- Mardi 11 avril 2023
- Mercredi 12 avril 2023
- Audition de Mmes Audrey Derveloy, présidente, Clotilde Jolivet, directrice des relations publiques et gouvernementales, et M. Jean-Marc Lacroix, pharmacien responsable de Sanofi France
- Audition de MM. Anthony Puzo, secrétaire général, Antoine Puzo, président, de la Fédération française de la distribution pharmaceutique (FFDP), Frédéric de Girard, vice-président, et Germain Hezard, secrétaire général, de la Fédération nationale des dépositaires pharmaceutiques - Log Santé
- Jeudi 13 avril 2023
Mardi 11 avril 2023
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Audition de MM. Jean-Paul Tillement, Yves Juillet, membres de l'Académie nationale de médecine, Mme Claire Siret, présidente de la section santé publique du Conseil national de l'ordre des médecins, et M. Patrick Léglise, délégué général de l'Intersyndicat national des praticiens d'exercice hospitalier et hospitalo-universitaire
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit aujourd'hui ses travaux par l'audition conjointe de plusieurs organismes représentatifs des médecins. Acteurs essentiels et pivots de notre système de santé, les médecins sont en première ligne, non seulement face aux pénuries de médicaments, mais également face aux patients concernés. C'est pourquoi, il nous a semblé indispensable de vous entendre aujourd'hui sur ce sujet précis.
Parce qu'elles vous contraignent à adapter vos prescriptions et vos stratégies thérapeutiques, voire l'organisation coordonnée des soins, les difficultés d'approvisionnement en médicaments affectent largement votre exercice. Elles ont aussi des effets importants sur la prise en charge des patients et leur pronostic, que la commission d'enquête souhaite mesurer. Nous avons également posé à la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) la question du coût des effets secondaires de la pénurie, car nous manquons encore d'informations sur ce sujet.
Il nous est donc précieux de bénéficier aujourd'hui de votre expérience et de votre analyse, non pas seulement sur les causes des pénuries constatées - nous commençons à disposer d'un diagnostic un peu étayé -, mais surtout sur leurs conséquences dans le suivi et la prise en charge des patients. De manière pratique, comment gère-t-on la pénurie de médicaments sur le terrain ?
Sont présents autour de la table le professeur Jean-Paul Tillement et le docteur Yves Juillet, membres de l'Académie nationale de médecine ; le docteur Claire Siret, présidente de la section santé publique du Conseil national de l'ordre des médecins (Cnom), et le docteur Patrick Léglise, délégué général de l'Intersyndicat national des praticiens d'exercice hospitalier et hospitalo-universitaire (INPH). Je précise que MG France, premier syndicat représentatif des médecins généralistes, n'a pu répondre à notre sollicitation ; il sera convoqué lors d'une nouvelle table ronde.
Nous souhaiterions que vous puissiez présenter concrètement, dans un bref propos introductif, la manière dont les pénuries de médicaments affectent la prise en charge des patients et les conditions de travail des médecins. Je vous céderai tour à tour la parole pour une durée de cinq minutes que je vous demanderai de ne pas dépasser, puisque vous êtes nombreux à avoir répondu à notre invitation, ce dont nous nous félicitons. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.
Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Paul Tillement, M. Yves Juillet, Mme Claire Siret et M. Patrick Léglise prêtent serment.
M. Jean-Paul Tillement, membre de l'Académie nationale de médecine. - Le manque de médicaments dans les pharmacies hospitalières et de ville n'est pas nouveau. Dès 2010, des rapports signalaient des ruptures d'approvisionnement et attiraient l'attention des pouvoirs publics sur les dangers auxquels les malades étaient exposés - aggravation de la maladie, perte de chances de guérison. Cela implique, pour les praticiens à l'hôpital comme en ville, une diminution préoccupante de leurs possibilités de traitement, d'autant qu'il n'existe pas toujours de produits de substitution disponibles. Le Sénat a déjà relevé le gaspillage du temps médical qui en résulte.
Malgré d'importantes interventions des pouvoirs publics - loi de modernisation de notre système de santé, feuille de route ministérielle, loi de financement de la sécurité sociale (LFSS), décret relatif aux stocks de sécurité -, la pénurie n'a fait que s'aggraver. Chaque année, on observe entre 2 000 et 3 000 signalements ; cette année, le chiffre devrait excéder les 3 000 signalements.
La pénurie n'est pas seulement française, elle frappe tous les pays de l'Union européenne (UE). Le Parlement européen l'a identifiée comme un problème majeur de santé publique. Ce problème complexe s'explique, au moins en partie, par une conjonction de différents facteurs d'intérêts opposés, à la fois médicaux, économiques et industriels - dans mon propos liminaire, je m'en tiendrai aux problèmes médicaux.
La première chose consiste à identifier les médicaments manquants. Premièrement, on trouve des principes actifs, molécules de base qui servent à fabriquer le médicament, avec notamment des produits d'utilisation courante - paracétamol, xylocaïne -, un antibiotique - amoxicilline -, un anti-cancéreux - 5-fluorouracile - et, plus important encore, toute la classe des glucocorticoïdes, qui dépend d'un seul fabricant pour le monde entier.
Deuxièmement, on trouve les formes pharmaceutiques, à savoir le médicament proprement dit. Il s'agit, pour une grande partie, de préparations injectables, utilisées principalement à l'hôpital dans les services d'urgence - les médicaments injectables représentent 60 % des ruptures d'approvisionnement à l'hôpital. D'un point de vue technique, il est difficile de fabriquer des solutions injectables, mais il existe en France un savoir-faire dans ce domaine.
Troisièmement enfin, il y a les médicaments ciblés vers une population particulière. Il s'agit des médicaments pédiatriques - le marché est trop petit, on dit que les Français ne font plus d'enfants - et gériatriques, car les posologies sont différentes de celles de l'adulte jeune. Toutes les classes pharmacologiques sont affectées par une pénurie due soit à un arrêt de fabrication, soit à un arrêt de distribution.
Vous connaissez les causes de la pénurie. Celle-ci concerne des médicaments matures, qui ne sont plus couverts par un brevet et sont donc « copiables », « généricables ». Leurs prix sont bas et, sauf à les fabriquer à grande échelle, ils ne sont pas - ou peu - rentables. On comprend donc qu'il n'existe qu'un petit nombre de fabricants, parfois un seul pour le monde entier. Deux chiffres sont intéressants : 70 % des médicaments utilisés dans l'Union européenne sont des génériques, et ces médicaments représentent seulement 30 % du budget global.
La fabrication de ces médicaments, avec de nombreux sous-traitants et des chaînes complexes, est très réglementée et encadrée. Cette fabrication s'effectuant à flux tendu, avec peu de stocks, le fabricant a donc tendance à privilégier les acheteurs aux prix les plus élevés. Or, la France présente les prix les plus bas du marché ; il s'agit d'un handicap qui aggrave notre pénurie nationale.
À chacune des étapes de fabrication d'un médicament - du principe actif jusqu'au médicament princeps ou générique -, on trouve des sous-traitants. L'ensemble est donc très fragile : dès qu'un maillon cède, la chaîne de fabrication s'arrête. Peut-on rapatrier toutes ces étapes en France ou dans l'UE ? Ce rapatriement est difficile à réaliser. Il convient de partager les rôles et de se demander, parmi toutes ces étapes, lesquelles sont « relocalisables » dans l'Union européenne.
Quand on parle de pénurie, on parle également de stocks de sécurité. Dans ce domaine, l'administration a été très active ; elle a établi, à partir d'une liste des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), des règles de signalements de tensions d'approvisionnement, de volumes de stocks et de médicaments de substitution. Mais ces décisions françaises se heurtent à la législation générale européenne concernant la libre circulation des biens à l'intérieur de l'UE ; la justice européenne a toujours interdit les restrictions quantitatives à l'exportation. Cette divergence d'appréciation entre la France et l'UE accentue l'intérêt de la mise en place d'une politique européenne de santé et de ressources thérapeutiques.
Il existe également un double problème français de l'accès aux médicaments. L'idée générale consiste à relever les prix trop bas des génériques ; plusieurs États l'ont déjà fait, afin de maintenir leur production. Par ailleurs, des médicaments innovants - par exemple, les anticorps monoclonaux - ne sont pas en pénurie, mais s'avèrent très chers, et la médecine en a besoin. Se pose alors la question suivante : que peut-on payer ? Une autre forme de pénurie se profile, nécessitant un arbitrage, d'autant que l'enveloppe budgétaire n'est pas extensible.
Je souhaite évoquer les sources et les besoins de principes actifs. La France produit 6 % de ses besoins en principes actifs, tandis que l'Europe en produit 9 %. Nous sommes donc obligés d'importer 85 % de nos besoins en principes actifs - principalement de Chine et d'Inde. À mes yeux, cette dépendance est inacceptable pour un pays comme le nôtre, d'autant qu'une rupture d'approvisionnement est tout à fait possible. La guerre en Ukraine, par exemple, a eu pour conséquence une baisse de la fabrication de différents médicaments. Et alors que se dessine une perspective de conflit entre la Chine et l'Inde, qu'en sera-t-il de nos importations ?
Il convient d'établir une liste nationale des médicaments indispensables à partir des listes existantes - les MITM ainsi que les médicaments critiques -, puis de faire le lien avec celle des pénuries et d'étudier, au cas par cas, les possibilités de fourniture et de substitution.
En conclusion, je donnerai quelques pistes pour assurer la pérennité de nos approvisionnements.
Premièrement, je pense à la relocalisation totale ou partielle des fabrications : faut-il relocaliser le principe actif ou le produit fini ? Dans certains cas, il vaudrait mieux le principe actif ; dans d'autres, le produit fini. Il convient aussi de dresser l'inventaire du tissu industriel et de recenser les usines chimiques et les façonniers.
Deuxièmement, réfléchissons au partage des relocalisations indispensables entre les pays membres de l'UE en fonction de leurs capacités actuelles. Une question se pose : jusqu'où la solidarité entre les différents membres de l'UE peut-elle jouer ?
Troisièmement, une dernière piste pour assurer la pérennité de nos approvisionnements, identifier d'autres sources externes et pérennes, afin de diversifier nos sites d'approvisionnement.
À mes yeux, la situation est grave, elle implique d'agir vite. On ne peut pas faire confiance à l'Europe, les prises de décisions y sont beaucoup trop lentes. Seules des solutions nationales pourront mettre un terme à la période de pénurie actuelle. Cela passe par un relèvement des prix les plus bas et par une étude très sélective des besoins nationaux, orientée vers les principes actifs - d'où la nécessité de dresser la liste de ces derniers.
Il importe de proposer des solutions européennes. Par exemple, il serait possible de partager la réalisation des stocks de sécurité suffisants pour toute l'UE, afin de favoriser l'indépendance européenne sanitaire. Il s'agirait également pour l'UE d'indiquer clairement la politique qu'elle entend mener en publiant sa stratégie sur les médicaments à usage humain ; cette publication est sans cesse reportée, nous attendons la décision européenne.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Ce premier propos liminaire pose bien le sujet et propose déjà des pistes de solution.
Mme Claire Siret, présidente de la section santé publique du Conseil national de l'ordre des médecins. - Le souci principal concerne le travail des médecins au bénéfice des patients. La pénurie de médicaments, déjà ancienne, est devenue régulière. Elle touche maintenant toutes les classes thérapeutiques et affecte, de façon inacceptable, le quotidien des patients et des médecins.
La dernière pénurie en date, l'hiver dernier, a eu pour effet d'augmenter les difficultés d'accès aux soins de l'ensemble des patients qui, subissant déjà de plein fouet la pénurie d'offres de soins, se sont vu refuser la délivrance, voire la prescription de certains médicaments au motif d'une rupture de stock prévue durant plusieurs mois. Dans le même temps, l'exercice de l'ensemble des professionnels de santé - dont les médecins - a été rendu très compliqué en raison de la pénurie simultanée d'antibiotiques majeurs, de cortisone per os et inhalée et de paracétamol, alors qu'ils devaient faire face à trois épidémies : bronchiolite, grippe et covid.
Le défaut d'information est le principal problème. En dehors des pharmaciens, peu de monde sait que l'on parle de rupture d'approvisionnement de médicaments lorsqu'une pharmacie est dans l'incapacité de dispenser un médicament à un patient dans un délai de 72 heures. Peu de monde sait que, pour connaître les ruptures de stock, le site de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) recense les listes des produits concernés par les pénuries ou les tensions d'approvisionnement et que, si le traitement n'est pas disponible en officine, le premier réflexe du pharmacien devra être de proposer une solution de remplacement - par exemple avec un médicament générique.
Depuis 2018, le Conseil national de l'ordre des médecins (Cnom) a engagé plusieurs actions pour pallier ces manques. Il a noué un premier partenariat avec l'ANSM afin de pouvoir donner aux médecins les meilleures informations dans un délai rapide ; le Cnom a créé une rubrique « Vigilance et veille sanitaire » sur son site, qui permet de diffuser cette information.
En septembre 2019, la direction générale de la santé (DGS) a également créé un comité de pilotage, avec sept groupes de travail ; parmi ces groupes, nous avons travaillé sur la transparence et la qualité de l'information, à l'origine de la rédaction du décret entré en vigueur le 1er septembre 2021, instaurant l'obligation pour les entreprises pharmaceutiques de constituer un stock de sécurité pour tous les médicaments destinés au marché national.
Par ailleurs, en 2021, le Cnom a contribué à la proposition de prise de position de l'association médicale mondiale (AMM) afin de soutenir les efforts assurant la disponibilité, la qualité et la sécurité des médicaments dans le monde. Pour rappel, l'AMM, fondée en 1947, a pour objectifs d'assurer l'indépendance des médecins et d'établir les plus hautes normes possibles en matière d'éthique et de soins. Il s'agit d'une confédération d'associations professionnelles libres, financée par ses 116 membres.
Dans ce cadre, le Cnom a effectué 14 recommandations. Je citerai les principales : créer un organisme national chargé de rassembler et de faire connaître les informations relatives à la demande et l'offre de médicaments sur leur juridiction ; établir des normes et des mécanismes qui garantissent la continuité de l'approvisionnement en médicaments ; améliorer la surveillance de la chaîne d'approvisionnement de ces médicaments ; élaborer des stratégies d'atténuation pour lutter contre la dépendance des États à l'égard de la fabrication étrangère de médicaments ; inciter les autorités sanitaires nationales à s'approvisionner en médicaments essentiels afin de minimiser le risque de pénurie ; permettre aux États membres de l'AMM d'acquérir, grâce à des contrats communs d'approvisionnement, des produits de santé en nombre suffisant lors de pandémies et ainsi de peser davantage dans les négociations avec les laboratoires ; éviter la logique du « premier arrivé, premier servi », notamment en situation de pandémie, ce qui engendre une compétition contre-productive allant à l'encontre de la protection de la santé publique.
En février 2022, le Cnom a participé à plusieurs réunions avec l'ANSM. La pénurie de cet hiver a conduit à l'organisation de neuf réunions communes afin de pouvoir informer, au plus près de la situation, l'ensemble des médecins du territoire. Le Cnom dispose de plusieurs relais de communication : son site internet, sa newsletter, son compte LinkedIn, ainsi que des brèves de santé publique rédigées à l'attention des conseils départementaux.
Malgré cela, la circulation de l'information n'est pas assez réactive et doit être complétée. En effet, si les pharmaciens sont légitimement au fait de ces informations, les médecins restent encore trop souvent avertis par leurs patients. Se pose alors la question des moyens alloués à l'information afin que celle-ci soit accessible et complète, alors que le quotidien des médecins laisse peu de place au simple temps médical.
Pour ce faire, le Cnom propose que les informations concernant des tensions d'approvisionnement et de ruptures de stocks des médicaments, ou encore d'un éventuel plan Blanc à mettre en place, soient disponibles en temps réel sur les logiciels d'aide à la prescription des médecins, sous forme d'une alerte, ou via une application smartphone téléchargeable par l'ensemble des médecins. Enfin, le Cnom souhaiterait que la population soit informée, que les pouvoirs publics accentuent leurs campagnes d'information et de sensibilisation quant à la bonne utilisation des médicaments. Ainsi, un slogan tel que « les antibiotiques, c'est pas automatique » a marqué durablement les esprits. Il s'agit d'éviter l'automédication et de responsabiliser la population.
M. Patrick Léglise, délégué général de l'Intersyndicat national des praticiens d'exercice hospitalier et hospitalo-universitaire. - L'INPH regroupe une quinzaine de syndicats, notamment ceux des infectiologues, des internistes, des chirurgiens pédiatres, des généralistes hospitalo-universitaires, des pharmaciens, des sages-femmes ou encore des odontologistes. Pour votre information, dans le civil, je suis pharmacien hospitalier. Vous avez déjà audité des pharmaciens, je vais essayer de ne pas répéter leur propos. Je tiens à remercier mes collègues médecins de ne pas avoir employé le terme « molécule », que mes confrères pharmaciens ont abondamment utilisé lors de leur audition. En effet, les termes idoines sont : « médicament », « principe actif », « excipient » - la « molécule », en revanche, je ne sais pas de quoi il s'agit.
En France, les pharmaciens ont des obligations de résultat en termes de dispensation des médicaments. Ainsi, nous passons notre temps à gérer les ruptures d'approvisionnement. Dans les pharmacies à usage intérieur (PUI) pour les hôpitaux, contrairement à ce qui se passe dans la chaîne officinale des grossistes-répartiteurs où domine le flux tendu, il y a une obligation de disposer d'un « stock tampon », soit un mois de stock minimum. Quand la rupture de stock n'est plus gérable, on en arrive à des modifications de traitement ; par exemple, en cardiologie, la plupart des médicaments sont interchangeables.
C'est quelque chose que l'on pratique depuis des années dans les hôpitaux. On lance des appels d'offres avec des mises en concurrence, et on établit un livret thérapeutique. Quand un médicament qui y figure n'est plus disponible pour un patient, on propose un médicament équivalent ; une discussion médico-pharmaceutique s'installe avec le médecin et on change le traitement ; cela ne pose aucun problème.
On dénombre plus de 6 000 spécialités sur le marché français. Dans mon établissement - un centre de gériatrie -, on utilise 800 médicaments au maximum. Un médecin généraliste, quant à lui, prescrit entre 200 et 300 médicaments durant sa carrière. Des possibilités de substitution existent, mais, si les sociétés savantes pouvaient valider de façon académique les possibilités d'interchangeabilité de certains médicaments, ce serait un complément utile.
Dans mon établissement, lorsque j'interroge les médecins, ils m'indiquent que les patients ne se sont pas aperçus du travail accompli pour qu'ils puissent bénéficier de leurs médicaments. Mais on les a alertés plusieurs fois, car nous devons gérer des ruptures toutes les semaines, voire tous les jours. Par ailleurs, nous sommes confrontés aux ruptures concernant les dispositifs médicaux ; chaque année, on gère environ 200 ruptures.
Les ruptures concernant des antibiotiques nous obligent à faire des entorses au bon usage de ces médicaments. Ainsi se trouve-t-on parfois obligé de remplacer un antibiotique par un autre qui n'était pas forcément recommandé. Des problèmes se posent lorsqu'on doit changer les médicaments de patients souffrant de pathologies chroniques ; on a pu notamment le voir avec la lévothyroxine, dont le changement a soulevé un tollé et contraint le laboratoire à revenir à la formule initiale du médicament. Même si, sur un plan scientifique, en termes d'équivalence, il n'y a aucun sujet de discorde, des problèmes peuvent tout de même survenir. On le constate également en passant d'un médicament générique à un autre, avec des allergies qui peuvent se développer.
Concernant l'amoxicilline et le paracétamol, j'aimerais savoir pourquoi trois pays - la Norvège, la Slovénie et le Danemark - n'ont jamais connu de pénurie.
Dans ce contexte de tensions, on s'est retrouvé dans la même situation que pour les masques lors du covid : certains pays ont augmenté les offres de prix pour être prioritaires sur les livraisons de médicaments. Le Portugal et l'Allemagne, notamment, ont augmenté leurs prix et, comme par hasard, ces pays ont connu moins de tensions. L'Académie nationale de médecine a proposé l'idée d'un prix régulé européen ; ce serait vraiment une bonne chose, cela permettrait d'éviter cette concurrence entre les États.
Je souhaite évoquer le sujet des appels d'offres nationaux. Cela fait plus de dix ans que je me bats contre ces appels d'offres instaurés, à l'époque, par la directrice générale de l'offre de soins (DGOS), Mme Podeur. Cette initiative contribue, notamment pour ce qui concerne les dispositifs médicaux, à tuer la concurrence, assécher le marché et diminuer le nombre d'acteurs sur le territoire français. Afin d'arrêter cette massification des appels d'offres, il serait temps, comme l'a d'ailleurs récemment recommandé la direction générale de l'offre de soins (DGOS), de mettre en place des appels d'offres régionaux.
La détermination des prix pose problème en France. Les prix s'établissent en fonction du service médical rendu (SMR), un dispositif qui a ses limites. Par ailleurs, les laboratoires négocient avec les États en fonction de leur solvabilité. Si je prends l'exemple des médicaments contre l'hépatite C, à l'époque les prix proposés en Inde étaient bien inférieurs à ceux qui étaient proposés en France, l'Inde étant moins solvable que la France. Une harmonisation des prix doit être mise en place, au moins à l'échelle européenne. Il convient également de ne plus assécher le marché des « génériqueurs », sous peine de les voir bientôt disparaître.
Enfin, c'est une bonne chose d'avoir introduit les préparations hospitalières spéciales dans la LFSS pour 2022. Actuellement, des textes européens cherchent à limiter à sept jours les préparations hospitalières. Il est important que la France monte au créneau sur ce sujet, car cela risque de rendre impossibles les préparations hospitalières en France. Or, ces préparations réalisées à grande échelle ont notamment permis à l'officine de pouvoir pallier la pénurie d'amoxicilline.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Plusieurs d'entre vous ont évoqué un problème de prix, notamment des médicaments génériques. Or, il existe un comparatif montrant que d'autres pays européens ont établi des prix plus élevés, mais que cela n'a rien changé. Les pénuries sont multifactorielles, il ne s'agit pas de simplifier le propos, mais j'aimerais vous entendre sur ce point.
Vous avez souligné le manque d'informations concernant les ruptures ou les tensions pour un certain nombre de médicaments. L'ANSM est normalement chargée de vous alerter. Avez-vous des propositions à faire sur ce sujet ? Notre commission d'enquête a pour objectif de dresser un état des lieux et, surtout, de formuler des recommandations afin de sortir de cette situation.
S'agissant des conséquences sanitaires des pénuries, vous avez évoqué les possibilités de substitution, mais avec un certain nombre d'inconvénients. Après les différentes auditions, cette partie est encore peu documentée, nous n'avons pas réussi à obtenir des éléments précis. Pour les personnes atteintes de cancer, on nous a indiqué que la perte de chances était évidente. Disposez-vous de davantage d'éléments sur le sujet ?
Concernant les médicaments en tension, il existe plusieurs listes concurrentes. Tout le monde fait sa liste et, au bout du compte, cela manque de coordination. Il semblerait également que le dispositif des MITM, pour être efficace, aurait besoin d'être réduit ; une liste trop longue nuirait à l'efficacité des recommandations. Qu'en pensez-vous ?
Toutes les classes de médicaments sont touchées par la pénurie. On m'a récemment avertie, comme plusieurs de mes collègues, d'une tension concernant les pilules abortives.
Mme Siret a évoqué la nécessité de mener des campagnes d'information, afin que les patients ne cèdent pas à l'automédication. Il existe en France un problème de surconsommation de médicaments. Au-delà des campagnes d'information, il y a un véritable besoin de prévention et d'éducation à la santé ; il s'agit de prérogatives du Gouvernement et du ministère de la santé. Que pouvez-vous dire sur ce sujet ?
Ma dernière question concerne les médicaments innovants. Ceux-ci ne sont pas victimes d'une pénurie, mais de leurs prix trop élevés. Cela pose la question du tri des patients, car tout le monde ne peut pas bénéficier de traitements aussi onéreux. J'aimerais connaître vos avis sur ce point.
M. Yves Juillet, membre de l'Académie nationale de médecine. - Pour reprendre de manière synthétique ce qui a été dit, il y a globalement une tension sur l'ensemble des marchés mondiaux du médicament, du fait d'un décalage entre l'accroissement de la consommation et celui de la production. S'ajoute à cela un deuxième problème, spécifiquement français : nous enregistrons plus de pénuries en France que dans d'autres pays européens comparables, notamment les pays du Nord de l'Europe. Certains de nos voisins ont en outre déjà pris des mesures d'augmentation des prix, notamment l'Espagne, le Portugal, le Danemark et la Norvège.
À court terme, il faut traiter les difficultés rencontrées au quotidien et, pour un certain nombre de produits, celles-ci sont fortement liées au prix. Ainsi, un diurétique comme l'Esidrex coûte 4,10 euros pour trois mois de traitement : ce n'est tout de même pas grand-chose ! Des solutions peuvent être recherchées dans cette direction.
À moyen terme, on évoque les relocalisations en France. Mais celles-ci vont prendre des années - il ne faut pas se faire d'illusions - et ne concernent pas forcément toutes les étapes - c'est le cas de la relocalisation annoncée de la production de paracétamol, les premières étapes restant localisées en Chine. Elles auraient en outre des conséquences, entraînant notamment la réimplantation d'industries chimiques polluantes. Il faut les accepter comme telles.
Au quotidien, il faut essayer de valoriser ce qui se fait en France. Or, s'agissant des appels d'offres déjà évoqués, ne soyons pas schizophrènes : même à un ou deux centimes près, ce sera toujours le moins cher qui sera choisi ! Une piste à regarder de près serait donc de voir comment, sur le plan légal, on pourrait organiser des appels d'offres plus spécifiques avec une base nationale, et non plus européenne.
Il faut, me semble-t-il, approfondir nos réponses concernant les patients. Rappelons que le médecin n'est pas directement en première ligne : il établit sa prescription, mais c'est une fois que le patient s'est rendu à la pharmacie que la pénurie est constatée et que le pharmacien doit chercher une solution. S'il n'en trouve pas, il doit se retourner vers le médecin, n'ayant pas le pouvoir de faire la substitution thérapeutique. Le dialogue entre médecin et pharmacien constitue donc un élément fondamental.
Par ailleurs, s'il existait beaucoup de patients sans traitement, ces cas seraient sortis dans la presse. Je pense donc qu'ils sont tout à fait exceptionnels et que l'on parvient généralement à trouver des solutions par la substitution thérapeutique. Celle-ci n'est toutefois pas la panacée : il faut un suivi et, si celui-ci peut être assuré à l'hôpital, grâce à la présence permanente de médecins, ce n'est pas le cas en ville. Le patient doit aussi comprendre ce qui se passe et disposer d'un recours au moindre problème. Or, là encore, le pharmacien est beaucoup plus accessible et, intervenant en ligne directe sur ces sujets, beaucoup mieux informé que le médecin, d'où la nécessité absolue d'une conjonction entre ces deux professions.
Mme Claire Siret. - Autant la question du prix nous échappe vraiment - déjà, à l'arrivée des médicaments génériques, nous n'avons pas vraiment compris ce que cette évolution nous apportait -, autant nous nous intéressons beaucoup aux questions de conditionnement. Ne devrait-on pas délivrer au nombre de comprimés utiles ? Pourquoi le Doliprane en sirop est-il distribué en un si petit flacon, alors que les enfants l'apprécient tellement que, même à 12 ans, ils en prennent encore ? Pourquoi le Doliprane en sachet de 300 mg est pris en charge, mais pas le conditionnement sous forme de sirop, pourtant très pratique pour les parents ?
S'agissant de l'information, la communication à destination des médecins constitue aujourd'hui un véritable sujet : nous sommes saturés d'informations et de mails ; il nous faut une information directe et efficace. Nous avons besoin de connaître la durée de la pénurie, ses causes et les solutions en termes de substitution. Il est réellement dommage que nous soyons informés par le pharmacien, voire, pire encore, par le patient. Ce serait tellement plus intelligent que nous puissions directement prescrire le bon médicament ; cela éviterait que le pharmacien ait à nous recontacter, alors que nos standards sont surchargés, et qu'il abandonne, faute d'avoir pu nous joindre.
Il est essentiel pour adhérer à un traitement que le patient soit en confiance. Les conséquences de ces pénuries sont donc dramatiques, car elles altèrent cette confiance. Le médecin ne peut pas demander à un patient de revenir dans trois jours parce que, du fait des pénuries, il n'y a pas d'antibiotique pour le soigner. On ne peut pas, comme le propose l'ANSM, prévoir que, pour toute suspicion d'angine à soigner par amoxicilline, le pharmacien puisse exiger la présentation d'un test rapide d'orientation diagnostique (Trod) de l'angine et refuse la délivrance de l'antibiotique en cas de Trod négatif. On ne peut pas travailler de cette façon : c'est remettre en question la capacité du médecin à établir un diagnostic et donner au pharmacien des responsabilités qui, à mon avis, le dépassent.
S'agissant de la longueur de la liste des MITM, oui, il y a beaucoup de médicaments. Mais cela ne nous appartient pas. Nous essayons, pour notre part, de lutter contre l'image d'une médecine devenue simple consommation, simple service.
Enfin, s'agissant des pénuries d'antibiotiques, nous n'avons pas évoqué les problématiques d'antibiorésistance, qui peuvent aussi avoir des conséquences dramatiques en termes de santé publique.
M. Patrick Léglise. - Je me permets d'insister sur la question des prix : on ne peut pas avoir des médicaments, comme le Levothyrox 25, à un prix de 2 centimes d'euro le comprimé. On est en dessous du prix de revient industriel ! Il me semble d'ailleurs que, le jour où nous paierons le « vrai » prix, un rééquilibrage s'opérera et les médicaments innovants coûteront moins cher. C'est là, un peu, un effet pervers du fonctionnement via l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam). Le fait que cette enveloppe soit fermée conduit à tirer les prix au plus bas, tout comme, dans les hôpitaux, on baisse au maximum les tarifs de la tarification à l'activité (T2A). Il faudra donc, à un moment donné, revoir le problème du financement global de la santé en France, en se fondant sur les besoins, et non sur les enveloppes.
Mme Corinne Imbert. - Merci d'évoquer l'Ondam... C'est le coeur du sujet ! Peut-être en sommes-nous là du fait, précisément, de l'organisation de notre sécurité sociale, de ces objectifs qui nous poussent à contraindre les prix dans un contexte de dynamisme de la demande mondiale. À ce titre, comment peut-on imaginer un prix régulé européen dès lors que tous les pays européens n'ont pas la même sécurité sociale et, en particulier, n'ont pas un système généreux et solidaire comme le nôtre ?
Pour les appels d'offres, quelle serait la bonne taille ? Serait-ce la dimension régionale, ou bien pourrait-on le faire au niveau des groupements hospitaliers de territoire (GHT) ?
Monsieur Léglise, comment avez-vous informé les médecins des tensions ou ruptures d'approvisionnement dans votre pharmacie ? S'agissant toujours de l'information, l'Ordre national des médecins a-t-il discuté avec l'Ordre national des pharmaciens, qui dispose d'un outil de communication très intéressant, DP-Ruptures ? Souvent, les causes des ruptures sont connues, mais pas les dates prévisibles de réapprovisionnement : avez-vous connaissance, à votre niveau, de ces éléments ?
Une remarque sur le déconditionnement des médicaments : des expérimentations ont déjà été menées et c'est une fausse bonne idée ! Si le patient arrête son traitement au bout de trois jours, qu'on lui ait donné 12 ou 14 comprimés n'y changera rien : il en restera.
Veillons enfin aux risques iatrogéniques et de surdosage liés à la substitution thérapeutique, le changement de conditionnement, parfois simplement de couleur des boîtes de médicament, pouvant entraîner, notamment chez les malades chroniques, des erreurs et des doubles prises.
Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Dans une étude sur la fracture sanitaire en France publiée en novembre 2022, l'UFC-Que choisir dresse le constat accablant d'un accès difficile aux soins pour bon nombre de Français. Ceux-ci consomment relativement beaucoup de médicaments et, probablement, les utilisent mal. Pourrait-il y avoir un potentiel lien de causalité entre déserts médicaux et mauvaise médication, entre déserts médicaux et pénurie de médicaments ?
Une autre enquête de 2018 a mis en lumière le recours à l'achat de médicaments en ligne. De la même manière, existe-t-il un possible lien de cause à effet entre automédication et pénurie de médicaments ?
Mme Émilienne Poumirol. - Le problème des prix est très régulièrement évoqué au fil de nos auditions. La clause de sauvegarde adossée à l'Ondam - lequel augmente d'ailleurs moins vite que l'inflation - était née du fait que le dispositif devait être gagnant-gagnant, avec une réduction du prix des médicaments matures et un prix intéressant sur les produits innovants. Or on assiste à une réelle dérive : le prix des produits matures frise le ridicule, tandis que les médicaments innovants coûtent extrêmement cher, avec des prix atteignant deux millions d'euros pour certaines thérapies géniques. Or personne ne parle de régulation, ni du prix excessif des médicaments innovants. Avez-vous des propositions pour améliorer la transparence en la matière ? Comment peut-on juguler les appétits des grands de l'industrie pharmaceutique, qui n'ont plus de limites ?
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quelles solutions proposeriez-vous pour la bonne information des médecins ? Il y a eu, pendant la pandémie, des « DGS-Urgent »... Pourrait-on envisager un véhicule ad hoc pour informer des pénuries ? Avez-vous des retours de terrain sur la répartition territoriale des pénuries ? Comment pourrait-on réguler ces différences ou pertes de chance d'un territoire à l'autre ?
Par ailleurs, les remplacements de médicaments ne sont pas si simples pour les traitements chroniques. S'il est possible d'assurer un suivi à l'hôpital, ce n'est pas le cas pour un traitement à domicile. Or le risque iatrogène est important, tout comme la qualité de traitement peut être impactée par les effets liés à la pharmacocinétique. Pourrait-on envisager un package spécifique pour aider les patients, au-delà des indications transmises par le pharmacien ?
J'aurais aimé en savoir plus sur les appels d'offres nationaux. Sont-ils réguliers ou exceptionnels ? Quel type de médicaments concernent-ils ?
Pensez-vous que l'on pourrait créer une solidarité entre hôpitaux, médecine libérale et pharmacies d'officine pour disposer de stocks communs, avec des transferts possibles de l'hôpital vers les officines en cas de besoin ?
Le déconditionnement constitue un vrai sujet, pour lequel on doit sortir des problèmes liés aux branches professionnelles. Ce dispositif doit pouvoir être utilisé lorsque cela est nécessaire.
M. Patrick Léglise. - Sur la question du prix régulé européen, il suffirait de fixer les prix en fonction de critères objectifs, comme le prix de revient industriel.
S'agissant des médicaments innovants, il faut bien évidemment intégrer le coût de recherche et développement. Certes, on a payé très cher les médicaments contre l'hépatite C, mais on savait qu'ils allaient permettre de guérir définitivement cette maladie - ces médicaments avaient donc une durée de vie très courte, d'où une rentabilité moindre pour les laboratoires. Ce qui était anormal, c'était de voir le prix varier en fonction de la solvabilité des États.
Pour la dispensation des médicaments à l'unité, il faudrait des conditionnements adaptés. Cela se fait à l'hôpital, mais au prix d'un travail semi-industriel : tous les médicaments sont surétiquetés, suremballés. Les officines ne sont pas équipées pour cela. À une époque, le laboratoire Servier proposait des blister unitaires. Ce serait une solution, mais est-elle acceptable sur le plan écologique, compte tenu de la consommation d'emballage en plastique qu'elle implique ? Quoi qu'il en soit, une solution consistant à déconditionner pour mettre les comprimés en sachet, comme cela se fait aux États-Unis, n'est pas envisageable.
Vous avez souhaité savoir comment j'ai communiqué avec les médecins... C'est très simple : je les ai appelés au téléphone. Nous sommes encore humains.
Je ne peux pas vous dire grand-chose de DP-Ruptures, avec lequel nos systèmes d'information à l'hôpital ont du mal à s'interconnecter.
J'en viens aux contingentements. Il existe déjà des dispositifs : souvent, les médicaments importés pour compenser une pénurie sont autorisés sur le territoire français uniquement via les pharmacies à usage intérieur, donc les pharmacies hospitalières. Ils sont en conséquence contingentés à l'hôpital et rétrocédables sans les officines, ce qui oblige les patients à se déplacer à l'hôpital. Mais les contingentements, établis en fonction de nos historiques de consommation, ne sont jamais adaptés à nos besoins réels.
Les appels d'offres nationaux concernent tous les médicaments pouvant être achetés par appel d'offres, donc des médicaments génériques. Ils pèsent essentiellement sur les génériqueurs, tout comme la clause de sauvegarde.
M. Yves Juillet. - Le déconditionnement est, selon moi, une fausse bonne idée, dont les expérimentations ont montré les limites. Le conditionnement en boîte a effectivement été un progrès conséquent pour la qualité, la sécurité, la conservation et l'observance des traitements par les patients, notamment les patients âgés. En outre, le conditionnement n'est pas libre ; il est fixé par la Commission de la transparence, en fonction de la durée de traitement.
Les achats de médicaments en ligne existent, mais leur volume est assez faible en France, les médicaments étant remboursés. En règle générale, ils concernent des produits pour lesquels les personnes n'osent pas se rendre en pharmacie, par exemple les traitements contre les troubles de l'érection, les anorexigènes ou les anabolisants. Le problème que posent ces achats, dans d'autres pays que la France, est celui des faux médicaments. L'Ordre national des pharmaciens a donc établi une liste des pharmacies autorisées à vendre des médicaments en ligne, étant précisé que ces ventes concernent uniquement des médicaments d'autoconsommation.
Il est par ailleurs un sujet sur lequel il faut vraiment essayer de travailler : l'observance thérapeutique. Les gens achètent des médicaments, mais ce n'est pas pour autant qu'ils les consomment ! Or, si la substitution de médicaments génériques est déjà difficile à gérer, la substitution thérapeutique l'est encore plus. Les patients sont donc inquiets et cela ne favorise pas le suivi du traitement.
Enfin, ne nous faisons pas d'illusions ! Chaque pays a son système de protection sociale et chaque électeur de chaque pays pense que le sien est le meilleur. Pour cette raison, nous n'aurons jamais de système de prix européens.
M. Jean-Paul Tillement. - Les relations entre les académies de médecine et de pharmacie et, de manière générale, entre médecins et pharmaciens sont permanentes et excellentes. Pour vous convaincre, sachez que mon voisin, représentant lui aussi l'académie de médecine, est l'ancien président de l'académie de pharmacie !
Mais je crois, Madame la Rapporteure, que vous avez posé la question la plus difficile à résoudre. Qu'est-ce qui est véritablement indispensable ? Pouvons-nous aujourd'hui dresser une liste ? C'est extrêmement difficile ! Lorsque nous avons travaillé sur les MITM, nous avons demandé aux industriels lesquels de leurs produits pouvaient être concernés. Vous imaginez quelle fut leur réponse, mais c'était aussi une manière de leur « confier le bébé », de faire reposer tous les enjeux d'intendance sur eux. Par ailleurs, il y a plusieurs listes de médicaments et elles ne se ressemblent pas. Nous travaillons actuellement sur le sujet avec la direction générale de la santé et nous y travaillerons bientôt avec l'ANSM. Mais, à nouveau, c'est difficile. Pour moi, une solution pourrait être d'identifier d'abord les principes actifs indispensables, car, à partir de ces principes actifs, notre industrie française est techniquement capable de produire des médicaments en cas de pénurie.
Je suis, pour ma part, très gêné par les médicaments innovants. Je pose une question provocatrice : l'innovation correspond-elle forcément à un progrès ? Peut-être faut-il poser des conditions en la matière, car il n'est pas évident qu'une innovation, aussi intéressante soit-elle sur le plan de la recherche, apporte un réel progrès thérapeutique.
Mme Claire Siret. - En matière de conditionnement, on pourrait envisager des pictogrammes indiquant, par exemple, que le médicament n'est pas un antibiotique ou qu'il concerne tel ou tel organe, par exemple le coeur, afin de faciliter la compréhension par les patients.
S'agissant de la pénurie de l'offre de soins, il est évident que, s'il n'y a personne pour prescrire, il y aura forcément une pénurie de traitement des personnes.
Pour lutter contre l'automédication, il me semble que nous pourrions déjà faire en sorte que les industriels optent tous pour le même conditionnement, avec un nombre de comprimés correspondant aux durées de traitement fixées par les sociétés savantes.
Les messages « DGS-Urgent » étaient très utiles, mais nous n'avions qu'un problème à gérer : la covid-19. Nous sommes par ailleurs extrêmement sollicités. Nous allons disposer d'outils numériques nous permettant d'envoyer les ordonnances aux pharmaciens. Il serait intéressant de disposer d'un retour, notamment pour des alertes automatiques sur des ruptures d'approvisionnement.
La transparence est vraiment essentielle sur les questions de prix - nous l'avons vu avec les médicaments génériques ; les gens n'ont rien compris ! Ils doivent savoir que les médicaments ne sont pas gratuits, il faut aussi qu'ils sachent combien cela coûte. C'est très important !
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous vous remercions de votre participation.
La réunion est close à 10 h 30.
Mercredi 12 avril 2023
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Audition de Mmes Audrey Derveloy, présidente, Clotilde Jolivet, directrice des relations publiques et gouvernementales, et M. Jean-Marc Lacroix, pharmacien responsable de Sanofi France
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête par l'audition de Mme Audrey Derveloy, présidente de Sanofi France ; je vous remercie, madame la présidente, de votre présence. Vous êtes accompagnée de Mme Clotilde Jolivet, directrice des relations publiques et gouvernementales de Sanofi France, et de M. Jean-Marc Lacroix, pharmacien responsable de Sanofi France.
Sanofi constitue un fleuron de l'industrie française et, plus encore, de son industrie pharmaceutique. Nous avons pu, très concrètement, en avoir confirmation sur le terrain, jeudi dernier, dans votre usine de Lisieux, qui se consacre à la fabrication de l'antidouleur et antipyrétique bien connu des Français : le Doliprane. Nous avons été impressionnés par le professionnalisme et l'implication du personnel, qui illustrent tous les enjeux du secteur : une demande qui, après avoir stagné pendant plusieurs années, croît de nouveau, et des tensions d'approvisionnement qui n'ont pas empêché la production de l'usine d'atteindre un plus haut historique.
Un de nos interlocuteurs a estimé que Sanofi, par sa surface financière, était mieux armé que d'autres laboratoires pour continuer à s'approvisionner malgré les hausses de coût des matières premières et de l'énergie. Nous serons donc attentifs à ce que vous pourrez nous dire sur la façon dont votre entreprise s'est adaptée aux tensions, voire aux ruptures d'approvisionnement auxquelles l'ensemble du secteur fait face de plus en plus souvent, notamment en matière de principes actifs.
Plus globalement, nous déplorons tous qu'en quelques années l'industrie pharmaceutique française ait perdu sa position de leader en Europe et n'occupe plus que la quatrième place. Sans faire porter la responsabilité à un acteur du marché en particulier, nous souhaiterions mieux comprendre les raisons de ce recul. Votre regard sur la question, naturellement, nous intéresse.
Pour essayer de mettre fin à cette spirale de déclin, le Gouvernement s'est engagé dans une politique de relocalisation et d'intensification du soutien à la filière. Vous nous direz comment Sanofi a répondu à cette volonté et mettra en oeuvre des projets s'inscrivant dans cette trajectoire. Madame la présidente, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif, puis Mme Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions. Comme vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises.
Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, chacun votre tour, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Audrey Derveloy, Mme Clotilde Jolivet et M. Jean-Marc Lacroix prêtent serment.
Mme Audrey Derveloy, présidente de Sanofi France. - Je vous remercie de nous donner l'occasion de nous exprimer sur les tensions d'approvisionnement et les pénuries, sujet majeur, surtout après cet hiver où nous avons subi une triple et inédite épidémie de covid, grippe et bronchiolite. Pour les patients, l'enjeu est de pouvoir accéder à leurs traitements. Avec l'ensemble des acteurs du système de santé, nous devons être en mesure d'anticiper ces besoins de santé et d'y répondre, et de remplir ainsi notre mission de façon plus optimale ; en tant que médecin ayant commencé ma carrière dans les hôpitaux publics, cela compte beaucoup pour moi.
Ces besoins en santé guident nos choix chez Sanofi. Avec une meilleure coordination des efforts des pouvoirs publics, des acteurs de la production et de la distribution de médicaments, des laboratoires pharmaceutiques, des logisticiens, des grossistes-répartiteurs et des pharmaciens, nous pourrons assurer pleinement cette mission. Avant de répondre à vos questions, je souhaite articuler cette introduction autour de quelques thèmes : une présentation rapide de notre entreprise française ; la place majeure de la France dans notre entreprise et nos capacités de production ; l'état des lieux des ruptures, ses causes, et des propositions pour votre commission.
Sanofi est un leader pharmaceutique mondial. Il compte 90 000 collaborateurs dont 20 000 en France, 59 sites de production dans le monde dont 28 en Europe et 16 en France. Sur ces 16 sites de production, six sont dédiés à nos principes actifs, auxquels s'ajoutent sept sites pour la production pharmaceutique, la formulation et le conditionnement, et trois pour les vaccins.
La contribution de ces 16 sites au chiffre d'affaires de notre groupe s'avère plus que minime : moins de 5 %. Dans un environnement économique contraint, nous souhaitons rester présents en France. Pour information, la France représente 40 % de nos dépenses en recherche et développement (R&D) et un tiers de nos investissements mondiaux.
La France est, de loin, notre premier pays de production, concentrant entre 30 % et 40 % des volumes que nous produisons à l'échelle mondiale. Plus de 10 000 de nos collaborateurs en France travaillent sur ces affaires industrielles. Nous investissons également chaque année en France plus de 350 millions d'euros dans nos usines, avec notamment un investissement majeur - entre 130 et 140 millions d'euros - sur les nouvelles capacités et les nouvelles technologies pour les nouveaux produits. À cela s'ajoutent des efforts pour la décarbonation, à hauteur de 50 millions d'euros par an.
La France a été choisie par notre groupe pour investir dans des usines de haute technologie, avec notamment un demi-milliard d'euros d'investissements pour notre nouvelle usine high-tech dans le Rhône. Le site de Marcy-l'Étoile, près de Lyon, est également concerné par ces investissements, avec une stratégie d'accélération pour l'ARN messager et une volonté de regrouper toutes les étapes de la chaîne de valeur.
Par ces expertises technologiques et humaines, par ces moyens financiers engagés, vous pouvez constater la place de la France dans la stratégie de Sanofi. Nos 20 000 collaborateurs, dans neuf régions différentes, sont une richesse pour la France et contribuent au rayonnement du pays à travers le monde. Nous sommes également contributeurs de la balance commerciale externe de la France ; chaque année, Sanofi exporte pour 15 milliards d'euros de médicaments et de vaccins.
Acteur unique en France, nous avons plus de 464 présentations, avec à la fois un portefeuille de produits innovants et un autre de produits matures. Environ 360 spécialités différentes correspondent à 75 % de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) et à une vingtaine de vaccins. Cela représente une volumétrie conséquente, avec 460 millions de boîtes dans les pharmacies de ville et plus de 400 millions de prises à l'unité à l'hôpital.
Notre volumétrie est malheureusement affectée par les tensions. Sur les 2 765 signalements communiqués par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en 2022, 5,7 % nous concernaient ; en regard de notre part de marché - 18 % du marché français en volume -, cette proportion de signalements est donc plutôt faible.
En accord avec l'obligation de stock du décret de mars 2021, nous avons également investi en capacité supplémentaire de stockage - 3 000 palettes -, en plus de nos quatre sites de distribution.
Il y a deux situations différentes pour les patients ; une première avec des tensions qui, in fine, ne les empêchent pas d'accéder à leur traitement, le pharmacien pouvant proposer une alternative en accord avec le médecin et Sanofi pouvant également pratiquer, lorsque cela est nécessaire, des réassortiments ; et une deuxième situation, évidemment plus gênante, avec des cas de rupture de stock chez l'exploitant ou des ruptures d'approvisionnement liées à la chaîne de fabrication. Ces ruptures sont donc graves mais limitées : 157 signalements en 2022 pour Sanofi, dont un tiers seulement pouvant aller jusqu'à la rupture.
Je souhaite revenir sur la procédure mise en place cet hiver pour le Doliprane. Nous avons répondu à des besoins très élevés et inédits. L'entreprise s'est mobilisée afin de produire 424 millions de boîtes de Doliprane en 2022, soit le plus haut niveau depuis le lancement du médicament ; ce chiffre était déjà en augmentation en 2021, avec 383 millions de boîtes.
Concernant la solution pédiatrique, la production a augmenté de 49 % en 2022 par rapport à 2021, pour atteindre un niveau inédit de plus de 24 millions de boîtes. Sur le site de Lisieux en Normandie, des collaborateurs sont passés à un rythme de sept jours sur sept, 24 heures sur 24 ; c'est une réelle fierté pour notre entreprise d'avoir contribué à cet effort. Nous avons également mobilisé des stocks en Italie - quatre millions de boîtes - pour subvenir aux besoins pédiatriques supplémentaires.
Avant la crise du covid, 20 % à 30 % des pénuries étaient liés à des ruptures d'approvisionnement de principes actifs. Chez Sanofi, nous traitons ce sujet depuis longtemps, tout en étant peu dépendants de la zone asiatique ; notre approvisionnement en principes actifs se situe à 95 % en Europe et aux États-Unis, et seulement 5 % en Asie. Nous sommes donc moins exposés à cette dépendance, avec seulement 15 % de tensions et ruptures liées à un problème de principes actifs.
Les tensions et les ruptures ont des causes multifactorielles. Nous avons été particulièrement affectés par l'augmentation imprévue de la demande sur certains de nos produits et ceux de nos concurrents, ce qui a créé un effet domino. À cela s'ajoutent d'autres événements industriels imprévus sur la chaîne de fabrication. Les difficultés industrielles peuvent s'additionner, avec également des manques sur des contenants tels que le verre, l'aluminium, les sachets en carton, ou sur des sucres de qualité pharmaceutique. Nous avons su trouver des solutions grâce à la mobilisation exceptionnelle du personnel et en nous appuyant sur un réseau mondial fort.
J'attire votre attention sur le défi que représente la disponibilité de la ressource humaine ultraspécialisée, comme les pharmaciens au sein de nos usines, indispensables pour la libération des lots.
Enfin, je souhaite conclure mon propos avec quelques propositions. Nous observons trois leviers concrets, le premier soutenant les deux autres. Avant tout, nous avons besoin d'une politique française du médicament en cohérence avec les objectifs de souveraineté et d'autonomie, permettant à la fois le financement des médicaments nouveaux et innovants, mais également celui des médicaments existants pour les patients.
Le deuxième levier porte sur les propositions du Gouvernement. L'une d'elles prévoit d'associer en amont les industriels à la définition des plans de préparation hivernale. Cette anticipation, qui est une bonne chose, ne peut se faire qu'avec le pilotage de l'État. La définition des médicaments stratégiques, d'un point de vue industriel et sanitaire, doit absolument intégrer la soutenabilité économique des productions à maintenir et à prévoir, tout en s'inscrivant dans les travaux équivalents au niveau de l'Union européenne (UE). Une autre proposition du Gouvernement entend mobiliser la commande publique en cohérence avec la souveraineté ; l'appel d'offres d'État concernant les vaccins contre la grippe en est un bon exemple.
Le troisième levier consisterait à harmoniser à l'échelon européen les conditionnements et les stocks en conditionnement primaire pouvant être mobilisés dans différents pays pour répondre aux tensions d'approvisionnement. De manière générale, il s'agirait que les outils soient en cohérence avec les travaux européens en cours sur la souveraineté de l'UE.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Votre propos liminaire est très dense.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Comme vous l'avez souligné, les ruptures et les tensions sur les médicaments ont des causes multifactorielles. Plusieurs médicaments produits par Sanofi ont récemment connu des difficultés d'approvisionnement en France. Quelles mesures concrètes prenez-vous dans ces cas-là ?
De nombreux rapports parlementaires ont mis en exergue ces tensions et ces ruptures croissantes. Plusieurs raisons ont été invoquées, notamment le prix des médicaments. Je souhaite vous interroger sur ce qui s'est passé pendant la crise du covid. Nous avons tous été déçus de constater que Sanofi, fleuron de l'industrie pharmaceutique, n'avait pas pu créer un vaccin. Trois ans après le début de la pandémie, vous parvenez enfin à en sortir un, le septième vaccin européen approuvé par l'Agence européenne des médicaments (AEM ou European Medicines Agency, EMA). Quelle est l'utilité d'un septième vaccin aujourd'hui ?
Vos difficultés concernant la sortie du vaccin n'étaient pas dues à un manque de soutien public ; je pense aux 200 millions d'euros d'aides de l'État et aux 120 millions d'euros du crédit d'impôt recherche (CIR). Ces difficultés sont-elles liées aux fermetures de sites de production ? Depuis une trentaine d'années, de nombreuses usines françaises ont été délocalisées. Cela a-t-il eu des effets sur les emplois à la fois de production et de recherche ?
Lors de notre déplacement à Lisieux, nous avons pu mieux appréhender les enjeux de votre partenariat avec Seqens. La production de médicaments comporte de nombreuses étapes complexes, avec notamment de nombreux sous-traitants. Or, dans la future usine de paracétamol de Seqens à Roussillon, ne sera prise en compte qu'une partie du processus de fabrication. Cela peut-il garantir à la France une production suffisante et surtout consolidée ?
Vous avez précisé que Sanofi s'approvisionnait en principes actifs à 95 % en Europe. Vous êtes un contre-exemple, car, depuis le début de nos auditions, on nous alerte sur le fait que 80 % des principes actifs sont importés de Chine et d'Inde. Avez-vous des précisions à nous apporter sur ce sujet ?
Avec la cession de la société EuroAPI, vous avez pris la décision de vous séparer d'une partie de la production de ces principes actifs. Désormais, vos parts sont minoritaires dans la société. Pouvez-vous nous garantir qu'EuroAPI ne va pas, d'ici quelques années, délocaliser ses usines à l'étranger ?
Enfin, lors de nos auditions, nous avons entendu beaucoup de remarques sur la faiblesse des prix des médicaments matures, frappés par les ruptures et les tensions. Le groupe Sanofi a-t-il renoncé à mettre sur le marché français des médicaments en raison de leurs prix trop faibles ? Il serait très compliqué, pour de petits laboratoires souhaitant reprendre des médicaments abandonnés, de le faire, car ils ne disposeraient pas des processus de fabrication. Pouvez-vous nous donner des précisions ?
Mme Audrey Derveloy. - Notre mobilisation est totale pour répondre aux situations de tension ou de rupture. En situation classique, les allocations de stocks sont liées à des décisions de groupe ; la maison mère étant en France, nous sommes en mesure d'avoir une vision plus holistique et les stocks sont alloués en fonction des besoins des pays. Quand interviennent des tensions ou des ruptures, nous travaillons avec toutes les équipes gérant les stocks. Nous disposons de quatre centres de distribution, soit 100 personnes, dont les services clients et les informations médicales. Elles se consacrent à la gestion de ces situations spécifiques, qui nécessitent également un dialogue avec les autorités, notamment l'ANSM. Jean-Marc Lacroix va compléter mon propos à ce sujet.
Jean-Marc Lacroix, pharmacien responsable de Sanofi France. - Nous sommes organisés pour procéder, toute l'année, à une surveillance de l'évolution de nos stocks, en particulier concernant les MITM que nous produisons. Cette action de surveillance a pour objectif de déterminer les tendances anormales observées par rapport à nos ventes.
Au-delà des personnes mobilisées dans les centres de distribution, plusieurs centaines de personnes dans différents périmètres - en logistique organisationnelle, qualité, informations médicales - constituent une sorte de back-office afin de gérer ces situations. Notre premier point concerne la détection, qui repose également sur la veille des publications de tension ou rupture réalisées sur le site de l'ANSM, indicateur pour nous d'éventuels transferts d'achat sur nos propres produits.
Nous avons également des contacts privilégiés avec différents acteurs, notamment les grossistes-répartiteurs - avec lesquels nous interagissons régulièrement pour connaître l'état de leurs propres stocks - et certains centres hospitaliers ciblés en fonction des pathologies et de leur spécialisation.
Pour une entreprise comme la nôtre, dont la raison d'être est de fournir à chaque malade son traitement, subir des situations de tension ou de rupture est vécu comme un échec. Quand une telle situation est détectée, notre première réaction est d'estimer au mieux le délai de survenue d'une rupture réelle et d'en communiquer les informations à l'ANSM, notre interlocuteur privilégié dans ce contexte.
Notre objectif est aussi de contribuer à la résolution d'un problème qui, à ce stade, n'est encore qu'un risque. Les signalements déclarés par une entreprise exploitante ne signifient pas nécessairement une rupture de stock avérée au niveau du laboratoire. Notre objectif, naturellement, est d'éviter cette rupture de stock par différents moyens.
Il s'agit d'abord de procéder à l'information de nos interlocuteurs - notamment les dispensateurs tels que les pharmaciens d'officine ou les pharmaciens hospitaliers - par la voie d'un outil administré par le Conseil national de l'ordre des pharmaciens (Cnop) : le DP-Ruptures. Ensuite, nous informons nos grossistes-répartiteurs et nos clients hospitaliers par des états de stocks hebdomadaires, afin de leur donner une visibilité sur la situation de nos produits.
Si la situation s'avère plus grave, nous mettons en oeuvre un plan de gestion des pénuries et nous entrons notamment en relation avec les sociétés savantes, expertes dans certaines pathologies, qui nous aident à déterminer le meilleur protocole de remplacement éventuel ou d'accompagnement des patients. Notre objectif, bien sûr, est de ne pas arriver à la situation de rupture complète au niveau du laboratoire et d'essayer de gérer un stock contraint le mieux possible, afin qu'il bénéficie aux patients qui en auront le plus besoin.
Cela passe par des contingentements quantitatifs, c'est-à-dire une gestion logistique et comptable. Il s'agit de répartir un stock disponible sur un nombre de semaines à risque, et d'organiser le cadencement des livraisons de manière à prolonger la durée de présence du produit sur le marché le plus longtemps possible, idéalement jusqu'au retour à la normale des stocks. Dans certains cas, cela passe par la mise en place de contingentements à caractère médical, en sélectionnant des pathologies qui exposent le plus au risque les patients et en privilégiant le dépannage individuel à une situation médicale précise. Cela nécessite l'implication de personnes ayant une capacité d'analyse d'éléments médicaux communiqués par le prescripteur, afin de savoir, par exemple, si tel antibiotique va agir sur le microbe concerné et donc permettre un dépannage.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Pour bien comprendre, êtes-vous directement en contact avec le prescripteur ?
Jean-Marc Lacroix. - Oui, pour les cas de contingentement médicalisé. Ou alors l'information passe par le pharmacien hospitalier.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Par la pharmacie d'officine également ?
Jean-Marc Lacroix. - Cela peut arriver.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous traitez donc la question au cas par cas ?
Jean-Marc Lacroix. - Absolument.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Échangez-vous sur l'indication du médecin ?
Jean-Marc Lacroix. - On vérifie l'éligibilité de l'indication par rapport aux discussions que nous avons pu avoir avec l'ANSM.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - C'est bien ce que j'avais compris, je voulais en avoir la confirmation.
Jean-Marc Lacroix. - Il s'agit d'un éventail d'actions avec un stock contraint. Nous sommes parfois amenés à importer des produits : il peut s'agir du même produit disponible en France, commercialisé par une autre filiale du groupe dans un autre pays, dans la mesure où les stocks seraient disponibles, ou il peut s'agir de produits n'appartenant pas à notre laboratoire et qui comblent un manque. Cet éventail d'actions, établi en concertation avec les autorités, va donc du contingentement quantitatif jusqu'à l'importation des produits.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Échangez-vous avec la direction hospitalière ou l'ANSM ?
Jean-Marc Lacroix. - Avec l'ANSM.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - L'ANSM vous donne mandat pour discuter, au cas par cas, l'indication médicale avec les médecins prescripteurs, c'est cela ?
Jean-Marc Lacroix. - On ne discute pas l'indication, on la vérifie.
Mme Audrey Derveloy. - Sur le sujet des délocalisations, Sanofi a toujours fait le choix de privilégier la France, notamment concernant la production des principes actifs. Avec 16 sites, 20 000 collaborateurs et 40 % de nos investissements industriels en France, nous sommes les seuls à avoir une présence aussi forte sur le territoire. Par ailleurs, nous soutenons, à hauteur de 150 millions d'euros, la production de nouveaux médicaments.
De quoi avons-nous besoin pour répondre aux demandes des Français ? Nous gérons notre outil industriel en essayant d'optimiser notre réseau. Il s'agit de distinguer les ventes ou fermetures de sites des transferts ; dans le cadre d'un transfert, les capacités de production restent en France. Comme exemple de transfert réussi, j'ai en tête celui du site de Quetigny désormais géré par le façonnier Delpharm. Ils peuvent être parfois perçus comme des éléments de fragilisation, mais certains sous-traitants, en plus d'être français, s'avèrent très robustes. La cession de Merial au laboratoire allemand Boehringer Ingelheim permet également de maintenir une capacité importante en région lyonnaise. Enfin, nous gardons une participation dans EuroAPI et nous considérons que cela renforce toute la chaîne de production.
Quand nous souhaitons transférer une activité, nous en discutons avec les autorités. Ces transferts - que je distingue, encore une fois, des fermetures de site - nous donnent également la possibilité d'investir. Durant la même période, nous avons investi plus de 490 millions d'euros sur le site de Neuville-sur-Saône, afin de bâtir cette nouvelle usine évolutive, une des deux usines de ce type dans le monde, l'autre étant située à Singapour. Autres exemples d'investissement : le site de Sisteron, où plus de 60 millions d'euros ont été engagés pour les lancements de petits volumes ; ou encore le site de Val-de-Reuil, avec 200 millions d'euros investis. En parallèle des transferts et des fermetures de sites, nous investissons pour créer de nouveaux centres d'excellence.
Mme Clotilde Jolivet, directrice des relations publiques et gouvernementales de Sanofi France. - Concernant EuroAPI, nous considérons qu'il s'agit d'une belle opportunité de garder ces sites en Europe. Depuis le lancement de la société, l'accélération des commandes est notable ; cela s'explique en partie par le fait qu'auparavant, lorsque ces activités étaient gérées au sein de Sanofi, un certain nombre de clients préféraient s'adresser à une structure indépendante du groupe.
Sanofi détient à peu près 30 % des parts d'EuroAPI. Le point important est que l'État, via un fonds souverain, est entré au capital de la société. L'État est membre du conseil d'administration et c'est dans le cadre de cette instance que peuvent se prendre un certain nombre de décisions stratégiques liées à la souveraineté industrielle et sanitaire.
Madame la rapporteure, vous avez évoqué la mise à disposition du vaccin contre le covid de Sanofi. En effet, ce vaccin est arrivé tardivement. Nous avons bénéficié du soutien de la Commission européenne qui, en août 2020, a pris la décision d'achats anticipés pour un certain nombre de vaccins, dont celui de Sanofi. Notre retard s'explique principalement par des raisons scientifiques. Au moment du passage de la phase 2 à la phase 3, nous avons dû recommencer des études de phase 2. Le recrutement des patients pendant la phase 3 fut également beaucoup plus long qu'espéré.
Le positionnement spécifique de ce vaccin a été discuté en amont, dès que nous avons enregistré les premières étapes de retard avec le ministère de la santé et la Commission européenne. Ce vaccin n'est pas indiqué pour une première injection, mais pour le rappel. Évalué en ce sens par la Haute Autorité de santé (HAS), il a aujourd'hui toute sa place dans l'arsenal thérapeutique. Nous avions pris l'engagement de mettre ce vaccin à disposition pour le covid ; certes, les délais n'ont pas été satisfaisants, mais l'engagement a été tenu.
Vous avez évoqué le lien entre la mise à disposition tardive du vaccin et la baisse de nos investissements. La France est, de loin, le territoire numéro un de notre activité. Nous avons trois usines de vaccins en France, auxquelles s'ajoute la nouvelle usine évolutive dont a parlé Mme Derveloy. Concernant le vaccin, tant pour la R&D que pour la production, la France est le premier pays où nous investissons. Sur la partie clinique également, nous avons noué des accords avec plusieurs centres d'études cliniques ; et l'annonce de l'ARN messager offre, à ce sujet, encore plus de perspectives.
Concernant Seqens, je ne suis pas capable de vous dire précisément le nombre d'étapes de production. Il nous a semblé intéressant d'être partenaire de ce projet, car une partie de la chaîne de valeur demeure ainsi européenne. Lorsque Seqens avait présenté son projet, nous avions noté l'important volet consacré à la décarbonation. Ce projet répond à un besoin, celui de disposer d'une source complémentaire de paracétamol sur le territoire européen.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Pour décider de la cession partielle d'EuroAPI, avez-vous recouru aux services d'un cabinet de conseil ? Si c'est le cas, je vous prie de nous communiquer l'étude stratégique qui a présidé à ce choix.
Mme Clotilde Jolivet. - Je ne sais pas si nous avons eu recours à un cabinet de conseil sur ce projet, dont s'est chargée la direction financière. Je vous communiquerai les études stratégiques sur ce point. Nous avons étudié ce positionnement de façon précise.
Mme Laurence Harribey. - Quelle est la part de financement public dans vos investissements et comment la délocalisation au sein du territoire français a-t-elle pu jouer ?
Quelle est la réalité de la relocalisation et quels indicateurs pourraient montrer qu'elle garantit la souveraineté sanitaire ?
Vous avez expliqué comment gérer les tensions lors des pénuries, mais ce qui nous intéresse, c'est justement d'éviter ces pénuries, de tendre vers la souveraineté sanitaire. Quelle est la nature de vos exportations ? Exportez-vous vers des pays qui rémunèrent mieux les médicaments matures, au risque d'entraîner des pénuries ?
Les biotechnologies ont transformé l'industrie pharmaceutique ; elles exigent plus de moyens financiers et de savoir-faire. L'innovation provient surtout des start-up, qui prennent les risques, avec un capital-risque parfois extra-européen, mais les Big Pharma innovent moins que par le passé. Par conséquent, l'équilibre entre R&D et rémunération est remis en cause.
Sur le rôle des cabinets de conseil, il est révélateur que vous ne sachiez pas répondre...
Mme Laurence Muller-Bronn. - Quelle est la part, dans vos projets, des médicaments innovants par rapport aux médicaments indispensables tombés dans le domaine public ? Les ruptures concernent souvent les médicaments matures.
Vous avez eu, en vertu d'un contrat dont j'ai eu copie, une commande de 1,8 milliard de dollars du ministère de la défense américain pour produire un vaccin contre la covid-19. Ce contrat suit les recommandations de la Food and Drug Administration (FDA) américaine ; pourquoi pas de l'EMA ? Les premières doses produites étaient réservées aux États-Unis, « pour protéger la population américaine ». De nombreuses pages de ce contrat sont noircies. Le Gouvernement français pourrait-il obtenir le contrat non caviardé ?
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je rappelle que notre commission d'enquête porte sur la pénurie de médicaments, ma chère collègue.
Avez-vous songé, en raison de la politique de régulation du médicament, à renoncer à proposer des médicaments sur le marché français ou à abandonner la production de médicaments dont la rentabilité était trop faible ? Les industriels avancent souvent cet argument ; nous aimerions avoir des noms précis de médicaments.
Quelle a été l'influence de la politique de régulation de médicaments dans votre décision de vous séparer d'une partie de la production des principes actifs, via la cession d'EuroAPI ?
Quel regard portez-vous sur la gouvernance des décisions relatives aux médicaments en France ? On dit souvent qu'il manque un pilote. Est-ce un élément qui explique l'aggravation des pénuries depuis quinze ans ?
Mme Émilienne Poumirol. - Vous parlez de transferts d'activités - à Toulouse, une importante unité de Sanofi a été supprimée il y a une dizaine d'années -, mais cela a également concerné votre R&D, puisque vous semblez abandonner la recherche en chimie pour vous concentrer sur la recherche en thérapie génique, ce qui peut se comprendre eu égard aux différences de prix des produits mis sur le marché. Votre choix industriel consiste-t-il à tout axer sur les biotechnologies, notamment la thérapie génique, et à abandonner la recherche chimique ?
Mme Audrey Derveloy. - Nous préférons évidemment anticiper les crises que les régler.
Nous observons certaines avancées dans nos discussions avec les autorités, notamment à propos de la nouvelle liste des médicaments d'intérêt sanitaire et stratégique (Miss), qui incorpore une dimension de souveraineté économique. Nous espérons que les industriels feront partie des discussions destinées à en définir le contenu, puisque les MITM représentent une grande partie de la pharmacopée, mais ne résolvent pas tout.
Mme Clotilde Jolivet. - Le ministère de la santé a rencontré des sociétés savantes pour identifier un premier lot de médicaments, puis la liste sera resserrée.
Mme Audrey Derveloy. - Nous considérons que l'existence de cette liste constitue une avancée.
Par ailleurs, nous souhaiterions avancer sur la mise en oeuvre de l'article 28 de l'accord-cadre conclu entre le Comité économique des produits de santé (CEPS) et Les entreprises du médicament (Leem), qui permet de prendre en compte l'inflation dans la fixation des prix de médicaments. À titre d'illustration, sachez que, pour la partie médecine générale, sur 3 milliards d'euros de coûts de production, l'inflation représente plus de 300 millions d'euros, soit une hausse de 12 % par rapport à l'année dernière, après une hausse de 8 % par rapport à l'année antérieure. L'application de cet article redonnerait de l'oxygène à la filière.
Nous souhaitons également que soit activé l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, qui devrait permettre de reconnaître la relocalisation française ou européenne. Cela avance pour les nouveaux médicaments, mais cela devrait également concerner sur les médicaments existants, car les besoins en santé des patients concernent les produits tant matures qu'innovants. Nous attendons des avancées de ce point de vue.
Pour ce qui concerne la liste des médicaments, on a mentionné les stocks, mais il faut s'attacher à la définition de stocks que j'appelle « qualitatifs » : nous devons collectivement définir les molécules et spécialités qui devraient être priorisées, avec un prix déterminé, pendant une certaine durée, en adéquation avec l'outil industriel, car ce dernier ne peut pas répondre à toutes les situations en cas d'urgence.
Il faut aussi prendre en compte la dimension européenne : il faut que le médicament aille au patient et, si chaque pays stocke ses médicaments, on n'y arrivera pas, car l'outil industriel européen ne pourra pas faire face. Il faut être raisonnable dans la définition des stocks ; voilà ce que j'appelle les stocks qualitatifs.
Nous militons en outre pour la convergence des
législations européennes : sur la liste des
médicaments prioritaires critiques, sur les stocks, sur les
conditionnements
- primaires ou intermédiaires - ou sur la
notice électronique, qui peut fluidifier la circulation des
médicaments, notamment en période de crise. Une gestion à
l'échelle européenne sera de nature à anticiper ces
situations. Nous plaidons pour une gouvernance européenne, afin de
gérer ces situations à l'échelon pertinent.
Vous me demandez si Sanofi abandonne la chimie ; non. Nous venons d'investir 60 millions d'euros sur le site de Sisteron, pour un lancement de petits volumes, car les patients ont besoin de chimie. On le voit dans notre portefeuille, nous avons certes des médicaments et vaccins innovants, mais également des produits conventionnels.
Mme Clotilde Jolivet. - Vous avez évoqué la situation à Toulouse, où Evotec, une très belle entreprise, a repris l'activité : cela rejoint ce que nous disions, nous sommes très attentifs sur les transferts : lorsque nous devons prendre ce type de décision, nous intégrons la possibilité que des acteurs européens du territoire y participent. NovAliX, qui a repris l'activité à Strasbourg, est une belle entreprise française ; Evotec est un acteur allemand, très européen. Une fois de plus, le passage de relais est intégré dans les prises de décision pour que les compétences et les activités continuent quand elles ne sont plus sous notre bannière.
Parmi les domaines de recherche dans lesquels nous avons investi et qui composent notre portefeuille, deux très belles molécules relèvent de la chimie, mais effectivement certains pans de nos activités de recherche ne se font pas en France : notre manière de déterminer les domaines prioritaires par rapport à la stratégie de Sanofi se fait aussi en fonction des écosystèmes.
Tout à l'heure, je mentionnais l'importance de notre pôle vaccin. Comme vous le savez, en région lyonnaise, l'infectiologie est mondialement reconnue. Nous venons d'investir dans le Paris-Saclay Cancer Cluster, car l'oncologie, notamment à l'Institut Gustave-Roussy, y est également reconnue sur le plan international. Il y a un lien entre ce que nous faisons dans les territoires et le niveau académique, scientifique et technologique de nos partenaires. Vous citiez des start-up et des biotech : depuis plus d'une dizaine d'années, Sanofi ne peut pas faire de la recherche sans l'apport des biotech ; nos savoirs sont complémentaires. Pour simplifier, je dirais que ce que nous apportons aux biotech, c'est notre capacité à réaliser de grandes études cliniques, mobilisant beaucoup de patients. Les biotech ne peuvent pas mener seules ces études, car les investissements demandés sont majeurs. C'est souvent sur ce point que nous nouons des partenariats. Nous faisons de l'innovation ouverte, en travaillant avec le monde académique, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou des biotech. Chacun, dans la chaîne de valeur, a quelque chose à apporter. Nous fonctionnons comme cela, en fonction des savoir-faire sur les territoires, et avec des biotech qui sont autant de pépites, réalisant une toute petite partie de la science, mais de manière excellente. C'est cette excellence que nous allons chercher.
Quelques compléments d'information sur le vaccin contre le covid : il est disponible en officine en tant qu'injection de rappel. Le contrat avec la Barda (Biomedical Advanced Research and Development Authority) concerne le volet américain ; le contrat de référence pour la France est celui passé avec la Commission européenne. Ces deux contrats sont de nature différente. Le contrat avec la Barda obéit à une logique de financement, de R&D, alors que celui qui a été conclu avec l'Union européenne répond à une logique d'achat anticipé. Ces deux logiques sont complémentaires. Cela rejoint sans doute les sujets de gouvernance : l'agence Hera (Health Emergency Preparedness and Response Authority) a un rôle à jouer à l'échelle européenne pour les sujets de souveraineté sanitaire.
Mme Laurence Muller-Bronn. - Quelle part représentent les médicaments dans les investissements réalisés par Sanofi ?
Mme Clotilde Jolivet. - J'aurais du mal à vous répondre en pourcentage... Nous avons pu obtenir des aides de France Relance, car le secteur de la santé a été extrêmement important dans la conception de ce plan. Beaucoup de nos CDMO (Contract Development Manufacturing Organisations), c'est-à-dire de nos sous-traitants, ont été soutenus par France Relance, à la suite de l'identification des besoins de production et de mise en flacon. Dans ce mouvement, Sanofi a bénéficié d'une allocation de France Relance pour le site d'Aramon. Je vous transmettrai les ordres de grandeur.
Nous avons également bénéficié de financements de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) pour un projet de décarbonation, et des aides du fonds européen de développement régional (Feder) ont bénéficié à certains projets d'investissement de Sanofi.
Mme Laurence Muller-Bronn. - Ce n'était pas ma question : il n'y a pas de pénurie de financement public. Quelle est la part, dans votre budget, des investissements dans les médicaments matures et de ceux dans les médicaments innovants ?
Mme Clotilde Jolivet. - En 2022, nous avons réalisé 350 millions d'euros d'investissements industriels, et sur la partie nouvelle capacité, c'est-à-dire des nouveaux volumes, nous avons investi plus de 200 millions d'euros. Nous avons détaillé davantage d'éléments dans un tableau adressé en réponse au questionnaire reçu en amont de l'audition. La part des nouvelles capacités est importante dans nos investissements, surtout depuis quelques années.
Mme Audrey Derveloy. - Si je peux rebondir, même si cela ne répond pas vraiment à votre question, pour le secteur de la R&D, et non seulement pour Sanofi, les investissements publics représentent 1 % des investissements réalisés, excepté le crédit d'impôt recherche. L'investissement privé en R&D est donc important ; pour Sanofi, il représente deux milliards d'euros. Nous sommes le premier investisseur privé en R&D en France.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Cela fera partie du questionnaire écrit que nous vous ferons parvenir. Vous n'avez pas répondu à la question concernant le renoncement ou l'abandon de la fabrication de médicaments destinés au marché français en raison de prix trop faibles. Étonnamment, vous évoquez peu cette question du prix du médicament, alors que le directeur général de Leem avait beaucoup insisté dessus...
Mme Audrey Derveloy. - Nous sommes complètement alignés sur la position du Leem : nous soutenons pleinement les propos de son directeur général.
En revanche, pour répondre à votre question, non, à ce jour, ce n'est pas arrivé. J'ajoute toutefois que nous sommes extrêmement inquiets face à cette situation. Comme le directeur général du Leem, nous souhaiterions que l'article 28 de l'accord-cadre CEPS-Leem et l'article 65 de la LFSS pour 2022 soient appliqués.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous avez le sentiment que, pour un certain nombre de médicaments matures, vous êtes arrivés à un prix tellement bas que vous n'êtes plus en situation de garantir leur fourniture ?
Mme Audrey Derveloy. - En effet, cela ne nous met pas dans des conditions favorables.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - C'est une réponse diplomatique...
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je souhaiterais des réponses plus précises. Plusieurs de mes collègues vous ont interrogé sur l'avenir de la chimie pharmaceutique. Or vous possédez un site emblématique de la chimie pharmaceutique de demain : je pense au site de Sisteron. Toutefois, à ma connaissance, le bâtiment où Sanofi a investi n'a pas l'activité escomptée, par manque de molécules. Cela correspond-il à la réalité ?
Les dividendes versés par Sanofi représentent plus de 50 % de ses bénéfices, soit 4,1 milliards d'euros. Est-ce compatible avec une politique ambitieuse de recherche ? Combien de salariés sont-ils associés aux activités de recherche, alors que les personnels du groupe ont diminué de 28 % entre 2007 et 2023 ? Cette question précise demande des réponses précises. Je vous rappelle que nous sommes dans le cadre d'une commission d'enquête.
Mme Audrey Derveloy. - Les dividendes versés sont source de robustesse financière du groupe. Bien évidemment, avoir un leader français en situation financière solide est déjà une source de satisfaction, je tenais à le dire. Aujourd'hui, les dividendes versés ne remettent pas en question les arbitrages existants sur la R&D ou sur les investissements industriels, c'est important. Pour donner un ordre de grandeur, en 2021, deux milliards d'euros ont été investis en R&D en France - six milliards à l'échelle du groupe -, la masse salariale a représenté neuf milliards d'euros et les achats aux fournisseurs 14 milliards. Il n'y a pas d'arbitrage mettant en péril les investissements industriels ou en R&D. Du reste, certains de nos collaborateurs touchent une partie de ces dividendes, puisqu'ils sont actionnaires.
Aujourd'hui, 4 000 personnes travaillent dans la R&D en France, et 11 000 personnes travaillent sur l'outil industriel, dans notre secteur affaires industrielles. Cela concerne donc 15 000 collaborateurs, qui représentent la majeure partie de nos collaborateurs sur le sol français.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Et où travaillent les 5 000 restant ?
Mme Audrey Derveloy. - Ils occupent toutes les autres fonctions dans nos sites tertiaires, ou des fonctions globales associées à la maison-mère du groupe, située en France. La majorité de nos collaborateurs travaillent pour nos affaires industrielles, et 4 000 d'entre eux en R&D.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Et sur Sisteron ?
Mme Clotilde Jolivet. - En ce qui concerne le site de Sisteron, nous devons vérifier l'information. Il se peut qu'un bâtiment ait une activité moindre que d'autres, mais je ne dispose pas d'informations actuellement. En revanche, nous avons investi dans ce site, notamment pour une nouvelle unité de lancement, à hauteur de 60 millions d'euros sur plusieurs années. Ce site a bénéficié de tels investissements, parce que nous sommes convaincus qu'il est possible d'y faire de belles choses, en raison des compétences qu'on y trouve. Ces produits chimiques sont issus de notre recherche et développement ou de nos collaborations, et il y a vraiment un potentiel.
Mme Audrey Derveloy. - Je dispose d'informations sur le site de Sisteron : nous avons 600 collaborateurs sur ce site, 120 employés en R&D, 480 en affaires industrielles. Sur ce site est aujourd'hui produit le Tolébrutinib, un médicament en développement pour traiter la sclérose en plaques. En 2021, 25 millions d'euros ont été investis, et les principaux projets concernent effectivement des lancements de petits volumes, mais nous développons également un procédé chimique continu par microfluidique ; je ne suis pas experte du sujet.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous attendons des réponses précises au questionnaire que nous vous enverrons. Pourquoi ma question ? Parce que plusieurs sites de Sanofi ont reçu des investissements extrêmement importants dans des bâtiments, avant que le projet ne soit abandonné. Quelques millions ont été investis, avant que la politique ne change. Je voulais savoir si la même chose se passait à Sisteron.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Madame la directrice, nous vous remercions pour vos réponses. C'était un échange à bâtons rompus, un peu âpre, mais c'est l'objet de cette commission d'enquête. Comme le phénomène des pénuries n'est pas nouveau et qu'il s'aggrave de manière exponentielle, nous avons à coeur d'avancer pour faire des propositions rapidement efficaces et rattraper le temps perdu.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 14 h 55.
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
La réunion est ouverte à 17 h 05.
Audition de MM. Anthony Puzo, secrétaire général, Antoine Puzo, président, de la Fédération française de la distribution pharmaceutique (FFDP), Frédéric de Girard, vice-président, et Germain Hezard, secrétaire général, de la Fédération nationale des dépositaires pharmaceutiques - Log Santé
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit aujourd'hui ses travaux, avec sa deuxième audition de l'après-midi, en recevant des acteurs de la distribution pharmaceutique, maillons incontournables de la chaîne d'approvisionnement en médicaments des plus de 21 000 officines françaises, mais aussi, plus minoritairement, de nos hôpitaux.
Il nous a en effet paru important de tenter d'y voir clair dans le circuit de distribution du médicament, qui ne brille pas, en France, par sa simplicité. Du site de production à la pharmacie, les flux de médicaments sont en effet gérés selon diverses modalités.
Les grossistes-répartiteurs, premièrement, sont des établissements pharmaceutiques et ont des obligations de service public ; ils doivent desservir toutes les officines de leur secteur, livrer tout médicament de leur stock dans les 24 heures et détenir en permanence 90 % des présentations de spécialités pharmaceutiques commercialisées en France ainsi qu'un stock représentant quinze jours de consommation habituelle sur leur zone de chalandise déclarée, laquelle est soumise à autorisation du directeur général de l'ANSM.
Deuxième type d'acteurs : les dépositaires. Ils ne sont pas propriétaires des médicaments dont ils assurent la distribution : en tant que prestataires de l'industrie pharmaceutique, ils agissent au nom et pour le compte d'un donneur d'ordre dont ils sont des sous-traitants. Leur mode de rémunération, donc leur équilibre économique, diffère, à cet égard, de celui des grossistes-répartiteurs, dont le modèle repose sur une marge réglementée, fixée par les pouvoirs publics.
Troisième possibilité : certains laboratoires vendent leurs produits directement aux officines, notamment, mais pas seulement, lorsqu'il s'agit de médicaments onéreux ou quand la population concernée est faible. À propos de cette relation « directe » entre laboratoires et pharmaciens, le président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine nous a parlé de « pratiques commerciales douteuses », ce court-circuitage des grossistes procédant paradoxalement d'un circuit « plus long et plus complexe » pour le pharmacien et d'une dégradation de la qualité de l'approvisionnement - vous nous direz ce que vous pensez de ces appréciations.
La difficulté provient à la fois de cette coexistence de divers types de flux et du non-respect de leurs obligations de service public par certains grossistes, dits short-liners, qui portent atteinte à l'image de la profession : ceux-ci, loin de détenir la collection requise, acquièrent des stocks pour un assortiment très limité de spécialités et les revendent à d'autres distributeurs, notamment au sein de l'Union européenne. Ils jouent ainsi du différentiel de prix entre le marché français et les marchés étrangers et ce phénomène d'export parallèle est souvent cité parmi les facteurs de pénurie. Les dépositaires et les short-liners sont souvent pointés du doigt en ce qu'ils contribueraient à la déstabilisation du marché du médicament ; vous nous direz si c'est légitime.
Afin de commencer de tirer tout cela au clair, et en attendant d'auditionner la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique, qui représente les grossistes-répartiteurs d'envergure nationale, nous recevons aujourd'hui MM. Anthony Puzo , secrétaire général, et Antoine Puzo, président de la Fédération française de la distribution pharmaceutique (FFDP), qui est l'organisation représentative des grossistes-répartiteurs régionaux et indépendants, représentant, donc, les opérateurs de proximité de la répartition - car l'enjeu du maillage territorial, en matière de distribution du médicament et de lutte contre les pénuries, est évidemment essentiel.
Nous recevons également M. Frédéric de Girard, vice-président de la Fédération nationale des dépositaires pharmaceutiques, plus connue sous le nom de Log Santé, qui est accompagné de M. Germain Hezard, secrétaire général. La profession de dépositaire étant moins connue que celle de grossiste-répartiteur, son rôle étant peut-être moins clairement défini et soulevant davantage d'interrogations, il importait que nous vous donnions la parole.
Je vais vous céder à chacun tour à tour la parole pour un bref propos introductif, qui vous donnera l'occasion de nous éclairer très concrètement sur vos métiers respectifs et de nous présenter vos analyses et préconisations concernant la prévention et la gestion des pénuries de médicaments.
Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.
Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, chacun votre tour, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « je le jure ».
MM. Anthony Puzo, Antoine Puzo, de Girard et Hezard prêtent serment.
Je vous remercie et vais donc maintenant vous donner successivement la parole. Vous voudrez bien, le cas échéant, indiquer quels sont vos éventuels liens d'intérêt.
Monsieur Puzo, pour commencer, vous avez la parole.
M. Anthony Puzo, secrétaire général de la Fédération française de la distribution pharmaceutique (FFDP). - Je vous remercie d'auditionner notre fédération. Celle-ci a été fondée le 12 février 2017 par le souhait de grossistes-répartiteurs régionaux et indépendants soucieux de leur mission de santé publique, pour être une force de proposition auprès des instances régaliennes et des structures représentatives du monde pharmaceutique.
Nous nous définissions en tant que régionaux par le fait que nous exerçons notre activité sur un territoire de répartition correspondant le plus souvent à quelques départements ou à une région. La proximité que nous entretenons avec les pharmaciens d'officines nous permet d'avoir la connaissance de leurs problématiques. En outre, nous n'avons aucune ambition nationale.
Par ailleurs, nous sommes indépendants financièrement de toute structure ou de tout groupe d'entreprises, ce qui nous confère une grande liberté d'action et de décision.
Le sujet de la pénurie est un sujet auquel nous sommes confrontés tous les jours dans notre pratique quotidienne. Le grossiste-répartiteur est le pivot essentiel de la chaîne du médicament en tant que lien entre les laboratoires et les officines. À ce titre, il subit à la fois les problématiques de l'industrie pharmaceutique et celles des pharmacies d'officine.
Notre activité est sous-tendue par des référentiels, dont l'article R.5124-59 du code de la santé publique et les bonnes pratiques de distribution en gros nous conférant une responsabilité qui se manifeste par nos obligations de service définies par ces mêmes textes.
Ces obligations sont de quatre ordres : livrer en moins de 24 heures toute officine faisant une demande dans la limite de notre territoire de répartition ; disposer de 15 jours de stock ; disposer des neuf dixièmes des spécialités pharmaceutiques commercialisées en France et effectuer des astreintes conjointement avec nos confrères. C'y ajoute, depuis septembre 2021, la vigilance vis-à-vis des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM).
Aujourd'hui, la réalisation de ces obligations est impactée à plusieurs titres par les pénuries de médicaments.
En premier lieu, le grossiste-répartiteur ne produit pas et ne peut que distribuer en l'état un médicament acquis auprès d'un exploitant pour le distribuer dans les mêmes conditions à l'officine qui en fait la demande. En d'autres termes, si je ne suis pas livré, je ne peux donc pas distribuer aux officines malgré le fait d'avoir commandé ledit médicament.
J'ajouterai que nous n'accédons pas toujours à la totalité des gammes des laboratoires (largeur) ou que ne recevons pas toujours la quantité demandée (profondeur). À ce titre, les quotas ou contingentements sont de plus en plus drastiques pour un nombre croissant de médicaments. Lorsqu'un produit est contingenté, nous disposons uniquement d'une quantité limitée octroyée par le laboratoire sur la base de nos parts de marché calculée à l'échelon national, mais inférieure à la totalité des demandes des pharmacies que nous livrons.
Nous avons aussi constaté un allongement aléatoire des délais de livraison de certains laboratoires, ce qui augmente la complexité de gestion des stocks.
Nous rencontrons également des difficultés à conclure des conventions avec des laboratoires producteurs de génériques, ce qui limite notre accès à des alternatives thérapeutiques pour une même molécule à des prix compétitifs. Conformément à l'article L.5121-29 du code de la santé publique, les grossistes-répartiteurs doivent être approvisionnés de manière continue et appropriée afin de leur permettre de remplir leurs obligations de service public.
Les pharmaciens d'officine nous font part de leur désarroi et de leurs difficultés à trouver les médicaments pour leurs patients tout autant que du temps considérable passé à les chercher. Il est d'autant plus difficile pour nous grossistes-répartiteurs de répondre par la négative lorsque que ces pharmaciens s'adressent à nous en espérant obtenir le médicament considéré. C'est particulièrement le cas lorsque nous n'avons pas été livrés ou que le quota reçu des laboratoires ne couvre pas les demandes des officines. Dans la plupart des cas, nous sommes également dans l'impossibilité de fournir une date prévisionnelle de réapprovisionnement car celle-ci n'est pas renseignée dans le DP-Ruptures.
Malgré cela, nous essayons tant bien que mal, de dialoguer avec les laboratoires afin qu'ils débloquent les quantités nécessaires sur preuve de demandes officinales mais sans aucun succès dans la plupart des cas.
Sur un plan économique, l'abaissement des prix des médicaments au fil des années a diminué notre marge. Notre rémunération ne repose que sur la différence entre le prix de vente et le prix d'achat. Notre marge est de 6,93 %. Mathématiquement, la diminution du prix fabricant engendre une baisse de celle-ci en valeur absolue alors qu'en parallèle, les frais d'exploitation et de transport augmentent.
Même si le sujet est multifactoriel, quelques éléments pourraient contribuer à l'atténuer en ce qui concerne les grossistes-répartiteurs régionaux et indépendants.
Lorsque le pharmacien d'officine passe par les stocks d'urgence pour obtenir le médicament concerné, les délais de livraison sont augmentés alors qu'ils seraient réduits par les grossistes-répartiteurs qui sont à même de gérer l'urgence. Nous devrions pouvoir y avoir accès afin de garantir un accès rapide des médicaments aux officines et par extension aux patients. En outre, cette gestion des stocks d'urgence via les grossistes-répartiteurs permettrait d'alléger les frais de stockage supportés par les exploitants.
Ces stocks d'urgence seraient constitués à partir des stocks de sécurité des exploitants sur la base des parts de marché respectives de chaque grossiste calculées par le Groupement pour l'élaboration et la réalisation de statistiques (GERS). Afin de ne pas ajouter un délai supplémentaire de livraison, ces stocks doivent être gérés en région à l'instant de la demande de l'officine.
Cette gestion des stocks d'urgence implique une transparence vis-à-vis des autorités sanitaires régionales (ARS) notamment par la production des documents de vente et d'achat permettant de justifier les flux de produits, comme c'est déjà le cas pour le Paxlovid avec Santé publique France (SPF).
Les auditions précédentes ont mis en avant la notion d'anticipation des pénuries, ce que nous faisons déjà en adaptant nos rythmes de commande auprès des laboratoires lorsque cela est possible ainsi que lorsque nous connaissons la date de réapprovisionnement du médicament communiquée par le laboratoire sur DP-Ruptures, ce qui est rarement le cas et nous place dans l'impossibilité de la communiquer aux pharmaciens.
Sur le plan économique, nos entreprises sont en pleine croissance. Cependant, en application de l'article L138-2 du code de la sécurité sociale, elles sont assujetties à la contribution à la charge des établissements de vente en gros de spécialités pharmaceutiques et des entreprises assurant l'exploitation d'une ou plusieurs spécialités pharmaceutiques, assise sur l'évolution de leur chiffre d'affaires (« taxe Acoss »). Son assiette est composée de trois parts, dont la première représente 1,75 % du chiffre d'affaires de l'année, pourcentage que de nombreux amendements examinés dans le cadre de la discussion des PLFSS successifs ont tenté en vain de diminuer. La seconde part est égale à 2,25 % de l'évolution du chiffre d'affaires d'une année sur l'autre, y compris lorsqu'elle est négative ; dans les deux cas, elle se cumule avec la première part.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous rappelle que notre commission d'enquête porte sur la pénurie de médicaments.
M. Anthony Puzo. - Je me permettrai de vous montrer le lien à la fin de mon intervention.
L'impact de cette seconde pèse sur l'activité des grossistes-répartiteurs régionaux et indépendants, alors que nos entreprises contribuent à l'activité locale et à la création d'emplois. C'est pourquoi, lorsque cette seconde part est positive, nous avons proposé d'en affecter le produit à la formation des équipes et le recrutement de nouveaux collaborateurs.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - J'insiste : nous voulons comprendre la logique avec la pénurie de médicaments.
M. Anthony Puzo. - Je vais donc conclure. La question de la pénurie de médicaments n'a pas seulement trait à la disponibilité de produits, mais aussi à leur mise à disposition des officines et donc des patients.
Compte tenu des difficultés économiques que j'ai mentionnées, certaines officines situées dans des zones plus isolées verraient la fréquence de leur approvisionnement réduite, au détriment des patients.
M. Frédéric de Girard, vice-président de la Fédération nationale des dépositaires pharmaceutiques - Log Santé. - Madame la présidente, je vous remercie d'avoir précisé d'emblée la nuance très importante qui distingue les dépositaires des grossistes-répartiteurs : ce sont deux métiers très différents de la chaîne logistique. Le dépositaire est un sous-traitant du laboratoire ; il agit pour ordre et pour compte de ce laboratoire : il exécute ses commandes, ses réceptions, ses contrôles, ses stockages, pour un territoire donné.
On assiste aujourd'hui à une complexification de la chaîne de distribution, notamment en amont, puisque les produits sont fabriqués dans des usines situées partout dans le monde, une des causes essentielles des pénuries étant le manque de capacité de ces usines compte tenu de l'augmentation de la demande en Chine et en Inde. En Europe, on manque à la fois de capacités de production de principes actifs et de fabrication de produits finis, même si des efforts sont faits par les laboratoires qui y possèdent encore des usines.
Certains laboratoires distribuent eux-mêmes par le biais de leur propre structure dépositaire - c'est assez rare ; d'autres externalisent cette distribution auprès des dépositaires en concluant un contrat pour une zone donnée. Les flux se sont complexifiés ; il existe des plateformes dépositaires européennes, dont certaines sont implantées en France. Celles-ci alimentent plusieurs marchés européens et gèrent les produits en références et en numéros de série, comme l'impose la réglementation - tous les produits sont sérialisés.
Nous préconisons qu'il soit possible de mettre en oeuvre une logique de différenciation retardée pour les produits qui présentent des risques de rupture : les dépositaires ont la capacité de faire du conditionnement secondaire différencié en fonction des pays, afin de mieux gérer les volumes de produits en conditionnement primaire.
Il est arrivé, sur une plateforme européenne, qu'un produit dont l'exploitant disposait d'une autorisation de mise sur le marché en Belgique, mais pas en France, soit transformé, avec l'aide de l'ANSM, pour être distribué dans ce second pays, ce qui a permis de pallier une rupture sur un produit d'importance thérapeutique majeur : voilà une autre piste, modeste, pour gérer un flux très tendu.
Le dépositaire, au-delà de la distribution, peut proposer différents statuts au distributeur : exploitant, exportateur, importateur. Le dépositaire a donc plusieurs cordes à son arc et peut aider les laboratoires et les instances publiques à mieux gérer le dispatching des stocks.
Par ailleurs, les dépositaires peuvent non seulement traiter des produits finis, prêts à être mis sur le marché, mais aussi des flux de principes actifs (API), ou matières premières à usage pharmaceutique (Mpup), pour ordre et pour compte d'un laboratoire - c'est ce que l'on appelle la logistique amont du laboratoire.
Le dépositaire a donc plusieurs rôles à jouer pour aider le laboratoire à gérer ses flux. Les grossistes-répartiteurs jouent leur rôle, d'achat-revente ; il arrive aussi aux laboratoires, pour les grosses commandes, de vendre directement aux hôpitaux ou à certaines officines, quand cela se justifie logistiquement parlant.
Pendant la crise du covid, avec Santé publique France, une distribution spécifique a été organisée pour les curares et les hypnotiques, à partir du 27 avril 2020. Un montage global a été mis en place entre Santé publique France et les dépositaires pour assurer l'acheminement de certaines gammes de produits : constitution d'un stock de sécurité et dispatching au fil de l'eau dans les hôpitaux en fonction des besoins. Une instruction détaillant ce schéma contractuel et opérationnel a été publiée.
Ce métier de dépositaire est méconnu : nous sommes du côté du laboratoire, rémunérés en activity-based costing (ABC), à l'unité d'oeuvre, c'est-à-dire à l'activité logistique, que l'on traite des produits à 1 500 euros ou à 10 euros la boîte. Autrement dit, nous ne grevons pas le prix du médicament. C'est le laboratoire qui nous rémunère - voilà l'intérêt du dépositaire.
Il existe des plateformes dépositaires européennes de 30 000 ou 40 000 mètres carrés : ce sont des structures très importantes, au point que le ministère de la santé et le ministère de la défense ont attribué le statut d'organisme d'importance vitale (OIV) à certaines d'entre elles, où l'on trouve notamment certains produits d'une certaine liste - cela signifie que, quoi qu'il arrive, même en cas de vicissitude extérieure, les produits entrent et sortent de la plateforme.
M. Bruno Belin. - Avez-vous une obligation ordinale ? Des conditions de diplôme s'appliquent-elles à l'exercice de votre métier ?
M. Frédéric de Girard. - Les établissements dépositaires sont des établissements pharmaceutiques, comme les grossistes-répartiteurs. Je suis moi-même pharmacien responsable de ma structure.
En cas d'importation en Europe depuis un marché extérieur, nous pouvons « colibérer » le médicament, c'est-à-dire jouer le rôle, pour le compte du laboratoire exploitant, de point d'entrée sur le marché européen.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie et donne immédiatement la parole à notre rapporteure, Laurence Cohen.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Concernant les ruptures, comment le système Pharma ML, créé en 2003 et géré par les grossistes-répartiteurs, s'articule-t-il avec le DP-Ruptures ? Ces systèmes d'information permettent-ils aujourd'hui d'informer correctement l'ensemble des acteurs de la chaîne des ruptures constatées par les pharmaciens ? Ce problème d'information est apparu extrêmement prégnant au fil de nos précédentes auditions...
Estimez-vous, les uns et les autres, avoir une part de responsabilité dans ces ruptures d'approvisionnement ? Par exemple, procédez-vous à des exportations parallèles ? Quelle est l'évolution de la part de l'export dans les activités et dans le chiffre d'affaires des grossistes-répartiteurs et des dépositaires ?
Le fait que l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé interdise régulièrement l'exportation de médicaments valide-t-il selon vous l'existence d'un lien de causalité entre exportations et pénuries ?
Les mesures d'interdiction temporaire de vente directe par les laboratoires sont-elles efficaces ? Sont-elles respectées ?
Dans quelle mesure l'existence de short-liners, qui ne respectent pas l'ensemble des obligations pesant sur les acteurs de la répartition, vous paraît-elle favoriser l'apparition de phénomènes de ruptures ? Quelle part de marché représentent ces short-liners, qui disparaissent parfois au bout d'un an d'activité ? Ce phénomène a déjà été relevé par la commission des affaires sociales du Sénat.
Enfin, les grossistes-répartiteurs se rémunèrent sur le prix du médicament ; faut-il à cet égard réformer les modalités de fixation dudit prix ou revoir ce schéma de rémunération ?
M. Anthony Puzo. - Concernant l'articulation des systèmes d'information, je n'ai pas connaissance de liens informatiques entre les deux : Pharma ML relève de la communication entre les officines, c'est-à-dire des logiciels de gestion des officines et ceux des distributeurs ; tandis que DP-Ruptures est une plateforme administrée par l'Ordre et renseignée par les exploitants. Ce sont deux choses différentes : DP-Ruptures permet de voir les ruptures déclarées, Pharma ML permet aux officines d'interroger les stocks des distributeurs pour voir si le produit est disponible, en manque fabricant, en manque rayon, en arrêt de fabrication...
M. Antoine Puzo, président de la Fédération française de la distribution pharmaceutique. - Il est possible que nous ayons parfois une part de responsabilité dans les ruptures, lorsque nous n'avons pas demandé un approvisionnement au bon moment. Toutefois, comme il existe de nombreux répartiteurs auxquels peuvent recourir les pharmaciens, si l'un n'a pas bien effectué ses choix de commande, d'autres répartiteurs vont compenser. Ce n'est donc pas selon moi une cause de rupture.
Les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) ne peuvent pas être exportés par les grossistes-répartiteurs sous peine d'amende, calculée selon un pourcentage très élevé du chiffre d'affaires du médicament en question. Selon moi, il n'y a donc pas de liens entre exportations parallèles et ruptures d'approvisionnement.
M. Anthony Puzo. - Il est prévu par le code de la santé publique que les grossistes-répartiteurs ne peuvent exporter que s'ils ont rempli leurs obligations de service public. Nous devons donc remplir nos obligations en tant que répartiteurs, par rapport aux officines, avant d'exporter.
M. Frédéric de Girard. - Concernant le tracking des ruptures, les dépositaires sont absents de tous les systèmes. La plateforme TrustMed est gérée par l'exploitant, DP-Ruptures est gérée par les titulaires ou exploitants d'AMM, de même que TRACStocks. Nous n'avons aucun lien avec ces systèmes, et cela fait d'ailleurs partie de nos propositions. Nous pourrions en effet y voir des signaux faibles précurseurs de rupture parmi les flux, comme des commandes situées à un niveau extraordinairement élevé qui dénoteraient d'une tension d'approvisionnement, ou des retards de livraison d'une usine qui connaîtrait des difficultés de production. Nous aurions cette capacité à lire dans nos flux lorsque les choses se tendent.
Nous proposons donc que l'État mette sur pied un nouveau dispositif auquel soient associés les dépositaires, pour suivre les tendances des stocks. Cela permettrait d'éclaircir les choses en amont avec les laboratoires, pour prévoir les ruptures plutôt que de les subir, et afin de mitiger le risque, par exemple via d'autres flux d'approvisionnement par d'autres laboratoires.
Il est certes compréhensible que nous n'ayons pas d'accès direct à ces outils de tracking, car nous travaillons pour le laboratoire et c'est lui est responsable, mais nous pourrions jouer un rôle pour percevoir les signaux faibles et prévenir les ruptures.
Concernant les MITM, nous appliquons strictement la législation. Aucun risque n'est pris par le dépositaire, ni d'ailleurs a fortiori par le laboratoire selon moi. La compliance est très importante dans la relation qui nous lie au laboratoire, car son image serait fortement atteinte en cas de dérives. Notre responsabilité est engagée, dans le cahier des charges, en cas de contravention aux demandes du laboratoire. C'est le laboratoire qui doit, lui, reporter les ruptures au travers des systèmes d'information.
M. Germain Hezard, secrétaire général de la Fédération nationale des dépositaires pharmaceutiques - Log Santé. - Il faut bien garder à l'esprit que le laboratoire reste propriétaire et responsable du stock. Le dépositaire agit pour le compte du laboratoire.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Revenons à ma question concernant les mesures d'interdiction de vente directe par les laboratoires. Sont-elles efficaces et respectées ? Le délégué général de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique a notamment évoqué cet enjeu au sujet de l'amoxicilline.
Qu'en est-il de ma question précédente concernant les short-liners ? Et en matière de rémunération des grossistes-répartiteurs dépendant du prix du médicament ?
M. Frédéric de Girard. - Concernant les short-liners, je ne connais pas ce type d'activité et ne peux répondre à leur place. Il est possible que nous en servions, puisque pour les dépositaires, c'est le laboratoire qui nous demande de livrer tel ou tel grossiste.
De même, je ne peux pas répondre en ce qui concerne le mécanisme de rémunération des grossistes, qui touche à leur stratégie financière.
Concernant les ventes directes, nous en effectuons sur ordre du laboratoire : il s'agit en général de commandes importantes passées par les pharmacies ou les hôpitaux. Elles se justifient par le flux : lorsque l'établissement a la capacité de stocker, nous traitons des commandes à fort volume en vente directe.
M. Germain Hezard. - Avoir recours aux dépositaires, qui font ensuite de la vente directe, offre l'avantage de conserver la centralisation des stocks, sans dilution de ces stocks entre plusieurs entrepôts sur le territoire. Cela permet d'avoir accès à un plus grand volume centralisé, ce qui n'est pas sans lien avec le sujet de l'approvisionnement.
Le recours à la vente directe dépend des stratégies d'achat des officines et de leur relation avec les laboratoires, en fonction des volumes d'achat et des remises commerciales qui pourraient entrer en considération.
M. Frédéric de Girard. - Par exemple, historiquement, les génériques ont été lancés via des ventes directes aux officines dans les années 2000.
M. Antoine Puzo. - Je n'ai rien à ajouter : tout a été dit. La vente directe n'est pas interdite par la législation : le laboratoire peut vendre en direct aux pharmacies.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Une interdiction réglementaire et temporaire de vente directe a été décidée pour faciliter la gestion des stocks et éviter que des flux parallèles ne créent une iniquité territoriale de répartition au gré des relations contractuelles directes entre une pharmacie et un laboratoire.
M. Antoine Puzo. - Ce sont des choses qui arrivent. Quand nous commandons auprès d'un laboratoire un produit dont un client a besoin en urgence, il arrive que le laboratoire nous demande le nom de la pharmacie pour la livrer directement,...
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - ... ce qui provoque une moindre transparence sur les flux.
M. Frédéric de Girard. - Non, je ne pense pas qu'il y ait dans ce genre de situations une quelconque volonté de moindre transparence.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je n'ai pas parlé de « volonté » : simplement, l'existence de flux parallèles, qui échappent à vos activités respectives, concernant des médicaments en tension, peut rendre difficile le suivi de l'état des stocks.
M. Frédéric de Girard. - D'où tous les systèmes de tracking qui sont mis en place.
Mme Corinne Imbert. - J'apporte une réponse du terrain : oui, à un moment donné, il y a eu des médicaments, en l'occurrence un produit à base de paracétamol, que l'on ne pouvait plus commander à un certain laboratoire récemment auditionné, ou que l'on pouvait commander, mais de façon contingentée : limitation à un carton par officine, par exemple. Il est arrivé aussi que l'on ne puisse plus commander certains médicaments auprès des grossistes-répartiteurs. Ces mesures ont duré un temps, au moment des plus fortes tensions, au coeur de l'hiver ; désormais, les choses sont revenues un peu à la normale.
Le laboratoire peut donc avoir la consigne, émanant du ministère, de cesser ses livraisons en direct - il n'a pas le choix - pour éviter la dispersion des stocks.
Messieurs, vous êtes tous des acteurs de la logistique du médicament, mais vous n'avez pas le même métier. Avez-vous le sentiment que les industriels favorisent plutôt les grossistes-répartiteurs ou les dépositaires ? Quand un médicament est confié à un dépositaire, il reste propriété du laboratoire : il n'est pas encore vendu. En cas de pénurie, les industriels ont-ils privilégié un circuit plutôt qu'un autre ?
De votre côté, en tant que répartiteur ou en tant que dépositaire, avez-vous appliqué des contingentements à vos clients ? Messieurs les représentants des dépositaires, j'ai bien compris que les pharmaciens d'officine ou les hôpitaux que vous livrez n'étaient pas vos clients, mais est-il arrivé que des laboratoires vous donnent des consignes de contingentement ?
Côté dépositaires, quelle part de marché représentent les hôpitaux par rapport aux officines ? Je continue de m'adresser spécifiquement aux dépositaires : livrez-vous des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) pour le compte des laboratoires ?
Une dernière précision : lorsqu'un médicament est en rupture, tant chez les grossistes que chez les dépositaires, et qu'il n'existe pas d'équivalent thérapeutique, le pharmacien a la possibilité d'appeler directement le laboratoire qui, à titre exceptionnel, peut lui envoyer une boîte de médicament : cela se fait en toute transparence. Il ne s'agit pas, en l'espèce, de court-circuiter la chaîne du médicament, mais de répondre en urgence au besoin d'un patient : exceptionnellement, le laboratoire vous dépanne dans l'intérêt du patient. Reste qu'ordinairement les laboratoires privilégient la chaîne d'acheminement classique, c'est-à-dire les acteurs de la logistique que sont les grossistes-répartiteurs et les dépositaires, auxquels s'appliquent des obligations spécifiques.
Mme Émilienne Poumirol. - Monsieur Puzo, vous avez évoqué la possibilité de constituer des stocks d'urgence régionaux : est-ce à dire qu'ils n'existent pas ? Dans ce cas, pouvez-vous nous préciser quel serait leur fonctionnement. ?
Notre rapporteure vous a interrogé sur les exportations parallèles, que, si j'ai bien compris, ni les grossistes-répartiteurs, ni les distributeurs ne pratiquent. D'où proviennent ces exportations parallèles dont tout le monde parle ?
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - L'absence de transparence sur l'état des stocks a été évoquée à plusieurs reprises. Les laboratoires expliquent qu'ils ont libéré les stocks, désormais chez les grossistes-répartiteurs. À l'instar de ce qui se fait aux Pays-Bas, ne faudrait-il pas disposer d'un état régulier des stocks, y compris chez les grossistes-répartiteurs et dans les plateformes logistiques des distributeurs ?
Le rôle exercé par Santé publique France en matière de fourniture d'anesthésiques pendant la pandémie est-il, selon vous, reproductible à d'autres médicaments en urgence, notamment à ceux qui figureront sur la liste des médicaments critiques ? N'oublions pas que les palettes parvenues dans les hôpitaux au plus fort de la crise de la covid comportaient des boîtes disposant de notices en langues étrangères, dosages et concentrations différents, ce qui a provoqué un risque iatrogène très important. Afin de l'éviter, peut-on envisager une homogénéité des produits distribués ?
L'obligation de détention de quinze jours de stocks par les grossistes-répartiteurs est?elle suffisante, ce qui constituerait, j'en conviens, un surcoût ? Aux Pays-Bas, elle est égale à deux mois...
La mise à disposition, en urgence, d'anesthésiques a nécessité la prise d'un arrêté ministériel. Nous pourrions disposer d'une procédure générale, mise en oeuvre lorsqu'apparaît une pénurie.
M. Bruno Belin. - Il est en effet essentiel d'avoir une vision claire de l'état des stocks et de leur évolution.
Pour prolonger la question posée par Corinne Imbert, les dépositaires n'ont-ils pas le sentiment d'être responsables, mais pas coupables ? Ainsi, s'agissant du paracétamol, les pharmaciens qui disposent de la trésorerie et de la capacité physique pour constituer des stocks importants ne sont-ils pas approvisionnés au détriment des grossistes-répartiteurs, qui livrent à des officines plus petites et qui ont moins de moyens, notamment en milieu rural ? Au bout du bout, il en résulte une vraie discrimination au détriment des patients qui font appel à ces officines plus petites et moins solides économiquement parlant. La question n'est plus celle des curares, qui s'est posée il y a trois ans, mais de pénuries qui persistent : des consignes ont-elles été données en ce sens, créant des carences pour certains patients ?
M. Anthony Puzo. - Quant à savoir si certains grossistes-répartiteurs ont été favorisés par les laboratoires par rapport à d'autres, ou par rapport aux dépositaires, il se trouve que je suis pharmacien responsable d'un grossiste-répartiteur régional : ce n'est pas le sentiment qui ressort de ma pratique quotidienne, peut-être même au contraire.
Concernant le contingentement, nous avons eu ce débat en tant que grossistes : devrions-nous instaurer des quotas sur certains médicaments, comme le paracétamol ? Lorsque les laboratoires ont eu mis en place des quotas, et que nous recevions notre part de produits, nous avons réalisé que les pharmaciens d'officine vérifiaient nos stocks via Pharma ML et achetaient tout le carton, au détriment des autres officines qui n'avaient plus accès au produit.
M. Bruno Belin. - Cela est très important !
M. Anthony Puzo. - Après discussion, il est apparu que les pharmaciens préféraient avoir accès à un produit, fût-ce en quantité inférieure, mais cela plus régulièrement ; plutôt que l'inverse. Non pas un carton entier reçu au début du mois, qui sera consommé en une semaine, mais plutôt quelques boîtes par semaine écoulées progressivement, selon un flux régulier, pour répondre à la demande des patients.
Les quotas que nous avons pu mettre en place font l'objet de discussions quotidiennes et d'évaluations régulières avec nos équipes et nos clients.
M. Antoine Puzo. - Je précise que ce sont deux officines qui nous ont justement demandé de mettre en place des quotas pour elles-mêmes.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Existe-t-il, à l'échelle de la France, des éléments de régulation ? Au vu de la diversité des situations (dépositaires, officines, ventes directes...), il faut bien trouver des arbitrages ou mettre en place une règle du jeu commune, qui vaille pour tous en cas de pénurie, pour garantir l'accès aux soins et l'équité du système. C'est là le coeur de notre sujet.
M. Antoine Puzo. - Cette règle du jeu, nous essayons de la mettre en place avec nos officines.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - N'y a-t-il pas de pilote dans l'avion pour fixer et appliquer ces règles ? Si vous n'êtes pas en mesure de nous répondre, c'est donc qu'il n'existe pas de règles claires...
M. Frédéric de Girard. - Je précise tout d'abord que Sanofi est son propre dépositaire, ne sous-traitant à personne ses flux logistiques. Je ne peux donc pas parler en son nom.
Concernant des produits comme l'amoxicilline, oui, il existe en effectivement des contingentements. Ils sont mis en oeuvre par les laboratoires, de manière équitable par rapport au marché, notamment par rapport aux grossistes.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Qu'entendez-vous par « par rapport au marché » ? Cela signifie-t-il que ces choix sont faits en fonction des commandes ou des besoins en santé publique ?
M. Frédéric de Girard. - Nos marchés sont les grossistes, les pharmacies et les hôpitaux, les plus gros flux passant par les grossistes. C'est cela que j'entends.
Nous subissons donc effectivement des périodes de contingentement, mais c'est le laboratoire qui organise ce contingentement.
M. Bruno Belin. - Nous avons bien compris que cela relève donc de l'initiative du laboratoire, qui priorise ses livraisons...
Mme Corinne Imbert. - Nous ne sommes pas surpris par les contingentements mis en oeuvre par les laboratoires, puisque certains, comme celui du paracétamol, ont été mis en place à la demande du Gouvernement. L'objectif était aussi, dans certains cas, de ne pas être tenus de répondre à des commandes trop importantes passées par certaines officines, mais plutôt de réguler les livraisons dans le temps.
Il y a donc plusieurs niveaux de contingentement possible. Si les dépositaires ne sont pas propriétaires des produits donc pas décisionnaires des destinataires ; lorsque vous recevez les commandes des officines, vous avez pu mettre en place une répartition priorisée de vos volumes. Cela peut conduire à des discriminations, certaines officines ayant un pouvoir d'achat plus important que d'autres, ce qui peut conduire à des déséquilibres territoriaux en termes d'accès aux médicaments. C'est le sens de nos questions.
Quelle est la répartition des livraisons des dépositaires entre hôpitaux et officines ?
M. Frédéric de Girard. - Nous avons fait, il y a cinq ans, une étude pour tenter d'objectiver cette répartition des flux.
M. Germain Hezard. - L'étude cite des chiffres de l'ordre de 95 % à destination des hôpitaux et entre 25 % et 30 % pour les officines.
M. Bruno Belin. - Cela ne fait pas 100 % !
M. Germain Hezard. - Quelque 95 % des flux des hôpitaux transitent par les dépositaires...
M. Bruno Belin. - Nous ne souhaitons pas connaître la part de marché, mais la répartition de vos volumes : lorsque vous recevez 100 produits, quelle part va vers qui ? Je pose des questions difficiles...
M. Frédéric de Girard. - Je n'ai pas ces chiffres sous les yeux, mais nous pourrons vous transmettre l'étude en question. Je peux en revanche affirmer que l'essentiel des volumes passe par les dépositaires et est dirigé vers les grossistes. Mais il existe aussi des hôpitaux fonctionnant en vente directe, de même que certaines officines.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il nous serait utile de disposer de ces éléments chiffrés, au nom de la transparence et pour éclairer notre compréhension des flux. Le coeur du sujet des pénuries tient aux stocks et aux flux, donc à l'accès aux médicaments. Cette connaissance technique des flux, sans même parler de réglementation, est cruciale pour assurer l'équité d'accès aux médicaments. Nous l'avons vécu pour les vaccins durant la lutte contre le covid-19 : la logistique est un maillon essentiel, tout autant que la fabrication.
M. Germain Hezard. - Le modèle qui a fonctionné pour les curares, pendant la crise, pourrait peut-être être étendu à d'autres médicaments critiques. Les produits étaient détenus par l'État, avec des dotations réparties au niveau local en fonction des besoins. Le stockage et la distribution étaient assurés par les dépositaires.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - L'organisation de la distribution apparaît très complexe et compartimentée et cette audition ne permet pas, jusque-là, d'y voir plus clair. C'est l'équité dans l'accès aux médicaments, quels que soient le territoire ou la taille de l'officine, qui nous importe. Nous avons besoin de réponses précises.
Enfin, sur la répartition des flux entre l'hôpital et les officines : leurs parts respectives ne peuvent pas, additionnées, dépasser 100 %. Il faudra fournir ces données à la commission d'enquête.
M. Bruno Belin. - J'appuie l'intervention de Mme la rapporteure. Nous avons besoin de comprendre comment les pénuries se sont produites et comment nous pouvons les prévenir à l'avenir. Dans le cas du curare, des besoins soudains ont été couverts par la constitution de stocks de sécurité. Le problème n'est pas le même pour les produits du quotidien. Et, dans cette affaire, il faut prendre en compte le volet économique ! Le risque, c'est que seules les grosses officines, qui sont en mesure de payer immédiatement, soient livrées par les dépositaires. Un tel scénario, insupportable pour les petites pharmacies, nous renverrait en quelque sorte chez les Thénardier et casserait le principe d'égalité devant l'accès à la santé !
Enfin, monsieur Hezard, je suis surpris que vous ne soyez pas en mesure de nous indiquer la répartition des flux de votre secteur.
M. Anthony Puzo. - Contre la covid-19, les grossistes-répartiteurs que je représente participent encore aujourd'hui à la distribution de Paxlovid, au même titre que nos confrères de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique. L'état des stocks et les flux sont communiqués chaque mois à Santé Publique France.
Les grossistes-répartiteurs peuvent contribuer à raccourcir les circuits de distribution : notre fédération a souvent soutenu la constitution de stocks d'urgence à leur niveau, afin de réduire les délais de livraison des officines.
Ce modèle, fondé sur une transparence des stocks détenus par les grossistes-répartiteurs et l'existence d'un tiers de confiance, qui peut être Santé publique France, fonctionne et pourrait être étendu sur un nombre précis de médicaments en tension.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - C'était l'objet de ma question : l'idée serait d'avoir une procédure reproductible sur une liste limitative de médicaments critiques.
M. Anthony Puzo. - Le Paxlovid relève aujourd'hui de stocks d'État : peut-être cette notion devrait-elle être étendue à d'autres médicaments en tension. Les laboratoires devront, sur ces produits, également permettre un approvisionnement approprié et continu des grossistes-répartiteurs.
M. Bruno Belin. - En vous écoutant, on a l'impression qu'il n'y a pas d'anticipation. Il faudrait imposer la constitution de stocks de sécurité sur une liste d'une centaine de médicaments, parmi les 7 000 ou 8 000 spécialités que vous évoquez - l'Académie nationale de pharmacie est précisément en train de travailler à la construction d'une telle liste.
Pourquoi manque-t-on aujourd'hui, au sortir de l'hiver, de Vogalène lyoc ? On parle d'un médicament à 2,18 euros la boîte, aussi vieux que la Ve République, dont la forme galénique est connue depuis une centaine d'années...
M. Anthony Puzo. - Je ne peux pas vous répondre : nous ne produisons pas, nous recevons le produit du laboratoire.
M. Bruno Belin. - Et que vous disent les laboratoires ?
M. Anthony Puzo. - Quand je les appelle, ils me disent qu'ils n'en ont pas. Mais quand mes confrères officinaux les appellent, il leur arrive d'en avoir un peu...
M. Bruno Belin. - Il n'y a donc pas d'égalité.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La chaîne du médicament exige par conséquent d'être étudiée avec attention, pour que l'on puisse réagir en situation d'urgence et de pénurie critique, ce qui n'est pas simple.
Mme Corinne Imbert. - Une remarque sur la chaîne du médicament, pour verser à ce débat une note un peu positive : il existe bel et bien, en France une sécurité de l'approvisionnement qui touche non pas aux volumes, mais à la qualité des produits acheminés depuis l'industriel jusqu'à l'officine ou à l'hôpital. Au niveau international, le trafic de faux médicaments représente des sommes considérables, plus importantes encore que le trafic de drogue, mais la France, jusqu'à présent, n'est pas confrontée à ce phénomène ; aujourd'hui, la sérialisation garantit la traçabilité de chaque boîte.
Il y a des choses à améliorer, évidemment, notamment en période de pénurie ; néanmoins, la sécurité et la traçabilité de la chaîne sont incontestables ; la responsabilité du pharmacien est engagée à chaque étape.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Parmi les solutions évoquées, il paraît envisageable d'ajuster les autorisations de mise sur le marché de façon à améliorer la gestion des stocks et leur répartition d'un pays à l'autre.
M. Antoine Puzo. - Cela s'est passé pour le Levothyrox
M. Germain Hézard. - Le conditionnement multilingue est aussi une piste.
M. Bruno Belin. - Il existe une solution simple, déjà appliquée dans certains pays : un QR code. Retirons les notices des boîtes, nous économiserons du papier. Tout le monde peut lire un QR code sur son téléphone.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Comme il subsiste des zones blanches et que tout le monde n'est pas également agile avec ces outils-là, l'idée serait quand même de s'appuyer sur un réseau de pharmaciens susceptibles de distribuer à la demande des notices papier.
Une réflexion est nécessaire au niveau européen : la distribution des flux d'un pays à l'autre fait l'objet d'arbitrages de la part des laboratoires ; les effets de frontière, liés notamment au prix des médicaments, sont bien connus des patients qui peuvent se fournir dans le pays voisin.
Mme Émilienne Poumirol. - On l'a bien vu avec le Levothyrox...
M. Frédéric de Girard. - Concernant la distribution des MITM à destination des hôpitaux, de nombreux dépositaires mettent en place des permanences, nuit et jour, y compris les week-ends et les jours fériés, afin d'être capables de livrer en toutes circonstances certains produits dits « life-saving ».
L'export parallèle, personne n'en a parlé.
Mme Émilienne Poumirol. - Qui pratique l'export parallèle ?
M. Frédéric de Girard. - ...
Il serait bon, sans aucun doute, de disposer d'une vision globale des stocks, à l'échelle nationale.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Cela manque, incontestablement : une vision globale des stocks et des flux.
M. Frédéric de Girard. - Concernant la reproductibilité de ce qui a été construit avec Santé publique France, on pourrait envisager une nouvelle procédure simplifiée applicable à certains cas particuliers relevant de l'urgence. Quant à savoir si cela permettrait de résorber définitivement les ruptures, c'est un autre débat.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Sans régler structurellement la question, cela aurait au moins un impact en cas de survenue d'un problème conjoncturel.
Merci de ces échanges vifs, messieurs : nous essayons de recueillir des éléments précis. L'enjeu est de faire des propositions suffisamment efficaces pour régler une partie des questions qui se posent. On ne réindustrialisera pas en un an ; en revanche, le problème des pénuries, qui traîne depuis une quinzaine d'années et prend un tour particulièrement dangereux du point de vue de la santé publique, peut être résolu.Messieurs, avant que je lève la séance, souhaitez-vous porter d'autres éléments à la connaissance de notre commission ?
Je vous remercie par ailleurs d'apporter des réponses écrites circonstanciées au questionnaire que nous allons vous adresser et de nous faire parvenir tout document que vous jugeriez de nature à éclairer nos travaux.
Je lève maintenant notre séance.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 20.
Jeudi 13 avril 2023
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
La réunion est ouverte à 11 h 05.
Audition de Mme Caroline Semaille, directrice générale de Santé publique France
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête entend aujourd'hui l'Agence nationale de santé publique, plus connue sous le nom de Santé publique France.
Établissement public placé sous la tutelle du ministre de la Santé, cette agence a été créée en 2016. Elle s'est vu confier par la loi plusieurs missions en lien direct ou indirect avec l'objet de nos travaux : tout d'abord, la surveillance épidémiologique et la veille sanitaire, pour observer l'état de santé de la population française et anticiper les risques ; ensuite, la prévention en matière de santé publique, la promotion de la santé et l'éducation à la santé ; enfin, la préparation et la réponse aux menaces, alertes et crises sanitaires.
La loi précise en particulier que l'Agence « assure, pour le compte de l'État, la gestion [...] de stocks de produits, équipements et matériels ainsi que de services nécessaires à la protection des populations face aux menaces sanitaires graves » - je pense notamment aux vaccins, aux anesthésiques, qui ont fait défaut en avril 2020, et aux masques, dont la gestion a ensuite été décentralisée. L'Agence est, en outre, tenue d'agir face aux risques pour l'accès aux traitements. C'était précisément le cas des anesthésiques.
Il a beaucoup été question de l'action de Santé publique France face à la pandémie de covid-19. Nous souhaiterions aujourd'hui mieux comprendre quel rôle l'Agence peut jouer dans l'anticipation et la résorption des tensions d'approvisionnement : les pénuries constituent indéniablement, bien que de manière peut-être plus diffuse et moins visible que les pandémies, une menace sanitaire très directe pour la santé des Français.
Quel pourrait être le rôle de Santé publique France, non plus en situation exceptionnelle, mais dans le fonctionnement courant de la chaîne du médicament, dont les défaillances sont réelles et tendent à s'aggraver ? L'Agence dispose-t-elle de capacités pour le faire ? De quels moyens financiers aurait-elle besoin pour assumer cette mission, par exemple pour garantir l'équité territoriale de l'approvisionnement en médicaments ? Dans quelle mesure peut-elle travailler avec les autres instances compétentes en la matière ?
Nous accueillons aujourd'hui Mme Caroline Semaille, directrice générale de Santé publique France depuis le mois de février dernier. Elle est accompagnée de M. Stéphane Costaglioli, directeur alerte et crise, et de Mme Alima Marie-Malikité, directrice de cabinet.
Pour cette audition d'une durée d'environ une heure et demie, nous vous laisserons tout d'abord la parole pour un propos très concret de moins de dix minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.
Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Caroline Semaille, M. Stéphane Costaglioli et Mme Alima Marie-Malikité prêtent serment.
Mme Caroline Semaille, directrice générale de Santé publique France. -Permettez-moi tout d'abord de vous remercier d'avoir souhaité auditionner Santé publique France dans le cadre de vos travaux sur la pénurie de médicaments.
Santé publique France a été créée en 2016 pour assurer la surveillance de l'état de santé de la population, lancer l'alerte, répondre aux besoins d'environnements favorables à la santé par la prévention et concevoir des stratégies de réponse de santé publique, notamment dans des situations sanitaires exceptionnelles.
Nos missions comprennent ainsi, pour le compte de l'État, la réponse en soutien au système de soins face aux menaces sanitaires graves, notamment en mobilisant la réserve sanitaire et l'établissement pharmaceutique chargé de la constitution et de la gestion des stocks stratégiques des produits de santé.
La mission de Santé publique France dans ce domaine est définie par l'article L.1413-4 du code de la santé publique : « À la demande du ministre chargé de la santé, l'agence procède à l'acquisition, la fabrication, l'importation, le stockage, le transport, la distribution et l'exportation des produits et services nécessaires à la protection de la population face aux menaces sanitaires graves. » L'Agence assure, dans les mêmes conditions, leur renouvellement.
Pour ce faire, Santé publique France dispose d'un établissement pharmaceutique.
Les stocks stratégiques de l'État - nous y reviendrons - sont définis par la circulaire interministérielle du 26 septembre 2013 relative à l'élaboration du plan zonal de mobilisation des ressources sanitaires. Ces stocks « permettent à l'État de maintenir une capacité d'intervention en renfort pour répondre à des événements de grande ampleur, épidémiques, chimiques ou radionucléaires, accidentels ou terroristes ».
La constitution de stocks stratégiques nationaux en produits de santé s'est développée depuis 2001, puis au fur et à mesure de l'émergence des risques, notamment infectieux, terroristes, industriels, et pour soutenir l'application des plans gouvernementaux : plan contre la pandémie grippale, en 2011, plan contre Ebola, en 2014, plan national de réponse à un accident nucléaire ou radiologique majeur, en 2014, ou encore plan NRBC (nucléaire, radiologique, biologique ou chimique), en 2016. Il peut s'agir notamment de stocks d'antiviraux, d'antidotes, d'antibiotiques, de vaccins, de dispositifs médicaux, de petits matériels, de consommables ou d'équipements de protection individuelle.
S'inscrivant, plus largement, dans la catégorie des moyens dont se dote l'État face aux situations exceptionnelles, ces stocks stratégiques viennent en complément des stocks tactiques qui, eux, sont prépositionnés auprès des établissements de santé dans l'ensemble des territoires.
L'acquisition et le maintien des stocks tactiques sont financés par les établissements de santé. Ces stocks sont conditionnés sous forme de malles contenant par exemple des antidotes, des solutions de remplissage ou encore des respirateurs pour répondre aux premières urgences. Quant aux stocks stratégiques, ils ne sont en principe pas mobilisés en première intention, à l'exception de certains antidotes, comme les antitoxines diphtériques ou les antitoxines botuliques.
Ce dispositif à double étage - stocks stratégiques et tactiques - vient évidemment en complément d'une stratégie plus globale de sécurisation des approvisionnements aux échelles nationale et européenne.
Un cadre de constitution et d'emploi des stocks stratégiques de l'État a été arrêté en 2017 et il est en cours de révision. Il s'agit notamment de tirer les conclusions du retour d'expérience de gestion de la crise de la covid-19. Santé publique France contribue évidemment à ce travail.
Le ministère chargé de la santé nous adresse chaque année une instruction de programmation indiquant la nature et les quantités des contre-mesures à acquérir sur la base des recommandations d'autorités de santé, comme le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) ou d'autres agences d'expertise - Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris), etc. Bien sûr, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) est également régulièrement consultée au sujet de l'efficacité et de la sécurité des produits de santé.
Les acquisitions sont menées le respect des règles de la commande publique. Il s'agit de marchés publics nationaux ou s'inscrivant dans une démarche européenne. Je pense notamment aux cas de la grippe pandémique et de la vaccination covid.
Les acquisitions peuvent également être effectuées auprès de la pharmacie centrale des armées pour certaines spécialités.
Pour assurer l'opérationnalité de ces stocks, Santé publique France propose et met en oeuvre des schémas de stockage et de distribution logistique.
Pour ce qui concerne le stockage, le schéma directeur repose sur une plateforme nationale appartenant en propre à Santé publique France et sur des plateformes à compétence nationale ou zonale, opérées par des prestataires privés sélectionnés par l'Agence au terme d'une procédure d'appel d'offres.
Les spécificités des territoires d'outre-mer ont été prises en compte par la création de plateformes de proximité en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, à Saint-Martin, à Mayotte et à La Réunion.
Les produits doivent pouvoir être mobilisés en cas d'urgence à partir des plateformes en moins de quatre heures en tout point du territoire et l'acheminement doit être réalisé en moins de douze heures. Pour garantir de tels délais, l'entrepôt doit être accessible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.
En complément de ses plateformes zonales, Santé publique France s'appuie sur le réseau des grossistes-répartiteurs pour le stockage et la distribution de l'iode.
Quant aux schémas logistiques, ils sont adaptés à chaque situation, qui dépend du nombre de points de livraison, du nombre de spécialités concernées, des quantités des différents produits et des contraintes y afférentes.
Il importe de noter que les stocks stratégiques ne se limitent pas à des stocks physiques. Il existe aussi ce que l'on appelle des marchés de réservation de capacité de production. Dès lors, il est possible de disposer de stocks tournants gérés par les fournisseurs. Je pense notamment à ce qui s'est passé pour le curare.
Pour la constitution de stocks stratégiques, le choix des produits est un premier grand enjeu. À cet égard, il faut prendre en compte la cartographie des risques sanitaires et la disponibilité des contre-mesures. Un second enjeu de taille, c'est l'analyse et la mise en oeuvre des modalités d'acquisition, de stockage et de distribution de ces produits.
L'Agence veille également aux signalements de tensions sur certains médicaments. En ce sens, nous sommes très attentifs aux situations de pénurie. Les tensions relevant des stocks stratégiques sont suivies en lien avec l'ANSM et la direction générale de la santé (DGS). En outre, nous échangeons avec nos fournisseurs dès qu'une tension nous est signalée, qu'il s'agisse de la disponibilité des matières premières nécessaires à la fabrication ou de la fabrication elle-même.
Dans la mesure du possible, l'Agence s'efforce de s'appuyer sur plusieurs fournisseurs pour répartir les risques, mais certaines spécialités ne sont produites que par un nombre restreint de laboratoires, voire sont en situation de monopole : c'est le cas des antidotes.
Santé publique France pourrait-il se substituer à tel ou tel acteur en cas de pénurie de certains médicaments ?
Certes, le code de la santé prévoit que l'Agence puisse constituer des stocks en cas de pénurie ou de risque de rupture d'approvisionnement ; mais ces dispositions ne sont mobilisables qu'en cas de menace sanitaire grave et de façon temporaire.
De plus, toute intervention sur des marchés déjà tendus doit être évaluée avec précaution, car il ne faudrait pas déstabiliser un peu plus le marché. Cette analyse est réalisée par le ministère, qui est notre donneur d'ordre.
Santé publique France n'a évidemment pas vocation à se substituer aux industriels. Ces derniers doivent disposer d'un stock de sécurité minimal de deux mois pour tous les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) afin d'anticiper les risques de rupture de stock.
En outre, la logistique pharmaceutique étatique ne doit être activée qu'à titre exceptionnel. Elle ne peut assumer durablement des missions qui incombent à des réseaux éprouvés et vastes, conçus pour une distribution de masse, allant jusqu'au niveau officinal.
En revanche, lorsque la rupture est avérée pour des produits spécifiques, il peut être envisagé que l'État se substitue au marché. Cela s'est produit dans des circonstances exceptionnelles que vous connaissez : la crise de la covid. Pour les curares et hypnotiques, l'État s'est substitué au marché au second semestre 2020. Santé publique France a alors reçu le monopole d'acquisition de ces produits. Il en est devenu l'acquéreur exclusif pour le compte de l'État auprès de nombreux laboratoires pharmaceutiques, afin d'assurer une répartition équitable de ces médicaments entre les établissements sur l'ensemble du territoire.
Notre intervention ne peut donc qu'être qu'exceptionnelle, en cas de menace sanitaire grave, et temporaire.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je vous remercie de vos propos très synthétiques.
Vous nous rappelez que Santé publique France possède son propre établissement pharmaceutique. Dois-je en déduire que l'Agence peut produire elle-même des médicaments ? Si oui, lesquels et dans quelles situations ?
Face à la crise de la covid, Santé publique France a reçu des dotations exceptionnelles de la part de l'État - 4,8 milliards d'euros en 2020, 4,3 milliards d'euros en 2021 et 3,8 milliards d'euros en 2022 - pour assurer la prévention épidémique et constituer des stocks stratégiques. Or votre budget annuel est, lui, d'environ 200 millions d'euros : on mesure d'autant mieux l'importance de ces crédits exceptionnels. Ont-ils été réservés à la lutte contre la covid ? Ont-ils également financé des actions de surveillance pour garantir l'accès aux médicaments et la résorption des pénuries ? Dans l'affirmative, pouvez-vous nous apporter des précisions à ce propos ? En parallèle, doit-on considérer que le budget classique de l'Agence est particulièrement sous-évalué ?
J'en viens à votre mission de prévention des risques sanitaires. Pouvez-vous revenir sur l'enjeu d'approvisionnement des médicaments ? Vous insistez sur le rôle des plateformes de proximité : êtes-vous en mesure d'assurer un suivi au plus près du terrain ? Ne sommes-nous pas, en la matière, face à un angle mort de la veille sanitaire en France ?
Au cours de nos auditions précédentes, nous avons été alertés par les industriels du secteur, qui nous ont indiqué qu'une partie des pénuries s'expliquaient par l'incapacité des pouvoirs publics à anticiper et informer les producteurs des besoins en médicaments. Est-ce que vous partagez ce constat, Santé publique France étant justement chargée des prévisions épidémiologiques ? Comment répondez-vous à ces critiques ? Est-ce qu'il y a des manques ou des choses à améliorer ?
Quatrième question, un récent rapport de la Cour des comptes, demandé par le Sénat, estimait qu'il pourrait être pertinent d'élargir les facultés d'autosaisine de Santé publique France, en matière de gestion des crises sanitaires notamment, pour la rendre plus réactive et autonome. Pensez-vous qu'une telle évolution pourrait contribuer à mieux prendre en compte et traiter les pénuries de médicaments ?
Enfin, dernière question, quelles sont vos relations avec le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies en matière de prévention des pénuries de médicaments et des crises sanitaires ? Et avec la Commission européenne ? Que pouvez-vous nous dire du paquet pharmaceutique, qui, malheureusement, semble devoir être reporté après les élections européennes ?
Mme Caroline Semaille. - Je vous remercie de ces questions, mais certaines relèvent non pas de la compétence de Santé publique France, mais plutôt de celle de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).
Effectivement, nous avons un établissement pharmaceutique au sein de la direction alerte et crise. C'est la raison pour laquelle je suis accompagnée de Stéphane Costaglioli, qui vous répondra plus précisément sur certains points. Il ne vous a pas non plus échappé que figuraient parmi nos missions la gestion opérationnelle et la fabrication de produits.
Néanmoins, très concrètement, aujourd'hui, l'établissement pharmaceutique n'a pas du tout les moyens de fabriquer, dans l'acception classique du terme, des produits finis, c'est-à-dire à partir de matières premières. L'établissement n'a ni les moyens humains, ni les moyens financiers, ni les infrastructures - je pense aux salles blanches.
Alors, pourquoi ce terme, allez-vous me dire ?
Derrière le mot « fabrication », il y a aussi, par exemple, le réétiquetage. C'est ce qui nous permet d'intégrer la fabrication dans nos missions. Par exemple, nous avons procédé au réétiquetage des vaccins anti-covid et anti-variole dans le cadre de l'épidémie de monkeypox. Ensuite, le pharmacien est en mesure de libérer le lot. Cela fait partie des bonnes pratiques de fabrication.
Ce terme est important pour nous, parce qu'il nous laisse une certaine flexibilité si nous devons réétiqueter ou reconditonner, par exemple, mais il n'est pas question de produire, compte tenu de nos capacités, comparées à celles d'entreprises pharmaceutiques privées.
M. Stéphane Costaglioli, directeur alerte et crise de Santé publique France. -Nous pourrions aussi avoir recours à la sous-traitance, mais celle-ci nécessite également des moyens, notamment pour la pharmacovigilance.
Pour vous donner un ordre de grandeur, l'établissement pharmaceutique de SPF dispose de 15 ETP. Vous comprenez bien que nous ne pouvons pas rivaliser avec de grands laboratoires privés.
Mme Caroline Semaille. - Vous avez également évoqué les budgets, qui ont explosé hors fonctions socles. Il faut savoir que les sommes supplémentaires ont été fléchées vers l'achat de matériel et de vaccins nécessaires pour endiguer les crises épidémiques successives. Ces derniers sont très chers, du fait de la technologie utilisée, comme l'ARN messager, ou de la concurrence pour l'achat sur les marchés, qui a fait grimper les prix.
M. Stéphane Costaglioli. - Les budgets supplémentaires qui nous ont été alloués, effectivement très importants par rapport aux moyens pérennes, n'ont été utilisés que pour de la gestion de menace sanitaire, essentiellement pour le covid et la variole du singe. Ils couvrent l'achat, le stockage et la distribution des contre-mesures.
Cette enveloppe est suivie de manière spécifique, avec un code analytique propre qui permet de s'assurer que ces moyens sont bien uniquement dévolus aux menaces sanitaires graves.
Mme Caroline Semaille. - Je ne vais pas vous détailler la composition des stocks stratégiques de l'établissement pharmaceutique, mais il y a principalement des produits que l'on ne trouve pas en pharmacie, qui sont produits en petite quantité et qui doivent pouvoir être disponibles rapidement. Ce sont principalement des antidotes, comme les produits antitoxine diphtérique ou antitoxine botulique. On dispose aussi de masques et de matériel de protection, d'antiviraux, mais nous n'avons pas vocation à avoir en stock tous les médicaments disponibles en France.
Par ailleurs, nous n'avons pas spécifiquement un rôle de suivi des pénuries, même si nous sommes attentifs aux tensions qui peuvent se produire sur le marché, compte tenu de nos missions générales. D'autres agences sont mieux outillées que nous.
Vous m'avez également interrogée sur une éventuelle capacité d'autosaisine pour ce qui concerne le stock stratégique. Il y a une doctrine qui date de 2017. Compte tenu des changements dans notre écosystème, avec les pandémies, les crises géopolitiques, les changements climatiques, qui ont provoqué d'énormes tensions dans la fabrication et la logistique, mais aussi le rôle accru de l'Europe, il me semble important que cette doctrine soit révisée. Nous sommes parties prenantes de cette réflexion, avec le Haut Conseil de la santé publique, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, l'Autorité de sûreté nucléaire, l'Anses, l'Ineris, etc.
Sur l'autosaisine, que la Cour des comptes a évoquée, sachez que nous ne sommes pas opposés au principe, mais nous aurons besoin de plus de moyens financiers et humains, y compris pour l'établissement pharmaceutique.
En tout état de cause, nous restons force de proposition auprès du ministère de la santé.
M. Stéphane Costaglioli. - On suit évidemment avec beaucoup d'attention ce qui se passe au niveau européen. Santé publique France est également acteur dans le cadre de l'Advisory Forum, qui permet d'échanger de manière informelle sur les perspectives thérapeutiques et les bonnes pratiques. Nous faisons en sorte de nous articuler avec l'écosystème européen.
Plus concrètement, l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA) a mis en place un certain nombre de procédures pour l'achat de contre-mesures de manière groupée. Par exemple, on parle actuellement d'un risque de pandémie grippale de type zoonotique. Devant cette menace, le niveau européen a proposé des marchés de réservation de capacités de production de vaccins pandémiques auxquels nous avons souscrit. Cette articulation pourra se faire soit en substitution complète, soit en complément du marché national.
Mme Caroline Semaille. - Il y aussi des stocks réservés qui ne sont pas physiquement dans nos sites de stockage.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Pour bien comprendre, s'agit-il de précommandes ?
M. Stéphane Costaglioli. - En fait, on s'engage à réserver une capacité de production de x millions de vaccins dans un temps déterminé. Chaque année, nous rémunérons le fabricant pour la capacité de production mise ainsi à disposition de manière permanente, qui n'est donc pas utilisée à autre chose. Au cours de l'année, si le risque venait à se vérifier, et que nous devions lancer effectivement la production du vaccin, le prix est déjà fixé dans le contrat.
Outre le fait d'économiser des capacités de stockage, le principal intérêt d'une telle procédure, c'est qu'il nous permet d'avoir un vaccin produit en fonction de la souche en circulation au moment où nous en avons besoin, et donc la contre-mesure la plus adaptée.
Mme Caroline Semaille. - Concernant la gestion des pénuries, nous sommes mobilisables en cas de menace sanitaire grave. Nous ne pouvons pas nous substituer aux industriels, qui doivent disposer d'un stock minimal de sécurité de deux mois, voire plus, pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur. Notre logistique pharmaceutique n'a pas la même force de frappe que celle des industriels. Nous avons mobilisé notre circuit logistique pendant la crise covid et pour la variole du singe, de manière exceptionnelle, jusqu'au niveau des officines ; mais, habituellement, quand nous libérons les stocks stratégiques, ils vont directement dans les établissements de santé, qui restent nos interlocuteurs naturels.
M. Stéphane Costaglioli. - En matière logistique, nous disposons d'une seule plateforme qui nous appartient en propre, avec trois emplois temps plein travaillé (ETPT) présents en permanence. Nous avons aussi des plateformes zonales et des plateformes à compétence nationale qui sont des prestataires privés ; ils fournissent une prestation de stockage et de distribution dans une aire géographique prédéfinie. Nous avons aussi des contrats uniquement de transport pour sécuriser la logistique, ce qui constitue une forme de filet de sécurité, en appui des capacités logistiques de plateformes prestataires. Il existe des tensions pour les médicaments, mais aussi en matière de logistique : il faut des conducteurs et des camions pour acheminer les stocks.
Nous l'avons constaté avec le covid et la variole du singe : nous touchons aux limites de notre système logistique, par manque de personnels, manque lié à des difficultés de recrutement. Nos contrats concernent principalement le transport terrestre, mais nous avons aussi des contrats de transport maritime et aérien destinées à nos outre-mer, en fonction de l'urgence, des volumes et des exigences techniques de transport.
Ces deux volets sont essentiels pour maintenir le caractère opérationnel de nos stocks.
Mme Caroline Semaille. - Nous sommes mobilisables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. La logistique doit être mobilisable très rapidement, par exemple en cas de botulisme : il faut parfois libérer des antitoxines en quelques heures. Cela est très courant en cas de diphtérie. Il faut jongler entre des cinétiques très longues - covid et variole du singe - et des cinétiques très courtes, pour soigner un patient précis dans un établissement précis.
M. Bruno Belin. - Covid, variole du singe ou même botulisme sont des cas exceptionnels. Cet hiver, nous avons vu des manques en amoxicilline ou en prednisolone dans les officines ; ces antibiotiques ou corticoïdes ont soixante ans d'existence. Comment pourrions-nous mettre vos stocks, par exemple de corticoïdes, à disposition des répartiteurs, qui ont les moyens de les acheminer et ainsi de les mettre à disposition du réseau officinal, et donc des patients ?
Mme Émilienne Poumirol. - Votre rôle est spécifique, il est de prévenir les crises graves. Vous disposez d'une plateforme nationale, de contrats de transport et de plateformes privées. Serait-il plus intéressant, budgétairement, de disposer de plateformes publiques délocalisées plutôt que de plateformes gérées par des prestataires ?
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - J'imagine que ces plateformes zonales sont celles qui ont été utilisées pour le stockage des vaccins à ARN messager - il y en avait quatre ou cinq en France - et que les capacités de stockage étaient réduites. Ces plateformes zonales semblent ne pas pouvoir accueillir les stocks des 150 ou 200 médicaments critiques.
Comment démultiplier les capacités de stockage ? Je pense par exemple aux antibiotiques. La pénurie d'amoxicilline a été compensée par d'autres antibiotiques, qui manquent dans certaines zones. Nous ne sommes pas loin d'une situation d'urgence. Il s'agit de définir où commence la situation d'urgence, question difficile, car les effets de bord existent. Ainsi, comment pourriez-vous vous intégrer à cette gestion de pénurie de médicaments en France ?
En matière d'organisation, faudrait-il un pilote unique ou une simplification pour réduire le nombre d'interlocuteurs et d'intervenants, en réalisant des regroupements ? Entre l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, la direction générale de la santé, le comité économique des produits de santé (CEPS) et autres instances, les reproches sont nombreux depuis le début de nos auditions : il semble difficile de trouver un pilote. Or il semble que pendant la crise covid, le pilote ait été Santé publique France.
L'épidémiologie implique un suivi des pathologies résurgentes ou en augmentation de traitement, et donc un suivi des pénuries. Cependant, en France, les données épidémiologiques sont incomplètes, imparfaites et parfois non consolidées ni vérifiées ; les fournisseurs de données ne sont pas toujours complaisants. Travaillez-vous sur l'évolution du Health data hub, outil mis en place pour assurer ce suivi épidémiologique en parallèle de Santé publique France ?
En matière de suivi des pénuries de médicaments, nous ne pouvons pas nous appuyer uniquement sur l'ANSM et EPI-PHARE, car les remontées du territoire sont partielles. Il manque des remontées globales.
Mme Caroline Semaille. - Cet hiver, nous avons vécu une pénurie d'amoxicilline. Le stock stratégique ne dispose pas de tous les produits - notamment d'utilisation courante - et les quantités sont réduites. Nous n'avons ni la capacité d'achat ni de stockage pour répondre aux besoins quotidiens de la population - cela ne fait pas partie de nos missions, car nous nous intéressons aux menaces sanitaires graves. Nous ne disposons pas de corticoïdes au niveau des plateformes zonales, seulement dans les stocks tactiques, ces derniers étant gérés par les établissements de santé.
Les pénuries d'amoxicilline ont touché l'Europe entière, et pas seulement la France. Nous n'avons pas la possibilité de stocker les besoins en antibiotiques de toute la population française. Nous pouvons stocker des antibiotiques absolument nécessaires en cas de menaces sanitaires graves, notamment en cas de risques nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques (NRBC) ; nous stockons ainsi du fluoroquinolone.
Les causes de pénurie sont très variables, elles peuvent être liées à des problèmes de fabrication ou de matières premières ; or nous n'avons actuellement absolument pas les moyens de fabriquer des médicaments au niveau de l'agence.
De plus, au moment d'une tension, si l'État commence à acheter et faire des stocks, nous risquons de déstabiliser encore plus le marché. Créer des stocks très en amont pose aussi des problèmes de péremption, ce qui implique un suivi particulier, et parfois des remises sur le marché juste avant la péremption pour éviter des destructions - nous l'avons fait pour certains produits comme le curare.
Le CEPS est chargé de la fixation du prix des médicaments, nous n'intervenons pas sur cette question.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Faites-vous partie des membres consultés par le CEPS, au même titre que la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), l'ANSM, la Haute autorité de santé (HAS) ou la direction générale de la santé ?
Mme Caroline Semaille. - A priori nous ne sommes pas consultés.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Comme vous assumez une mission de veille sanitaire, votre consultation en matière de politique de prix du médicament pourrait être pertinente.
Mme Caroline Semaille. - Le CEPS s'appuie aussi sur les données de la HAS ; nous sommes aussi partie prenante de certains groupes de travail de cette dernière, qui peut aussi nous auditionner ou nous consulter autant que faire se peut.
M. Stéphane Costaglioli. - En termes de fonctionnement courant, nous ne pensons pas qu'il y ait de différence entre plateformes privées et publiques, dans la mesure où la sélection obéit à un cahier des charges très rigoureux en matière d'astreinte, de disponibilité et de sécurité des locaux - il faut penser à prévenir les actes de malveillance.
Ces prestataires sont rémunérés sur le fondement de marchés établis en fonction de minimums contractuels, ce qui nous permet d'adapter le niveau de stockage en fonction de notre activité réelle. Des structures publiques dimensionnées pour les périodes de crise impliqueraient un surdimensionnement.
Enfin, les appels d'offres permettent de mettre en concurrence des prestataires, ce qui permet de choisir les offres les plus opérationnelles, les plus sûres, à des prix concurrentiels. Nous demandons toujours un plan de continuité d'activité à jour, pour assurer la pérennité des activités de réception ou de déstockage des produits.
Le schéma directeur initial de Santé publique France instaurait une plateforme nationale et une plateforme dans chaque zone de défense et de sécurité - en outre-mer, nous avons mis en place des zones dites de proximité. Cette organisation était dimensionnée pour des menaces précises, liées aux risques NRBC et aux plans gouvernementaux ; la crise covid a montré que ce réseau était insuffisant pour répondre aux menaces qui demandent d'aller au plus près des citoyens pour stocker les produits et délivrer les contre-mesures.
Nous avons créé jusqu'à 13 plateformes supplémentaires pendant la crise sanitaire, et nous avons démultiplié les points de livraison des contre-mesures. Puis nous avons pu réduire ce nombre à cinq plateformes temporaires à compétence nationale, deux plateformes dévolues aux équipements de protection individuelle (EPI) et aux masques et trois plateformes dédiées à la vaccination.
La réflexion sur la doctrine des stocks stratégiques impliquera de questionner à nouveau le schéma directeur en termes de plateformes, pour savoir si nous devons pérenniser ces plateformes à compétence nationale ou changer de modèle.
La crise covid a aussi imposé des
caractéristiques de conservation très particulières,
notamment pour les vaccins à ARN messager qui doivent être
conservés à
moins 80°C. Nos répartiteurs
n'avaient pas cette expérience. Il a fallu acheter des
congélateurs, alors que le marché, constitué d'un nombre
restreint de fournisseurs, était tendu. Il nous faut anticiper et donner
une forme de visibilité à nos fournisseurs. De plus, si nous
voulons anticiper, il nous faut intégrer notre budget, qui est annuel,
dans des problématiques pluriannuelles.
Le stockage à moins 80°C impose aussi des ressources énergétiques importantes, ce qui demande d'adapter les infrastructures électriques et donc de faire des investissements importants, mais aussi utiles.
Mme Caroline Semaille. - Santé publique France a su s'adapter, en matière de logistique et d'achat de matériel ; néanmoins, il faudra sans doute renforcer les équipes.
Vous parlez de données épidémiologiques non fiables : parlez-vous de consommation de médicaments ou de prévalence des pathologies ?
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - C'est un tout. Les données du système national des données de santé (SNDS) sont partielles. Concernant EPI-PHARE, il faut un nombre de cas suffisants pour que le signal soit entendu. En ce qui concerne les pénuries de médicaments, faute d'avoir des données complètes à disposition, ce sont des signaux faibles qui permettent de mettre en lumière des manques.
Mme Caroline Semaille. - Le SNDS permet de surveiller la consommation des médicaments, certes avec un peu de retard. Le SNDS et les outils de l'ANSM construits avec les industriels sont des outils formidables. Vous parlez d'anticipation : pour la variole du singe, nous avons très vite identifié les premiers cas, mis en place des mesures de prévention et dispensé les premiers traitements très rapidement - le continuum de l'agence a fonctionné. Nous sommes le seul pays en Europe, avec le Royaume-Uni, à être allé si vite.
Nous ne pouvons pas dire que nous n'avons pas de données épidémiologiques fiables. Nous essayons de détecter très précocement les épidémies, et nous travaillons au-delà du cadre national. Nous avons pu mettre en évidence le streptocoque A en France, au dernier semestre 2022, alors qu'il était en fait présent dans d'autres pays.
Nous pouvons certes améliorer nos données, mais elles font preuve d'une certaine fiabilité.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Sur le site de votre agence, en tapant les mots clefs désignant la pénurie de médicaments, on n'aboutit à aucun résultat ; or vous n'êtes pas indifférents à cette question. Comment l'expliquer ?
De plus, si vos missions sont très importantes, j'ai le sentiment que plusieurs agences s'occupent de la même chose : y a-t-il un manque de coordination ? Ne vous marchez-vous pas sur les pieds, au risque d'un manque d'efficacité et de rapidité ?
Mme Caroline Semaille. - Sur le site de l'ANSM, les questions de pénurie de médicaments sont plus mises en avant ; cette agence est en contact direct avec les industriels. Santé publique France a des missions extrêmement larges, et s'intéresse à la protection des populations.
Il existe des milliers et des milliers de médicaments et dispositifs médicaux. Nous nous intéressons aux pénuries pour les produits qui sont présents dans les stocks stratégiques, comme des antidotes, dont la production est difficile. Nous avons des problèmes de tension sur des produits très rares et peu utilisés, qui n'intéressent pas les grands industriels. Certains antidotes sont en situation de monopole et ne concernent que quelques rares petites entreprises. Ce sont ces productions qu'il faut sécuriser.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Combien le stock stratégique compte-t-il de produits ?
Mme Caroline Semaille. - Nous vous donnerons cette information par écrit, car cette audition est publique.
En matière de coordination, chacune des agences connaît bien son rôle. L'ANSM est en contact direct avec les industriels. Nous travaillons aussi avec l'ANSM pour les contre-mesures, car elle a une vision du marché et du paysage industriel bien plus vaste que nous. En matière de cartographie des risques sanitaires, le ministère s'appuie sur le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) et l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris), qui sont aussi nos partenaires naturels.
Pour la constitution des stocks stratégiques, la répartition des rôles me semble adéquate. Je pense aussi que nous pourrions avoir plus de moyens humains et budgétaires.
Pour les pénuries, il existe une nouvelle feuille de route - je ne m'étendrai pas sur ce point.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quel est l'effectif de Santé publique France ?
Mme Caroline Semaille. - Santé publique France compte environ 750 employés, auxquels s'ajoutent des CDD, par exemple au niveau de l'établissement pharmaceutique. Je reviendrai vers vous par écrit pour vous donner les chiffres exacts.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie.
La réunion est close à 12 h 20.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.