- Mardi 30 mai 2023
- Audition de M. Christophe Fanichet, président-directeur général de SNCF Voyageurs, Mme Carole Desnost, directrice « technologies, innovation et projets », présidente du Conseil d'orientation pour la recherche et l'innovation des industriels du ferroviaire (CORIFER), MM. Vincent Delcourt, directeur « performance, stratégie et intelligence Tech » du groupe SNCF, pilote du cluster « innovation-énergie », et Stéphane Chwalik, responsable de la décarbonation de la flotte TER du groupe SNCF
- Audition de MM. Jean-Philippe Bonnet, directeur adjoint du pôle « stratégie, prospective et évaluation » de RTE, Ivan Faucheux, membre du collège de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), et Dominique Lagarde, directeur de la stratégie d'Enedis
- Mercredi 31 mai 2023
- Jeudi 1er juin 2023
Mardi 30 mai 2023
- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de M. Christophe Fanichet, président-directeur général de SNCF Voyageurs, Mme Carole Desnost, directrice « technologies, innovation et projets », présidente du Conseil d'orientation pour la recherche et l'innovation des industriels du ferroviaire (CORIFER), MM. Vincent Delcourt, directeur « performance, stratégie et intelligence Tech » du groupe SNCF, pilote du cluster « innovation-énergie », et Stéphane Chwalik, responsable de la décarbonation de la flotte TER du groupe SNCF
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Nous poursuivons les travaux de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert en recevant cet après-midi M. Christophe Fanichet, président-directeur général de SNCF voyageurs.
Je salue également les personnes qui accompagnent Monsieur Fanichet :
- Mme Carole Desnost, directrice « technologies, innovation et projets » du groupe SNCF, présidente du Conseil d'orientation pour la recherche et l'innovation des industriels du ferroviaire (CORIFER) ;
- M. Vincent Delcourt, directeur « performance, stratégie et intelligence Tech » du groupe SNCF, pilote du cluster « innovation-énergie » ;
- M. Stéphane Chwalik, responsable de la décarbonation de la flotte TER,
- M. Bruno Souchon, directeur de cabinet-adjoint du président-directeur général de SNCF Voyageurs ;
- et Mme Laurence Nion, conseillère parlementaire du groupe SNCF.
Je rappelle que cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande.
Monsieur le Président-directeur général, Mesdames et Messieurs, notre mission d'information comprend des membres issus de différentes commissions, qui représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
Le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert sera l'un des éléments importants de la décarbonation des transports, et donc l'une des voies pour atteindre les objectifs ambitieux que s'est assignés l'Union européenne au travers du pacte vert et du paquet « Ajustement à l'objectif 55 ».
Le secteur du transport ferroviaire apparaît à de nombreux égards vertueux sur le plan des émissions de carbone. Et pourtant, en dépit de progrès importants concernant l'électrification du réseau au cours des dernières années, il reste encore près de 43 % du réseau TER qui ne sont pas électrifiés et sur lesquels roulent des locomotives fonctionnant, pour l'essentiel, avec un moteur diesel. Le sujet de la décarbonation du transport ferroviaire n'est donc pas anecdotique et vous pourrez nous délivrer votre vision des enjeux, mais aussi, peut-être, des marges de manoeuvre que vous imaginez en termes de capacité de report modal au profit du transport ferroviaire.
De nouvelles technologies apparaissent et la SNCF a expérimenté de nouvelles rames bi-mode fonctionnant à la fois à l'électricité et à l'hydrogène. Cette voie vous apparaît-elle mature sur le plan technologique, mais aussi raisonnable sur le plan financier, tant pour la SNCF que pour les collectivités ? Depuis 2021, la SNCF conduit également une expérimentation sur les trains opérant la ligne Paris-Grandville, qui roulent au B100. Quel est votre retour d'expérience ? Envisagez-vous un déploiement plus large des biocarburants pour le transport ferroviaire ?
Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, vous a adressé un questionnaire qui peut vous servir de guide, mais vous pouvez évidemment introduire votre propos comme vous le souhaitez. Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur puis à l'ensemble de mes collègues, afin qu'ils puissent vous relancer et vous poser un certain nombre de questions. Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées.
Monsieur Fanichet, je vous cède la parole pour une quinzaine de minutes.
M. Christophe Fanichet, président-directeur général de SNCF Voyageurs. - Merci pour votre invitation qui va me permettre de vous présenter la stratégie de SNCF Voyageurs ainsi que du groupe SNCF pour développer une filière de carburants non fossiles : c'est pour nous un sujet majeur pour contribuer à la décarbonation du secteur des transports.
SNCF Voyageurs est aujourd'hui le leader du transport décarboné et un véritable acteur du transport de masse. Cette entité a été créée le 1er janvier 2020, conformément à la loi du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire. Chaque jour, près de 15 000 trains de SNCF Voyageurs circulent sur le réseau ferroviaire, dont 14 000 sont des trains du quotidien avec environ 8 000 TER (Transport express régional) et un peu plus de 6 000 Transiliens, pour effectuer un total d'environ 4,5 millions de voyages quotidiens, les déplacements en TGV représentant entre 500 000 et 700 000 voyages par jour.
SNCF Voyageurs réaffirme que la meilleure solution pour se déplacer tout en protégeant la planète et en réduisant les émissions de gaz à effet de serre est tout simplement de prendre le train. Chaque année, le transport ferroviaire de voyageurs permet d'éviter l'émission d'environ 12 millions de tonnes de CO2 qui auraient été produites par des voitures individuelles. Voyager en train permet de réduire de 98 % les émissions de CO2 par rapport à un voyage en avion, de 93 % par rapport à un voyage en voiture thermique, et de 81 % par rapport à un voyage en voiture électrique. Voyager en train, c'est donc 11 fois moins d'énergie consommée qu'un voyage équivalent en avion, six fois moins qu'en voiture thermique et jusqu'à deux fois moins qu'en voiture électrique. Les émissions de CO2 du passager d'un TER sont en moyenne inférieures à 24 grammes de CO2 par kilomètre, contre 150 pour la voiture. Ce mode de transport vertueux permet aujourd'hui à SNCF Voyageurs de représenter moins de 1 % des émissions de CO2 du secteur des transports, tout en réalisant plus de 10 % des trajets. Notre objectif est d'aller encore plus loin et de convaincre les automobilistes de laisser leur voiture au garage pour prendre le train. Il ne s'agit pas du tout d'encourager l'abandon total de la voiture, mais je pense qu'on peut envisager de se passer d'une seconde voiture.
Nous nous sommes fixé un double objectif qui a été rappelé par le président du groupe, M. Jean-Pierre Farandou : multiplier par deux la part modale du ferroviaire d'ici 2030 tout en réduisant de 30 % les émissions de gaz à effet de serre pour atteindre la neutralité carbone en 2050. En effet, le train est principalement, mais pas exclusivement, électrique : 60 % du réseau ferroviaire est électrifié et assure 84 % du trafic voyageur. Les 16 % restants sont effectués au gazole pour circuler sur les portions de réseau non électrifiées. Depuis plusieurs années, notre groupe a engagé une politique énergétique très ambitieuse qui passe par la décarbonation en développant des solutions de substitution aux énergies fossiles. 43 % des 800 000 tonnes d'émissions de gaz à effet de serre de SNCF Voyageurs proviennent de l'utilisation des trains thermiques et bi-mode. Il s'agit principalement des trains circulant sur les lignes de desserte fine du territoire, là où le nombre de voyageurs est moins élevé et où, par conséquent, les travaux d'électrification des lignes ne sont pas économiquement pertinents.
Je précise que les circulations carbonées concernent principalement les services régionaux assurés par les 585 trains à moteur thermique et les 540 trains bi-mode thermiques ou électriques de l'activité TER de SNCF Voyageurs. TER intervient ici en tant que délégataire d'un service de transport concédé et financé par les autorités organisatrices de transport (AOT). Cependant, forts de notre expertise, nous travaillons à leurs côtés pour les conseiller et les accompagner vers une décarbonation, en lien avec les industriels de la filière ferroviaire. Nous sommes convaincus qu'il n'existe pas de solution unique de décarbonation, mais que chaque territoire, selon ses besoins de mobilité et ses spécificités, requiert la mise en place d'une technologie de décarbonation adaptée. Pour y parvenir, la SNCF a développé une méthodologie innovante, que nous avons appelée « Diag & Match », qui permet d'accompagner les territoires dans leurs choix technologiques. Je souligne qu'en définitive, ce sont les régions qui, bien entendu, décident de la politique environnementale, économique et budgétaire qu'elles veulent appliquer : il nous faut donc trouver des solutions convaincantes et les rassurer au plan technique et financier. À ce titre, SNCF Voyageurs peut s'appuyer au sein du groupe SNCF sur la direction des technologies et de l'innovation, représentée à mes côtés par Mme Carole Desnost. L'innovation, qui est permanente au sein de notre groupe, jouera un rôle déterminant pour renforcer la performance environnementale du ferroviaire.
Plusieurs solutions sont envisagées à ce jour. La première, déjà utilisée par SNCF Voyageurs, porte sur les biocarburants. Depuis plus de deux ans, en partenariat avec la région Normandie, nous avons parcouru plus de 5 millions de kilomètres sur la ligne Paris-Granville avec des trains alimentés en biocarburant, ce qui a permis d'éviter l'émission de près de 16 000 tonnes de CO2. Rappelons ici que nous sommes très vigilants quant au respect des critères de durabilité des biocarburants, qui doivent être certifiés par des organismes indépendants. Le passage aux biocarburants, qui permet de réduire les émissions de plus de 60 % par rapport au gazole ferroviaire, est une solution transitoire, mais elle fonctionne dès à présent avec quelques contraintes logistiques en termes de ravitaillement.
D'autres solutions sont développées conjointement avec nos partenaires. Il s'agit tout d'abord du TER hybride ou bi-mode dans lequel 50 % de la motorisation thermique a été remplacée par des batteries. Cette combinaison, associée à l'utilisation de biocarburants B100, devrait permettre de réduire les émissions d'environ 70 % et la consommation d'énergie jusqu'à 20 %. L'expérimentation de ces TER hybrides débutera à la fin de cette année en partenariat avec les quatre régions - Grand-Est, Occitanie, Nouvelle-Aquitaine et Centre-Val de Loire - qui ont souhaité s'investir dans ce projet. Leurs profils géographiques différents permettront de tester la pertinence de cette technologie.
En complément, nous allons expérimenter sur une autre série de trains régionaux le remplacement de l'intégralité de la motorisation thermique par du 100 % batteries. Ces premiers trains à batteries seront en circulation à la fin de l'année 2024, en partenariat également avec cinq régions : Occitanie, Nouvelle-Aquitaine, Région Sud, Hauts-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes.
Concernant l'hydrogène, le groupe SNCF est engagé depuis 2018, aux côtés d'Alstom et de quatre régions françaises - Grand-Est, Bourgogne-Franche-Comté, Auvergne-Rhône-Alpes et Occitanie -, dans un programme de conception et d'acquisition de 12 rames Régiolis à hydrogène. Ces trains circuleront d'ici 2025, avec une expérimentation menée entre Montréjeau et Luchon.
Au-delà des premiers choix technologiques qui ont été réalisés, le véritable défi pour l'hydrogène réside dans son modèle économique. Les coûts d'investissement dans l'acquisition des nouveaux matériels, l'installation des stations, ainsi que les coûts d'exploitation, et en particulier, le prix de l'hydrogène décarboné sont à ce stade trop élevés pour permettre un déploiement à grande échelle. Pour répondre à ce défi, il sera nécessaire de trouver des synergies entre les différents besoins locaux en transport et en industrie pour mutualiser les investissements et massifier les volumes consommés. En ce sens, le groupe SNCF associe, aux bornes des activités du groupe, les besoins des activités ferroviaires et routières, notamment avec nos deux filiales, Géodis et Kéolis.
Enfin, le fioul de synthèse se place en concurrence directe avec les biocarburants, mais cette filière ne présente pas une maturité industrielle suffisante pour constituer une solution. Elle nécessitera des investissements très importants et le prix au litre de e-fuel devrait rester un désavantage majeur pour promouvoir cette solution auprès des autorités organisatrices de transport.
Nous ne sommes pas les seuls acteurs de cette transformation et avons besoin du soutien de nos partenaires industriels et institutionnels. Ainsi, la filière des biocarburants doit être robuste et nous garantir une sécurité d'approvisionnement. Le développement d'une filière de batteries ferroviaires mature est également indispensable pour développer des technologies décarbonées.
En réponse à votre interrogation sur nos besoins et nos attentes pour accélérer la transition énergétique, je précise que nos scénarios sont construits sur le long terme avec les autorités organisatrices de transport. La réussite de cette trajectoire est conditionnée au financement des solutions jugées pertinentes et prioritaires en termes de matériels roulants et d'infrastructures. L'État devra également favoriser le développement des filières en créant un cadre réglementaire favorable.
En ce qui concerne les biocarburants, nous rencontrons actuellement deux obstacles pour leur déploiement dans le secteur ferroviaire. Le premier concerne la réglementation applicable aux infrastructures de distribution des biocarburants. Par exemple, la réglementation interdit la construction de stations de distribution poly-carburants et la mixité des produits est prohibée dans les réservoirs. C'est un frein majeur à l'optimisation de la distribution, et chaque entreprise ferroviaire doit disposer de ses propres installations de distribution et de stockage, ce qui est inefficace. Une simplification de la réglementation est indispensable pour favoriser le développement des biocarburants dans le système ferroviaire. Nous sommes à votre disposition pour vous apporter les précisions nécessaires sur ce point.
Le deuxième obstacle est le prix. En raison du coût de la matière première plus élevé, les biocarburants sont plus chers que le gazole. Cette différence pourrait être atténuée par la fiscalité. Cependant, les taxes appliquées aux biocarburants sont soit identiques à celles du gazole, soit fixées à un niveau qui maintient un écart de prix défavorable aux biocarburants. La mise en place d'une fiscalité incitative, voire nulle, pourrait faciliter le déploiement des biocarburants.
Nos besoins se situent également au niveau des nouvelles technologies. La SNCF est pleinement engagée dans le développement de solutions innovantes pour atteindre les objectifs environnementaux, notamment à travers le déploiement des premières flottes de trains décarbonés. Nous aurons d'ici fin 2025 un premier portefeuille de solutions de décarbonation : en 2023 pour les trains hybrides, en 2024 pour les trains à batteries, et en 2025 pour les trains à hydrogène, ainsi que des solutions d'électrification frugale. L'enjeu réside dans le passage à l'échelle et l'industrialisation de ces solutions. Actuellement, nous sommes en phase d'expérimentation, mais le passage à l'échelle sera véritablement déterminant pour accélérer cette transition.
Il est indispensable que les pouvoirs publics sécurisent les aides nécessaires au financement des surcoûts d'investissement afin de faciliter cette transition.
En conclusion, je pourrais résumer mon message en trois points. Tout d'abord, le train est le mode de transport le plus décarboné : il a déjà fait ses preuves et soutenir le ferroviaire, c'est agir directement en faveur du mode le moins émetteur. Ensuite, pour accélérer notre décarbonation, nous disposons d'un bouquet de solutions. Enfin le biocarburant permet une décarbonation immédiate - 60 % de CO2 en moins - sans avoir à recourir à d'importants investissements, mais nous avons besoin d'un effort sur la fiscalité dans ce segment énergétique.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Merci, Monsieur le Président de SNCF Voyageurs, d'avoir répondu à notre invitation. Pourriez-vous résumer en quelques mots comment vous prévoyez d'atteindre l'objectif que vous avez mentionné de neutralité carbone de la SNCF d'ici 2050 : quelle est l'ampleur de l'effort à fournir en termes de CO2 et au niveau financier ? Ensuite, vous avez comparé les différents niveaux d'émissions selon les différents modes de transport en indiquant par exemple que vos trains émettent 93 % de moins de CO2 que la voiture thermique : ces chiffres prennent-ils en compte les 16 % du trafic ferroviaire qui fonctionnent au gazole ou votre calcul ne porte-t-il que sur les 84 % de lignes électrifiées ? De plus, ces ratios évoluent-ils si on intègre les émissions de CO2 liées aux infrastructures dans le calcul ?
Par ailleurs, j'ai bien entendu vos propositions concernant les biocarburants ainsi que votre formule synthétique - « c'est maintenant et ça fonctionne » - qui me semble appropriée. Pourriez-vous préciser davantage vos attentes concernant la réglementation et les prix dans ce domaine ?
M. Christophe Fanichet. - Tout d'abord, je vous propose de vous fournir par écrit les différentes étapes par lesquelles la SNCF pourra atteindre la neutralité carbone d'ici 2050.
J'ai avant tout souhaité vous présenter notre démarche pour trouver impérativement des solutions alternatives pour les 16 % de notre réseau ferroviaire fonctionnant au gazole en évitant l'installation de caténaires le long des voies. En effet, l'électrification d'une ligne coûte un million d'euros par kilomètre et les autorités organisatrices ou l'État n'ont pas les moyens d'y pourvoir.
C'est pour cette raison que nous avons proposé un bouquet de solutions. Le biocarburant ne fait pas partie de la neutralité carbone et celle-ci ne sera atteinte que grâce à l'hydrogène et aux batteries électriques. Mme Carole Desnost va vous préciser ce point et j'indique par ailleurs que les chiffres que nous avons cité proviennent de l'ADEME et non pas du groupe SNCF, pour écarter les doutes quant à leur véracité.
Mme Carole Desnost, directrice « technologies, innovation et projets » du groupe SNCF, présidente du Conseil d'orientation pour la recherche et l'innovation des industriels du ferroviaire (CORIFER).- La première priorité, pour nous qui sommes déjà majoritairement décarbonés, c'est de sortir du diesel et cette transition se fera progressivement. La particularité du secteur ferroviaire est la durée de vie importante de notre matériel, qu'il est important d'utiliser pleinement pour éviter d'investir dans du matériel neuf et de consommer davantage de matières premières. La première solution pour sortir du gazole est le recours aux biocarburants qui représentent une alternative intéressante, car, avec quelques modifications sur les moteurs et peu d'impact sur la maintenance, ils permettent de réduire de plus de 60 % le taux de carbone émis en utilisation normale.
De plus, les biocarburants ont l'avantage en France d'être disponibles, de ne pas être en concurrence avec l'alimentation et d'être bénéfiques sur le plan environnemental. Aujourd'hui, la réglementation prévoit, dans le B7, une incorporation de 8,4 % de biocarburants. Cependant, on sait que l'utilisation de biocarburants pour le carburant routier va baisser progressivement avec la réduction des véhicules diesel, voire l'extinction complète de ces véhicules. Cela correspondra justement à la période pendant laquelle nous aurons un besoin croissant de biocarburants puisque nous prévoyons d'utiliser non pas du B7, mais du B100 - à 100 % issu de biomasse - qui fonctionne dès à présent sur le plan technique : on constate une légère baisse de puissance avec le B100, mais qui peut être compensée par d'autres facteurs. Les biocarburants permettront ainsi de sortir rapidement du diesel, en fonction des choix qui seront faits au niveau régional.
Les autres options pourraient inclure le recours à du matériel rétrofité avec des batteries ou à des trains hybrides. Nous travaillons depuis quelques années sur ces derniers et techniquement, ils seront prêts à être déployés dans quelques mois. Par la suite, comme dans d'autres secteurs, nous évoluerons vers les trains « full batteries », puis vers l'hydrogène.
Il est important pour nous de pouvoir démarrer avec les biocarburants pour viser progressivement la neutralité carbone : notre trajectoire pour parvenir à celle-ci pourra être accélérée en fonction du matériel dont nous disposerons et de son taux de renouvellement. Je souligne également que dans les dix prochaines années, le secteur ferroviaire connaîtra une croissance significative, similaire à celle que nous avons connue il y a plusieurs décennies, ce qui se rattache à l'urgence climatique et aux possibilités de déploiement des nouvelles technologies ferroviaires. Le principal frein à cette évolution est d'ordre économique et porte principalement sur la fiscalité des biocarburants, les coûts de rétrofit ou de distribution des carburants ou de l'hydrogène. Cependant, techniquement, nous n'avons pas besoin d'envisager une remise à plat complète des choix technologiques, car l'électrification complète du ferroviaire décidée dans le passé se révèle aujourd'hui être la meilleure solution environnementale. Notre ferroviaire est électrifié à près de 70 % et le reliquat ne l'a pas été pour des raisons économiques.
Je rappelle également l'importance du travail réalisé pour développer plusieurs solutions technologiques et permettre aux régions de choisir les meilleures options en fonction de leurs caractéristiques, plutôt agricoles ou industrielles, par exemple. Cette approche différenciée va permettre à la France de développer un système ferroviaire décarboné, d'abandonner le diesel et de rétablir à moindre coût le trafic sur les petites lignes. Nous avons d'ailleurs une longueur d'avance sur d'autres pays européens dans ce domaine.
M. Stéphane Chwalik, responsable de la décarbonation de la flotte TER.- Notre stratégie de décarbonation comporte deux horizons temporels. À court terme, nous souhaitons agir rapidement et en complément des solutions de décarbonation, nous sommes également engagés dans des mesures de sobriété énergétique comme l'optimisation des gestes professionnels des conducteurs et la gestion des arrêts. Les biocarburants représentent une solution très rapidement opérationnelle : ils nécessitent très peu de modifications sur le matériel roulant et le surcoût est relativement limité. Un investissement de 5 000 euros en maintenance permet à une rame de train de passer du gazole au biocarburant : il faut changer les filtres et le flexible. Le surcoût en énergie est cependant réel puisque le prix du biocarburant est supérieur de plus de 15 % à celui du gazole non routier, avec cependant des perspectives de convergence des prix grâce au développement de la filière.
À plus long terme, s'agissant des nouvelles technologies, je souligne que premières circulations de train qui interviendront fin 2023 pour l'hybride, fin 2024 pour le train à batterie et fin 2025 pour l'hydrogène sont des tests pilotes qui vont nous permettre de de définir les zones de pertinence de chacune de ces technologies : il s'agit de définir avec précision la performance de chacune de ces solutions en fonction des ressources du territoire, des contraintes de l'exploitation et de l'infrastructure. Nous préparons donc l'exploitation future des nouvelles technologies qui permettront à la SNCF d'atteindre ses objectifs de zéro émission nette à l'horizon 2050.
M. Christophe Fanichet. - Je résume la situation en indiquant qu'il y a trois stades de développement de nos technologies : le B100, la batterie et l'hydrogène. Nous savons comment mettre en oeuvre le B100 avec une adaptation des matériels roulants de quelques milliers d'euros pour les adopter et que le surcoût du biocarburant pourrait être atténué.
Nous restons cependant assez évasifs sur les technologies de batterie et d'hydrogène, car elles ne sont pas encore totalement matures. Le groupe SNCF a besoin de mener des expérimentations et ce n'est qu'à partir des années 2024 et 2025 que nous pourrons véritablement évaluer comment utiliser ces deux techniques pour remplacer l'électrification. Nous pourrons bien entendu vous préciser par écrit les surcoûts imputables à l'utilisation de la batterie ou de l'hydrogène. Pour ce dernier nous répondrons également aux interrogations portant sur l'alimentation et l'approvisionnement des trains avec ce vecteur énergétique. Par ailleurs, je précise que les pourcentages comparatifs sur les émissions de CO2 des modes de transport que je vous ai indiqués dans mon propos liminaire prennent en compte les 16 % de circulation carbonée du ferroviaire.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Je comprends que vous projetez d'utiliser les biocarburants de première génération pendant une période relativement longue : où en êtes-vous aujourd'hui en termes de capacité à vous approvisionner dans cette filière ? Avez-vous une idée des volumes qui vous seront nécessaires et avez-vous engagé des négociations dans le cadre d'une planification sur le long terme articulée avec la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) en cours d'élaboration ? On nous a tenu des propos nuancés sur la disponibilité et les limites de la biomasse : pourrez-vous assurer dans de bonnes conditions votre approvisionnement en biocarburants ?
Mme Carole Desnost.- Je précise qu'il y a trois sortes de biocarburants. Tout d'abord, le B100 est issu de graines de colza écrasées et de l'huile de colza qui est un coproduit relativement simple à fabriquer. Notre pays dispose de capacités de production dans de petites unités en région et nous avons estimé que, si l'intégralité de la flotte TER basculait du jour au lendemain en B100, sa consommation représenterait environ 7 % de la production actuelle de B100. De plus, l'électrification du parc automobile va diminuer ses besoins en biocarburants et nous n'avons donc pas de problème de disponibilité sur le B100 pour le ferroviaire. Le B100 convient particulièrement bien au ferroviaire, mais pas à l'aviation, par exemple, car il ne peut pas être utilisé à des températures inférieures à 15 degrés en dessous de zéro. En revanche, le HVO, par exemple, ne se fige pas avant d'attendre moins 35 ou moins 40 degrés. Pour l'instant, nous nous concentrons donc sur le biocarburant B100 et cette solution transitoire répond à notre priorité qui consiste à nous éloigner du diesel et à aider les régions à abandonner cette énergie fossile à un coût raisonnable. Cette période de transition accompagnera progressivement la fin de vie des équipements thermiques.
Nous sommes plus réticents quant à l'utilisation de HVO, car son processus de fabrication est beaucoup plus complexe. De plus, la France n'abrite qu'un seul site de production et sa disponibilité sera donc plus limitée, d'autant que d'autres secteurs en ont davantage besoin que le ferroviaire. J'ajoute que l'obtention de biomasse à partir de déchets est difficile et énergivore. Le HVO n'a ainsi pas atteint le même niveau de maturité que le B100 en termes de coût ainsi que de capacité à augmenter la production. Les investissements industriels nécessaires seront importants, ce qui implique un délai plus long pour atteindre une production à grande échelle.
La solution du e-fuel ne pourra être mise en oeuvre qu'à beaucoup plus longue échéance : la complexité de sa production, qui requiert également une consommation d'énergie importante, est supérieure à celle du HVO. C'est pourquoi, dans nos priorités, nous n'incluons pas le fioul dans notre stratégie de remplacement du diesel.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - J'ai retenu, à travers les chiffres que vous avez cités, que les 60 % du réseau ferroviaire qui sont électrifiés transportent 84 % des voyageurs, tandis que les 40 % du réseau qui demeurent carbonés en transportent 16 %.
M. Christophe Fanichet. - C'est parfaitement exact.
M. Stéphane Demilly.- Je suis sénateur de la Somme et voudrais vous poser quelques questions qui sont liées à mon territoire, en rappelant que les Hauts-de-France sont la deuxième ou troisième région la plus importante en termes de trafic, avec 1 280 trains et 200 000 voyageurs par jour. Dans le cadre de votre démarche planétaire, vous avez initié une expérimentation sur la ligne Paris-Laon avec du B100 jusqu'à fin 2021. Quel est votre retour d'expérience sur le plan financier et technique ?
Ma deuxième question concerne les 40 % du réseau non électrifiés, et en particulier l'Arlésienne du Paris-Boulogne, dont on a beaucoup parlé ces derniers temps. Certains ont indiqué - peut-être à tort - que le projet d'électrification de la ligne Amiens-Boulogne était abandonné : avez-vous des informations à ce sujet ?
M. Christophe Fanichet. - Pour avoir dirigé les trains Intercités, je confirme qu'antérieurement, le Paris-Boulogne nécessitait un changement de locomotive à Amiens. Aujourd'hui, nous faisons circuler du matériel bi-mode, ce qui permet d'éviter ces changements.
Par ailleurs, je note votre question sur l'électrification d'Amiens-Boulogne pour demander à mon collègue Matthieu Chabanel, président-directeur général de SNCF Réseau, de m'aider à vous fournir une réponse écrite.
M. Stéphane Chwalik, responsable de la décarbonation de la flotte TER.- L'expérimentation conduite sur la ligne Paris-Laon a donné de très bons résultats qui ont confirmé ceux que nous avons obtenus en Normandie. Plusieurs points positifs ont été relevés, facilités par le fait que nos matériels étaient déjà compatibles. Nous avions quelques craintes quant aux performances de traction, car nous devons respecter les horaires, mais celles-ci ont été au rendez-vous. L'énergie produite par le B100 a été équivalente à celle du diesel et nous n'avons pas constaté de surconsommation comme certains pouvaient le craindre : tous les voyants ont donc été au vert pour le Paris-Laon, qui fonctionne avec le matériel Régiolis le plus moderne circulant sur Paris.
Par ailleurs, je reviens sur le fait que la réglementation en vigueur exige des installations spécifiques pour distribuer du B100 et nous empêche donc de développer ce biocarburant dans l'ensemble de nos stations de distribution. Dès lors, nous sommes contraints soit d'investir dans de nouvelles installations de distribution, soit d'adapter notre schéma d'exploitation afin que la rame passe toujours par le même point de distribution. Nous souhaitons donc que la réglementation évolue pour faciliter le déploiement du B100.
Mme Martine Berthet.- On peut parfois avoir le sentiment que la SNCF accuse un certain retard en matière d'utilisation de l'hydrogène. Lors de ma récente visite à Alstom à Belfort, il m'a semblé comprendre que l'Allemagne ainsi que d'autres pays étaient déjà bien plus avancés que nous dans l'expérimentation de cette solution. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ? Travaillez-vous désormais sur l'implantation de sites de production d'hydrogène ?
Par ailleurs, pour mon territoire de montagne, quelles solutions alternatives aux biocarburants envisagez-vous ?
M. Christophe Fanichet. - Lors de votre visite à Alstom, vous avez sans doute vu le matériel roulant iLint qui fonctionne déjà en Allemagne. Pour notre part, nous avons réalisé d'importants travaux pour développer l'hydrogène sur la base de notre matériel roulant Régiolis, qui permet, avec la gamme automotrice Regio 2N, à deux niveaux, de répondre pleinement aux attentes des régions en matière de transport ferroviaire. En collaboration avec Alstom et la direction de Mme Carole Desnost, nous avons déjà réalisé des expérimentations sur l'hydrogène et nous allons les continuer sur la ligne Montréjeau-Luchon. Je ne voudrais donc pas laisser accréditer l'idée d'un quelconque retard de la SNCF dans ce domaine.
Mme Carole Desnost.- Le train à hydrogène présente l'avantage d'une plus grande autonomie qui atteint environ 600 kilomètres, contre 80 à 100 kilomètres avec les batteries. Nous avons choisi de travailler avec Alstom, non pas sur le modèle iLint, mais sur un matériel bi-mode qui fonctionne à la fois de manière électrique et thermique afin de limiter l'installation de stations de recharge dont le coût est élevé. L'adaptation du train iLint au réseau français aurait été aussi longue que la solution que nous avons choisie et celle-ci nous permet d'avoir un train plus polyvalent.
M. Vincent Delcourt, directeur « performance, stratégie et intelligence Tech » du groupe SNCF, pilote du cluster « innovation-énergie ».- Nous travaillons sur la question de l'hydrogène avec les régions depuis 2018. Notre but est de tester un premier parc de 12 trains Régiolis répartis dans quatre régions, en prenant en compte l'ensemble de l'écosystème. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec les régions sur toutes les dimensions de ce projet et avec Alstom pour la production de ces trains. Les questions centrales portent sur la production et la distribution d'hydrogène ainsi que sur l'adaptation des performances du train à ses différents parcours. L'intégration de la solution hydrogène reste relativement complexe et les aspects de sécurité sont primordiaux. Au-delà de l'achat de matériels neufs, nous avons également envisagé à plus long terme la possibilité de modifier le matériel existant, avec des kits de modification et de rétrofit.
Cette évolution a un impact sur la définition de nos plans de transport et sur la maintenance associée à ces trains. Notre approche holistique de l'intégration de l'hydrogène dans le ferroviaire nous permet de prendre en considération l'ensemble des paramètres et vous avez pu prendre connaissance, dans la presse récente, des difficultés que rencontrent nos voisins allemands en raison de la segmentation de l'ensemble des briques technologiques qu'il est assez difficile de consolider.
Aujourd'hui, la principale difficulté est celle du prix de l'hydrogène décarboné qui dépend du prix de l'électricité et du coût de l'acheminement du carburant jusqu'aux trains. Je rappelle qu'il n'existe pas encore de grandes infrastructures de distribution d'hydrogène et, même en envisageant une production massifiée de ce carburant, entre son prix en sortie d'usine et son prix à la pompe, il subsistera un écart non négligeable.
Ma deuxième remarque porte sur la nécessité d'uniformiser les systèmes dans toutes les régions, car il faut s'assurer que les stations de distribution soient compatibles avec les trains en circulation. Au-delà de nos expérimentations, nous nous préparons à déployer rapidement la solution hydrogène, en complément du recours aux batteries, si les conditions économiques le permettent.
Nous avons également développé un train bi-mode, car la problématique de l'hydrogène réside dans le volume élevé de stockage qu'il nécessite à bord des trains. Là où nous disposons déjà de caténaires, il faut les utiliser au maximum.
En définitive, nous ne sommes pas en retard sur l'hydrogène. Nous avons plutôt une approche globale qui devrait nous permettre de déployer nos premiers trains d'ici fin 2025 et l'ensemble des 12 rames Régiolis d'ici la fin 2026.
Mme Carole Desnost.- En réponse à votre question sur les modes de décarbonation dans les régions de montagne, je précise que le carburant B100 n'est pas utilisable en raison de son point de congélation à moins 15 degrés : en revanche, on pourrait utiliser du HVO, des batteries ou de l'hydrogène.
M. Vincent Segouin.- Tout d'abord, j'ai bien compris que, pour vous, les biocarburants sont une solution transitoire : pouvez-vous nous préciser quelles solutions vous envisagez de privilégier pour atteindre la neutralité carbone en 2050 ?
En second lieu, pourquoi n'accompagnez-vous pas votre engagement en faveur du transport vert, qui correspond à l'air du temps et à la volonté de décarbonation de nos concitoyens, par une augmentation du prix des billets de train ?
M. Christophe Fanichet. - Merci pour votre deuxième question qui se ramène à proposer une réflexion sur une taxe différenciée en fonction de la décarbonation des modes de transport. Je rappelle que nous parlons aujourd'hui des trains régionaux puisqu'aucun train national ne fonctionne au diesel. Dans ce secteur régional, il appartient à chaque autorité organisatrice de transport de décider des modalités et des taxes qui pourraient être mises en place. Votre question est donc tout à fait pertinente, mais en tant qu'opérateur, nous n'avons pas la compétence pour y répondre.
Pour en revenir à votre premier point, je rappelle nos trois axes. Tout d'abord, le B100 n'est pas une solution pérenne, mais tant que nous n'avons pas mieux, « mieux vaut tenir que courir ». Ensuite, pour les petits parcours d'une distance de 60 à 80 kilomètres, la batterie peut répondre aux besoins si nous développons des capacités de recharge à très haut débit et très rapides. Pour les longs parcours, c'est l'hydrogène qui sera le mieux adapté à la décarbonation totale d'ici 2050.
Mme Carole Desnost.- J'ajoute que nous travaillons également à redéfinir une gamme complète de trains pour les petites lignes avec des matériels roulants moins capacitaires, mais qui permettraient d'avoir plus de fréquences et de redonner vie à des trajets qui n'étaient plus exploités. Ces trains seraient nativement équipés de batteries et ensuite, éventuellement, pourraient fonctionner à l'hydrogène. L'intérêt de la batterie dans le domaine ferroviaire est que nous n'avons pas besoin de viser une autonomie maximale, comme dans l'automobile. L'enjeu réside dans la recharge rapide et la récupération de l'énergie au freinage et, comme le train s'arrête souvent, il peut récupérer de l'énergie. Si nous disposons de points de recharge rapide en gare, nous pourrons viser une autonomie de 200 kilomètres. Il est nécessaire de franchir le premier cap de la transformation des matériels existants pour les adapter aux carburants et, à plus long terme, il faudra repenser plus profondément le transport ferroviaire régional.
M. Stéphane Chwalik.- Je précise également que les trains à batterie pourraient demain gagner en autonomie - en passant de 80 à 200 km - si nous parvenons à électrifier certaines sections du réseau qui s'y prêtent facilement.
M. Gérard Lahellec.- J'écoute beaucoup les déclarations officielles de la SNCF, qui ne manquent pas parfois de pointer certains modes de transports plus polluants en se disant qu'on pourrait peut-être accroître leur contribution. Certains acteurs pourraient contribuer davantage. Cette observation renvoie à la complexité du sujet de la décarbonation et je fais observer que le développement du transport ferroviaire est tributaire des investissements des AOT et donc de la capacité des collectivités à relever les défis auxquels nos sociétés humaines sont confrontées.
Par ailleurs, ma seconde préoccupation est que le ferroviaire est à mon sens le seul mode de transport qui paie tous ses coûts : vous payez votre énergie, à un prix qui n'est pas plancher ainsi que des péages lorsque vous utilisez l'infrastructure ferroviaire. Il n'est donc pas étonnant que le transport ferroviaire soit souvent considéré comme trop cher et vous êtes parfois critiqués à tort, car vous êtes tributaires des décisions prises par d'autres. Comment vous répondent vos interlocuteurs quand vous affirmez que le ferroviaire est le seul mode de transport qui paie tous ses coûts ?
M. Christophe Fanichet. - Je partage entièrement vos propos, mais il m'est difficile de m'exprimer sur ce sujet en tant que dirigeant de SNCF Voyageurs. J'aimerais que vous reteniez que le mode ferroviaire est déjà massivement décarboné, à 84 % pour être exact. De plus, dans un contexte où tous les Français souhaitent une réduction des émissions de CO2, les solutions combinées que nous proposons sont solides et robustes pour atteindre la neutralité carbone. Peut-être notre groupe est-il trop timide dans l'expression de son engagement. Il est également vrai que tous nos coûts sont à la charge des voyageurs et des autorités organisatrices de transports. Les seuls voyageurs qui paient l'intégralité de leurs coûts de trajets sont ceux qui utilisent les TGV. Cependant, je tiens à souligner que la loi votée en 2018 et mise en oeuvre en 2020 a institué une boucle financière vertueuse : 100 % des revenus ou des économies générés dans le secteur ferroviaire y sont recyclés et peu d'entreprises bénéficient d'un tel dispositif.
M. Vincent Segouin.- Le recours aux biocarburants étant limité dans le temps, comment réussira-t-on à développer leur production industrielle et à en amortir les coûts sur une courte période ?
Mme Carole Desnost.- Votre observation est très pertinente et c'est la raison pour laquelle nous privilégions le carburant B100, qui est disponible et va connaître des surcapacités de production croissantes en raison de l'électrification du parc automobile. Notre priorité est donc de trouver les moyens de développer ce biocarburant facile à utiliser et à fabriquer, tout en recherchant des incitations fiscales qui nous permettront d'utiliser le B100 et de réserver le HVO à des utilisations spécifiques, en attendant l'étape ultérieure du e-fuel.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Je voulais rebondir sur l'excellente question de notre collègue Gérard Lahellec en y apportant une petite nuance, car il me semble que le secteur aérien paye également tous ses coûts, y compris celui de l'administration qui le contrôle. Je souhaite surtout recueillir votre analyse à propos du débat sur l'éventuelle contribution des autres modes de transport en faveur du ferroviaire.
M. Christophe Fanichet. - Le Gouvernement s'est exprimé sur ce sujet et, en tant que groupe public, nous souscrivons à ses prises de position.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Votre matériel ferroviaire est conçu pour des durées de vie à long terme. Or, le changement de carburant ou de vecteur énergétique impliquera des modifications ou un renouvellement de la flotte existante : pouvez-vous nous préciser comment se déroule ce processus et comment vous le planifiez ?
M. Christophe Fanichet. - Aujourd'hui, nous installons dans les régions deux types de matériels roulants : le Régiolis et le Regio 2N. Ils sont soit électriques, soit bi-modes, ce qui signifie qu'ils peuvent fonctionner au gazole et à l'électricité. Nous explorons dès à présent la possibilité de leur adjoindre un troisième ou un quatrième mode de fonctionnement avec des batteries ou de l'hydrogène. Passer du gazole au B100 ne nécessite qu'une adaptation dont le coût avoisine quelques milliers d'euros, le véritable enjeu étant la disponibilité du carburant, sa fiscalité et les réglementations qui l'entourent.
En ce qui concerne les batteries ou l'hydrogène, je rappelle tout d'abord que notre matériel roulant de train a une durée de vie d'environ quarante ans. Les matériels roulants actuellement déployés dans les régions, comme l'autorail à grande capacité (AGC) et le TER 2N, sont au stade des opérations d'entretien à mi-vie : notre objectif est de viser avec précision le moment où nous allons lancer cet entretien afin de saisir l'occasion d'y intégrer les nouvelles technologies batteries ou hydrogène. Il s'agira donc, dans un premier temps, d'une adaptation de la flotte existante - dans laquelle les régions, et non pas le groupe SNCF, ont massivement investi - mais pas de l'achat de nouveaux matériels.
Par la suite, une fois que la technologie des batteries ou de l'hydrogène sera au point, les nouveaux matériels roulants seront livrés avec cette nouvelle configuration.
La chance que nous avons dans le domaine ferroviaire, c'est que nos matériels durent longtemps : environ 40 ans, que ce soient les TER, les Transiliens ou les TGV. Seuls les premiers sont concernés par la nécessité de décarbonation qui comportera trois temps : d'abord, le recours aux biocarburants, ensuite, l'utilisation des batteries dans les zones géographiques appropriées associée à une électrification frugale - en installant des caténaires uniquement là où il sera nécessaire de recharger les batteries - et, enfin, le mode environ dix fois plus performant qu'est l'hydrogène, mais qui implique de surmonter ses difficultés de distribution et d'infrastructure.
J'espère que nous avons ainsi pu vous démontrer que nous sommes prêts à relever ce défi avec des difficultés surmontables, car nous sommes confrontés à des technologies déjà bien connues : en particulier, la technologie de la pile à hydrogène existe depuis très longtemps et nous vous ferons parvenir des explications détaillées sur les adaptations de nos matériels roulants.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Où en êtes-vous sur la question des bus sur les petites lignes ? Je souligne que c'est la logique qui m'oblige à poser cette question, car ici, au Sénat, nous aimons les territoires et redoutons que les petites lignes ne puissent plus les désenclaver. Des considérations environnementales peuvent-elles parfois vous amener à estimer que des bus décarbonés doivent se substituer à des trajets ferroviaires ?
M. Christophe Fanichet. - Votre question est tout à fait pertinente. Sur les lignes très fréquentées, le transport ferroviaire reste la meilleure solution, tant du point de vue énergétique que des frottements et il est sept fois plus performant que la route.
Pour répondre aux besoins de dessertes fines du territoire, nous avons développé des innovations financées sur nos propres budgets pour faire circuler de petits véhicules, baptisés Draisy et Flexy, sur les voies ferrées, car aujourd'hui, le plus petit TER est conçu pour transporter au moins 80 passagers.
Cependant, le ferroviaire ne peut pas aller partout. Le bus ou la route peuvent compléter le ferroviaire, mais notre conviction profonde est que le ferroviaire doit être la colonne vertébrale des déplacements. Bien entendu, c'est aux autorités organisatrices de décider : là où il n'y a pas de gare ferroviaire, elles choisissent souvent la flexibilité routière.
Aujourd'hui, en matière de voie ferrée, il faut se concentrer sur l'existant, l'améliorer et trouver des complémentarités avec le transport routier.
Mme Carole Desnost.- Nous travaillons à conserver certaines petites lignes en les exploitant avec des trains plus petits et nous devons simultanément améliorer l'information des voyageurs pour garantir les correspondances et favoriser l'intermodalité.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Vous faites ici allusion à l'amélioration de la fluidité des ruptures de charge et c'est effectivement, à mon avis, un des principaux points faibles de la SNCF. Je mentionne qu'hier soir, à la gare de la Part-Dieu, des difficultés sur la ligne TGV ont provoqué une attente des voyageurs dans des conditions qui laissaient à désirer, car, à 20 heures, tout est à peu près fermé.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Vous avez souligné l'importance du dialogue avec les régions, en particulier sur l'acquisition de matériel. Ce système a de nombreuses raisons d'être et il ne s'agit pas de le remettre en cause, mais pouvez-vous nous indiquer les éventuelles difficultés qui l'accompagnent par rapport à une politique nationale qui permettrait, peut-être, une relation plus globale avec les industriels ? Comment se déroule le dialogue avec les régions, par exemple quand elles constatent une augmentation des coûts du ferroviaire ? Comment vivez-vous cette relation et estimez-vous souhaitable un encadrement plus clair, étant entendu que le Sénat se préoccupe avant tout de la préservation des libertés locales et que nous ne sommes pas donc pas particulièrement demandeurs dans ce domaine ?
M. Christophe Fanichet. - Je souligne tout d'abord que chaque région a décidé de confier à SNCF Voyageurs l'acquisition du matériel roulant en tant que maître d'ouvrage. Cela nous permet de définir ensemble les besoins, de globaliser les achats et d'homogénéiser la flotte pendant toute la durée de vie du matériel roulant. Grâce à cette décision, nous pouvons également réaliser des prêts de matériels entre les différentes régions, si certaines d'entre elles en ont acquis pour anticiper des besoins futurs. Dans notre dernier contrat avec Alstom et Bombardier, qui forment maintenant une seule entreprise, nous avons acquis du matériel roulant de type Régiolis et Regio 2N en définissant avec les régions plusieurs scénarios de trafic, qui s'échelonnent de faible à très important. Nous avons également délimité quatre profils de lignes : les lignes City, qui entourent les grandes métropoles, les lignes appelées Proxy, qui vont un peu plus loin, puis les lignes Krono et Krono Plus, qui correspondent aux lignes longue distance que l'on peut trouver, par exemple, en Normandie, comme le Paris-Granville ou le Paris-Caen-Cherbourg.
Je pense que ce mode de fonctionnement a été bénéfique en permettant, pour l'ensemble des régions, de définir deux types de flottes - plutôt que d'en multiplier le nombre - ce qui facilite l'interopérabilité, réduit les coûts de maintenance et, surtout, de développement. La France dispose ainsi d'un avantage en termes de performance économique et de qualité de service par rapport à d'autres pays où il existe une multitude de gammes de matériels roulants, ce qui complexifie l'interopérabilité.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Monsieur le Président-directeur-général, Mesdames, Messieurs, je vous remercie pour votre éclairage et je mentionne que, comme beaucoup de Français, je fais partie d'une famille dont l'un des membres a eu la chance de travailler à la SNCF.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 50.
Audition de MM. Jean-Philippe Bonnet, directeur adjoint du pôle « stratégie, prospective et évaluation » de RTE, Ivan Faucheux, membre du collège de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), et Dominique Lagarde, directeur de la stratégie d'Enedis
M. Gilbert-Luc Devinaz, Président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert par une audition conjointe de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), de RTE et de Enedis. Je salue ici :
- M. Ivan Faucheux, commissaire, membre du collège de la Commission de régulation de l'énergie ;
- M. Jean-Philippe Bonnet, directeur adjoint du pôle « Stratégie, prospective et évaluation » de RTE, qui est accompagné de M. Philippe Pillevesse, directeur des relations institutionnelles de RTE ;
- M. Dominique Lagarde, directeur de la stratégie d'Enedis.
Je rappelle que cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande,
Messieurs, notre mission d'information comprend des membres issus des différentes commissions du Sénat, qui représentent l'ensemble des groupes politiques de notre assemblée.
Le développement des filières de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert sera l'un des éléments importants de la décarbonation des transports et l'une des voies pour atteindre les objectifs ambitieux que s'est assignés l'Union européenne au travers du pacte vert et du paquet « Ajustement à l'objectif 55 ». Or, l'un des enjeux qui ressortent de nos précédentes auditions est la question de la capacité de notre pays à produire suffisamment d'électricité pour accompagner la production nationale d'hydrogène ou de carburants de synthèse. C'est également notre capacité à lever certains freins au raccordement de grands projets industriels aux réseaux électriques.
Nous avons également été alertés à plusieurs reprises sur la question des conflits d'usage et sur la répartition des différents vecteurs énergétiques entre les secteurs économiques, notamment entre la décarbonation de l'industrie et celle des transports. Il est important de connaître votre vision de ces enjeux.
Notre rapporteur, M. Vincent Capo-Canellas, présente ses excuses, car il a été appelé en urgence au titre de ses fonctions d'élu local. Il vous a adressé un questionnaire qui peut servir de guide.
Je propose de céder en premier lieu la parole à M. Ivan Faucheux.
M. Ivan Faucheux, membre du collège de la Commission de régulation de l'énergie . - Monsieur le Président, je vous remercie pour cette audition. Vous pouvez vous questionner sur le rôle de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) dans l'hydrogène et dans les biocarburants de synthèse. Nous menons un exercice de prospective, qui n'est pas strictement rattaché aux fonctions de régulateur. Force est de constater que dans le domaine de l'hydrogène et des carburants de synthèse, les règles ne sont pas encore totalement définies. Cela ne nous empêche pas d'anticiper les principaux enjeux qui vont émerger dans le secteur et leur impact potentiel sur la régulation.
Nous avons rédigé deux rapports sur le vecteur hydrogène et sur la question de la ressource biomasse. Sans la décarbonation de la molécule hydrogène, on ne sait plus comment faire tourner un certain nombre de process industriels. Nous avons donc classé les usages de l'hydrogène en cherchant des alternatives décarbonées plus abordables. Or, l'hydrogène décarboné est une solution qui ne saurait trouver d'alternative économiquement viable et technologiquement prouvée.
En 2021, le coût de la tonne de CO2 évité devait être compris entre 100 et 150 euros pour justifier l'investissement dans la décarbonation de ces processus industriels.
Dans les transports, la question est plus complexe du fait de l'existence d'un certain nombre d'alternatives décarbonées :
- Pour les véhicules particuliers, le véhicule électrique ;
- Pour le train, l'électrification des lignes ferroviaires ou l'utilisation de la batterie électrochimique ;
- Pour le transport lourd, les bus et les véhicules utilitaires, la batterie électrochimique, le bioGNV, etc.
La vision est donc que l'hydrogène est en concurrence avec d'autres vecteurs énergétiques décarbonés. Je cite notamment le bioGNV, car le biogaz ne sert pas uniquement à chauffer. Il peut également être utilisé comme carburant en substitution de carburants standard. Le coût de la tonne de CO2 évité varie alors entre 400 et 450 euros. Cela signifie que l'hydrogène, dans ce secteur qui consomme énormément de ressources, ne se positionnera qu'en concurrence et en avantage compétitif par rapport à d'autres solutions décarbonées.
Nous avons également étudié l'hydrogène pour stocker de l'électricité, quand celle-ci est à bas prix. Il est alors difficile de trouver un modèle économique. Il se trouve uniquement dans des secteurs où il existe très peu d'alternatives.
Le deuxième rapport est consacré à la ressource biomasse. Il existe actuellement trois grands vecteurs d'utilisation de la ressource biomasse : le vecteur agroalimentaire, le vecteur du bois utilisé pour la construction et pour fabriquer des tables et, enfin, le vecteur énergétique.
Il existe deux façons d'aborder la biomasse. La première façon est sa capacité à s'insérer dans un écosystème vivant, où il faut laisser suffisamment de biomasse retourner à la terre, ne pas en capter trop et s'adapter à un changement climatique qui conduira certaines espèces à dépérir.
Par ailleurs, la biomasse est un puits de carbone qui s'est effondré, car la captation a fortement diminué. La biomasse peut être à cycles longs, comme les forêts, ou à cycles courts, comme l'agriculture. Elle-même est utilisée dans des applications à cycles courts et à cycles longs. La manière d'aborder l'utilisation de la biomasse diffère selon les enjeux de décarbonation et selon la nécessité de freiner très rapidement le stock de CO2 dans l'atmosphère.
La CRE n'a pas pour habitude de se prononcer. Elle préfère poser des questions. Cependant, de nombreux débats sont liés à la possibilité de décarboner l'hydrogène ou de le rendre vert - autrement dit, doit-il être produit avec des sources renouvelables ou avec des sources décarbonées ? De notre côté, nous constatons que de nombreux outils permettent de pousser les énergies renouvelables. Utiliser un outil de soutien à l'hydrogène pour soutenir le déploiement d'une autre filière ne s'impose pas économiquement. Un bon outil public éprouve toujours des difficultés à gérer plusieurs objectifs à la fois. Il nous paraît plus sain d'avoir un outil de soutien public à la décarbonation. Quand on regarde ce qui se passe aux États-Unis avec l'Inflation Reduction Act (IRA), la table de réduction d'impôts pour le projet d'hydrogène est uniquement liée au contenu carbone de cet hydrogène. De fait, en quotité comme en taux, il y a cinq ou six types d'hydrogènes différents. Ce qui discrimine l'hydrogène est uniquement son contenu carbone.
Nous observons donc que c'est un débat très européen et que d'autres États optent pour des outils de soutien à l'hydrogène décarboné bien plus simples.
Que l'on soit sur des carburants de synthèse ou de l'hydrogène décarboné, nous sommes sur un vecteur de stockage. La méthanisation est une technologie qui utilise la valeur énergétique de la plante ou de déchets pour refaire un vecteur énergétique, le CH4, grâce à de petites bactéries qu'on retrouve dans le système digestif de la vache et dans les fosses septiques. C'est donc une technologie très ancienne. Quand on regarde les carburants de synthèse et l'hydrogène décarboné, ce sont deux vecteurs de stockage. Ces vecteurs de stockage nécessitent d'avoir accès à une énergie décarbonée. Aujourd'hui, il existe relativement peu de vecteurs décarbonés autres que les énergies électriques. Quand elles existent, leur utilisation dans un système électrique n'est pas forcément le système le plus efficace. Quand on dispose de biogaz, est-il plus intelligent de le brûler dans une chaudière qui permet de chauffer ou de l'envoyer dans une centrale à gaz qui, par ailleurs, ne garantit que 50 % de rendement ? Quand on se trouve face à une rareté de la ressource, et notamment de la ressource énergétique, l'enjeu du rendement s'impose d'emblée.
Si on se trouve face à des outils de stockage, il est nécessaire d'avoir de l'énergie décarbonée, ce qui nous renvoie au débat sur la capacité à atteindre 700 à 750 TWh de production d'électricité en France. Des questions se posent également sur le raccordement.
Si l'on pense que l'industrie est un investissement sans regret pour la production d'hydrogène décarboné, cette industrie se concentre dans quelques bassins industriels. 50 % des principaux sites industriels sont responsables de la moitié des émissions de CO2. Il y a donc un enjeu à apporter énormément d'électricité sur quelques bassins industriels. C'est surtout un enjeu pour RTE, car ce sont des lignes de très haute tension.
Par ailleurs, il y a un tissu industriel beaucoup plus diffus. Il peut également avoir besoin d'hydrogène décarboné. Le déploiement soulèvera la question du réseau de transport et sur le réseau de distribution.
Que ce soit sous l'angle de la production, de la distribution, du transport et de l'impact environnemental, nous nous intéressons à un objet multifacettes qu'il n'est pas facile d'appréhender.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Pouvez-vous préciser votre analyse concernant l'IRA américain ? Quelles conclusions tirez-vous pour l'Europe ?
La hausse actuelle des prix de l'énergie constitue-t-elle un frein ou une opportunité pour le développement de filières françaises dans l'hydrogène vert, les carburants synthétiques durables et les biocarburants ?
M. Ivan Faucheux. - Le gouvernement américain a choisi d'utiliser plutôt un outil fiscal. Il présente l'avantage d'être simple et lisible. Il est basé sur le contenu de CO2 et non sur d'autres vertus de l'hydrogène. En revanche, et je sortirai un peu du rôle de la CRE, il présente un désavantage : comme tout outil fiscal, sa pilotabilité en cas de bulle n'est pas évidente. Les États-Unis parviennent facilement à utiliser des outils budgétaires qui n'ont pas forcément de garde-fous, car ils disposent d'autres modalités de financement de leurs dettes. En Europe et en France, la question de savoir si cet outil a une pilotabilité budgétaire est importante. Les outils mis en place par la France sont plutôt des outils à forte pilotabilité budgétaire.
Le point le plus important reste qu'aux États-Unis, le critère de base est le contenu de CO2 de l'hydrogène.
Dans le cadre du comité de prospective, nous avons étudié l'impact de l'augmentation du coût de l'électricité sur le coût de l'hydrogène décarboné. Son rendement n'étant pas exceptionnel, toute hausse du prix de l'électricité est négative. L'accès pour l'hydrogène décarboné à une électricité à bon marché et peu volatile est très important, car il a besoin d'un fonctionnement relativement stable. Les alternatives électriques sont bien plus résilientes. Elles peuvent s'adapter et capter les opportunités.
Nous considérons qu'il est difficile pour l'hydrogène décarboné de vivre dans un monde dans lequel l'électricité décarbonée est significativement supérieure à 60 euros par MWh. En outre, il est nécessaire que la volatilité reste extrêmement mesurée. L'utilisation annuelle de l'électrolyseur est un facteur important du coût. S'il est utilisé entre 7 et 8 000 heures par an, ce n'est pas très grave. Si on descend à des taux d'utilisation de l'ordre de 2 000 à 2 500 heures par an, l'amortissement du Capex de l'électrolyseur prend le pas sur le coût de l'électricité et rend l'hydrogène décarboné bien moins abordable.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Merci. Je passe maintenant la parole à M. Jean-Philippe Bonnet.
M. Jean-Philippe Bonnet, directeur adjoint du pôle « Stratégie, prospective et évaluation » de RTE. - Merci Monsieur le Président. RTE exerce plusieurs rôles :
- un rôle de gestionnaire d'une infrastructure vitale, qui est concernée par le transport d'électricité et par l'hydrogène ;
- un rôle d'équilibre du système électrique en temps réel ;
- une activité de prospective, en lien avec le système d'équilibrage du système électrique, pour cerner ce que sera notre futur énergétique, le plus décarboné possible.
L'hydrogène peut être dévolu à de très nombreux rôles. Ils ont un point commun : pour produire de l'hydrogène décarboné, tout le monde mise sur l'électricité. Il est donc nécessaire de produire cette électricité et de l'acheminer vers les électrolyseurs.
À date, il est difficile de fournir des chiffres fiables sur le volume d'électricité que cela va représenter. Nous sommes encore dans une phase de démarrage de la filière. Toutes les questions sont encore très ouvertes.
RTE a produit deux rapports sur l'hydrogène :
- un en 2019, centré sur l'hydrogène ;
- un en 2021, sur les futurs énergétiques.
En ce moment, nous menons des travaux sur le bilan prévisionnel de l'offre et de la demande d'électricité à horizon 2030 - 2035. Les questions autour de l'hydrogène y sont également prégnantes.
Nous avons étudié l'idée selon laquelle l'hydrogène aurait d'abord pour rôle de stocker l'électricité excédentaire, afin de la restituer au moment où elle serait nécessaire. À court terme, ce rôle nous semblait secondaire. Dans le rapport de 2019, nous considérions que l'hydrogène devait être utilisé en priorité pour remplacer l'hydrogène utilisé actuellement dans l'industrie et pour participer à la décarbonation de la mobilité lourde.
Ce discours a été réaffirmé en 2021. Nous avons des scénarios de demande d'électricité pour l'hydrogène qui fluctuent entre 50 et 150 TWh à l'horizon 2050, le premier scénario étant centré sur l'utilisation de l'hydrogène pour l'industrie, le dernier, intitulé Hydrogène+, intégrant une proportion importante d'utilisation de l'hydrogène pour la mobilité. La fourchette est donc très large, même pour l'horizon 2030. Les travaux sur le bilan prévisionnel présentent un éventail allant de 11 à 34 TWh.
Au cours des 18 derniers mois, nous avons reçu un grand nombre de demandes de raccordement au réseau de transport à haute et très haute tension pour des électrolyseurs de forte puissance. Le cumul des demandes reçues s'élève à 12 GW de puissance. C'est presque la puissance totale appelée par l'industrie en France.
Les projets sont développés par les opérateurs historiques et par de nouveaux acteurs. Ils se positionnent, mais peu d'entre eux ont pris des décisions réelles d'investissements. Notre seule certitude est liée au fait que les grandes zones industrielles seront les premières concernées.
Dans ce cadre, RTE a engagé plusieurs investissements pour renforcer la capacité d'alimentation d'électricité de quatre premières grandes zones industrielles : Dunkerque, le Havre, Fos-sur-Mer et la vallée de la chimie au sud de Lyon. Les demandes de raccordements sont associées à des demandes de décarbonation directe de l'industrie, comme des fours électriques, et à des gigafactories de production de batteries et de panneaux solaires qui veulent s'installer sur ces grandes zones.
Nous ne doutons pas du fait qu'il y aura besoin d'électricité dans les années à venir. RTE a lancé un programme de 1,5 milliard d'euros pour développer progressivement la capacité d'acheminer l'électricité vers ces zones industrielles.
Cela pose des questions d'accélération et de simplification sur lesquelles nous pourrons revenir. Votre assemblée a voté un certain nombre de mesures, dont la loi d'accélération des énergies renouvelables. Elles nous seront très utiles pour mutualiser le coût de ces investissements entre la collectivité et les industriels qui en bénéficieront. Cela nous permet d'accélérer les procédures et de rationaliser l'allocation de la capacité. L'État disposera de leviers pour mettre de l'ordre dans cette concurrence effrénée, qui pourrait bloquer la machine si nous n'y prenons pas garde.
La dynamique est donc engagée. En début de séance, vous vous êtes demandé si nous disposerons d'assez d'électricité pour satisfaire la nouvelle demande. C'est la question sur laquelle RTE travaille : les premiers résultats doivent être publiés à l'automne. Vraisemblablement, nous saurons produire la quantité de MWh nécessaires sur l'année si nous poursuivons dans la logique d'engager tous les leviers à notre disposition :
- mobiliser l'efficacité énergétique dans tous les secteurs pour profiter des progrès techniques ;
- mobiliser les leviers de sobriété pour que nos besoins énergétiques soient strictement proportionnés aux usages et peut-être faire évoluer certains modes de vie ;
- optimiser la disponibilité du parc existant, car aucun nouveau réacteur nucléaire n'est prévu à l'horizon 2030 - 2035 ;
- accélérer la production d'énergie renouvelable décarbonée pour alimenter l'électrolyse.
L'autre équilibre très important aux yeux de RTE est l'équilibre en puissance. Même si nous produisons assez de MWh sur une année, nous devons satisfaire les besoins à tout moment du jour et de la nuit, en été comme en hiver. Cet élément renvoie au mode de fonctionnement des électrolyseurs. Fonctionneront-ils en permanence ou auront-ils une capacité de flexibilité pour laisser la place à des besoins plus prioritaires à certains moments de l'année ?
Pour être très concret, les statistiques publiées en temps réel par RTE indiquent que la France exporte plus de 10 GW d'électricité. Nous aurions donc aujourd'hui 10 GW disponibles, essentiellement décarbonés, pour alimenter l'électrolyse.
La durée optimale de fonctionnement dépend fortement de l'exposition de l'électrolyseur au prix de marché. Pour que la filière se développe, il est probablement nécessaire d'immuniser en partie la production d'hydrogène décarboné de la volatilité des prix du marché. Il ne faut cependant pas l'immuniser totalement, car les comportements pourront être très coûteux pour la collectivité. Lorsque les pics de prix traduisent une tension sur le système électrique, les électrolyseurs doivent être incités à s'effacer. L'équilibre économique global doit rester efficace.
Les constructeurs garantissent que, sur le plan technique, il est possible de moduler la puissance des électrolyseurs. En revanche, la chaîne de consommation de l'hydrogène peut avoir du mal à s'interrompre. Tout l'ensemble du système hydrogène doit être pensé dès le départ comme étant flexible pour qu'il puisse s'insérer harmonieusement à un coût maîtrisé.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Vous avez mentionné la demande de 12 GW. Sommes-nous en capacité de les produire ? Des projets risquent-ils de tomber d'eux-mêmes ? Comment pouvons-nous organiser une régulation des projets ?
M. Jean-Philippe Bonnet. - Effectivement, le chiffre est impressionnant. Nous sommes convaincus que certains projets n'aboutiront pas. Certains acteurs ont souhaité savoir comment se raccorder à moindre coût.
En outre, dans certaines zones industrielles, plusieurs projets semblent viser la même demande d'hydrogène. Certains acteurs industriels ont émis publiquement l'idée qu'ils pourraient recourir à l'hydrogène. Ils ont incité le développement de la concurrence pour avoir plus de choix.
Aujourd'hui, la manière dont les aides et le soutien public seront octroyés par l'État seront déterminants dans la régulation. Nous souhaitons éviter que la capacité du réseau joue un rôle de régulation. Le réseau doit pouvoir alimenter des volumes importants. Ces investissements font sens à long terme.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Merci. Je passe la parole à M. Dominique Lagarde.
M. Dominique Lagarde, directeur de la stratégie d'Enedis. - Merci Monsieur le Président. Enedis est une des entreprises qui exercent le service public de distribution de l'électricité en France. Notre modèle d'activité est à la fois national et local. Nous ne sommes pas propriétaires des réseaux et fonctionnons selon un régime de concessions. Au titre de ces contrats, nous avons, territoire par territoire, une prévision de nos investissements.
Le tarif d'utilisation du réseau est fixé sur le plan national. Le prix d'accès au réseau est le même, quel que soit l'endroit où l'on se situe sur le territoire. Il est fixé par la Commission de régulation de l'énergie et il nous permet de couvrir les coûts des opérations et des investissements. Les missions d'Enedis sont définies par le code de l'énergie. Des résultats sont attendus en termes de disponibilité de l'électricité pour l'ensemble des consommateurs. En moyenne, le temps de coupure sur l'année
Enedis emploie 36 500 salariés. Ses investissements se chiffrent à 4,4 milliards d'euros en 2022 et portent notamment sur le patrimoine, sur la croissance du réseau et sur les systèmes d'information.
La consommation française est soutirée sur le réseau de distribution à hauteur des trois quarts. La consommation du secteur industriel français est pour moitié soutirée sur le réseau de distribution. On parle beaucoup des sites les plus importants, mais les petits sites se décarboneront également. Même sur les grands sites, des auxiliaires industriels et des auxiliaires de vie sont connectés aux réseaux de distribution.
Pour Enedis, chaque source décarbonée a sa place dans l'avenir énergétique. Nous adhérons aux diverses études mises en place. Nous avons contribué à l'étude « Futurs énergétiques 2050 » sur les aspects concernant la distribution. Chaque territoire présente des atouts, l'équilibre ne sera donc pas le même partout.
Les usages finaux sont complémentaires. Les carburants synthétiques seront utiles pour l'aérien et pour le maritime. L'hydrogène servira pour l'industrie et pour les transports lourds. Il est donc important que la complémentarité soit bien prise en compte.
Un temps industriel est nécessaire pour le développement de ces activités. Ce n'est pas qu'une question de régulation ou de soutien public. Des mises au point seront nécessaires dans les process. Le temps de performance économique doit également être pris en considération. La pression sur les réseaux n'est pas la même selon les différentes technologies.
Par ailleurs, tous ces systèmes nécessitent de l'électricité. L'hydrogène, par exemple, est un gros consommateur d'électricité. Les besoins en électricité des biocarburants sont bien moins importants.
Enedis a pour mission de raccorder les différentes installations, en respectant l'égalité de traitement pour l'ensemble des demandeurs. Aucune priorisation ne peut être effectuée.
En 2022, les principales sources d'énergie renouvelable connectées au réseau de distribution étaient les suivantes :
- les panneaux solaires, à hauteur de 14 GW ;
- les installations de production éolienne terrestre, à hauteur de 17 GW ;
- la bioénergie, à hauteur de 1,2 GW.
Un travail de projection est effectué au niveau des territoires. Actuellement, les productions décarbonées solaires et éoliennes dominent. Les points de charge des véhicules électriques et les pompes à chaleur sont également importants dans les investissements à venir.
Au cours des quinze prochaines années, l'amélioration de la performance sera tirée par l'éolien et le photovoltaïque. Enedis sera donc au rendez-vous pour raccorder des installations de carburants de synthèse et autres nouvelles technologies permettant la décarbonation complète de l'activité.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Merci. Le port de Marseille s'est exprimé sur sa volonté de faire en sorte que l'ensemble des bateaux à quai ne fonctionnent plus sur leurs moteurs, mais sur l'électricité. Cet élément pose le problème des raccordements. Comment peut-on les accélérer ?
Il sera également nécessaire d'évaluer les investissements qui leur seront liés. Si j'ai bien compris, 96 milliards d'euros seront investis à horizon 2040. Le réseau s'adapte-t-il facilement à la montée en puissance des voitures électriques ? Comment les effets de pointe peuvent-ils être pris en charge ? Si les poids lourds sont ravitaillés en même temps que les voitures, nous observerons nécessairement des problèmes de raccordements.
M. Dominique Lagarde. - Nous avons raccordé 3,8 GW de production photovoltaïque et éolienne terrestre en 2021 et 3,8 GW supplémentaires en 2022. L'année dernière, nous avons eu trois fois plus de raccordements pour le même montant. La pression sur les raccordements est vigoureuse. Les attentes sont extrêmement fortes en termes de délais de raccordements.
Nous avons mis en place plusieurs actions pour accélérer les raccordements. Nous avons un enjeu de productivité interne : nous nous efforçons d'améliorer notre mode de travail. Nous avons établi un objectif de division par deux des délais de raccordements qui avaient été fixés en début d'année 2020. Ce résultat devait être atteint en 2022. Il l'a été, à l'exception de la famille des raccordements de photovoltaïques, pour laquelle nous avons assuré une réduction de 33 % des délais, mais pas une division par deux.
Le deuxième volet est lié à ce que vous avez-vous-même pu voter dans la loi « Accélération des énergies renouvelables ». Ce sont les enjeux de « permitting » de process administratifs, qui ne dépendent pas uniquement d'Enedis. Ils sont en lien avec les administrations locales ou nationales. Ces initiatives permettent de faire diminuer les délais.
Le troisième volet est lié à la flexibilité. Un acteur aura besoin d'une certaine puissance : ses demandes auront des conséquences en termes de travaux et de délais. S'il accepte de baisser ses exigences ou s'il accepte d'être écrêté à certains moments, le raccordement pourra être opéré plus rapidement. Cette discussion a lieu presque systématiquement avec l'ensemble des producteurs. Elle permet de trouver des solutions qui réduisent les délais et les coûts des raccordements.
Enfin, nous devons penser au type d'investissements à effectuer sur certaines zones, avant même que les projets n'apparaissent. Cette mécanique est en cours de travail. Je pense qu'elle est prometteuse. Jean-Philippe Bonnet l'a mentionnée pour les sites industriels, mais elle ne leur est pas limitée.
À propos du port de Marseille et de notre capacité à faire face aux besoins, aujourd'hui, nous tenons les pointes. Elles ne sont pas négligeables. Elles atteignent 20 MW en une demi-heure. Le réseau tient des appels de puissance assez rapides. Nous sommes confiants à propos des appels de puissance auxquels nous serons confrontés au niveau local. Il n'existe pas de frein technologique : rien ne doit être inventé pour tenir ces rampes de consommation d'électricité fortes. En revanche, il est vrai que nous avons besoin d'anticiper, ne serait-ce que pour équiper et pour mettre au point les logiques de flexibilité, qui peuvent être plus ou moins sophistiquées. Si l'on prend en compte les recharges de bornes de voitures électriques dans des zones telles que des centres commerciaux ou des parkings d'immeubles, il est important que leur localisation soit décidée en fonction des économies possibles. Les coûts baissent si la demande d'électricité est modeste. Si vous n'êtes pas trop intéressé par une facture, peut-être serez-vous intéressé par un contrat astucieux proposé par un acteur du marché.
Les évolutions à venir nous donnent confiance dans le fait que ces pointes passeront. Il se peut toutefois que des consignes de type « bison fûté » soient promulguées lors des pointes ultimes. Des alertes sur les temps d'attente importants pourraient alors probablement être envoyées.
M. Ivan Faucheux. - Je souhaite ajouter deux éléments au débat. J'espère qu'ils ne causeront pas de confusion. Nous avons beaucoup parlé de CO2. Il est cependant important d'avoir en tête le fait que la mobilité hydrogène est une mobilité qui adresse aussi des enjeux de pollution locale. Un certain nombre d'alternatives aux transports que j'ai citées, comme le biogaz, ne permettent pas d'atteindre le « zéro émission ». Dans les zones à faibles émissions et dans les zones qui présentent des congestions très particulières en termes de pollution locale (NOx...), la mobilité hydrogène est une solution zéro émission. Son impact CO2 est souvent minime, car il concerne des distances réduites, mais l'impact local sur la pollution peut être extrêmement fort, ce qui me paraît présenter un intérêt pour les représentants des collectivités territoriales. L'enjeu territorial de l'hydrogène peut parfois être un enjeu de pollution atmosphérique. Ce sujet n'est pas souvent abordé.
Lors des travaux qui ont été menés sur le train à hydrogène, cet élément a été particulièrement mis en avant pour des trains qui entrent dans des coeurs de ville.
Par ailleurs, il y a aujourd'hui une course effrénée pour que les réseaux de transport d'hydrogène soient régulés. C'est la question de l'anticipation des investissements qui m'y fait penser. Le caveat de la CRE est que réguler une activité revient à faire passer un risque d'investissement de l'opérateur vers le consommateur. Quand on régule un opérateur, le consommateur se retrouve dépositaire du risque d'investissement.
De nombreuses expériences sont faites : l'article 28 de la loi « Accélération des énergies renouvelables », qui a été votée récemment, permet de réarranger les files d'attente. En contrepartie de ce réarrangement et de la dépriorisation de certains porteurs de projets, on accepte que le risque final d'un investissement échoué porte sur le consommateur.
La demande de régulation est fortement poussée par la Commission européenne et par un certain nombre d'États-membres. Elle a pour conséquence de retomber dans la facture du consommateur. Cela est particulièrement vrai pour des infrastructures qui sont encore sujettes à de nombreuses interrogations, comme les infrastructures qui relieront peut-être un jour les grandes zones de production et de consommation d'hydrogène, voire des infrastructures encore plus larges. À ce niveau, la CRE est extrêmement prudente, car augmenter la facture du consommateur n'est jamais un geste naturel. De plus, je ne connais pas le modèle économique sous-jacent de certains projets d'hydrogène. De ce fait, faire porter le risque d'investissement sur un modèle économique que l'on ne connaît pas, à un consommateur qui n'aura pas le choix, est une équation sur laquelle il est difficile de s'engager.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Dans vos travaux, quelle est la place des biocarburants ? Au niveau de l'usage de l'hydrogène, une hiérarchisation a-t-elle été pensée ?
M. Ivan Faucheux. - Nous appréhendons les biocarburants essentiellement par l'utilisation de l'électricité requise pour produire des biocarburants. Les ordres de grandeur restent très limités. Il est difficile de se prononcer. Les biocarburants et les carburants de synthèse seront-ils limités au transport aérien ? Je préfère décliner ma compétence sur ce sujet.
Concernant les usages de l'hydrogène, nous avons clairement une priorisation sur les sites industriels et les usages industriels non substituables ou non susceptibles d'être mis en concurrence. L'hydrogène devient également une alternative pour les transports lourds par rapport au stockage électrochimique, compte tenu de l'autonomie des temps de recharge ou de contraintes logistiques liées aux transports collectifs ou à des transports qui doivent tourner de façon très régulière. De fait, l'hydrogène présente l'avantage de pouvoir être rechargé très rapidement. La batterie électrochimique présente encore des difficultés en termes de temps de recharge.
Comme l'a rappelé M. Bonnet, nous n'excluons pas la possibilité d'utiliser l'hydrogène pour équilibrer le réseau, pour utiliser de l'énergie à bon marché ou pour mettre en place des passerelles de stockage entre l'été et l'hiver. En revanche, elle n'appelle pas d'action régulatoire.
M. Jean-Philippe Bonnet. - Dans les questions d'accès au réseau, aujourd'hui, il n'y a pas de possibilité d'organiser une priorité. La règle qui prévaut est « premier arrivé, premier servi ». Les règles datent de l'ouverture à la concurrence du marché. Elles ont fonctionné dans un contexte de stabilité, voire de décroissance, de la consommation depuis vingt ans.
Le texte que vous avez voté donne de premiers outils à l'État, après consultation de la Commission de régulation de l'énergie, pour réorganiser ces priorités, dans des cas très précis. De fait, nous constatons de plus en plus de concurrence pour l'accès à la capacité du réseau. À terme, nous espérons garantir la capacité pour tout le monde, mais des investissements seront nécessaires. Les autorités compétentes doivent pouvoir organiser l'ordre d'arrivée des acteurs.
M. Ivan Faucheux. - J'ajouterai que l'article 27 de la loi « Accélération des énergies renouvelables » ne vise pas que l'hydrogène. Il vise également tous les projets d'efficacité énergétique et de décarbonation « significative ». Un quart des 12 GW de demandes qui arrivent sur les dix sites prioritaires ne concerne pas l'hydrogène. Même si l'hydrogène peut ne pas présenter d'alternatives pour la décarbonation de certains process, il entre parfois en concurrence avec d'autres projets de décarbonation et d'efficacité énergétique.
M. Dominique Lagarde. - La bonne nouvelle est liée à la croissance des infrastructures. Cela signifie que des investissements sont effectués et que des ressources humaines sont nécessaires. Des emplois seront créés sur le long terme. Des reconversions seront possibles et des formations seront assurées par les lycées et les bacs professionnels. Nous prenons ce sujet à bras-le-corps avec une école des réseaux électriques. Elle vise, avec l'ensemble de la filière, à recenser les besoins dans la durée et à prendre des dispositions pour y répondre. Aujourd'hui, 8 600 personnes sont formées à l'électricité à partir du bac professionnel ou des BTS. Elles alimentent l'ensemble des activités électriques du pays. Les besoins de la filière « réseau électrique » représentent ce montant. Nous risquons donc de manquer de moyens humains. Nous devons tous travailler ensemble sur ce point.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Il est intéressant d'avoir une vue optimiste. Sans vouloir être pessimiste, pour développer votre réseau, vous avez besoin de matières premières.
M. Dominique Lagarde. - Nous avons besoin de cuivre et d'aluminium.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - L'Académie des technologies a publié un avis très critique sur la politique européenne de l'énergie. Elle considère que nous ne pourrons pas atteindre les deux objectifs. Quel est votre point de vue ?
M. Ivan Faucheux. - Un régulateur éprouve beaucoup de difficultés à critiquer un gouvernement. De la même manière, j'aurais du mal à accepter qu'un gouvernement critique un régulateur.
En revanche, nous nous interrogeons sur la confusion à propos du terme « décarboner ». Le développement des énergies décarbonées passera par le développement des énergies renouvelables. Le besoin est tel que nous n'arriverons pas à tout faire. Nous ne pouvons pas opérer un choix entre énergies renouvelables et énergie nucléaire.
Opérer un choix technologique immédiat sur des dispositifs réglementaires ou de soutien par rapport à l'hydrogène est très étonnant. Il est important de fixer un objectif de décarbonation et de laisser les États choisir les moyens à mettre en oeuvre au service de cette décarbonation. Je constate que dans son raisonnement, l'Europe considère que « décarbonation » est synonyme de « renouvelable ». Dans le cas de l'hydrogène, cette bifurcation est patente.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je vous remercie de nous avoir consacré votre temps. J'ai bien compris que pour avoir la lumière à son domicile, nous avons besoin de la complémentarité d'une chaîne d'entreprises. Or, la force de la chaîne est le maillon le plus faible. Je souhaite donc que vous vous renforciez, les uns et les autres. Merci beaucoup.
La réunion est close à 19 heures 20.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Mercredi 31 mai 2023
- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -
La réunion est ouverte à 17 h 45.
Audition de M. Bruno Even, président du comité de pilotage du Conseil pour la recherche aéronautique civile (CORAC), président-directeur général d'Airbus Helicopters
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert, en accueillant cet après-midi M. Bruno Even, président-directeur général d'Airbus Helicopters, président du comité de pilotage du Conseil pour la recherche aéronautique civile (CORAC), qui représente aujourd'hui à la fois Airbus et le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS).
Monsieur Even est accompagné par plusieurs personnes que je salue :
- M. Pierre Bourlot, délégué général du GIFAS ;
- M. Frédéric Parisot, qui vient de rejoindre le GIFAS, après avoir été major général de l'Armée de l'air et de l'espace ;
- M. Baptiste Voillequin, directeur en charge de la recherche-développement, de l'espace et de l'environnement au GIFAS ;
- M. Jérôme Jean, directeur des affaires publiques du GIFAS ;
- et Mme Anne-Sophie de la Bigne, directrice des affaires civiles France du groupe Airbus.
Je rappelle que cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande.
Monsieur le Président, Madame et Messieurs, notre mission d'information comprend des membres issus de différentes commissions, qui représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
Le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert sera l'un des éléments importants de la décarbonation des transports, et donc l'une des voies pour atteindre les objectifs ambitieux que l'Union européenne s'est assignés à travers du pacte vert et du paquet « Ajustement à l'objectif 55 ».
Nous savons que le secteur aéronautique présente des contraintes particulières au regard des enjeux de décarbonation. Les carburants d'aviation durables sont ainsi au centre des attentions, tant à l'échelon national qu'à l'échelon européen.
Par ailleurs, l'hydrogène en tant que tel donne lieu à un certain nombre de recherches et de projets industriels, en particulier chez Airbus.
Ces évolutions ne seront pas neutres, ni du point de vue industriel, ni du point de vue logistique pour les plateformes aéroportuaires, ni du point de vue du coût d'approvisionnement en carburant pour les compagnies aériennes. La question du prix de ces carburants est un sujet de discussion entre les compagnies aériennes et les producteurs. Encore faut-il que ce fameux carburant d'aviation durable soit disponible en quantité suffisante, là où les compagnies en ont besoin.
Le GIFAS a copiloté l'élaboration de la feuille de route de décarbonation de l'aérien, publiée le 18 avril dernier et alimentée par les travaux du CORAC. Il prépare également le Salon du Bourget qui se tiendra dans quelques semaines, où le gouvernement pourrait faire des annonces.
Il nous importe donc d'avoir votre vision de ce dossier.
Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, vous a adressé un questionnaire qui peut vous servir de guide, mais vous pouvez évidemment introduire votre propos comme vous le souhaitez.
Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur, puis à l'ensemble de mes collègues, afin qu'ils puissent vous relancer et vous poser un certain nombre de questions.
Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées.
M. Even, je vous cède la parole pour une quinzaine de minutes.
M. Bruno Even, président d'Airbus Helicopters et président du comité de pilotage du Conseil pour la recherche aéronautique civile (CORAC). - Mesdames et Messieurs les Sénateurs, Monsieur le Rapporteur, je vous remercie de cette invitation qui va nous permettre d'échanger sur les défis majeurs de l'industrie aéronautique française, particulièrement sur le sujet de la décarbonation. Ce sujet comprend celui des nouveaux carburants qui en représentent une part déterminante. Nous avons effectivement reçu les questions que vous nous avez adressées et pour lesquelles un certain nombre d'éléments de réponse vous ont été transmis.
À titre liminaire, je vais rappeler les principaux éléments de contexte. Le premier élément qu'il me semble important de souligner, c'est la structuration de la filière aéronautique française. Je pense qu'il est important d'avoir quelques chiffres en tête pour souligner l'enjeu que représente cette filière. Le GIFAS rassemble 444 membres, parmi lesquels 190 équipementiers, dont 38 start-up, et 221 PME. Le chiffre d'affaires en 2022 pour cette filière s'élève à plus de 62 milliards d'euros, soit + 13,6 % par rapport à 2021. Plus de 40 milliards d'euros sont issus de l'activité d'exportation avec des commandes à hauteur de 65 milliards, dont 75 % à l'exportation. L'on voit ainsi l'importance de l'exportation et donc la contribution de cette filière à la balance commerciale française.
La crise du Covid en 2020 a eu un fort impact sur le trafic aérien et ainsi sur toute la filière, qui a subi une crise inédite en 2021 et 2022. En 2022, le trafic aérien au niveau mondial est quasiment revenu au niveau de 2019, alors que nous ne sommes pas nécessairement sortis de la crise. On est en effet passé d'une crise de la demande, avec l'impact du Covid, à une crise de l'offre. Dans un délai particulièrement court, l'on a connu une reprise très forte de la demande. C'est le défi d'aujourd'hui.
Au-delà de la supply chain, la sortie de crise est marquée par une économie mondiale qui est affectée par la guerre en Ukraine et par les enjeux d'énergie, de coût de la matière première, d'inflation et de ressources humaines, à la fois de compétences et de capacités à recruter.
En 2023, la filière doit réussir la montée en cadence pour tous les secteurs. Dans le même temps, elle doit faire la part belle aux démonstrateurs de technologie nouvelle qui sont essentiels au regard des enjeux de compétitivité et de décarbonation.
Le GIFAS et l'ensemble de la filière poursuivent leur transformation avec des initiatives telles que StartAir, le club des start-up françaises de la filière créé en 2022, pour nouer des liens et faire circuler l'innovation entre start-up et entreprises.
Au-delà, de ce contexte marqué par une crise de la demande, puis par une crise de l'offre, la filière doit relever plusieurs défis très importants et, au premier chef, celui de la décarbonation. Lorsqu'on regarde l'histoire de l'aéronautique, la décarbonation représente la quatrième révolution du transport aérien. Elle consiste à démontrer qu'on peut voler de manière sûre, de manière compétitive et de manière décarbonée.
Pour illustrer l'enjeu de la filière, le transport aérien est aujourd'hui responsable de 2,5 % des émissions de CO2 d'origine humaine. Ce secteur raisonne à l'échelle internationale. Il est important de noter que l'ensemble des acteurs se sont engagés en 2021 à atteindre l'objectif ambitieux de zéro émission nette en 2050 pour toute la filière.
Dans le même temps, les États membres de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) se sont engagés en travaillant ensemble sur le même objectif lors de l'assemblée d'octobre 2022.
C'est un engagement de la filière qui est exemplaire au niveau international, mais également au niveau au niveau français. Le secteur du transport aérien a été ainsi le premier à avoir remis officiellement au gouvernement, le 14 février 2023, sa feuille de route de décarbonation au titre de l'article 301 de la loi « Climat et résilience ».
Je tiens à souligner que son élaboration a été copilotée en 2022 avec la direction générale de l'aviation civile et le GIFAS, en lien avec les services de l'État, et qu'elle a mobilisé l'ensemble des acteurs.
Le Conseil d'orientation pour la recherche aéronautique civile (CORAC), dont j'ai la chance d'occuper la présidence depuis maintenant deux ans, a dans le même temps publié ce qu'on appelle la note de conviction pour un avion bas carbone et un leadership de l'industrie aéronautique française.
Cette note de conviction est le résultat d'un travail approfondi qui est mené depuis près de trois ans, dans le cadre du plan de relance de 2020. Elle a été présentée dans ses grandes lignes et chiffrée sur dix ans.
La note de conviction, qui résume l'ensemble des travaux conduits depuis trois ans, rappelle qu'il s'agit, sur la période 2024-2029, de concrétiser les efforts et les travaux de R&T en montant en maturité vers les phases de démonstration et de créer les conditions de lancement de programmes.
Dans cette note de conviction sont décrits les différents leviers qui permettent d'atteindre cet objectif de zéro émission à l'horizon 2050. Ces différents leviers s'additionnent, ils sont complémentaires et ils permettent de répondre à cet enjeu.
Le premier levier consiste à renouveler les flottes. Il vise à favoriser le remplacement des avions les plus anciens par des nouveaux bénéficiant des meilleures performances disponibles sur le marché.
Ainsi, l'intensité carbone d'émissions des avions de la gamme Airbus, mesurés en quantité de CO2 émis par kilomètre et par passager, a diminué de 20 % entre 2015 et 2022. L'innovation et la technologie permettent donc de répondre successivement à des enjeux de réduction de CO2.
Seuls 20 % de la flotte actuellement en exploitation sont constitués d'avions de dernière génération. Il est donc possible, en renouvelant les 80 % de la flotte ancienne restants, de réduire les émissions de CO2 de 15 à 20 %.
Le deuxième levier consiste à continuer en parallèle sur l'innovation vers toujours plus de performance et d'efficience pour le développement d'appareils qu'on appelle « ultra frugaux ». L'objectif pour la prochaine génération est de gagner jusqu'à 30 % de réduction des émissions.
Ces avions intégreront des moteurs à l'efficacité exacerbée grâce à l'augmentation de leur taux de dilution avec des moteurs plus larges voire sans carénage, dits open rotor, et par l'intégration d'un degré d'hybridation électrique. Ils embarqueront une avionique et des systèmes plus électriques alliant basse consommation, performances et connectivités toujours améliorées.
Le second axe technologique de ce levier consiste à optimiser l'empreinte environnementale des trajectoires, en minimisant la consommation et les impacts climatiques via l'optimisation des trajectoires. Un axe d'innovation porte sur l'architecture pour atteindre des performances aérodynamiques optimisées, en intégrant notamment des géométries et des variables pilotables ou des revêtements aux propriétés ou dynamiques qui limitent en particulier la traînée de frottement. Un deuxième axe d'innovation est envisagé pour la génération suivante dans un calendrier plus lointain.
La mise en service de ces nouveaux avions est prévue chez Airbus à l'horizon 2035. Ces avions fonctionneront quant à eux avec de l'hydrogène liquide et n'émettront donc aucun CO2. Ils représentent par conséquent un atout essentiel dans la décarbonation du transport aérien, mais leur introduction sera progressive en fonction de l'évolution des technologies et de la montée en puissance de l'écosystème associé à l'hydrogène en France et dans le reste du monde.
L'enjeu en termes d'innovation est de travailler dès à présent sur les briques technologiques qui traiteront ces deux défis. Cependant, d'un point de vue calendaire, s'il s'avère essentiel de démarrer dès maintenant sur ces deux voies technologiques, elles seront échelonnées dans le temps.
En effet, l'un des défis de l'hydrogène n'est pas uniquement de développer de la technologie embarquée offrant une capacité de propulsion hydrogène, mais également de développer l'ensemble de l'écosystème, y compris la chaîne d'approvisionnement et de transport au sol.
Le troisième levier consiste en l'utilisation de carburants aéronautiques durables, qui ont l'avantage de pouvoir être utilisés sur les avions existants. En effet, les moteurs sont déjà certifiés pour des mélanges jusqu'à 50 %. Ils peuvent dans le même temps réduire les émissions de CO2 de plus de 80 % sur un cycle complet.
L'ensemble de ces leviers sont additionnels et complémentaires. Il existe aussi un enjeu en termes de coûts, puisque celui de l'usage des biocarburants est estimé deux à trois fois supérieur de celui du kérosène. Il est donc essentiel dans le même temps de travailler sur des technologies permettant de réduire la consommation.
C'est sur ce troisième thème que vous nous avez sollicités et que nous allons détailler les éléments chiffrés, en nous appuyant notamment sur la feuille de route de décarbonation, au titre de l'article 301 de la loi « Climat et résilience » qui a été remise au gouvernement le 14 février dernier.
Nous vous avons déjà transmis des éléments de réponse écrits et, si besoin, nous les compléterons à l'issue de cet entretien. Les carburants aéronautiques durables jouent un rôle important dans la décarbonation, principalement parce qu'ils sont utilisables sans modification majeure des avions. Je précise que les avions peuvent actuellement être compatibles avec du carburant d'aviation durable à 100 %. Il s'agit de liquides constitués d'une composition de molécules similaire à celle du kérosène fossile, c'est-à-dire des chaînes carbonées C10 à C14 présentant les mêmes propriétés physiques et le même point de congélation notamment, mais sans contenu fossile. Tous utilisent une certaine quantité d'hydrogène mélangée à une source de carbone qui peut être d'origine biologique, se trouver dans des déchets organiques ou industriels, ou encore être prélevés directement dans l'air.
Ces filières ont été certifiées jusqu'à un taux d'incorporation de 50 % et quatre, en particulier, sont considérées comme devant avoir une contribution forte à la demande en volume à l'horizon 2030.
Dans cette catégorie figurent les graisses hydrotraitées produites à partir de matières premières, spécifiées à l'annexe de l'axe 9 de la directive européenne RED sur les énergies renouvelables ; le PTL (Biomass to Liquid), obtenu par le procédé de gazéification et recomposition Fisher-Tropsch à partir de biomasse solide de type résidus agricoles, résidus forestiers, plantes lignes cellulosiques ou déchets municipaux ; le procédé Alcool to Jet (ATJ), qui utilise un processus chimique pour la conversion de biomasse ligno-cellulosique, et enfin le PTL (Power to Liquid ou e-fuel), qui est un carburant purement synthétique produit à partir d'hydrogène ou de CO2 capturés directement dans l'air et qui ne dépend donc pas de la biomasse, mais demande de plus grandes quantités d'électricité.
Tous ces carburants devront être conformes au droit européen, en garantissant qu'ils sont durables et qu'ils n'entrent pas en concurrence avec la nourriture humaine ou animale. Leur bilan carbone doit être supérieur à 70 %, ce qui signifie que le carbone capté par la photosynthèse ou par la captation des gaz dans l'atmosphère devrait être supérieur de 70 % à celui émis pour leur production et pendant le vol.
En ce qui concerne les enjeux pour le déploiement de l'utilisation des carburants d'aviation durable, les travaux pour atteindre la certification à hauteur de 100 % sont en cours, notamment via la feuille de route du CORAC avec, entre autres, les premières démonstrations en vol d'hélicoptères et d'aéronefs commerciaux utilisant des carburants d'aviation durable purs. C'est le projet Volcan qui est mené conjointement avec la DGAC. Les enjeux concernent, en particulier, la compatibilité de certains matériaux sur certaines fonctions, telles que les joints ou les tuyauteries. L'objectif est d'être capable de démontrer cette capacité de 100 % à l'horizon 2025-2026.
Le deuxième point clé est l'augmentation des volumes de production de carburant d'aviation durable. Le scénario SNBC de l'article 301 décrit, d'ici 2050, un besoin en carburant d'aviation durable de l'ordre de 7 à 8 mégatonnes par an, en bio-fuels et en e-fuel, représentant un besoin estimé en biomasse de l'ordre de 12 à 14 mégatonnes par an, plus 100 térawattheures d'électricité décarbonée.
L'introduction de tels volumes appelle également une amélioration des procédés ou le développement de nouvelles technologies de conversion offrant des rendements et des performances économiques supérieures. Ces nouvelles filières de production devront être certifiées au niveau international avec une recherche d'efficacité accrue du processus. À ce titre, une structuration des acteurs français et européens est nécessaire afin de soutenir le projet de clearing house porté par l'Agence européenne de la sécurité aérienne (AESA), c'est-à-dire de guichet unique permettant aux candidats à la certification de trouver un soutien technique, administratif et financier.
Au-delà des enjeux, trois scénarios d'introduction des carburants d'aviation durables ont été définis. Le premier vise 6 % d'incorporation en 2030 et 63 % en 2050, selon le projet initial de la Commission européenne, et fait un très large appel aux biocarburants.
Le deuxième scénario vise quant à lui 10 % d'incorporation en 2030, au lieu de 6 %, et 85 % en 2005. Il fait appel à plus d'electro-carburants. Ce scénario correspond à un recours plus limité à la biomasse, mais demande plus d'électricité.
Il faut noter que l'accord politique obtenu à Bruxelles sur le règlement Refuel EU Aviation prévoit quant à lui 6 % de carburant d'aviation durable en 2030 et 70 % en 2050, dont 35 % de PTL.
Le troisième scénario, évidemment plus ambitieux, est une variante du précédent avec le même de l'objectif de 85 % de carburant aviation durable en 2050, mais cette fois en utilisant plus de biomasse, grâce au procédé hybride e-BTL, qui consiste à injecter dans le processus BTL de l'hydrogène à partir d'électrolyse, ce qui permet de mieux utiliser le carbone contenu dans la biomasse et d'augmenter ainsi les rendements. Dans ce cas, la biomasse redevient majoritaire, la demande en électricité baissant ainsi d'environ 10 térawattheures.
Les carburants aéronautiques durables sont donc bien une composante majeure de la décarbonation du transport aérien, quel que soit le scénario. Les acteurs de la construction aéronautique sont engagés pour faire émerger des aéronefs compatibles à 100 % et appuient la démarche d'émergence d'une filière de production et de distribution des carburants aéronautiques durables, sachant que l'enjeu résidera dans les quantités de matières premières disponibles et de puissance électrique nécessaire.
En ce sens, la récente mise en place d'un groupe de travail de haut niveau rassemblant l'ensemble des acteurs concernés représente un signal fort pour qu'émergent les incitations politiques et le cadre réglementaire.
Je souhaite enfin rappeler la tenue du Salon international de l'aéronautique et de l'espace qui se tiendra au Bourget du 19 au 25 juin 2023. Nous serons heureux de vous y accueillir. Je vous remercie de votre attention et me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Monsieur le Président, Monsieur le Président Even, je vous remercie de cette présentation. Je souhaiterais vous poser plusieurs questions.
Tout d'abord, vous avez rappelé l'objectif d'atteindre zéro émission nette en 2050. Comment voyez-vous la capacité des différents pays à converger de manière relativement coordonnée et à permettre que les compagnies ne soient pas soumises à une concurrence subissant des coûts différents ? Soutenez-vous les démarches diplomatiques à l'OACI qui permettront d'éviter que nos compagnies aériennes soient pénalisées ?
En qualité de président d'Airbus Helicopters, avez-vous le sentiment qu'au niveau européen et français, notre stratégie est soutenable et qu'elle permet de préserver notre souveraineté et nos emplois ? Les dispositifs de soutien sont-ils suffisants ?
Concernant la certification, vous avez rappelé que la filière vise les 100 % d'incorporation. Êtes-vous confiant dans la capacité des ingénieurs à atteindre cet objectif ?
Vous estimez le besoin en biocarburants à 7 à 8 millions de tonnes. Concerne-t-il l'Europe ? Quelle est l'échéance de cet objectif ? Actuellement, notre capacité de production s'élève à 2 millions de tonnes. La question de notre capacité de production se pose donc.
M. Bruno Even. - Concernant notre capacité d'atteinte de l'objectif d'un taux d'incorporation de 100 %, je tiens tout d'abord à rappeler qu'actuellement, notre taux d'incorporation se rapproche de 0 %. Le débat ne porte pas sur la technologie, mais sur le développement de l'écosystème. Or nous avons trop attendu pour mettre en place cet écosystème et nous ne devons plus attendre.
Il est vrai que le coût du carburant durable est supérieur à celui du kérosène. Or, l'absence de mécanisme incitatif empêcherait qu'une amorce de la demande conduise in fine à rendre ce biocarburant abordable. Il n'est pas douteux qu'à l'horizon 2025-2026, cet objectif pourra être atteint d'un point de vue technologique. Cependant, n'attendons pas cette échéance pour mettre en place les mesures permettant de développer des carburants d'aviation durables. L'ensemble des acteurs sont confiants, mais encore faut-il aller jusqu'à la démonstration. L'enjeu est donc de construire l'écosystème permettant de répondre à l'objectif de 6 % à l'horizon 2030. Il est nécessaire de mettre en place des mesures incitatives pour créer la demande et diminuer les coûts de production. Ce travail doit être concomitant à celui de diminution de la consommation de carburant. En effet, quel que soit le scénario, le coût de production sera supérieur à celui du kérosène. Il est donc nécessaire au niveau national et européen de créer un environnement réglementaire et fiscal incitatif pour les entreprises de la filière.
Par ailleurs, nous estimons notre besoin en biocarburant à 10 mégatonnes à l'horizon 2050 pour la France (vols domestiques et vols de départ international).
Concernant l'enjeu de ne pas créer de distorsion de concurrence, je précise qu'au niveau de l'OACI, c'est bien l'ensemble des acteurs, publics et privés, qui se sont engagés à atteindre le « zéro émission nette » à l'horizon 2050. Cette dimension internationale est essentielle pour s'assurer que les exigences nationales ou européennes ne soient pas décorrélées de celles des autres pays. Il faut que les solutions technologiques soient compétitives. Les relations diplomatiques sont essentielles pour rendre le cadre réglementaire cohérent.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Concernant la filière de biocarburants, où en êtes-vous dans le dialogue avec les énergéticiens ? En effet, la question est de savoir comment créer un marché et satisfaire une demande exprimée par les compagnies. Nous devons montrer que le secteur aérien est capable de se décarboner de manière rapide. Enfin, comment avancez-vous sur la technologie de l'hydrogène, en particulier concernant le développement des infrastructures ? Au salon du Bourget, un avion hybride sera présenté. Où en est le développement de la technologie électrique ?
Enfin, le CORAC rassemble les pouvoirs publics, les industriels et le monde de la recherche pour fixer des feuilles de route. Or le financement du CORAC ne semble pas être assuré et il existe pour l'avenir des points d'alerte sur la question budgétaire. Pouvez-vous aussi aborder cette question ?
M. Bruno Even. - Avant de vous répondre, je tiens à préciser que les États-Unis ont mis en place des mécanismes incitatifs de soutien aux initiatives qui visent l'ensemble de la décarbonation. Il est essentiel de bénéficier de soutiens similaires pour conserver une concurrence équitable.
Vous souligniez l'image du transport aérien. En réponse, je tiens à souligner que le secteur aérien est particulièrement engagé avec une feuille de route solide qui vise une industrie décarbonée à l'horizon 2050. De plus, il ne faut pas laisser de côté la contribution du secteur aérien à la fois à l'économie nationale et européenne. C'est l'un des premiers contributeurs à l'équilibre de la balance commerciale. Au niveau international, l'aérien est parfois la seule source de décloisonnement disponible et le secteur contribue ainsi à la création d'un monde où l'ensemble des acteurs sont connectés.
Concernant l'avancement sur les biocarburants, le groupe de travail de haut niveau a été créé sous l'impulsion ministérielle le 14 février 2023. Il rassemble l'ensemble des acteurs y compris les énergéticiens. La dynamique est donc en place et l'écosystème est mobilisé. De ce point de vue, je suis assez confiant. Il faut maintenant aller jusqu'au bout et démontrer que la filière se développe.
Concernant l'hydrogène, nous travaillons sur plusieurs solutions technologiques en parallèle : l'ultra-frugalité, le renouvellement des flottes et les avions à hydrogène. Enfin, nous développons des systèmes de séquencement qui permettront l'utilisation en parallèle de plusieurs solutions technologiques. Sur l'hydrogène, nous travaillons à développer la capacité de transport et de stockage de ce carburant. La feuille de route du CORAC vise à démontrer, d'ici à 2030, l'ensemble des briques technologiques avant de pouvoir lancer le programme « Avion à hydrogène » envisagé pour l'aviation régionale, puis pour l'aviation internationale. Le défi concernera en effet l'existence d'un écosystème global et d'une chaîne logistique suffisante. En conclusion, nous travaillons sur deux solutions technologiques différentes et tentons de les introduire sur des segments de marché différents, puis sur le segment des monocouloirs. Nous sommes donc dans l'exécution de la feuille de route du CORAC, qui a commencé avec le plan de relance en 2020 et qui a repris avec le plan « France 2030 ».
Dans le cadre du plan de relance de 2020, l'État s'est engagé à financer une feuille de route technologique pour la décarbonation et à assurer le maintien des compétences dans un secteur directement touché par la crise du Covid. Le plan de relance a eu le mérite d'initier cette feuille de route technologique. À travers « France 2030 », la dynamique s'est accélérée. L'enjeu, à partir de 2024, sera d'être capable de donner de la visibilité et donc de disposer des financements budgétaires pour poursuivre la mise en oeuvre de cette feuille de route. Ce financement n'est en effet pas assuré dans la mesure où le budget n'est pas encore totalement validé. Des discussions se tiennent entre les différents acteurs. L'objectif est de disposer d'une enveloppe budgétaire pluriannuelle permettant d'exécuter cette feuille de route d'innovation, qui vise à valider des technologies aidant à lancer des programmes essentiels pour mettre en place et atteindre l'objectif de décarbonation à l'horizon 2050.
La feuille de route est très claire. Elle inclut l'hydrogène. Nous sommes dans une période de transformation telle que l'industrie aéronautique n'en a jamais connu. Nous faisons face à la quatrième révolution du transport aérien. L'ambition de chacun est forte. Assurons-nous que les moyens soient mis en face de ces ambitions. Les acteurs industriels et les donneurs d'ordre sont décidés à investir au bon niveau. Il est essentiel que l'État poursuive son effort afin d'atteindre les objectifs visés.
Concernant la technologie électrique, nous travaillons sur l'hybridation des moteurs, notamment dans le cadre de l'ultra-frugalité. Cette technologie nous permettra d'atteindre la neutralité carbone. L'enjeu de l'hydrogène réside dans sa densité volumétrique. Cette technologie est donc plus difficilement applicable que l'hybridation.
Mme Béatrice Gosselin. - Cette feuille de route est-elle commune aux autres pays ayant des filières aéronautiques ? Quelles sont les incitations fiscales dont le secteur a besoin pour que la filière puisse atteindre ces objectifs ?
M. Bruno Even. - Nous constatons que le sujet de la décarbonation est abordé dans l'ensemble des pays. Nous avons été pionniers, mais l'effet d'entraînement a eu lieu et l'ensemble des pays se mobilisent désormais autour de cette question. L'enjeu de la décarbonation est en haut de l'agenda des pays à travers des mécanismes réglementaires importants. Les carburants d'aviation durables sont perçus comme des leviers prioritaires. Cependant, les différentes agences gouvernementales investissent dans les programmes explorant les différentes pistes technologiques à l'instar de l'hydrogène. Le défi est important. Aucun levier ne peut être négligé. C'est ce que l'on constate au niveau international à travers la mobilisation dans les différents pays.
Mme Béatrice Gosselin. - La Chine suit-elle également ce mouvement ?
M. Bruno Even. - La Chine a l'ambition de se positionner comme un acteur majeur du secteur aérien. Ce pays se mobilise également sur l'hydrogène. C'est l'occasion pour lui de se positionner directement sur la future génération d'avions.
M. René-Paul Savary. - Vous dites que l'hydrogène sera utilisé principalement à l'échelle régionale. Or nous avons fermé des lignes d'avions considérées comme trop courtes, afin de favoriser l'utilisation du train pour les déplacements interrégionaux.
Par ailleurs, vous êtes l'un des premiers à évoquer la technologie de la biolyse qui aurait pour intérêt de consommer moins d'énergie que l'électrolyse pour la production d'hydrogène. Avez-vous le sentiment qu'une technologie vous est imposée par rapport à une autre ?
Enfin, la consommation de biomasse et d'électricité devra être répartie entre les différents secteurs économiques. Or je suis inquiet, car je me demande si nous pourrons définir un plan commun, notamment avec les filières de l'automobile et celle du chauffage.
M. Bruno Even. - Nous souhaitons développer l'hydrogène pour l'ensemble des secteurs, mais d'abord pour les déplacements régionaux afin de le déployer à l'échelle internationale. Le segment aérien est un marché international et il est nécessaire de raisonner à cette échelle, même s'il ne faut pas ignorer les problématiques nationales. Dans le cadre d'une industrie aéronautique décarbonée, la question de la répartition des usages entre le train et l'avion ne se poserait pas dans les mêmes termes.
M. Baptiste Voillequin, directeur en charge de la recherche-développement, de l'espace et de l'environnement au GIFAS. - Nous ne constatons pas l'imposition d'un choix technologique sur la filière. C'est pourquoi notre feuille de route contient trois principaux scénarios (un scénario action et deux scénarios d'accélération qui se distinguent sur l'introduction des électro-carburants par rapport aux biocarburants). L'enjeu de pondération repose sur la disponibilité de la biomasse avec l'enjeu de reposer sur une biomasse non alimentaire. Un équilibre doit donc être trouvé entre la disponibilité de la biomasse et la puissance installée.
M. Bruno Even. - J'insiste sur le fait qu'aucun choix technologique ne nous est imposé. Nous partageons l'ambition de disposer d'un secteur aérien décarboné en 2050. Pour ce faire, nous disposons d'une feuille de route ambitieuse, mais réaliste et qui combine différents leviers. C'est le résultat d'une analyse objective et rationnelle des technologies. J'ai souligné dans mon propos liminaire le fait que la technologie de l'avion ultra-frugal est celle qui permettra le déploiement de l'aviation durable. L'hydrogène ne nous est pas imposé. Nous sommes convaincus que cette solution technologique doit être explorée pour que nous disposions de tous les leviers permettant d'atteindre un secteur aérien décarboné. L'enjeu pour les années à venir est de continuer à instruire ces choix technologiques dans le cadre du CORAC. Celui-ci rassemble l'ensemble des acteurs du secteur pour arriver à une feuille de route ambitieuse, mais réaliste.
Concernant le sujet de la biomasse, je voudrais souligner qu'en France, nous avons les ingrédients de développement d'une filière qui réponde à ces enjeux.
M. Pierre Bourlot, délégué général du GIFAS. - Vous avez raison dans la mesure où actuellement la puissance installée n'est pas suffisante. Une économie décarbonée aura besoin de beaucoup plus d'électricité qu'aujourd'hui, notamment pour produire de l'hydrogène.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je partage l'inquiétude de mon collègue René-Paul Savary. En effet, il est nécessaire de pouvoir quantifier nos besoins.
Tout au long de l'évolution du secteur aéronautique, des choix technologiques ont été opérés et un écosystème s'est développé. Un nouvel écosystème doit être développé d'ici à 2050. De votre point de vue, quels acteurs devraient être renforcés dans le cadre de sa construction ?
M. Bruno Even. - Le premier défi est technologique. De ce point de vue, les actions sont identifiées et seront réalisées sur le temps long. En effet, il est nécessaire de démontrer une faisabilité technologique avant de lancer les programmes. Cependant, les actions sont engagées. L'enjeu est de s'assurer que les conditions budgétaires sont réunies pour être capables d'exécuter la feuille de route du CORAC et ne pas perdre le bénéfice de ce qui a déjà été engagé.
L'enjeu est d'accélérer le fait que l'ensemble des acteurs de l'écosystème soient prêts pour l'utilisation des biocarburants. L'ensemble des acteurs sont alignés sur le fait que le besoin existe. Le groupe de travail créé sous l'égide ministérielle en février permet de construire une dynamique positive. Pour autant, par rapport à la feuille de route technologique engagée depuis 2020, les initiatives sont beaucoup plus récentes. Dans ce domaine, la mobilisation et les mesures incitatives sont essentielles pour s'assurer que l'ensemble des acteurs (y compris les énergéticiens) soient incités à utiliser ces nouveaux carburants et à entrer dans cette spirale vertueuse. En effet, la technologie est déjà disponible. Il faut mettre l'écosystème en route pour qu'il recoure massivement à cette technologie.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Les compétences en matière de ressources humaines sont-elles suffisantes pour relever ce défi ?
M. Bruno Even. - J'évoquais la problématique des ressources humaines au regard de la nécessité de la filière de monter en cadence industrielle pour répondre à la demande. Mon point ne concernait pas spécifiquement l'exécution de la feuille de route technologique. L'enjeu de décarbonation s'inscrit dans un contexte où le secteur n'est pas totalement sorti de la crise. Il existe aussi des défis en matière de montée en compétence sur certains points spécifiques. Cependant, cette question a tendance à attirer les compétences.
M. Pierre Bourlot. - Nous avons la chance en France de disposer d'écoles d'ingénieurs dédiées à l'aéronautique. Ainsi, les meilleurs ingénieurs de France se dirigent facilement vers le secteur aéronautique. En 2022, nous avons recruté 18 000 personnes. En 2023, nous avons l'ambition de recruter 25 000 personnes. Nous sommes présents à différents niveaux afin d'attirer les talents dont nous avons besoin pour construire l'avion de demain. C'est un point d'attention majeur. Les compétences des jeunes ingénieurs ne baissent pas. Il s'agit pour eux d'un très beau défi.
Mme Béatrice Gosselin. - Peut-on imaginer que, dans le futur, le secteur aérien sera composé d'avions utilisant non pas une, mais différentes solutions technologiques ?
M. Bruno Even. - Oui, nous pouvons l'imaginer, notamment en raison de l'introduction progressive des nouvelles technologies. C'est tout le défi de la création de cet écosystème.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je vous remercie de nous avoir apporté ces éclairages.
La séance est levée à 19 h 00.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Jeudi 1er juin 2023
- Présidence de M. Pierre Cuypers, vice-président -
La réunion est ouverte à 10 h 45.
Audition de M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire
M. Pierre Cuypers, président. - Nous poursuivons les travaux de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert en accueillant ce matin M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire.
Je vous prie d'excuser le président Gilbert-Luc Devinaz, qui avait aujourd'hui des obligations dans son département.
Je rappelle que cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande.
Monsieur le ministre, notre mission d'information comprend des membres issus de différentes commissions, qui représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
Le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert représente un enjeu important pour permettre à la France et à l'Union européenne d'atteindre l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050, mais aussi pour notre souveraineté et la compétitivité de notre économie.
La France a développé une politique ambitieuse en matière de biocarburants, qui a produit des effets notables, tant en matière de production que d'incorporation de biodiesel ou de bioéthanol dans les carburants.
Nous avons constaté, lors de nos auditions, que ces orientations étaient désormais contestées ou remises en question, par la Cour des comptes comme par des organisations non gouvernementales, par exemple l'organisation Transport & Environment (T&E).
De même, nous voyons bien que, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, la première génération de biocarburants, qui est mature sur le plan industriel, n'a plus le vent en poupe à l'échelle de l'Union européenne, notamment lorsqu'il s'agit d'envisager des voies de décarbonation pour le transport maritime ou le transport aérien.
Pourtant, de grands industriels ont estimé devant la mission d'information que la deuxième génération de biocarburants n'était pas mature sur le plan industriel et ont pointé plusieurs difficultés, notamment autour de la disponibilité et de la collecte de la biomasse. Suivons-nous une stratégie claire de valorisation de la biomasse à des fins énergétiques et de production de carburants durables ?
Votre analyse de ces enjeux, qui ne sont pas minces pour le monde agricole, nous sera précieuse. Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, vous a adressé un questionnaire, qui peut vous servir de guide, mais vous pouvez naturellement introduire votre propos comme vous l'entendez.
M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire. - Merci de cette invitation, pour évoquer une question insuffisamment traitée : les biocarburants et la valorisation de la biomasse. Nous serons amenés, compte tenu de l'accélération des objectifs de décarbonation, à en reparler à de nombreuses reprises.
Cette question importante revêt de multiples dimensions : agricole, énergétique, industrielle, environnementale... Elle rejoint également les questions de mobilité et de lutte contre le changement climatique.
Nous vous enverrons des réponses étayées au questionnaire que vous nous avez transmis, mais je répondrai dès maintenant à plusieurs de vos questions.
Tout d'abord, le moment que nous traversons est crucial pour les agriculteurs et les forestiers. Je précise que ces derniers sont des acteurs fondamentaux de la transition énergétique et de la décarbonation, car ils produisent de la biomasse. Ils produisent des bioressources à partir de la photosynthèse qui peuvent être valorisées en produits biosourcés et en énergies renouvelables.
Le rôle de l'agriculture et de la sylviculture est central pour passer d'une économie fondée sur des ressources fossiles à une économie durable et compétitive, fondée sur du carbone renouvelable.
La filière française de production de biocarburants de première génération contribue à cet effort depuis 2005, en particulier pour ce qui concerne la décarbonation des transports. Ces débouchés non alimentaires de production alimentaire s'inscrivent en complémentarité et en synergie avec les débouchés alimentaires, au travers de nos filières intégrées.
Le bilan environnemental des biocarburants de première génération est trop souvent ramené à une question de concurrence avec d'autres usages, notamment l'alimentation. C'est un débat ancien, amorcé dans les années 2000 lors de l'émergence de la filière, la réglementation européenne ayant finalement plafonné la contribution de ces biocarburants dès la directive du 9 septembre 2015, qui prévoit que leur part d'énergie ne doit pas excéder 7 % de la consommation finale d'énergie dans les transports.
FranceAgriMer a produit des estimations des surfaces nettes correspondant aux cultures destinées à la production de biocarburants de première génération, déduction faite de la surface théorique nécessaire à la production des coproduits issus des biocarburants et destinés à l'alimentation animale. En 2021, la part de surface agricole utile (SAU) nette allouée aux biocarburants était ainsi, en France, de 0,7 % pour la filière bioéthanol et de 2,5 % pour la filière biodiesel. Ces chiffres donnent une juste mesure des enjeux et permettent de rationaliser le débat.
En ce qui concerne les atteintes à la biodiversité, la Commission européenne a identifié la palme et, dans une moindre mesure, le soja comme sources de risque élevé de changement d'affectation des sols.
En cohérence avec sa stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée, la France a d'abord exclu l'huile de palme, puis, à partir du 1er janvier 2022, l'huile de soja de l'incitation fiscale. Nous avons donc pris les mesures qui s'imposaient pour préserver les terres constituant un stock important de carbone.
Chaque lot de biocarburants incorporés ou importés sur le territoire français doit faire l'objet d'une déclaration de durabilité, transmise mensuellement par les opérateurs de la direction de l'énergie et du climat, conformément à la directive sur les énergies renouvelables, dite RED.
Cette déclaration permet de contrôler que chaque biocarburant mis en circulation sur le territoire français respecte des critères de durabilité liés aux terres et à l'obligation de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 50 % à 60 % par rapport aux carburants fossiles.
Par ailleurs, lorsque la question des biocarburants est abordée, il convient de tenir compte des externalités positives induites notamment par les coproduits - les pulpes, les drêches, les tourteaux - en matière de souveraineté protéique pour l'alimentation animale.
Loin d'être un concurrent aux cultures alimentaires, celle de biocarburants en est un complément en cela qu'elle favorise bien souvent la production de matières destinées à l'alimentation animale. Ce faisant, des surfaces de culture céréalière peuvent être libérées et consacrées à l'alimentation humaine.
La tête de rotation que constitue le colza représente également un avantage agronomique indéniable, que je ne détaillerai pas devant un public qui connaît mieux le sujet que moi.
Jusque-là, je ne vous apprends rien, ces sujets ayant été étudiés par le Sénat, et notamment par M. Cuypers dans son rapport d'information de 2019 intitulé Les biocarburants : Un atout pour la transition et l'indépendance énergétiques. Toutefois, depuis 2019, la guerre en Ukraine et ses conséquences ont bouleversé les circuits d'approvisionnement des produits énergétiques fossiles. Elle a souligné la nécessité de renforcer notre souveraineté énergétique et notre trop forte dépendance, liée à nos modes de vie et à notre économie, aux énergies fossiles importées.
À cet égard, le fait de bénéficier de deux filières structurées et durables de production de biocarburants dans nos territoires me paraît être un atout considérable.
Des évolutions dans le mix énergétique sont attendues dans les années à venir et les biocarburants de première génération peuvent pleinement contribuer à l'accélération du développement des énergies renouvelables et à la décarbonation des transports.
En parallèle des évolutions structurelles envisagées pour la mobilité légère, avec l'électrification engagée du parc automobile, nous devons continuer de nous appuyer sur notre filière française de biocarburants de première génération afin de réussir notre transition de la mobilité lourde routière et non routière. Le secteur agricole peut rapidement et sans frais considérables recourir à ce type de carburants pour décarboner les engins agricoles, ces derniers produisant 10 % à 12 % des émissions du secteur.
Par ailleurs, en cohérence avec les objectifs européens pour la décarbonation des transports, il nous faudra mobiliser une part plus importante de biocarburants de deuxième génération. Développer une filière française pour les produire constitue un enjeu important : pour cela, il faudra mobiliser de la matière première biosourcée et développer des technologies de transformation et des procédés d'industrialisation.
Le respect des objectifs de décarbonation, par exemple dans le secteur aérien, nécessitera de déterminer la part entre les importations de carburant durable et la production nationale, de manière à répondre, au-delà des projets déjà soutenus, aux incertitudes sur notre capacité industrielle à combler nos besoins en biocarburants avancés et d'e-fuel. Nous devrons définir la part des différents types de carburants entre les secteurs aérien, maritime et routier.
L'équation est donc complexe et constitue l'enjeu de l'élaboration en cours de la loi de programmation sur l'énergie et le climat (LPEC).
Nous devons nous montrer particulièrement attentifs aux enjeux de biomasse, car nous faisons face à un changement d'échelle. Il nous faut bien réfléchir à notre capacité à continuer de produire de la biomasse, dont nous avons plus que jamais besoin.
La première intention en agriculture est de produire de la biomasse, dont les destinations sont diverses. Au-delà des habitudes de consommations, pour décarboner, il faut faire appel à la biomasse. Aussi devons-nous penser notre système pour que les agriculteurs puissent continuer d'en produire de manière rentable.
Les secteurs agricoles et forestiers sont et resteront plus que jamais des porteurs de solutions, au travers de la production de biocarburants, mais aussi par d'autres usages. La valorisation de la biomasse dans une perspective énergétique est une nécessité climatique et économique, qui crée de la valeur ajoutée, diversifie les activités et crée des emplois peu délocalisables dans les territoires.
Les biocarburants font partie du mix énergétique, qui constitue le socle de la programmation pluriannuelle de l'énergie pour atteindre l'objectif de neutralité carbone en 2050, avec l'électricité, l'énergie thermique, le biogaz issu de la méthanisation et l'hydrogène.
La loi relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables a apporté une première pierre à l'édifice, notamment en posant les bases du développement de l'agrivoltaïsme.
Nous devons réfléchir à notre manière de travailler avec les agriculteurs et les filières aval pour construire des filières d'avenir.
J'ajoute que le dérèglement climatique va faire évoluer des bassins de production, de même que l'interdiction de recourir à certains produits phytosanitaires. Nous devons réfléchir aux conséquences de ces évolutions selon les secteurs à moyen et long terme.
M. Pierre Cuypers, président. - Au vu de la crise énergétique et du risque de blackout, le renouvelable est-il bien au rendez-vous ? Vous avez fait part de vos bonnes intentions, Monsieur le ministre, mais la question des moyens se pose.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Monsieur le ministre, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation, en accord avec votre sens des responsabilités ; j'espère que vous serez en cela un précurseur, car plusieurs membres du Gouvernement n'ont pas répondu à nos invitations...
M. Marc Fesneau, ministre. - Je ferai passer le message !
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - En ce qui concerne votre propos liminaire, je salue le fait que vous ayez rappelé les garanties et les limites de la mise en oeuvre des biocarburants de première génération et les externalités positives des coproduits.
J'en retiens que les biocarburants peuvent contribuer à la transition écologique. Hasard du calendrier, nous avons reçu cette semaine Christophe Fanichet, le président-directeur général de SNCF Voyageurs, qui nous a dit combien il comptait, pour les lignes non électrifiées, sur les biocarburants. De même, Bruno Even, président-directeur général d'Airbus Helicopters et membre du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas), que nous avons entendu hier avec son équipe, considère les biocarburants comme un élément de transition vers le e-fuel.
Quelques critiques existent sur le sujet - auxquelles vous avez partiellement répondu -, mais dans l'ensemble, cette première génération de biocarburants tient ses promesses.
Pour ce qui concerne la deuxième génération, vous expliquez qu'il faut la structurer, l'industrialiser et que cela implique un changement d'échelle. Nous l'entendons, plusieurs filières nous faisant savoir que, dans un premier temps, l'efficacité passe par les biocarburants de première génération.
Ensuite se posera la question de la mobilisation de la biomasse.
Comment voyez-vous cette deuxième génération de biocarburants ? Pensez-vous qu'il risque d'y avoir un problème de transition vers le e-fuel ? En cas de fragilisation des biocarburants de première génération, le monde agricole sera-t-il en mesure de passer à ceux de seconde génération et au e-fuel de manière à continuer de contribuer à la diminution des émissions de gaz à effets de serre ?
M. Marc Fesneau, ministre. - Ce n'est pas qu'une question de moyens. Il suffit d'écouter les opérateurs du secteur aérien qui attendent ces biocarburants : c'est plutôt une question de moyens de production.
Le besoin de décarbonation est tel que chacun en prendra une part. En revanche, nous devons nous donner les moyens de répondre à la demande. Cela passe parfois par des moyens à proprement parler, mais nous risquons surtout de nous heurter à des problèmes d'organisation, de structuration de filières et de bouclage biomasse.
Nous sommes en train d'élaborer la stratégie et de regarder le bouclage - j'évoquerai d'ailleurs aujourd'hui même ces questions avec Agnès Pannier-Runacher. Ce qui doit nous alerter, c'est que beaucoup d'acteurs s'intéressent à la biomasse agricole. Certes, c'est bon signe, mais il va falloir prioriser les usages pour éviter toute concurrence entre les opérateurs, sous la maîtrise du monde agricole et de l'aval. Cela suppose un dialogue solide avec ceux qui feront appel à la biomasse, notamment la filière aérienne pour qui la biomasse est la voie principale, l'électricité n'en étant pas une. Nous devons nous assurer que cela correspond à la capacité de production sur le sol français.
J'en viens à la deuxième génération. Un changement d'échelle est nécessaire au regard des enjeux de neutralité carbone en 2050. Cela implique une massification et une structuration d'une filière, mais avec quels outils ?
Il faut également se pencher sur les limites de production de biomasse agricole et forestière pour le développement de la deuxième génération. Il faut documenter un peu mieux ce que l'on pourra faire demain sous dérèglement climatique. La production de biomasse annuelle par la forêt française est en diminution. En effet, parce qu'elle croît moins et dépérit, la forêt française stocke aujourd'hui deux fois moins de carbone qu'il y a seulement quinze ans.
Nous devons savoir s'il est possible de retrouver la capacité de stockage carbone de la forêt tout en lui demandant de faire du biocarburant ou du matériau. C'est la recherche qui le dira. Cela nécessite d'assumer une politique active de production de biomasse, car l'urgence absolue, c'est la décarbonation. Si l'on demande trop à la fois à la forêt, on n'arrivera pas à produire de la biomasse, car il faut qu'elle puisse limiter le réchauffement ou le dérèglement climatique pour remplir les autres fonctions qu'on lui assigne.
Le bouclage biomasse que le Gouvernement est en train de réaliser fera l'objet d'un débat devant le Parlement dans les semaines ou les mois à venir.
M. René-Paul Savary. - Monsieur le ministre, je partage un grand nombre de vos propos, notamment sur la forêt, dont on ne parle pas suffisamment, alors qu'elle est une extraordinaire richesse.
En s'intéressant à ces questions, on s'aperçoit qu'il faudra à l'avenir beaucoup d'électricité, beaucoup d'eau et beaucoup de biomasse. Par conséquent, il est bon de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier.
À entendre un certain nombre d'acteurs sur les carburants de deuxième génération, il est difficile de passer de l'expérimentation pilote à l'industrialisation. Dans la mesure où cela a été possible pour la première génération, gardons cette dernière : profitons de ce qui marche !
Que pensez-vous de la thermolyse par pyrogazéification, par rapport à l'électrolyse, pour fabriquer de l'hydrogène ? La thermolyse, par des procédés qui sont maintenant connus, présente l'intérêt d'utiliser un peu moins d'électricité et de pouvoir utiliser la biomasse. Il faut travailler toutes ces pistes, dans une stratégie de diversification.
Il est ressorti des auditions qu'aux États-Unis, grâce à l'Inflation Reduction Act (IRA), les moyens sont donnés pour développer la recherche en matière de décarbonation et parvenir à l'objectif de zéro émission nette en 2050. Ce n'est pas le cas en France ou en Europe où l'on a tendance à vouloir électrifier l'automobile ou à imposer le recours à telle ou telle méthode.
Privilégiez-vous désormais une stratégie qui consiste à indiquer une direction et définir un objectif global et à faire confiance aux acteurs ?
Pour la forêt, il faut concilier les mesures écologiques, les puits de carbone et la fabrication de biomasse. Il faut donc mettre de l'huile dans les rouages plutôt que des grains de sable. Pensez-vous y arriver, Monsieur le ministre ?
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - René-Paul Savary fait allusion à l'entreprise Haffner Energy, qui a développé une démarche pilote portant sur la thermolyse, et non sur l'électrolyse, pour produire de l'hydrogène, donc potentiellement des e-fuels, selon un procédé intéressant et moins coûteux. Dans ce domaine, nous le voyons, des avancées technologiques sont possibles grâce à la recherche.
Ce procédé peut-il entrer dans les plans de la filière hydrogène, afin d'être industrialisé ? Nous savons qu'aujourd'hui la thermolyse n'est pas éligible aux financements.
M. Marc Fesneau, ministre. - Sur la thermolyse, vous êtes, à mon avis, beaucoup plus documentés que moi pour tout ce qui relève de la technique et de la faisabilité.
Monsieur le sénateur, vous avez raison, il est nécessaire de diversifier les sources de production. Dans la mesure où nous sommes encore dans une phase d'expérimentation et de recherche de solutions techniques, il faut mettre toutes les hypothèses sur la table. Ce serait une erreur tragique de s'enfermer dans un seul modèle, y compris dans la production d'hydrogène.
Sur la deuxième génération, nous sommes encore en phase d'expérimentation : on sait faire à petite échelle, mais, pour des raisons diverses, on ne sait pas industrialiser. C'est pour cela qu'il faut pousser la recherche dans ce domaine et c'est pour cela qu'il ne faut pas en rabattre sur la première génération ! Quand une rupture technologique survient, il faut toujours se méfier de ceux qui sont dans la première technologie et qui rechignent au changement. Pour autant, on bute sur des impasses techniques, lesquelles entraînent des contraintes économiques.
Il faut s'attendre à une autre contrainte, lorsque la première génération et la deuxième génération auront besoin de la même biomasse - je pense aux cultures intermédiaires. Notre bouclage devra y veiller.
J'en profite pour préciser que la biomasse, c'est de la photosynthèse, de l'eau, mais c'est aussi, si l'on veut la produire à une échelle qui corresponde à nos besoins, de la capacité à produire, c'est-à-dire des engrais, voire quelquefois des produits phytosanitaires.
J'en viens à la forêt. Je suis fortement sollicité par des acteurs qui veulent soit faire du bois matériau, du bois énergie, du biocarburant ou du stockage carbone en forêt, soit préserver la biodiversité ou y développer des activités récréatives. Il va falloir établir des priorités, selon un critère de contribution. En effet, la stratégie carbone est basée à la fois sur la réduction de ce qu'il est possible de réduire, voire la réduction à zéro - par exemple, l'automobile - et sur une stratégie faisant de l'agriculture et des forêts des puits de carbone. Il sera nécessaire de conforter ces secteurs dans leur fonction première, à savoir les puits de carbone, car il faut d'abord parvenir à réguler le changement climatique.
Avec une augmentation de la température de 5 degrés, les questions relatives à la biodiversité n'auront plus lieu d'être. Pour empêcher que ce soit le cas, il faut produire de la biomasse pour stocker ce qui est possible, indépendamment de la réduction de la consommation d'énergies fossiles.
Pour le développement d'un certain nombre de projets relatifs à la deuxième génération, l'outil principal est France 2030, dont la philosophie ne peut être celle de la réglementation et de la contrainte. Au contraire, il faut faire confiance aux acteurs par un mécanisme d'appels à projets. Sur les filières comme l'hydrogène, cela ne fonctionnera qu'à l'échelle européenne. Il faut donc convaincre la Commission européenne de ne pas poser d'interdiction à l'horizon 2030, mais de fixer aux acteurs des objectifs de neutralité carbone. C'est un peu le modèle américain que vous avez décrit. C'est la stratégie française au travers de France 2030 et c'est celle-là qu'il faut partager à l'échelon européen.
C'est d'ailleurs le sens des propos du Président de la République, qui demandait que l'on n'ajoute pas de la norme à la norme pour atteindre l'objectif de neutralité carbone en 2050 : il faut poursuivre jusqu'à son terme le train de mesures déjà fixées à cette fin. On ne peut pas déstabiliser la norme en permanence, sauf à empêcher une filière industrielle de se constituer. Il faut donner de la perspective aux acteurs.
M. Daniel Salmon. - Monsieur le ministre, nous ne sommes pas toujours d'accord, mais je partage presque la totalité de vos propos ce matin.
Tous les opérateurs ont des projets en lien avec la biomasse. Il leur faut une estimation claire et précise des gisements et des potentialités en France.
On dit que, sur le milliard de tonnes de céréales produites à l'échelon mondial, 300 millions de tonnes seraient nécessaires pour le transport aérien, et autant pour le transport maritime. Il nous faut donc des ordres de grandeur précis et une véritable planification, car la biomasse, elle non plus, n'est pas infinie.
Je veux bien faire confiance aux opérateurs, mais ils ont tendance à travailler chacun dans son couloir et à ne pas voir les impacts dans les autres secteurs, par exemple l'énergie, mais aussi l'élevage et les autres filières agricoles.
La solution passera nécessairement par un mix. Je rappelle à ce propos qu'il arrive que le photovoltaïque ait un meilleur rendement que la biomasse...
Monsieur le ministre, que fait-on des chaudières à gaz ? Se met-on au tout-électrique, comme cela semble le cas, alors que cela posera des problèmes de pointe de consommation ? À mon sens, on se lance là dans une entreprise qui ne tiendra pas : dans dix ou quinze ans, on se heurtera à des problèmes de fourniture d'électricité. Les chaudières à gaz ont donc encore de l'avenir.
C'est le secteur aérien qui aura le plus besoin de remplacer les énergies fossiles. Il faut parvenir à 50 % ou 60 % d'économies d'émission de gaz à effet de serre, ce qui n'est d'ailleurs pas la panacée. On obtiendrait le même résultat avec une division par deux du nombre de vols. Il faudra bien y venir. On a parlé de la fin de l'abondance : la fin de l'abondance, c'est la décroissance dans de nombreux secteurs.
M. Marc Fesneau, ministre. - Je ne suis pas sûr de partager les chiffres que vous avez avancés...
Vous m'interrogez sur le mix énergétique. Les travaux de votre mission d'information viendront sans doute étayer le fait que l'on ne peut pas se contenter du tout-électrique. Tout cela nécessite de la planification.
Sur la première génération, on y est assez bien parvenu. On a fait en sorte que les filières industrielles puissent s'organiser dans les territoires concernés ; ensuite, on a mis en place des mécanismes de régulation.
Pour résoudre la question de la conflictualité des usagers - et pas encore des usages -, le rôle de la puissance publique, c'est de mettre les acteurs autour de la table pour leur indiquer les priorités à fixer en fonction de la puissance disponible.
Le transport aérien aura besoin, demain, d'une grande quantité de biocarburants d'origine agricole et ligneuse. Mais je ne partage pas l'analyse de M. Salmon. Je rappelle tout de même que l'aviation civile représente 3,6 % des émissions totales de gaz à effet de serre. En réduisant ces émissions de moitié, nous passerions à 1,8 %...
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Des chiffres encore inférieurs nous ont été communiqués, autour de 2,5 % à 3 %...
M. Marc Fesneau, ministre. - Nous devons prendre acte qu'il existe, d'un côté, des puits de carbone - les forêts, les prairies - et, de l'autre, des activités dans lesquelles il n'est pas possible, à plus ou moins brève échéance, d'atteindre la neutralité absolue.
On ne peut prétendre structurer une filière industrielle tout en lui proposant comme perspective la décroissance. Réduire les vols de moitié reviendrait à réduire d'autant la flotte et d'autant la filière. La solution n'est pas aussi simple, l'aéronautique est un secteur important dans notre pays.
Notre stratégie vise plutôt à développer des carburants susceptibles de contribuer à la décarbonation du secteur. Je rappelle que, en dix ou quinze ans, l'aéronautique a déjà réduit de moitié ses émissions de gaz à effet de serre.
M. Pierre Cuypers, président. - La première moitié est plus facile...
M. Marc Fesneau, ministre. - La deuxième est d'autant plus difficile. Quand vous rencontrez les motoristes, ils vous disent qu'une double réduction de 50 % des émissions en vingt ans est une prouesse. Monsieur Salmon, vous défendez peut-être une autre option, mais nous ne pourrons pas maintenir une filière industrielle si nous donnons comme seule perspective une réduction de l'activité.
En ce qui concerne la priorisation, nous allons travailler dans les prochains mois et semaines pour lister les usages, définir les priorités et annoncer des actions.
Dans la filière bois - énergie, les appels de biomasse des différents opérateurs finiront par entrer en concurrence. Rappelons tout de même que cette biomasse n'était pas du tout valorisée voilà cinq, dix ou quinze ans, lorsqu'elle était encore considérée comme simple déchet. Peut-être est-ce finalement bon signe que l'on redonne de la valeur à cette énergie durable. La conflictualité d'usage au démarrage peut aussi contribuer à stabiliser des filières. Le fait que les exploitants forestiers n'étaient pas rémunérés pour ce type d'activités explique aussi que la filière bois - énergie a longtemps été inexistante.
M. Lucien Stanzione. - Au fil des auditions, nous sentons à quel point il manque une ligne directrice. René-Paul Savary suggère de laisser l'initiative aux opérateurs de terrain. De votre côté, vous répondez qu'une stratégie européenne est souhaitable. Des pistes existent - l'électricité dans l'automobile, la biomasse dans d'autres domaines -, mais pensez-vous que nous aurons prochainement une véritable stratégie globale européenne et nationale ?
Dans le Vaucluse, le débat autour de la biomasse et la fonction de l'agriculture est assez singulier. Autant pour les grands agriculteurs du Nord, les choses semblent claires, autant dans le Sud, où l'agriculture est d'une autre nature, la question de savoir si l'on doit produire ou non de la biomasse dans le cadre agricole n'est pas tranchée.
Les opérateurs aériens nous ont indiqué qu'ils étaient prêts à mettre jusqu'à 50 % de biocarburants dans leurs carburants. Aujourd'hui, ils n'en mettent que de 1 % à 2 %.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Aujourd'hui, les mandats d'incorporation sont très faibles. Ils monteront progressivement à 6 %, mais pourraient monter jusqu'à 50 %, sans problèmes de certification.
M. Lucien Stanzione. - Cela montre que nous avons un problème de production.
Enfin, nous avons auditionné un représentant d'un grand groupe pétrolier qui semblait considérer que la recherche dans ce domaine n'était pas une priorité absolue. Selon lui, les stocks de pétrole n'étant pas épuisés, on pourrait continuer à les exploiter, quitte à se poser des questions plus tard. Qu'en pensez-vous ?
Mme Martine Berthet. - Pour transformer de la biomasse en biocarburant, des installations sont nécessaires. Quelles seront les surfaces prises en compte dans le cadre du « zéro artificialisation nette » (ZAN) et comment seront-elles réparties ?
M. Henri Cabanel. - Même si des progrès restent à faire pour maîtriser les coûts, la filière viticole est prometteuse pour la production de biocarburants. Lors des dernières éditions des 24 heures du Mans, TotalEnergies a mené une expérience, en alimentant les voitures à partir de carburants issus de la distillation des résidus des vins, marcs et lies.
En début d'année, à la suite d'une crise viticole importante notamment dans le Bordelais, vous avez débloqué - je vous en remercie - une enveloppe pour la distillation de plus d'un million d'hectolitres de vin. Pourquoi ne pas conditionner cette aide, par cohérence, à la production d'éthanol et de bioéthanol ?
Par ailleurs, les vins affichent actuellement, en raison du réchauffement climatique, un degré élevé d'alcool qui conduit certains viticulteurs à souhaiter « désalcooliser » leur production. La réintroduction de l'alcool dans les engins viticoles pose visiblement des difficultés administratives. Pouvez-vous nous éclairer sur ces sujets ?
M. Marc Fesneau, ministre. - Les pétroliers défendent le pétrole, ce n'est pas une découverte. Cela étant, la trajectoire de neutralité à l'horizon 2050 que nous avons fixée s'applique à eux comme à tout le monde. Certes, quelques activités résiduelles pourront peut-être continuer de nécessiter, faute de solution technique, un recours aux énergies fossiles, mais la trajectoire tend tout de même vers la diminution, voire la disparition à terme, de ces énergies.
Je rejoins M. le sénateur Savary. Le véritable sujet est plutôt le bouclage de notre mix énergétique. Si nous sommes dans cette situation, c'est aussi parce que nous avons libéré des énergies fossiles. Je trouverais ennuyeux que ceux qui produisent des énergies fossiles n'en aient pas conscience. Nous devons absolument tenir notre trajectoire.
Par rapport à la question sur le Vaucluse, nous devons nous interroger à l'échelle des territoires sur les effets du dérèglement climatique. Dans les Pyrénées-Orientales, les 100 millimètres d'eau qui sont tombés en un an ne permettront pas de produire une quantité importante de biomasse. La question centrale dans ces départements est donc la suivante : comment maintenir une activité agricole qui fait vivre des gens et répond à des enjeux de souveraineté alimentaire ? Comment maintenir des activités agricoles qui, plutôt que de produire massivement de la biomasse comme on le fait dans d'autres régions, remplissent leur part dans le stockage du carbone ? Dans les départements qui sont soumis à de fortes contraintes climatiques, nous devons avant tout conforter la fonction de production.
J'ai été très frappé par les discussions que nous avons eues sur la question forestière. Il est important de maintenir un tissu agricole forestier qui permet d'éviter les incendies de forêt. Entre parenthèses, les incendies de l'an dernier en France ont dégagé deux millions de tonnes de CO2. Dans le monde, 10 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus à des incendies de forêt, qu'ils soient volontaires ou non. Je vois que M. le sénateur Salmon en doute. Cela lui arrive parfois quand je parle...
M. Daniel Salmon. - Je vérifierai ! (Sourires.)
M. Marc Fesneau, ministre. - Dans ces territoires, posons-nous la question de la nature des activités agricoles qui permettent, sous contrainte climatique, de maintenir une activité économique, mais aussi de stocker du carbone. Les prairies, l'arboriculture ou la vigne contribuent en effet à stocker le carbone dans les sols.
Monsieur le sénateur Stanzione, vous pointez une absence de stratégie. On pourra toujours dire que nous nous y prenons trop tard, mais ce que nous essayons de faire n'a jamais été fait. Nous travaillons sur les questions de production de biomasse et de décarbonation dans le cadre de la stratégie nationale bas-carbone, dont vous aurez à débattre. Dans les travaux que nous menons depuis deux mois avec la Première ministre, nous tenons compte des usages. Nous enchaînons les réunions, sur la forêt, l'agriculture ou l'énergie, et nous regarderons ensuite comment tout cela produit de la cohérence. Cette démarche est intéressante, dans la mesure où elle ne se borne pas à dire « il faut de la première ou de la deuxième génération » ou « il suffit de faire des méthaniseurs ».
Il est vrai que, dès lors que l'on commence à produire de l'énergie - éolien, photovoltaïque ou méthanisation -, la situation se tend dans les territoires. Or on ne peut pas à la fois suivre une trajectoire de neutralité carbone et renoncer à ces énergies. Nous devrons donc établir clairement le nombre de méthaniseurs et la quantité de biomasse dont nous avons besoin et il faudra nécessairement procéder à des arbitrages.
La stratégie doit aussi être portée à l'échelle européenne. Selon moi, ce travail est devant nous.
Madame la sénatrice Berthet, si j'ai bien compris, vous me demandez de quelle surface artificialisée nous aurons besoin pour installer des unités de production d'énergie...
Mme Martine Berthet. - En effet. Vous indiquez que les besoins en biomasse ou en méthaniseurs devront être déterminés. Dans le prolongement, quels moyens se donne-t-on, dans le cadre du ZAN, avec des quotas qui ne seraient pas reportés sur les collectivités ?
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Je précise que la proposition de loi dite Létard-Blanc est supposée fournir un certain nombre d'éléments de réponse sur le sujet. Nous souhaitons qu'elle connaisse un sort positif.
M. Marc Fesneau, ministre. - J'avais donc bien compris la question. Dans le cadre de la navette parlementaire, nous devrons en effet nous poser la question des usages d'intérêt général. Dès lors qu'on se fixe comme priorité nationale d'atteindre la neutralité carbone, il n'est pas illogique de traiter différemment les artificialisations dédiées à cet objectif. Nous devrons d'ailleurs regarder dans quelle mesure elles ne sont pas la prolongation d'un acte de production agricole. Cela serait une façon de régler le problème, même si la question se posera dans des termes différents lorsqu'il s'agira de construire de grandes usines de deuxième génération.
Sur la question viticole, nous devons d'abord poursuivre la recherche sur les usages. La conditionnalité que vous évoquez me semble difficile à mettre en oeuvre. Plus généralement, il est intéressant de se demander quel usage nous pouvons faire de la désalcoolisation. Pourquoi ne pas la valoriser ? Dans notre mix énergétique, toute solution qui permet d'aller chercher de la biomasse productrice d'énergie mérite d'être creusée.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Avons-nous les moyens d'estimer objectivement le potentiel de biomasse ? Nous essayerons de faire des propositions en ce sens.
Nous sommes toujours prudents sur la façon de prioriser et de planifier.
Au cours de nos auditions, nous avons entendu que l'industrialisation de la deuxième génération rencontre trois problèmes : le coût des usines, le volume de production et la maturité du marché, c'est-à-dire la fixation d'un prix et l'existence de clients.
D'ailleurs, l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) ne pourrait-il pas permettre d'objectiver la situation, en dépit des contraintes liées au changement climatique ?
M. Marc Fesneau, ministre. - Oui, c'est le travail d'évaluation que nous demandons à l'Inrae, mais, à mon sens, seuls des ordres de grandeur, en fonction de telle ou telle contrainte, pourront être proposés. Les effets du changement climatique sont davantage connus à l'échelle mondiale que territoriale. Nous ne sommes pas totalement certains des modèles. Aussi, ne soyons pas trop arrogants sur des sujets d'une aussi grande complexité. Il faut continuer à documenter ce sujet.
La création des usines de deuxième génération soulève le problème de l'accompagnement financier. Pour encourager la création d'usines, il faut gagner en crédibilité, notamment grâce à la commande privée ou publique.
Selon moi, le manque d'information sur les usages empêche l'industrialisation. De plus, l'évaluation - précautionneuse - de la biomasse théoriquement disponible est la condition préalable de toute priorisation. Nous pourrions tout de même émettre plusieurs hypothèses sur leurs usages, soit pour les biocarburants aéronautiques, soit pour le matériel agricole. Les opérateurs que nous rencontrons ne savent pas tout ce qu'il est possible de faire grâce à la biomasse.
Aussi, pour résoudre cette équation, il faut d'abord évaluer la biomasse qui peut être produite avant de créer ensuite des filières crédibles.
M. Pierre Cuypers, président. - Il est écrit que la vente du moteur thermique prendra fin en 2035. Or c'est non pas le moteur thermique qui doit être mis en cause, mais son carburant, qui doit être décarboné, en recourant notamment à la biomasse pour l'alimenter. Ne faudrait-il pas corriger ce qui semble être une erreur ?
M. Marc Fesneau, ministre. - Il me semble qu'il faille plutôt fixer une trajectoire de réduction. Elle est moins exigeante pour le secteur agricole que pour le secteur aéronautique par exemple, car l'agriculture doit à la fois nous nourrir et produire l'énergie dont nous avons besoin pour décarboner notre économie, notamment la biomasse.
Dans ces conditions, il faut tout de même essayer de sortir du moteur thermique, car les première et deuxième générations sont un peu carbonées. Aussi, il faut, à mon avis, en réserver les usages, comme c'est le cas pour l'aviation, qui est très demandeuse de carburants de cette nature. En revanche, dans les secteurs où il est possible de passer à l'électrique, allons-y ! Autrement, nous continuerons toujours à faire comme avant.
M. Pierre Cuypers, président. - Je vous remercie de votre intervention, monsieur le ministre.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 55.