Mardi 30 mai 2023
- Présidence de Mme Alexandra Borchio Fontimp, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Audition de représentants du Syndicat de l'industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos biochimie)
Mme Alexandra Borchio Fontimp, présidente. - Nous reprenons ce matin nos travaux avec une audition des représentants du Syndicat de l'industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos Biochimie), organisme professionnel qui représente les acteurs de la chimie fine en France.
Nous recevons M. Vincent Touraille, président du Sicos, par ailleurs directeur de la transformation chez EuroAPI, leader mondial des principes actifs pharmaceutiques issu de la récente scission d'une filiale de Sanofi - il est également administrateur de France Chimie et de la Société française de chimie et membre du conseil d'administration de l'association European Fine Chemical Group (EFCG), l'équivalent européen du Sicos -, M. Frédéric Gauchet, membre du Sicos et fondateur et président de l'entreprise de taille intermédiaire Minafin, élu président de France Chimie fin avril 2023, ainsi que M. Gildas Barreyre, administrateur du Sicos, secrétaire général du groupe Seqens et vice-président de l'EFCG.
Messieurs, je vous remercie de vous être mobilisés pour cette audition. Vous représentez un maillon essentiel de la chaîne d'approvisionnement du médicament, à savoir l'amont de la filière, celui de la production des substances pharmaceutiques actives, les fameux active pharmaceutical ingredients, ou API.
Selon une enquête menée par Les Entreprises du médicament (Leem) en 2012 et en 2013, 16 % des ruptures d'approvisionnement de médicaments en France étaient causées par des problèmes d'approvisionnement en matières premières ; vous nous direz si ce chiffre, qui n'est pas négligeable, est toujours valable.
L'amont de la filière constitue sans doute l'étape de la chaîne de production la plus difficile à relocaliser, principalement pour des raisons économiques, liées à la concurrence des pays à bas coûts de main d'oeuvre, et environnementales, liées à l'acceptabilité de l'installation de sites chimiques sur le territoire.
Si, de manière générale, la production des médicaments consommés en France se fait majoritairement à l'étranger, ce constat est plus incontestable encore pour ce qui concerne les substances pharmaceutiques actives. Suivant des données inlassablement commentées depuis maintenant des années, les pays asiatiques, Inde et Chine en tête, devenus leaders en trente ans, concentrent 80 % de la production mondiale en volume des principes actifs inclus dans les médicaments ; 35 % des matières premières utilisées dans la fabrication des médicaments en France proviennent d'Inde, de Chine et des États-Unis. Délocalisations et concentration ont conduit à une situation où, par exemple, selon le Parlement européen, la Chine et l'Inde fabriquent à elles seules 90 % de la pénicilline, 60 % du paracétamol et 50 % de l'ibuprofène produits dans le monde. La moindre défaillance d'un producteur est dès lors susceptible d'entraîner des ruptures d'approvisionnement, particulièrement lorsqu'il se trouve en situation de monopole ou de quasi-monopole dans l'un de ces pays.
Toute réflexion sur notre souveraineté sanitaire et industrielle doit évidemment partir de ce constat, d'autant que, même lorsqu'il existe des sites français produisant des substances pharmaceutiques actives, il est fréquent que, en réalité, ceux-ci ne mettent pas en oeuvre l'ensemble des étapes de la chaîne de fabrication et s'approvisionnent en intrants de base, voire en biens intermédiaires, hors de l'Union européenne. Ces étapes sont d'ailleurs mal connues et il n'est pas rare que les plans de gestion des pénuries (PGP) des exploitants de spécialités pharmaceutiques mises sur le marché français ne remontent pas si loin, faisant de la partie chimique de la chaîne d'approvisionnement le point aveugle de la géographie du médicament, celui dont les aléas liés à la qualité, au climat ou à l'actualité géopolitique fragilisent le plus le circuit de distribution.
La chimie fine pharmaceutique, c'est-à-dire l'amont de l'industrie du médicament, n'a toutefois pas disparu de notre territoire : vous en êtes l'illustration. En tant que représentants de sites français, vous montrez un chemin dont nous avons pu éprouver l'excellence en visitant, mi-avril, les plateformes industrielles emblématiques de Vertolaye, dans le Puy-de-Dôme, où se trouve la plus grande usine française d'EuroAPI, et de Roussillon, en Isère, où doit avoir lieu à partir de 2026 la production « relocalisée » de paracétamol sous l'égide de Seqens.
Vous êtes donc les mieux placés pour nous éclairer très concrètement sur l'exercice de votre activité, à la place qui est la vôtre, méconnue mais hautement stratégique, dans la chaîne d'approvisionnement du médicament.
Je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif, qui vous donnera l'occasion de nous présenter vos analyses et recommandations concernant la prévention et la gestion des pénuries de médicaments. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.
Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Vincent Touraille, M. Frédéric Gauchet et M. Gildas Barreyre prêtent serment.
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
M. Vincent Touraille, président du Sicos Biochimie, directeur de la transformation chez EuroAPI. - Je vous remercie de nous accueillir pour parler des principes actifs pharmaceutiques. Le Sicos compte une quarantaine de sociétés adhérentes, filiales de grands groupes, PME ou entreprises de taille intermédiaire (ETI). Le secteur de la chimie fine fournit en intermédiaires et en matières actives de nombreuses industries : la pharmacie, la cosmétique, l'agroalimentaire ou des secteurs de pointe comme l'électronique. Le Sicos représente les industriels de la chimie fine pharmaceutique en France ; ce secteur produit des molécules intermédiaires et des principes actifs pour les marchés du générique ou des molécules innovantes.
Avec la production d'intermédiaires et de principes actifs sur près de 80 sites, la chimie fine pharmaceutique est présente sur l'ensemble du territoire. Elle emploie 10 000 à 12 000 emplois directs et son chiffre d'affaires global est estimé entre 2 milliards et 2,5 milliards d'euros par an. Bien avant la crise de la covid-19, le Sicos s'était mobilisé pour appeler l'attention sur un certain nombre de dysfonctionnements, pour analyser les moyens de lutter contre les pénuries et pour favoriser le renforcement du tissu industriel en amont de la chaîne de valeur pharmaceutique, afin de garantir la souveraineté sanitaire de la France et de l'Europe, tout en maîtrisant son empreinte environnementale.
En mai 2020, nous avions formulé dix mesures clefs pour le secteur de l'industrie de la chimie fine pharmaceutique qui, pour certaines, restent d'actualité. Cela concernait l'identification des médicaments critiques, le soutien au développement, le financement et la formation. Le Sicos participe au débat dans le cadre du comité stratégique de filière chimie matériaux et du comité stratégique des industries de santé (Csis). Nous représentons donc à la fois France chimie et la Fédération française des industries de santé (Fefis). Nous sommes très impliqués et même pilotes dans le projet de relocalisation des API.
M. Frédéric Gauchet, membre du Sicos Biochimie et président de Minafin. - La chimie en France représente 225 000 emplois, dont 70 % de cadres, de techniciens et d'agents de maîtrise ; c'est une industrie à emplois hautement qualifiés. En 1990, cette industrie émettait 60 millions de tonnes d'équivalent CO2, contre 20 millions de tonnes aujourd'hui. C'est le secteur qui a fait le plus gros effort en la matière et nous discutons avec le Gouvernement pour réduire d'encore au moins 40 % ces émissions d'ici à 2030. Enfin, le chiffre d'affaires total de l'industrie de la chimie en France s'élevait à 129 milliards d'euros en 2022, dont 80 milliards à l'export, ce qui fait de nous la première industrie exportatrice de France.
Quand on rapporte ce chiffre d'affaires à celui des adhérents du Sicos, on constate que l'industrie de la chimie du médicament ne représente que quelques points de pourcentage du secteur ; néanmoins, c'est un écosystème et cette activité dépend de la chimie : nous sommes tributaires de ce que font les autres entreprises de la chimie pour produire les principes actifs pharmaceutiques.
Nous nous situons en amont de la chaîne du médicament. Nous avons des usines, souvent polyvalentes. Vous avez visité celle de Vertolaye et vous avez vu les travaux à Roussillon ; ces implantations coûtent extrêmement cher en investissement. Nos activités sont par essence globales ; nous ne pouvons pas fabriquer un principe actif pour un seul marché, sans quoi nous ne pouvons pas justifier les investissements colossaux.
Par ailleurs, nous avons besoin d'un tissu d'entreprises. Si vous me permettez cette comparaison, la chimie c'est comme la cuisine : on ne fait pas cuire une pizza sur un barbecue ni une grillade dans un four à pizza. Notre activité requiert une grande diversité d'équipements, ce qu'apportent les adhérents du Sicos.
Nous avons deux types de modèle économique. Le premier, en « market pull », concerne tous les médicaments sous brevet : la propriété intellectuelle de la molécule appartient au client, qui nous appelle car il connaît nos compétences industrielles et qui nous confie le projet. Quand la molécule tombe dans le domaine public, nous sommes alors en « market push » : l'objectif est d'avoir le procédé le plus efficient pour alimenter le plus grand nombre possible de pharmaciens génériqueurs.
Je précise pour finir que notre métier n'est pas d'inventer des médicaments, il est de trouver des procédés pour les fabriquer. Toutes les entreprises de ce secteur ont des activités de recherche et développement (R&D) très importantes, qui consistent à développer les procédés pour produire les molécules. Grâce au crédit d'impôt recherche (CIR), nous sommes en position favorable par rapport à la concurrence mondiale pour développer des procédés. En revanche, du point de vue industriel, nous sommes moins favorisés, en raison des prix de l'énergie, du coût de la taxation des activités en Europe et des contraintes qui pèsent sur nos coûts de revient.
M. Vincent Touraille. - Dans le cadre des contrats stratégiques de filière, nous avons piloté une étude, avec PricewaterhouseCoopers (PwC), en collaboration avec le Leem et l'association Générique même médicament (Gemme), et avec le soutien du G5 Santé pour analyser les causes de vulnérabilité des chaînes de valeur dans la production des API. Ces causes sont multiples : des procédés complexes, qui rendent la production européenne peu rentable par rapport à celle de ses concurrents asiatiques, des contraintes réglementaires très élevées, des temps de développement très longs, des difficultés d'approvisionnement en matières premières et une demande instable, qui ne donne pas une visibilité suffisante.
Dans le prolongement de cette étude, nous avons finalisé au début de 2023 une étude sur 20 substances à partir d'une liste fournie par la direction générale des entreprises (DGE), la direction générale de la santé (DGS) et l'ANSM sur les médicaments stratégiques du point de vue industriel et sanitaire (Msis) ; nous vous l'avons transmise mais elle n'est pas publique. Au travers de cette étude, nous proposons des pistes concrètes pour sécuriser les chaînes de valeur correspondantes.
L'étude sur ces 20 molécules est importante parce que nous n'avons pas un accès immédiat aux besoins en principes actifs. Notre travail est bien de trouver les principes actifs que nous devons développer sur les molécules matures, mais avoir une liste permettant de passer de 4 000 médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) à 200 ou 300 molécules sur lesquelles concentrer notre travail est important pour nous, compte tenu de l'intensité concurrentielle sur ces produits et du temps de développement - presque trois ans - d'une molécule.
M. Gildas Barreyre, administrateur du Sicos Biochimie, secrétaire général du groupe Seqens. - En ce qui concerne les critères environnementaux et sociaux, il y a trois aspects à prendre en compte.
D'abord, il faut garantir la cohérence des politiques publiques : on ne peut pas demander à un acteur européen d'avoir les meilleurs standards environnementaux et de protection de ses salariés, tout en achetant les principes actifs à des régions du monde qui ne les respectent pas.
Ensuite, sur la pénurie de médicaments, sans critères environnementaux et sociaux minimaux, on ne peut pas avoir une production pérenne, d'où une certaine vulnérabilité. On l'a vu en 2016 et en 2017, quand la Chine a revu à la hausse ses standards environnementaux au travers du programme Blue Sky : d'un seul coup, des milliers d'usines se sont mises à l'arrêt et des pénuries sont apparues. Valoriser ces critères environnementaux et sociaux, c'est assurer une certaine pérennité. On parle souvent de développement durable ; la durabilité, c'est bien la pérennité de la production et la sécurité des chaînes d'approvisionnement.
Enfin, sur les principes actifs, la plupart de nos clients ne regardent aujourd'hui que le prix, de même que les clients de nos clients, c'est-à-dire notamment l'État français. Or les critères environnementaux et sociaux peuvent avoir un impact sur la vulnérabilité de nos approvisionnements. Il est donc peut-être temps de les valoriser, pour favoriser une production durable.
Par ailleurs, notre industrie est globale et, pour l'ensemble de la chimie fine, qui produit de petites quantités dans des usines polyvalentes, le terrain de jeu est au minimum l'Europe, voire le monde entier. Donc régler les sujets à l'échelon de la France seule est un début, mais les règles doivent être portées à l'échelon européen, parce que les règles environnementales qui s'imposent à nous sont européennes et parce que notre marché est européen. Nous menons de nombreux travaux à cet échelon dans le cadre de l'EFCG, qui promeut l'adoption d'un Critical medicine Act permettant de favoriser la production durable de principes actifs en Europe.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quel est l'écart moyen entre le prix hors taxes d'une molécule fabriquée en Asie ou dans le reste de l'Europe et le prix de la même molécule fabriquée en France ? Il ressort de nos auditions que le coût des principes actifs ne représente qu'une faible part du coût de revient d'un produit fini.
Que pensez-vous de l'idée de corréler les prix à la localisation de la production, de tenir compte des critères environnementaux et sociaux exigeants de notre pays dans le prix ? Comment pourrait-on procéder ? Serait-il pertinent de mentionner sur les boîtes de médicaments que le médicament est issu d'une production européenne, voire française ?
Que valent les engagements d'achat, censés offrir des débouchés à long terme à l'industrie française relocalisée ou non délocalisée face à la concurrence des pays à bas coûts ? Dans le cas du paracétamol produit par Seqens, il semble qu'au projet de réimplantation à Roussillon s'attachent des engagements fermes de la part de Sanofi et d'UPSA. Quelle est la durée de cet engagement ? Indépendamment des engagements financiers ou d'achat, le risque de délocalisation demeure. Quelle garantie avez-vous ?
M. Vincent Touraille. - Sur les différences de prix, nous pouvons faire une réponse en deux temps.
M. Frédéric Gauchet. - Je vais vous donner les informations économiques relatives à la molécule ésoméprazole, commercialisée sous le nom d'Inexium, dont nous fabriquons le tiers des volumes mondiaux dans notre usine de Dunkerque.
Aujourd'hui, la boîte d'ésoméprazole générique de 28 comprimés dosés à 40 milligrammes coûte, avant honoraires de dispensation, 4,04 euros. Or le coût de la recherche, des investissements industriels et du développement de nouveaux procédés représente, dans un kilogramme d'ésoméprazole, 340 euros, soit 17 centimes sur les 4,04 euros par boîte. Nous ne sommes donc qu'un élément économique de la chaîne d'approvisionnement du médicament.
Comparons ces données avec l'Asie : les charges y représentent moins de la moitié de notre coût de 340 euros par kilogramme et, dans certains cas, ce coût égale même le prix des matières premières. Il y a donc des fabrications à plusieurs niveaux de qualité. Au-delà des questions de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), il y a aussi la traçabilité, qui est impossible à gérer. Avec cet exemple, on se rend compte des enjeux économiques : même si nous avions des clients vendant ce produit en France, le coût de fabrication de notre molécule s'élèverait à seulement 17 centimes par boîte.
Nous assurons un tiers de la production mondiale, ce qui signifie que de nombreux clients dans le monde sont sensibles à notre qualité et au fait que nous respections les critères de la RSE, mais cela n'est pas pris en compte par l'État. S'il y a une pénurie d'ésoméprazole en France, on le trouvera toujours en parapharmacie, non pas à 4,04 euros mais à 28 ou 30 euros la boîte. Au prix remboursé sur le marché français, il n'y a pas de client intéressé.
M. Gildas Barreyre. - Nous fabriquons des principes actifs pour les génériques ou les métiers innovants. Selon la complexité de la synthèse de la molécule, nos gros postes de coût sont l'énergie, les salaires pour les molécules les plus complexes, puisque les métiers de chimie fine restent assez manuels, et les matières premières, qui sont en général des matières de commodité, disponibles dans toute l'Europe, au prix européen et non asiatique ou américain.
Sur la plupart des molécules, l'étude de PwC montre un écart de compétitivité par rapport à l'Asie de 30 % à 40 %. Nous pouvons gagner en compétitivité dans le développement de nouveaux procédés plus efficaces, plus performants et pour lesquels on sait valoriser notre performance environnementale et sociale. L'énergie commence à être un facteur important d'écart de compétitivité - les matières premières dérivées d'énergie n'étaient pas un problème voilà cinq ans mais elles en sont devenues un -, mais les facteurs d'écart durable de compétitivité résultent des enjeux sociaux et environnementaux, notamment de la gestion des effluents, des composés organiques volatils (COV) et des déchets.
M. Vincent Touraille. - Les corticostéroides que nous fabriquons sur notre site de Vertolaye sont en concurrence forte avec l'Asie, avec des écarts de prix allant du simple au double ou au triple. C'est d'autant plus marqué qu'il y a trente à quarante étapes de fabrication, ce qui implique, en plus du poids des investissements et du traitement des effluents, un « poids » social important. Si tous les concurrents respectaient les mêmes standards, les écarts réels seraient beaucoup plus faibles, car nous sommes des industries performantes ; simplement, nous perdons une partie de nos avantages du fait d'une concurrence déloyale du point de vue social et environnemental.
M. Frédéric Gauchet. - L'État est le donneur d'ordre ultime, donc il nous paraîtrait opportun qu'il intègre, à l'instar de nos clients, le respect des critères de RSE lors de l'adjudication de ses marchés.
En outre, nous ne sommes qu'un élément de la chaîne d'approvisionnement, donc cela impliquerait des accords tripartites entre l'État, le laboratoire pharmaceutique et le chimiste. Sans cela, rien n'empêchera nos clients d'acheter leurs principes actifs là où ils sont moins chers.
M. Vincent Touraille. - Pour ce qui concerne l'indication du lieu d'origine des médicaments sur la boîte, il s'agit d'une proposition que nous avions faite lors du premier conseil stratégique des industries de santé, mais elle n'avait pas été retenue. Cela présente des avantages, car l'origine du principe actif peut intéresser le patient, comme pour tout autre produit, mais ce n'est pas non plus la panacée. Nous proposions d'instaurer un mécanisme optionnel pour les laboratoires pharmaceutiques, sachant que cela requiert d'identifier et de tracer les principes actifs ainsi que les excipients. Cela mériterait une réflexion plus poussée.
M. Gildas Barreyre. - Que valent les engagements d'achat de long terme ?
Nous avons conclu de véritables engagements de long terme avec Sanofi et UPSA. Sans entrer dans le détail, il s'agit d'engagements d'une durée d'environ dix ans.
Pour nous, la meilleure garantie d'engagement pérenne est la capacité de garantir la compétitivité et la durabilité de l'installation. Grâce à une innovation de procédé de production, différent de celui de nos concurrents indiens, chinois et américains, nous garantissons un niveau de compétitivité satisfaisant pour nos clients, surtout pour ceux qui valorisent l'aspect environnemental et local, ce qui est clairement le cas de Sanofi et d'UPSA, car la localisation de la production permet de réduire l'empreinte carbone de 75 %. Telle est pour nous la meilleure garantie de durabilité de l'engagement de nos clients.
M. Vincent Touraille. - Nous sommes des industriels. Nos investissements sont lourds. Aussi, dès que l'on a investi dans un site de production, notre but est de faire tourner au maximum nos unités et, quand on a développé un nouveau produit, il y a peu de chances que l'on revienne en arrière pour arrêter de le fabriquer, sauf s'il n'y a plus de client. Notre objectif est de fabriquer au maximum, en vendant en Europe, aux États-Unis, voire en Asie ; la rentabilité du secteur est liée à l'occupation maximale des capacités de production.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quelles sont les obligations pesant sur vos adhérents en matière de signalement des ruptures ou des risques de rupture d'approvisionnement ?
Quelle appréciation faites-vous des inspections conduites par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour contrôler le respect des bonnes pratiques de fabrication, notamment des sites de production de matières premières ?
M. Vincent Touraille. - J'ai plus de vingt-cinq d'expérience dans le secteur.
Au début des années 2000, il y a eu un fort mouvement de délocalisation vers l'Asie et notre avantage principal résidait dans la qualité, nos concurrents asiatiques faisant ce qu'ils voulaient de ce point de vue, alors que nous étions contraints par les critères précis et rigoureux de la Food and Drug Administration américaine (FDA) et de l'ANSM. Le facteur décisif a été un problème rencontré sur certains produits aux États-Unis et ayant entraîné de nombreux décès. La FDA s'est alors rendu compte que ses audits en Asie étaient insuffisants ; il est compliqué de faire des affaires en Chine. La FDA a décidé d'envoyer des agents sur place et d'investir massivement, en faisant supporter le surcoût non au contribuable mais à l'industrie. Cela a débouché que les Generic Drug User Fee Amendments (Gdufa), imposant à toute société dans le monde fabriquant des principes actifs pour les États-Unis de répertorier son site, de payer une redevance annuelle, dont le montant, s'il n'est pas colossal - une cinquantaine de mille dollars -, signale que l'on va exporter vers les États-Unis, et d'enregistrer chaque produit dans les Drug Master Files (DMF) en payant chaque année pour pouvoir exporter. Cela avait un avantage immense, celui de rendre totalement visibles les acteurs se trouvant en Asie. Pour l'avoir étudié, je peux vous affirmer que l'on était jusqu'alors confronté à des gens produisant, pour ainsi dire, dans leur arrière-cour et que le nombre de nos concurrents est soudain passé de 4 000 à 500 sociétés. La concurrence s'est ainsi professionnalisée et de nombreux donneurs d'ordre ont décidé, tout en maintenant leur approvisionnement en Asie, de s'assurer un plan de secours d'approvisionnement en Europe, où les règles de qualité étaient plus transparentes. Cette transparence de nos règles de qualité a sauvé notre industrie dans les années 2010, puisque des marchés de molécules matures sont revenus en Europe, du fait que les critères de qualité nous mettaient au même niveau que nos concurrents indiens et chinois.
Les inspections se sont considérablement professionnalisées. L'Europe n'a pas choisi le principe des Gdufa payées par l'industrie. Nos agences travaillent avec celles des États-Unis ; il y a des reconnaissances mutuelles et il y a plus de signalements. Quand une unité de l'ANSM ou de la FDA vient sur le site d'un fabricant, tout le monde est au garde-à-vous, parce que les enjeux sont élevés et que peu de choses passent à travers les mailles du filet. Cela me semble assez efficace.
Sur les obligations de signalement de ruptures, cela relève de nos responsables assurance qualité, qui informent l'ANSM lorsqu'il y a un véritable problème de production ; cela ne va pas au-delà, me semble-t-il. Nous ne sommes pas intégrés dans la chaîne, dans ce domaine. Nous vendons à des sous-traitants, les CDMO (Contract Development Manufacturing Organisations), qui s'occupent de la partie galénique pour le compte du laboratoire donneur d'ordre ; nous ne maîtrisons pas les stocks.
Sans doute, nous avions constitué un stock de morphine pendant la crise de la covid-19, « au cas où », et nous en avons effectivement vendu beaucoup en raison des besoins importants que nous avions anticipés, mais il y a peu d'organisations concernées par la préparation à d'éventuelles ruptures ou surconsommations ou par la constitution d'un stock. Nous sommes très peu impliqués dans la chaîne aval du médicament.
M. Gildas Barreyre. - La démarche des bonnes pratiques de fabrication, ou good manufacturing practices (GMP), visait à aligner les critères de qualité, pour garantir aux patients de bénéficier d'un niveau de qualité irréprochable de la substance active. Peut-on étendre ces GMP à la sécurité de l'approvisionnement, à la vulnérabilité de la production, voire aux critères environnementaux et sociaux, non pour imposer ces règles à d'autres pays, mais parce qu'il serait opportun, puisque la sécurité de l'approvisionnement devient aussi importante que la qualité, que les inspecteurs vérifient que la production est pérenne. Or, dans la pérennité, figurent les critères environnementaux et sociaux.
M. Frédéric Gauchet. - Vous avez souligné le rôle de l'ANSM. La mission de cette agence est indispensable. Celle-ci s'inscrit dans un contexte de rationalisation mondiale des règles d'assurance qualité. Il y a peu de disparités d'une agence à l'autre.
En revanche, la mission de l'ANSM s'arrête sur l'assurance qualité de la chaîne du médicament, elle n'est pas mandatée pour connaître des règles sociales ou environnementales en vigueur chez le fabricant, des règles de recherche pour mettre au point la molécule. On ne peut pas attribuer à l'ANSM un rôle qu'elle ne peut avoir. L'effort doit porter sur la prise en compte correcte de ces éléments et beaucoup de clients le font.
Je prendrai une dernière fois l'exemple de l'ésoméprazole. Vous pourriez vous demander pourquoi, en étant plus chers, nous avons une telle part de marché : parce que la FDA a refusé, voilà une dizaine d'années, l'agrément de l'usine de notre concurrent indien Ranbaxy, sur le fondement de critères d'assurance qualité, de sorte que nous avons dû reprendre, du jour au lendemain, sa production. Si l'on pouvait intégrer encore d'autres critères que l'assurance qualité, nous serions dans une situation bien plus favorable.
Par ailleurs, ne perdons pas de vue un point : aucun de nos clients, ou presque, n'est monosourcé. Il y a quelques cas pour lesquels nous sommes fabricants uniques, mais c'est très limité.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Lors de notre déplacement sur le site de Seqens, il a beaucoup été question des critères sociaux et environnementaux. Depuis la crise de la covid-19, il y a eu une prise de conscience mondiale de revenir sur les délocalisations et on parle beaucoup de relocalisation. Il serait toutefois absurde d'envisager une relocalisation de toute la production en France : il faut raisonner à l'échelle européenne.
Monsieur Gauchet, vous avez communiqué d'excellentes performances en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pouvez-vous nous en dire plus sur le développement de technologies dites vertes ? Selon l'étude de PwC, la mise à niveau environnementale et la décarbonation des procédés de production engendreraient des surcoûts de 30 % environ sur les dépenses d'investissement et d'exploitation pour les principes actifs produits en Europe. Confirmez-vous ces chiffres ? Les industriels ont-ils intégré ces surcoûts ?
M. Bruno Belin. - Monsieur Gauchet, vous avez indiqué que l'ésoméprazole était disponible en parapharmacie.
M. Frédéric Gauchet. - Vous avez raison, il s'agit de l'oméprazole. Mais on trouve dans le monde de l'ésoméprazole en parapharmacie.
M. Bruno Belin. - À ma connaissance, l'ésoméprazole est disponible sans ordonnance (Over the counter, ou OTC) mais non en parapharmacie ni au prix que vous annoncez...
Mme Mélanie Vogel. - Bien que votre industrie ne joue pas un rôle officiel d'alerte des autorités publiques sur les risques de pénurie en cas de problème de production, assurez-vous tout de même un monitoring ? Disposez-vous, en amont, d'informations qui peuvent faire craindre des problèmes en bout de chaîne ? Par ailleurs, à quelle part estimez-vous la responsabilité de votre industrie dans le problème global de la pénurie de médicaments ?
Mme Corinne Imbert. - Comment traduire concrètement la prise en compte des critères environnementaux et sociaux ? Quels sont les pays qui le font ? Comment expliquer que nous ayons toujours aujourd'hui des ruptures d'approvisionnement de prednisone ? Enfin, quelle part de votre activité la production de médicaments dits matures représente-t-elle ?
M. Vincent Touraille. - Madame Vogel, nous sommes en amont de la chaîne. Il est extrêmement rare que l'une de nos fabrications soit bloquée pendant un an ou deux. Si des retards ou des non-conformités peuvent survenir - ce fut le cas avec les sartans, en raison des règles relatives à l'abaissement du niveau de nitrosamines -, il est, je le répète, extrêmement rare que notre industrie engendre des ruptures quand la fabrication a lieu en Europe. Les ruptures éventuelles de prednisolone, que nous fabriquons sur le site de Vertolaye, sont dues non pas à un manque de principe actif, mais plutôt à la partie galénique, chez nos clients. Les chaînes de fabrication de ce type de médicament étant extrêmement longues - douze à dix-huit mois -, des écarts de demande très importants peuvent entraîner des tensions, mais rarement des ruptures.
Au reste, le Leem a estimé que 15 % des pénuries de médicaments sont liées à un problème de fabrication et il s'agit alors non pas de pénuries de longue durée, mais plutôt de tensions.
M. Gildas Barreyre. - Pour la prise en compte concrète des enjeux environnementaux et sociaux, nous proposons d'établir des standards internationaux qui, aujourd'hui, n'existent pas. Dans l'évaluation d'un impact environnemental, il faut en effet tenir compte aussi bien des émissions de CO2 que de la consommation d'eau, des émissions de COV ou encore de la quantité de déchets dangereux et de leur traitement. À la fin, il faut bien fixer une note selon des standards internationaux.
Quand nous envoyons nos standards à nos clients, nous leur communiquons des données précises sur les émissions de CO2 ou sur la consommation d'eau de notre produit. Ce sont nos clients qui, ensuite, établissent une note et valorisent ainsi, selon leurs critères, une production durable par rapport à une production qui ne l'est pas.
Il est donc urgent d'établir des standards, qu'il faudra ensuite valoriser. En effet, l'atteinte de standards engendre un surcoût et la puissance publique a son rôle à jouer en la matière. Veut-on valoriser la durabilité par rapport à une matière active dont l'impact sur le prix final sera relativement faible ? Les critères environnementaux ont-ils au contraire un impact important sur la sécurité d'approvisionnement ? Ces questions relèvent de la mission des personnes qui fixent le prix des médicaments. Ce n'est pas à nous, industriels, qu'il revient de valoriser notre apport en matière de sécurité d'approvisionnement et de durabilité.
Sur le surcoût des technologies vertes, nous ne disposons pas de données chiffrées. Cela dépend des procédés. Sur le paracétamol, nous atteignons l'isocompétitivité grâce au soutien de l'État à hauteur de 30 % dans nos dépenses d'investissement. À isoprocédé, le surcoût dépendra évidemment du coût de l'énergie verte par rapport à celui de l'énergie non verte et du coût des matières vertes par rapport au coût des matières non vertes. Ces éléments variant fortement d'une molécule à l'autre, il est très difficile de vous donner un chiffre.
Le surcoût de 30 % estimé par PwC est une moyenne qui a été établie sur les principes actifs et les chaînes de valeur étudiés. Dans notre métier, les chaînes de valeur sont très variables. Celle des antibiotiques, par exemple, présente une structure de coûts très différente de celle des installations consacrées à un seul produit comme le paracétamol, l'aspirine, ou l'ibuprofène et de celle de la majorité des principes actifs dits « petites molécules chimiques », qui sont produits dans des usines polyvalentes. Les enjeux de compétitivité-coût et de décarbonation sont donc très différents.
En ce qui concerne enfin la part du générique dans nos activités, les technologies sont assez similaires, que le médicament soit sous brevet ou non. Le taux diffère beaucoup selon les projets et les industriels concernés.
M. Frédéric Gauchet. - Monsieur Belin, veuillez me pardonner : je suis chimiste et j'ai confondu médicaments vendus sans prescription en parapharmacie et médicaments non remboursés. J'évoquais des versions non remboursées, parlant à tort de parapharmacie.
Les investissements ont connu une hausse continue. Quand j'ai débuté ma carrière il y a trente ans, pour connaître le coût d'un investissement, il fallait multiplier le prix de l'appareil acheté par trois. Il y a une quinzaine d'années, on le multipliait par cinq. Aujourd'hui, il faut le multiplier par plus de dix. Pourquoi ? Parce que nous nous sommes améliorés dans le confinement, dans le recyclage et dans la pureté de nos produits.
La hausse des coûts d'investissement s'explique par le fait que nous achetons beaucoup plus d'équipements qu'auparavant et par le fait que le recyclage et le confinement sont très consommateurs en énergie.
Votre commission d'enquête doit bien comprendre que, pour assurer la sécurité de l'approvisionnement, tout se joue au moment de l'investissement. La taxation du carbone aux frontières est pour nous très discriminante : l'acier, l'aluminium ou le ciment que nous utilisons pour construire nos usines sont taxés, alors que nos concurrents hors Union européenne ne sont pas soumis aux mêmes taxes. Par ailleurs, si nous ne parvenons pas, en France, à abaisser les coûts de l'énergie à 50 ou 55 euros le mégawattheure, nous serons complètement déclassés, car le confinement de qualité consomme de plus en plus d'énergie.
Ces deux éléments nous préoccupent beaucoup. Les décisions d'investissement sont de moins en moins arbitrées en faveur de la France. Or si nous voulons apporter une réponse rapide en cas de pandémie par exemple, nous devons disposer d'un tissu industriel capable de produire des principes actifs au pied levé.
Lors de son audition, le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, avait donné l'exemple du cisatracurium et s'était félicité, comme nous, de la mise en place d'une chaîne de fabrication en quelques semaines. Or cela serait impossible sans la présence d'EuroAPI, de Seqens ou autres Minakem. En cas de difficultés, le premier réflexe d'un État souverain est de fermer ses frontières de façon à garder la ressource pour lui. Aujourd'hui, nous sommes mal préparés.
Mme Corinne Imbert. - Vous n'avez pas répondu à ma question sur les pays qui tiendraient compte des critères environnementaux et sociaux.
Par ailleurs, vous nous dites que vos sites produisent du prednisone et que la chaîne de fabrication de ce médicament est longue. Combien de laboratoires fabriquent aujourd'hui des spécialités à base de prednisone ? Plus le nombre d'acteurs est faible, plus les effets du moindre incident seront forts et contribueront à la rupture d'approvisionnement.
Dès lors que le principe actif est disponible, j'ai du mal à croire que des problèmes identiques surviennent sur l'ensemble des chaînes de fabrication. Voilà bientôt deux ans et demi que nous rencontrons des problèmes d'approvisionnement pour ce médicament. Peut-être n'en êtes-vous pas responsable, mais j'aimerais tout de même comprendre l'origine des dysfonctionnements, au-delà du simple problème d'approvisionnement en aluminium. Je crains une certaine forme d'impuissance, dès lors que même si nous parvenons à fournir les principes actifs, nous nous heurtons à d'autres problèmes de fabrication.
Enfin, quels sont vos liens actuels avec le Comité économique des produits de santé (CEPS) ? La question de la valorisation des critères environnementaux et sociaux conduit naturellement à celle du prix. J'imagine que vous tenez le même discours devant le ministre ou la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam). Comment influez-vous pour faire reconnaître vos difficultés en matière énergétique ou fiscale ou pour exprimer cette attente que nous partageons tous : valoriser les critères environnementaux et sociaux dans le prix final du médicament ? Notre système fait que le prix est une donnée que nous regardons de près, y compris en commission des affaires sociales, lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - En visitant le site d'EuroAPI, nous avons appris que le plan de charge pour la production des corticostéroïdes n'était pas à son maximum. Cela fait pourtant près de dix ans que les corticoïdes en gouttes pour nourrissons font défaut au bout de quinze jours lors de l'épisode de bronchiolite hivernale. Chaque fois, le discours est le même dans les médias. Nous voudrions comprendre : il y aurait pénurie et les corticostéroïdes seraient pour partie fabriqués en France. Comment expliquez-vous ce hiatus ?
Par ailleurs, vous vous félicitez du passage d'une liste de 4 000 MITM à 200 ou 300 molécules. Qu'entendez-vous par « molécules » ? Si nous manquons d'excipients, l'API seul ne suffira pas...
Je reprends à mon compte la question de Corinne Imbert sur le CEPS et le prix du médicament. Quels critères de différenciation positive peut-on imaginer pour la production française, sachant que la chaîne de valeur se déroule pour partie à l'étranger ? En un mot, qu'est-ce que le made in France ou le made in Europe dans le domaine du médicament ?
Ma dernière question porte sur l'ANSM et ses fameux dossiers. Il semblerait qu'il y ait un dossier par agence et donc par pays. Verriez-vous d'un bon oeil un dossier unique européen ? J'imagine que, dans votre métier comme dans d'autres, plus on passe de temps sur les tâches administratives, moins on en consacre à l'opérationnel...
M. Vincent Touraille. - Concernant la prednisolone et les corticostéroïdes, nos unités ne tournent pas, en effet, au maximum de leurs capacités. Pour autant, il y a souvent des ruptures. Dans l'étude que nous avons faite sur les Msis, certains des produits étaient des corticostéroïdes. Or, comme pour l'amoxicilline, le problème n'était pas lié au principe actif. S'il n'y a pas de principe actif et s'il n'est pas fabriqué en Europe, cela pose en effet souvent de grandes difficultés, mais, dans certains cas, le fait de fabriquer le principe actif en Europe et même d'en avoir à disposition ne règle pas les problèmes de tension en aval.
Au sujet des MITM, j'entends par « molécules » les principes actifs, qui permettent de produire plusieurs spécialités. La fabrication des principes actifs présente des particularités et elle est soumise à de nombreuses contraintes. Par exemple, on ne mélange pas des corticostéroïdes avec d'autres fabrications, car la FDA ou les règles de qualité l'interdisent. De la même façon, on ne peut pas fabriquer d'autres produits à côté d'antibiotiques, car, malgré l'attention extrême que nous portons aux risques de contamination croisée, les bonnes pratiques de fabrication l'interdisent, de façon à assurer une sécurité maximale.
Ensuite, nous vendons nos corticostéroïdes en Asie et aux États-Unis, mais assez peu en Europe et les produits européens proviennent d'Asie, la partie galénique étant réalisée en Europe. C'est un problème à considérer.
Nous rencontrons très peu le CEPS. Depuis deux ans, nous avons certes été intégrés à diverses réflexions et nous travaillons notamment avec l'ANSM sur le plan hivernal. Pour autant, on ne nous demande pas notre avis en tant que fabricants de principes actifs. Je le répète : la répartition de la valeur d'un médicament profite rarement au fabricant de principes actifs. Nous avons peu d'influence sur l'aval de la chaîne.
L'étude de PwC le montre : un prix trop bas limite le nombre d'acteurs souhaitant acheter le principe actif pour la spécialité, limite les investissements de nos clients en galénique. Cela se répercute forcément sur les ventes en France.
Nous sommes très peu impliqués dans la chaîne en aval. Il faudrait interroger les adhérents du Leem ou de CDMO France. Pour notre part, nous constatons que nous vendons nos principes actifs parfois plus facilement au Canada, aux États-Unis ou même en Chine qu'en Europe.
M. Gildas Barreyre. - Nous ne connaissons pas de pays qui aient mis en place des standards environnementaux et sociaux et qui les valorisent, mais nous ne sommes pas en contact direct avec la commande publique. En revanche, nos clients laboratoires pharmaceutiques sont de plus en plus nombreux, partout dans le monde, à valoriser ces critères. Cela leur permet sans doute d'améliorer leur sécurité d'approvisionnement, de parfaire leur image ou de répondre à des appels d'offres publics.
En la matière, les Français - j'évoquais Sanofi et UPSA - sont plutôt en avance, mais des Américains comme Pfizer ou Gilead Sciences valorisent également ces critères. Puisque nos clients s'y préparent, peut-être est-ce le moment d'intégrer ces critères dans les commandes publiques.
En ce qui concerne le critère de différenciation, la production en France est moins carbonée : nous consommons beaucoup d'électricité et l'énergie primaire aux États-Unis comme en Asie repose essentiellement sur le gaz ou le charbon. Nous disposons donc, pour le poids carbone de nos principes actifs, d'un véritable avantage compétitif.
En matière d'innovation de procédé, ensuite, nos trois groupes ont une R&D plus forte et dynamique que nos concurrents européens et extraeuropéens, et nous sommes capables de concevoir des procédés ayant un moindre impact environnemental, donc de nous différencier par l'innovation.
Enfin, la localisation en Europe permet d'avoir des chaînes plus courtes et donc d'éviter les pénuries ou d'imposer une diversification des sources, non des entreprises, mais des zones géographiques. Pendant la crise de la covid-19, certains de nos clients ont fait le choix de diversifier leurs fournisseurs, mais si ces derniers se situent tous dans la même région du monde, cela limite la portée de la diversification.
M. Frédéric Gauchet. - Les États-Unis sont tout de même en train de prendre en compte avant tout le monde ces aspects environnementaux. Je ne vous referai pas le coup de l'IRA (Inflation Reduction Act), mais nous avons des usines aux États-Unis et nous constatons bien l'impact de cette réglementation.
Il faut aussi rappeler que les États-Unis ont été pionniers sur la question de la sécurité de l'approvisionnement : une loi y force les pharmaciens à assurer la diversification de leur approvisionnement.
Sur la question des dossiers, une harmonisation a été faite à l'échelle européenne grâce aux DMF pour les principes actifs sous brevet et aux CEP (certificat de conformité à la pharmacopée européenne) pour les principes actifs génériques ; tous les pays d'Europe reconnaissent les DMF ou les CEP. Dans ces documents sont décrites les étapes clefs de la synthèse du principe actif. Si l'on veut garantir l'origine européenne d'un principe actif, il existe donc déjà une référence : l'État enregistré dans le DMF ou le CEP.
La véritable difficulté en matière de sécurité de l'approvisionnement des principes actifs génériques vient de l'évolution de la réglementation. Il y a eu, il y a vingt ans, un transfert massif de la fabrication des principes actifs vers l'Inde et la Chine. Il était alors très facile de déposer un dossier. Aujourd'hui, compte tenu des critères de pharmacovigilance, le dépôt d'un dossier coûte, pour un chimiste, de 2 millions à 3 millions d'euros. Or les Indiens ou les Chinois avec qui vous vous battez et qui ont déposé leur dossier il y a quinze ans n'ont pas d'obligation de mise à niveau. Pour l'ensemble de l'industrie européenne, c'est une vraie barrière ; le paracétamol en est un bon exemple.
M. Vincent Touraille. - Selon un principe pharmaceutique, lorsqu'un procédé a été établi, on ne le modifie pas d'une virgule. Aussi, la moindre modification dans le processus de fabrication fait l'objet d'un envoi à l'ANSM ou à l'Agence européenne des médicaments (EMA). Pour les produits disposant d'un CEP ou d'un DMF, toutes les informations - fabricants, fournisseurs de matières premières, etc. - sont enregistrées. Le problème est que, pour l'heure, rien n'est numérisé, tout figure sur des documents papier.
L'accès aux informations reste donc difficile et, de fait, nous restons assez aveugles. En tant que fabricants européens, nous réclamons toujours, par exemple, qu'un volume minimal de telle ou telle substance soit donné à l'un des fabricants. C'est totalement ingérable pour l'instant de façon manuelle. Les choses seront beaucoup plus simples quand nous aurons une vision plus « numérique » du marché.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ces propos nous ont été tenus lors de notre visite du site de Seqens : vos usines ne tournent pas à plein. Aussi sommes-nous quelque peu surpris d'entendre que vous pourriez produire davantage de ces produits qui sont en tension, voire en rupture. Est-ce une question de prudence, en l'absence d'assurances venant du marché ?
Par ailleurs, le pharmacien des Hospices civils de Lyon nous disait que, lorsqu'un laboratoire décidait d'arrêter la production de tel ou tel médicament, la recette de fabrication restait secrète. C'est un handicap pour qui souhaiterait reprendre la production.
À propos des prix, nous demandons depuis le début des auditions davantage de transparence. Il est important de rendre visibles non seulement le service médical rendu, mais aussi les critères environnementaux et sociaux, le coût de production - les prix de certains médicaments innovants sont absolument exorbitants - et la marge de l'entreprise. Qu'en pensez-vous ?
M. Frédéric Gauchet. - Il faut distinguer le métier du chimiste, qui produit le principe actif, de celui du pharmacien, qui fait la préparation galénique, autrement dit le médicament. Il y a eu de nombreux exemples de médicament en rupture alors que le principe actif était fabriqué dans nos usines. Nous n'avons pas de prise sur cette partie.
L'exemple du cisatracurium montre que les choses peuvent être améliorées par décision régalienne. Simplifier la mise sur le marché d'un principe actif qui n'est pas nécessairement celui qui figure dans le dossier du pharmacien, mais qui est produit dans une usine agréée par l'ANSM et qui est déjà validé par des pharmaciens responsables, c'est une piste qui mérite d'être creusée. En l'occurrence, cela avait permis de rendre le produit disponible en quelques semaines.
Il est frustrant pour tout le monde de constater que le principe actif est disponible, mais que les préparations galéniques manquent dans les officines ou à la pharmacie de l'hôpital. Il y a là une discussion tripartite à mettre en place absolument.
M. Gildas Barreyre. - La discussion tripartite s'impose en effet. Pour le paracétamol, sans l'apport d'UPSA et de Sanofi, la seule production en France de principe actif ne garantit ni la disponibilité des spécialités ni la pérennité de cette installation.
Vous posiez la question des capacités sous-utilisées. Clairement, la demande et le prix sont des facteurs déterminants. Si nous manquons de compétitivité, si nous ne couvrons pas nos coûts et si nous ne réalisons pas la marge raisonnable nous permettant de rentabiliser l'investissement et de continuer d'investir dans notre outil de production, alors nous n'avons pas de marché. Une discussion tripartite est donc nécessaire pour garantir que le laboratoire pharmaceutique, son sous-traitant pour la galénique et le producteur de principe actif travaillent conjointement. Le Gouvernement travaille actuellement, via la définition des Msis, à des projets facilitant ces accords tripartites.
En ce qui concerne le prix et la transparence, nos métiers sont fortement concurrentiels. Sur notre niveau de marge, nous avons des coûts de R&D à couvrir, mais c'est sans commune mesure avec la R&D des médicaments innovants. Quand un laboratoire nous confie la production de son principe actif sous brevet, notre prix se fonde sur le coût de production plus la marge ; donc notre niveau de transparence à l'égard de nos clients est déjà important.
Il faut assortir le prix de certaines conditions. Nous parlions du CEPS. Il existe une disposition qui permet de favoriser les investissements dans notre pays. Nous pourrions l'utiliser, en contrepartie d'un partage d'informations et d'une sécurité de l'approvisionnement. Tous les projets soutenus par le programme France relance bénéficiaient de ce type de contrepartie.
M. Vincent Touraille. - Vous évoquez la prudence, madame la rapporteure. Il est vrai que nous pourrions parfois augmenter nos volumes de production, mais, je le répète, nous sommes assez aveugles par rapport à la demande. La demande de nos clients est bien identifiée, mais il dépend du bon vouloir des autres exploitants de notre principe actif de nous enregistrer comme fournisseur. Notre prudence s'explique en général par notre connaissance incomplète du marché aval.
M. Frédéric Gauchet. - En matière de transparence, vous noterez que pour la bonne information de votre commission d'enquête, nous vous avons communiqué des éléments chiffrés très précis sur l'ésoméprazole, en nous mettant potentiellement en risque. J'appelle votre attention sur le fait qu'une variation de 1 % à 2 % sur le prix de la boîte avant honoraires de dispensation a un effet majeur pour le chimiste. Si l'on veut une industrie du principe actif souveraine en Europe et en France, on ne peut pas parler de coût exorbitant.
M. Gildas Barreyre. - Nous n'avons pas répondu à la question sur la recette de production. Il y a deux métiers : le pharmacien et le chimiste ; nous, nous sommes chimistes. Nos usines sont en général polyvalentes. Lorsque nous disposons de l'ensemble des certifications adéquates et que le volume est suffisant pour maintenir notre CEP actif, nous sommes capables de moduler la production et de répondre très rapidement à la demande.
Si en revanche il nous faut développer un procédé en un temps record en partant de zéro, un temps de R&D est nécessaire et notre concurrent ne va pas nous l'offrir sur un plateau. Quand bien même ce serait le cas, il faudrait encore l'adapter à nos capacités de production : taille des réacteurs, équipements, sources d'énergie, etc.
C'est donc moins une question de transparence que d'anticipation. Que ce soit sur la partie chimie ou galénique, nous pourrions préparer les recettes ou les contrats de manière à être prêts à produire en cas de besoin. Si le procédé du paracétamol a été développé en un temps record, il a tout de même nécessité, pour atteindre la qualité requise, un an et demi de développement.
M. Vincent Touraille. - Les recettes ne sont pas secrètes : les procédés de fabrication sont enregistrés dans tout DMF et dans tout CEP.
En dehors de toute R&D, les transferts techniques d'un site à un autre prennent du temps et nécessitent de l'investissement, mais il s'agit d'opérations assez courantes. Dans bien des cas cependant, la fabrication a été transférée d'Europe en Asie, où des procédés anciens continuent d'être utilisés. L'Europe a donc l'opportunité de réintégrer ces fabrications et de les rendre plus vertes, plus économiques et innovantes. Notre industrie se mobilise dans cette direction. Reste à savoir sur quelles molécules. Une liste de molécules prioritaires serait intéressante à définir.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Êtes-vous en relation avec l'EMA ? Selon vous, l'agenda stratégique de consolidation de fabrication des principes actifs à l'échelle européenne est-il en route ou devrons-nous attendre un certain temps avant d'envisager ne serait-ce que l'écriture de la première ligne ?
Par ailleurs, vous n'avez pas répondu à la question sur les appels d'offres hospitaliers. En fait, la masse critique de commandes vient de ces appels d'offres, en particulier désormais pour les cliniques privées. Quelle est la condition du made in France ou du made in Europe ? L'API seul ? L'API, le CDMO, le façonnier ? L'exemple des corticostéroïdes est flagrant : une production en France ne suffit pas à garantir la disponibilité du produit. Il est régulièrement question de cette condition du « fabriqué à proximité », mais la chaîne de valeur du médicament est tellement complexe qu'on se demande si un seul des éléments de la chaîne suffit à garantir la sécurité d'approvisionnement.
M. Vincent Touraille. - Il y a cinq ou six ans, nous avions fait une proposition d'une fleur à trois pétales. Sur le premier figurait le principe actif et son origine, sur le deuxième le lieu des opérations de galénique et, sur le troisième, l'origine des dispositifs médicaux tels que les seringues. Cela donnait une première indication sur l'origine du produit.
Nous avons peu de contacts avec l'EMA et ne répondons que rarement directement aux appels d'offres hospitaliers.
Enfin, sachez que la France en général et le Sicos en particulier participent activement aux travaux européens.
M. Gildas Barreyre. - La législation pharmaceutique européenne est en effet en cours de révision. Un premier projet, sorti à la fin du mois de mars, comporte très peu d'éléments sur la pénurie. Dans un « non paper », une vingtaine d'États membres ont par ailleurs demandé à la Commission européenne de travailler sur un Critical Medicine Act, que nous appelons de nos voeux depuis 2019. Sur le modèle du Chips Act ou du Critical Raw Materials Act, un rapport spécifique pourrait lister les besoins prioritaires européens en principes actifs ou médicaments critiques. Veut-on instaurer en Europe des critères environnementaux et sociaux ou privilégie-t-on une sécurité absolue de l'approvisionnement ? Veut-on diversifier les sources ? Il faut d'abord répondre à ces questions.
Ensuite, il serait important de faire un inventaire des capacités de production existantes pour les principes actifs, la galénique et les dispositifs médicaux. Ces informations existent, notre industrie étant l'une des plus contrôlées d'Europe. Seulement, elles existent sur un format papier et l'EMA peine visiblement à dresser cet inventaire. Si les capacités existantes devaient ne pas être à la hauteur des ambitions politiques, des mesures adaptées pourraient être prises pour combler le différentiel.
Tout le monde souhaite ce Critical Medicine Act. Pour notre part, nous le réclamons depuis 2019. Nous avons un momentum sur le sujet, mais il ne reste plus qu'un an à la Commission européenne pour agir. Soit elle se met au travail avant l'été, car cela requiert six mois de travail au maximum, soit nous attendrons la prochaine Commission.
La Commission a considéré ce sujet comme important à deux reprises : d'abord en novembre 2020, à l'occasion de la publication de la stratégie pharmaceutique européenne, dans laquelle elle montrait l'évidence de mettre un terme à la dépendance de l'Europe aux autres régions du monde pour la production de principes actifs, puis en mai 2021, en considérant la production de principes actifs comme un des six secteurs stratégiques, avec les batteries ou l'hydrogène. Il est encore temps d'agir, mais il faut le faire rapidement.
M. Frédéric Gauchet. - Sur les modalités pratiques, il est impossible d'agir dans le seul cadre français, eu égard à l'importance de la réglementation européenne. Dans un cadre européen, on pourrait indiquer que le médicament a été fabriqué au sein de l'Union : pour la partie chimie, il suffit d'indiquer ce qui est enregistré dans le DMF ou dans le CEP - les agences savent si les usines sont situées sur le territoire européen - et, pour la partie galénique, il n'y a en général qu'une seule usine. C'est un peu plus compliqué pour les dispositifs médicaux.
En tout état de cause, il y a une manière simple de savoir si un produit est fabriqué en Europe et l'on peut définir un périmètre incontestable : celui du dossier d'enregistrement.
J'en viens aux appels d'offres. Nous sommes fabricants de principes actifs pharmaceutiques et non de médicaments. Pour faire advenir votre proposition, il y aurait une piste, qui consisterait à généraliser les préparations magistrales, comme pour l'amoxicilline : les pharmaciens, notamment hospitaliers, pourraient acheter les principes actifs et réaliser ces préparations ; ce serait possible, moyennant des investissements colossaux. En dehors de cette hypothèse, un médicament n'arrive pas comme cela en officine, il y a un pharmacien responsable qui engage son nom sur la qualité du médicament, mais uniquement pour la partie galénique. Il est très rare que l'usine de fabrication du principe actif ait un statut d'établissement pharmaceutique, nous sommes très encadrés et contrôlés mais nous ne sommes pas pharmaciens responsables. C'est pour cela que nous ne répondons pas aux appels d'offres.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous ne participez pas à la contractualisation d'un appel d'offres, mais la rédaction de celui-ci pourrait permettre de ne pas oublier un élément de la chaîne de valeur, en mentionnant par exemple un circuit court. Dans les API, il y a les matières premières, les solvants ou les excipients, bref tous les éléments essentiels qui servent à fabriquer l'API. C'est vertigineux...
M. Frédéric Gauchet. - Sur la chaîne de valeur du médicament, entre 83 % et 86 % des émissions de gaz à effet de serre sont liées à la fabrication du principe actif. En instituant un critère territorial - en exigeant par exemple que le DMF fasse mention d'une fabrication sur le sol européen -, on se heurtera à des règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). En revanche, compte tenu du poids colossal de la RSE dans le prix du principe actif, il serait possible de tenir compte de ce critère ; ce serait en outre cohérent avec la politique de la France et de l'Union européenne.
M. Vincent Touraille. - En guise de conclusion, je souhaite insister sur les messages clefs du Sicos. La réindustrialisation est nécessaire, nous y sommes très favorables, mais elle ne pourra se faire que sur un périmètre bien défini.
Il faut une symétrie des politiques publiques. Il faut évidemment sécuriser l'offre industrielle - les gouvernements successifs nous ont beaucoup aidés dans ce domaine -, mais la demande doit l'être également, pour donner de la pérennité et de la visibilité.
La prise en charge des critères environnementaux et sociaux est essentielle ; elle constitue une part importante de nos prix, mais elle n'est pas assez reconnue pour établir les prix.
Il ne faut pas oublier la dimension européenne, qui est critique. On ne pourra agir qu'à cet échelon.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie de la qualité de vos réponses ; vos conclusions vont dans le sens des propos entendus dans d'autres auditions. Si vous en ressentez le besoin, n'hésitez pas à nous transmettre des éléments complémentaires par écrit.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 50.
- Présidence de Mme Laurence Harribey, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
Audition de M. Wilson Savino, conseiller pour la coopération avec les institutions scientifiques et technologiques françaises de la fondation Oswaldo Cruz (Brésil)
Mme Laurence Harribey. - Nous poursuivons nos travaux par l'audition de M. Wilson Savino, conseiller pour la coopération avec les institutions scientifiques et technologiques françaises de la fondation brésilienne Oswaldo Cruz. Je vous remercie, Monsieur, de vous être mobilisé aujourd'hui.
La fondation Oswaldo Cruz occupe une place singulière dans le système de santé brésilien. Fondée en 1900 sous le nom d'institut sérologique fédéral, elle contribue à la production et à la diffusion de connaissances et de technologies dans le but de consolider le système universel de santé (SUS) brésilien et de contribuer à la promotion de la santé et de la qualité de vie de la population. Elle contribue également, et c'est ce qui nous intéresse avant tout aujourd'hui, à la fabrication de médicaments stratégiques pour le système de santé, notamment avec le laboratoire Farmanguinhos situé à Rio de Janeiro. Vous nous indiquerez plus précisément quels sont les médicaments produits par votre fondation, et comment ils sont sélectionnés par le ministère fédéral de la santé ou d'autres entités publiques.
Plus largement, la production publique de médicaments occupe au Brésil une place importante, grâce au rôle des nombreux « laboratoires officiels » qui se partagent la production des produits figurant sur la liste nationale des médicaments essentiels. Vous pourrez nous indiquer comment l'activité de la fondation s'articule avec celle des laboratoires officiels. Nous vous interrogerons également sur le périmètre des activités de production publiques : lorsque celles-ci couvrent les seules étapes de formulation ou de conditionnement, les risques d'approvisionnement en principes actifs peuvent demeurer importants.
Enfin, peut-être pourrez-vous nous présenter un panorama des politiques publiques mises en oeuvre au Brésil pour assurer l'approvisionnement en médicaments, que celles-ci consistent ou non à recourir aux capacités de production des laboratoires officiels et de la fondation. Je pense notamment aux réglementations ou contrats destinés à inciter ou contraindre les laboratoires privés à sécuriser l'approvisionnement du marché brésilien des médicaments.
L'ensemble de ces éléments sont susceptibles d'éclairer les travaux de la commission d'enquête et, plus largement, les réflexions en cours dans notre pays sur l'établissement d'une liste de médicaments critiques et la sécurisation de leur approvisionnement. Je vais vous céder la parole pour un propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions. Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à activer votre micro et prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Savino prête serment.
- Présidence de Mme Sonia de la Provôté, présidente -
M. Wilson Savino, conseiller pour la coopération avec les institutions scientifiques et technologiques françaises de la fondation Oswaldo Cruz. - Je suis un chercheur, immunologiste, et j'ai fait une bonne partie de ma formation à Paris, à l'hôpital Necker puis à La Pitié-Salpétrière, j'entretiens donc une relation de travail avec la France depuis quatre décennies.
La Fondation Oswaldo Cruz, connue sous le nom de Fiocruz, est une institution stratégique de l'État brésilien pour la santé, l'actuelle ministre de la santé en a été la présidente et notre fondation s'insère dans le système universel de santé tel que le connaît le Brésil, où 70-75 % des 220 millions d'habitants utilisent le système public - ce qui en fait le plus grand système public de santé au monde - et 30 % le système privé. La Constitution du Brésil, adoptée en 1988 au lendemain de la dictature militaire, dispose que la santé est un droit du citoyen et un devoir de l'État, ce qui ne va pas sans poser de problèmes face à l'augmentation du prix des médicaments.
La Fiocruz a été créée en 1900. Oswaldo Cruz avait été stagiaire auprès de Louis Pasteur, à Paris, quand le Gouvernement brésilien l'a invité à créer un institut public qui allierait recherche, production et enseignement, ce que Louis Pasteur n'avait pas pu faire en France dans la sphère publique. Nous avons pour mission de produire, diffuser et partager des connaissances et des technologies renforçant le système de santé unifié (SUS) brésilien. Nous contribuons également à la promotion de la santé et de la qualité de la vie des Brésiliens. Le Brésil est caractérisé par des situations économiques très inégalitaires, et nous avons aussi pour mission de réduire les inégalités sociales, avec la défense du droit à la santé et la pleine citoyenneté comme valeurs centrales.
La Fiocruz est une institution nationale, avec des unités de recherche presque partout au Brésil, donc une force de frappe sur l'ensemble du territoire. Nous déployons des expériences nationales et locales, nous l'avons fait en particulier lors des deux dernières grandes crises sanitaires qu'ont été l'épidémie de Zika en 2015-2016, très dure au Brésil et la covid-19. Dans les deux cas, cette organisation, qui bénéficie d'une pensée stratégique à l'échelle du Brésil, en lien avec les institutions publiques, a été un atout. Nous avons aussi des unités de production de médicaments, en particulier les génériques importants pour plusieurs maladies comme le diabète et l'hypertension, les antirétroviraux, et des kits de diagnostic, des vaccins et du biopharmaceutique, des médicaments biologiques.
La Fiocruz a décidé de s'internationaliser davantage ; nous établissons par exemple une plateforme scientifique commune avec l'Institut Pasteur, et nous créons un doctorat conjoint entre la Fiocruz et Sorbonne-Université. La Fiocruz n'est pas une université mais nous sommes agréés pour délivrer des diplômes de Master et de Doctorat. Cette coopération avec la France est très importante, nous avons des accords qui donnent de très bons résultats avec l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), la Sorbonne, l'Institut Pasteur et, bientôt, avec la Fondation Mérieux.
La Fiocruz devient un acteur de santé globale, nous faisons partie de plusieurs groupes de travail de santé globale. Nos thématiques de recherche sont multiples ; nous sommes 13 000 salariés, dont la moitié de fonctionnaires et tous les chercheurs sont fonctionnaires publics. Le système unifié de santé a d'ailleurs été conçu à la Fiocruz au début des années 1980. Depuis quelques années, nous déployons, en plus des appels à projets lancés par les ministères, un programme d'innovations - le Programma Inova Fiocruz - qui vise à fournir des produits directement à la société brésilienne, qu'il s'agisse de médicaments nouveaux ou de connaissances dans le sens de nos missions. Nous avons des hôpitaux, des centres de soins primaires et des centres de soins maternels et nourrissons.
Bio-Manguinhos est l'unité de production de la Fiocruz, son portfolio s'étend à 13 vaccins, 41 kits de diagnostic et 11 médicaments bio-pharmaceutiques. Notre programme de vaccination est l'un des plus importants au monde ; avant la pandémie de covid-19, 95 % de la population brésilienne était vaccinée contre les principales maladies infectieuses, ce taux a diminué depuis la pandémie du fait en particulier de ce qui s'est dit contre la vaccination, mais on revient à une progression et à une adhésion massive de la population pour l'immunisation. La Fiocruz produit les deux-tiers des vaccins contre la covid-19 utilisés au Brésil dans le système unifié de santé, un autre tiers venant d'une seconde institution, l'Institut Butantan, institut de recherche de l'État de São Paulo. Les médicaments bio-pharmaceutiques que nous développons couvrent un champ assez large de médicaments éprouvés, et nous allons démarrer un programme pour la thérapie cellulaire de maladies rares, et des traitements par cellules CAR-T, des stratégies très couteuses pour le système de santé, car si les maladies sont dites rares, l'échelle du Brésil fait que le nombre de malades est parfois assez significatif. La Fiocruz produit aussi 41 kits de diagnostic, notamment pour la covid-19, la dengue et le virus Zika, sous forme sérologique ou PCR.
La Fiocruz a été au premier plan dans la lutte contre la pandémie de covid-19. Le 20 janvier 2020, nous avons constitué une cellule de crise et décidé de produire immédiatement des kits de diagnostic PCR pour les distribuer dans le système brésilien. Nous avons également pu aider quelques pays, en particulier le Paraguay, à qui nous avons distribué 50 000 kits, grâce à un financement du Mercosur. À Rio, nous avons créé un hôpital de 200 lits, dont la moitié en soins intensifs - nous l'avons fait en 70 jours sur notre propre campus, à l'emplacement d'un terrain de football, un millier de soignants y interviennent encore aujourd'hui. Nous nous sommes par ailleurs fortement investis sur le plan de la communication, c'était très important face aux vagues de fake news qui déferlaient de partout. Nous avons également soutenu spécifiquement les populations les plus vulnérables et avons formé des jeunes pour aider dans la crise. La Fiocruz a beaucoup travaillé pour faire face à cette crise sanitaire et je peux dire que cette crise aurait été bien plus violente au Brésil sans la Fiocruz ni système unifié de santé. Dès le mois de février 2020, l'OMS nous a désignés comme laboratoire de référence pour la covid-19 en Amérique latine. Nous avons immédiatement investi dans le diagnostic et coordonné des essais cliniques et précliniques avec des hôpitaux, nous avons aussi coordonné un grand essai clinique conduit par l'OMS. Si nous avons été choisis par l'OMS, c'est parce que nous disposions déjà de cette capacité d'intervention.
Au Brésil, nous avons d'emblée décidé de produire le vaccin contre la covid-19. L'Institut Butantan a bénéficié du transfert de technologie d'un vaccin produit en Chine. À la Fiocruz, nous avons pu recevoir le transfert du vaccin développé par le laboratoire Astra-Zeneca avec l'université d'Oxford. Nous sommes les seuls au monde à avoir pu transférer l'ensemble des technologies, ce qui nous met en mesure de produire le vaccin en toute autonomie, depuis le principe actif jusqu'au liquide d'injection lui-même. Nous avons distribué 250 millions de doses au Brésil, ce qui a sauvé des milliers de vie. Nous avons incorporé la technologie ARN messager parce que nous avions déjà une unité de production de vaccins ; tout cela a été rendu possible parce que nous avions déjà les outils sur place. Nous avons aussi lancé un réseau génomique pour examiner les mutations du virus, y compris des variants en Amazonie. Nous avons aussi conduit des actions spécifiques auprès des populations vulnérables, en particulier les populations autochtones, les populations carcérales, les habitants des favelas, ou encore les populations rurales.
La pandémie de covid-19 nous a convaincus de la nécessité de renforcer les investissements dans la science, la technologie et l'innovation et de prioriser le biomédical, mais aussi de décentraliser la production de biens de santé et de renforcer l'ensemble des systèmes de santé et de protection sociale, car les technologies doivent être appréhendées dans le cadre des systèmes de santé. Les investissements dans notre système de santé étaient en baisse avant la pandémie, mais nous disposions encore de l'outil. Il a démontré toute son utilité et le niveau des investissements progresse à nouveau. Les innovations peuvent prendre de très nombreuses formes, le Brésil est très grand et hétérogène, en particulier sur le plan géographique. Nous avons par exemple développé une application pour smartphones qui a été très utile.
La Fiocruz est reconnue par le peuple brésilien comme l'institution publique la plus fiable au Brésil.
Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Merci pour cette présentation complète, qui montre l'intérêt d'un système de santé intégré, de la recherche à la production de médicaments.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Pour avoir eu la chance de me rendre au Brésil et de rencontrer, avec le groupe d'amitié France-Brésil, la présidente de la Fiocruz, Nísia Trindade Lima, devenue depuis lors ministre de la santé, je peux témoigner de l'importance du travail accompli par la Fiocruz mais aussi d'un phénomène dont nous ne nous rendons pas compte ici, c'est de la façon dont la population brésilienne est convaincue du bien-fondé des vaccins. La couverture vaccinale est très importante au Brésil, même s'il y a eu des remous avec la crise sanitaire et qu'un certain scepticisme des gouvernants a pu jouer contre, au point qu'il ait fallu en passer par la justice, en particulier, pour les populations amazoniennes.
La crise sanitaire a exacerbé une pénurie de médicaments qui est plus ancienne, le nombre de médicaments en tension a quadruplé, quasiment tous les médicaments sont concernés. Notre commission dresse un état des lieux, mais nous voulons aussi ouvrir des pistes, pour sortir de cette situation qui s'aggrave - et c'est ici que l'expérience déjà ancienne de la Fiocruz nous intéresse, puisque vous intervenez de la recherche à la fabrication de médicaments, pour les distribuer dans ce grand pays qu'est le Brésil.
La Fiocruz a la capacité de produire autour de 2,5 milliards d'unités de médicaments par an, vous avez 35 références de médicaments, en particulier des anti-infectieux et des antirétroviraux qui entrent dans le traitement du VIH. Dès lors que, pour produire ces médicaments, vous importez des matières premières, êtes-vous touchés par des difficultés d'approvisionnement et comment y faites-vous face ?
Ensuite, comment choisissez-vous les médicaments que vous produisez ?
Enfin, comment sécurisez-vous vos productions, dans le contexte actuel où, malheureusement, le médicament est devenu une marchandise mondiale ? Quel type de contrats la Fiocruz passe-t-elle avec les laboratoires privés ? La Fiocruz produit-elle des médicaments protégés par des brevets ?
M. Wilson Savino. - Je commencerai par une réflexion plus générale. Qu'est-ce que le rôle de l'État en matière de santé ? Quelle est sa responsabilité pour garantir la santé d'une population ? Il y a une pression économique énorme et le grand capital n'est guère intéressé à ce que l'État produise une partie des médicaments - tandis que les « Big Pharma », de leur côté, n'hésitent pas à produire des médicaments qui entretiennent la chronicité des maladies... La réflexion plus générale se situe là, qui répond aussi à vos questions : quand, dans l'appareil d'État, une institution garantit la fabrication de produits dont la finalité est bien la santé de la population, la question de la pénurie se pose moins. La Fiocruz commence à investir dans la thérapie génique, sur toute la chaîne, pour ne pas dépendre des entreprises privées, ne pas en devenir l'otage. Le choix des médicaments que nous produisons ne résulte pas de la recherche du profit, mais des besoins de la population - cela fait toute la différence - et nous établissons les arbitrages à partir d'une intelligence qui se situe à l'intérieur de l'État, et qui va de la recherche à la fabrication. Nous choisissons en fonction de critères épidémiologiques, sur des critères scientifiques, plutôt que financiers. C'est tout le sens d'une institution stratégique d'État dédiée à la santé. Le Brésil est un pays très inégalitaire, les investissements pour la santé reculaient avant la pandémie, mais nous avions encore l'outil et cela a été une chance face à la pandémie - la bonne nouvelle, c'est que les investissements sont repartis à la hausse. La Fiocruz est une institution publique, elle fabrique à la demande de l'État et elle vend au ministère de la santé, nous ne pouvons pas vendre nos produits sur le marché, sauf, dans des conditions bien encadrées par l'État, à d'autres pays, à un prix bas - c'est le cas par exemple de vaccins contre la fièvre jaune que nous vendons à des pays africains. Notre client, c'est le ministère de la santé, cela fait une énorme différence avec les laboratoires privés dans la construction et la soutenabilité de nos programmes.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Mais comment faites-vous pour sécuriser vos approvisionnements en matières premières ?
M. Wilson Savino. - Je ne connais pas tous les détails et ne suis pas sûr de pouvoir vous répondre complètement. Nous recherchons l'autosuffisance, sur toute la chaîne de production, mais certains produits nécessitent des achats. Nous subissons parfois de fortes pressions comme au début de la pandémie lorsqu'un avion-cargo destiné au Brésil a été pris en otage en Inde : son contenu a été débarqué puis réembarqué...pour les États-Unis. En tout cas, et pour autant que j'en sache, je n'ai pas connaissance d'une pénurie qui nous aurait empêchés de produire l'un des médicaments de notre portfolio. Ce qui s'est passé, cependant, c'est qu'une diminution de production a pu venir de la demande du gouvernement brésilien, donc une pression interne, plutôt qu'externe. Mais, une fois encore, je ne connais pas le détail de ces questions et si je ne peux pas vous répondre complètement, c'est par ignorance.
Mme Émilienne Poumirol. - Merci pour ce témoignage. Comment faites-vous avec les brevets qui protègent les médicaments ? Vous êtes en capacité de résister aux « Big Pharma » parce que vous êtes une institution publique : c'est une piste pour nos préconisations.
Mme Corinne Imbert. - Votre fondation travaille à l'innovation, mais vous arrive-t-il d'acheter des médicaments innovants à d'autres pays ? Quelle est la répartition entre principes actifs innovants et médicaments matures ? Comment négociez-vous les achats ?
M. Wilson Savino. - Nous produisons des génériques, qui vont directement au système unifié de santé, via le réseau national des pharmacies populaires, qui sont privées mais qui sont approvionnées par le gouvernement et par des laboratoires privés, et qui fournissent les médicaments à bas prix.
Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Quelle est la part de médicaments génériques dans votre production ?
M. Wilson Savino. - Environ 40 %. S'agissant des médicaments sous brevet, dès lors que le ministère en a décidé, nous nouons des partenariats pour le transfert technologique - c'est ce qui s'est passé pour le vaccin contre le SARS-CoV-2. Le Brésil compte 220 millions d'habitants et la Fiocruz est l'un des cinq premiers laboratoires pharmaceutiques du pays, nous avons de quoi produire de gros volumes. La loi brésilienne fait de la santé un devoir de l'État, nous avons une obligation d'agir, même pour les maladies dites rares dès lors que, notre population étant importante, nous avons un nombre élevé de malades. C'est pourquoi, nous nous engageons dans des négociations avec une entreprise américaine sur les cellules CAR-T, nous visons une production autonome dans ce secteur.
Mme Émilienne Poumirol. - Nous avons fait du transfert de technologie avec les Chinois pour Airbus, au point qu'ils produisent maintenant des avions sans nous...
M. Wilson Savino. - Nous recherchons l'autonomie. Par exemple, pour développer des thérapies géniques, il est nécessaire de produire des virus adéno-associés (AAV), ce que nous ne faisons pas au Brésil : nous en avons fait un objectif prioritaire, car c'est une condition de l'autonomie. Nous disposons de la chaîne complète, c'est ce qui fait notre force de frappe, dans le giron de l'État.
Mme Sonia de la Provôté, présidente. - L'ARN messager représente un transfert de technologie important, et même si Fiocruz s'engage à ne pas s'en servir hors de son marché intérieur, quel est l'intérêt d'un laboratoire à vous transférer cette technologie, qui peut servir à des applications très diverses ?
M. Wilson Savino. - Peu de laboratoires maîtrisent l'ARN messager, l'OMS a choisi la Fiocruz parce que nous avions déjà un outil technologique avancé.
Mme Sonia de la Provôté, présidente. - L'OMS a-t-elle exigé que vous ayez une telle technologie, dans le contexte de la crise sanitaire ?
M. Wilson Savino. - Le terme d'exigence ne convient probablement pas, ce qui s'est passé plutôt, c'est que l'OMS a reconnu notre capacité à maîtriser cette technologie nouvelle, parce que nous avions déjà l'outil. Pourquoi est-ce qu'un gros laboratoire pharmaceutique accepte-t-il un transfert de technologie ? J'avoue que je ne le sais pas exactement... Je ne fais pas partie des négociations, mais je sais que la discussion avec AstraZeneca a été difficile ; je pense aussi que le fait d'avoir le Brésil dans son portefeuille a compté pour ce laboratoire, qui ne faisait pas partie des « Big Pharma » ; le choix du Brésil a compté dans sa visibilité.
Mme Sonia de la Provôté, présidente. - L'accord a-t-il aussi été financier ?
M. Wilson Savino. - Oui, l'État brésilien a payé. Sauf les donations privées pendant la pandémie, la Fiocruz est financée par subventions.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quels sont les axes de votre coopération avec la France ? Travaillez-vous sur la lutte contre la pénurie de médicaments ?
M. Wilson Savino. - Nous coopérons sur de nombreux volets, la coopération entre nos deux pays est ancienne, historique - elle est constitutive de la Fiocruz, Oswald Cruz avait fait son apprentissage auprès de Louis Pasteur et la Fiocruz est liée depuis sa création à l'Institut Pasteur. Nous avons des dispositifs spécifiques pour l'échange d'étudiants et d'enseignants. La Fiocruz veut s'internationaliser davantage ; nous allons très prochainement passer un accord sur l'innovation dans le domaine biomédical, nous cherchons un lieu en France pour créer un nouveau laboratoire, en plus de nos laboratoires associés - avec l'Inserm et la Sorbonne -, nous discutons avec le Génopole, y compris avec un partenariat privé, autour des thérapies cellulaires et thérapies géniques. Dans ce cadre, la Fiocruz pourrait ouvrir un bureau et s'établir davantage en France, mais aussi au Portugal, éventuellement dans d'autres pays stratégiques.
Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Quel est le budget de la Fiocruz ?
M. Wilson Savino. - Environ 1,5 milliard d'euros.
Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Merci pour ces précisions, l'expérience de la Fiocruz montre que la dimension publique est intéressante, y compris pour de grands pays, alors qu'on dit souvent qu'une intervention publique ne vaudrait que pour les petits pays...
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 55.
Mercredi 31 mai 2023
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
La réunion est ouverte à 13 h 35.
Audition de Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition énergétique
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête entend aujourd'hui Mme Agnès Pannier-Runacher, ancienne ministre déléguée chargée de l'industrie et aujourd'hui ministre de la transition énergétique.
Madame la ministre, vous avez occupé pendant près de quatre ans le poste de secrétaire d'État, puis de ministre déléguée chargée de l'industrie. C'est durant votre mandat ministériel que s'est imposée dans le débat public la notion, souvent discutée, de relocalisation, à la faveur d'une revalorisation de l'image de l'industrie, mais surtout de la crise sanitaire de la covid-19. L'industrie pharmaceutique française et ses choix passés ont été mis en pleine lumière et discutés.
Durant la crise de la covid-19, vous avez certainement pu, comme nous, constater les dégâts de près de quarante ans de désindustrialisation : la France n'était initialement pas en mesure de se protéger et de soigner efficacement contre le SARS-CoV-2 - la faute, notamment, à une trop forte dépendance industrielle de notre pays, tout le long de la chaîne de valeur du médicament. Plusieurs appels d'offres que vous nous présenterez ont alors été lancés, visant à relocaliser la production de certains médicaments ou principes actifs, grâce au budget colossal du plan de relance, puis de France 2030.
Mais les gouvernements successifs dont vous avez fait partie ont aussi poursuivi la compression à la baisse des dépenses de santé, que certains nous disent difficilement soutenable pour la production de médicaments matures, alors que la France a subi de nombreux chocs externes et connaît désormais une inflation élevée. Vous pourrez nous parler du rôle que jouent le prix des médicaments et sa réglementation, qui font la spécificité de l'industrie pharmaceutique.
Nous souhaitons vous entendre aujourd'hui pour tirer le bilan de votre action entre 2018 et 2022 en matière de sécurisation de l'approvisionnement industriel en médicaments de notre système de santé, sur toute la chaîne de valeur, depuis la chimie jusqu'au conditionnement.
Nous savons que les causes des pénuries de médicaments sont multiples, conjoncturelles et structurelles, allant des circuits de distribution aux chocs de demande ; mais au fondement de notre travail se trouve la question de la production en France, dernier filet de sécurité pour notre pays en cas de pénuries graves. De fait, les pénuries s'aggravent d'année en année et représentent une urgence de santé publique. À l'été 2018, une mission d'information du Sénat, dont Mme la rapporteure et moi-même étions membres, avait estimé qu'entre 700 et 800 médicaments étaient en situation de pénurie ; aujourd'hui entre 2 000 et 3 000 médicaments seraient concernés chaque semaine, voire plus lors de certains pics.
Cette capacité à produire est justement au coeur de votre ancien portefeuille ministériel. Il nous semble que l'État pourrait, bien souvent, aller plus loin pour piloter l'approvisionnement en médicaments, voire diriger plus directement une production de médicaments pour répondre en cas d'urgence ou de défaut de la production industrielle.
Lors de cette audition d'une durée d'environ une heure et demie, nous vous laisserons tout d'abord la parole pour un propos général de dix minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions.
Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, madame la ministre, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Pannier-Runacher prête serment.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je vous remercie de m'accueillir au titre de mes anciennes fonctions de ministre déléguée à l'industrie au sein de votre commission d'enquête consacrée à la pénurie de médicaments et à la politique de relocalisation des produits de santé, que nous avons engagée sous l'égide du Président de la République.
Ce sujet revêt à mes yeux trois enjeux principaux, que vous avez soulevés.
Le premier est, bien entendu, un enjeu de santé publique : comment garantir aux Français un accès aux traitements appropriés, en quantité, en qualité et en innovation ?
Le second est un enjeu industriel, qui concerne notre capacité à relocaliser, à produire et à sécuriser l'approvisionnement en produits de santé, en temps normal comme en temps de crise, ces deux temps devant être distingués.
Le troisième est un enjeu de régulation, qui a trait à notre capacité à susciter l'innovation, à augmenter nos productions industrielles et à mener une politique du prix du médicament et d'achat public cohérente avec les deux précédents enjeux.
Le contexte est le suivant : les pénuries touchent la France comme les grands pays de l'OCDE. Il s'agit bien d'une évolution structurelle, même s'il existe aussi des éléments d'explication conjoncturels. Les pénuries ont augmenté de 60 % dans quatorze pays de l'OCDE entre 2017 et 2019 - donc avant la covid-19. Sur cet échantillon, en nombre de pénuries notifiées, la France est en cinquième position - après l'Islande, le Canada, le Portugal et la Belgique. Je ne vous rappellerai pas les chiffres relatifs à l'augmentation des pénuries, que vous connaissez.
Il faut bien comprendre la situation pour améliorer la réponse gouvernementale et votre commission y contribuera certainement.
Je me concentrerai sur la situation que j'ai connue entre 2018 et 2022, en tant que secrétaire d'État puis ministre en charge de l'industrie.
Avant la crise de la covid-19, la France était très bien placée en matière de production de médicaments : en 2007, elle était première de l'Union européenne, mais elle a ensuite progressivement perdu cette place, parallèlement à sa désindustrialisation. Quinze ans plus tard, elle se situe autour de la cinquième position. La France a donc glissé et perdu sa pole position, un déclassement qui s'explique par la conjonction de plusieurs facteurs.
Il s'agit d'abord d'une période historique de chute de brevets : les molécules deviennent moins attractives à produire et plus faciles à génériquer, entraînant le développement de productions en dehors de France et même d'Europe.
Le second élément a trait à la hausse des coûts directs et du poids réglementaire, notamment en matière environnementale, qui a creusé l'écart par rapport au coût des mêmes productions dans d'autres zones géographiques, où l'on assiste aussi à une montée en compétences. Ce double effet conduit à l'augmentation des parts de marché de ces pays.
Ancienne directrice de cabinet du directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) entre 2003 et 2006, je peux affirmer que le volet médicaments du projet de loi de financement de la sécurité sociale est conçu comme une variable d'ajustement. Cette tendance de fond de notre régulation n'est pas nouvelle : je l'ai vécue à l'hôpital et sur le financement des molécules innovantes.
Le dernier élément est constitué par un cadre de régulation désavantageux pour les molécules matures et qui s'est durci au fil des années.
Vous connaissez le résultat : le glissement de la France de la première à la cinquième place au sein de l'Union européenne, qui correspond à une perte de compétitivité. Au plan international, 80 % des principes actifs sont désormais produits en Chine et en Inde. Nous observons des ruptures d'approvisionnement, en particulier sur des molécules matures, peu difficiles et moins intéressantes à produire, le tout sur fond de croissance des besoins en produits de santé : le marché est en croissance, car certains pays se développent et répondent mieux aux besoins de santé de leur population. Les productions se déplacent, et lorsque l'innovation elle-même se déplace, on abandonne progressivement un certain nombre de produits matures.
Dès le premier quinquennat et avant la crise de la covid-19, une prise de conscience a eu lieu sur la nécessité de réagir face à cette dégradation alarmante. Le premier comité stratégique des industries de santé (Csis) du quinquennat s'est tenu en juillet 2018 ; je n'étais pas encore au Gouvernement. Mais dès ma prise de fonctions en octobre 2018, ses conclusions étaient claires et devaient s'appliquer : il s'agissait notamment de se focaliser fortement sur les produits innovants.
Nous avons également travaillé pendant un an sur le pacte productif, qui a permis ensuite de nourrir le plan de relance et France 2030. Nous avons notamment concentré nos travaux sur la bioproduction et les thérapies cellulaires. Il s'agissait de nouvelles orientations en matière de produits de santé, sur lesquelles France pouvait mieux se positionner.
En septembre 2019, la ministre de la santé de l'époque, Agnès Buzyn, a commandé une mission sur les molécules matures à M. Biot pour « limiter le risque de ruptures d'approvisionnement dans un objectif de sécurité sanitaire afin de renouer avec une stratégie européenne d'indépendance et de souveraineté dans le domaine pharmaceutique ». Ce rapport a été rendu une quinzaine de jours avant le début de la crise de la covid-19. Il était d'une très grande actualité au regard de ce que nous avons vécu ensuite.
La crise de la covid-19 a été, bien évidemment, un accélérateur de la prise de conscience. Elle a mis en évidence la complexité des chaînes d'approvisionnement. Un vaccin ARN messager nécessite 230 composants : il ne suffit donc pas de sécuriser le principe actif et deux ou trois étapes de la production. Il faut aussi penser à tous les flexibles, les capsules, les flacons, etc.
Elle a également mis en évidence l'éclatement des lignes de production et leur concentration, non pas seulement dans un pays, mais aussi sur un site. Donc, si un tel site connaît un accident, un incendie par exemple, cela peut avoir un impact non négligeable sur la production mondiale. Cette vulnérabilité, fruit de la suroptimisation des chaînes de production, a été mise en évidence.
Il est également apparu que la France n'était pas en capacité de fabriquer certains produits. Je pense aux produits sophistiqués comme un ARN messager et non à des produits simples comme des gants ou des masques. La France n'avait aucune chaîne de production d'ARN : nous avions des laboratoires de recherche, mais étions incapables de produire plusieurs milliers de doses quotidiennes. D'autres pays européens avaient des bouts de chaîne et ont permis de créer la chaîne de production des vaccins contre la covid-19.
Nos réponses se sont étagées, de l'urgence jusqu'à la réponse structurelle.
Le 18 juin 2020, anticipant le plan de relance, nous avons lancé un premier appel à manifestation d'intérêt (AMI), dit capacity building, afin d'exploiter immédiatement la réglementation européenne qui permettait de soutenir toute production de produits de santé en lien avec la covid-19, avec un haut niveau de soutien public. Cet AMI a permis de soutenir des produits innovants ou matures - vaccins, composants, dispositifs médicaux, diagnostics in vitro, consommables. Face à l'ampleur du besoin, un deuxième AMI a été lancé en février 2021. Au total, 42 projets ont été soutenus, pour environ 500 millions d'euros de soutien public et plus 800 millions d'euros d'investissements. Il s'est agi, par exemple, de lignes de production de vaccins injectables en format unidose, de bouchons techniques ou standards stériles pour les vaccins, des lipides nécessaires pour la vaccination ARN ; bref, les composants d'une chaîne d'approvisionnement.
En parallèle, cinq secteurs stratégiques - dont l'automobile, l'aviation et la santé ¬ et un secteur transversal - matériaux critiques - ont été identifiés dans le cadre du plan de relance, afin de soutenir le renforcement de nos capacités industrielles dans ces secteurs. L'appel à projets a visé à diminuer notre dépendance nationale et européenne et à obtenir un impact économique et industriel dans des délais rapides. Les résultats sont les suivants : 128 projets, pour près de 160 millions d'euros d'aides. Il s'agit d'un exercice différent du précédent, de réindustrialisation au-delà de la crise de la covid-19.
Au total, sur la période, 187 projets ont été soutenus, avec 1,8 milliard d'euros d'investissements. Voici quelques exemples complémentaires, parmi d'autres : des projets de production de principes actifs, comme chez Seqens dans l'Isère ; des projets visant à rendre notre outil de production plus vert et plus performant, comme chez Minakem dans les Hauts-de-France ; des projets de production de principes actifs anticancéreux pour le traitement du mélanome, comme aux laboratoires Pierre Fabre à Gaillac.
Enfin, afin d'aller au bout des conclusions du précédent comité stratégique des industries de santé et de préparer le suivant, nous avons élaboré des réponses structurelles en matière de régulation. Un nouvel accord-cadre entre Les entreprises du médicament (Leem) et le Comité économique des produits de santé (CEPS) a ainsi été conclu, avec un chapitre consacré aux mesures d'attractivité pour permettre la relocalisation des productions et plusieurs dispositions destinées à maintenir une offre suffisante de médicaments dans un objectif de santé publique. Le comité stratégique des industries de santé de l'été 2021 a débouché sur des mesures fortes, notamment sur un objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) sur les produits de santé fixé à 2,4 %. Je souris, parce que je sais bien comment on peut construire l'Ondam d'un côté et le déconstruire de l'autre...
Je citerai enfin le décret permettant un accès direct au marché pour les produits de santé, ce que l'on appelle le « go to market ». L'absence d'un tel dispositif était considérée comme très nuisible à l'attractivité et à la compétitivité de la France, par comparaison avec l'Allemagne par exemple.
Nous commençons à voir les fruits de notre action en 2023, avec France 2030 - et son axe santé très fort, doté de 7,5 milliards d'euros de crédits fléchés -, le décret accès direct et le nouvel accord CEPS.
Nous avons également mené une action à l'échelon européen. En tant que ministre chargée de l'industrie et présidente du conseil compétitivité, j'ai porté un axe santé très fort et notamment un projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) en santé pour accompagner un certain nombre de domaines : les principes actifs, les biothérapies et bioproductions - car nos positions y étaient fragiles - et l'appareil de production ARN. En effet, au-delà du traitement de la covid-19, les perspectives offertes par les thérapies de type ARN semblaient importantes. Je ne suis pas médecin, mais c'est ce que disaient les experts et nous n'avions que peu de structures de production. Nous avons donc largement ouvert la porte.
Les discussions se déroulent encore actuellement, mais nous avons pu déposer des projets. J'espère que la Commission européenne reviendra vers nous fin 2023. Entre le moment où nous avons commencé à en parler et l'éventuelle première décision, il s'est écoulé trois ans : cela témoigne de la quantité d'énergie qu'il faut mettre dans ces matières technologiques rapides pour faire avancer les sujets.
Ces actions sont insuffisantes au regard de la situation de pénurie de certaines molécules, mais plusieurs facteurs sont à considérer.
La première raison est structurelle. Historiquement, notre politique de soutien aux produits de santé s'est principalement concentrée sur l'innovation. Or produits matures et innovation correspondent à des modèles économiques distincts au sein du portefeuille d'une entreprise ; les premiers servant à financer la seconde. Par conséquent, toute réduction de tarifs sur ces produits peut ultimement remettre en question le financement de l'innovation.
Deuxièmement, en termes d'industrialisation, les molécules matures sont progressivement supplantées par des molécules innovantes, ce qui réduit leur appareil de production mondial et crée des effets de pénurie. Celles-ci sont alors gérées par le prix, lequel, s'il n'en est pas le seul élément explicatif, détermine en fin de compte la file d'attente.
En ce qui concerne l'accompagnement des molécules matures et la garantie de leur production, il n'est pas obligatoire que cette production se fasse sur le territoire français, pour peu que l'approvisionnement soit sécurisé par ailleurs. Cela signifie disposer de plusieurs sources, de préférence pas trop lointaines, pour éviter des problèmes de chaîne logistique.
Ensuite, il est difficile de maintenir une cohérence totale entre les différentes actions publiques, notamment en ce qui concerne la commande publique. Avec Olivier Véran, nous avons bataillé pendant six mois pour rédiger une circulaire permettant aux hôpitaux, et recommandant aux autres établissements utilisant des équipements de protection individuelle (EPI), de prendre en compte les risques de rupture lors de leurs achats publics, quitte à payer un peu plus cher. Il s'agissait pour nous de sécuriser des productions et de les protéger contre les risques de rupture d'approvisionnement. Malheureusement, ces circulaires n'ont pas été pleinement mises en oeuvre. Il existe un risque d'injonction paradoxale entre l'optimisation de la structure de coûts des établissements de santé d'une part, et l'acceptation d'un prix un peu plus élevé pour garantir la sécurité de l'approvisionnement d'autre part. Des systèmes d'allotissement pourraient être envisagés de manière à identifier plusieurs fournisseurs, garantissant à la fois sécurité d'approvisionnement et compétitivité des prix.
La coordination avec Bruxelles est essentielle. La création de l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA) est à ce titre une avancée majeure, avec l'idée de lui conférer des compétences spécifiques en temps de crise comme en anticipation de crise. Le PIIEC est lancé, mais nous devons nous assurer que ces politiques aboutissent. Nous sommes encore loin, toutefois, en termes d'ambition, d'équipes, de stabilité et de moyens financiers, de la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA) aux États-Unis.
Enfin, abordons la politique des prix. Vous avez entendu le président du CEPS ; il convient d'exploiter tous les outils qui sont à notre disposition, notamment l'intégralité de l'accord-cadre et le décret d'accès direct mis en place avec détermination lors de la législature précédente. Cependant, il est encore trop tôt pour évaluer l'efficacité de ces mesures ; je suis consciente que des résultats sont attendus dans le cadre de la mission interministérielle sur les mécanismes de régulation et de financement des produits de santé lancée par la Première ministre.
Pour conclure, je précise que des initiatives telles que « Innovation santé 2030 » et le renforcement de notre souveraineté industrielle dans le domaine pharmaceutique ont démontré leur efficacité. Il s'agit maintenant de les adapter afin de les prolonger dans un contexte normalisé, hors pandémie. Je suis confiante quant au fait que Roland Lescure et François Braun, qui ont succédé à Olivier Véran et moi, s'y emploient.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - En effet, la délocalisation de l'industrie pharmaceutique ne s'est pas produite sous un seul mandat présidentiel, elle est mise en oeuvre depuis vingt ou trente ans. Les entreprises, dans une logique de rentabilité optimale, ont préféré s'installer dans des pays à moindre coût, ayant moins d'exigences sociales et environnementales, plutôt que de rester en France. Il faut également prendre en compte une certaine difficulté de la société à accepter l'implantation d'industries chimiques, réputées polluantes, sur notre territoire. Tous s'accordent sur la nécessité de relocaliser ces industries, et nous observons une volonté en ce sens, soutenue par des aides publiques et encouragée par le Gouvernement, mais la réponse est souvent : « D'accord, mais pas chez nous. »
Ma première question concerne les garanties que nous pouvons obtenir. Ces entreprises ont déjà délocalisé leurs opérations et bénéficient maintenant de nouvelles aides publiques pour relocaliser. Quelles garanties avons-nous qu'elles resteront sur le territoire français pour une durée significative ?
J'aimerais également vous interroger sur votre mandat en tant que ministre. Vous avez mis en place des politiques qui ont favorisé le développement de capacités de production sur notre territoire. Il serait intéressant d'obtenir plus d'informations à ce sujet. Toutefois, pendant cette même période, nous avons observé à la fois les prémices de relocalisations et la poursuite des délocalisations. Pourriez-vous nous fournir un bilan précis des établissements relocalisés au regard de ceux qui ont quitté notre territoire ?
Ma deuxième question porte sur l'attractivité du territoire français pour l'industrie pharmaceutique. Nous avons constaté lors de nos auditions que le crédit d'impôt recherche (CIR) était un atout majeur en ce sens ; la France investit énormément dans ce dispositif, qui profite surtout aux grands laboratoires. Cependant, certaines entreprises adoptent des stratégies d'évitement ou d'optimisation. Ne serait-il pas temps d'ajouter des conditions à ce dispositif ? Par exemple, nous avons appris hier lors de notre audition de la Fundação Oswaldo Cruz (Fiocruz) au Brésil que ses membres sont capables de prendre des décisions sur la production de médicaments une fois que la recherche a abouti. Il en va de même pour la BARDA, aux États-Unis : quand la recherche aboutit, on peut produire. Serait-il envisageable, compte tenu de notre histoire et de notre réseau industriel, de mettre en place de telles conditions ? Pourrions-nous garantir qu'une fois la recherche achevée sur le territoire français, la production ait lieu en France, ou au moins en Europe, et que les médicaments produits soient prioritairement destinés à la France ? Cela vous semble-t-il réalisable ? Si oui, sous quelles conditions ?
Toujours dans la même perspective, une troisième question : en ce qui concerne la transition écologique, il est nécessaire de déterminer des critères pour respecter les normes sociales et environnementales. Les industriels que nous avons entendus en audition affirment que le respect de ces normes doit être pris en compte ; à défaut, ils seraient désavantagés face à d'autres pays qui ne les respectent pas. Comment envisagez-vous de traiter cette situation ? Réfléchissez-vous, entre votre ministère et d'autres ministères concernés, comme celui de la santé, à proposer un label pour les médicaments qui respectent ces normes environnementales ?
Ma quatrième question concerne la clause de sauvegarde, initialement mise en place pour les médicaments innovants puis étendue aux médicaments matures. Au cours des auditions que nous avons menées, on nous a indiqué que cette clause constituait un handicap pour les laboratoires, car ceux-ci ne savent que tardivement s'ils doivent s'en acquitter, ce qui nuit à la prévisibilité de leurs activités. Sans aller jusqu'à la supprimer, car elle apporte une contribution significative aux caisses de la sécurité sociale, que pourrait-on envisager à cet égard ?
En outre, je me demande si l'État dispose des moyens nécessaires pour négocier avec les industriels. Fait-il le poids lorsqu'il s'agit de fixer les prix ? Nous avons vu des bras de fer importants lors des négociations sur les prix, comme avec les vaccins contre la covid-19. La direction de Sanofi, par exemple, avait déclaré qu'elle donnerait la priorité aux plus offrants, c'est-à-dire aux États-Unis. Face à ces attitudes ou aux négociations difficiles, comme nous l'avons vu avec le CEPS, quels sont les moyens de l'État pour maintenir des prix raisonnables, notamment pour les médicaments innovants ?
Enfin, ma dernière question porte sur l'Europe. Vous l'avez souligné, vous avez contribué à lancer le PIIEC santé ; la France a joué un rôle moteur dans cette initiative, c'est positif. Au cours de nos auditions, il est apparu clairement que la politique pharmaceutique ne pouvait être envisagée uniquement dans un cadre national. La réflexion doit se faire au niveau européen, voire mondial, le rôle de l'Europe étant crucial. Toutefois, après quelques années, il semble que les ambitions initiales aient été quelque peu réduites. Êtes-vous toujours confiante dans cette approche ? Qu'est-ce qui pourrait être amélioré pour faire en sorte que les ambitions affichées se concrétisent plutôt que d'être révisées à la baisse ?
Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Je complète la question sur la clause de sauvegarde. Nous avons récemment entendu le témoignage d'un laboratoire de 135 salariés. Il y a quatre ans, le montant qu'elle a acquitté au titre de la clause de sauvegarde représentait 40 000 euros, il est aujourd'hui de 160 000 euros, sans que cette augmentation ait pu être anticipée. Dans le même temps, le chiffre d'affaires de l'entreprise a baissé de 3 %. Il est évident que ce sujet emporte des conséquences tangibles.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Sur la question des délocalisations, le premier élément à prendre en compte est l'apparition de nouveaux acteurs sur le marché mondial : il ne s'agit pas toujours de délocalisations, il peut s'agir parfois seulement de concurrence, le détenteur initial du brevet expiré étant confronté à l'émergence de producteurs de génériques dans leur pays d'origine, notamment en Inde et en Chine. Il ne s'agit pas nécessairement d'un « Big Pharma » déjà implanté, ce sont souvent des entreprises importantes d'origine locale, qui peuvent construire des usines plus rapidement que nous et dans certaines conditions qui nous sont inaccessibles.
En effet, nous nous soumettons à deux niveaux de normes : les normes environnementales générales et les normes spécifiques liées à la nature dangereuse de certaines installations, comme celles qui sont classées Seveso seuil haut. En règle générale, l'annonce de la construction d'un tel site n'engendre pas un enthousiasme débordant, je vous le confirme. Ensuite interviennent les normes spécifiques à la pharmacie : nous imposons des exigences rigoureuses en termes de qualité et de traçabilité de la production. Ces garanties pour les patients entraînent des coûts supplémentaires pour les entreprises.
Lorsque l'on combine ces coûts additionnels aux économies naturelles que présentent des pays dans lesquels les coûts de base sont inférieurs à ceux de l'Europe, on comprend comment de nouveaux acteurs importants en termes de volume de production ont pu émerger. Ils ont d'ailleurs joué un rôle indispensable lors de la mise en place des chaînes de production mondiales pour les vaccins contre le SARS-CoV-2, fournissant une partie des éléments nécessaires.
Il ne s'agit donc pas nécessairement de délocalisations, c'est parfois simplement une redistribution des parts de marché concernant des acteurs aux coûts de structure plus importants, habitués à produire dans des pays où ces coûts sont plus élevés. Ces entreprises se positionnent donc là où elles ont le plus de chances de se distinguer, c'est-à-dire sur les produits innovants, grâce à leurs capacités de recherche et de développement plus importantes ; elles ont tendance, en parallèle, à fermer les activités qui ne sont pas rentables.
Ensuite, concernant nos actions en matière de sécurisation de nouveaux sites de production, rappelons que la construction d'une installation pharmaceutique - ainsi, d'ailleurs, que sa fermeture - est un processus à la fois long et coûteux, quel que soit le niveau de subvention proposé. Par conséquent, il est difficile de considérer qu'une entreprise puisse faire son marché au niveau mondial et décider de s'installer en France une année puis de changer de pays trois ans plus tard parce que cela pourrait lui être plus avantageux. Le coût de fermeture d'une usine et celui des investissements capitalistiques perdus est trop important.
Par ailleurs, le coût du travail n'est pas nécessairement moindre dans d'autres pays qu'en France, car le fonctionnement d'une usine pharmaceutique repose majoritairement sur du personnel très qualifié. De fait, les niveaux de rémunération tendent à converger dans le temps. Un cadre est aujourd'hui mieux payé en Chine qu'en France, à plus forte raison s'il parle anglais.
Selon moi, la différence tient davantage aux normes, aux brevets et au marché domestique.
Notre marché domestique compte 67 millions de consommateurs potentiels, tandis que l'équivalent de la classe moyenne en Chine constitue un marché de 450 millions de personnes et que le marché des États-Unis s'élève à 350 millions de personnes.
Cela devrait pousser l'Europe à aller vers une convergence des règles pour éviter d'avoir des régulations qui sont parfois contradictoires et qui imposent de redéposer des dossiers d'autorisation de mise sur le marché, alors même qu'il existe une agence unique du médicament. Cela permettrait de renforcer l'accès au marché européen et son attractivité.
J'estime qu'un laboratoire pharmaceutique qui accepte de s'installer dans un pays où il est plus coûteux de produire s'impose de lui-même la condition d'y rester. Au fond, nous « tamponnons » l'écart de coût par rapport à un site construit ailleurs.
Le crédit d'impôt recherche est un outil qui permet de ramener le coût du chercheur français au même niveau que celui du chercheur allemand. Au-delà de 80 000 euros de coût brut par an, une personne rémunérée en Allemagne paie moins de cotisations sociales, tandis qu'au-delà de 2,5 Smic, notre niveau de cotisations sociales est bien supérieur à ceux de nos homologues européens. Le CIR permet de rattraper cet écart. Si j'estime qu'il ne constitue pas un élément d'attractivité en soi, sa suppression serait un élément de perte de compétitivité, car le coût de nos centres de recherche serait de ce fait plus élevé que celui des centres de recherche de nos voisins proches. C'est pourquoi, je recommande la plus grande prudence en la matière.
Il convient en revanche de veiller à ce que les acteurs qui optimisent ce dispositif dans un sens qui, pour être conforme à la lettre de la loi, n'est pas conforme à son esprit, ne puissent plus le faire. Dans le cadre de l'appel à manifestation d'intérêt capacity building, nous avions prévu des retours en termes de réservations de capacités de production, car l'objectif était moins la réindustrialisation que la sécurisation des approvisionnements.
Les acheteurs publics doivent pouvoir s'appuyer sur des critères objectifs de respect des normes sociales et environnementales. Un label, par exemple, rapporte des points en plus dans le cadre d'un marché public. Il convient toutefois d'être attentif à ce que les PME aient les moyens de se faire labelliser.
Dans le cadre du projet de loi relatif à l'industrie verte, un travail est mené en vue de la création d'un label d'excellence environnementale qui, au-delà de la santé, pourra servir de référentiel pour l'achat.
La clause de sauvegarde a été créée afin d'être activée de temps en temps. Or elle est activée systématiquement et pour des montants de plus en plus importants. La mission régulation devra faire des propositions sur le fonctionnement de ce dispositif, car son mode de fonctionnement ne correspond plus à l'esprit qui a présidé à sa création. Il est par ailleurs difficile, pour les entreprises concernées comme pour les hôpitaux, de connaître leur norme de dépenses au milieu ou en fin d'année, mais cela est lié à l'Ondam.
L'État fait le poids dans la négociation, puisque les experts s'accordent à dire que le prix du médicament sur le marché français est parmi les plus compétitifs.
Nous pourrions, sur le modèle de la BARDA, financer la recherche en contrepartie d'une production future. Cela suppose toutefois d'être prêt à investir des montants très importants. Il faut donc choisir nos combats, c'est-à-dire les classes thérapeutiques qui seraient concernées.
Dans le cadre du plan national de relance et de résilience, nous avions lancé des appels à projets relatifs à des molécules d'intérêt thérapeutique majeur. La liste de ces molécules étant très longue, j'avais lancé la « mission Giorgi », menée par l'inspection générale des affaires sociales (Igas) et le Conseil général de l'économie, avec pour mandat de préciser et de resserrer cette liste.
L'Europe a été très ambitieuse en matière de santé, car, s'agissant d'une compétence qui relève des États, elle est allée bien au-delà de ce que prévoient les traités, et il faut reconnaître que son action a été plutôt efficace.
Il convient de favoriser non seulement l'innovation, mais aussi l'industrialisation - les PIIEC sont un bon moyen de le faire - et il faut s'efforcer de lever tous les obstacles à la diffusion d'un médicament, en particulier pour les petites entreprises et les start-up. Il est en effet plus difficile, pour un même produit, d'obtenir 27 autorisations de mise sur le marché qu'une seule. Il faut donc favoriser les reconnaissances réciproques et les pratiques homogènes, d'autant que ce n'est pas coûteux et que cela permettra aux entreprises d'avoir accès à un marché de 450 millions de personnes disposant d'un pouvoir d'achat important.
En écho aux propos tenus par mon collègue Olivier Véran lors de son audition devant votre commission d'enquête, j'estime qu'une meilleure régulation de la prescription - qui expose du reste les patients à des risques d'iatrogénie - permettrait de récupérer des marges de manoeuvre. C'est peut-être un voeu pieux, mais ce serait une bonne chose.
Mme Pascale Gruny. - Faut-il mettre en place une politique de stock ? Si oui, qui doit en supporter le coût ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Le décret du 30 mars 2021 relatif au stock de sécurité destiné au marché national prévoit des stocks de deux mois, voire de quatre mois pour certains types de préparation.
Plusieurs éléments sont à prendre en considération. Il est tout d'abord contre-intuitif de songer à constituer des stocks en période de pénurie.
Par ailleurs, les coûts de constitution de stocks sont considérables. Il s'agit d'une décision de nature, non pas technique, mais politique, qui emporte un effort financier devant être apprécié à l'aune de son impact sur l'attractivité de notre pays.
Lors des échanges que j'ai eus avec les industriels dans le cadre de mes fonctions passées, ces derniers ont exprimé leurs préoccupations au regard des coûts de constitution des stocks, mais aussi du stockage, car non seulement cela occupe de la place, mais il faut de plus s'assurer que les conditions de stockage soient sécurisées. De fait, cette question était vécue comme assez contraignante par les industriels.
Je sais que mon collègue François Braun mène actuellement des travaux sur ce sujet afin de formuler un certain nombre de propositions.
Je n'ai pas répondu à une précédente question sur le bilan des fermetures et des ouvertures de sites. Je ne dispose pas de données relatives au seul secteur de la santé. En revanche, nous savons que le secteur industriel a contribué à créer 90 000 emplois net au cours des dernières années, alors qu'entre 2000 et 2016 le bilan net était de - 1 million d'emplois. Cela peut paraître peu, mais c'est énorme car le nombre d'employés nécessaires au fonctionnement d'une usine diminue de manière structurelle.
Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Il serait intéressant de disposer de données par secteur.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je vous renvoie vers mon collègue chargé de l'industrie.
Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Dès que nous posons cette question, nos interlocuteurs semblent dans l'incapacité de nous répondre...
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Il faut de plus distinguer entre les différents niveaux de fonction, car dans le secteur de la santé, si les pôles chargés de la commercialisation ont fait l'objet de restructurations ces dernières années, ce n'est pas forcément le cas des pôles industriels.
Mme Sonia de la Provôté, présidente. - C'est notamment le cas du secteur chimique, qui est le maillon très faible de la chaîne de production du médicament.
Mme Émilienne Poumirol. - De quels moyens la puissance publique dispose-t-elle pour réguler le marché du médicament et partant, éviter les pénuries que l'on déplore aujourd'hui ?
Vous avez bien remis en perspective la question du prix des médicaments matures, ainsi que celle de la clause de sauvegarde.
Vous avez également évoqué les injonctions contradictoires faites aux hôpitaux : ces derniers passent des commandes publiques pour obtenir les prix les plus bas mais ils ne peuvent pas inclure de clause de priorité dans ces commandes en raison de l'Ondam, qui est construit, non pas en fonction des besoins réels du pays, mais en fonction des dépenses de l'année passée, ce qui est tout à fait anormal.
Pourriez-vous revenir sur la transparence des prix ? Les « Big Pharma » ont abandonné la chimie au profit des thérapies géniques. Que peut faire l'État pour encadrer les demandes de prix exorbitants sur ces produits innovants ?
Mme Sonia de la Provôté, présidente. - De nombreuses personnes que nous avons auditionnées ont déploré la multiplicité des acteurs de l'écosystème du médicament et son fonctionnement en silo, les objectifs économiques et budgétaires et les objectifs de santé publique étant souvent disjoints - nous en avons pris conscience brutalement pendant la pandémie de la covid-19.
La question du pilotage, notamment sanitaire, est très prégnante pour l'ensemble des acteurs. Avez-vous envisagé de mener une réflexion sur ce sujet lorsque vous étiez chargée de l'industrie ? Nous constatons que, pour remédier aux pénuries, si différentes structures, comités et task force sont constitués, le travail se focalise sur l'emploi et la politique industrielle, au détriment de l'objectif sanitaire, qui devrait être l'objectif principal.
En particulier, le financement public, parfois substantiel, n'est assorti d'aucune conditionnalité de production en France. Le CIR permet de financer des recherches, mais les demandes de brevet sont ensuite déposées dans d'autres pays, plus accueillants et plus propices au développement industriel.
La solution à ces difficultés ne passe-t-elle pas par un pilotage visant l'atteinte d'un objectif sanitaire conçu comme véritablement prépondérant ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Sur la question des prix des molécules innovantes et de la nature de la négociation, je vous rappelle que le gendarme budgétaire de la santé est la direction de la sécurité sociale (DSS). De notre côté, à Bercy, même si ce rôle ne relevait pas de la direction du budget, nous n'étions pas opposés à l'augmentation de la dépense, dans une logique de retour sur investissement : notre préconisation était d'anticiper les retombées attendues de certaines décisions en nombre d'emplois directs ou induits - un emploi industriel représente trois ou quatre emplois induits sur le territoire -, ou en matière de sécurisation de l'approvisionnement, qui permet d'éviter la volatilité des prix et les coûts liés à la rupture.
Nous essayions d'anticiper tout cela, en ayant une vision de la sécurisation des chaînes de valeur, sans d'ailleurs forcément impliquer une production en France. Je me rappelle ainsi avoir aidé ma collègue autrichienne pour sécuriser un des derniers sites européens de production d'antibiotiques.
En premier lieu, la sécurisation de la chaîne de valeur implique de savoir où on produit et à quelles conditions cette production peut disparaître, et de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier. La production peut être située en France, auquel cas, en situation normale ou en situation de crise, on a accès a priori à la production ; on peut même recourir, au besoin, à des outils « descendants » pour sécuriser la production réalisée sur son sol, comme la réquisition. La production peut également être située dans un autre pays de l'Union européenne, auquel cas des règles du jeu se mettent vite en place pour permettre des approvisionnements.
Ensuite, plus on s'éloigne, plus se pose la question de pose d'un double, triple ou quadruple approvisionnement, afin de faire face à des risques génériques - une usine qui brûle, une guerre, une fermeture de frontière - ou à une situation de pandémie et de tensions, qui entraîne un usage prioritairement domestique de la production. En effet, quand les quantités consommées explosent comme on l'a constaté pendant la pandémie de la covid-19 - on a alors multiplié par dix, je crois, la consommation de certains produits, et nous ne disposions pas de l'appareil de production permettant d'y faire face -, ce sont les pays où s'effectue la production qui sont servis en priorité.
Par conséquent, il faut sécuriser les chaînes de valeur, en examinant qui produit quoi et où, et en ayant au minimum deux sources d'approvisionnement pour les médicaments transversaux à un grand nombre de maladies.
En deuxième lieu, il faut avoir des capacités de production « appelables » : que met-on sous cocon, que sait-on déplacer dans une usine ? C'est une réflexion que nous avons eue avec Sanofi à propos d'un site de production de vaccins fonctionnant en mode normal, pour lequel nous avons défini un mode de fonctionnement en situation de crise, permettant de pousser la production de vaccins classiques et de produire autre chose : des vaccins contre des adénovirus, des vaccins à ARN messager, de la protéine désactivée, etc. Dans la production de médicaments, le point critique, ce sont les matériaux, mais aussi les ressources et les compétences, car il faut être capable de produire dans l'usine.
Il faut donc s'assurer de notre capacité à mettre en place des modes de fonctionnement en situation de crise ; je pense que c'est une réflexion intéressante.
En troisième lieu, du point de vue du pilotage, l'organisation en task force, en force opérationnelle, fonctionne bien. La task force vaccins a eu une véritable valeur ajoutée à l'échelon national et européen - elle a inspiré la task force européenne -, puisqu'elle a permis de surmonter bien des difficultés, en allant jusqu'à un niveau de détail très élevé.
Sans doute, si l'on met en place des task forces et que cela fonctionne mieux, cela signifie que l'organisation classique fonctionne trop en silos. C'est cette idée sous-jacente qui nous avait inspiré la création d'une agence de l'innovation en santé, afin de permettre la cohérence des décisions prises dans les différentes composantes de l'État au service d'une vision. Ainsi, si l'on décide d'avoir demain une bioproduction au service de telle ou telle thérapie, on est certain qu'il y a quelqu'un, dans le système étatique, qui en est spécifiquement chargé et qui peut discuter avec la direction générale des entreprises, avec les hôpitaux, avec la sécurité sociale, etc. Quelle que soit la forme retenue, agence ou non, la vision transversale est de nature à accélérer les choses et à donner une unité d'objectifs, à condition de ne pas vouloir produire toutes les molécules sur tout le territoire.
Sur la question des brevets, je répondrai de manière quelque peu provocatrice : pour avoir les brevets, il faut donner envie aux gens de produire en France. Il faut être conséquent dans notre politique. Si l'on obtient dans un autre pays une discussion plus rapide avec l'autorité de régulation, une autorisation de mise sur le marché trois fois plus courte, des financements plus importants pour le prototype et l'industrialisation et si les investisseurs privés sont aptes à conseiller et à prendre des risques, oui, il est plus facile d'investir dans ce pays que de rester dans un marché dans lequel, à chaque étape, on doit être champion du monde de la course de haies... C'est la réalité que nous renvoient certains chercheurs et c'est d'autant plus frustrant que nous avons une véritable capacité à produire de la recherche de qualité et à former des gens de très haut niveau. On le voit dans le domaine de l'intelligence artificielle, par exemple, qui compte de nombreuses personnes formées en France.
Par ailleurs, il faut que l'État tienne ses engagements. Nous sommes constamment dans une tension entre court terme et moyen terme. Le court terme, c'est la trajectoire budgétaire de l'année ; le moyen terme, ce sont les engagements sur des projets à cinq ou dix ans, par lesquels on accepte de prendre des risques. Nous l'avons fait lors de la pandémie de la covid-19, en achetant des vaccins sans savoir exactement de quelles quantités nous aurions besoin. Nous étions dans une situation de crise, dans laquelle les choix étaient réduits. Être capable de prendre des décisions qui engagent pour l'avenir, qui « crantent », et de tenir ces engagements me paraît essentiel.
Cela boucle avec le sujet de la clause de sauvegarde. Si l'on précise d'emblée les règles du jeu, ceux qui veulent jouer connaîtront les règles. Les Français ont tendance à changer rapidement les règles du jeu, c'est le reproche le plus récurrent que l'on nous adressait à l'international : « nous sommes prêts à jouer, mais arrêtez, vous, Français, de changer sans cesse les règles du jeu. »
De manière générale, sur les dépenses de santé, il y a, avec la prévention et la juste prescription, des moyens d'avoir des retours sur investissement sur des sujets qui font la différence. Nous avons un prisme : nous sommes concentrés sur la prise en charge de la pathologie et non sur le maintien en bonne santé de la population.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez indiqué avoir utilisé le levier de la réquisition ; pourriez-vous nous fournir la liste des réquisitions auxquelles vous avez procédé ?
Vous affirmez qu'il ne faut pas changer les règles du jeu en cours de match et qu'il faut accélérer certains processus, mais il ne faut pas désarmer l'État : les autorisations temporaires d'utilisation ont permis à de grands laboratoires d'imposer un prix exorbitant pour des médicaments innovants. Une fois ce prix imposé, cela ancrait la négociation à un niveau très élevé et le prix final restait inabordable pour la sécurité sociale. J'insiste donc sur les armes que se donne l'État pour que chacun assume ses responsabilités. L'industrie pharmaceutique a aussi des devoirs et l'État doit se donner les moyens de faire respecter les règles. On trouve des exemples : vous dites que ce que nous appelons délocalisations n'en sont pas véritablement, mais, pour citer un exemple dans le Val-de-Marne, TotalEnergies ferme des usines performantes. Les entreprises ne se focalisent plus sur la recherche de long terme, elles achètent des start-up.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - S'agissant des prix exorbitants, je veux préciser que le modèle pharmaceutique n'est pas une industrie classique. D'abord, les coûts de développement sont eux-mêmes exorbitants. Ensuite, le marché peut être très restreint, c'est le problème des maladies orphelines : quand la recherche coûte 500 millions d'euros et concerne 100 personnes porteuses de la maladie, le coût du traitement est forcément très élevé, ce qui soulève d'ailleurs des réflexions éthiques complexes.
Si l'on veut faire baisser le prix du médicament, quelle part est-on prêt à prendre dans le financement de la recherche et dans le risque de ne rien trouver ? C'est peut-être une façon de découpler le coût de revient d'une production, qui peut être modeste, de tous les échecs et du coût de la recherche ayant abouti.
On peut en outre améliorer les choses sur les essais cliniques, et cela ne coûte d'ailleurs rien. À cet égard, je vous invite à étudier le cas de l'hôpital du Texas, l'un des plus grands du monde, qui permet, avec l'intelligence artificielle, de générer en quelques jours une base de patients pouvant participer à un essai clinique, alors que, à la main, il faut étudier chaque dossier individuellement, ce qui prend des mois. On gagnerait à examiner ce genre de projets pour abaisser les coûts : on ne perd pas de temps et on ne fait pas de cadeau à l'industrie pharmaceutique, mais on se met au niveau de l'état de l'art en matière de santé et de recherche clinique. Nous avons des gains à faire de ce côté.
En matière de prix, le président du CEPS peut prendre une décision unilatérale, vous le savez. C'est une arme ultime, qui peut fonctionner, même si l'on privilégie toujours la négociation. Lors d'une négociation, on joue en permanence de la carotte et du bâton. Il est plutôt reconnu à l'international que les négociateurs français sont qualifiés et arrivent à des résultats satisfaisants du point de vue de l'utilisation des deniers publics.
La complexité réside dans le prix que l'on accorde à l'empreinte industrielle, à la politique de moyen terme, à la création d'un partenariat avec tel ou tel industriel. C'est compliqué...
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie de vos réponses, madame la ministre.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 14 h 55.
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
La réunion est ouverte à 17 h 05.
Audition de Mme Audrey Derlevoy, présidente de Sanofi France
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons cet après-midi les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Mme Audrey Derveloy, présidente de Sanofi France. Je vous remercie d'autant plus de vous être mobilisée, madame la présidente, que c'est la deuxième fois que nous vous entendons. Vous êtes accompagnée par M. Philippe Charreau, vice-président chargé des affaires industrielles pour la France, et par M. Jean-Yves Moreau.
C'est en effet à la politique industrielle de votre groupe que sera consacrée cette audition après celle du 12 avril dernier, au cours de laquelle vous nous aviez détaillé votre stratégie globale.
Sanofi constitue un fleuron de l'industrie française. C'est même le premier groupe national du point de vue de la dépense en recherche et développement (R&D), et le premier du secteur pharmaceutique européen, Suisse exceptée.
L'actualité récente a d'ailleurs apporté plusieurs exemples de réussite de cet investissement. Je pense notamment à l'annonce, le 12 mai dernier, de résultats prometteurs concernant un anticorps monoclonal que vous développez avec AstraZeneca et qui permet de réduire de 83 % les hospitalisations liées au virus respiratoire syncytial, responsable de la majorité des cas de bronchiolite et de 50 000 hospitalisations chaque année. Vous nous indiquerez si, comme je l'espère, ce « vaccin », bien que le terme soit impropre, sera disponible pour l'automne prochain et dans quelles conditions, notamment tarifaires.
De même, la Food and Drug Administration (FDA) vient de donner son feu vert à un nouveau traitement contre l'hémophilie, l'Altuviiio, dans une aire thérapeutique qui représente un marché de plus de 10 milliards d'euros. S'agissant là aussi d'un médicament innovant, il sera intéressant d'entendre comment vous avez établi vos revendications quant à son prix.
Enfin, le Dupixent, produit phare de votre gamme, a vu ses indications élargies.
Pourtant, si j'en crois la presse, les analystes économiques s'inquiètent des fragilités du groupe Sanofi. Sont notamment cités le retard pris sur la technologie ARN messager ainsi que l'insuffisance voire la dégradation de la R&D.
Dans le même temps, vous avez récemment annoncé la suppression de 135 postes à Aramon et à Sisteron. Vous avez expliqué que « les principes actifs impactés par cette décision sont soit des productions pour tiers dont la demande diminue au fil des ans, soit des principes actifs anciens qui ne répondent plus aux besoins des patients grâce à l'arrivée de nouveaux traitements ». Au-delà de son coût social, vous comprendrez que, dans le contexte de la lutte contre la dépendance à l'égard des pays asiatiques pour la fabrication de ces principes actifs, cette décision suscite des interrogations, surtout deux ans après la cession d'EuroAPI, entreprise désormais dédiée à la production de principes actifs pharmaceutiques pour des tiers.
Vous nous préciserez pourquoi cette nouvelle réorganisation intervient aujourd'hui et si vous avez examiné l'hypothèse de produire d'autres principes actifs, notamment pour des médicaments qui connaissent ou ont connu des tensions ou des ruptures d'approvisionnement même en bénéficiant d'un soutien financier de la part de l'État.
Sur l'ensemble de ces sujets, madame la présidente, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.
Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Audrey Derveloy, M. Jean Yves Moreau et M. Philippe Charreau prêtent serment.
Mme Audrey Derveloy, présidente de Sanofi France. - En introduction et en complément de ce que nous avons pu présenter au cours de l'audition du 12 avril dernier au sujet, d'une part, des leviers pour faire face aux tensions mondiales du médicament et, d'autre part, des nouvelles capacités de production en France et en Europe, je vous remercie de nous donner l'occasion de partager à nouveau avec vous les grandes lignes de notre stratégie industrielle, notamment pour nos activités de production.
Je vais exposer les cinq grands principes de la stratégie industrielle de Sanofi pour nos seize sites en France et nos trente sites en Europe, au sein d'un parc mondial de cinquante-neuf sites, et certaines spécificités de branche qui couvrent certains sujets que vous évoquiez.
Le premier principe est l'adaptation permanente à la dynamique des produits, au regard des besoins médicaux des patients, qui évoluent sans cesse, entre des produits nouveaux, innovants, et d'autres plus anciens mais nécessaires aux patients. Nous cherchons toujours à anticiper au maximum ces besoins.
Le deuxième principe est la recherche continue d'excellence sur nos sites industriels, pour disposer sans cesse du meilleur dans nos usines en matière de technologie et de digitalisation.
Le troisième principe est une spécificité de Sanofi : nous développons des produits pharmaceutiques et des vaccins. Nous cherchons à avoir un réseau plus intégré, ce qui fait partie de notre transformation industrielle.
Le quatrième principe est l'accélération de la décarbonation. Nous nous engageons pleinement vers un plan d'industrie plus verte.
Le cinquième principe est la pédagogie. Nous en faisons davantage, notamment au travers du dialogue social, pour expliquer ces évolutions.
Ces principes ne sont pas déconnectés de l'environnement mondial et des grands défis liés aux crises récentes. Ces défis ne se substituent pas les uns aux autres ; malheureusement, ils s'empilent comme un millefeuille. Aussi, à l'heure actuelle, le groupe Sanofi en France fait face à une vraie complexité industrielle. Je citerai six grands défis.
Le premier a trait aux conséquences de l'inflation sur la compétitivité de nos sites, surtout en matière de composants. Toutes les zones géographiques ne subissent pas l'inflation de la même façon.
Le deuxième est l'exposition très importante de Sanofi à la volatilité des volumes dans certaines aires thérapeutiques et en Chine, qui est notre deuxième marché mondial. Ce pays est également le premier marché pour certains de nos sites industriels, ce qui les expose. Ainsi, la médecine générale, pour laquelle notre portefeuille est important, y est en retrait de 4,2 %. Nous avons choisi la France - nous en sommes fiers - pour produire les médicaments que nous exportons dans le monde, mais nous sommes touchés par ces tendances mondiales, que nous subissons.
Le troisième est la montée en puissance, après les génériques dans les années 2000, des biosimilaires sur le marché mondial. Nous en voyons les effets, comme avec la Lévofloxacine, antibiotique princeps, ou le Lovenox, pour le traitement des thromboses. Trois sites sont en France, dont l'un exporte plus de 70 % de ses produits malgré des volumes en baisse de 15 %. Je tiens à souligner que nous avons dû fermer notre site de Ridgefield aux États-Unis puisque nous avons perdu le marché américain.
Le quatrième est le ralentissement des volumes de vaccins sur certains marchés étrangers, alors que nos sites français exportent une grande partie de leur production. Nous avons de nouveaux concurrents dans l'écosystème, notamment sur l'ARN messager. J'y reviendrai.
Le cinquième est la complexité opérationnelle accrue des dernières années : petites séries, présentations particulières de médicaments... Nous devons là aussi nous adapter.
Le sixième est l'évolution des compétences : il existe de nouveaux métiers et de nouveaux besoins. Certaines compétences feront l'objet de formation continue avec la mise en place de parcours professionnels. Nous nous adaptons à ces nouveaux besoins : 300 recrutements sont prévus en 2023 pour y répondre.
Autour de ces cinq principes et de ces défis mondiaux, notre stratégie industrielle répond aux besoins médicaux avec trois branches.
D'abord, dans la branche « Vaccins », nous ambitionnons de maintenir notre souveraineté avec les technologies existantes, comme pour la grippe, sur laquelle nous sommes le leader mondial, ou pour les vaccins de combinaison pédiatriques. Nous voulons rester en tête dans ces domaines, mais, en même temps, nous voulons innover, grâce à une nouvelle approche par ARN messager. Nous adaptons nos ressources de façon cohérente à cette stratégie.
Je me permets de donner quelques exemples d'investissements actuels dans cette branche. Quelque 935 millions d'euros seront dirigés vers la région lyonnaise entre 2022 et 2026 pour disposer d'une chaîne d'ARN messager à Marcy-l'Étoile ; 490 millions d'euros seront consacrés à la construction d'une nouvelle usine évolutive à Neuville-sur-Saône et 120 millions d'euros pour un nouveau bâtiment de recherche et développement à Marcy-l'Étoile. À l'inverse, du fait d'une demande en baisse des patients mais aussi des professionnels de santé, les besoins sur les formes lyophilisées sont moindres : nous devons nous adapter pour aller vers des formes liquides, prêtes à l'emploi. Nous optimisons en ce sens nos activités sur nos sites européens.
Ensuite, la branche « Bioproduction » concerne les « grosses molécules » comme les anticorps monoclonaux, sur notre site à Vitry-sur-Seine. Là aussi, nous devons améliorer notre rendement, réduire les coûts de production, réfléchir à une approche plus globale et saisir des opportunités de recherche avec l'écosystème français. À ce titre, nous travaillons pour nos produits prioritaires avec six centres hospitaliers universitaires (CHU).
Enfin, la branche « Chimie » a besoin d'être unifiée. Trois tendances se dégagent.
Premièrement, il faut anticiper les nouveaux besoins liés à notre portefeuille. Nous devons nous préparer au lancement industriel des futures molécules de synthèse du groupe, notamment en neurologie, pour la sclérose en plaques, ou pour des maladies du type Fabry, Gaucher ou thrombocytopénie immune. Nous espérons mettre dans le pipeline une nouvelle molécule qui pourra être produite en France. Pour cela, nous investissons : il nous faut être prêts en avance pour lancer la production. Je reviens sur un exemple que je citais dans la précédente audition : une unité de lancement de petits volumes (ULPV) est développée à Sisteron, pour laquelle nous avons investi 60 millions d'euros afin d'être prêts en matière de petites molécules.
Deuxièmement, il faut nous recentrer sur les produits de médecine générale à forte valeur ajoutée et sécuriser ainsi l'avenir des usines françaises. Nous nous focalisons sur les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) et sur ceux classés comme essentiels par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Nous tâchons aussi de répondre à des appels d'offres internationaux puisque nous avons fait le choix de la France pour produire les médicaments du groupe.
Troisièmement, il faut rationaliser parce que cela fait partie de notre stratégie industrielle. Il faut pouvoir faire des transferts hautement qualitatifs avec des groupes - j'y insiste - uniquement français et européens, que nous accompagnons : nous avons une activité d'assistance des repreneurs et nous assurons au minimum trois ans de la production. Le but est de disposer d'une pertinence respective de portefeuille, nous avons besoin de tous les acteurs, petits et grands. Pour les plus petits laboratoires, le fait de récupérer ces portefeuilles, porteurs dans les domaines de la douleur ou de la santé de la femme, est aussi une source de croissance, et cela pérennise la disposition des produits pour les patients.
Vous évoquiez les sujets d'Aramon et de Sisteron. Actuellement, certains bâtiments de production sont sous-occupés, avec un taux d'utilisation parfois inférieur à 30 %, et certaines unités sont obsolètes. En parallèle, il existe des tensions importantes sur d'autres bâtiments. Nous avons donc besoin d'avoir une branche « Chimie » unifiée, recentrée, et qui réponde aux besoins de demain des patients.
Je conclus en disant que les adaptations permanentes de notre outil industriel sont absolument nécessaires : il y va de notre responsabilité, pour garantir notre souveraineté sanitaire d'aujourd'hui et de demain. Nous voulons réaliser les investissements qui répondent de façon cohérente à cette stratégie : nous l'avons indiqué plusieurs fois, ces investissements sont massifs, puisqu'ils s'élèvent tous les ans entre 300 millions et 400 millions d'euros sur nos sites, afin de positionner Sanofi en France au service des patients.
Je rappelle les efforts de nos collaborateurs français, que vous avez pu découvrir lors de votre visite à Lisieux. En particulier, les efforts accomplis pour le Doliprane en France sont exceptionnels : Sanofi n'en a jamais fourni de volumes aussi importants. Nous avons pu fournir aux patients français 424 millions de boîtes - je parle bien de boîtes et non de comprimés - pour répondre à la triple épidémie de l'hiver dernier. C'était une mobilisation incroyable et la France a été priorisée ; d'ailleurs, nos usines situées en Allemagne et en Italie ont permis aux patients français de bénéficier de capacités supérieures l'hiver dernier.
Sanofi est une entreprise européenne et mondiale, mais avant tout française : avec seulement 4 % de son chiffre d'affaires en France, elle y emploie 20 % de ses effectifs, un chiffre stable dans le temps, et y détient 40 % de son appareil industriel et 35 % de sa recherche.
Notre ancien président soulignait cette semaine en assemblée générale qu'en cinquante ans Sanofi a été une succession de plus 300 acquisitions, dont les plus connues ont été Synthélabo, Genzyme et Aventis. Pourtant, la taille n'est pas un atout en soi si on n'est qu'une addition d'entités. C'est pourquoi la responsabilité est de poursuivre ce travail d'efficience et d'harmonisation sur l'ensemble des activités du groupe, afin de préparer les cinquante prochaines années au service des patients en France et dans le monde.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - La commission d'enquête attend des réponses précises, d'où notre volonté de vous faire revenir. Je vous avais interrogée lors de votre précédente audition, le 12 avril dernier, sur l'avenir du site de production de Sisteron en vous demandant : « le site de Sisteron est emblématique de la chimie pharmaceutique de demain [...]. Toutefois, [...] le bâtiment où Sanofi a investi n'a pas l'activité escomptée par manque de molécules. Cela correspond-il à la réalité ? ».
Entendue avec vous, Mme Clotilde Jolivet m'avait répondu : « nous devons vérifier l'information. Il se peut qu'un bâtiment ait une activité moindre que d'autres, mais je ne dispose pas d'informations actuellement. En revanche, nous avons investi dans ce site, notamment pour une nouvelle unité de lancement de petits volumes, à hauteur de 60 millions d'euros sur plusieurs années. Ce site a bénéficié de tels investissements parce que nous sommes convaincus qu'il est possible d'y faire de belles choses en raison des compétences qu'on y trouve. Ces produits chimiques sont issus de notre recherche et développement ou de nos collaborations, et il y a vraiment un potentiel. ».
Vous-même, madame Derveloy, aviez ajouté : « Je dispose d'informations sur le site de Sisteron : nous avons 600 collaborateurs sur ce site, 120 employés en R&D, 480 en affaires industrielles. Sur ce site est aujourd'hui produit le Tolébrutinib, un médicament en développement pour traiter la sclérose en plaques. En 2021, 25 millions d'euros ont été investis et les principaux projets concernent effectivement des lancements de petits volumes, mais nous développons également un procédé chimique continu par microfluidique. »
Or, le lendemain, le jeudi 13 avril 2023, lors d'un comité social et économique extraordinaire, les salariés ont appris la suppression de 135 postes d'ici à 2025 sur les sites d'Aramon, de Mourenx et de Sisteron, qui s'accompagnerait de la démolition éventuelle d'un atelier de production de principes actifs représentant, d'après la CGT, une perte de capacité de production de plus de cinquante tonnes. La presse quotidienne régionale en a fait état : le journal La Provence indiquait le 17 avril dernier que Mme Deweerdt, directrice du site de Sisteron, avait prévenu la mairie le 7 avril 2023, soit cinq jours avant votre audition.
J'ai quatre questions.
Premièrement, comment est-il possible qu'au moment de l'audition vous n'ayez pas eu connaissance des suppressions de postes sur ces sites ?
Deuxièmement, quelle est la définition pour Sanofi d'un « potentiel », où il y a « la capacité et les compétences » pour « faire de belles choses » ? Il s'agit pourtant de réduire le personnel et donc les capacités de production, ce qui nous intéresse du fait du risque de médicaments en tension.
Troisièmement, j'avais conclu le 12 avril dernier en indiquant que j'attendais des réponses précises, aussi, je vous pose cette question : derrière les investissements financiers, y avait-il volonté de valoriser l'outil industriel pour la revente ou pour véritablement améliorer les capacités de production de médicaments dans notre pays ?
Quatrièmement, vous justifiiez cette diminution d'effectifs par le fait que les principes actifs en question étaient soit une production destinée à des tiers dont la demande diminue, soit des principes actifs anciens ne répondant plus aux besoins des patients grâce à l'arrivée de nouveaux traitements. Quels sont ces principes, dont vous abandonnez la production ? Est-il vrai que l'amoxicilline est concernée, alors que sa pénurie a marqué les esprits au cours de l'hiver dernier et que les pédiatres de cinq pays, dont la France, ont déjà tiré la sonnette d'alarme pour l'automne prochain ? Cela serait paradoxal : puisque le Gouvernement cherche à grand renfort d'aides publiques à relocaliser des activités de chimie destinées à la production pharmaceutique, nous aurions peine à comprendre, car nous nous priverions ainsi de capacités de productions qui existent.
Mme Audrey Derveloy. - Au sujet du calendrier, je laisserai M. Charreau expliquer le processus de dialogue avec les représentants des instances, qui travaillent dans un mode « projet ».
Notre stratégie industrielle répond à des besoins et s'inscrit dans un système d'adaptation de notre outil industriel, afin que celui-ci reste performant et dispose des meilleures technologies de pointe.
M. Philippe Charreau, vice-président de Sanofi France, affaires industrielles France. - Pour Sanofi, la chimie de synthèse, pharmaceutique, est une plateforme technologique clé. D'une part, elle permet de soutenir de grands produits historiques de la maison - Plavix, Aprovel, Multaq, Depakine... -, d'autre part, elle permet de maîtriser les futurs lancements.
Au regard du pipeline connu de R&D - certaines molécules n'y entrent qu'au travers d'acquisitions - de Sanofi, la capacité de l'ULPV est bonne pour les années à venir : je n'ai pas d'inquiétude à ce sujet. La vocation de ce bâtiment est d'être un bâtiment de lancement industriel : si les produits se développent correctement, ils n'y resteront pas très longtemps, tout au plus quelques années, car, lorsque les volumes seront suffisants, ils seront transférés dans une autre unité sur le site de Sisteron ou d'Aramon, de façon à libérer de la place.
Toutefois, au gré du cycle de vie de nos produits, notre portefeuille évolue. Le taux d'occupation de nos ateliers sur les sites d'Aramon et de Sisteron est donc très variable : certains sont très chargés, d'autres peu. Si l'on se projette dans l'avenir, on prévoit une diminution de leur utilisation. Cela peut entraîner un problème de compétitivité, raison pour laquelle nous devons redéployer nos capacités et surtout les moderniser.
Je reviens aux bâtiments dont l'exploitation va être arrêtée : ces derniers sont largement sous-utilisés à l'heure actuelle et ils le seront encore plus à l'avenir, mais surtout ils sont complètement obsolètes. Le bâtiment que nous allons démolir à Sisteron a plus de cent ans, c'est le plus ancien du site. Celui qui sera arrêté à Aramon - la décision de démolition n'est pas encore prise et n'interviendra pas avant 2026 ou 2027 - a plus de cinquante ans. Ces bâtiments - ils ne sont que deux sur les quatorze de la plateforme « Chimie » - sont donc très manuels et obsolètes.
Arrêter ces bâtiments répond à une logique d'adaptation de notre outil industriel parce que, dans le même temps, nous investissons dans de nouvelles installations, pour les rendre plus automatisées et digitalisées. En effet, le continuum de données entre notre R&D, nos lancements industriels et notre production commerciale devient de plus en plus important. Cela permettra aussi à l'avenir d'accueillir de nouvelles technologies : analyse en ligne, chimie en continu... Enfin, elles seront plus respectueuses de l'environnement.
L'investissement dans l'ULPV représente 60 millions d'euros. Il y aura également des extensions de capacités pour un certain nombre de produits, par exemple l'irbésartan à Aramon, pour 12 millions d'euros, ou le clopidogrel, pour 10 millions d'euros, conformément à notre feuille de route. Nous développons également une ferme solaire à Aramon pour réduire notre empreinte environnementale, à hauteur de 11 millions d'euros. Nous prévoyons enfin 20 millions d'euros d'investissements dans les nouvelles technologies de production de chimie en continu.
Notre évolution est donc à la fois capacitaire et technologique, qui induit l'arrêt d'un certain nombre de bâtiments anciens et obsolètes et l'investissement dans de nouveaux bâtiments et de nouvelles technologies. Nous ne valorisons pas du tout l'outil pour le revendre, au contraire : nous ancrons la production chimique de demain dans Sanofi.
Mme Audrey Derveloy. - Pour être vraiment moderne, la plateforme sera unifiée autour des sites de Sisteron, d'Aramon et de Mourenx. Nous voulons rajeunir le parc et nous adapter aux besoins des patients.
- Présidence de M. Bruno Belin, vice-président -
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vos réponses paraissent logiques, mais, la veille de l'annonce de licenciements, je vous ai interrogée de manière précise, madame, sur un site et sur ses bâtiments et vous m'avez répondu qu'il y avait un investissement de 60 millions d'euros. Je ne peux pas croire que Sanofi n'ait fait preuve d'aucune anticipation et que vous découvriez par voie de presse ce qu'il se passe dans vos sites. Je ne comprends pas davantage pourquoi vous investissez une somme non négligeable dans un bâtiment pour ensuite y renoncer au nom de l'adaptation aux nouveaux besoins.
Par ailleurs, derrière la fermeture des bâtiments, il y a des licenciements. Or il y a un vrai savoir-faire à Sanofi.
M. Bruno Belin, président. - En résumé, ce qui a été assuré le 12 avril dernier devant la commission d'enquête parlementaire était-il juste et avéré ? Y'a-t-il eu un événement dans la nuit du 12 au 13 avril qui a pu justifier ces annonces ?
Mme Audrey Derveloy. - Je vous le rappelle, le jour de l'audition du 12 avril, je recherchais des informations dans mes notes, je vous avais indiqué que je n'étais pas une experte de l'outil industriel, ayant rejoint le groupe il y a quelques mois. Les images vidéo doivent pouvoir le montrer, j'ai sorti une fiche et j'ai lu en toute transparence les éléments que j'avais à ma disposition ce jour-là. Je le répète, je ne suis pas une experte, c'est aussi pour cela que M. Charreau m'accompagne aujourd'hui.
Je vous ai également précisé qu'un de nos principes en matière de stratégie industrielle est d'essayer d'anticiper les besoins. Les projets connaissent des phases différentes : certains sont approfondis et on dispose de toutes les data pour appuyer les décisions, d'autres moins. Sanofi France est un grand groupe : nous comptons 20 000 personnes, seize sites en France. Je ne connais donc pas tous les éléments dans le détail et je vous l'ai dit le 12 avril.
Nous avons besoin de transformer ces sites. Nous avons besoin de l'investissement de 60 millions d'euros dont nous vous avions parlé lors de la précédente audition,. Nous croyons en la chimie de demain, mais celle-ci n'est absolument pas celle d'hier. Je sais que c'est difficile, mais c'est évidemment une remise en question de nos façons de travailler et de nos outils.
J'en viens à votre deuxième question, qui me tient à coeur. Je fais le tour des sites depuis que j'ai rejoint le groupe et je vois des collaborateurs engagés, qui fournissent des efforts pour améliorer l'efficience de nos outils industriels, je l'ai souligné en introduction.
Je me permets de préciser un point : nous ne parlons pas de licenciements ni de départs contraints : nous travaillons avec nos collaborateurs à un accompagnement, en fonction des nouveaux besoins, dans le cadre d'une gestion des emplois et parcours professionnels (GEPP). Ce ne sont d'ailleurs pas toujours des départs, cela peut être de la mobilité interne : nous examinons les métiers sensibles, ceux qui sont en tension et nous accompagnons les collaborateurs. Sur les deux sites en question, nous avons identifié 135 postes qui pourraient être concernés : ce ne sont absolument pas des départs contraints, il y a zéro départ contraint. Nous avons le temps : ces projets nous amènent jusqu'à 2025 ou 2026. Nous allons accompagner les collaborateurs, via un dialogue au niveau des équipes industrielles, avec les managers et les équipes sur place.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous nous avez tout de même indiqué dans les informations que vous nous avez données lors de la précédente audition que « cette unité de lancement » recevait « 60 millions d'euros sur plusieurs années. Ce site a bénéficié de tels investissements. » Vous avez bien dit « a bénéficié » : si tel est le cas, l'installation ne peut pas être obsolète, même s'il peut y avoir des améliorations.
Il ne s'agit pas vraiment de licenciements, soit ; mais cela signifie tout de même qu'il y aura cinquante tonnes de principes actifs produits en moins : est-ce avéré ? Ce n'est pas anodin : nous sommes au coeur de l'enjeu de cette commission d'enquête.
M. Philippe Charreau. - Peut-être n'ai-je pas été clair.
Sur la plateforme « Chimie » - les sites d'Aramon, de Sisteron et de Mourenx -, il y a quatorze bâtiments de production, dans lesquels est inclus le bâtiment ULPV qui a fait l'objet des 60 millions d'euros d'investissements. Ce bâtiment est donc neuf et nous allons l'utiliser dans la décennie qui vient et encore après. Les deux bâtiments qui seront arrêtés, l'un à Sisteron et l'autre à Aramon, sont très anciens, obsolètes et entièrement manuels ; ils ne sont plus du tout adaptés à la chimie de demain. Avec la chimie de demain, les molécules à fabriquer sont d'une structure chimique beaucoup plus complexe et nécessitent donc un nombre d'étapes de synthèse bien plus grand que par le passé : nous commençons par des volumes relativement importants puis, au fur et à mesure, ils diminuent, ce qui explique le design de l'ULPV.
De plus, la chimie de demain est partiellement en continu. Les méthodes de synthèse actuelles relèvent soit du batch - c'est proche de la cuisine, on mélange les produits et on isole le principe actif -, soit de la chimie en continu, déjà utilisée en pétrochimie avec de grands volumes et désormais utilisée dans la chimie fine pharmaceutique. Cette chimie représente un changement de technologie, même s'il ne concernera pas tous les produits : au-delà des 60 millions d'euros dont nous parlons, nous avons prévu d'investir significativement dans cette technologie. Ainsi, 20 millions d'euros d'investissements sont prévus. L'ULPV a d'ailleurs été conçue de telle sorte qu'elle puisse être étendue pour y installer ces nouvelles technologies.
J'espère donc être clair. Il y a basculement entre un bâtiment obsolète et manuel et une unité flambant neuve, dédiée à des technologies nouvelles de chimie et à de nouveaux produits.
M. Bruno Belin, président. - Madame la rapporteure, êtes-vous satisfaite de ces réponses ? Mme Derveloy n'était pas au courant le 12 avril de ce qui a été annoncé le 13 non plus que la personne qui avait rédigé sa fiche.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Sur les 50 tonnes de principes actifs ?
M. Bruno Belin, président. - J'entends qu'il n'y a pas eu à ce sujet d'information erronée fournie devant la commission d'enquête.
Mme Audrey Derveloy. - Je vous ai répondu le 12 avril avec mon niveau de connaissance du moment. Si l'on visionne les images vidéo, on m'y verra chercher les informations dans mes documents. Je ne peux rien dire de plus.
Je ne suis pas sûre en revanche que l'on ait répondu sur les principes actifs.
M. Philippe Charreau. - Raisonner en tonnes de produits actifs ne signifie pas grand-chose, cela dépend du type de produit dont on parle. Il est plus intéressant de regarder le nombre de produits concernés. Sur la plateforme « Chimie », sur les trois sites que je citais, nous produisons à peu près quarante-cinq principes actifs. Pour vous donner un ordre de grandeur, sept principes actifs sont vendus, dans leur présentation finale - la boîte -, à plus d'un million d'unités en France et trois sont vendus à plus de 100 millions d'unités dans le monde.
Mme Derveloy l'a indiqué avec ce projet, nous recentrons nos activités sur les principes actifs qui sont soit des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur soit des essential medicines de la classification de l'OMS. Nous investissons pour soutenir à la fois la croissance de certains produits majeurs à grand volume déjà existants et le lancement des nouveaux produits.
Dans le même temps, parmi les quarante-cinq principes actifs cités, nous en arrêterons treize, dont sept sont à l'heure actuelle commercialisés en France. Cela a motivé l'arrêt des deux bâtiments à Sisteron et à Aramon. Les sept commercialisés en France seront transférés à un tiers français ou européen. Nous n'arrêterons donc pas la production : nous transférons le produit fini.
Lorsque ce mécanisme de cession a lieu, Sanofi s'engage contractuellement à produire pour le tiers en question durant trois à cinq ans, car un travail de mise à jour réglementaire est à faire. Du reste, la plupart de ces produits, sinon tous, sont déjà disponibles sur le marché. C'est pourquoi l'activité ne s'arrête pas tout de suite, d'où l'horizon 2026 ou 2027, car il faut prendre en compte le temps que ces transferts aient lieu.
Mme Audrey Derveloy. - En outre, il faut tenir compte de l'ancienneté des autorisations de mise sur le marché (AMM) relatives à ces API (active pharmaceutical ingredients), qui ont en moyenne cinquante ans. Le premier principe de notre transformation industrielle étant de s'adapter aux besoins, l'innovation en sciences fait que nous avons besoin de certaines molécules tandis que d'autres sont moins demandées.
Mme Corinne Imbert. - Quelle est la part du marché européen dans le chiffre d'affaires total de Sanofi ? Y a-t-il des freins empêchant le marché français de prendre une part plus importante ? Il est souvent dit dans cette commission d'enquête qu'il faut réindustrialiser le pays pour atteindre une certaine souveraineté sanitaire. Or vous êtes déjà présents sur le territoire, vous êtes un acteur important du monde de la pharmacie et 96 % de votre chiffre d'affaires se fait à l'extérieur de notre marché. S'agit-il d'un choix délibéré, d'un seuil ?
Pouvez-vous nous donner la liste des sept principes actifs commercialisés sur le marché français que vous arrêterez de produire ?
Fabriquez-vous la prednisone ? Sinon, à qui l'achetez-vous ? Pourra-t-on en retrouver un jour dans les pharmacies de France et de Navarre ?
Le marché hospitalier est fourni en Sabril, médicament antiépileptique pour lequel une procédure a été mise en place afin d'éviter une rupture de traitement, et les pharmaciens peuvent en recevoir des boîtes pour leurs patients, mais aucun nouveau traitement n'est initié. Quel est votre stock de réserve ? Votre laboratoire ne se prononce pas sur un retour à la normale concernant cette molécule : pouvez-vous nous en dire davantage ?
Je comprends le besoin de mettre en place de nouvelles technologies. Pour autant, si j'ai bien compris, vous allez délibérément arrêter certains médicaments matures. Pourquoi n'arrivez-vous pas à faire les deux : fabriquer des médicaments matures et faire de l'innovation ?
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
Mme Audrey Derveloy. - Je suis maman aussi : je comprends franchement la situation difficile concernant le Sabril. Il nous faut sûrement revoir le processus. Cela ne concerne pas que le laboratoire : le contingentement est fait avec l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), ce n'est pas nous qui prenons la décision. Nous avons un niveau de stock et, quand il diminue, nous discutons avec l'ANSM ; ce processus avait été expliqué par M. Jean-Marc Lacroix lors de la dernière audition, je n'y reviens pas dans le détail.
Une fois le processus mis en place, nous nous sommes rendu compte qu'il ne fonctionnait pas très bien, et je ne jette la pierre à personne. C'est un problème d'information des pharmaciens. Nous avons actuellement du stock de Sabril, les hôpitaux y ont accès, mais aussi les officines de ville : si elles contactent le laboratoire, celui-ci fournit le produit sous quarante-huit heures. Nous avons ainsi été en mesure de satisfaire 100 % des demandes des pharmaciens. En revanche, nous pouvons améliorer la communication avec ces derniers - je serais ravie d'aller plus loin avec les syndicats de la profession - afin de les aider à produire de l'information pour les patients, car il y a une défaillance à ce sujet.
Mme Corinne Imbert. - Avez-vous de la visibilité sur un retour à la normale ?
Mme Audrey Derveloy. - Le problème date de plusieurs mois et n'est pas lié seulement à nous. Dans la chaîne de production, un de nos partenaires est en difficulté. Le temps de résoudre cela, plusieurs choses peuvent être faites, notamment chercher un autre partenaire afin de remettre le médicament sur le marché. C'est ce que nous avons fait, mais, nous vous avons expliqué tout le processus industriel, cela ne se fait pas en quelques semaines : je n'ai pas de date exacte, mais nous estimons que ce processus de remplacement prendra quelques mois. D'ici là, nous continuons le contingentement et nous discutons avec l'ANSM.
M. Philippe Charreau. - Les produits qui seront transférés à un tiers dans les trois ans qui viennent sont le clorazépate, qui est le principe actif du Tranxene, le loflazépate, qui est celui du Victan, la ticlopidine, qui est celui du Ticlid, la chlorpromazine, qui est celui du Largactil, et la trimipramine, qui est celui du Surmontil. Je ne peux pas mentionner le dernier pour des raisons de confidentialité parce que la transaction n'est pas terminée.
Ces produits ne disparaîtront pas du marché : ils seront transférés à un laboratoire français ou européen pour lequel nous continuerons à produire pendant trois à cinq ans. La durée de trois ans est un minimum ferme, car il s'agit du temps de mise à jour des dossiers réglementaires et des changements liés à la supply chain, mais ces contrats ont tous une clause d'extension d'un an ou deux. Si le laboratoire à qui nous cédons ces produits avait un problème de fourniture, nous continuerions ainsi à fournir le médicament.
Mme Audrey Derveloy. - Le chiffre d'affaires européen de Sanofi est environ quatre fois le chiffre d'affaires français. Le chiffre d'affaires dépend de deux grandeurs : le volume et la valeur. Vous avez beaucoup entendu parler de la question des prix ; en France, les prix sont quasi les plus bas d'Europe, ce qui explique que la valeur soit chez nous inférieure à celle des autres pays européens alors que le volume est supérieur. Nous sommes l'équipe France donc nous agissons pour que la France soit la plus forte à l'échelle européenne, mais nous ne sommes pas les seuls décisionnaires en matière de valeur pour déterminer le chiffre d'affaires.
M. Philippe Charreau. - Le principe actif de la prednisone n'est pas fabriqué par Sanofi : il est acheté à un tiers. Je ne sais pas si nous en achetons encore, il faut que je me renseigne.
Mme Mélanie Vogel. - J'entends bien que la masse ne soit pas l'unité de mesure la plus pertinente en matière d'accessibilité et de disponibilité des médicaments. Pouvez-vous néanmoins nous garantir que les décisions que vous avez prises ne peuvent entraîner de pénurie de médicaments ?
La difficulté d'accès aux médicaments provient de leur disponibilité mais aussi de leur prix. Quel poids ont en moyenne, dans le prix du médicament, les dépenses de communication, de marketing ou en relations publiques ?
Pouvez-vous nous parler de la pratique consistant à faire monter artificiellement le coût de production d'un médicament en achetant un principe actif à une autre branche de la même entreprise ?
Peut-on donner accès au Sabril à tous les enfants qui en ont besoin, étant donné les stocks actuels, le temps que le nouveau processus soit opérant ?
Mme Émilienne Poumirol. - Vous parliez d'accompagnement des salariés et non de licenciements secs : quelles sont les mesures prises ? Les personnes concernées peuvent-elles être réaffectées sur une autre production du même site ou à proximité ?
Je suis étonnée qu'on ne puisse faire à la fois de la chimie « ancienne » et de la chimie « moderne ». Un ancien directeur France de Sanofi nous avait clairement affirmé au cours d'une audition que la R&D en chimie n'était plus intéressante pour l'entreprise et allait cesser. Sanofi continuera-t-elle cette activité dans cette branche ou la stratégie oriente-t-elle uniquement l'entreprise vers les biothérapies et les thérapies géniques, pourvoyeuses de gains bien plus importants ?
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Les MITM comme ceux que vous venez de nous citer sont importants pour la société, donc un laboratoire, même s'il est une structure privée, a une mission d'intérêt public, un devoir de tout proposer.
Mme Audrey Derveloy. - Nous nous efforçons tous les jours d'agir dans ce sens. C'est pour cela que nous faisons tous ces investissements.
M. Bruno Belin. - Je suis pharmacien d'officine. Nous venons de recevoir un courriel au sujet du Sabril indiquant que nous pouvons continuer à pleurer les stocks et que nous ne devons pas initier de nouveaux traitements. Que répond-on aux familles ?
Mme Audrey Derveloy. - En tant que laboratoire, nous ne sommes pas prescripteurs. Ce n'est pas notre métier de donner des consignes. S'il y a besoin de Sabril, il suffit que le pharmacien nous contacte. S'il existe un substitut thérapeutique, il est toujours recommandé de le prendre. Mais, je le répète, si le pharmacien a besoin de ce produit, il contacte le laboratoire, qui le fournira sous quarante-huit heures. À ce jour, 100 % des demandes ont été honorées. C'est un message important pour l'information des patients. Nous pouvons d'ailleurs collectivement nous améliorer dans ce domaine. Ce n'est pas parfait, j'en suis consciente, et nous essayons de nous améliorer.
M. Philippe Charreau. - Je suis chimiste de formation. La chimie fait partie de la boîte à outils pour développer de nouveaux médicaments, au même titre que la culture cellulaire ou la fermentation microbienne. La chimie est donc l'un de nos outils, raison pour laquelle Sanofi veut continuer de maîtriser cette technologie, tant pour les produits matures que pour les nouveaux. Quand on cherche un nouveau médicament, on ne part pas d'une technologie : on vise une cible thérapeutique et la molécule adaptée.
Si vous examinez le pipeline de notre R&D, vous constaterez que les produits qui seront lancés à partir de 2024 sont pour beaucoup des molécules de synthèse, par exemple le tolébrutinib. Dans le portefeuille de la pharmacie mondiale, le ratio est de 40-60 : 40 % de molécules de synthèse et 60 % de produits biologiques. Les molécules de synthèse perdureront donc chez Sanofi.
Nous faisons tout pour que les cessions à un laboratoire tiers n'entraînent pas de rupture. Je ne peux pas garantir aujourd'hui à 100 % qu'il n'y en aura pas, mais, comme pour nos propres produits, tout est mis en oeuvre pour l'éviter. D'ailleurs, les produits que j'ai cités ne sont pas en tension d'approvisionnement. Il n'y a donc aucun lien entre les ruptures d'approvisionnement que l'on peut subir et le plan de transformation de la plateforme « Chimie ».
L'accompagnement des collaborateurs me tient à coeur. Nous avons signé avec les partenaires sociaux le dispositif de GEPP, qui sera utilisé à plein. D'une part, tout se fait sur la base du volontariat ; d'autre part, des mesures de départ à la retraite anticipée sont prévues. En effet, si l'on regarde la pyramide des âges, le nombre de collaborateurs concernés étant de soixante-dix sur un site et de soixante-cinq sur l'autre, on constate qu'une grande partie d'entre eux sont éligibles à des mesures d'âge. Pour ceux qui ne le sont pas, nous redéploierons des ressources au sein d'un même site : il n'y aura pas de mobilité contrainte en dehors. Nous avons assez de postes et d'activités sur place pour proposer un parcours et une évolution professionnels. Certains nous ont sollicités pour évoluer, par exemple en passant de la production à la qualité. D'un point de vue social, la transformation sera « facile ».
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Les sept principes actifs que vous abandonnez sont-ils des MITM ? Avec les fermetures que vous envisagez, ne vous concentrez-vous pas sur les seules molécules innovantes, beaucoup plus lucratives ? Les pénuries ne touchent pas principalement ces produits ; elles concernent largement les médicaments matures.
M. Philippe Charreau. - Dans le cadre spécifique de la plateforme « Chimie », je m'inscris en faux contre ce que vous avancez : lorsqu'on considère l'activité actuelle et à venir des sites, elle se concentre toujours en très grande partie sur des produits matures. Sur les quarante-cinq principes actifs élaborés sur place, la très grande majorité va y demeurer. Le ratio d'activité des produits matures par rapport aux produits innovants est de 80-20. Nos sites de chimie restent liés à un portefeuille de produits matures.
Le problème de pénurie est imputable à Sanofi dans environ 30 % des cas, mais, dans les 70 % qui restent, il provient de nos fournisseurs, du transport ou de la fiabilité des prévisions, avec des surventes ou des sous-ventes. L'année dernière a été très difficile pour l'ensemble de l'industrie, en particulier pharmaceutique, mais pas seulement : pendant la pandémie, nous avons consommé une partie des stocks mondiaux, puis il y a eu la guerre en Ukraine et une demande forte de transport. Je ne cherche pas des excuses, mais le contexte de 2022 était très particulier.
Pour lutter contre les pénuries, nous avons une stratégie pour rendre plus robuste notre chaîne d'approvisionnement. Par exemple, nous essayons de développer pour nos produits majeurs un système de lignes back-up sur un site ou plusieurs, en interne ou en externe. Le back-up concerne seulement une partie de la production, car il ne peut jamais atteindre les 100 % : on ne peut pas dupliquer les capacités. Nous pouvons également gérer la pénurie par le stock ou par le multisourcing auprès de nos fournisseurs. En effet, l'industrie pharmaceutique, en raison de contraintes réglementaires, est très monosourcée. Or, pour faire un médicament, il faut plusieurs centaines d'ingrédients, dont certains sont des commodités, qui subissent également des difficultés d'approvisionnement. Il nous faut également nous intégrer mieux avec nos fournisseurs. Bref, il y a toute une batterie de dispositifs pour consolider notre chaîne d'approvisionnement.
Plusieurs produits ont été relocalisés dans nos usines françaises : le Zenon, qui sera rapatrié de Turquie vers notre site de Tours, le Mucosolvan, déjà rapatrié de Cologne à Amilly et représentant 10 millions d'euros d'investissements, et le Renvela, rapatrié de Waterford à Ambarès pour 15 millions d'euros. Nous maintenons l'attractivité et la compétitivité de nos sites mais nous savons également réinternaliser ou relocaliser de la production dans notre pays.
Mme Mélanie Vogel. - Et la structure du prix ?
Mme Audrey Derveloy. - Nous vous enverrons les éléments par écrit.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La partie chimie semble être la part la plus faible du coût du médicament.
M. Philippe Charreau. - Cela dépend des produits.
Mme Audrey Derveloy. - J'espère que nous avons su montrer l'engagement des collaborateurs et du groupe sur le sol français.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ce n'était pas mis en cause. L'occasion qui vous a été donnée d'expliciter des propos qui n'étaient pas exacts a rendu les choses plus claires pour tout le monde. C'était important pour nous comme pour vous.
Mme Audrey Derveloy. - Je vous remercie de nous avoir donné l'occasion de revenir pour expliquer notre stratégie.
La réunion est close à 18 h 15.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition du professeur Alain Fischer, président de l'académie des sciences
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition du professeur Alain Fischer que je remercie de s'être mobilisé aujourd'hui.
Monsieur Fischer, si nous vous connaissons tous en tant que président du Conseil d'orientation de la stratégie vaccinale au plus fort de la pandémie de la covid-19, c'est le président de l'Académie des sciences et professeur honoraire au Collège de France, spécialiste en immunologie et pédiatrie, que nous entendons aujourd'hui. J'ajoute que vous êtes l'auteur, au nom de la Fondation Terra Nova, d'un rapport rendu public le 18 janvier dernier sur la recherche médicale en France, et par ailleurs chroniqueur à L'Express.
Notre commission d'enquête se penche sur les pénuries de médicaments, mais également sur les choix de l'industrie pharmaceutique française. Ces deux enjeux nous ont naturellement conduits à examiner le modèle économique de l'industrie du médicament et, en particulier, la place qu'y occupent l'innovation, son financement et la prise en charge des thérapies, de plus en plus coûteuses, qui en sont issues.
C'est à ce titre, Monsieur le président, que nous souhaitons disposer de votre expertise. En effet, vous aviez alerté sur le caractère exorbitant du prix demandé par les laboratoires pour les médicaments relevant des thérapies tissulaire, cellulaire et génétique avant la prise de conscience générale de cette problématique. Dès 2020, vous aviez démontré que l'argument mis en avant par les laboratoires des vies transformées par les traitements administrés en une seule fois au prix sans commune mesure avec ceux pratiqués jusque-là ne tenait pas, ne serait-ce que compte tenu du manque de recul sur l'efficacité de ces traitements, qui ne dépasse pas trois à cinq ans. Vous appeliez alors à « une vision plus équilibrée de l'intérêt général et d'un retour raisonnable sur investissement qui permette la poursuite de l'innovation ». Vous pourrez nous préciser ce que vous entendez par cette déclaration, que les dernières années n'ont fait que confirmer.
En matière d'innovation, vous avez également alerté sur l'état préoccupant de la recherche française. Nous serons attentifs à vos préconisations pour remédier à cette situation, d'autant plus préjudiciable que, comme vous avez eu l'occasion de le dire, « l'innovation nécessite en amont une recherche active et efficace », faute de quoi la France risque d'encourager la production de biomédicaments sans disposer de la capacité à inventer les médicaments de demain.
Enfin, pour en revenir aux pénuries de médicaments proprement dites, dès septembre 2022, vous alertiez sur le risque d'une épidémie de grippe en France, concomitante avec un rebond de l'épidémie de covid. L'histoire vous a malheureusement donné raison et l'épidémie de bronchiolite n'a fait qu'accentuer l'impact sanitaire de cette situation, à l'origine de pénuries qui ont d'autant plus inquiété l'ensemble des Français qu'elles touchaient des produits d'usage courant, comme l'amoxicilline ou le paracétamol.
Nous serons par conséquent attentifs à ce que vous pourrez nous dire sur la promotion de la politique de santé publique que vous appelez de vos voeux, notamment s'agissant de la prévention.
Sur l'ensemble de ces sujets, Monsieur le président, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.
Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ». Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Fischer prête serment.
Pr Alain Fischer, président de l'académie des sciences. - Je vous remercie de votre invitation. Je tiens à préciser que je suis aujourd'hui président de l'Académie des sciences, mais que je m'exprime devant vous à titre personnel. Concernant mes liens d'intérêts, j'ai pris part à la création d'une start-up, mais sans intérêt personnel. Cette start-up a émergé dans le cadre de mon travail pour l'institut Imagine, sur le site de l'hôpital Necker-Enfants Malades.
Je suis peu compétent dans le domaine de la pénurie des médicaments et je n'interviendrai donc pas sur ce sujet. Je suis davantage compétent pour évoquer avec vous le sujet de l'accessibilité des médicaments innovants. Nous pourrons ensuite discuter ensemble des aspects induits dans le domaine de la santé publique.
Je vous propose de commencer par les bonnes nouvelles. Nous observons des avancées significatives en matière de thérapeutique, avec à la fois des médicaments chimiques, des biothérapies - qui représentent aujourd'hui 40 % des médicaments mis sur le marché -, des thérapies cellulaires et surtout géniques. Pour les médicaments chimiques, prenons l'exemple de la mucoviscidose et ses quelque 6 000 malades en France : une trithérapie médicamenteuse très intéressante existe à l'heure actuelle et est efficace chez la majorité des patients. Du côté des biothérapies, de réelles avancées sont observées pour un certain nombre de cancers. Des progrès très significatifs existent dans le traitement des hémophilies. C'est également le cas pour des maladies inflammatoires, auto-immunes. Nous pouvons aussi noter des avancées pour les anticorps monoclonaux. Concernant les thérapies géniques, les CAR-T cells ont déjà été administrées à 20 000 patients dans le monde. Nous assistons donc à de vraies avancées médicales concernant ce volet des médicaments transformants, sur lesquels je reviendrai.
Nous observons également des perspectives importantes dans ce domaine de recherche. Les prédictions ne sont évidemment pas possibles, mais la recherche se poursuivra dans les années à venir et de nombreux nouveaux médicaments seront mis au point. Des domaines restent à explorer, telles les maladies du cerveau, la psychiatrie, etc.
J'aborde maintenant avec vous les mauvaises nouvelles et parmi elles, le prix des médicaments. Pour reprendre les exemples ci-dessus, et même si les prix des médicaments ne sont pas connus publiquement en France, nous pouvons estimer que la trithérapie contre la mucoviscidose a un coût de 200 000 euros par an, et ceci à vie. Le coût des anticorps monoclonaux administrés dans les traitements du cancer s'élève à 50 000 à 100 000 euros par cure et par malade. Pour les maladies auto-immunes, le coût est de 10 000 à 20 000 euros, pour l'hémophilie à 100 000 euros par malade, pour les CAR-T cells à 400 000 euros, en plus des autres traitements nécessaires. Les nouveaux traitements de l'hémophilie ont été commercialisés aux États-Unis au prix de trois millions de dollars. En France, le traitement contre l'amyotrophie spinale s'élève à 1,9 million d'euros. De nombreux autres exemples pourraient être donnés.
Ces médicaments sont donc les plus chers actuellement. Cependant, leurs prix sont totalement déconnectés des coûts de recherche-développement, de production et de marketing. Du côté des laboratoires, ces prix sont justifiés par de coûts de recherche plus élevés. Mais ils sont surtout justifiés, car les médicaments one shot permettraient de passer d'une maladie chronique à, idéalement, une maladie guérie. Cette valeur « transformative » est ainsi mise en avant, ajoutée au fait que ces médicaments concernent surtout des maladies rares, donc « à petit marché ».
Si nous regardons l'aspect annoncé comme plus sophistiqué du développement de ces médicaments, il est important de savoir que ce développement résulte en premier lieu de la recherche académique, et que les produits ont été rachetés par les laboratoires à un coût sans commune mesure avec les prix pratiqués ensuite. Il n'existe pas non plus de corrélation entre la taille du marché et le prix du médicament.
Le point essentiel réside dans l'aspect transformatif ou non de ces traitements. Certains d'entre eux sont transformatifs, mais à prendre à vie (par exemple pour la mucoviscidose ou l'hémophilie). Pour les autres, sur lesquels nous bénéficions de sept à dix ans de recul, des manifestations cliniques peuvent persister, par exemple des maladies neuro-musculaires, donc ils ne sont jamais complètement transformatifs. Des incertitudes sur le long terme persistent également pour tous ces patients.
Ainsi, même si l'argument des laboratoires sur l'amélioration de la vie du patient était totalement juste, il me semble essentiel que chacun d'entre nous se demande si le gain doit aller uniquement aux industriels ou bénéficier également à l'ensemble de la société. Je pense, pour ma part, que le partage du gain doit être équilibré et il ne l'est pas à ce jour.
Nous pouvons noter qu'en Europe, les prix fixés le sont au plus haut possible accepté par les autorités réglementaires, mais qu'aux États-Unis, le prix est libre, point qui pèse très lourd et sur lequel je reviendrai.
En conséquence, dans certains cas, des produits ne sont pas mis à disposition, car ils ont été refusés par les autorités réglementaires à cause de leur prix trop élevé ou parce que les industriels se retirent, car leur prix n'est pas accepté en Europe. En conséquence, dans certains domaines, il n'existe malheureusement que peu de médicaments.
Pour vous donner un exemple, une étude d'un institut de recherche américain datant de cinq à six ans montrait que pour les seules thérapies géniques et pour 1 % seulement des maladies génétiques, le prix d'un million de dollars reviendrait à augmenter le budget médicaments de deux tiers, situation qui s'avérerait intenable à terme.
À partir de ce constat, mes propositions peuvent être rassemblées autour de deux objectifs : rendre ces médicaments accessibles dans nos pays - sans évoquer la situation des pays du tiers-monde, largement insatisfaisante même pour des maladies fréquentes comme la drépanocytose ; maintenir le savoir-faire et l'incitation au développement de médicaments dont nous avons besoin.
Il convient de trouver un équilibre, alors qu'à mon sens, le curseur est en ce moment trop à l'avantage de l'industrie pharmaceutique. Mais cet objectif est difficile à atteindre, car le marché du médicament revêt un caractère mondial et aux États-Unis, la régulation des prix est quasi inexistante. Cette situation américaine évolue, mais très légèrement. Nous observons d'ailleurs de nombreux articles aux États-Unis qui présentent la situation en Europe comme « idyllique », car les prix des médicaments y sont deux à trois fois moins chers qu'aux États-Unis. Cette situation constitue un levier pour certains industriels qui préfèrent ne pas être présents sur le marché européen, arguant que le marché américain leur rapportera davantage. Cela tend aussi à tirer les prix vers le haut, même du côté européen, sans que nous ayons de moyen de pression vis-à-vis du marché américain. Il existe néanmoins une certaine volonté d'avancer aux États-Unis, tant dans la communauté scientifique que du côté du Parti démocrate, par exemple.
La négociation des prix reste très opaque et relève de la volonté du Comité économique des produits de santé (CEPS). La résolution de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) de mai 2019 sur la transparence de la fixation des prix ne s'impose d'ailleurs pas aux États. L'opacité entraîne les négociateurs publics dans une situation de déséquilibre, face à des industriels connaissant les prix dans tous les pays. Les critères de fixation des prix doivent donc être débattus. Une solution consisterait à réunir les industriels et les « payeurs » à l'échelle internationale et à disposer de paramètres selon les types de médicaments : recherche-développement, marketing, marge bénéficiare, tout en tenant compte de la valeur ajoutée du produit, sans en faire l'élément central.
Par ailleurs, l'apport académique au sens large, qui ne touche pas assez de bénéfices par rapport à ses apports de base, doit être davantage pris en compte. Par exemple, s'agissant de l'amyotrophie spinale, l'AFM-Téléthon ne touche que 15 millions d'euros par an de royalties pour un médicament vendu 1,9 million d'euros par malade et qui rapporte d'énormes bénéfices à son laboratoire, Novartis. On peut estimer dans ce cas que le citoyen paie deux fois : la recherche, puis le médicament.
Enfin, des négociations des prix doivent être envisagées, non pas au niveau mondial, mais au moins au niveau de l'Union européenne. Actuellement, la France négocie seule, alors que certains pays européens se sont regroupés. Nous pourrions imaginer une extension du rôle de l'Agence européenne du médicament dans la négociation des prix. L'exemple des vaccins anti-SARS-CoV-2 nous a montré que ce type de négociations peut fonctionner. Cet exemple serait à suivre pour les médicaments innovants onéreux.
Pour les maladies rares, nous pouvons réfléchir à la mise en place de structures non lucratives, avec un investissement initial public, appuyé par des fondations et le milieu caritatif.
Pour conclure, l'évolution du système actuel est indispensable. En France, l'enveloppe des prix est en effet contenue, mais de manière artificielle, par l'ajout d'une nouvelle enveloppe. Le risque est que, sans évolution de négociation, nous nous dirigions vers une situation américaine, où les patients bénéficient des meilleurs médicaments s'ils disposent de l'argent pour les payer.
Enfin, dans un dernier point, nous pouvons nous demander si mon propos ne relève pas d'une utopie par rapport à des industries qui ne pourraient pas baisser leur prix. Mais des publications montrent que les bénéfices de l'industrie pharmaceutique sont supérieurs à ceux de toutes les autres industries. Par ailleurs, une étude récente montre que les dépenses marketing des quinze « Big Pharma » les plus importantes sont très supérieures à leurs dépenses de recherche-développement. Le même constat est fait concernant le versement des dividendes et le rachat d'actions. Il me semble donc qu'une marge de manoeuvre existe. À ce propos, je vous suggère la lecture d'un article d'Aris Angelis, paru récemment dans le British Medical Journal, auteur très explicite sur tous ces aspects économiques.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie et donne immédiatement la parole à notre rapporteure, Laurence Cohen.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Plusieurs points évoqués corroborent nos précédentes auditions.
La question du prix des médicaments revient beaucoup, même si les médicaments innovants ne sont pas concernés. Les industriels se plaignent en effet des prix trop bas des médicaments matures. Ils souhaitent ainsi une réévaluation des prix de ces médicaments et bénéficient du soutien du Leem sur ce sujet. Mais nous avons constaté durant nos auditions que l'Allemagne et la Suisse, pays dans lesquels les médicaments sont plus chers, ont eux aussi souffert de pénuries. Le prix n'est donc pas le seul facteur expliquant ces pénuries, qui sont multifactorielles.
Nous devons donc savoir comment arrêter la course dans l'évolution des prix et l'envolée des prix des médicaments innovants et ce, sans service rendu en retour, quelles que soient les facilités mises en place par les gouvernements.
Je prends ici l'exemple du crédit d'impôt recherche (CIR). Nos précédentes auditions ont montré qu'il était un facteur d'attractivité et le ministère des Finances nous a confirmé qu'il représentait pour l'État un investissement de 7 milliards d'euros. Mais des entreprises « optimisent » ce crédit pour augmenter leur rentabilité sur le marché français. Selon vous, poser un certain nombre de critères pour l'obtention du CIR peut-il être pertinent ? Nous pourrions imaginer, par exemple, de demander une production française pendant un temps déterminé.
Pour la transparence du marché pharmaceutique et de ces prix, nous nous heurtons au « secret des affaires ». Nous pourrions souhaiter voir apparaître le respect des normes environnementales et sociales, avec un label de souveraineté pour les industriels qui les respectent au niveau européen.
Vous avez évoqué l'idée de l'émergence de structures à but non lucratif pour des thérapies rares, soutenues par l'État et de grandes fondations privées comme la Ligue contre le cancer. Nous sommes amenés, à travers nos auditions, à réfléchir à une liste de médicaments courte pour lesquels avoir une production publique (par la pharmacie centrale de l'AP-HP, de l'AP-HM, etc.), avec des moyens financiers et humains dédiés. La sous-traitance pourrait aider à cette production.
Par ailleurs, en termes de pilotage, il nous a semblé qu'il existait un grand vide. Beaucoup d'agences sont présentes et remplissent leur fonction, mais le donneur d'ordre doit rester le gouvernement, le politique.
Enfin, sur le volet de la recherche, nous notons une grande part de financements publics, mais sans apports privés, ce qui crée un déséquilibre. Est-ce aussi votre ressenti ? Il nous semble important qu'en cas de financements publics, un retour soit attendu.
Mme Sonia de La Provôté, présidente - Monsieur Fischer, vous avez également évoqué des thérapies arrêtées par un laboratoire alors qu'elles avaient un service rendu médical majeur. Pouvez-vous nous confirmer que cet arrêt pose un problème de santé publique, même si des alternatives existent ? Et que pensez-vous d'une obligation à remettre le brevet quand le risque sanitaire est avéré ?
Pr Alain Fischer - Pour vous répondre sur le CIR, les dépenses de recherche, en France, représentent 2,2 % du PIB (0,8 % pour la recherche publique et 1,4 % pour la recherche privée). Ces chiffres sont stables par rapport à 2008. Leur part n'a donc pas progressé et nous sommes loin de l'objectif de 3 % fixé par la stratégie de Lisbonne dans les années 1990. Par comparaison, en Allemagne, en 2008, la recherche représentait la même part du PIB avec le même pourcentage entre le public et le privé. Mais elle a aujourd'hui dépassé l'objectif des 3 %, avec la même croissance pour le public et le privé. Une augmentation des crédits de recherche s'accompagnant des programmes bien développés a ainsi pu être observée et, aujourd'hui, la recherche allemande est supérieure à la recherche française. En France, sans le CIR, nous constaterions peut-être une décroissance, mais quoi qu'il en soit, il n'a pas permis d'accroissement de la part du PIB consacrée à la recherche.
Pour compléter votre proposition de poser des critères, les entreprises petites et moyennes, qui pourraient bénéficier de manière optimale du CIR, devraient être privilégiées. Je proposerai par ailleurs de renforcer l'emploi des thésards en science, dont les compétences ne sont pas assez exploitées. Instaurer des clauses de prix raisonnable ou d'accord satisfaisant entre le monde académique et les entreprises privées en cas de transfert de technologie est également intéressant. Enfin, parvenir à une part de production française, mais surtout européenne, me semble important.
S'agissant des normes sociales et environnementales, le statut d'entreprise à mission, incluant des objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux pourrait s'avérer intéressant, même s'il est difficile à mettre en place. L'ancien PDG de Danone, Emmanuel Faber, s'y est essayé. J'ai évoqué précédemment la question de la transparence.
La production de médicaments dans un contexte non lucratif existe. Aux États-Unis, des hôpitaux se sont associés pour produire des médicaments courants en pénurie. L'hôpital de Barcelone, de son côté, fabrique ses propres CAR-T cells. Il convient donc de distinguer deux axes : celui des médicaments courants en pénurie et celui des médicaments innovants. Il me semble pertinent d'explorer chacun de ces axes. En France, la Ligue contre le cancer, mais aussi l'AFM-Téléthon, pourraient permettre de résoudre certains problèmes. Nous pouvons même imaginer des mises en compétition avec des industries. Pour ce point, une discussion à l'échelle européenne s'avère primordiale.
Dans le pilotage de la politique du médicament, si nous parlons bien ici de la stratégie de production, les pouvoirs publics devraient pouvoir intervenir, mais les industriels garderont la mainmise sur la production en elle-même. Une politique du médicament s'imposerait, mais je ne connais pas assez ce domaine pour m'exprimer davantage sur ce sujet.
En matière de recherche, nous ne notons pas un déséquilibre entre le public et le privé. Le problème réside dans le fait qu'il manque des crédits de recherche des deux côtés en France par rapport à de nombreux autres pays européens. Ces manques concernent le financement, mais reposent aussi sur des choix stratégiques. Nous mettons à mon sens trop de moyens vers le soutien à l'innovation, ce qui est une bonne chose, mais au détriment de la recherche. Pour innover, il faut d'abord trouver. Ce problème est à la fois public et privé et nous manquons en France de vrais liens entre les domaines public et privé. En effet, les dirigeants d'entreprise viennent principalement des grandes écoles, alors que les scientifiques viennent du monde universitaire, sans que ces deux mondes se côtoient. Pour prendre un exemple, en Allemagne, les ingénieurs titulaires d'une thèse de science sont quatre fois plus nombreux qu'en France.
Enfin, je termine avec le problème délicat de l'arrêt de production de produits innovants, qui s'avère moins grave qu'une dizaine d'années auparavant du fait de l'avancée d'autres traitements. Mais dans ces situations, nous pouvons en effet imaginer une intervention de structures non lucratives, dans certains cas.
Mme Sonia de La Provôté, présidente - La question des brevets des médicaments matures nous semble être un vrai sujet. Nous constatons que les laboratoires choisissent dans ce cas soit de trouver un autre laboratoire pour produire, soit d'arrêter la production. En cas de pénurie, cette responsabilité prend toute son importance.
Pr Alain Fischer - Il est important de distinguer dans ce cas les médicaments courants et les médicaments innovants, car les situations se révèlent très différentes.
Mme Sonia de La Provôté, présidente - Nous avons en effet abordé les deux sujets, car des stratégies industrielles existent en arrière-plan.
Pr Alain Fischer - Je profite de ce propos pour réaffirmer la priorité de la dimension européenne. Nous représentons un marché important, mais aussi une force de recherche économique et politique.
Mme Sonia de La Provôté, présidente - Aux États-Unis, nous constatons que des pénuries apparaissent également malgré les prix des médicaments. L'insuline a d'ailleurs vu son prix faire l'objet d'une tentative de régulation lors d'une pénurie.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous avons pu constater, lors d'audition récente d'un membre de la Fiocruz (Fondation Oswaldo Cruz) au Brésil, la capacité de cette structure à faire de la recherche, produire des médicaments et les distribuer. En France, nous devrions également en être capables. Les pharmacies centrales hospitalières devraient pouvoir constituer une base à cet effet.
Pr Alain Fischer - Le Brésil et l'Inde disposent en effet de capacités de production importantes et bénéficient ainsi d'un accès à des prix raisonnables (pour les antirétroviraux notamment), mais le problème reste très présent pour les médicaments innovants, sur lesquels ces pays ne sont pas présents.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous notons que ces pays ont par ailleurs l'intelligence de développer de partenariats (avec l'institut Pasteur, par exemple).
Pr Alain Fischer - Mais, malheureusement, il faut ajouter qu'ils ne disposent pas aujourd'hui de la technologie pour innover, même s'ils disposent de capacités de production importantes ; le transfert de la technologie de l'ARN messager en fournit un exemple.
Mme Sonia de La Provôté, présidente - Nous vous remercions pour cet échange.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 10.