- Mercredi 12 avril 2023
- Projet de loi de programmation militaire 2024-2030 - Audition de M. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques, sur l'avis du Haut Conseil des finances publiques
- Audition de M. Gilles Andréani, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président de la Commission du secret de la défense nationale
- Vote et dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Gilles Andréani aux fonctions de président de la Commission du secret de la défense nationale
- Jeudi 13 avril 2023
Mercredi 12 avril 2023
- Présidence de M. Cédric Perrin, vice-président de la commission des affaires étrangères et de la défense, et de Mme Sylvie Vermeillet, vice-présidente de la commission des finances -
La réunion est ouverte à 9 h 20
Projet de loi de programmation militaire 2024-2030 - Audition de M. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques, sur l'avis du Haut Conseil des finances publiques
Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Nous avons le plaisir de recevoir ce matin le Premier président Pierre Moscovici, pour nous présenter l'avis du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) sur le projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030.
Depuis la révision de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) que nous avons adoptée fin 2021, le Haut Conseil peut désormais, en application de son article 61, rendre un avis sur les projets de lois de programmation dites « sectorielles ». Il s'agit donc là d'une première application de cette nouvelle disposition puisque les deux autres textes de programmation récents, la loi de programmation pour la recherche et la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur, avaient été déposés avant l'entrée en vigueur de la révision de la Lolf.
C'est toutefois une première un peu particulière puisque la Lolf prévoit que cet avis permette en principe d'évaluer la compatibilité entre le projet de loi, d'une part, et la loi de programmation des finances publiques (LPFP) en vigueur, d'autre part. Or, vous le savez, nous n'avons pas de loi de programmation des finances publiques en vigueur, ce qui rend l'exercice pour le moins complexe.
L'enjeu budgétaire du projet de loi de programmation militaire est de taille et mérite qu'on s'y penche : 400 milliards d'euros de crédits nouveaux sont en effet prévus sur la période, portant les crédits de la mission « Défense » de 44 milliards d'euros en 2023 à 69 milliards d'euros en 2030. C'est un total nettement supérieur aux 295 milliards d'euros prévus sous la précédente programmation, pour les années 2019 à 2025.
Le contexte du retour de la guerre sur notre continent justifie plus que jamais que le Parlement se saisisse pleinement du débat sur l'effort que notre nation doit consacrer à sa défense et à ses armées pour la période qui s'ouvre.
Cette audition marque donc le début des travaux de la commission des finances sur ce texte important, qui seront conduits par notre rapporteur spécial Dominique de Legge. Je sais que, de son côté, la commission des affaires étrangères et de la défense a déjà lancé les siens.
M. Cédric Perrin, président. - Je remercie le président de la commission des finances d'avoir proposé à notre commission cette audition conjointe sur le texte majeur qu'est la loi de programmation militaire (LPM). C'est pour nous l'occasion d'un éclairage différent sur ce texte, que nous devons considérer dans le contexte plus large du budget de l'État. L'exercice a ses limites, nous en avons conscience, puisque l'examen du projet de loi de programmation des finances publiques n'est pas parvenu à son terme. Nous avons néanmoins quelques interrogations sur la présentation de cette LPM, au regard du principe de sincérité budgétaire. Votre regard sur ce sujet sera précieux.
Les ressources supplémentaires, tout d'abord : elles sont évaluées à 13 milliards d'euros sur la période. Il ne s'agit pas uniquement de ressources extrabudgétaires, puisque celles-ci sont évaluées à 6 milliards d'euros, comme le ministre nous l'a confirmé lors de son audition. Le ministère compte donc, par ailleurs, sur 7 milliards d'euros pour compléter cette enveloppe de ressources supplémentaires. Que penser de cette présentation des choses ? Est-il normal de compter dès à présent sur la solidarité interministérielle ou sur de supposées « marges frictionnelles », c'est-à-dire sur les retards des industriels ?
Quant au report de charges, ce n'est plus un tabou depuis l'an dernier, mais un instrument assumé de gestion de l'inflation. L'actuelle LPM prévoyait une trajectoire de baisse de ce report de charges. Le ministère semble maintenant adopter la position inverse de celle vantée en 2018. Quelles pourraient être les conséquences de cette pratique, à horizon de cinq ans ? N'y a-t-il pas un risque de diminuer considérablement la marge de manoeuvre du ministère pour réaliser les objectifs de la LPM ?
L'inflation, en effet, introduit une incertitude majeure. Elle représenterait 30 milliards d'euros sur l'ensemble de la période. Nous nous demandons si cette évaluation n'est pas sous-estimée. Là encore, nous avons le sentiment d'un certain manque de transparence. Il est très difficile d'évaluer ce que signifiera vraiment la trajectoire qui nous est proposée, en termes réels. Pouvez-vous nous indiquer quelles sont les anticipations d'inflation du Haut Conseil pour la période concernée ?
Le report d'une partie importante de l'effort après 2027 n'arrange rien. Sans doute pourrez-vous aussi nous éclairer sur l'évolution de la part du budget de la défense dans le budget de l'État.
La défense est le secteur régalien par excellence. Les lois de programmation garantissent, certes, des ressources à certains secteurs, au détriment d'autres dépenses budgétaires. Mais les secteurs régaliens ne sont-ils pas, eux aussi, en train de devenir une variable d'ajustement, compte tenu de l'ensemble des dépenses contraintes ? Le risque que les dépenses d'investissement courant sur de longues périodes soient en particulier victimes de ces ajustements est bien connu. La pratique d'étalement des programmes a été, à juste titre, très critiquée par la Cour des comptes.
M. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques. - C'est la première fois que le HCFP est amené à exercer la nouvelle compétence que le législateur organique lui a conférée en décembre 2021, et qui consiste à rendre un avis sur la compatibilité des lois de programmation dites « sectorielles » avec les objectifs de dépenses pluriannuels que l'État a fixés en loi de programmation des finances publiques.
Le HCFP n'est pas en mesure aujourd'hui de rendre un avis tel que prévu par le législateur organique. En effet, le projet de loi de programmation des finances publiques déposé au Parlement en septembre 2022 n'a pas été adopté. En conséquence, le Haut Conseil ne peut pas évaluer la compatibilité du projet de loi de programmation militaire avec une LPFP qui n'existe pas. La loi organique prévoit que, dans ce cas, il analyse la compatibilité du projet de LPM avec l'article liminaire de la dernière loi de finances. Or celle-ci porte exclusivement sur 2023, alors que le projet de loi de programmation militaire commence en 2024. Ainsi, le HCFP ne peut pas exercer pleinement son mandat.
La nécessité pour la France de disposer d'une loi de programmation des finances publiques à même de fournir une ancre pluriannuelle pour l'évolution de la dépense publique et de la dette est impérative. Le Parlement a adopté plusieurs lois de programmation sectorielles ces dernières années, en particulier la loi de programmation de la recherche 2021-2030 et la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur 2023-2027. Je ne conteste en rien l'intérêt de ces lois de programmation : cette démarche peut être utile, car nos politiques publiques doivent être prévisibles et financées à moyen terme. Mais cela ne doit pas se faire dans le brouillard. On ne peut pas et on ne doit pas empiler de telles lois sans fixer de limite globale à la dépense publique, au risque de s'engager sur une trajectoire de finances publiques non soutenable.
Le Parlement et le Gouvernement doivent fixer des plafonds pluriannuels de dépenses publiques, comme le législateur organique l'a prévu. Cet outil est indispensable pour piloter l'évolution des comptes publics.
La France a connu une érosion progressive de la situation de ses finances publiques au sein de la zone euro, alors qu'elle faisait figure de bonne élève au moment de l'entrée dans l'euro : au début des années 2000, notre dette publique était exactement la même que celle de l'Allemagne, soit 58,9 % du PIB. Progressivement, elle est devenue l'un des pays les plus endettés de cette zone monétaire : sa dette a augmenté de 55 points, contre 40 points pour l'Italie et 10 points pour l'Allemagne. Un certain nombre de nos partenaires, frappés par les mêmes crises, ont réussi à engager une dynamique de diminution de la dette en profitant des périodes de croissance pour réduire les déficits, mais pas la France.
La LPFP doit nous permettre d'empêcher une dérive lente de nos comptes publics. La France n'est pas une championne de l'austérité, ce n'est pas sa culture. Il s'agit de prévoir des efforts raisonnables de maîtrise de la dépense publique pour se conformer aux objectifs fixés. Nous n'avons pas aujourd'hui le cadre conceptuel et législatif pour le faire. Les pouvoirs publics doivent utiliser tous les moyens à leur disposition, à commencer par ceux prévus par la loi organique, pour gérer au mieux les finances publiques et maintenir une gouvernance irréprochable. Le Haut Conseil appelle une nouvelle fois à l'adoption rapide d'une LPFP crédible et ambitieuse.
En l'absence de LPFP et à la demande du Gouvernement, le HCFP a donc examiné la conformité de la trajectoire du projet de loi de programmation militaire avec celle du projet de loi de programmation des finances publiques déposé le 26 septembre 2022 au Parlement. Cette trajectoire n'a pas été actualisée depuis septembre 2022, alors même que la loi de finances initiale pour 2023 a été votée avec un montant de dépenses accrues de 8 milliards d'euros par rapport à celles inscrites dans le projet de LPFP. La trajectoire de référence est donc d'ores et déjà dépassée en 2023.
J'en viens au contenu de l'avis du HCFP. Le projet de loi de programmation militaire prévoit une trajectoire de crédits de paiement pour la mission « Défense » qui s'élève à 400 milliards d'euros au total sur la période 2024-2030, en faisant la somme de l'ensemble des exercices. Le projet de loi prévoit une augmentation des crédits de cette mission de 3 milliards d'euros par an entre 2024 et 2027, puis de 4,3 milliards d'euros par an jusqu'en 2030. Les crédits atteindraient ainsi 69 milliards d'euros courants en 2030, contre 47 milliards en 2024.
L'avis du Haut Conseil porte trois messages.
Premier message : la trajectoire de crédits de paiement de la mission « Défense », soit 400 milliards d'euros, est compatible avec celle du projet de loi de programmation des finances publiques.
Deuxième message : le HCFP ne peut pas assurer que la trajectoire des besoins programmés, évaluée à 413,3 milliards d'euros dans le projet de loi de programmation militaire, soit entièrement prise en compte dans le projet de LPFP. Dès lors, la compatibilité des deux trajectoires est affectée d'incertitude - je n'aime pas, pour ma part, utiliser le terme d'insincérité, qui implique un désir de tromper.
Troisième message : dans la mesure où environ 20 % des dépenses de l'État sont désormais couvertes par les lois de programmation sectorielles, qui prévoient des augmentations importantes de moyens, les dépenses restantes, qui représentent 80 % des dépenses de l'État, devront faire l'objet d'une maîtrise encore plus stricte pour permettre le respect de la trajectoire visée par le projet de LPFP.
Permettez-moi de revenir sur ces trois points.
Premièrement, le projet de loi de programmation des finances publiques couvre la période 2023-2027, alors que le projet de loi de programmation militaire s'étend de 2024 à 2030. L'examen de la compatibilité de ces deux trajectoires doit donc uniquement porter sur la période 2024-2027. Le HCFP a constaté que les crédits budgétaires de la mission « Défense » inscrits dans le projet de LPM et dans le projet de LPFP étaient identiques pour les années 2024 et 2025.
L'administration a par ailleurs indiqué au HCFP que la trajectoire du projet de loi de programmation militaire était bien incluse dans celle du projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2026 et 2027 - pour lesquelles les plafonds de dépenses par mission n'étaient pas précisés - ce que le Haut Conseil n'a pu vérifier directement.
Vous avez évoqué la question des restes à payer de la mission « Défense » qui, en 2022, représentaient 93 milliards d'euros, en hausse de 8 milliards par rapport à 2021. Comme l'explique la note d'exécution budgétaire pour 2021 de cette mission, publiée par la Cour des comptes, les restes à payer augmentent pour deux raisons : des acquisitions importantes de matériel ; la modification d'une partie des contrats de maintenance. La hausse des ressources prévue par la LPM permettra de financer ces reports de charges.
Deuxièmement, le Haut Conseil relève que le projet de LPM établit à 413,3 milliards d'euros le montant des besoins programmés pour la période 2024-2030, alors qu'il n'identifie que 400 milliards d'euros de crédits budgétaires pour les financer. Il y a un « hiatus » de 13,3 milliards d'euros, qui serait financé de trois manières. D'abord, l'administration attend des ressources extrabudgétaires - recettes de cessions immobilières, cessions de matériels, recettes du service de santé des armées - d'un montant total de 5,9 milliards d'euros, et qui sont donc bien documentées. Ensuite, les besoins supplémentaires seraient financés par la solidarité interministérielle, soit par des transferts provenant d'autres budgets ministériels ayant des dépenses moindres que prévu. Enfin, les marges frictionnelles ainsi que les reports de charges du ministère seraient mobilisés pour assurer le besoin de financement résiduel. Ces sources de financements sont toutefois moins documentées.
Ces 13,3 milliards d'euros de dépenses supplémentaires ne sont pas isolés dans le projet de loi de programmation des finances publiques. Le Gouvernement n'a pas fourni d'éléments permettant au Haut Conseil de s'assurer que ces dépenses supplémentaires sont pleinement prises en compte dans la trajectoire de dépenses. La compatibilité est donc ici moins assurée.
Ainsi, l'impact exact du projet de loi de programmation militaire sur le montant des dépenses publiques prévues dans le projet de LPFP reste affecté d'incertitude. Le ministère des armées a indiqué qu'il avait demandé pour 2023 des ouvertures de crédits supplémentaires très significatives, notamment en lien avec l'inflation qui s'annonce plus forte que la prévision du Gouvernement. À cet égard, nous avons souligné dans de précédents avis que l'anticipation d'inflation de 4,2 % pour 2023 était inférieure au consensus, soit 4,5 %, lequel pourrait également évoluer. Nous n'avons pas sur ce point de lumières plus précises.
Enfin, l'effet conjugué de ce projet de loi de programmation militaire, de la loi de programmation de la recherche et de la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur serait de contraindre fortement les autres dépenses du budget de l'État. Les crédits couverts par ces trois textes vont augmenter plus rapidement que le total de la dépense de l'État, ce qui impose une baisse en volume des autres dépenses pour atteindre les objectifs fixés dans le projet de loi de programmation des finances publiques. Cette baisse des crédits restants - soit 80 % des dépenses de l'État - devrait être de 1,4 % par an en moyenne sur la période 2023-2027, alors qu'elle n'était que de 0,3 % par an entre 2012 et 2019. L'exigence de documentation de cette maîtrise de la dépense augmente également.
Nous faisons face à une montagne d'investissements publics indispensables pour notre défense, nos hôpitaux, nos universités, mais aussi la transition énergétique et écologique. Néanmoins, le mur de la dette est déjà très élevé - près de 3 000 milliards d'euros - et coûte de plus en plus cher puisque les taux d'intérêt remontent, d'où l'importance à cet égard de préserver la crédibilité du pays. Dans le passé, nous n'avons pas suffisamment utilisé les périodes de croissance pour réduire le déficit annuel. C'est pourquoi les moyens supplémentaires octroyés à l'État régalien impliquent des efforts collectifs de maîtrise de la dépense dans les autres champs de l'action publique. Laisser tout déraper aurait des conséquences : l'explosion du service de la dette et l'incapacité à financer l'investissement.
Il n'y a pas de fatalité : notre pays est capable de s'engager dans une revue de ses dépenses publiques et d'en tirer les enseignements. La Cour des comptes est prête à y contribuer ; elle va publier ce printemps neuf notes thématiques analysant les dépenses engagées pour diverses politiques publiques.
M. Dominique de Legge, rapporteur spécial. - Vous nous avez invités à réfléchir aux notions d'insincérité et d'incertitude. Après votre exposé, nous avons du moins la certitude que ce projet de loi de programmation militaire ne sera pas un long fleuve tranquille !
Mes vues concordent pleinement avec celles de Cédric Perrin. Je souhaiterais formuler quatre observations.
Premièrement, vous avez évoqué l'écart de 13,3 milliards d'euros entre les crédits de paiements prévus - 400 milliards d'euros - et les besoins programmés sur la période. Si l'on veut donner un ordre de grandeur, cette dernière somme correspond à peu près au cumul des marches qui doivent être franchies après 2027 dans cette programmation. En son sein, la provenance de 5,9 milliards d'euros est à peu près identifiée - essentiellement des cessions et les ressources du service de santé. Il reste donc 7,4 milliards d'euros à trouver, ce qui correspond à peu près en ordre de grandeur à la hausse des restes à payer en 2022 indiquée à l'instant. Vous considérez que la programmation ne peut être qualifiée d'insincère mais les incertitudes qui l'entourent demeure très fortes ; la concordance des ordres de grandeur laisse penser qu'on renvoie à des jours meilleurs la résolution des impasses budgétaires. Je souligne également que la solidarité interministérielle, évoquée parmi les ressources restant à trouver, a été quasiment inexistante dans la période précédente. Enfin, il est expliqué que le besoin programmé pourrait être atteint grâce à des moindres dépenses, ce qui est pour le moins étonnant : il est paradoxal qu'une programmation intègre d'emblée l'idée d'une surestimation du besoin.
En deuxième lieu, je souhaite mentionner la problématique soulevée par la construction de la programmation sur la base de l'évolution des prix à la consommation. Je crains que la vision des coûts exposée par le Gouvernement ne soit trop optimiste. Du fait de la hausse de la demande d'équipements militaires liée à la montée des tensions internationales et de l'évolution spécifique des prix des matières premières dont les équipementiers ont besoin, les coûts pour le ministère des armées risquent d'augmenter plus vite que l'indice des prix à la consommation.
Troisièmement, la diminution des provisions pour les opérations extérieures (Opex) n'a pas non plus été évoquée. Cette diminution représente pourtant en cumulé 2,4 milliards d'euros par rapport à un scénario où la provision serait maintenue à son niveau de 2023 sur toute la période. On nous explique certes que les coûts liés à la guerre d'Ukraine seront comptabilisés à part. Pour autant, cela fait plusieurs années que les sommes prévues pour les Opex s'avèrent insuffisantes en cours d'exercice. L'incertitude est là encore importante.
Quatrièmement, vous avez insisté sur l'addition des lois de programmation et la diminution des marges qui en découle pour le reste du budget. Si l'on y ajoute l'augmentation de la charge de la dette, qui n'est quant à elle pas programmée, mais est certaine ainsi que le budget de l'éducation nationale, c'est la moitié du budget de l'État qui se trouve complètement figée. Il serait trop optimiste de penser qu'on pourrait ne faire porter les efforts que sur des missions budgétaires d'ampleur relativement minime.
En conclusion, je ne sais pas si cette programmation est insincère, mais elle me paraît difficile à assumer au regard des contraintes générales que connaît notre pays. Fonder nos perspectives d'ici à 2030 sur une amélioration de la situation internationale et de nos finances publiques ne me paraît pas réaliste.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. -Vous avez relevé l'essentiel : l'absence de maîtrise de nos comptes publics, alors même que la majorité présidentielle avait, dès le précédent quinquennat, insisté sur la nécessité d'une programmation susceptible de permettre cette maîtrise. Je m'étonne et m'indigne donc de la volte-face du Gouvernement, qui s'exonère de la mise en oeuvre d'une trajectoire claire de maîtrise de nos comptes en renvoyant à plus tard, on ne sait trop quand, la loi de programmation des finances publiques. Cela témoigne d'un manque de courage vis-à-vis de nos concitoyens, en plus de nous mettre en difficulté vis-à-vis de nos partenaires européens. On peut craindre une forme d'inconséquence budgétaire, voire une amnésie vis-à-vis des engagements pris il y a quelques semaines.
Pour qualifier cette programmation, vous avez dit privilégier la notion d'incertitude. Ce terme est employé pour qualifier quelque chose d'imprévisible. Si c'est ainsi que vous l'avez employé, nous devons quand même nous interroger, au vu des enjeux régaliens et budgétaires de ce texte. Ne serait-il qu'un paravent chargé de couvrir les incertitudes ? J'ai pour ma part des doutes sur la capacité du Gouvernement à conduire les nécessaires efforts de maîtrise de la dépense publique et dans le même temps honorer l'engagement, inscrit dans diverses lois de programmation, de dépenses nouvelles mal renseignées. Pour s'assurer que les engagements pris dans ce projet de loi puissent être tenus, ne faudrait-il pas par ailleurss'engager réellement dans la voie de la sobriété budgétaire ?
M. Cédric Perrin, président. - Je partage les propos de MM. Husson et de Legge. L'essentiel de la discussion porte sur les 13,3 milliards d'euros dont la provenance reste incertaine : ce n'est pas une paille au regard de l'augmentation annuelle prévue d'ici à 2030 ! On avait parlé de ventes de fréquences - déjà évoquées en 2016, elles n'avaient finalement pas eu lieu - et d'efforts importants de la part de la base industrielle et technologique de défense (BITD), pourtant déjà mise à rude épreuve. Cette incertitude majeure pèse sur notre défense. Nous serons vigilants pour que ce projet de loi de programmation militaire soit le plus sincère possible.
M. Rachid Temal. - Il est certain que le monde sera toujours plus incertain... En matière militaire, entre la décision de lancer un programme et sa réalisation, beaucoup de temps s'écoule, ce qui justifie les lois de programmation. Pour autant, il faut s'appuyer sur l'existant. À cet égard, il est regrettable qu'aucun bilan n'ait encore été fait de la loi de programmation militaire en vigueur actuellement, qui court jusqu'en 2025. Par ailleurs, c'est la seconde fois qu'on nous dit qu'il y aura une bosse ! Je regrette aussi le flou quant à l'origine de 7,4 milliards d'euros au sein des 13,3 milliards d'euros de ressources non couvertes par des crédits de paiements. L'incertitude règne aussi pour les restes à payer ou l'inflation prévue. Un vrai débat de fond doit se tenir autour des Opex : quel modèle d'armée, quelle logique d'intervention de la France dans le monde ? Je me félicite que l'Ukraine ne soit pas intégrée dans ces comptes, mais il faudra bien payer les dépenses engagées. Surtout, je regrette la faiblesse du travail d'analyse, financière et géopolitique, qui aurait dû précéder le dépôt de ce texte. Toutes les majorités avaient su faire des livres blancs ; ce n'est pas le cas cette fois.
M. Vincent Delahaye. - Je ne suis pas un fervent partisan des lois de programmation. D'une manière générale, je les trouve « bloquantes » pour l'avenir, même s'il est vrai qu'en matière de défense, la nécessité d'anticiper est réelle
13,3 milliards d'euros restent donc à financer en plus de la programmation des crédits, ce qui est conséquent. Pourriez-vous préciser ce que recouvrent les recettes du service de santé des armées évoquées pour contribuer au financement de ce besoin ?
M. Christian Bilhac. - Avec la modération qui vous caractérise, vous avez tout de même parlé de « trajectoire dépassée », « d'incertitudes » et de « nécessaires efforts collectifs ».
Lors de l'examen au Sénat du projet de loi de programmation des finances publiques il y a six mois, nous étions nombreux, au sein de la commission des finances, à penser que nous n'allions pas assez loin dans le redressement des comptes publics.
La loi de programmation militaire prévoit 400 milliards d'euros de dépenses supplémentaires. Je rappelle que, pour redresser les comptes publics, 52 milliards d'euros d'économies, partagées entre la sécurité sociale et les collectivités territoriales, étaient prévues. Or on voit bien sur le graphique qui nous a été présenté que le compte n'y est pas. J'ai noté également que la marche de progression des crédits resterait inchangée jusqu'en 2027, et donc qu'une grande partie de l'effort portera sur les trois années 2028, 2029 et 2030.
Vous évoquez des incertitudes. Pour ma part, j'ai la certitude que nous allons dans le mur si nous ne prenons pas en compte notre niveau d'endettement.
Enfin, peut-être faudrait-il faire un rapport sur les comptés à part, qui deviennent à la mode. Les dépenses liées à l'Ukraine ou à la dette covid sont comptées à part. Dès qu'une difficulté se présente, on la compte à part. Je veux bien, mais il faudra quand même que les Français remboursent !
M. Emmanuel Capus. - Face aux menaces préoccupantes qui pèsent sur la France, je me réjouis de l'augmentation significative des crédits prévue par ce projet de loi de programmation militaire. Je me réjouis également que le Haut Conseil des finances publiques considère cette augmentation comme compatible avec la trajectoire sinon de rigueur, du moins de maîtrise des comptes, qui était prévue dans le projet de loi de programmation des finances publiques.
Au-delà de cette lecture comptable, les dépenses militaires représentent également des emplois et des investissements qui concourent à notre base industrielle et technologique de défense (BITD). Quelles sont vos hypothèses chiffrées sur la croissance induite par cette loi de programmation militaire ?
M. Pierre Moscovici. - Monsieur Temal, la Cour des comptes a dressé un bilan plutôt rassurant - je l'ai présenté en son temps - de la LPM 2019-2025.
Ce bilan montrait une exécution plutôt conforme à la programmation, avec des capacités militaires très fortement employées et des fragilités qui ont été définies depuis. Nous appelions notamment à faire des choix pour améliorer les programmes d'armement et la coopération européenne. Incontestablement, des progrès, bien qu'incomplets, ont été accomplis.
Pour le reste, je vous laisserai débattre avec qui de droit - cela ne relève pas de ma compétence - du contenu et de la pertinence de la loi de programmation.
La question se pose de savoir ce qui se passerait en cas d'inflation supérieure aux estimations. La loi de programmation militaire a été construite en effet sur le fondement de prévisions d'inflation identiques - c'est la moindre des choses - à celles du projet de loi de programmation des finances publiques.
Or la prévision d'inflation du Gouvernement pour 2023 est désormais légèrement optimiste. Selon le consensus des économistes du Haut Conseil, l'inflation pour 2023 devrait atteindre en effet 4,9 %, contre 4,2 % anticipés par le Gouvernement. Par ailleurs, dans son avis relatif au projet de loi de programmation des finances publiques, le Haut Conseil relevait des incertitudes à partir de 2026. Plusieurs dirigeants d'organisations internationales ont également alerté sur une résistance de l'inflation, qui doit nous faire réfléchir. Il est donc possible que les prévisions à partir desquelles a été construite la loi de programmation militaire aient été sous-évaluées.
Pour assurer le respect des orientations stratégiques du projet loi de programmation militaire, ce surplus d'inflation pourrait nécessiter un ajustement des crédits budgétaires en euros courants. Des mesures d'ajustement en cas de hausse du prix des carburants opérationnels sont déjà explicitement prévues, mais il peut y en avoir d'autres.
Dans un contexte d'inflation dynamique, une question sous-jacente est celle de la trajectoire financière en volume. En valeur, la LPM prévoit une augmentation importante des crédits de la mission « Défense » de 6,3 % par an en moyenne entre 2023 et 2027. Ces dépenses restent dynamiques en volume, puisque, en tenant compte des prévisions d'inflation initiales, elles augmenteraient de plus de 4 % par an entre 2023 et 2027. Avec une inflation plus forte, la hausse serait certes moindre, mais il y a tout de même une place pour une augmentation des dépenses de défense. Tout cela demande à être ajusté dans le temps en fonction de l'évolution de l'inflation.
Si les opérations extérieures ont été surexécutées ces dernières années, on note une baisse de la provision de 1,1 milliard d'euros à 0,8 milliard d'euros en 2024, qui se justifie notamment par un moindre engagement en Afrique, avec par exemple la fin de l'opération Barkhane.
Bien que nous n'ayons pas réalisé de simulations sur le sujet nous n'avons pas le sentiment que la loi de programmation militaire induise globalement un surcroît de croissance potentielle. Lors de la présentation de ce même avis à l'Assemblée nationale, la question m'a été posée de l'existence d'un éventuel multiplicateur keynésien. Il peut y en avoir un localement - des emplois seront créés et certaines régions seront particulièrement concernées -, mais sur le moyen terme, nous n'anticipons pas de surcroît de croissance.
Notre base industrielle technique et de défense, dont la capacité reste entourée d'incertitudes, n'entre pas dans le champ d'expertise du Haut Conseil des finances publiques.
Quant aux recettes du service de santé - 0,5 milliard d'euros par an - elles correspondent aux contributions des armées à l'offre de soins. L'augmentation prévue ne nous paraît pas inatteignable.
Monsieur le rapporteur spécial, je vous l'accorde : si un certain nombre de dépenses - les 5,9 milliards d'euros - sont documentées et crédibles, des incertitudes subsistent sur les 7,4 milliards d'euros restants, pour lesquels nous manquons d'une documentation précise au sujet de leur financement.
Monsieur le rapporteur général, faut-il, dans ces conditions, parler d'incertitude ou d'insincérité ? Pour nous il ne s'agit pas de grammaire comptable. La sémantique a son importance. Elle est économique, mais aussi politique. L'insincérité supposerait un désir assumé de tromper le Parlement et la certitude que toutes les hypothèses sur lesquelles a été construit le projet de loi sont inatteignables. Ce n'est pas notre avis et c'est la raison pour laquelle je suis extrêmement économe du mot « insincérité ». J'ai trop de respect pour les responsables politiques - je l'ai été dans le passé - pour penser que ces derniers puissent être facilement insincères. En revanche, il peut leur arriver d'être volontaristes.
C'est donc à dessein que je parle ici d'incertitudes. Aux incertitudes internationales que vous avez évoquées les uns et les autres et qui sont incontestables, s'ajoutent les incertitudes sur l'inflation et, enfin, les incertitudes sur le financement des fameux 7,4 milliards d'euros. Sur ce dernier point, il ne serait pas illégitime que vous posiez la question à qui de droit à l'occasion de l'examen du projet de loi de programmation militaire.
Pour notre part et malgré nos demandes, nous n'avons pas obtenu de réponse. Sachez que le Haut Conseil mène son expertise à partir d'un questionnaire qu'il adresse aux administrations et à partir d'auditions approfondies des administrations concernées. Sur le financement des 7,4 milliards d'euros, nous n'avons pas eu de détails comparables à ceux que nous avons eus sur les 5,9 milliards d'euros. Voilà pourquoi nous disons que les uns sont documentés et globalement atteignables, et les autres incertains.
Enfin, reste la grande question de la maîtrise de nos comptes publics, qui relève bien, cette fois, des missions du Haut Conseil comme de la Cour des comptes. Le Sénat est une assemblée pluraliste par définition, où s'expriment des positions différentes. Évidemment, selon que l'on soit de droite, de gauche, du centre ou d'ailleurs, la façon de réduire les déficits publics et la dette ainsi que la conception qu'on en a ne sont pas les mêmes. J'appelle néanmoins votre attention sur le fait que la maîtrise des comptes publics est un impératif auquel personne, j'y insiste, ne peut se soustraire.
Nous sommes en effet confrontés à une situation très particulière. La France est un des pays les plus endettés de la zone euro - à hauteur de 111 % du PIB -, alors que ce n'était pas le cas autrefois. De surcroît, la dynamique de désendettement y est quasi nulle. Ainsi, selon la loi de programmation des finances publiques, la dette s'élèverait toujours à 111 % du PIB et le déficit public tout juste à 3 % du PIB en 2027.
Nous sommes donc entrés dans une logique sinon de décrochage, du moins de divergence avec nos partenaires. La part des dépenses publiques dans le PIB - 58 % aujourd'hui en France - n'est certes pas un indicateur pertinent en soi, car il faut se rapporter à la qualité de ladite dépense, mais avons-nous vraiment le sentiment que nos concitoyens sont satisfaits de l'éducation nationale, de la santé ou des différents services publics ?
Le service de la dette est en passe de rattraper, voire de dépasser le budget de la défense comme deuxième budget de l'État. Or vous le savez par expérience, il s'agit de la dépense publique la moins productive qui soit. Tout euro qui y est consacré est un euro en moins pour notre défense, notre sécurité intérieure, nos hôpitaux ou encore notre justice.
Réduire notre dette est donc indispensable. C'est une condition pour retrouver des marges de manoeuvre, préparer l'avenir et investir. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas nous dérober devant cette question d'une grande gravité pour la Nation. Elle mérite un grand débat et des mesures à la hauteur de l'enjeu.
En ce sens, la revue de dépenses publiques qui s'engage est un exercice extrêmement important, qui n'a jamais été tenté dans notre pays et dont nous avons un besoin impératif. La Cour des comptes, que je préside par ailleurs, y tiendra toute sa place.
Je le redis : nous avons besoin d'une loi de programmation des finances publiques qui soit crédible et plus ambitieuse que le projet qui a été présenté en septembre dernier. La revue de dépenses publiques doit nous permettre de réaliser les efforts collectifs dont le pays a besoin. Grâce à ces derniers, nous resterons crédibles et forts au sein de la zone euro, ce qui est notre choix collectif.
Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 20.
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 10 h 25.
Audition de M. Gilles Andréani, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président de la Commission du secret de la défense nationale
M. Christian Cambon, président. - L'ordre du jour de notre matinée appelle, en second point, l'audition de M. Gilles Andréani, dont la nomination par le Président de la République est envisagée pour exercer les fonctions de président de la Commission du secret de la défense nationale (CSDN).
Avant de l'accueillir, il me revient de procéder au préalable à deux formalités : le rappel du cadre juridique de cette audition et la désignation d'un rapporteur.
En ce qui concerne le cadre juridique, je rappelle qu'en application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, cette nomination ne peut intervenir qu'après l'audition du candidat devant les commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat. Ces auditions doivent être suivies d'un vote.
Les modalités de cette audition et du vote ont été précisées par la loi organique et la loi ordinaire du 23 juillet 2010 : l'audition est publique et fait l'objet d'une captation audiovisuelle ; en outre nous l'avons ouverte à la presse.
À l'issue de cette audition, nous procéderons au vote, qui se déroulera à bulletin secret, comme le prévoit l'article 19 bis de notre règlement. En application de la loi du 23 juillet 2010, il ne peut y avoir de délégation de vote. Nous procéderons ensuite au dépouillement.
Je vous rappelle que l'article 13 de la Constitution dispose que le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si « l'addition des votes négatifs dans chaque commission représent[ait] au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions ».
À l'issue de l'audition, je demanderai aux personnes extérieures à notre commission de bien vouloir quitter la salle afin que nous puissions procéder au vote.
Enfin, en application du règlement du Sénat dans le cadre de cette procédure de nomination de l'article 13 de la Constitution, nous devons désigner un rapporteur à qui il reviendra de présenter le candidat et de formuler des questions. Je vous propose de nommer notre collègue Pascal Allizard.
J'invite maintenant M. Gilles Andréani à nous rejoindre pour débuter l'audition.
Nous accueillons donc M. Gilles Andréani, qui était président de la quatrième chambre de la Cour des comptes jusqu'en février dernier, à la suite du choix du Président de la République, dans le cadre de l'article 13 de la Constitution, de proposer sa candidature au poste de président de la Commission du secret de la défense nationale.
Monsieur Andréani, cette audition, qui sera suivie d'un vote, vous permettra de nous faire part de vos motivations pour présider une autorité administrative indépendante qui occupe un rôle central dans la préservation ou la levée du secret de la défense nationale. Ce sujet nous concerne au premier chef, notre commission étant compétente en matière de défense, mais aussi, pour certains d'entre nous, au titre de la délégation parlementaire au renseignement.
Enfin, avant de donner la parole au rapporteur, je souhaite signaler une particularité de la Commission du secret de la défense nationale, qui est d'être à la croisée du judiciaire et du parlementaire puisque, outre son président, y siègent deux magistrats - un du Conseil d'État et un de la Cour de cassation - et deux parlementaires : un député et une sénatrice, en l'occurrence notre collègue Catherine Belrhiti, membre de la commission des lois.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle fait l'objet d'une captation vidéo retransmise sur le site internet du Sénat.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Monsieur Andréani, comme l'a rappelé le président de la commission, vous avez occupé jusqu'en février dernier le poste de président de la quatrième chambre de la Cour des comptes, chargée du contrôle des ministères de l'intérieur, de la justice, des affaires étrangères et des armées, ainsi que des services du Premier ministre et de la présidence de la République.
Depuis votre nomination à la Cour des comptes à votre sortie de l'École nationale d'administration (ÉNA) en 1981, votre carrière s'est construite en alternance entre vos fonctions de magistrat et celles d'expert en relations internationales au ministère des affaires étrangères et à l'OTAN (Organisation du traité de l'Atlantique Nord). Vous avez dirigé le Centre d'analyse et de prévision et avez donc toujours été concerné par les questions de défense et de sécurité nationale. Vous êtes en quelque sorte un praticien du secret de la défense nationale, tantôt dans des fonctions exigeant le secret pour préserver les intérêts fondamentaux de la Nation, tantôt de l'autre côté, celui de l'exercice de la justice et du contrôle.
Votre qualité de magistrat semble particulièrement vous destiner à la Commission du secret de la défense nationale, mais c'est à vous de nous en convaincre et de nous expliquer en quoi cette autorité indépendante, créée en 1998, a constitué une innovation dans la déclassification et la communication par le Gouvernement d'informations utiles à la justice.
Par définition, le secret est dérogatoire à nos principes de transparence, de contrôle et de libre accès des citoyens aux informations. La CSDN est donc au coeur de cette exigence de conciliation entre le fonctionnement de la justice et la préservation de la sécurité nationale. Depuis 2015, cette possibilité de demander l'accès à des informations classifiées a été étendue au Parlement, par la voie du président d'une des commissions permanentes chargées des affaires de sécurité intérieure, de la défense ou des finances. Il s'agissait d'une avancée majeure pour le Parlement, mais, sur les 106 saisines enregistrées par la Commission entre 2016 et 2021, aucune n'a été formulée par le Parlement. Quelle réflexion pourriez-vous faire sur ce constat et quelles suggestions pourriez-vous nous faire pour « amorcer la pompe » ?
Alors que nous allons bientôt aborder l'examen du projet de loi de programmation militaire, vos réflexions sur d'éventuelles évolutions du dispositif législatif actuel pourront nous être utiles.
J'observe que, depuis 2009, le président de la CSDN dispose d'un pouvoir de perquisition dans le but de prévenir le risque de compromission d'informations protégées. De 2009 à 2021, 72 perquisitions ont été réalisées. Disposez-vous des moyens juridiques et des ressources humaines nécessaires pour cette mission, notamment pour examiner des données numériques ?
Enfin, à la lecture du dernier rapport de la CSDN pour la période 2019-2021, on peut déplorer l'allongement continu des délais moyens de traitement entre la date de saisine de l'autorité administrative par la juridiction et la date de saisine de la CSDN par l'autorité administrative. Ce délai de transmission qui était en moyenne de 44 jours sur la période 1999-2009 est passé à 188 jours sur le triennat 2019-2021. Il faut noter que les deux plus « mauvais élèves » sont le ministère de l'intérieur - délai moyen de 291 jours - et le ministère des armées - 164 jours. Par comparaison, le ministère des affaires étrangères et les services du Premier ministre effectuent cette transmission en 5 ou 6 jours. Comment expliquer ces délais de traitement et quelles réformes mettre en oeuvre pour résorber ce point noir du dispositif de déclassification ?
Je vous cède maintenant la parole.
M. Gilles Andréani, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président de la commission du secret de la défense nationale. - C'est un honneur pour moi d'être présent à cette audition, qui doit examiner ma nomination à la tête de la CSDN et la soumettre à vos suffrages.
Je commencerai par quelques mots sur la CSDN et son rôle. Ensuite, je vous parlerai de mon parcours et de mes ambitions pour la Commission, si cette nomination est confirmée. Enfin, je répondrai à vos trois questions, monsieur le rapporteur.
Vous l'avez rappelé, tous les pays démocratiques reconnaissent la nécessité de protéger le secret de la défense nationale, avec des dispositions particulières qui dérogent au droit commun de l'accès aux documents administratifs. Saisie par une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel a validé les dispositions du code de la défense qui régissent le secret en 2011 et a estimé que « le secret de la défense nationale participe de la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation ».
En France comme ailleurs, la protection du secret de la défense nationale relève principalement de l'exécutif, dans le cadre d'un régime légal et pénal qui échappe largement au contrôle juridictionnel et parlementaire de droit commun. L'exécutif jouit d'une large part d'appréciation pour déterminer quelles informations doivent relever du secret. Les décisions à cet égard ne sont pas soumises au contrôle du juge et, une fois protégés, les documents relevant du secret de la défense nationale ne sont accessibles qu'à des personnes habilitées et ne peuvent pas être produits lors d'une procédure juridictionnelle. Leur communication au Parlement est également limitée.
Ces exceptions justifiées par la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation doivent néanmoins être conciliées avec le droit des personnes à un recours juridictionnel effectif et à un procès équitable, avec la recherche des auteurs d'infraction et avec les pouvoirs de contrôle du Parlement. Notre pays a choisi, pour concilier ces deux séries d'objectifs, un dispositif original : la création d'une autorité administrative indépendante, qui examine les documents classifiés demandés à l'exécutif par un juge ou, depuis 2015, par le Parlement et qui doit rendre un avis public pour justifier sa décision. La Commission est saisie par l'autorité administrative à laquelle s'est adressé le juge ou le Parlement. Elle doit rendre son avis dans les deux mois ; elle a toujours respecté ce délai, en statuant dans les vingt à trente jours. La CSDN est indépendante par sa composition, puisqu'elle réunit deux parlementaires nommés jusqu'à la fin de leur mandat et trois magistrats nommés pour six ans non renouvelables, et la procédure de leur nomination conforte son autorité et son indépendance.
Le dispositif ainsi constitué me semble équilibré. Il est né dans un contexte judiciaire particulier, alors que l'opposition du secret de la défense nationale au juge dans des affaires sensibles avait laissé croire que la classification avait plutôt pour but de soustraire certains éléments au contrôle du juge que de préserver le secret de la défense nationale. Le dispositif trouvé est original, sans équivalent dans d'autres pays, et, je le répète, équilibré : il charge la Commission de balancer les exigences du secret avec celles de la bonne administration de la justice et de l'exercice de la mission de contrôle du Parlement. L'obligation de rendre des avis publics en fait un tiers de confiance qui atteste que, si un document est protégé, c'est bien pour des raisons d'intérêt national et non pour d'autres motifs. En même temps, ce dispositif respecte la séparation des pouvoirs, puisque c'est bien in fine l'exécutif qui décide de déclassifier ou non un document, au vu d'un avis indépendant et public, ce qui tempère le caractère discrétionnaire d'une telle décision. De fait, dans la quasi-totalité des cas, l'administration suit l'avis de la Commission.
Le bilan de la CSDN paraît très positif. Elle est saisie, de fait, dans la totalité des cas par l'autorité judiciaire ou par une juridiction administrative, selon une répartition de trois quarts-un quart, via l'autorité administrative. Dans 60 % des cas, il s'agit du ministre des armées et, dans 30 % des cas, du ministre de l'intérieur. La Commission s'est prononcée dans trois quarts des cas en faveur de la déclassification totale ou partielle, les avis étant suivis par l'exécutif dans 95 % des cas et même dans 100 % des cas au cours des six dernières années, sous la présidence de Jean-Pierre Bayle.
Vous m'interrogez sur les demandes de déclassification introduites par le Parlement, monsieur le rapporteur ; le traitement de la première demande de ce type est en cours, elle émane du président de la commission des lois de l'Assemblée nationale. La décision doit être rendue dans les prochains jours.
Pour ce qui me concerne, je suis honoré d'être proposé, sous réserve de vos suffrages, pour présider cette institution. Je m'efforcerai de faire en sorte, si la procédure va à son terme, que cette commission exerce pleinement sa mission dans les meilleures conditions d'indépendance, d'impartialité et d'efficacité.
J'ai passé la moitié de ma carrière en détachement au ministère de la défense et surtout au ministère des affaires étrangères, dans lequel je me suis beaucoup occupé de sécurité internationale. J'ai aussi présidé la quatrième chambre de la Cour des comptes, qui veille, entre autres, au contrôle des services de renseignement. J'ai eu dans mes fonctions à connaître d'informations classifiées et je crois connaître les exigences de la protection du secret de la défense nationale. Toutefois, j'appartiens par formation à une institution dont la mission est de contrôler l'administration, d'informer les citoyens et de favoriser le débat public et la transparence. Entre ces deux exigences, celles que la loi charge la CSDN d'équilibrer - l'exigence de la protection des intérêts fondamentaux de la Nation et la bonne administration de la justice et les droits de la défense -, il y a un équilibre à trouver qui ressemble aux deux pôles de mon activité professionnelle. En outre, sur la méthode, la CSDN, sans être une juridiction, s'y apparente par sa composition et par son mode de décision. L'indépendance, la collégialité, l'impartialité, le respect pour le service public de la justice sont des principes que je me suis efforcé de défendre à la Cour des comptes.
Monsieur le rapporteur, vous avez évoqué la question du délai de saisine par l'autorité administrative. La dégradation de ce délai est en effet préoccupante. Les délais anormaux que vous avez cités doivent être réduits et je m'y emploierai. De tels délais tiennent à deux facteurs : soit il s'agit d'une demande de documents désignés précisément par le juge ou par le Parlement et ce délai est lié à l'inertie administrative et à la négligence qui peuvent se manifester, de manière tout à fait indue ; soit il s'agit d'une demande relative à un ensemble important de documents se rapportant à une affaire et cela concerne alors plusieurs services, ce qui peut prendre du temps. Toutefois, même dans cette situation, on ne conçoit pas que le délai de traitement dépasse 140 jours, délai observé l'année dernière.
Une méthode possible pour améliorer ces délais serait, outre le partage de bonnes pratiques, de faire en sorte que la CSDN soit avisée dès l'origine de la demande de saisine introduite par le juge ou le Parlement, afin qu'elle puisse se mettre en relation avec l'autorité administrative concernée et lui demander de s'expliquer si le délai est trop important ; cela exigerait une modification de la loi. C'est une question à laquelle M. Bayle était déjà sensible et qu'il faudra régler. La crise de la covid-19 avait mis cette question entre parenthèses, car les délais avaient forcément augmenté à cette époque, mais ces délais ne sont plus justifiés et il faut s'attacher à les réduire. Peut-être cela devra-t-il passer par une modification de la loi, si la diffusion de bonnes pratiques ne suffit pas.
Pour ce qui concerne les saisines parlementaires, monsieur le rapporteur, la CSDN est à la disposition du Parlement. Les présidents des commissions permanentes chargées de la sécurité intérieure, de la défense ou des finances des deux chambres ont de larges pouvoirs, sous réserve de motiver leur demande. Je le disais, l'Assemblée nationale y a recouru, dans le cadre d'une commission d'enquête. En tout état de cause, il me semble que la loi du 28 juillet 2015 actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense, qui a ouvert cette faculté au Parlement, a représenté un progrès important. Il appartient désormais au Parlement de s'en saisir.
Pour ce qui concerne les perquisitions, à la suite d'une décision du Conseil constitutionnel de 2009, lorsqu'une perquisition se déroule dans un « local abritant » - c'est-à-dire un local répertorié comme contenant des documents relevant du secret de la défense nationale -, le juge doit adresser une demande motivée de perquisition et le président de la Commission assiste à la perquisition. Ensuite, les documents sont non pas saisis par le juge mais remis au président de la CSDN, qui sélectionne ceux qui se rapportent aux motifs justifiant la perquisition. Ces documents sont confiés à la garde du président de la Commission, qui émet un avis sur l'opportunité de déclassifier.
Une autre procédure est applicable si l'on découvre fortuitement, lors d'une perquisition dans un lieu privé, des documents relevant du secret de la défense nationale. Dans ce cas, le président de la CSDN ou son délégué se rend sur place sans délai. Si ce sont des documents numériques, la Commission fait appel à tout expert pour procéder à la mise à jour des informations saisies. La procédure a été compliquée à régler, initialement, avec les parquets et les juges d'instruction, mais elle est maintenant convenablement réglée, elle s'exerce, d'après ce que j'ai pu comprendre, dans des conditions satisfaisantes.
Le dispositif décrit respecte la séparation des pouvoirs. Le président de la CSDN ne cherche pas à imprimer sa marque à cet organisme collégial. J'aborde ces fonctions en ayant conscience de leur rôle important et original. Il s'agit d'une autorité administrative indépendante à la jonction de l'administratif et du judiciaire, par sa composition et la destination des documents sur lesquels elle se prononce, et son indépendance est confortée par le mode de désignation de ses membres et par son caractère collégial.
Je serai fier de faire progresser, si je peux, cette institution importante et méconnue.
M. Christian Cambon, président. - Merci de votre présentation et de votre volonté d'accélérer le rythme de transmission des saisines, un sujet important auquel notre commission est également confrontée, par exemple pour l'approbation des traités mais aussi pour tout ce qui relève du secret de la défense nationale. Nous avons dû nous réunir en formation restreinte, il y a quelque temps, lorsque nous avions convoqué la ministre de la défense sur un sujet sensible. Nous aurions pu solliciter le concours de la CSDN pour nous éclairer sur ce sujet.
M. Yannick Vaugrenard. - La délégation parlementaire au renseignement, au sein de laquelle je siège, est parfois confrontée au refus du Gouvernement de divulguer certaines informations ; je pense au prétendu bombardement attribué à la France à Bounti, au Mali, ou à l'affaire Pegasus. La CSDN aurait-elle pu jouer un rôle dans ces deux affaires, pour lever des secrets de défense nationale ?
M. Ludovic Haye. - Nous vivons actuellement un virage technologique majeur. Comment adapterez-vous la protection du secret à l'ère du numérique, avec une accélération du transfert des informations, le développement de la cybermalveillance ou l'émergence de la désinformation et de l'intelligence artificielle ? Quelle est votre vision de la fiabilité humaine, alors que le Pentagone a diffusé des documents secrets à la suite d'une erreur humaine ?
Mme Michelle Gréaume. - Quel commentaire vous inspire l'avis du Conseil d'État de juillet 2021 sur les délais d'accès aux archives de plus de cinquante ans ?
M. Hugues Saury. - Sur quels critères s'appuie la Commission pour rendre ses avis sur une demande de déclassification ? Qu'est-ce qui doit impérativement relever du secret ? Existe-t-il une marge d'appréciation pouvant varier selon sa composition ?
M. Joël Guerriau. - La CSDN pourrait-elle élargir ses compétences, en développant par exemple l'autosaisine ?
M. Gilles Andréani. - L'indépendance est fondamentale pour l'exercice des missions de la Commission.
Oui, il y a des administrations qui - secret de la défense nationale ou non - ont des réserves à communiquer des informations, on observe dans certaines administrations une tendance à opposer de l'inertie ou des refus francs à des demandes pourtant légitimes et confortées par la loi. J'y ai moi-même été confronté à la Cour des comptes et je n'y ai jamais cédé, je me suis toujours efforcé de convaincre mes interlocuteurs que les secrets protégés par la loi n'étaient pas opposables à la Cour ; il appartient en revanche à celle-ci de ne pas les publier, de ne pas les compromettre. C'est une discipline à laquelle je me suis toujours soumis et elle est inhérente aux fonctions auxquelles j'aspire.
Je ne peux pas me prononcer sur des affaires particulières, auxquelles je n'ai eu accès, comme vous, que par la presse. Cela dit, même si je ne connais pas la CSDN de l'intérieur, j'observe que celle-ci a tout de même construit une forme de jurisprudence que l'on peut discerner dans ses avis et son exigence de transparence est essentielle dans l'accomplissement de sa mission. L'attitude des administrations qui la saisissent montre qu'elles ont compris que la charge de la preuve leur incombe : elles doivent convaincre la Commission que tel ou tel document ne doit pas être divulgué. Ainsi, cette discipline rend impraticables les stratégies d'obstruction, d'après ce que je perçois.
Le virage numérique est en effet un sujet lourd. Les saisies de documents électroniques aboutissent à remettre à la Commission des masses très importantes d'informations, dont il faut extraire les données pertinentes. Les services compétents de l'État prêtent leur concours à la CSDN pour cela et il n'y a pas eu, jusqu'à présent, de difficulté technique majeure.
Sur l'accès aux documents de plus de cinquante ans, je dirai deux choses. C'est par principe une bonne chose que les historiens aient accès aux documents secrets après cinquante ans ou plutôt qu'il y ait une présomption de déclassification après cinquante ans, la CSDN pouvant connaître, via une saisine, des documents qui resteraient classifiés. Ce n'est pas une vue de l'esprit qu'un secret de défense nationale de plus cinquante ans mérite encore d'être protégé. J'ai un exemple en tête : les techniques de Saddam Hussein pour fabriquer de l'uranium enrichi étaient directement issues de la déclassification du projet Manhattan.
Sur l'élargissement des pouvoirs de la CSDN, je ne peux pas imaginer d'autosaisine, je ne vois pas dans quelles conditions cela pourrait s'appliquer. En revanche, on pourrait imaginer, mais c'est une simple hypothèse car je ne connais pas les modes de fonctionnement interne, de prévoir que la Commission ait son mot à dire sur la politique de déclassification, sur les documents historiques ou sur une révision de l'instruction générale interministérielle sur la protection du secret. Pour autant, en l'état actuel de la loi, sa mission est claire. Le fait de laisser à l'exécutif la faculté de suivre ou non l'avis de la Commission, qui est généralement suivi, me paraît équilibré. Les pouvoirs d'instruction du président offrent des possibilités de dialogue avec l'administration sur ses arguments en faveur du maintien du secret. Cela me semble équilibré et, a priori, je ne vois pas de besoin d'élargir ses pouvoirs.
M. Olivier Cigolotti. - Nous sommes plusieurs rapporteurs budgétaires à être confrontés à la classification de la disponibilité technique opérationnelle (DTO). Ne pensez-vous pas qu'il s'agisse d'une « surclassification » ?
M. Gilles Andréani. - Cette évolution m'avait frappé comme président de chambre. Aujourd'hui, la disponibilité des matériels est exprimée en rapport aux contrats opérationnels et non plus en valeur absolue comme c'était le cas naguère. La Cour des comptes a relevé cette tendance pour la regretter, car elle prive le Parlement d'une information importante dont la divulgation n'était pas considérée, jusqu'alors, comme contraire aux intérêts supérieurs de la Nation. Toutefois, je ne connais pas le détail de cet élément et mes propos ne préjugent en rien d'une décision de la Commission si elle était saisie sur ce sujet par une saisine parlementaire et si j'en étais désigné président.
M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie, monsieur Andréani.
Cet échange a été utile pour nous éclairer sur le fonctionnement de cette institution, que nous aurions intérêt à saisir plus fréquemment. Notre commission en particulier est souvent confrontée à la question du secret. Plus généralement, le projet de loi de programmation militaire est entouré d'un certain flou et le Parlement doit pouvoir exercer son contrôle sur le fondement d'éléments concrets.
Sans préjuger du vote des deux commissions, je souhaite que nous puissions nous fonder sur vos compétences antérieures et sur votre volonté d'indépendance. Il faut que des organismes de contrôles rappellent au Gouvernement la nécessité de se soumettre aux institutions juridictionnelles, mais aussi bien sûr au contrôle par le Parlement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
Vote et dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Gilles Andréani aux fonctions de président de la Commission du secret de la défense nationale
M. Christian Cambon, président. - L'audition de M. Gilles Andréani étant achevée, nous allons maintenant procéder au vote.
Le vote se déroulera à bulletin secret, comme le prévoit l'article 19 bis de notre règlement. En application de l'article 1er de l'ordonnance n° 58-1066 du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote, les délégations de vote ne sont pas autorisées.
Je vous rappelle que le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.
La commission procède au vote, puis au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Gilles Andréani aux fonctions de président de la Commission du secret de la défense nationale, simultanément à celui de la commission de la défense de l'Assemblée nationale.
M. Christian Cambon, président. - Voici le résultat du scrutin, qui sera agrégé à celui de la commission de la défense de l'Assemblée nationale :
Nombre de votants : 29
Bulletins blancs : 3
Bulletins nuls : 0
Suffrages exprimés : 26
Pour : 26
Contre : 0
La réunion est close à 11 h 30.
Jeudi 13 avril 2023
- Présidence de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Institutions européennes - Audition de Mme Hélène Tréheux-Duchêne, ambassadrice de France au Royaume-Uni
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Nous sommes particulièrement heureux de vous recevoir, madame l'ambassadrice, pour un large tour d'horizon de notre relation bilatérale avec le Royaume-Uni, où vous représentez la France depuis un peu plus de six mois.
Cette audition sera une occasion de rappeler l'importance déterminante du dialogue franco-britannique dans notre politique extérieure, importance soulignée par le fait que le roi Charles III, auquel vous avez récemment remis vos lettres de créance, aurait dû être accueilli au Sénat le mois dernier, à l'occasion d'une visite reportée, à une date ultérieure.
Alors que l'année prochaine marquera le 120e anniversaire de l'Entente cordiale, et sans revenir sur la riche histoire de la coopération bilatérale entre les deux pays, le partenariat entre la France et le Royaume-Uni est un pivot structurant, aussi bien de notre politique étrangère que de notre politique de défense.
En dépit des divergences récentes apparues en 2021 à l'occasion de la mise en oeuvre du Brexit et de l'annonce de l'alliance AUKUS entre les Britanniques, les Australiens et les Américains en Indopacifique, les politiques extérieures de la France et du Royaume-Uni demeurent étroitement liées. C'est une bonne chose !
Les spécificités que la France partage avec le Royaume-Uni, en sa qualité de puissance dotée de l'arme nucléaire et de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, constituent un facteur de rapprochement, transcendant les désaccords ponctuels qui peuvent survenir entre les deux pays. L'échange de ce matin nous permettra donc d'aborder l'ensemble des grands enjeux de notre politique étrangère et de défense.
À ce titre, le bouleversement géostratégique déclenché par l'agression de l'armée russe en Ukraine le 24 février 2022 est un témoignage de la convergence structurelle entre la France et le Royaume-Uni.
Les autorités britanniques ont été parmi les plus réactives et les plus déterminées à soutenir l'effort de guerre de l'Ukraine. Alors que l'aide militaire du Royaume-Uni à ce pays est estimée à plus de 6,5 milliards d'euros depuis le début du conflit, vous nous donnerez la position actuelle du gouvernement britannique sur le conflit. Dans quelle mesure son aide fait-elle l'objet d'une coordination efficace avec celle que l'Union européenne apporte ?
C'est dans ce contexte de convergence géostratégique que le Président de la République a accueilli le Premier ministre Rishi Sunak, le 10 mars dernier, à l'occasion d'un sommet franco-britannique ayant permis d'évoquer de nombreux domaines de coopération entre nos deux pays.
Avant de revenir sur les composantes diplomatiques et militaires de notre coopération, je souhaiterais profiter de votre présence pour souligner l'appartenance commune de la France et du Royaume-Uni à l'Alliance atlantique, qui constitue un cadre déterminant pour notre coopération bilatérale.
La semaine dernière, conformément à la volonté commune de la France et du Royaume-Uni, la Finlande a pu rejoindre formellement l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan), après ratification de son instrument d'adhésion par l'ensemble des Alliés.
Pour autant, le processus d'adhésion reste en suspens pour la Suède, dont l'instrument d'adhésion doit encore être ratifié par la Hongrie et la Turquie. Alors que l'adhésion rapide de la Suède à l'Alliance atlantique est un objectif partagé par la France et le Royaume-Uni, vous nous direz comment ces deux pays coordonnent leur effort pour accélérer ce processus.
Sur le volet diplomatique de notre relation bilatérale, vous pourrez également nous entretenir de la façon dont a été accueilli, au Royaume-Uni, le format de la Communauté politique européenne (CPE), proposé voilà un peu moins d'un an par le Président de la République.
Après une première réunion à Prague en octobre dernier, qui a permis d'aborder la question des infrastructures critiques, ainsi que le soutien à l'Ukraine, vous nous direz quelle est la perception de ce nouveau format diplomatique, réunissant 44 pays et dépassant le périmètre de l'Union européenne.
En particulier, quelques mois avant un nouveau sommet en Moldavie le 1er juin et un an avant que la 4ème édition de la CPE ne soit organisée au Royaume-Uni, vous nous direz quel rôle les Britanniques entendent jouer dans ce nouvel instrument de politique extérieure, excédant les limites de l'Union européenne.
Sur le volet militaire de notre relation bilatérale, nous serons heureux de vous entendre préciser l'état d'avancement de plusieurs projets de coopération.
Le cadre fixé par les accords de Lancaster House du 2 novembre 2010 demeure une référence incontournable. Alors que la longue mise en oeuvre du Brexit a parfois donné le sentiment de ralentir cette coopération, nous serons attentifs à votre analyse sur les perspectives en matière de coopération militaire bilatérale.
En matière opérationnelle, vous pourrez nous rappeler le rôle des 10 000 militaires de la Force expéditionnaire conjointe franco-britannique, la CJEF, et nous indiquer quelles directions sont envisagées pour renforcer son potentiel à moyen terme.
En matière capacitaire, alors que le Gouvernement a présenté la semaine dernière le projet de loi de programmation militaire, nous serons heureux de vous entendre sur les grands projets industriels menés en commun, en particulier sur l'état d'avancement du futur missile antinavire et futur missile de croisière, ainsi que du projet « One MBDA » de création de centres d'excellence partagés entre les filiales françaises et britanniques du groupe.
Vous voyez, à l'évocation de tous ces sujets, combien votre audition est importante pour la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, mais également pour la commission des affaires européennes.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - C'est la première fois que, conjointement, nos deux commissions vous entendent, en votre qualité de nouvelle ambassadrice de France au Royaume-Uni, et nous en sommes, madame l'ambassadrice, ravis.
Je rappelle que, dès le Brexit engagé, nos commissions ont mis en place un groupe de suivi commun sur le sujet. Celui-ci s'attache désormais à suivre l'évolution de la nouvelle relation euro-britannique. Une délégation de ce groupe s'est d'ailleurs rendue à Dublin et Londres en octobre dernier, juste avant votre prise de fonctions. Votre prédécesseure, Mme Catherine Colonna, avait été reçue à plusieurs reprises dans ce cadre. Il faut dire que la mise en oeuvre des accords de retrait et de commerce n'a pas été un long fleuve tranquille, c'est le moins qu'on puisse dire !
Le protocole sur l'Irlande et l'Irlande du Nord, annexé à l'accord de retrait, en est l'illustration. Il fut source de vives tensions entre Londres et Bruxelles pendant de nombreux mois. Face aux difficultés constatées sur le terrain, la Commission européenne avait proposé, en octobre 2021, d'assouplir les conditions de mise en oeuvre du protocole. Malgré ses propositions, le climat de confiance dans les négociations avait été altéré par la décision de Boris Johnson, prise en juin 2022, de déposer un projet de loi prévoyant la désactivation unilatérale de certaines stipulations du protocole.
La relation euro-britannique semblait alors dans l'impasse. Il aura fallu attendre l'arrivée au pouvoir du nouveau Premier ministre, M. Rishi Sunak, pour entrevoir la possibilité d'une issue.
Après des mois de négociations, le Premier ministre britannique et la présidente de la Commission européenne ont finalement annoncé, le 27 février dernier, la conclusion d'un accord sur les dispositions du protocole nord-irlandais, dit cadre de Windsor. Cet accord vise à alléger les contrôles douaniers, sanitaires et phytosanitaires imposés aux marchandises provenant de Grande-Bretagne et entrant en Irlande du Nord, mais non destinées à être exportées en Irlande, c'est-à-dire dans l'Union européenne.
Selon vous, madame l'ambassadrice, cet accord largement salué marque-t-il l'ouverture d'un « nouveau chapitre » dans la relation entre le Royaume-Uni et l'Union européenne, comme a pu l'exprimer Maros Sefcovic, vice-président de la Commission européenne ? Comment cet accord a-t-il été accueilli outre-Manche ? Peut-on vraiment espérer, d'ailleurs, qu'il mette fin au blocage politique persistant en Irlande du Nord ?
Outre la mise en oeuvre du protocole, d'autres points de crispation enveniment la relation euro-britannique depuis le Brexit, à commencer par la pêche. Notre commission s'est penchée à plusieurs reprises sur le sujet, que je suis également de très près, en ma qualité d'élu du Pas-de-Calais.
L'obtention de licences de pêche pour accéder aux eaux britanniques a été un combat long et difficile pour nos pêcheurs français. Il semblerait que des tensions aient refait surface au sujet des îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey, qui auraient durci les modalités de permis de pêche pour accéder à leurs eaux. Pourriez-vous nous apporter des informations à ce sujet ?
Par ailleurs, l'accord de commerce et de coopération conclu entre l'Union européenne et le Royaume-Uni réduit progressivement de 25 % la part des droits de pêche de l'Union européenne dans les eaux britanniques sur une période de cinq ans et demi. Eu égard aux tensions, notamment liées aux licences, comment voyez-vous les perspectives pour l'après-2026, quand l'accès aux eaux britanniques devra faire l'objet d'une négociation annuelle ?
Au-delà de l'épineuse question de la pêche, l'enjeu migratoire mobilise aussi notre commission des affaires européennes. Les migrants n'ont jamais été aussi nombreux à traverser la Manche sur de petites embarcations pour rallier le Royaume-Uni. Plus de 45 000 sont arrivés sur les côtes anglaises en 2022, contre 28 526 en 2021. Sur ce sujet, la France et le Royaume-Uni ont pris de nombreux engagements à l'issue, notamment, du sommet franco-britannique du 10 mars dernier. Qu'en est-il vraiment ? Pourriez-vous nous indiquer si les mesures annoncées ont été mises en oeuvre, ou si elles vont l'être rapidement ? Avec quel financement et selon quel calendrier ? Quel sera l'impact concret de ces mesures sur le terrain ?
Sur le même sujet, alors que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a décidé d'examiner, en début de semaine, la requête d'un demandeur d'asile irakien menacé d'expulsion du Royaume-Uni vers le Rwanda, dans le cadre d'un accord controversé entre Londres et Kigali, pourriez-vous nous indiquer quelles sont les principales dispositions du projet de loi britannique contre l'immigration illégale ? Où en est sa discussion ?
Mme Hélène Tréheux-Duchêne, ambassadrice de France au Royaume-Uni. - Je vous remercie de m'accueillir ce matin, mesdames, messieurs les sénateurs. Je reconnais d'ailleurs avec plaisir certains visages que j'ai pu déjà rencontrer dans ma carrière, notamment en tant qu'ambassadrice auprès de l'Otan. J'aurai à mon tour l'occasion d'accueillir certains d'entre vous prochainement car, ayant pris mes fonctions il y a cinq mois, je constate une reprise des contacts avec le Royaume-Uni. C'est positif !
Je suis heureuse de pouvoir échanger avec vous sur la relation franco-britannique, à l'issue du 36e sommet entre nos deux pays, et d'évoquer d'autres sujets, comme la conclusion de l'accord de Windsor.
Ce sommet de Paris du 10 mars était attendu. Cinq années s'étaient écoulées depuis le dernier sommet franco-britannique, celui de Sandhurst, cinq années marquées par la pandémie de covid-19, le retour de la guerre sur le continent européen, la crise énergétique, l'inflation, les tensions liées à l'annonce du partenariat AUKUS et le départ de la Grande-Bretagne de l'Union européenne. Par le passé, les rencontres entre nos deux pays étaient annuelles ou bisannuelles : cela dit bien l'ampleur des retrouvailles et le sens du récent sommet.
Le Président de la République a rappelé à cette occasion, comme il l'avait fait lors du sommet de Sandhurst, qu'aucun événement ou aucune décision politique ne pourrait jamais changer ni la géographie ni l'histoire. Nous avons avec le Royaume-Uni une histoire millénaire, qui nous a parfois opposés, nous partageons des valeurs et les liens entre nos peuples sont solides. Il était donc important de relancer les relations avec un pays qui, certes, n'est plus membre de l'Union européenne, mais demeure un voisin et partenaire important.
Sur le plan économique, par exemple, la France est le huitième client et le sixième fournisseur du Royaume-Uni, qui représente notre deuxième excédent commercial - 5 milliards d'euros en 2022 - et le troisième investisseur dans le pays. C'est le troisième pays comptant le plus de filiales françaises.
Dans le domaine de la défense, le Royaume-Uni est également notre premier partenaire en termes d'interactions opérationnelles, d'entraînement, de missions, d'escales, de survols, avec des échanges permanents et à tous les niveaux entre nos états-majors. Le Royaume-Uni est notre premier partenaire en termes de réseau d'échange des officiers de liaison, et la France est le 2ème partenaire du Royaume-Uni. Nos domaines de coopération sont multiples et, même pendant les périodes les plus difficiles, ces coopérations étroites, historiques et constantes en matière de défense n'ont pas cessé. En tant qu'ambassadrice auprès de l'Otan, j'ai vu se mettre en place, en 2017, la présence avancée renforcée en Estonie, aux côtés des Britanniques.
Par ailleurs, environ 250 000 de nos compatriotes vivent au Royaume-Uni, avec, en parallèle, 150 000 Britanniques résidant de façon permanente dans notre pays. C'est une richesse, mais nous avons aussi, vis-à-vis de ces communautés, la responsabilité d'entretenir entre nos pays de bonnes relations.
Sur le plan culturel, nous pouvons compter sur le dynamisme du British Council et de l'Institut français. Le réseau des alliances françaises au Royaume-Uni est l'un des plus anciens, avec 11 alliances françaises. Le français est en outre la langue la plus enseignée dans le système éducatif britannique, même s'il subit une concurrence de plus en plus rude de l'espagnol. Nous travaillons ainsi à entretenir cet attachement au français. Il existe par ailleurs 80 doubles diplômes et le Royaume-Uni est, en matière de recherche, notre premier partenaire scientifique pour les co-publications.
Enfin, sur le plan diplomatique, France et Royaume-Uni sont tous deux membres permanents du Conseil de sécurité et membres de l'Alliance atlantique. Comme j'ai pu le constater dans mes précédentes fonctions, ils défendent très souvent une approche similaire sur les grands dossiers de ce monde.
Dans les circonstances actuelles, des éléments nous invitent à nous rapprocher davantage, en particulier en matière de sécurité, de défense et de politique étrangère - c'était tout l'enjeu du sommet du 10 mars.
Tout d'abord, nos deux pays évoluent dans un contexte international renouvelé, plaçant l'Europe, au sens géographique du terme, face à de nouvelles responsabilités. La France et le Royaume-Uni ont un rôle majeur à jouer pour faire prévaloir les principes universalistes et humanistes auxquels ils sont fondamentalement attachés et assurer une bonne coopération entre l'Union européenne et l'Otan.
Je veux ainsi saluer le virage pris par le gouvernement britannique avec le cadre de Windsor, lequel marque une volonté de réengagement et d'une relation stabilisée avec l'Union européenne. Cet accord ménage ce qui compte pour nous - l'intégrité de notre marché intérieur -, il maintient des contrôles nécessaires en simplifiant les procédures, pour les marchandises allant de Grande-Bretagne vers l'Irlande du Nord, et apporte un signal positif pour la préservation des acquis de l'accord du Vendredi saint, dont on célèbre le 25ème anniversaire, au moment de la venue du Président américain Joe Biden en République d'Irlande et Irlande du Nord. Cet accord permet aussi d'envisager la poursuite de relations constructives dans de nombreux domaines - économie et finance, sécurité et politique étrangère -, sachant qu'il était essentiel de rétablir la confiance.
Le Premier ministre britannique a obtenu le soutien d'une large majorité à la Chambre pour le valider, bien que les unionistes nord-irlandais et plusieurs députés conservateurs aient fait entendre leurs différences. La négociation a été longue, mais très bien conduite. Ce cadre marque donc un nouveau départ. Il faudra cependant être vigilant sur sa mise en oeuvre, mais c'était une étape à franchir pour recréer un lien entre le Royaume-Uni et l'Union européenne.
Ce nouveau départ, nous voulons le mettre à profit pour une meilleure coordination de notre soutien à l'Ukraine, nos deux pays partageant la même volonté de ne pas voir la Russie gagner cette guerre. Depuis le premier jour, France et Royaume-Uni soutiennent l'Ukraine sur le plan humanitaire, militaire et économique. Notre coopération est très étroite en matière de sanctions. Nous avons également choisi de mener des opérations concrètes, par exemple sur la formation des militaires ukrainiens ou les équipements opérationnels à haute valeur. Pour faciliter cette coordination, il y a des officiers de liaison dans les missions européenne et britannique. C'est ensemble que nous préparons les semaines et mois à venir, avec une conviction commune : il faudra trouver une issue à ce conflit, c'est-à-dire une paix durable qui respecte le droit international et les intérêts du peuple ukrainien Notre coopération pour la reconstruction de l'Ukraine sera aussi accrue, dans la perspective notamment de la prochaine conférence organisée à Londres en juin.
La coopération est tout autant étroite au niveau de l'Otan, dont le prochain sommet aura lieu en juillet. Nous constatons des convergences sur la nécessité d'investir dans la défense - nous soutenons le DIP malgré nos différences, avec un budget à plus de 2% -, sur le financement commun, sur le soutien à l'Ukraine ou encore sur notre présence avancée en Estonie.
S'agissant de la communauté politique européenne (CPE), le Royaume-Uni a annoncé y participer, avant son premier sommet tenu à Prague en octobre dernier. Les prochains sommets auront lieu en Moldavie en juin, puis en Espagne et au Royaume-Uni. La CPE offre une autre occasion de travail conjoint, un espace de coopération et de dialogue au service de la sécurité et de la stabilité de notre continent. C'est une façon, pour le Royaume-Uni, de rappeler qu'il appartient bien au continent européen et qu'un certain nombre de sujets - énergie, infrastructures, connectivité, cybersécurité, lutte contre la désinformation et l'immigration - doivent s'appréhender au-delà du périmètre strict de l'Union européenne.
La CPE vient donc compléter et amplifier les actions menées dans d'autres cadres - au niveau national, au sein de l'UE, du G7, et de l'Otan - pour renforcer notre résilience collective face aux menaces.
Le sommet de Paris a en outre permis de renforcer la coopération en matière de défense et de sécurité, qui est très forte ; les accords de Lancaster House sont assez uniques en leur genre. Il s'agit de renforcer l'interopérabilité, tant technique qu'humaine, qui est parfois peu visible mais essentielle, quand on pense notamment à la convergence des radios. Nous entendons également avancer sur le projet relatif aux missiles, dont le calendrier est ambitieux, avec une échéance à 2030 pour le futur missile antinavire et futur missile de croisière, ou sur l'interopérabilité de nos systèmes aériens futurs. Il est enfin des domaines nouveaux que nous souhaitons explorer ensemble, comme les armes à énergie dirigée ou la maîtrise des fonds marins. Nous envisageons également des adaptations du potentiel de la Force expéditionnaire conjointe (CJEF)- au nouvel environnement de sécurité et aux nouvelles régions contestées comme le Grand Nord. De même, nous souhaitons améliorer notre coopération en matière logistique, accroître les échanges de renseignement en soutien aux opérations, et faciliter, de façon concrète, l'accès de chacun aux bases militaires de l'autre.
Par ailleurs, le sommet de Paris a marqué la volonté de nos deux pays de renforcer la coordination de leur déploiement militaire maritime dans la région indopacifique, en vue d'instaurer une présence européenne pérenne dans la région.
En ce qui concerne le nucléaire militaire, les travaux se poursuivent dans le cadre de la commission nucléaire conjointe. Le sommet a en effet comporté tout un volet économique et industriel très important. Sur le nucléaire civil, le chantier de Hinkley Point, visant la construction de deux réacteurs EPR par EDF, constitue la concrétisation la plus visible de la coopération franco-britannique. S'y ajoute le projet de Sizewell C, qui pourrait concerner deux réacteurs EPR supplémentaires et que nous soutenons pleinement.
Le sommet de Paris a marqué notre volonté de renforcer la coordination en matière de décarbonation et d'énergies renouvelables, et de travailler à la réforme de l'architecture financière internationale, en préparant le sommet de Paris de juin prochain sur le nouveau pacte financier
J'en viens à l'immigration irrégulière, un sujet sur lequel la coopération franco-britannique est essentielle. Les deux pays y travaillent depuis longtemps : à titre d'exemple, en 2022, plus de 1 300 traversées d'embarcations de fortune ont été empêchées, 55 filières de criminalité organisée démantelées et plus de 500 arrestations réalisées.
Après le cadre bilatéral renouvelé conclu le 14 novembre dernier, une étape supplémentaire a été franchie lors du sommet de Paris, avec un engagement des Britanniques sur une contribution pluriannuelle de 141 millions d'euros pour 2023-2024, 191 millions d'euros pour 2024-2025 et 209 millions d'euros pour 2025-2026. Ces sommes permettront de financer 500 nouveaux membres des services opérationnels et d'autres ressources humaines en France, et d'investir dans de nouvelles infrastructures et de nouveaux équipements de surveillance, afin de permettre une détection plus rapide des tentatives de traversées. Ces investissements doivent permettre de mettre en circulation davantage de drones, d'hélicoptères et d'aéronefs, et d'accroître les capacités de gestion des migrants irréguliers, notamment par la création d'un centre de rétention, qui permettra d'augmenter le nombre de retours et de prévenir les tentatives de traversées.
La pêche n'était pas au centre des discussions qui ont eu lieu lors du sommet de mars dernier, les échéances sur le dossier n'intervenant qu'en 2026. Mais, comme vous l'avez souligné, monsieur le Président Rapin, les discussions sur le sujet ont été complexes du fait des difficultés rencontrées dans la mise en oeuvre de l'autorisation d'accès aux eaux britanniques pour les bateaux de pêche européens qui y pêchaient précédemment, notamment pour la zone des 6 à 12 milles et autour des îles anglo-normandes, ainsi que pour les bateaux de moins de 12 mètres, .Ces questions avaient engendré à l'époque des tensions diplomatiques, ce qui avait valu à ma prédécesseure une convocation au Ministère des affaires étrangères britannique, ce qui n'est pas fréquent. Les travaux approfondis menés par la Commission européenne et les autorités françaises auprès de leurs homologues britanniques ont permis d'apaiser la situation, mais certains sujets demeurent problématiques. Nous sommes en particulier vigilants sur la question de l'activité dans les eaux des îles anglo-normandes et des bateaux remplaçants. La poursuite des échanges est importante pour que les bateaux puissent continuer leurs activités dans ces eaux. La mise en place d'une instance de concertation locale est à cet égard très importante.
Nous avons clairement en tête l'échéance de 2026. Dans cette optique, nous nous attacherons à défendre au mieux les intérêts de nos pêcheurs, comme cela a été fait tout au long de la négociation de l'accord de commerce et de coopération. À ce stade, les interventions britanniques sont peu précises et devront inclure les positions des nations - car la pêche est une compétence dévolue. Les orientations seront connues plus tard en raison des élections générales qui auront lieu l'an prochain.
Avant 2026, il y a cependant un certain nombre de sujets que nous suivons de près, comme le déploiement de nouvelles politiques de pêche en remplacement de la politique commune européenne, et la question notamment des zones protégées. Je suis très attentive à ce sujet de la pêche, et nos représentants à Bruxelles également.
Le récent sommet, enfin, était important pour renouer les liens entre nos sociétés, car il ne faudrait pas que celles-ci se perdent de vue avec le temps et la limitation des échanges humains. Nos pays se sont donc engagés à approfondir leur coopération culturelle, éducative et scientifique. En particulier, nous avons souhaité qu'un dialogue sur la mobilité de la jeunesse soit engagé, car c'est important pour l'avenir.
Nous regardons également vers 2024, avec la commémoration du 120ème anniversaire de l'Entente cordiale, à laquelle la représentation nationale, les collectivités locales et les nombreuses villes jumelées devront participer.
C'est donc à la relance d'un dialogue que nous assistons. Certes, ce n'est pas un aboutissement dans un certain nombre de domaines - énergie, économie... - , mais cette reprise souhaitée des discussions nous permettra de mieux nous comprendre et, ainsi, d'anticiper d'éventuelles difficultés.
M. Claude Kern. - Une loi promulguée au Royaume-Uni, le 23 mars dernier, permettra aux autorités britanniques de sanctionner, voire de refuser l'accès aux ports du royaume des navires employant des marins rémunérés en dessous du salaire minimal national. Une proposition de loi similaire a été adoptée à l'Assemblée nationale française le 28 mars et sera prochainement examinée par le Sénat. Ces textes font suite à l'affaire P&O Ferries, qui a licencié, l'an dernier, 800 marins britanniques pour les remplacer par une main d'oeuvre bon marché. Si tout le monde s'accorde sur la nécessité de protéger nos marins contre une concurrence déloyale, les salaires minimaux divergent néanmoins entre nos deux pays. Qu'en est-il de la coordination entre la France et le Royaume-Uni sur le sujet afin que le régime le plus protecteur pour les marins s'applique pour les liaisons transmanche?
M. Didier Marie. - Voilà plusieurs mois que la Grande-Bretagne est secouée par d'importants mouvements de grève. Un mot d'ordre de débrayage total a été lancé par les organisations syndicales. Quelle est, selon votre analyse, la part du Brexit dans cette évolution de la situation économique et sociale, par rapport à d'autres facteurs, comme les conséquences de la crise sanitaire et de la guerre en Ukraine ? Quelles en sont les répercussions politiques ?
Les sondages en Grande-Bretagne attestent d'une évolution de l'opinion des Britanniques sur le Brexit. Une majorité d'entre eux estime que c'était une erreur et que les gouvernements successifs n'ont pas été à la hauteur de la situation. Qu'en pensez-vous ?
M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Je souhaiterais évoquer quatre sujets distincts. Des signes montrent-ils une évolution vers un système plus simple du dispositif Erasmus ? L'actuel gouvernement britannique souhaite-t-il se rapprocher à nouveau de l'Union européenne en matière de coopération spatiale ? Envisage-t-on une coopération renforcée sur la cybercriminalité et la cybersurveillance ? Enfin, une ouverture semble poindre en matière de coopération financière : retournerions-nous à une situation similaire à l'avant-Brexit ?
Mme Hélène Tréheux-Duchêne. - Pour ce qui concerne le salaire des marins et le dumping social, je vous renvoie à la déclaration conjointe ayant clôturé le sommet de Paris. Il y est écrit : « La France et le Royaume-Uni s'efforceront d'améliorer les conditions sociales des gens en mer, en accordant la priorité à leur santé et à leur sécurité. Ils présenteront ainsi tous deux, de manière indépendante, des projets de loi à leur Parlement respectif protégeant ces personnes contre l'exploitation. » Le gouvernement britannique est particulièrement attentif au sujet, surtout après le licenciement brutal des 800 marins de P&O Ferries au printemps dernier. La France défend aussi depuis longtemps, dans le cadre de l'Union européenne, l'établissement de standards minimaux pour les gens de mer. Il est souhaitable que les entreprises qui respectent les règles de salaire minimum national, comme Brittany Ferries, n'aient pas à souffrir d'une forme de dumping social de la part de certaines compagnies étrangères.
Le Royaume-Uni a promulgué le 23 mars dernier le Seafarers'Wages Act, imposant que la rémunération des personnels employés sur des navires effectuant des liaisons régulières - plus de 120 par an - à partir d'un port britannique soit au moins égale au salaire minimum national. Ce texte prévoit également que les autorités portuaires imposent aux opérateurs d'attester du respect de cette règle et puissent leur infliger des pénalités en cas de défaut. Des contrôles sur pièce et sur place devraient être effectués sur les navires pour s'assurer du respect de ces règles. Par ailleurs, en janvier, le gouvernement britannique a pris une disposition visant à limiter les pratiques de fire and rehire, consistant à licencier ses employés pour les réembaucher dans des conditions moins favorables, avec de possibles condamnations pour les entreprises faisant usage de cette menace sur leurs employés pour leur faire accepter des conditions de travail moins avantageuses.
Vous avez évoqué un projet de texte en France : nous veillerons à ce qu'il n'y ait pas trop de divergence, une fois le texte voté et publié.
Vous m'avez interrogée sur les conséquences du Brexit sur la situation sociale et économique. Il est difficile de répondre à cette question. Beaucoup de facteurs se mêlent. Certains acteurs économiques, avant même l'accord de retrait ou la ratification de l'accord de coopération, avaient anticipé les conséquences économiques du Brexit. Il y a également eu un effet couperet au 1er janvier 2021, ainsi que des effets conjoncturels dus à la période covid et au redémarrage de l'économie. Il y a également eu des facteurs plus structurels, comme les détournements de flux commerciaux, qui traversent de plus en plus la République d'Irlande. Il est donc difficile de répondre de manière exhaustive et précise. Ce que l'Office for Budget Responsibility (OBR) documente clairement, c'est une perte de productivité et un affaiblissement durable de l'économie du pays. Les prévisions économiques du Fonds monétaire international (FMI) ne sont pas positives pour l'instant ; l'OBR prévoit une croissance négative, avec un PIB en baisse de 0,2 point.
Ce n'est pas à moi de juger du débat britannique sur le Brexit. Les positions sont en train d'évoluer, et le sujet doit être appréhendé dans la durée.
Pour l'instant, nous ne percevons que peu d'évolutions sur le programme Erasmus. Le sujet est important pour améliorer les liens entre les sociétés. Le cadre de Windsor permettra, si les Britanniques le souhaitent, la participation du Royaume-Uni au programme Horizon 2020, afin notamment d'améliorer les échanges entre les chercheurs, qui concerneront également les étudiants.
Sur les questions cyber, notre coopération avec le Royaume-Uni, historique, demeure très bonne. À l'occasion du sommet, nous avons relancé le dialogue, et nous continuerons d'avancer sur ce sujet.
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. - Madame l'ambassadrice, nous vous remercions de cet échange, qui nous permet de prendre la mesure de ce qui reste à faire pour relancer notre coopération, une fois la page du Brexit tournée. Nous ferons en sorte que les échanges interparlementaires, qui n'ont jamais cessé et auxquels nous attachons beaucoup d'importance, se poursuivent.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 20.