons remettre le maire au centre du village et faire oeuvre de pédagogie auprès de nos concitoyens. Les élus prennent leur part dans ce travail mais l'État doit prendre aussi ses responsabilités dans toutes ses composantes, qu'il s'agisse de la justice ou de l'administration déconcentrée. Certains préfets n'ont pas le temps ni les moyens de se rendre au-delà des grandes agglomérations de leur territoire...
Les auditions menées par la mission d'information ont conforté toutes les remontées de terrain qui nous parviennent au quotidien. Les maires que nous avons entendus ne veulent pas céder devant la menace : il faut les remobiliser et leur donner la capacité de travailler correctement.
La réunion est close à 18 heures.