Jeudi 13 avril 2023
Santé des femmes au travail - Audition de l'Union nationale des professions libérales (UNAPL)
Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, bienvenue au Sénat. Nous poursuivons ce matin nos travaux sur la thématique « Santé des femmes au travail » avec nos quatre rapporteures : Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.
Notre première audition de la matinée est consacrée aux professions libérales. Nous accueillons deux représentantes de l'Union nationale des professions libérales (UNAPL) :
- Aminata Niakaté, avocate au barreau de Paris, présidente de la commission Parité-Égalité de l'UNAPL ;
- Élise N'Guyen, chargée de mission affaires économiques à l'UNAPL.
Les professions libérales sont des professions mixtes, avec une parité quasi parfaite. Les femmes sont néanmoins majoritaires dans le secteur de la santé (64 %) ainsi que parmi les avocats (57 %). Il est donc particulièrement opportun d'avoir une avocate parmi nous ce matin. Bienvenue, Maître.
Il est naturellement difficile de procéder à des généralisations concernant les professions libérales qui sont extrêmement multiples. Les risques auxquels sont exposés les professionnels libéraux sont très variés : pénibilité physique pour certains, risques psychosociaux liés à des contacts avec le public pour la plupart, nombreux phénomènes de stress et de burn-out, en particulier pour les libéraux, chefs d'entreprise ou micro-entrepreneurs.
Certaines problématiques sont communes aux professions libérales. Je pense à trois sujets en particulier, à commencer par celui des politiques de prévention. En effet, les professions libérales n'ont pas accès aux mêmes campagnes de prévention et d'information que les salariés, qu'il s'agisse des risques professionnels ou de prévention en matière de santé en général. Un décret du 26 avril 2022 a prévu que chaque service de prévention et de santé au travail interentreprises propose aux travailleurs indépendants une offre spécifique de services en matière de prévention des risques professionnels, de suivi individuel et de prévention de la désinsertion professionnelle. Qu'en est-il, en pratique, de la mise en oeuvre de ce décret ?
Un deuxième sujet crucial pour les professionnelles libérales est celui de la grossesse. Les travailleuses indépendantes bénéficient bien d'un congé maternité aligné sur celui des salariées depuis 2019, mais en pratique, elles peinent à s'arrêter de travailler pendant seize semaines. Le montant des indemnités versées n'est souvent pas à la hauteur de la perte de revenus engendrée par l'arrêt de travail.
Enfin, plus largement, la question de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale chez les professionnelles libérales est déterminante s'agissant de leur équilibre personnel, et donc de leur santé psychique et physique.
Dans ce contexte, il était important que nous nous penchions sur les préconisations possibles pour avancer sur ces trois sujets.
Je laisse sans plus tarder la parole à nos deux interlocutrices de l'UNAPL. Je vous laisse vous organiser pour vos prises de parole. Les rapporteures, sénatrices et sénateurs pourront ensuite vous interroger s'ils le souhaitent.
Maître Aminata Niakaté, avocate au barreau de Paris, présidente de la commission Parité Égalité de l'UNAPL. - Merci beaucoup, Madame la Présidente, Mesdames les rapporteures, Mesdames et Messieurs les Sénatrices et Sénateurs. Je vous remercie de vos questions sur cette thématique essentielle qu'est la santé au travail des professionnelles libérales.
La santé est ici entendue au sens large de la définition de l'OMS. Il s'agit d'un état de bien-être physique, mental et social. Cette thématique pose une question aux professions libérales, à ces entreprises de proximité spécialisées dans le soin et dans l'accompagnement quotidien de leurs patients et de leurs clients. Cette question, que j'emprunte au syndicat des femmes chirurgiens-dentistes, est la suivante : qui prend soin de nous ? Nous sommes en quelque sorte des cordonniers mal chaussés. Nous avons tendance à prendre soin des autres, de nos clients, de nos patients, de notre famille, de nos enfants ou de personnes en situation de dépendance. Nombre d'entre nous, professionnelles libérales, sont des aidantes. Nous avons tendance à négliger notre santé, tiraillées entre ces différentes préoccupations.
La France compte 1,7 million de professionnels libéraux. L'Union nationale des professions libérales (UNAPL) est une organisation patronale représentative créée en 1977 par le regroupement de divers syndicats représentatifs des professionnels libéraux. Nous sommes répartis en trois principales familles d'activités. Dans le secteur de la santé, on compte des médecins, des pharmaciens, des dentistes, des sages-femmes. Dans le secteur du droit, on retrouve les avocats, les notaires, les commissaires de justice. Enfin, la troisième catégorie est un peu plus large. Qualifiée de « technique et cadre de vie », elle regroupe les experts-comptables, les architectes, les agents d'assurance, les guides touristiques, les interprètes ou encore les conseillers financiers. Notre organisation fédère 68 membres au niveau national.
Les femmes en profession libérale sont majoritaires dans le secteur de la santé. Elles constituent 64 % des chefs d'entreprise. Dans le secteur juridique, elles représentent 57 % de la population. Elles sont minoritaires dans le secteur technique et cadre de vie - à hauteur de 41 %. On compte 40 % de médecins femmes - elles choisissent plutôt le salariat. En structure libérale, on compte 58,5 % d'hommes. Parmi les chirurgiens-dentistes, on trouve 53 % de femmes. Elles sont 54 % chez les pharmaciens, et 71 % chez les auxiliaires médicaux, métier qui se féminise beaucoup. Chez les vétérinaires en libéral, la tendance s'inverse. On y compte 42 % de femmes contre 57,7 % d'hommes. Enfin, les métiers techniques rassemblent moins de femmes. Les agents d'assurance sont des hommes à 80 %, et les experts-comptables, 75 %. On observe évidemment des disparités d'une profession à l'autre.
Je me permettrai de dresser un focus sur les avocats, ma profession, qui compte une majorité de femmes. Elle a vocation à se féminiser, puisque les écoles d'avocats sont fréquentées par 70 % de femmes. On dit que les professions qui se féminisent sont celles qui se paupérisent. Pour information, un avocat peut exercer sous différents statuts, en tant que collaborateur ou en tant qu'associé. Un associé est installé, tandis qu'un collaborateur travaille pour un autre avocat. On compte 32 000 avocats à Paris, dont 17 800 femmes et 14 600 hommes. On recense 8 500 collaboratrices contre 4 760 collaborateurs. Ainsi, les femmes avocates ont plutôt tendance à travailler pour d'autres avocats. Chez les associés, la tendance s'inverse, puisqu'ils sont 5 600 hommes, contre 3 900 femmes. Les femmes sont relativement marginalisées dans l'accès à l'association.
Nos organisations disposent de quelques chiffres ci et là mais nous manquons de données sexo-spécifiques relatives à la santé au travail des professionnelles libérales. Ce constat ouvre une première piste de préconisations pour mener à des analyses plus fines de la situation des professionnelles libérales au travail.
En tant que professionnelles libérales, nous exerçons sous divers statuts, en société d'exercice libéral ou en société commerciale. La plupart d'entre nous exercent seules ou sous le statut de travailleur indépendant. Ce statut est plus vulnérable, puisque l'activité repose entièrement sur le chef - ou la cheffe - d'entreprise, qui peut être confronté à la maladie, au stress, aux troubles du sommeil, au burn-out, au mal de dos dû à une mauvaise posture ou une position assise prolongée, ou à une station debout exacerbée. Les pharmaciens sont debout toute la journée, par exemple. Quand on s'arrête pour cause de maladie, on ne facture plus. On ne gagne pas d'argent. L'arrêt est donc perçu comme une journée de travail perdue. Les professionnels libéraux peinent donc à s'arrêter.
Les professionnels libéraux ne touchent des indemnités journalières que depuis 2021. Le covid a permis de lancer ce débat. Avant cela, les périodes de carence qui s'appliquaient ne permettaient pas de aux charges sociales et frais de fonctionnement de nos exploitations, de nos entreprises libérales.
S'agissant de la prévoyance invalidité, handicap et décès, nous sommes confrontés à des délais de carence de 90 jours en moyenne. En pratique, il est extrêmement rare que l'on s'arrête plus de quinze jours, à moins d'être vraiment cloués au lit par la maladie. Nos clients ne nous attendent pas pour changer d'avocat ou de prestataire, malheureusement. Il nous est donc assez difficile de nous arrêter.
Nos organisations membres nous font également savoir que les femmes professionnelles libérales souffrent, dans de nombreuses professions, d'un manque de reconnaissance professionnelle de la part de leurs pairs. Dans le secteur médical, par exemple, les sages-femmes n'étaient pas reconnues comme une profession libérale avant de parvenir à faire évoluer leur statut grâce à la loi n° 2023-29 du 25 janvier 2023. Leurs rapports avec les médecins étaient un peu compliqués. De la même manière, les infirmières souffrent d'un problème de reconnaissance dans le corps médical, tant vis-à-vis des autres professionnels de la santé que dans les négociations avec le Gouvernement pour faire évoluer les différents textes dans l'intérêt de leur profession. Dans mon métier, on trouve également de nombreuses avocates confrontées à des situations difficiles face au plafond de verre ou dans l'accès à l'association. Ces obstacles sont facteurs de stress.
Souvent, on s'installe, et on renonce à l'association. En moyenne, les revenus d'une avocate installée et ceux d'une avocate associée peuvent varier de un à cinq. Les hommes ont tendance à gagner deux fois mieux leur vie tout au long de leur carrière.
Le meilleur moyen d'obtenir une vraie protection sociale et d'éviter une perte de revenus consiste à souscrire volontairement et individuellement un contrat de prévoyance. Celui-ci permet généralement de faire face aux risques majeurs que sont :
- l'incapacité de travail, c'est-à-dire un arrêt maladie important, qui empêche le professionnel de retravailler correctement, voire qui l'empêche complètement de reprendre son activité ;
- l'invalidité ; au sens de la Sécurité sociale, il s'agit d'une impossibilité physique et/ou intellectuelle permanente, partielle ou totale, de reprendre une activité professionnelle normalement ;
- le décès ou la Perte totale et irréversible d'autonomie (PTIA).
Les régimes de sécurité sociale des professions libérales sont les meilleurs arguments de vente des assureurs. Les professionnels libéraux ont besoin d'une meilleure couverture sociale, mais ce sujet fait aussi débat entre nous. En effet, nous craignons un alourdissement de nos charges sociales car qui dit « prestations supplémentaires » dit « charges supplémentaires ». C'est un cercle vicieux.
Madame la Présidente, vous m'interrogiez sur la médecine préventive. La surveillance de la santé et la prévention des risques professionnels des libéraux représentent un enjeu très important. Ils peuvent passer par la mise en place d'un dispositif d'écoute. Certaines professions ont mis en place des mécanismes de remplacement, notamment dans les professions médicales. D'autres métiers s'y prêtent beaucoup moins. Nous le demandons chez les avocats, mais il est compliqué de mettre en place les suppléances.
Le décret du 26 avril 2022 prévoit une offre de services spécifique en matière de prévention pour les indépendants. Ce texte est très méconnu des professions libérales. La médecine du travail peine en outre déjà à absorber les demandes et les besoins pour les salariés, faute d'effectifs et d'attractivité de ces métiers. La rémunération y est faible. La mise en oeuvre de ce décret est loin d'être une réalité pour les professions libérales. Par défaut, c'est l'Assurance maladie qui en a la charge. Pour le moment, le résultat est encore embryonnaire.
Vous évoquiez ensuite la parentalité des professionnelles libérales. Comme dans la population générale, les femmes sont un peu plus investies que les hommes en la matière. À l'arrivée des enfants, elles sont plus nombreuses que les hommes à interrompre leur activité ou à réduire leur temps de travail. Le travail domestique, les tâches ménagères, la préparation des courses, la charge mentale et le temps consacré aux enfants restent inégalement répartis entre les sexes. Les professionnelles libérales qui prennent leur congé maternité s'exposent à un risque de perte d'une partie de leur clientèle, et donc de chiffre d'affaires (20 à 30 %), parfois durable. On constate un effet cicatrice sur l'activité de l'entreprise. Parfois, elles s'exposent même à la perte de leur entreprise en raison du choc des maternités sur la trésorerie. À cette période, les loyers et autres charges ne disparaissent pas. Des suspensions sont possibles, mais elles ne sont pas automatiques. Les femmes ne sont pas assez informées de l'existence de ces mécanismes.
En ces occasions, dans la perspective de la maternité, de nombreuses professionnelles se réorientent vers le statut de salarié et s'éloignent de la profession. Ces carrières hachées ne sont pas sans conséquence sur la retraite.
Par ailleurs, de nombreux pères ne font pas valoir leur droit au congé paternité, ce qui laisse reposer l'accueil du nouveau-né sur leur partenaire, professionnelle libérale, qui doit alors suspendre son activité. La tension sur l'accueil de la petite enfance et le manque de place en crèche n'aident pas. Lorsqu'une professionnelle libérale doit s'arrêter pour cause de maternité, son remplacement permet de maintenir le service au public. Certaines professions l'encadrent juridiquement, notamment dans le secteur de la santé. Ce n'est pas le cas de tous les métiers.
L'harmonisation des congés des indépendants avec ceux des salariés, si elle a été intéressante, n'a pas résolu toute la problématique de maintien de l'outil de travail pendant la période particulière de la maternité. La possibilité de reprendre le travail de manière partielle est à noter, bien qu'elle mérite plus de souplesse. En effet, des jours sont imposés pour reprendre ou pour arrêter le travail. Je peux moi-même avoir une audience le mauvais jour de la semaine.
Ensuite, la maternité est l'une des premières causes de discrimination dans la profession, notamment lorsqu'on travaille pour un autre confrère. On rencontre des situations de sexisme. Je vais encore parler des avocats, mais c'est la profession que je connais le mieux. L'an dernier, le Conseil national des barreaux a mené une enquête. Dans son volet relatif au harcèlement et aux discriminations, il a relevé que les femmes étaient les plus touchées, plus particulièrement du fait de leur grossesse, et surtout lorsqu'elles exercent dans de plus gros cabinets. 61,5 % des collaboratrices sondées ont été victimes de harcèlement ou de discrimination en lien avec la grossesse, laquelle représente 30 % de l'ensemble des discriminations. On retrouve des remarques ou brimades. Un blog en ligne, Paye ta Robe - je ne sais pas s'il est encore actif - regroupe un certain nombre de propos rapportés, de témoignages édifiants d'avocates collaboratrices qui racontent leurs déboires et les remarques désobligeantes, voire violentes, dont elles font l'objet.
En termes de recommandations, la mise en place temporaire de mesures pour gérer l'arrêt total des entreprises durant la crise sanitaire a démontré qu'il était possible de maintenir la pérennité de l'outil de travail pendant un choc. De nombreuses similarités ont été observées entre les mesures demandées pour gérer le congé maternité et les aides covid. Les professionnelles libérales le demandent depuis des années. La suspension automatique et le report des charges ainsi que le versement d'indemnités journalières un peu plus élevées, la possibilité de bénéficier du chômage partiel pour leurs salariés ou la suspension des échéances de leurs prêts peuvent être cités. Durant la période de grossesse, nous sommes bouleversées dans notre corps, dans notre entreprise. Un peu de répit peut être le bienvenu dans un moment où l'on ne perçoit pas de rentrées d'argent et ou nos charges sont alourdies par l'arrivée d'un enfant. Ces éléments peuvent être facteurs de stress. La perspective de perdre son outil de travail, sur lequel on a généralement beaucoup investi avant de se mettre à son compte, peut générer un stress non négligeable.
Un débat, auquel nous n'avons pas trouvé de réponse tranchée, porte sur l'obligation ou non, pour les pères, de prendre leur congé paternité. Le sujet est très clivant. Pour autant, nous avons besoin de mesures plus fortement incitatives. La question de la conciliation entre vie privée et vie professionnelle ainsi que des impacts sur l'équilibre personnel et la santé psychique et physique des femmes reste également fortement liée à la parentalité. La difficulté à concilier le travail et la vie familiale résulte souvent d'interruptions d'activités et des obligations familiales, qu'il s'agisse de s'occuper d'enfants ou de parents dépendants.
En 2016, 28 % des professions libérales déclaraient que leurs horaires de travail ne s'accordaient pas très bien avec leurs engagements sociaux et familiaux hors du travail, contre 18 % des salariés déclarant une conciliation entre vie familiale et vie professionnelle difficile. On observe un temps de travail nettement plus long chez les indépendants, pour lesquels la moyenne de travail hebdomadaire avoisine les 50 heures, contre 36 heures chez les salariés. Le temps de travail est plus élevé chez les hommes non-salariés - 53 heures, contre 45 heures chez les femmes. Cette durée particulièrement longue du travail nous éclaire quant aux difficultés spécifiques des indépendantes en matière de conciliation. Ce n'est pas sans effet sur leur rémunération.
Ensuite, la prévisibilité des horaires est beaucoup plus marquée chez les salariés, et beaucoup plus difficile chez les indépendants, qui ont davantage tendance à travailler le soir ou le week-end. Ils sont ainsi exposés à la fatigue. Des impacts sont observés en matière d'inégalité de revenus qui persistent et s'aggravent, mais également en matière de partage des tâches domestiques. S'y ajoute un manque de reconnaissance du travail des aidants, de la maternité et de la parentalité.
Le modèle de référence du cabinet libéral est basé sur la disponibilité permanente, difficilement compatible avec la vie familiale. Les obligations de garde et d'astreinte pour certaines professions compliquent encore la situation. Des durées de travail très longues et une intensité de la charge de travail occasionnent d'importantes fatigues, des burn-out. Par ailleurs, la solitude du chef - ou de la cheffe - d'entreprise peut peser sur ces hommes et ces femmes. Enfin, les professionnelles libérales sont sujettes à une grosse charge mentale et à une culpabilité de ne pas être à la hauteur.
Mme Annick Billon, présidente. - Madame N'Guyen, vous êtes chargée de mission au sein de l'UNAPL. Souhaitez-vous compléter ces propos sur certains volets ?
Mme Élise N'Guyen, chargée de mission à l'UNAPL. - S'agissant des politiques de prévention en matière de santé, l'assurance maladie des professions libérales a rejoint le régime général en 2018-2020. Elle conserve tout de même une certaine autonomie. C'est dans ce cadre que l'on a pu constater une amélioration des prises en charge des situations de maladie. L'apparition des indemnités journalières après la covid a pu en être facilitée.
Concernant plus spécifiquement les accidents du travail et les maladies professionnelles, nous observons un impensé vis-à-vis des professions libérales. Il existe une assurance volontaire et individuelle auprès de la Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), mais elle ne nous semble pas très accessible. Le professionnel libéral doit par ailleurs engager cette démarche volontairement.
Pourtant, plusieurs études assez récentes montrent que ces populations sont sujettes à de la pénibilité au travail. Par exemple, la Caisse de retraite des paramédicaux libéraux (Carpimko) fait état de risques musculo-squelettiques, d'hyper-stress et de risques psychosociaux. Le Conseil national des vétérinaires rapporte des burn-out, des idéations suicidaires élevées et une santé physique dégradée. Les chirurgiennes dentistes font état de troubles musculo-squelettiques et de burn-out. Il serait peut-être temps de se pencher sur ces symptômes.
Le schéma de l'assurance maladie des professions libérales s'est construit sur un statut stable du professionnel ou de la professionnelle, sur des positions du marché du travail stables, qui ont pourtant été mises à mal ces dernières années. Actuellement, on remarque que les cycles de vie professionnels sont beaucoup plus complexes. Ils sont marqués par des phénomènes de multi-profession et de transition entre plusieurs statuts. Une professionnelle libérale peut tout à fait devenir salariée, avant de revenir vers le libéral. Elle peut s'octroyer une période d'arrêt pour faire du bénévolat. Le système de protection sociale peine à suivre ces trajectoires beaucoup plus heurtées.
Nous pouvons également évoquer des processus d'externalisation, qui concernent une grande partie des professions libérales, notamment s'agissant de la comptabilité, du conseil, de la formation ou de la digitalisation. Les grandes entreprises externalisent ces fonctions, ce qui crée un afflux de professions libérales non réglementées. Elles sont beaucoup plus sujettes aux aléas de leur marché. Elles s'installent en autoentreprises depuis 2009. Ce phénomène nous a beaucoup surpris.
Concomitamment à ce statut d'autoentrepreneur, nous avons vu émerger ce que nous qualifions d'économie des plateformes. Un phénomène d'ubérisation a touché les professions libérales non réglementées. Nous avons alors vu apparaître de faux travailleurs indépendants.
Tous ces changements sociologiques et économiques dans le secteur des professions libérales interrogent quant à l'idée d'une protection sociale plus adaptée.
Une étude plus récente, réalisée par l'Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes), a mis en lumière un préjugé assez important sur la santé des indépendants, et particulièrement sur celle des professions libérales. On pense que celles-ci sont en meilleure santé que les salariés. Or l'étude a montré un important effet de sélection. En effet, lorsque vous créez votre activité, vous êtes généralement en bonne santé car celle-ci demande énormément d'énergie. Au travers d'études menées âge par âge, on constate que ce capital santé se dégrade plus vite. Au moment de la retraite, la consommation de soins des professionnels libéraux rejoint celle des salariés. Après la retraite, elle la dépasse.
Nous essayons de lutter contre un autre préjugé, selon lequel la création d'entreprise pour une femme en libéral serait une panacée, puisqu'elle disposerait alors de plus d'autonomie dans ses tâches pour concilier vie familiale et vie professionnelle. Ce n'est pas du tout le cas. Au contraire, ces femmes continuent à avoir une double journée. Leur charge mentale est plus importante que celle de leurs homologues masculins, qui continuent de se reposer sur leurs conjointes pour s'occuper des enfants. Ce phénomène a été démontré par Julie Landour, sociologue. Elle a mis en évidence le fait que la charge mentale des indépendantes était beaucoup plus forte que celle des salariées.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci Mesdames, pour ces présentations. Je laisse la parole à nos rapporteures, puis aux sénatrices et sénateur présents, s'ils le souhaitent.
Mme Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Merci pour vos exposés.
Je reviendrai quelques secondes sur les vétérinaires, puisque c'était ma profession. Ce matin, j'écoutais une émission de radio traitant du stress et du burn-out des vétérinaires ainsi que de leurs tentatives de suicide. Je suis surprise de l'évolution du métier, ainsi que de vos propos, par rapport à ce que j'ai moi-même vécu. J'ai entendu qu'après cinq ans, 40 % des jeunes vétérinaires ne pratiquent plus le métier pour lequel ils ont été formés. Je ne sais pas si c'est le cas dans les autres professions libérales également. Je n'en connais pas la raison. Je ne sais pas si elle tient à la nouvelle façon de vivre, d'accepter ou de supporter la vie.
Par ailleurs, vous évoquiez une consommation de soins plus importante pour les libéraux retraités que les autres. En connaissez-vous l'origine ? Est-ce parce que les libéraux en exercice se soucient moins de leur santé, et qu'ils ont alors plus d'examens à réaliser une fois à la retraite ? Est-ce une conséquence de la vie professionnelle ?
Par ailleurs, on entend régulièrement parler de charge mentale dans nos auditions. Je ne sais pas si elle est plus importante pour les professions libérales que pour les salariés. Je crois qu'elle tient également à la vie en général. Lorsque l'on a des enfants et une famille, il faut réussir à les gérer.
Enfin, j'aimerais entendre vos préconisations. Quelles solutions proposez-vous ? Vous avez dressé un constat sur les difficultés et la prise en charge. Le sujet de l'assurance a beaucoup évolué. Elle est volontaire, certes, mais chez les salariés, elle est déduite du salaire.
Quelles sont vos préconisations ? Nous cherchons des solutions pour améliorer la santé des femmes au travail.
Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci Mesdames. La liste des professions libérales est diverse. Vous avez évoqué la vôtre, Madame Niakaté. En quoi pouvez-vous nous apporter des données, des spécificités qui les concernent dans leur diversité ? Notamment, vous avez évoqué la prise en charge des problématiques liées à la santé en général. Quelle est celle des femmes en particulier ?
Je rejoins également les questions posées par ma collègue.
Vous avez mentionné les accidents de travail et les maladies professionnelles, de façon très générale, encore une fois. Nous avons réalisé de nombreuses auditions, au travers desquelles ont souvent été mentionnés les troubles musculo-squelettiques et la charge mentale. Quelle différence identifiez-vous entre les salariées et les professionnelles libérales ? Nous voulons savoir en quoi être professionnelle libérale engendre des difficultés pour la santé. Merci.
Mme Laurence Cohen, co-rapporteure. - Je rejoins les questions de mes collègues rapporteures.
Vous avez tenu des propos généralistes, qui n'étaient, à mon sens, pas genrés. Vous avez parlé des professions libérales, mettant de temps en temps l'accent sur les femmes, mais vous sembliez en réalité analyser le vécu des professions libérales. Or notre rapport est consacré à la santé des femmes au travail. C'est ce volet qui nous intéresse en particulier. J'aimerais donc que vous affiniez ce sujet. Au sein de la délégation aux droits des femmes, nous demandons des statistiques genrées pour travailler.
Maître Aminata Niakaté. - Merci pour vos questions. S'agissant de l'importante proportion de vétérinaires quittant la profession, on observe ce constat dans d'autres secteurs, y compris dans ceux de la santé, du droit ou dans le domaine « technique et cadre de vie ». Il existe une vraie mobilité entre le statut de salarié et celui d'indépendant. Les femmes sont plus nombreuses à quitter ce dernier, notamment lors de la maternité. Elles considèrent que le salariat leur permet de l'aborder plus sereinement. La moitié des avocats quittent la profession dans les dix premières années, pour devenir juristes en entreprise, par exemple. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à le faire, proportionnellement.
S'agissant de la consommation de soins, nos organisations nous font savoir que les femmes ont tendance à s'oublier. Plus elles ont de préoccupations, plus elles feront passer le reste avant leur propre santé, y compris psychique. Elles cachent une tristesse au long cours derrière un sourire de façade. Elles ont tendance à ne pas consulter, parce qu'il faut faire tourner les cabinets, payer les frais et les salaires. Cette charge mentale revient plus souvent dans les témoignages des femmes que chez les hommes en libéral.
En consultant nos organisations, nous avons observé un impensé s'agissant de la surexposition des femmes à certaines pathologies et souffrances au travail. Pour cette raison, nous préconisons plus d'études et de recherches, une collecte plus importante de données sexo-spécifiques dans ces métiers divers. Nous pourrons ainsi dresser une analyse plus fine sur ces professionnelles libérales.
Nous avons émis un certain nombre de préconisations au sujet de la maternité, qui constitue la principale difficulté rencontrée par les professionnelles libérales. Elle met assez souvent leur entreprise en péril. Elles renoncent à être indépendantes à cette période, parce que les difficultés s'accumulent et qu'elles ne parviennent plus à y faire face. Soutenir leur outil de travail est alors très important. Toutes les préconisations que j'évoquais plus tôt quant à la suspension des charges sociales ou des échéances de prêt, à la possibilité de recourir au chômage partiel ou aux autres aides covid que l'on pourrait transposer pour ce moment de la vie des femmes leur permettraient de poursuivre leur activité libérale. Elles sont confrontées plus majoritairement à ces difficultés.
S'agissant de la prévention, le décret de l'année passée doit être vulgarisé et ne pas rester lettre morte. La médecine du travail a besoin de plus de moyens pour traiter le flux dans le monde du salariat. Pour l'heure, nous n'avons pas réellement vu de démarche engageante vis-à-vis des professionnels et professionnelles du libéral.
Enfin, pour revenir sur l'approche genrée, nous avons reçu beaucoup plus de retours de femmes évoquant la charge mentale et subissant le déséquilibre entre vie familiale et professionnelle. Les hommes dans le libéral sont plus flexibles, peuvent plus librement travailler le week-end ou le soir. Ils maîtrisent mieux leur emploi du temps et ont tendance à moins laisser leur entreprise et leur outil de travail de côté pour s'occuper de leur famille, d'un enfant ou d'un parent en situation de handicap. Très souvent, c'est la professionnelle libérale qui met de côté son travail, ce qui engendre des pertes de revenu et un stress plus important lié au maintien des charges de fonctionnement.
Mme Élise N'Guyen. - Vous nous interrogiez sur le fait que les femmes peuvent quitter la profession libérale. La sociologue Nathalie Lapeyre a mené des travaux sur la féminisation de ces professions. Elle a mis en avant l'éthos de l'exercice libéral. Le cabinet demande une disponibilité à toute épreuve du professionnel - l'étude portait à l'époque sur les hommes -, tandis que les tâches familiales et domestiques se reportaient sur la conjointe. La féminisation des professions libérales met à mal cet éthos. Les femmes du milieu n'exercent pas leur métier de la même façon que les hommes.
Dans le cadre de la grossesse des femmes médecins, l'assurance maladie leur a proposé une meilleure prise en charge des indemnités journalières, à condition qu'elles s'installent en priorité dans des zones sous dotées en matière d'offre médicale. Cette proposition n'a pas été adressée aux hommes.
Ensuite, une étude menée sur les médecins a montré que la période de la grossesse et de la maternité occasionnait une perte de revenus de 30 % pour le cabinet libéral, avec un effet cicatrice. En effet, durant les six ans de l'étude, aucun rattrapage de revenu n'a été observé. De nombreux études et graphiques mettent en outre en avant des inégalités de revenus entre les hommes et les femmes exerçant des professions libérales. On sait pourtant que la précarisation des situations professionnelles affecte la santé.
Enfin, j'évoquerai également les situations de sexisme subies par ces professionnelles, alors que les salariées sont relativement mieux protégées, du moins sur le plan légal. Les libérales doivent faire leurs preuves. Elles subissent ce sexisme de la part de leurs collègues, et des clients. L'activité des vétérinaires en libéral est par exemple encore très masculine.
Mme Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Je pense que vos statistiques prennent en compte les vétérinaires de tous âges. Il y a trente ou quarante ans, le métier était principalement exercé par des hommes. Pendant mes études, nous n'étions que 10 % de femmes. Depuis quelques années, la proportion s'inverse, et les écoles accueillent 80 à 90 % de femmes. Très rapidement, les statistiques vont évoluer.
Mme Élise N'Guyen. - C'est ce qui se passe aussi chez les médecins et avocats. Les effectifs scolaires et universitaires montrent une prédominance des femmes. Je pense que la situation est différente s'agissant de l'installation. Chez les vétérinaires, elle dépend également de la spécialité choisie. Nous vous transmettrons l'étude menée par le Conseil national des vétérinaires, qui montre une difficulté des femmes face à des comportements sexistes.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci Mesdames d'avoir répondu à nos questions. N'hésitez pas à nous communiquer de plus amples informations, sexo-spécifiques. Notre rapport porte en effet sur la santé des femmes au travail.
Santé des femmes au travail - Table ronde sur les métiers de la représentation
Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Messieurs, nous poursuivons nos travaux « sectoriels » consacrés aux secteurs d'activité les plus féminisés, au sein desquels les risques professionnels sont souvent sous-estimés et les politiques de prévention dédiées aux femmes insuffisamment développées.
Je rappelle que quatre rapporteures ont été désignées par notre délégation pour étudier la thématique de la santé des femmes au travail. Il s'agit de Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.
Notre seconde table ronde de la matinée porte sur les métiers du mannequinat et de l'accueil, métiers où les femmes sont surreprésentées, où l'importance de l'apparence et la pression de l'image sont particulièrement prégnantes et peuvent même être violentes.
Au sein de ces professions, une importance particulière est accordée au physique et à l'âge des femmes, considérées comme des « porte-étendards » de la féminité.
Outre la pression qu'elles subissent concernant leur poids, leur apparence physique et leur âge, elles sont également parfois exposées à des violences sexistes et sexuelles au sein leur environnement professionnel.
S'agissant du mannequinat, une loi de janvier 2016 a prévu des dispositions pour lutter « contre la maigreur excessive » des mannequins :
- d'une part, en imposant la mention « photographie retouchée » pour les photos commerciales qui affinent ou épaississent la silhouette des mannequins - j'ai senti quelques réactions dans la salle ; nous, sénateurs et sénatrices, ne retouchons pas nos photos ;
- d'autre part, en rendant obligatoire un certificat médical pour l'exercice de l'activité de mannequin, délivré par un centre médical et de prévention qui assure le suivi exclusif de la santé de toutes ces professionnelles en France, Thalie Santé. Ce centre a d'ailleurs décidé de mener une enquête ciblée sur le métier de mannequin et les maltraitances et violences subies par les femmes qui l'exercent. Je crois que cette enquête est en cours.
Les hôtesses d'accueil subissent le même genre de pressions que les mannequins s'agissant de leur apparence physique, de leur poids, de leur âge. Elles sont également fréquemment victimes de violences sexistes et sexuelles, verbales ou physiques.
En juillet 2019, la dénonciation de la « tradition sexiste » des hôtesses sur le podium du Tour de France, suivie du hashtag viral #PasTaPotiche, avait permis de mettre en lumière les conditions de travail précaires des hôtesses d'accueil, la pression des critères physiques imposés pour exercer cette profession ainsi que les agressions sexuelles et sexistes subies dans le cadre de leurs activités.
Pour approfondir ces différents sujets, nous accueillons :
- Ekaterina Ozhiganova, mannequin, fondatrice de Model law, association française de défense et de protection des droits des mannequins ;
- Thierry Boulanger, médecin du travail, Yann Hilaire, responsable des projets de prévention, et Christine Joly, directrice du développement en charge de la coordination de la commission mannequins chez Thalie Santé ;
- Gabrielle Schütz, sociologue du travail, auteure d'un ouvrage intitulé : Jeunes, jolies et sous-traitées : les hôtesses d'accueil.
Bienvenue à toutes et tous. Merci de votre présence.
Je laisse sans plus tarder la parole à Ekaterina Ozhiganova, mannequin, fondatrice de Model law, association française de défense et de protection des droits des mannequins, aujourd'hui étudiante en droit.
Mme Ekaterina Ozhiganova. - Merci Madame la Présidente. Comme vous l'avez mentionné, je suis moi-même mannequin depuis 2014, traductrice de formation, fondatrice de Model law et étudiante en Droit à Paris-Panthéon-Assas. Je suis ravie d'être présente à cette table ronde consacrée à ce sujet qui me tient personnellement à coeur, et qui fait partie intégrante de l'ADN de notre association.
Model law est la première association française de défense des droits des mannequins. Nous existons depuis l'hiver 2017. Nous avons pour objet de réunir, de soutenir et de défendre les mannequins qui exercent leur activité en France, ainsi que de promouvoir un comportement professionnel éthique dans le milieu de la mode. Nos principales actions s'articulent autour de plusieurs axes, à commencer par un travail de terrain avec des mannequins, des professionnels du luxe et des institutions, et par un soutien juridique apporté, d'une part, par des avocats exerçant au barreau de Paris et, d'autre part, par un Pôle d'aide juridique gratuite créé en partenariat avec la Clinique juridique de l'École de formation des barreaux de Paris. S'y ajoutent une mission éducative et un travail de recherche et d'analyse aux côtés de l'anthropologue Giulia Mensitieri.
Puisque le sujet à l'ordre du jour est la santé mentale et physique des mannequins, j'aimerais structurer mon propos autour de trois points. Tout d'abord, un diagnostic : les problèmes de santé physique comme mentale sont une part quasi inévitable de la carrière de mannequin. Des solutions existent, qu'elles viennent du législateur ou du secteur privé, mais elles sont, à notre sens, inadaptées. Pour cette raison, Model law souhaiterait encourager le législateur et les acteurs du secteur à développer certaines mesures.
Afin de dresser la liste des préoccupations principales, nous nous sommes servis de nos propres sondages menés auprès des mannequins français et internationaux à différents moments, entre 2018 et aujourd'hui. Nous nous sommes également basées sur les quelques études qui existent en la matière, plutôt rares. Ainsi, je n'en citerai que deux aujourd'hui. La première est celle de Nikolett Bogar, une ancienne mannequin internationale d'origine hongroise. Elle a choisi de poursuivre sa carrière dans le domaine médical. Aujourd'hui doctorante, elle a publié en 2019 un livre tiré de sa recherche et de son combat personnel contre les troubles alimentaires : The Fashion Industry and Eating Disorders : The Dangers of the Catwalk (L'industrie de la mode et les troubles alimentaires : les dangers du podium), co-écrit avec le docteur Ferenc Túry, professeur de sciences comportementales au sein de l'Université de Semmelweis.
Comme je l'ai précisé plus haut, les données sur la fréquence des troubles alimentaires chez les mannequins sont très rares, et les échantillons sont souvent de petite taille. Si plusieurs études ont prouvé les effets négatifs de l'idéal de beauté diffusé par les médias sur la population générale, les effets de cet idéal de l'industrie de la mode sur ses propres employés n'ont pas encore été étudiés de manière approfondie. En 2019, la recherche de Nikolett Bogar a permis de confirmer plusieurs observations de terrain que nous avons pu faire à travers nos activités, notamment le fait que les mannequins subissent dans leur quotidien une forte pression pour maintenir un corps mince et atteindre certaines mensurations. La taille zéro ou le tour de hanches ne devant surtout pas dépasser les 90 centimètres augmentent nécessairement le risque de développer des symptômes de troubles alimentaires.
Dans une étude plus récente, également publiée par Nikolett Bogar en 2022, il était question de déterminer si les mannequins sont plus susceptibles que les autres personnes de développer des troubles alimentaires. L'échantillon de cette étude a été significativement supérieur en taille à celui des études similaires. Elle se concentre sur les mannequins de taille standard, sans prendre en compte les modèles dits plus size. Elle confirme que l'indice de masse corporelle (IMC) moyen des mannequins professionnels est largement inférieur à la limite inférieure de 18,5. Bien qu'il soit important de garder à l'esprit que certains mannequins sont génétiquement plus fines et plus grandes que la moyenne, l'étude conclut que l'IMC d'approximativement 44 % des mannequins participants est compris entre 18,5 et 17. 21 % d'entre elles ont déclaré un IMC inférieur à 17, c'est-à-dire une insuffisance pondérale grave.
Enfin, l'étude conclut que même si la forme clinique de l'anorexie ou de la boulimie mentale n'est pas significativement plus répandue chez les mannequins femmes en comparaison avec le groupe de contrôle, la fréquence de la forme subclinique de l'anorexie mentale est significativement plus élevée chez les mannequins. Elle se définit comme étant une forme de l'anorexie mentale dont tous les critères ne sont pas remplis. Par exemple, l'IMC peut être normal, mais l'insatisfaction corporelle et la peur de prendre du poids sont présentes, ou inversement. Ainsi, l'auteur établit un lien entre le développement de symptômes subcliniques dans ce groupe et la pression environnementale à laquelle les mannequins sont confrontées sur leur lieu de travail.
En outre, est mise en lumière l'insuffisance des protections en place. En effet, les mannequins avouent subir généralement une pression relative à leur apparence physique, de la part des agents ou des créateurs de mode. C'est ce qui ressort également de notre sondage lancé il y a quelques jours. 90 % des quarante répondants ont confirmé le fait de ressentir cette pression de façon systématique ou occasionnelle. 80 % ont établi un lien direct ou indirect entre leurs problèmes de santé mentale et leur travail de mannequin.
En 2017, 62 % des mannequins participant à une autre étude se sont vu conseiller par des professionnels du secteur de perdre du poids ou de modifier leurs proportions corporelles, de se tonifier, s'ils voulaient avoir plus de succès dans leur carrière. Cette pression extérieure a conduit, selon les auteurs, à des comportements malsains de contrôle du poids tels que des régimes, du sport à outrance, l'utilisation de laxatifs, des vomissements auto-induits, etc.
À défaut de se mettre en conformité avec les attentes du secteur, les mannequins deviennent souvent des victimes de body shaming - la honte du corps - qui peut être analysé comme une forme de harcèlement moral au travail. Ce constat me permet d'établir un lien avec une autre étude que j'aimerais également mentionner, fruit du travail d'une ancienne mannequin internationale d'origine polonaise, Magdalena Kossewska. Elle est diplômée d'un master scientifique en santé mentale et cofondatrice d'un groupe de soutien pour les mannequins, Models Empowered, basé à Londres. Cette étude, publiée en 2022 en collaboration avec plusieurs chercheurs, tend à démontrer que les agences adoptent un comportement irresponsable envers ces jeunes travailleurs et les mettent systématiquement en danger. En effet, les agences, soucieuses de leurs profits, ne questionnent jamais vraiment les stéréotypes véhiculés par la société dans son ensemble, mais aussi par l'industrie elle-même. Elles minimisent donc l'impact desdits stéréotypes et imposent des standards corporels inatteignables, dangereux pour des mannequins adultes, le tout en menaçant de mettre fin à leurs carrières de façon arbitraire.
Il en ressort, sans surprise, que ces comportements autoritaires et sexistes génèrent de la détresse psychologique chez les mannequins, ce qui aboutit souvent à des troubles alimentaires, voire à des comportements à risque tels que l'automédication, l'usage de drogues pour maigrir ou rester éveillé.
Les agences sont aussi pointées du doigt, car elles ne proposent pas d'accompagnement adéquat aux mannequins en leur fournissant des informations nécessaires au bon déroulement de leur vie professionnelle. Ainsi, la seule solution envisagée par l'étude serait la réformation en profondeur des agences. Elles doivent réaliser un exercice d'autocritique, s'éduquer et se sentir concernées par le bien-être des mannequins, tant sur le plan physique que mental.
En partant de nos propres sondages ainsi que des études que je viens de vous présenter, nous pouvons constater que ces jeunes travailleurs - dont l'âge de début de carrière avoisine souvent les 16 ou 18 ans - sont souvent confrontés à du harcèlement moral. La loi française qualifie de harcèlement moral des propos ou comportements répétés qui peuvent entraîner, pour la personne qui les subit, une dégradation de ses conditions de travail. Celle-ci est susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale, ou encore de compromettre son évolution professionnelle. 52 % des mannequins qui ont répondu à notre sondage le plus récent pensent avoir déjà subi un harcèlement moral dans le cadre de leur travail. Permettez-moi de citer quelques exemples fréquents. Les agences laissent souvent comprendre à des mannequins correspondant déjà aux attentes de l'industrie, par le biais de commentaires systématiques et indirects, qu'il est nécessaire de modifier leur physique. Ensuite, elles les félicitent lorsqu'elles se mettent à maigrir davantage ou à maintenir un poids dangereusement bas. Nous avons reçu des témoignages de mannequins descendus de 92 à 86 centimètres de tour de hanches. Enfin, ces agences ferment les yeux sur les troubles mentaux qui s'installent, voire les encouragent. L'étude de Magdalena Kossewska contient le témoignage d'une mannequin qui ne mangeait plus et ne sortait plus par peur d'être confrontée à de la nourriture. Elle était félicitée par son agence, qui jugeait son comportement professionnel et exemplaire.
Une autre technique très répandue correspond à la publication de fausses mensurations sur les sites web des agences et sur les composites - les cartes de visite de mannequins utilisées pour les castings. 65 % des mannequins interrogés dans notre premier sondage témoignaient de cette pratique. Elle les pousse, directement ou indirectement, à se conformer aux mensurations inscrites sur le site de l'agence. Si je me réfère à ma propre expérience, les mensurations inscrites sur les sites de mes agences étaient systématiquement différentes.
On constate que le harcèlement moral peut être à l'origine de troubles psychologiques, notamment alimentaires, tels que l'anorexie, la boulimie, l'orthorexie ou la dysmorphophobie.
Un autre risque professionnel non négligeable n'entre pas tout à fait dans le cadre de notre discussion de ce matin, mais il mérite, à mon sens, d'être mentionné. Il conduit en effet à des conséquences très graves pour ceux qui le subissent. Ces dernières années, les agressions sexuelles ont attiré l'attention du public par la médiatisation d'affaires impliquant des figures importantes du monde de la mode. Jean-Luc Brunel, ancien patron de Karin Models et acteur clé du réseau de trafic sexuel de Jeffrey Epstein et Ghislaine Maxwell, s'est suicidé en prison à Paris. Gérald Marie, ancien directeur d'Élite et ancien président de OUI Management, a quant à lui été poursuivi pour viols et agressions sexuelles. L'enquête a été close pour prescription en février 2023.
On peut encore une fois relever le défaut de mécanismes de protection en place, permettant aux agresseurs potentiels - des personnes très connectées, ayant du pouvoir, de l'influence, de l'argent - de graviter autour de ces métiers liés au corps et de côtoyer des proies faciles. Celles-ci sont mineures, ou de très jeunes adultes, inexpérimentées, souvent étrangères.
Revenons-en aux questions relatives à la santé. Il convient de mentionner brièvement quelques dispositifs, très peu nombreux, qui existent actuellement en la matière. Je fais notamment référence à la loi « Mannequin » de 2016, dont vous avez présenté les grandes lignes dans vos propos introductifs. Elle a pour objet principal de lutter contre « l'anorexie chic » en éloignant des podiums et des magazines les jeunes femmes beaucoup trop maigres. Le décret d'application de 2017 a conditionné, en France, l'exercice de l'activité de mannequin à la délivrance par la médecine du travail d'un certificat médical attestant d'un état de santé compatible avec l'exercice du métier de mannequin, avec une validité maximale de deux ans. Seulement, les modalités de suivi des mannequins étrangers ne résidant pas en France, mais qui y exercent leur activité ponctuellement, ont dû très vite être ajustées.
Ainsi, compte tenu de la nature très internationale du métier de mannequin, a été constatée l'impossibilité matérielle et humaine de faire produire dans les délais impartis le certificat médical en France. Pour cette raison, le suivi médical des mannequins étrangers ne résidant pas sur le territoire, par un médecin de leur pays d'origine, a été privilégié. Dans les cas exceptionnels d'impossibilité d'établir un tel certificat dans leur pays d'origine, le recours à un médecin généraliste français préalablement au début de la mission leur a été accordé. Seulement, le nombre très important de mannequins étrangers présents sur le sol français signifie que cette exception s'applique plus souvent que la règle, ce qui crée, à mon sens, un véritable vide, car il n'existe pas de standard international d'appréciation de l'aptitude médicale du mannequin à exercer le métier.
En outre, lors de ma première visite médicale auprès du centre de santé spécialisé, le CMB, en octobre 2017, le médecin a pu me faire part de ses préoccupations quant à l'efficacité du dispositif. Certains mannequins essayaient de truquer leur poids en buvant énormément d'eau avant de se faire peser. Par ailleurs, les médecins se sentaient en quelque sorte responsables s'ils ne délivraient ne serait-ce qu'un certificat de très courte durée permettant au mannequin de ne pas perdre le contrat, mais en lui précisant de revenir sous quelques semaines pour une deuxième visite, et ainsi de suite.
D'autres types de solutions sont également proposés par le secteur privé, telles que des chartes de bonne conduite. La plus connue, signée en 2017 par LVMH et Kering, est dite Charte sur les conditions de travail des mannequins et leur bien-être. Elle fixe notamment à 16 ans l'âge limite pour participer aux défilés et shootings des maisons appartenant aux groupes. Elle précise que les maisons s'engagent à supprimer de leurs demandes de casting la taille française 32 chez les femmes et la taille française 42 chez les hommes. Or ce sont des moyens de suivi effectif de l'application de ladite charte qui font défaut. En outre, le fait de bannir une certaine taille de vêtements ne veut pas dire grand-chose. En effet, chaque marque, même si elle appartient à un même groupe, possède ses propres références de taille. C'est ce qui rend encore une fois difficile l'appréciation de l'efficacité d'une telle mesure. Enfin, si 33 % des mannequins qui ont répondu à notre questionnaire n'ont jamais entendu parler de ladite Charte, 48 % n'ont remarqué aucun changement notoire depuis sa rédaction.
Puisque les dispositifs existants semblent insuffisants pour réduire l'occurrence et prévenir à terme des problèmes de santé physique et mentale parmi les mannequins, notre association souhaiterait encourager le législateur et les acteurs de l'industrie de la mode à développer certaines mesures. Il ressort de nos statistiques qu'en l'état actuel des choses, les mannequins se disent globalement insatisfaits, voire très insatisfaits, des mesures proposées par les agences et l'industrie en général. Seulement quatre sur quarante ont en effet indiqué être satisfaits.
Il nous semble ainsi primordial de recueillir davantage de statistiques, puisqu'il n'existe que très peu d'études dans ce secteur. Une enquête plus globale auprès du Centre de médecine du travail Thalie Santé (ex-CMB) permettrait de centraliser les informations éparses disponibles actuellement.
Ensuite, il existe un réel besoin de mise en place d'une structure agréée extérieure, indépendante des agences, pour le suivi de mannequins, en tant que représentants d'un métier à risques, par des spécialistes formés. Ce point rejoint la nécessité d'introduire des formations et la certification des agents de mannequins qui travaillent avec des mineurs et de jeunes adultes sans avoir, dans la plupart des cas, une quelconque formation leur permettant d'adopter un mode de communication adapté et d'évaluer des comportements à risque.
Si l'on réfléchit plutôt à des mesures de sanction, l'introduction au niveau législatif d'une obligation d'information pesant sur les agences de mannequins en tant qu'employeurs de jeunes travailleurs, assortie de sanctions réelles en cas du non-respect de cette obligation, serait très opportune.
Enfin, qu'en est-il de la possibilité de faire évoluer la sanction qui pèse sur les mannequins n'ayant pas obtenu le certificat médical ? Au lieu de subir une « double peine » - un trouble alimentaire assorti d'une interdiction d'exercice du métier -, nous suggérons le remplacement de cette interdiction par un suivi médical approfondi obligatoire en cas de suspicion de trouble alimentaire. Plus globalement, le besoin d'un suivi médical plus complet et régulier serait de rigueur.
Pour conclure, j'insisterai sur le fait que les problèmes de santé physique et mentale des mannequins semblent s'inscrire dans un cadre plus large d'exploitation psychologique, mais aussi économique de travailleurs dans une industrie de la mode qui monnaie l'esthétique, qui monnaie le corps.
Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour cette présentation efficace, qui appellera des réactions de la part des rapporteures et sénateurs présents.
Je me tourne vers les représentants de Thalie Santé, Docteur Thierry Boulanger, médecin du travail, Yann Hilaire, responsable des projets de prévention, et Christine Joly, directrice du développement et en charge de la coordination de la commission mannequins.
Docteur Thierry Boulanger, médecin du travail chez Thalie Santé. - Bonjour Mesdames. Merci Madame la Présidente.
Vous le précisiez dans votre propos introductif, les lois de 2016 ont précisé les bases du suivi des mannequins en France. Les ministères du travail et de la santé se sont approprié cette question.
Le Centre médical de la bourse (CMB), référent dans le spectacle vivant et enregistré depuis une soixantaine d'années, s'est associé avec le Centre médical de la publicité et de la communication (CMPC), référent dans la communication et la publicité, pour devenir Thalie Santé en 2021. Cette structure bénéficie d'une compétence nationale pour le suivi des intermittents du spectacle, des enfants du spectacle, des pigistes et des mannequins. L'avenant numéro 1 de l'accord de branche de 2022 a précisé les modalités organisationnelles et techniques de ce suivi.
Depuis 2017, nous avons suivi plus de 6 000 mannequins, comme le montre le diaporama projeté à l'écran. Les données nationales d'emploi communiquées par Audiens en 2015 précisaient que la France comptait plus de 12 000 mannequins, dont la majorité se trouvait en Ile-de-France. Ces mannequins sont employées par plus d'une centaine d'agences. La tranche d'âge de 16 à 30 ans est particulièrement féminisée, tandis que le sexe-ratio n'est pas significatif pour les tranches inférieures et supérieures. Le nombre de garçons y est légèrement supérieur à celui des filles.
La démarche d'identification des risques repose sur la connaissance du travail réel. La convention collective nationale des mannequins précise, telle une pièce de théâtre, le décor et les acteurs. Elle spécifie les types de population : les mannequins français ; les mannequins étrangers résidents en France ; les mannequins de 16 à 25 ans de l'Union européenne, de la CEE et de pays tiers ; les mannequins et intermittents, et les mannequins occasionnels. Il existe également une classification selon l'expérience : mannequin débutant, expérimenté, professionnel d'un niveau supérieur ou de renommée internationale. Enfin, six catégories de prestations ont été définies. Le mannequin peut travailler pour la presse rédactionnelle, les films publicitaires, les défilés, la publicité, les catalogues, les essayages ou les répétitions. Chaque activité présente des spécificités. Dans l'inconscient collectif, on imagine tout de suite un mannequin de défilé, mais il en existe d'autres. Nous devons aussi nous en occuper.
Sur la base des éléments déclaratifs issus du colloque singulier médecin-mannequin, nous avons pu identifier des groupes de risques professionnels, au nombre de six :
- contraintes de travail : multiplicité des lieux de travail ; horaires atypiques ; travail de nuit ; postures multiples ; déplacements professionnels et internationaux pouvant générer un risque chronobiologique ; risque routier lors de déplacements en Uber, taxi ou trottinette ; manutention de charges ;
- risques physiques : lumière artificielle, bruit et musique amplifiée ; ambiances thermiques et climatiques : nuisances olfactives ; poussières de la vie urbaine ;
- risques biologiques : infectieux du fait la contamination interhumaine - confirmé par l'épisode de la covid - ; parasitaire par l'échange de vêtements, par exemple ;
- risques chimiques par les produits allergisants, sensibilisants, irritants tels que les parfums, produits capillaires et cosmétiques ;
- accidents prépondérants : chutes ; agressions physiques et verbales, risques routiers ;
- risques psychosociaux : précarité de l'emploi ; employeurs multiples ; contraintes relationnelles et organisationnelles.
Je vous propose un petit focus précisément sur ces derniers risques. Nous avons classé ces contraintes en trois grandes catégories : organisationnelles, relationnelles et liées à l'emploi.
S'agissant des contraintes organisationnelles, je peux citer les rythmes de travail irréguliers, le travail intermittent, l'alternance des périodes travaillées et des périodes non travaillées, la saisonnalité de l'activité qui renvoie aux trois grands événements de la mode que sont l'hiver, l'été et la rentrée, et la gestion de l'équilibre entre travail et vie personnelle.
Les contraintes relationnelles sont liées à la mise en concurrence des mannequins. Nous le disions plus tôt, on observe une grande concentration de mannequins en Ile-de-France. Elle favorise cette mise en concurrence. Je peux également citer la relation tripartite entre l'agence - employeur du mannequin - et l'entreprise utilisatrice - le client - ainsi que les relations avec les médias, mais aussi les réseaux sociaux, accessibles à de jeunes publics. Comment les gérer ? Cette question est à définir.
Enfin, les contraintes liées à l'emploi ont trait à la gestion de l'image, à la précocité de la première expérience professionnelle, à la gestion de la reconversion professionnelle, et à la gestion de la fin de carrière. Tous les mannequins ne sont pas jeunes. Il existe des mannequins seniors, dont nous devons également nous occuper.
Les données bibliographiques sur la santé des mannequins sont plutôt rares, voire inexistantes. Pour autant, dès 2019, Thalie Santé s'est engagée dans un travail collaboratif dans le cadre d'une thèse de sciences dont nous attendons encore les conclusions. Il ne m'appartient pas de les révéler, parce que nous estimons que nous devons communiquer des éléments fiables et consolidés.
[Deux graphiques sont projetés : « Évolution IMC moyen des mannequins femmes - 2017 à 2023 » et IMC moyen par tranche d'âge des mannequins femmes vs femmes suivies en 2022 ».]
Au demeurant, nous vous proposons deux graphiques. La première courbe présente l'évolution de l'indice de masse corporelle (IMC) moyen des mannequins femmes de 2017 à 2023. En 2019, il était relativement bas. À l'époque, nous suivions tous les mannequins, étrangers et français, de défilé, avant même que la loi ait pu avoir des effets bénéfiques sur l'encadrement. Nous avions ainsi vu des mannequins qui ne résidaient en France que quelques jours, quelques semaines. La loi a eu pour effet de resserrer ce suivi, encadré. C'est en partie pour cette raison que la courbe imprime une légère progression. À partir de 2018, l'IMC moyen a tendance à augmenter légèrement. Ces données doivent être consolidées.
Pourquoi cette courbe augmente-t-elle ? Nous identifions plusieurs raisons, à commencer par l'effet positif de la loi, de cet encadrement du suivi des mannequins. Nous y voyons également la conséquence du recrutement d'autres catégories de mannequins, telles que celle des mannequins comédiens. Lors de la période covid, les comédiens de théâtre, à défaut d'activités théâtrales, sont venus grossir les rangs, parce qu'ils étaient disponibles pour faire de la publicité. L'IMC moyen d'un comédien est sans doute plus élevé que celui d'un mannequin de défilés.
Ensuite, nous avons comparé, par tranches d'âges, l'IMC moyen des mannequins femmes à celui de toutes les femmes suivies en 2022. La différence entre ces catégories est légèrement plus significative sur la tranche d'âge des 16 à 20 ans. Nous devons ainsi y porter un point d'attention.
Rappelons que l'OMS définit la maigreur, avec des grades, selon l'IMC. Cette métrique correspond au poids divisé par la taille au carré. Elle est nécessaire, mais pas suffisante dans la définition de la maigreur.
Sur la diapositive projetée, nous avons cité les prévalences apparaissant dans toutes les ressources de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou des fédérations de l'anorexie-boulimie. Il apparaît que l'anorexie mentale, qui est un trouble psychiatrique rare, mais grave, aurait une prévalence de 1,4 % chez les femmes contre 0,2 % chez les hommes. Chez les 15 à 19 ans, cette prévalence atteint 0,5 %. Depuis le début de mon propos, j'insiste beaucoup sur la tranche d'âge des 16 à 20 ans, vous avez pu le constater.
Nous avons également cité la maigreur constitutionnelle, qui n'est pas une situation pathologique. Elle se caractérise par la résistance à la prise de poids. En réalité, on ne peut pas faire la différence entre une anorexie et une maigreur en se basant uniquement sur l'IMC. Nous avons besoin d'un interrogatoire affiné sur tous les déterminants de santé. Ce qui fait la différence entre l'anorexie mentale, qui est une pathologie psychiatrique, et la maigreur constitutionnelle relève aussi de tous les autres paramètres biologiques. Ils sont normaux dans la maigreur constitutionnelle. La prévalence de cette dernière, selon l'OMS, s'établissait en 2020 à 2,7 %. La probabilité de voir des mannequins maigres constitutionnels est plus importante que la probabilité de voir des mannequins anorexiques. Ces données sont générales et non issues de nos propres études. Ces dernières sont en cours d'analyse. L'enquête Obépi, réalisée en 2020, était basée sur l'interrogatoire de plus de 12 000 internautes. La prévalence avait été définie autour de 6,7 % pour les femmes, contre 2,3 % chez les hommes.
Le suivi en santé des mannequins est différent s'ils sont Français ou étrangers résidents en France, ou s'ils sont étrangers et n'y résident pas. S'agissant de la première catégorie, nous disposons d'outils législatifs inscrits dans les textes et le code du travail, au premier rang desquels la visite d'information et de prévention (VIP) annuelle. Elle est réalisée par tout professionnel de santé - les médecins du travail et les infirmiers en santé au travail. Thalie Santé, par sa situation géographique en Ile-de-France, assure le suivi physique de ces mannequins. Les mannequins d'autres régions sont suivis par d'autres services de santé au travail, en province. Ensuite, un certificat médical dont la validité ne peut excéder deux ans est délivré par un médecin du travail. Ses modalités rédactionnelles ont été visées par l'ordre des médecins. Il a pour objectif d'évaluer l'état de santé global au regard de l'IMC qui, je le rappelle, est nécessaire, mais pas suffisant.
Nous n'avons pas à rougir d'avoir noirci une page blanche en 2017. Lorsque nous avons été investis du suivi du mannequin, il restait tout à construire. Nous nous félicitons d'avoir posé les premières pierres de ce grand édifice, bien qu'il reste perfectible. La présente audition permettra d'ailleurs sans doute de le faire évoluer, je l'espère.
Les données de santé à collecter reposent sur le vécu au travail. C'est essentiel. Il convient, pour le professionnel de santé, d'aborder les dimensions nutritionnelles, somatiques, psychologiques et familiales. On étudie la personne, pas uniquement le salarié.
Les données de santé concernent également le recueil de paramètres anthropométriques et les courbes de croissance. Lorsque nous suivons de jeunes adultes, nous devons regarder leur carnet de santé pour connaître leur évolution staturo-pondérale. Le calcul de l'IMC est quant à lui inscrit dans les textes.
Il importe de repérer précocement les troubles des conduites alimentaires (TCA), surtout sur la tranche d'âge de 15 à 19 ans. Si l'IMC est bas, nous avons fait le choix de reconvoquer le mannequin. Nous ne l'empêchons pas de travailler, mais essayons de comprendre sa vie, au travail comme personnelle, autant que faire se peut. Si l'IMC est bas, l'attitude du professionnel de santé doit être bienveillante et non stigmatisante. Cela suppose que tous les professionnels de santé soient sensibilisés à cette prise en charge. Les mannequins viennent nous voir avec l'idée qu'ils seront évalués selon leur IMC. Ce n'est pas la peine de les perturber davantage, au risque de limiter le recueil des informations. Nous avons pour rôle de les aider, de les conseiller. Les services de santé au travail sont les conseillers du salarié, de l'employeur et des représentants du personnel. Restons bien dans cette logique.
Si besoin, nous pouvons donc revoir le mannequin, et/ou l'orienter dans la filière soin. Nous ne sommes pas les seuls à le suivre. Nous disposons, en France, d'un plateau technique extrêmement performant. Saisissons-nous de tous ces éléments pour réintégrer la personne qui poserait éventuellement un problème de santé dans la filière soin. C'est là le rôle primordial du médecin traitant et des réseaux d'accompagnement, des fédérations spécialisées dans l'anorexie ou la boulimie. Si besoin, le médecin peut également prescrire des examens complémentaires pour essayer de mieux comprendre la situation. Encore une fois, l'IMC n'est pas suffisant. Cette donnée doit être étayée par d'autres explorations. Nous pouvons enfin nous référer aux recommandations de bonnes pratiques de la Haute autorité de santé (HAS), des sociétés savantes et des ordres professionnels.
S'agissant des mannequins étrangers ne résidant pas en France, le législateur a voulu mettre en place une protection identique par le médecin du pays d'origine. Thalie Santé n'a aucune visibilité sur ce suivi, qui échappe à notre surveillance, et non à notre contrôle. Nous ne sommes en effet pas dans une démarche de contrôle. Pour autant, il est bien prescrit dans les textes que le mannequin étranger ne résidant pas en France doit se faire remettre un certificat médical de la même validité que le nôtre, délivré par le médecin du pays d'origine, en français ou en anglais, pour évaluer son état de santé globale au regard de l'IMC. Un recours à un médecin généraliste de ville est possible.
Il existe un autre outil utile, mais peu utilisé, nous le regrettons : la brochure d'informations que nous avons formalisée très rapidement, dès 2018 ou 2019. Elle doit être rédigée en français et en anglais. Elle a pour finalité d'atteindre un bon suivi médical des mannequins. Elle précise les normes d'établissement du certificat médical. Elle doit théoriquement être connue de tous les médecins des pays d'origine, mais nous n'avons aucun contrôle là-dessus.
Pour cette raison, il est important de rappeler que les médecins des pays d'origine peuvent prendre l'attache de notre service pour que nous leur apportions un maximum d'informations. C'est aussi là le rôle primordial des agences, qui doivent assurer la diffusion de cette brochure d'information. Sur ce plan, je le rappelle, Thalie Santé n'a aucune visibilité. Je pourrai y revenir.
Enfin, le suivi en santé au travail des mannequins repose aussi sur la connaissance de leur milieu de travail. Les actions en milieu de travail sont indispensables à la réalisation de notre travail et à un suivi attentif de ces populations pour construire une réelle culture de prévention. Celle-ci est l'affaire de tous : le mannequin, les services de santé au travail, les agences de mannequins, les entreprises utilisatrices, l'Inspection du travail, les associations de défense. Il importe de prioriser les actions de prévention primaire pour être dans l'esprit de la loi du 2 août 2021, pour mieux accompagner certains publics - notamment les jeunes mannequins débutants. Dans ma présentation, j'ai insisté sur la tranche d'âge des 15-20 ans. Nous devons prévenir la désinsertion professionnelle, qui concerne tous les âges.
Il convient d'ajuster le suivi réglementaire contraint - trop contraint, d'ailleurs - aux besoins réels des populations selon les catégories telles que je vous les ai présentées plus tôt, et selon les flux saisonniers en fonction des événements de la mode. N'oublions pas, encore une fois, que les mannequins défilés ne sont pas seuls. Obliger un comédien, qui reçoit une attestation VIP tous les cinq ans, à venir nous voir tous les ans pour une publicité réalisée dans l'année pose problème. Les gens n'adhèrent pas à ce type de suivi, qu'il nous faut donc adapter.
Enfin, nous devons ajuster le suivi réglementaire aux capacités des services de prévention et de santé au travail à en assurer la réalisation, par le biais des ressources ou de VIP collectives, par exemple.
Les ressources que j'évoque sont humaines. Vous savez que les professionnels de santé vivent de grandes difficultés. Les services de santé au travail n'y échappent pas. Nous devons en tenir compte. Comment pouvez-vous imaginer qu'un service de santé au travail puisse voir 300 ou 400 mannequins dans un week-end ? Cela suppose une organisation affinée, ajustée. Par ailleurs, nous observons aujourd'hui quelques blocages dans le système de VIP. Il nous faut l'adapter, l'ajuster, car nous sommes au pied du mur. Nous bénéficions aujourd'hui de cinq à six ans de recul. Nous savons ce qu'il est important de faire. Nous sommes au fait de certaines populations qu'il nous faut suivre de manière très attentive. Nous songeons également à d'autres outils de suivi, tels qu'une visite d'information et de prévention collective. Nous pourrions éventuellement imaginer que nos services de santé au travail puissent se rendre dans une agence pour y rencontrer un groupe de mannequins, de manière à répondre à l'obligation de sécurité des agences employeurs en termes de santé physique et mentale des mannequins.
Ensuite, nous devons évaluer l'état de santé global du mannequin en tenant compte de l'IMC et des autres déterminants de santé, y compris psychosociaux. Je le rappelle, il importe de ne pas s'en tenir au seul IMC.
Enfin, nous devons nous engager dans des études médico-sociologiques et sociodémographiques complémentaires et dans des échanges de pratiques entre professionnels de santé, à des fins d'harmonisation du suivi. Nous devons pouvoir échanger sur un bon suivi, sur un process. Il n'existe pas de norme en la matière, à ce jour. Nous plaidons en faveur d'échanges d'expériences pour que les sociétés savantes puissent également apporter leur éclairage sur ce suivi des mannequins.
Mesdames, je tiens à remercier particulièrement ma collègue Cécile Baert, absente aujourd'hui, mais qui nous suit vraisemblablement de loin, ainsi que Yann Hilaire, responsable des projets, et Christine Joly, directrice du développement. Merci à vous.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour ces propos exhaustifs, qui viennent très justement compléter l'intervention précédente. Je cède la parole à notre dernière intervenante, Gabrielle Schütz, sociologue du travail, auteure d'un ouvrage intitulé Jeunes, jolies et sous-traitées : les hôtesses d'accueil.
Mme Gabrielle Schütz. - Madame la Présidente, Mesdames les Sénatrices, bonjour. Merci pour votre invitation. Je suis sociologue du travail à l'université Versailles Saint-Quentin-Paris-Saclay. J'ai intitulé cette présentation « À l'intersection de deux rapports de domination : les conditions de travail et d'emploi des hôtesses d'accueil ». Je l'appuierai sur une enquête sociologique de longue durée, que j'ai menée sur les hôtesses d'accueil prestataires de services entre 2002 et 2011. Elle a donné lieu à la sortie de mon ouvrage en 2018. Je ne m'appesantirai pas sur la méthodologie, mais je pourrai y revenir, si vous le souhaitez.
Cette enquête était composée d'une approche biographique des hôtesses, avec l'idée de décrire et quantifier qui elles sont : quelles sont leurs caractéristiques sociodémographiques ? Quels sont leurs usages de ce métier ? Comment en sortent-elles ? J'ai également procédé à une analyse de leur activité et de leurs conditions de travail. La santé au travail n'était pas centrale dans mon questionnement. Aujourd'hui, je vous fournirai plutôt une approche indirecte de la question de leur santé au travail à travers leurs conditions de travail et la nature de leur activité. Ce sont bien évidemment des déterminants majeurs de leur santé au travail. Je ne me prononcerai pas sur leur état de santé car je ne suis pas médecin.
Le premier rapport de domination dans lequel cet emploi s'inscrit, et qui détermine leur activité et leurs conditions de travail, est celui du genre. Je l'illustre par ce cliché, pris à la chambre de commerce et d'industrie d'Amiens, au salon du business en mars 2019. Cette image a l'avantage de condenser les imaginaires féminins sur lesquels repose l'activité d'hôtesse d'accueil, à savoir la vamp et la maîtresse de maison. En effet, les hôtesses d'accueil fournissent un travail du corps qu'on peut qualifier de travail décoratif. Elles sont en partie recrutées sur des critères physiques de poids, de taille, de morphologie, de jeunesse, de beauté ou de couleur de peau. Elles sont affectées sur les différentes missions en fonction de ces mêmes critères. Ce travail décoratif est également lié aux uniformes ou aux costumes qu'on leur fait porter. Ils sont généralement marquetés en fonction de l'événement.
Ces hôtesses fournissent un travail décoratif, mais leur rôle est également défini en référence à celui de la maîtresse de maison. Elles effectuent des tâches de type domestique, telles que le service de boissons, parfois un menu ménage, l'arrosage de plantes lorsqu'elles sont en entreprise... Au-delà de ces tâches domestiques, on attend d'elles un état d'esprit de maîtresse de maison. Les clients, comme les prestataires qui les emploient, leur demandent de se comporter comme telles. Ainsi, on attend qu'elles se mettent à la disposition des besoins de l'organisation, qu'elles soient aptes à rendre service et à parer à toutes les éventualités là où elles sont.
Par ailleurs, ce travail qu'on leur demande, qui revient à se mettre à disposition et à rendre service, n'est pas reconnu comme tel. Il est relativement invisible, comme celui des femmes au foyer. Il est fondé sur le dévouement et ne connaît pas de limite. C'est pour cette raison que j'ai parlé d'hôtesses femmes à tout faire.
En effet, lors de mon enquête, j'ai été surprise de constater la multiplicité des rôles qu'endossent les hôtesses d'accueil, qui vont bien au-delà d'accueillir et orienter des visiteurs. Je ne les citerai pas tous, mais on voit très souvent des hôtesses servir d'assistantes, assurer des rôles de commerciales, de vente, de traductrices, de mannequins, de caissières ou de manutentionnaires, tout cela au tarif d'une hôtesse d'accueil.
Il est intéressant d'observer cette diversité dans leur activité, et donc cette diversité de compétences requises pour exercer ce travail, pourtant invisibilisé derrière le terme d'hôtesse d'accueil, et plus généralement derrière le fait que l'on vante en permanence leur sourire. Tant chez les prestataires que chez les clients que j'ai interrogés, on m'a toujours dit que la compétence principale d'une hôtesse était son sourire. On invisibilise ainsi leur activité réelle, mais aussi les risques que celle-ci comporte.
J'ai intégré à mon diaporama des affiches de prestataires, vantant que les hôtesses c'est « bien plus qu'un sourire » avec une femme qui sourit, que l'on ne voit pas en activité. Sur une autre affiche sont inscrits les mots « sourire, efficacité, écoute » devant une femme qui sourit. Les slogans des prestataires leur font écho. Chez Pénélope, on peut lire « votre sourire : faites-en un métier ». Chez BBO, le slogan est le suivant : « un joli sourire vaut mieux qu'un long discours ».
Le mécanisme d'invisibilisation de leur activité se double d'un deuxième phénomène, très bien documenté par la sociologie du genre, que l'on qualifie de naturalisation des compétences. En effet, le métier d'hôtesse est très souvent ramené à une vocation, comme l'illustre une publicité des années 1970 de l'école Tunon qui explique que les hôtesses ne mettent pas en oeuvre des compétences qu'elles apprennent, des savoirs liés à leur formation, mais qu'elles ne font que déployer leurs qualités féminines.
Évidemment, cette invisibilisation de l'activité et cette naturalisation des compétences aboutissent à une dévalorisation professionnelle des hôtesses d'accueil. Elles sont considérées, dans les conventions collectives, comme des employées non qualifiées. Elles sont payées au Smic horaire. Pourtant, mes statistiques montrent qu'elles sont aussi diplômées que les femmes de leur génération. Dans la mesure où les femmes sont globalement plus diplômées que les hommes, et que les jeunes générations sont plus diplômées que les générations plus âgées, les hôtesses d'accueil sont en réalité bien plus diplômées que la plupart des personnes avec lesquelles elles entrent en interaction.
Elles subissent une dévalorisation professionnelle, qui contribue à des interactions qu'on peut qualifier d'interactions à risque avec les visiteurs. Elles endossent deux rôles : la réassurance des identités hétérosexuées, et celle des hiérarchies sociales. Par la première, j'entends que les hôtesses doivent accepter la « drague ». Les prestataires et clients attendent souvent qu'elles se plient, dans une certaine mesure, à ce « jeu », ce qui peut conduire à du harcèlement. Je parle ensuite de réassurance des hiérarchies sociales, parce que le nombre et l'inactivité ostensible des hôtesses sont bien souvent proportionnels à l'importance accordée aux clients. Plus l'événement est important, plus il y aura d'hôtesses parfaitement inactives, gênées d'être dans cette posture. En clair, le harcèlement sexuel et le mépris social ne sont jamais bien loin dans cette activité.
Le second rapport de domination dans lequel s'inscrit l'activité d'hôtesse d'accueil, après celui du genre, est celui de la sous-traitance. En effet, les hôtesses d'accueil ne sont pas employées par les personnes qui utilisent directement leur travail - les clients qui achètent une prestation -, mais par des prestataires d'accueil - leurs employeurs. Officiellement, entreprises prestataires et entreprises clientes sont des partenaires. Les secondes se recentrent sur leur coeur de métier en ayant recours à des prestataires spécialisés dans l'accueil. Pourtant, d'autres logiques bien connues sont également au coeur de la sous-traitance : un prix moins élevé, avec des conventions collectives moins favorables dans des sociétés prestataires dans lesquelles l'expression syndicale est moindre par rapport à celle des sociétés clientes, des personnels plus jeunes, occasionnant un tarif moins élevé. Les clients que j'ai interrogés citaient également le confort de ne pas avoir à gérer de la main-d'oeuvre, et donc des évolutions de carrière. Celles-ci sont en outre compliquées pour des hôtesses d'accueil dont on attend qu'elles ne vieillissent pas. Peuvent également être mentionnés le confort de ne pas avoir à gérer des absences ou des congés, puisque quelqu'un remplace automatiquement la personne absente en cas de problème, ou le confort de ne pas avoir à recruter ou à licencier.
La troisième logique expliquant le recours à la sous-traitance est disciplinaire. Étant prestataire, donc personnel externe, on est en quelque sorte toujours en période d'essai. Quelqu'un qui ne ferait pas l'affaire peut être remplacé immédiatement.
Ainsi, les rapports entre société cliente et société prestataire, bien que présentés comme des rapports de partenariat, s'apparentent en réalité beaucoup plus à des rapports de domination. Il est important d'insister sur cet élément car il a un impact direct sur les conditions de travail des hôtesses d'accueil. Leur externalisation fait office de caisse de résonance d'une dévalorisation professionnelle, qui est déjà portée par le genre et les rapports sociaux de sexe.
Je ne m'étendrai pas beaucoup sur les conditions de travail et d'emploi dégradées, bien qu'elles soient au coeur du sujet qui nous intéresse, à savoir la santé. Elles ressemblent à ce qui a pu être exposé pour les mannequins, à savoir des horaires imprévisibles, à rallonge, de nuit, le week-end, dans des lieux de travail très variés associés à des temps de trajets eux aussi très variés. S'y ajoutent une stature debout toute la journée, sur des talons, des difficultés à s'absenter, ne serait-ce que pour aller aux toilettes, dans la mesure où on est censé avoir un rôle de représentation. Souvent, les hôtesses sont disposées dans l'espace de manière à former une sorte de tableau d'ensemble, ce qui rend compliqué le fait de s'absenter. Ces professionnelles sont aussi habillées trop légèrement et exposées aux courants d'air en hiver, et sont à l'inverse tenues au port d'un collant sous la jupe l'été. Ainsi, leurs conditions de travail et d'emploi sont dégradées.
Outre des effets sur les conditions de travail et d'emploi, ces rapports de domination liés à la sous-traitance se traduisent également par une pression sur les prix des prestataires par leur mise en concurrence. Leur gestion des hôtesses s'apparente alors plutôt à une gestion de masse. Le recrutement est extrêmement sommaire, permanent, lié à un turn over lui-même permanent. L'affectation des hôtesses sur leur site ou sur leur mission est proche de la loterie. Or cette gestion de masse liée à l'externalisation ne favorise pas la prise en charge par les employeurs des problématiques de santé des hôtesses, ni la prise en charge des violences sexistes et sexuelles que j'ai rapidement évoquées tout à l'heure. C'est d'autant moins le cas que les prestataires décrivent le plus souvent cet emploi d'hôtesse d'accueil comme un job étudiant. Une agence avait d'ailleurs pour slogan « hôtesse, un job malin qui vous va bien ».
Certes, la majorité des hôtesses a moins de 25 ans, mais j'évalue à une sur cinq celles qui ont plus de 30 ans en accueil en entreprise, contre 15 % en accueil événementiel. Lors de mon enquête, j'ai croisé plusieurs fois des femmes de plus de 55 ans. Ainsi, toutes les hôtesses ne sont pas de très jeunes femmes. Si la majorité d'entre elles sont étudiantes, une partie non négligeable d'entre elles en fait son véritable emploi. J'évalue cette proportion à un tiers des hôtesses d'accueil en entreprise, contre moins de 10 % en événementiel. Beaucoup d'hôtesses sont en recherche d'emploi, ou utilisent celui-ci sur le long terme comme un emploi complémentaire à une autre activité, souvent artistique, d'écriture, de comédie ou de chant. Décrire cette activité comme un job étudiant, alors que cette sociographie des hôtesses est bien plus variée, tant en termes d'âge que de statut, permet également de se dédouaner de la responsabilité sociale envers ces femmes.
Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie. Je me tourne vers mes collègues de la délégation, et en premier lieu vers nos rapporteures, qui souhaite intervenir ?
Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Mesdames et Messieurs, nous vous remercions pour la qualité de vos propos et de vos présentations. Il ne nous reste que peu de questions à poser, au regard de l'exhaustivité de vos interventions. J'essaierai tout de même d'en trouver quelques-unes, en commençant par le mannequinat.
Vous évoquiez tout à l'heure les réseaux sociaux. J'ai récemment lu un article concernant l'amplification du phénomène de l'Ozempic, promu sur Tik Tok. Cet antidiabétique semble faire fureur dans le milieu du mannequinat, en raison de l'influence de cette plateforme. Parvenez-vous à mesurer son utilisation ? Comment ces réseaux peuvent-ils être contournés ? Comment mettre en garde ces jeunes femmes ? Par ailleurs, un suivi est-il assuré lorsqu'elles quittent la profession, afin de connaître ses conséquences sur leur santé ?
J'aurais également souhaité parler des troubles musculo-squelettiques, évoqués lors de l'intervention sur les hôtesses d'accueil. Quelles sont les conséquences de leurs postures et du port de talons ?
Quelles sont par ailleurs les conséquences de ces activités sur la maternité ? J'imagine que des impacts sont observés sur leur morphologie. Retardent-ils ce choix de vie ?
Par ailleurs, on sait que l'école Tunon forme également les hôtesses de l'air. Je sais que le métier n'est pas le même, mais le sourire ou la relation à l'autre se retrouvent dans ces métiers d'hôtesses, termes d'ailleurs plutôt dévalorisant.
Vous évoquiez également des critères tels que l'âge ou la couleur de peau, qui sont discriminatoires. Cette façon de procéder occasionne-t-elle des conséquences ?
Mme Laure Darcos. - J'ai moi-même longtemps été hôtesse d'accueil, notamment dans les salons de prêt-à-porter. L'aspect sexué y est épouvantable. Lors d'un salon de prêt-à-porter d'une durée de quatre jours, les visiteurs draguaient les mannequins des rayons lors des deux premiers jours, puis se rabattaient lourdement sur les hôtesses les derniers jours. Ces souvenirs ne sont pas très agréables. Puisqu'on peut devenir hôtesse très tôt, par des jobs d'été ou le week-end, ces situations sont un peu compliquées.
Mme Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Merci de la qualité de vos exposés très structurés et documentés.
Madame Ozhiganova, avez-vous observé depuis la création de votre association des améliorations dans votre métier, dans la prise en charge des mannequins jeunes et moins jeunes ? Vous nous avez donné un certain nombre de propositions. Avez-vous déjà commencé à travailler sur certaines d'entre elles, ou attendez-vous que nous nous en saisissions pour vous offrir les outils législatifs nécessaires ?
Madame Schütz, vous nous indiquiez que votre travail ne portait pas vraiment sur les thématiques de santé. Vous nous avez tout de même présenté des problématiques de stress, de violences, qui peuvent être sexistes, voire sexuelles, chez les hôtesses. En termes de santé, se rapproche-t-on de la problématique des mannequins qui doivent surveiller leur corps, leur ligne, leur apparence ? Pouvez-vous nous parler des tranches d'âge ? Le métier fait-il appel à des femmes très jeunes, ou certaines perdurent-elles dans le temps, au risque de subir des répercussions dans leur vie d'adulte ? J'ai bien compris que l'on y entrait très jeune - nous le voyons bien dans les salons. Savez-vous si cette profession peut occasionner des conséquences sur leur santé à un âge plus avancé ?
Mme Laurence Cohen, co-rapporteure. - Merci pour vos propos clairs, synthétiques, qui nous apportent beaucoup pour notre rapport.
Il existe une sensibilisation collective des violences sexistes et sexuelles, grâce à #Metoo. De plus en plus de femmes osent s'exprimer. En tant que mannequin ou que médecin du travail, avez-vous observé une évolution dans les dénonciations de violences sexistes et sexuelles ayant conduit à organiser des accompagnements pour aider ces jeunes femmes à aller au bout de plaintes ?
Docteur Boulanger, vous suivez les enfants mannequins. Chez eux, avez-vous senti des discriminations sexistes entre les filles et les garçons ? Dès le plus jeune âge, demande-t-on aux petites filles d'afficher une certaine taille ou un certain poids, par exemple ?
Mme Victoire Jasmin. - Merci pour vos exposés. Des comportements à risque peuvent parfois être observés. On peut parler d'anorexie et de boulimie, mais aussi de conduites addictives. En tenez-vous compte, Docteur Boulanger ? Accompagnez-vous ces mannequins ? Les orientez-vous vers d'autres professionnels ?
Par ailleurs, accompagnez-vous les mannequins plus âgés pour les conseiller et les réorienter professionnellement ? Il peut être difficile pour elles de changer d'activité.
Mme Elsa Schalck. - À mon tour de vous remercier pour la clarté de vos interventions.
Docteur Boulanger, vous avez insisté sur l'importance de la prévention, qui est l'affaire de tous. Vous avez mis l'accent, à juste titre, sur la tranche d'âge plus jeune, qui doit mobiliser notre attention. Nous savons à quel point la représentation du corps et de l'image est importante pour les publics adolescents, plus fragiles. L'effet des réseaux sociaux a été évoqué plus tôt. Ils peuvent avoir un impact, notamment dans la période que nous vivons. Ainsi, un travail est-il mené, ou devrait-il l'être avec les rectorats ou les parents, d'après vous ? On sait à quel point la question de l'orientation professionnelle est importante. Souvent, les jeunes femmes sont attirées par le mannequinat et des métiers de représentation. Dans ce cadre, et en lien avec le travail mené au sein de la commission culture et éducation, des actions ou collaborations plus étroites devraient-elles être opérées ?
Docteur Thierry Boulanger. - Merci pour vos questions nombreuses.
Madame Richer, le système de suivi post-professionnel est inscrit dans la loi du 2 août 2021 et dans ses décrets. À ma connaissance, le métier de mannequin n'expose pas à des risques particuliers, et ne le rend donc pas nécessaire.
S'agissant du suivi de grossesse, votre question est éminemment intéressante. En effet, après l'accouchement, le mannequin salarié est sous la responsabilité de l'employeur. Ce dernier est crédité d'une obligation de sécurité en matière de santé physique et mentale. À ce titre, au retour du congé maternité, la femme mannequin doit retrouver son poste et bénéficier d'un entretien professionnel. Elle dispose d'un statut protégé dans les dix semaines suivant son retour. Encore faut-il que l'employeur soit informé de ces dispositifs. Il est de notre rôle de le conseiller.
Je vous le disais, nous ne nous intéressons pas qu'aux seuls mannequins. Nous conseillons le salarié, l'employeur et les représentants du personnel. Certains éléments de contact, dont ceux avec les agences, sont éminemment perfectibles. Nous n'avons que peu d'attaches avec celles-ci. Nous le regrettons. Nous appelons de nos voeux des relations plus affinées et régulières avec les agences de mannequins, pour que ces salariés puissent exercer leur emploi dans de bonnes conditions.
Concernant la prévention de faits de harcèlement, je rappelle à toutes fins utiles que les services de santé au travail sont inscrits dans une logique de prévention, et non de prohibition. Tous les faits supposés de harcèlement et de comportements sexistes doivent faire l'objet d'une action interne à l'entreprise. La justice peut être saisie de tels faits. Nous avons quant à nous pour rôle de prévenir le risque. Nous faisons en sorte que les situations ne se produisent pas, ce qui suppose qu'une information extrêmement bien réfléchie existe entre tous les acteurs internes à l'agence, mais aussi hors de son enceinte.
Effectivement, nous insistons sur les comportements à risque que vous évoquiez. Les mannequins sont essentiellement concentrés en Ile-de-France, région urbaine, avec ses joies et difficultés que vous connaissez. Nous insistons sur les comportements et conduites addictives. Nous interrogeons les mannequins. Généralement, ils se livrent assez ouvertement. Nous avons tissé un lien de confiance. Ce lien entre le médecin et le salarié nous est utile. Les mannequins nous voient comme des partenaires qui vont les aider, les conseiller. Nous voulons maintenir cet état d'esprit, et non nous positionner comme des gendarmes ou des juges.
Par le passé, on nous qualifiait de services de médecine du travail. Nous sommes des professionnels de santé, des médecins et des infirmiers. Nous avons cette capacité ou aptitude pour instituer une relation de confiance. Si cette relation de confiance est bien là, nous pourrons recueillir un maximum d'informations, et déployer des sensibilisations et de la prévention sur les addictions. C'est important, surtout à Paris et dans les grandes villes. Pour autant, j'observe ici ou là des problèmes d'addiction dans les petites villes également. Tout le territoire national est concerné.
Madame la Sénatrice Schalck, vous avez raison, la prévention est essentielle, et elle est l'affaire de tous. Nous envisageons non pas seulement de nous rendre encore plus souvent dans les agences, mais d'organiser d'éventuelles interventions en milieu scolaire et universitaire. Ce sont ces populations jeunes qu'il nous faut sensibiliser. Nous devons croiser nos énergies, nos expériences, et intensifier la communication pour que la prévention primaire prenne tout son sens. Celle-ci consiste à tout mettre en oeuvre avant que le dommage survienne. Pour cette raison, l'esprit de la loi du 2 août 2021 me plaît beaucoup, car elle met l'accent sur cette prévention primaire, à condition que tous les acteurs puissent échanger entre eux.
Mme Christine Joly, directrice du développement et en charge de la coordination de la commission mannequins, chez Thalie Santé. - Merci pour vos questions, qui entrent bien dans le cadre de notre débat. Cette audition a également pour objectif d'évoquer les actions sur lesquelles nous pouvons vous solliciter. Nous travaillons beaucoup avec les fédérations, en tant que service de santé au travail et de prévention. La loi du 2 août 2021 l'a bien spécifié. Nous voudrions accentuer notre présence sur les lieux de défilé, sur les podiums. Il est difficile de les pénétrer. Nous avons observé une première avancée, depuis que Chanel et LVMH ont donné leur accord. Pour autant, nous devons parvenir à nous faire oublier sur ces lieux afin de rester des témoins discrets bien qu'attentifs.
Je crois beaucoup à la pédagogie qu'on peut développer entre les services de santé au travail, les agences, mais aussi les consommateurs finaux que sont les grandes marques de luxe. Nous aurions intérêt, dans une démarche plus globale, à nous rendre sur place pour effectuer des constats. Je rappelle également qu'une équipe pluridisciplinaire peut intervenir à la demande, ou à des fins de repérage de certains risques. Il est intéressant, de manière plus collective, d'interpeller une société sur la manière dont elle conduit les actions en milieu de travail avec Thalie Santé, au-delà des effets d'annonces et de la demande de certificats tous les six mois plutôt que tous les ans. Je dois tout de même préciser que le modèle économique n'est pas satisfaisant, entre les mannequins qui doivent être vus parce qu'ils participent à une publicité, et ceux qui doivent l'être en urgence et de manière régulière avant de monter sur les podiums. Nous peinons à fixer la norme, le nombre, l'effectif que nous devons suivre. Vous imaginez bien que nos médecins sont très sollicités.
S'agissant de la prévention, nos médecins sont très formés. Le Dr Boulanger et Yann Hilaire participent à de nombreux modules de formation pour être au fait des méthodes de repérage des risques. Il nous paraît donc très important de constituer des modules de prévention accessibles pour réaliser cette oeuvre de prévention, attendue et indispensable. Ainsi, n'importe quel mannequin pourra être formé sur tous les troubles tels que ceux de l'alimentation ou encore du sommeil qu'il pourrait rencontrer au cours de sa vie professionnelle, que l'on espère longue et fructueuse.
Docteur Thierry Boulanger. - Madame Cohen, le suivi des mineurs de moins de 16 ans est à la charge du pôle enfants, dont je ne me charge pas. Le suivi des enfants du spectacle, y compris des enfants mannequins de moins de 16 ans employés à titre individuel, répond à une réglementation extrêmement stricte, avec des commissions, un suivi pédagogique et médico-psychologique. Si l'on peut déjà se féliciter de l'esprit de la loi de 2021, le suivi des enfants et adolescents est encore plus strict et précis. On y évoque à la fois les aspects de représentation de l'image, l'alimentation, les aspects nutritionnels et familiaux, la croissance... Seuls de rares médecins, dans notre service, s'occupent de ce pôle qui demande une expertise particulière. On suit à la fois les enfants et leurs parents, en parallèle.
Mme Martine Filleul. - Merci pour vos propos très structurés et documentés. Docteur Boulanger, vous avez évoqué la situation des mannequins étrangers, trop brièvement à mon goût. Pourriez-vous revenir rapidement sur le sujet ? Peut-on imaginer que leur condition est encore plus précaire que les autres, et que leur suivi est moindre, du moins d'un point de vue médical ?
Docteur Thierry Boulanger. - Nous n'avons pas de visibilité sur le suivi des mannequins étrangers ne résidant pas en France. Il n'y a pas de communication. Certains pays peuvent étudier certaines de leurs populations. En France, nous avons la chance de disposer d'un suivi centralisé par Thalie Santé, ex-CMB. Il facilite la collecte des informations. À ce jour, aucune donnée scientifique consolidée n'est communiquée concernant l'état de santé des mannequins étrangers ne résidant pas en France.
Mme Ekaterina Ozhiganova. - Leur suivi est normalement assuré dans leur pays d'origine, ou sur le territoire français quand il n'a pas été effectué plus tôt. Model law est largement sollicité par les mannequins étrangers. J'avoue que notre cheval de bataille concerne plutôt les aspects législatifs, l'économie ou encore les dettes auprès des agences. Nous nous concentrons moins sur la santé, bien que ce sujet nous intéresse beaucoup. Je ne peux pas dire que nous recevons beaucoup de messages ou de plaintes de la part de mannequins étrangers concernant le suivi médical. En revanche, le fait qu'il n'existe pas réellement de standard international en matière d'évaluation de l'état de santé de ceux qui seraient considérés comme aptes à exercer ce métier est problématique, au vu du caractère très international de la profession. C'est surtout le cas des mannequins de défilés, qui sont les plus maigres et les plus touchés par l'anorexie ou par la boulimie.
Docteur Thierry Boulanger. - À défaut de visibilité sur l'état de santé des mannequins étrangers dans le reste du monde, nous appelons de nos voeux une possibilité pour la France d'échanger avec les autres pays pour construire les bases d'un questionnement commun sur l'état de santé des mannequins. Les mannequins ne travaillent pas que sur les défilés, mais la France est un lieu de concentration et de rencontre de ces populations, au regard de son positionnement en matière de mode. Nous jouissons d'une situation géographique éminemment importante. Ainsi, nous appelons nos confrères étrangers à partager leurs connaissances.
M. Yann Hilaire, responsable des projets de prévention chez Thalie Santé. - Vous nous interrogiez au sujet des réseaux sociaux. Les métiers du mannequinat y sont soumis, comme d'autres populations que nous suivons. C'est notamment le cas des jeunes artistes. Cette pression est assez nouvelle. C'est donc un nouveau facteur de risques psychosociaux, majeur pour ces publics. Il répond à un biais cognitif important, bien connu en neurosciences et en psychologie depuis les années 1950. Dès lors qu'un groupe pointe du doigt un élément sur ces réseaux - vous citiez tout à l'heure l'Ozempic -, il sera utilisé plus naturellement. Les réseaux sociaux facilitent ce biais. Nous nous interrogeons sur leur emploi, puisque les populations plutôt jeunes les exploitent et sont totalement exposées à la vindicte populaire, tant dans le mannequinat, à propos du corps et de la beauté, que pour les jeunes artistes qui livrent leur oeuvre artistique et en subissent les dommages.
Je ne suis pas qualifié pour parler d'addiction aux réseaux sociaux, mais la question peut être posée dans ces termes.
Ensuite, le suivi est plus poussé pour les enfants du spectacle. La commission évoquée par le Dr Boulanger est pluri-institutionnelle. La justice y siège, de même que le rectorat, nos médecins de Thalie Santé... Chacun met les enjeux au centre des discussions pour autoriser - ou non - des populations particulières à travailler.
Je ne dispose pas de statistiques sur les questions de discrimination dans les populations de jeunes enfants mannequins. Nous n'avons que rarement posé ces questions.
Enfin, le sujet de la sous-traitance et de l'intermédiation entre un salarié et un employeur me semble important. La loi concernant la santé au travail est construite sur le triptyque comprenant un salarié, un contrat de travail et un employeur. Les deux populations dont nous discutons aujourd'hui comprennent un intermédiaire entre le salarié et l'employeur, ce qui occasionne des difficultés d'accès.
Le Dr Boulanger parlait plus tôt de prévention et d'accès au travail réel. Nous n'avons, depuis 2017, jamais pu accéder à un défilé ou entrer dans une séance de shooting. Nous n'avons pu assister qu'à un défilé, avec une collègue ingénieure HSE, mais nous y étions présents pour traiter de la question des caméramans qui filmaient le travail des mannequins.
Si nous voulons améliorer les questions de santé au travail des hôtesses et mannequins, nous avons besoin d'un accès plus facile pour les institutions ou les services de santé au travail, et d'une réelle mise en débat de ces conditions entre les entreprises utilisatrices, celles qui embauchent ces professionnels, et les salariés eux-mêmes.
Mme Ekaterina Ozhiganova. - Il me semble que la promotion de mauvaises pratiques sur les réseaux sociaux est assez fréquente dans ce milieu, même de la part d'agences. Il est difficile de contrôler leur propagation. Vous évoquiez plus tôt l'antidiabétique qui fait fureur sur TikTok. Évidemment, ce ne sont pas les agences qui le mettent en avant, mais les influences sont là, et concerneront peut-être un autre médicament demain. Il arrive que ces agences orientent elles-mêmes les mannequins vers des pratiques douteuses, en matière de nutrition notamment. Dans ce milieu, leur influence, comme celle des réseaux, sur des mannequins souvent très jeunes est réelle.
Mme Jacquemet m'interrogeait quant aux évolutions observées dans le milieu depuis la création de l'association. Si, en 2017, une omerta quasi totale régnait sur plus ou moins tous les aspects du métier, en France comme ailleurs, quelques initiatives étaient déjà en place, surtout aux États-Unis. Dans notre pays, capitale de la mode, elles n'étaient que rares. Il n'y avait pas d'union syndicale pour les mannequins, mais uniquement pour les agences. Celles-ci assuraient qu'elles représenteraient également les mannequins, mais comment un employeur peut-il représenter un employé ? Depuis la création de Model law, et le travail réalisé auprès des médias et du public, les questions de respect des conditions de travail, financières, d'exercice du métier ou de santé ont été mises sur le devant de la scène. Beaucoup de mannequins s'en saisissent et en parlent. Nous recevons énormément de questions et de retours. Depuis 2017, d'autres initiatives ont été lancées, notamment aux Pays-Bas et en Angleterre. Des groupes de mannequins s'organisent et essaient de contribuer au changement.
J'étais interrogée sur nos contributions. On me demandait si nous avions commencé le travail. Évidemment, certains aspects ne sont pas accessibles à un public associatif. Seul le législateur peut se saisir de l'obligation d'information. En revanche, nous avons rédigé un guide juridique à destination des mannequins, en partenariat avec les élèves avocats de la Clinique juridique de l'École de formation des barreaux de Paris. Nous peaufinons les derniers détails et espérons le publier très prochainement. Il n'existe pas vraiment de repères. Les agences ne fournissent pas les informations aux jeunes mannequins. Souvent, ceux-ci ne savent même pas qu'ils se trouvent dans un rapport salarié avec les agences.
Enfin, Mme Cohen évoquait la capacité à s'exprimer davantage sur les violences sexistes et sexuelles. Il me semble que les questions de corps en général sont bien plus facilement traitées, avec plus de volonté, et avec un regard plus bienveillant de la part des agences. Les questions de conditions de travail font l'objet de blocages plus importants. Le tabou portant sur les violences sexistes et sexuelles recule petit à petit. Nous croyons néanmoins que celles-ci trouvent souvent leur origine dans un système d'exploitation économique des travailleurs, dont le statut est très particulier en France. Ce lien de dépendance qui caractérise un contrat de travail entre l'agence, le mannequin et le client s'accompagne d'une prohibition à exercer ce métier en tant qu'indépendant si l'on n'est pas installé régulièrement dans l'Union européenne avec un statut adéquat. Ces questions méritent, à mon sens, d'être abordées.
Mme Gabrielle Schütz. - La sous-traitance empêche l'accès des services de santé au travail, mais aussi des inspecteurs du travail. Nous observons des délits d'obstruction permanents. Dans mon enquête, j'ai rencontré plusieurs personnes qui ont évoqué la difficulté de contrôler les conditions de travail des personnels sous-traités. C'est l'un des noeuds du sujet qui nous intéresse aujourd'hui.
Madame Richer, je ne peux qu'approuver les similarités entre hôtesses d'accueil et hôtesses de l'air. La plupart des agences événementielles ont été fondées par d'anciennes hôtesses de l'air. Les chartes qu'elles mettent en place, que doivent signer les salariées, décrivent de manière extrêmement précise leurs tenues, le type de bijoux qu'elles peuvent porter, le type de maquillage qu'elles doivent mettre, le grammage de leurs collants chair... Ces documents sont directement inspirés des normes de l'aviation commerciale qui avaient cours chez Air France, dont beaucoup de fondatrices de société prestataires d'événementiel sont issues.
Par ailleurs, l'activité d'hôtesse d'accueil n'est pas exercée que par des étudiantes. Elle l'est parfois en complément d'une autre activité. Si celle-ci est souvent artistique, nous avons également relevé le cas d'hôtesses de l'air, qui travaillent bien plus souvent en CDD saisonnier dans des compagnies low-cost qu'en CDI chez Air France. Ainsi, nombreuses sont celles qui alternent entre leur poste d'hôtesse de l'air et des missions d'accueil. Les liens sont multiples, tant en termes d'inspiration que dans la porosité entre les personnes exerçant les deux métiers.
Vous avez relevé que les critères de poids, d'âge, de couleur de peau ou de morphologie étaient discriminatoires. Vous étiez étonnée de l'absence de conséquences. Pour agir contre ces discriminations, il faut une mobilisation individuelle ou collective. Dans les deux cas, peu de critères sont réunis pour qu'elles aient lieu. S'agissant des mobilisations individuelles, saisir l'Inspection du travail est difficile dans un contexte d'externalisation. Il faut également que notre rapport au métier le voie comme important. Les jeunes femmes qui l'utilisent comme un job étudiant n'investissent pas leur identité dans ce métier, qui doit avant tout leur servir. Ainsi, elles s'épuisent rarement à en défendre les contours et conditions d'exercice. Bien évidemment, il existe des exceptions, telles que le hashtag #PasTaPotiche. Tout de même, ce rapport au travail distant pour les personnes dont ce n'est pas l'activité principale ne les incite pas à se battre pour réagir face à ces discriminations. Quant aux mobilisations collectives, je reviendrai encore sur l'externalisation. Les hôtesses d'accueil sont très isolées, bien que certains évènements en réunissent un grand nombre. Je pense notamment au Salon de l'automobile ou à celui de la lingerie. Pour autant, dans la plupart des événements, elles sont deux ou trois hôtesses d'accueil. Ce ne sont jamais les mêmes groupes qui sont formés. Il est ainsi compliqué de construire un collectif. Par ailleurs, ces groupes peuvent réunir des femmes dont le rapport à ce travail diffère largement, entre celles qui se vivent comme des professionnelles, minoritaires, et celles qui voient ces missions comme un travail « à côté », ce qui ne facilite pas l'entente sur des objectifs communs. Dans ce contexte, les discriminations perdurent, sans réelle action mise en place.
Bien évidemment, la surveillance du poids et de la morphologie est vraie dans les métiers d'accueil, comme dans le mannequinat, dans des proportions bien moindres. Les agences d'hôtesse procurent des uniformes en taille 36, 38 et 40, mais pas 42, ni 34 ou 32. Si nous n'observons pas de problématiques d'anorexie, nous sommes tout de même confrontées à des pratiques d'entretien du corps, qui demandent du temps et sont coûteuses, sans être prises en charge.
Enfin, les hôtesses poursuivent-elles cette activité dans la durée ? Oui. 20 % d'entre elles ont plus de 30 ans. Elles ne sont généralement pas affectées aux mêmes missions, en fonction de critères physiques. Elles seront plutôt positionnées au niveau du back-office ou à des fonctions qui demandent moins de postures debout. Elles sont moins exposées à des pénibilités de type statique. Elles ne sont en revanche pas forcément moins exposées aux violences sexistes et sexuelles.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup. Cette table ronde a été très intéressante, tant sur le plan du diagnostic que s'agissant des pistes législatives à trouver. Merci pour le travail mené en amont de cette réunion, et pour les réponses que vous nous avez apportées.