Mardi 4 avril 2023
- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition avec des représentants de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), de la Fédération française des producteurs d'oléagineux et de protéagineux (FOP), de l'Association générale des producteurs de blé et autres céréales (AGPB), de la Confédération des planteurs de betteraves (CGB) et de l'Association générale des producteurs de maïs (AGPM)
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Madame et Messieurs, mes chers collègues, après deux déplacements très instructifs dans le Rhône et hier, 3 avril, à Bruxelles, nous poursuivons les travaux de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert par une table ronde qui inaugure une nouvelle phase des travaux de la mission, davantage tournée vers les producteurs.
Nous recevrons ainsi demain le directeur général adjoint d'Engie puis le président-directeur général de TotalEnergies. Nous entendrons également la semaine prochaine EDF et Air Liquide. Mais, c'est par la filière agricole que nous entamons cette nouvelle phase.
Nous avons ainsi le plaisir de recevoir :
- M. Luc Smessaert, vice-président de la FNSEA et président de la commission fiscale-sociale, qui est accompagné par M. Xavier Jamet, responsable des affaires publiques, et M. Vincent Guillot, juriste-fiscaliste ;
- M. Guillaume Chartier, membre du bureau de la Fédération française des producteurs d'oléagineux et de protéagineux (FOP), qui est accompagné par M. Claude Soudé, directeur adjoint en charge du dossier des biocarburants ;
- M. Jean-Guillaume Hannequin, administrateur de l'Association générale des producteurs de blé et autres céréales (AGPB), président de la FDSEA de la Meuse, qui est accompagné par Mme Lauriane Chamot, responsable des affaires publiques de l'AGPB ;
- M. Nicolas Rialland, directeur général de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB) ;
- M. Gildas Cotten, responsable des nouveaux débouchés à l'Association générale des producteurs de maïs (AGPM), qui est accompagné par Mme Alix d'Armaillé, responsable des actions régionales et institutionnelles de l'AGPM.
Cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande, ainsi que sur Facebook et LinkedIn.
Mesdames et Messieurs, notre mission d'information comprend des membres issus de différentes commissions, qui représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
Le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert représente un enjeu important pour permettre à la France et à l'Union européenne d'atteindre l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050, mais aussi pour notre souveraineté et la compétitivité de notre économie.
La France a développé une politique ambitieuse en matière de biocarburants, qui a eu des effets significatifs, tant en termes de production que d'incorporation de biodiesel ou de bioéthanol dans les carburants. Ces orientations se trouvent aujourd'hui contestées ou interrogées, par la Cour des comptes comme par des organisations non gouvernementales. L'organisation « Transport & Environment », que nous avons auditionnée il y a deux semaines, a ainsi tenu un discours très critique sur le bilan des biocarburants. Je ne doute pas que ces analyses vous feront réagir !
Nous nous intéressons également à la problématique des conflits d'usage, qui conduit notamment la Commission européenne à prôner le développement de biocarburants avancés, plutôt que les biocarburants de première génération. Encore faut-il être capable de collecter la biomasse nécessaire et d'industrialiser la production. Vous nous ferez part de votre vision de la contribution possible des biocarburants à la décarbonation des transports.
Je vous propose que chacun d'entre vous puisse nous présenter, dans le cadre d'un propos liminaire d'une dizaine de minutes, son analyse sur la place des biocarburants comme débouchés des différentes filières et sur les différents enjeux que vous identifiez.
Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, vous a adressé un questionnaire qui peut vous servir de guide, mais sentez-vous libre dans votre propos introductif ! Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées.
Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur puis à l'ensemble de mes collègues, afin qu'ils puissent vous relancer et vous poser un certain nombre de questions.
Je propose de céder la parole à M. Luc Smessaert, vice-président de la FNSEA et président de la commission fiscale-sociale.
M. Luc Smessaert, vice-président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA). - Je suis ravi d'intervenir dans le cadre de cette table ronde en présence des associations spécialisées qui produisent ces biocarburants.
Je rappelle que la FNSEA a produit, en 2020, un rapport d'orientation sur le changement climatique. Ce dernier montrait la contribution importante de l'agriculture contre le réchauffement climatique, sa capacité à stocker le carbone et à créer des solutions de production énergétique grâce aux 90 000 exploitations qui produisent des biocarburants.
Cette force est une chance, dans un contexte où les conflits qui se déroulent aux portes de l'Europe nous conduisent à rechercher des solutions pour garantir notre souveraineté alimentaire, mais également pour assurer notre autonomie énergétique.
Au cours des deux dernières années, nombre de Français ont installé des boîtiers E85 pour convertir leur véhicule au bioéthanol, un carburant vert conçu à partir de matières premières végétales produites par l'agriculture. De nombreuses flottes de véhicules de transport en commun se sont également converties au B100. Le monde agricole montre ainsi sa capacité à répondre aux enjeux de décarbonation.
Par ailleurs, et bien que ce sujet ne soit pas celui de cette table ronde, je rappelle que la FNSEA travaille à la réalisation d'une feuille de route dédiée à la décarbonation énergétique de la production agricole.
Élu pour la première fois à la FNSEA en 2011, je veux souligner l'impulsion donnée à notre Fédération par Xavier Belin, dont je salue la mémoire, pour que le monde agricole s'adapte aux nouveaux enjeux de XXIe siècle.
Je souligne également que le tournant des biocarburants négocié par l'agriculture a participé activement au développement de l'emploi dans notre secteur et à la dynamique des filières. Cet engagement a également permis de réduire notre dépendance dans le domaine des protéines grâce aux sous-produits issus de ces biocarburants. En quelques années, grâce au travail des producteurs, notre pays est passé d'une dépendance de 75 % à moins de 50 % aujourd'hui et ce bilan contribue pleinement à la compétitivité de « la Ferme France ».
Durant une longue période, j'ai également été administrateur de ma coopérative et j'ai pu mesurer l'intérêt de produire concomitamment pour les filières alimentaires et les filières énergétiques afin de permettre à nos agriculteurs et à nos adhérents de valoriser le mieux possible leurs productions. Je me permets de rappeler également que l'agriculture française, qui a évidemment une vocation nourricière, a, historiquement, toujours participé à la traction animale et qu'elle consacre aujourd'hui 2 % de sa production aux biocarburants. Il faut remettre les choses à leur place. Nos agriculteurs sont désormais fortement engagés dans l'émergence et le maintien de filières les plus durables possible et notamment celles dédiées au développement des biocarburants.
La FNSEA n'est pas de celles et ceux qui estiment que tout est désormais à jeter. Elle plaide pour un accompagnement soutenu du monde agricole et la complémentarité que peuvent apporter toutes les filières, qu'elles produisent du blé, du maïs, de la betterave ou des oléoprotéagineux. C'est bien dans une démarche globale et dans le soutien des aménités positives que peuvent apporter les biocarburants qu'il convient d'écouter et d'entendre les quatre filières que je viens de citer.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je cède la parole à M. Guillaume Chartier, membre du bureau de la Fédération française des producteurs d'oléagineux et de protéagineux (FOP).
M. Guillaume Chartier, membre du bureau de la Fédération française des producteurs d'oléagineux et de protéagineux (FOP). - Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, je vous remercie pour votre invitation. Je remercie également les sénateurs de nous recevoir et de nous entendre sur le sujet relatif au développement des biocarburants qui est primordial pour notre filière.
Je souhaite débuter mon intervention en rappelant la trajectoire décidée au niveau de RED 3 par l'Europe. Cette trajectoire nécessite de mobiliser l'ensemble des composantes du mix énergétique pour atteindre l'objectif de 42,5 % de renouvelable d'ici à 2030.
Dans ce contexte, il est important de mobiliser les contributions du secteur agricole de la première génération et de prendre en compte l'apport des cultures intermédiaires, notamment au titre des biocarburants avancés. Cet apport des cultures intermédiaires pour certains usages doit d'ailleurs être consolidé, particulièrement pour les carburants durables utilisés par l'aviation.
La RED 3 prévoit que la première génération des biocarburants soit plafonnée à 7 % de l'énergie consommée par les transports. Ce niveau est aujourd'hui atteint en France et cette contribution est essentielle pour la décarbonation.
Les biocarburants de première génération sont aujourd'hui disponibles grâce à la production, aux circuits de distribution et à la transformation. Cette filière ne nécessite pas de nouveaux investissements, car le tissu est bien présent et constitue un maillon essentiel dans la dynamique de nos territoires. Cependant, la décarbonation générique doit être renforcée et améliorée par la valorisation des pratiques de nos agriculteurs. Comme Luc Smessaert l'a souligné, la durabilité de nos cultures n'est plus à démontrer et elle est contrôlée grâce à la traçabilité réalisée sur nos exploitations agricoles.
En revanche, nous regrettons que les conditions de la concurrence sur le marché nous aient conduits à réduire nos capacités de production. Cette baisse a laissé place à des importations alors que les mesures antidumping sont insuffisantes, même si nous nous félicitons que la France ait interdit l'importation de biocarburants produits à base d'huile de palme et de soja.
L'agriculture est à même de répondre à nombre de défis et notamment d'apporter sa contribution à la décarbonation des transports par la mise à disposition de matières premières valorisées en biocarburant.
S'agissant du colza, cette valorisation est nécessaire à la coproduction du tourteau, riche en protéines et destiné à l'alimentation du bétail. Sans valorisation de la fraction huile, la graine ne serait pas valorisée et la production de colza diminuerait sur notre territoire, réduisant ainsi la diversité des productions et nécessitant d'accroître, entre autres, les importations de soja. La valorisation de la coproduction huile est donc consubstantielle aux efforts en faveur de la souveraineté protéique de la France - les oléagineux étant une source importante de matières riches en protéines.
La production de biocarburants contribue à un équilibre économique global sur le territoire et dans les exploitations. Nous rappelons d'ailleurs que son développement a été une réponse industrielle à une condition de la mise en place de la PAC pour les jachères en 1992. Ce développement a également contribué à la mise en oeuvre d'une politique de biocarburants afin de décarboner les transports en Europe. Nous rappelons aussi que les matières premières utilisées pour la production de biocarburants de première génération en Europe répondent à des critères de durabilité fixés par la réglementation communautaire.
Au-delà des règles qui s'appliquent à la production agricole en général, la conditionnalité et les éco-régimes ont pour conséquence que ces matières sont aujourd'hui les seules à être soumises à de tels critères. Compte tenu de la réduction du plafond biocarburants de première génération à 7 % en France, les surfaces consacrées aux biocarburants ne représentent aujourd'hui que quelques pourcentages de la surface agricole utile. Le B100, carburant 100 % à base d'huile de colza constitue aujourd'hui une réponse 100 % renouvelable aux besoins de la décarbonisation du transport routier.
J'insiste, rien n'est antinomique entre alimentation et énergie aujourd'hui. Au siècle passé, la traction animale représentait 30 % des productions des exploitations agricoles, aujourd'hui, seulement quelques pour cent de la production agricole nationale sont destinés à l'énergie. Par ailleurs, je le rappelle également, cette production d'énergie est un co-produit de la graine. Ce mix produit permet, à la fois, de créer de l'énergie et de l'alimentation pour le bétail et d'autres produits pour l'oléochimie ou pour remplacer la pétrochimie.
Sur nos exploitations agricoles, nous ne sommes pas spécialisés, nous ne pouvons pas cultiver du colza après du colza, ni d'oléagineux après des oléagineux. Nous sommes contraints à une rotation. Cette dernière permet de maintenir la biodiversité, de maîtriser les risques de maladies et de réduire le salissement des terres. Nous avons besoin de conserver ce type de culture. Il est primordial que ce mix soit reconnu et soutenu. Cette production n'est pas en opposition avec d'autres productions, mais se positionne en complémentarité d'autres carburants et énergies.
L'atout principal des biocarburants de première génération réside dans la maîtrise de leur production, de leurs process et du sourcing réalisé au niveau local.
Je vous remercie. Je reste à votre disposition pour toute question complémentaire.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je cède la parole à M. Jean-Guillaume Hannequin, administrateur de l'association générale des producteurs de blé et autres céréales (AGPB).
M. Jean-Guillaume Hannequin, administrateur de l'Association générale des producteurs de blé et autres céréales (AGPB). - Je suis polyagriculteur-éleveur, dans le département de la Meuse et administrateur de l'AGPB. Notre association est composée pour moitié de représentants syndicaux nationaux et d'une cinquantaine d'acteurs économiques représentant les organismes stockeurs. Elle représente et défend les intérêts des producteurs français de céréales à paille : blé, orge avoine, seigle et sorgho. La France est le premier pays producteur et exportateur de ces filières en Europe.
Les producteurs de blé ont contribué à la création de la filière bioéthanol dans le cadre du plan biocarburant en 2005. Le blé est la première source de bioéthanol français, carburant dit de première génération. Quelque 1,6 million de tonnes de blé français sont transformées pour le bioéthanol, soit entre 4 % et 5 % de la production française de blé tendre. Les terres dédiées à cette production comptent 230 000 hectares, soit 0,8 % de la surface agricole utile.
La surface agricole utile s'exprime en nette ou en brute et cette distinction est très importante. En effet, lorsque nous produisons un kilogramme de bioéthanol, nous produisons également 1,2 kg d'aliments concentrés en protéines. Je souligne que ce ratio est très important pour la zone intermédiaire. La zone intermédiaire compte 18 départements et s'étend de la Charente-Maritime à la Lorraine. Si le potentiel de production de cette vaste étendue est moindre que dans d'autres zones, elle s'appuie sur un système de polyculture-élevage résilient qui fonctionne très bien. Cette production peut cependant être remise en cause lorsqu'il existe une volatilité des cours et des intrants.
Cette filière de biocarburants compte trois sites modernes de production décentralisée (Lillebonne en Seine-Maritime, Bazancourt dans la Marne, Beinhem dans le Bas-Rhin) qui ont été construits entre 2007 et 2008.
Les atouts de notre filière sont nombreux. En termes de transition, ils peuvent être déclinés au niveau de la décarbonation et au plan environnemental.
Sur la décarbonation, le développement de la filière biocarburants répond à l'objectif chiffré de décarbonation des transports en 2030 en remplaçant une partie de l'essence par du bioéthanol. Aujourd'hui, c'est la principale alternative aux carburants fossiles dans le secteur des transports. Mais 2030, c'est demain. Dans ce contexte, il existe un vrai sujet sur le renouvellement du parc automobile. Cependant, la possibilité de modifier la motorisation d'une voiture essence en adjoignant un module E85 est un atout majeur. Par ailleurs, d'un point de vue environnemental, un moteur bioéthanol émet 70 % de moins de gaz à effet de serre qu'un moteur essence. Ainsi, en termes de décarbonation, la combinaison intelligente du bioéthanol et de l'électricité contribuera à la réduction d'émission de gaz à effet de serre identique aux voitures 100 % électriques.
Je souligne qu'une étude de l'Institut français du pétrole énergies nouvelles (Ifpen) et du syndicat national des producteurs d'alcool agricole montre que la fabrication d'une voiture 100 % électrique génère une émission de gaz à effet de serre de 85 g par kilomètre alors qu'un véhicule roulant grâce à ce mix énergétique produit une émission de gaz à effet de serre de 74 g de CO2 équivalents par kilomètre. Par ailleurs, le biocarburant réduit de 90 % l'émission des particules fines.
L'autre atout se joue bien entendu au niveau de l'indépendance énergétique - un sujet qui s'est amplifié à l'aune du contexte du conflit russo-ukrainien. Le bioéthanol issu du blé consomme environ 3,2 millions de tonnes de blé européen pour une production de 120 millions de tonnes. La France produit 600 000 m3 de bioéthanol, soit l'équivalent de 300 000 tonnes de pétrole et de la consommation de 4 millions de voitures.
Le bioéthanol est un atout pour le monde agricole. Il a permis aux agriculteurs de diversifier leurs revenus en dehors des filières traditionnelles. Les trois sites de production ont bénéficié de réels investissements des filières régionales et contribuent au dynamisme de cette zone intermédiaire.
Aujourd'hui, la Meuse fabrique 60 % du brie de Meaux. Le cahier des charges stipule que 84 % au moins de la protéine doit être issue du colza produit sur la zone géographique. La filière biocarburants se prête donc parfaitement à l'équilibre entre l'élevage et les polycultures. La graine est transformée principalement pour produire du biocarburant et le tourteau est valorisé dans nos territoires d'élevage où la résilience polyculture/élevage est nécessaire. Ce dispositif fonctionne parfaitement aujourd'hui.
Comme l'a souligné Luc Smessaert, la filière éthanol génère également 9 000 emplois décentralisés dans nos régions.
Les enjeux du bioéthanol sont nombreux. Nous sommes ainsi à la veille, grâce aux investissements dans les nouvelles technologies émergentes, d'être en capacité de produire du bioéthanol et du CO2 de fermentation captée qui permettra de produire demain un carburant d'aviation durable.
Cependant, deux sujets nous inquiètent aujourd'hui : la stabilité réglementaire et l'équité. La stabilité réglementaire est encadrée par des accords commerciaux. Certains, comme le Mercosur, prévoient l'importation d'éthanol avec, comme vous le savez, une concurrence déloyale et des passe-droits sur les règles de production. S'agissant de l'équité, nous sommes également inquiets de la volonté de taxer les biocarburants de première génération comme des carburants fossiles.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je cède la parole à M. Nicolas Rialland, directeur général de la confédération générale des planteurs de betteraves (CGB).
M. Nicolas Rialland, directeur général de la confédération générale des planteurs de betteraves (CGB). - Je vous présente brièvement l'implication de la filière betterave-sucre dans la production de bioéthanol. Cette filière compte 400 000 hectares cultivés en France par 23 700 agriculteurs. Avec une production annuelle de 5 millions de tonnes, notre pays est le premier producteur européen de sucre. Cette production permet également de produire de 8 à 9 millions d'hectolitres d'alcool et de bioéthanol. L'alcool est une molécule plateforme, selon sa qualité, il pourra servir à produire du carburant, mais également de l'alcool pour différents usages : chimie, pharmacie, cosmétique, spiritueux, etc.
Je rappelle que, devant la baisse de demande de carburant au début de la crise du Covid de 2020, la filière bioéthanol s'est mobilisée très rapidement pour pouvoir utiliser l'éthanol produit comme matière première afin de fabriquer des gels ou des solutions hydroalcooliques. Contrairement à d'autres équipements, qui ont fait défaut au début de la crise sanitaire, la France a pu compter sur une filière locale très réactive qui a su réorienter sa production pour répondre à un besoin sanitaire urgent à l'époque.
La production d'alcool et de bioéthanol est déjà une vieille histoire pour la filière betteravière. Lors de la production de sucre, en effet, une partie du sucre non extractible reste dans la mélasse. Cette dernière peut également permettre différents usages, mais historiquement la mélasse était fermentée pour produire de l'alcool qui offrait également de multiples usages. Des distilleries ont toujours été implantées près des sucreries. La France compte ainsi 21 sucreries pour 10 distilleries.
À partir du début des années 1990, mais particulièrement à partir des années 2000, la production d'éthanol carburant s'est renforcée. À l'origine, cette production était utilisée pour oxygéner les carburants, notamment l'essence, afin de réduire la pollution atmosphérique. En 1997, le Protocole de Kyoto a porté le plaidoyer de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, notamment dans les transports.
Deux autres éléments historiques expliquent la contribution de bioéthanol à la résilience de la filière sucre. Le premier est lié à la réforme de l'Organisation commune de marché du sucre (OCM) qui a conduit à réduire de 10 % la production de sucre sous quotas en Europe. Cette réforme a affecté beaucoup de pays. En France, les deux coopératives, Cristal Union et Tereos, ont choisi, en réponse à des plans gouvernementaux, d'investir massivement dans la production de biocarburants. Cette démarche a eu pour effet de limiter puis de stabiliser la baisse des surfaces cultivées en betterave en dédiant une partie de la production au bioéthanol. Pour autant, seulement 10 % des betteraves cultivées sont aujourd'hui affectées à la production de bioéthanol.
Comme pour toute filière, le second élément illustre la nécessité de diversifier les débouchés. Je rappelle que les quotas sucriers sont arrivés à terme en 2017 et que cette année a coïncidé avec une surproduction mondiale de sucre et effondrement des prix. Cette crise a duré près de quatre ans, durant lesquels le prix européen du sucre était régulièrement inférieur au coût de production, tandis que la production d'éthanol offrait encore une rentabilité, même si elle n'était pas très élevée. Cette situation a permis aux groupes qui s'étaient diversifiés de se maintenir à flot et aux producteurs-agriculteurs de betteraves de bénéficier d'un prix d'achat reposant sur une quote-part de la vente d'éthanol.
Comme mes collègues des autres filières, je souhaite aussi souligner l'imbrication très étroite et la complémentarité entre les productions, qu'elles soient destinées à l'alimentation humaine et animale ou à d'autres produits et usages. Ainsi, chaque hectare cultivé pour alimenter les bioraffineries est optimisé, dans des conditions de production que nombre de pays nous envient.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je cède la parole à M. Gildas Cotten, responsable des nouveaux débouchés de l'association générale des producteurs de maïs (AGPM).
M. Gildas Cotten, responsable des nouveaux débouchés de l'Association générale des producteurs de maïs (AGPM). - L'AGPM représente les producteurs dans toutes les composantes de la production : maïs doux pour l'alimentation humaine, maïs grain destiné l'alimentation animale, maïserie, maïs semence, maïs fourrage pour la production laitière et biocarburants.
Sur les quelque 3 millions d'hectares cultivés, moins de la moitié est destinée au maïs fourrage, moins de la moitié au maïs grain et quelques dizaines de milliers d'hectares sont réservés au maïs semence, dont la France est le leader mondial à l'exportation.
L'objectif de l'AGPM est que les maïsiculteurs vivent correctement de leur métier. Nous recherchons donc en permanence des possibilités de valorisation des productions.
La production annuelle de maïs en grain varie entre 12 et 14 millions de tonnes dans des conditions normales. La dernière récolte, qui n'a pas été réalisée dans des conditions normales, a produit 10 millions de tonnes sur 1,4 million d'hectares cultivés. Le maïs en grain est la deuxième céréale produite en France après le blé tendre.
Parmi les autres usages, le bioéthanol à base de maïs a été produit à partir de 2008. Une usine a été construite à Lacq (Pyrénées-Atlantiques) sur un site en réindustrialisation. Sa capacité de production est de 2 millions d'hectolitres à partir de 500 000 tonnes de maïs, soit environ 4 % du maïs produit en France. L'éthanol produit à partir du maïs représente 20 % de production nationale.
Cette activité territoriale est très importante, car comme la filière sucre confrontée à la réforme de l'OCM, les exportateurs du sud-ouest ont perdu, en 2006, un important marché amidonnier au Royaume-Uni. La production de bioéthanol s'est donc substituée, pour une quantité équivalente, à cette perte.
Je rappelle que le maïs transformé permet de produire du bioéthanol, de la drêche, aliment animal utilisé dans l'élevage, et du CO2 biogénique.
Je souhaite également aborder la question de la fiscalité qui a accompagné le développement des biocarburants à travers le montant de la TICPE et de la taxe d'incorporation (TIRUERT). Cette fiscalité est appelée à évoluer dans le temps. L'AGPM est d'ailleurs invitée la semaine prochaine par la DGEC à une réflexion sur la TIRUERT. Par ailleurs, l'Union européenne travaille depuis deux ans sur un projet de révision de taxation des énergies. Ce projet suscite des interrogations voire des inquiétudes dans nos filières, puisque la Commission européenne propose à terme de taxer les biocarburants de première génération comme les carburants fossiles. Or la position de la France vis-à-vis de ce projet manque de clarté, car elle ne dit pas d'une voix audible qu'elle s'oppose à cette nouvelle fiscalité.
S'agissant de l'usage des sols, il est important de rappeler que la France a pris des mesures pour limiter l'utilisation de matières premières à fort risque de déforestation. Elle a notamment interdit l'importation des huiles de palme et de soja. Cette position va dans le sens d'une analyse produite par la Commission européenne qui montre que les seules matières premières à fort risque de changement indirect d'usage des terres (ILUC) comprennent le palme et que les matières premières européennes n'entrent pas cette catégorie. Par ailleurs, dans le cadre de la fixation du plafond de 7 %, qui visait notamment à encadrer les risques liés à ces concurrences d'usage, la Commission européenne s'est appuyée sur une étude réalisée en 2016. Cette dernière relève la maîtrise des risques de déforestation et de ceux pesant sur les tourbières, et que le potentiel de fuite de carbone, par le changement indirect d'affectation des sols, est quasiment négligeable (4 g par mégajoule), alors que les émissions de référence du carbone fossile (essence et gazole) sont fixées à 93 g. Ainsi, nos biocarburants réduisent les émissions de CO2 d'environ 70 %.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Je vous remercie pour vos interventions et pour l'ensemble des points que vous avez abordé. Messieurs Cotten et Hannequin ont évoqué la problématique des biocarburants de première génération qui sont associés aux énergies fossiles et le risque qu'ils soient, à ce titre, taxés comme tels par l'Union européenne. Nous souhaitons que vous puissiez partager des arguments forts en réponse à ce projet.
Par ailleurs, quelle vision avez-vous de la maturité des biocarburants de deuxième ou troisième génération - sachant que des chercheurs et d'autres acteurs estiment que d'un point de vue industriel et économique, une intensification de la production de biocarburants pourrait nuire aux productions ? Je souligne que ce sujet renvoie à un rapport publié par la Cour des comptes qui questionne fortement l'intérêt des biocarburants, notamment ceux de première génération.
Enfin, nombre d'acteurs nous ont également invités à réfléchir à la structuration de la collecte de la biomasse. Quelle est votre vision ?
M. Luc Smessaert. - Sur la taxation des biocarburants, comme cela a été rappelé par les précédents intervenants, il me semble important de souligner la complémentarité des productions : une distillerie pour deux sucreries, production de gel hydroalcoolique durant la crise sanitaire, utilisation du diester pour dépolluer les côtes bretonnes et de Loire-Atlantique. Par ailleurs, la drêche ainsi que le tourteau de colza sont devenus des produits incontournables pour nos élevages et permettent de maintenir la compétitivité des productions. Je rappelle que la construction de l'usine de Lillebonne, qui a suscité une polémique, a cependant permis la transformation de blé qui, au regard des normes en vigueur, ne permettait pas de produire du blé meunier.
Je souhaite également insister sur le travail réalisé au niveau de la traçabilité afin d'assurer la durabilité des sols et l'optimisation des intrants. Outre la sécurisation de l'emploi, toutes ces filières sont aujourd'hui indispensables à la pérennisation de l'agriculture française et à notre autonomie alimentaire.
Aujourd'hui, tout le monde semble satisfait du B7. Demain, nous pourrions aller plus loin encore en produisant du B30 qui est normé au niveau européen et qui permettrait d'accélérer la décarbonation avant même d'envisager la production de carburants synthétiques.
Enfin, je pense qu'il faut s'interdire d'importer des matières dont la production est proscrite sur notre territoire.
M. Guillaume Chartier. - Je veux insister sur l'intérêt du mix, car la transformation permet la production du tourteau destiné à l'alimentation animale. Par ailleurs, si 30 % de la production est destinée à l'huile d'alimentation humaine, les 70 % restants ne seraient pas valorisés s'ils n'étaient utilisés pour produire du diester à 7 % ou du B100. Je rappelle que le B100 permet aujourd'hui à un poids lourd de circuler en zone à faibles émissions (ZFE). Nous sommes tout à fait en capacité aujourd'hui de répondre à la demande sociétale et aux exigences de l'impact climatique. Demain, possiblement, d'autres carburants seront disponibles, mais aujourd'hui, l'offre vient structurer différentes filières, autres que les filières purement énergétiques, et nous avons absolument besoin de ce débouché pour obtenir un équilibre économique et financier qui offre une stabilité au niveau de nos territoires.
M. Claude Soudé. - Il semble également nécessaire de rappeler que les biocarburants, notamment le B100, contribuent très substantiellement, par construction réglementaire, à la réduction des gaz à effet de serre (de l'ordre de 50 % à 60 % en fonction de l'âge des usines), par rapport aux carburants fossiles. Par ailleurs, les filières agricoles ont également mis en oeuvre des pratiques agricoles qui, elles aussi, participent à la réduction de 80 % à 90 % des gaz à effet de serre grâce au non-labour, à l'apport d'une fertilisation organique, aux cultures intermédiaires, etc. Aujourd'hui, très clairement, un certain nombre de ces produits sont nécessaires à l'équilibre économique et agronomique des exploitations et concourent à la rentabilité des productions.
M. Jean-Guillaume Hannequin. - Nous pouvons comprendre que la Cour des comptes s'interroge et souhaite la taxation des carburants émetteurs de gaz à effet de serre. En revanche, nous ne comprenons pas pourquoi les biocarburants seraient taxés puisqu'ils contribuent nettement à la réduction de ces gaz.
Par ailleurs, pour être agriculteur dans la zone intermédiaire, il est nécessaire de s'appuyer sur des valeurs sûres et deux sont certaines : le blé et le colza. Si des débouchés ne sont pas garantis pour ces cultures, cela conduira à très court terme à de graves difficultés économiques pour les exploitations et empêchera le renouvellement des générations et l'émergence de projets agricoles.
M. Gildas Cotten. - Sur la maturité de la 2G, des travaux ont été conduits pour la transformation du maïs. Pour l'instant, aucun projet concret n'a émergé. Les résidus de maïs servent en premier lieu à nourrir naturellement les sols. Dans ce contexte, mettre à disposition cette ressource pour produire des biocarburants est un choix complexe pour les agriculteurs.
M. Nicolas Rialland. - Pour la GCB, l'assimilation des biocarburants aux carburants fossiles est une totale aberration. Cela fait quinze ans que je travaille dans ce secteur, et je m'étonne que ce débat soit encore vif. Les faits sont têtus et nombre d'études, donc celle de l'ADEME et de la DIREM en 2002 et celle de l'ADEME en 2010, sur l'analyse des cycles de vie des biocarburants, ont conclu que les biocarburants permettaient, déjà à cette époque, une réduction moyenne de quelque 60 % des gaz à effet de serre par rapport aux carburants fossiles sur l'ensemble du cycle de vie. Depuis, des investissements ont été réalisés dans les usines pour disposer de sources d'énergies renouvelables dont le processus est en partie décarboné, via la géothermie profonde, la biomasse ou la captation du CO2 fermentaire sur certains sites de production de bioéthanol. Bref, la situation ne cesse de s'améliorer. Chaque lot de biocarburants qui est incorporé en Europe circule avec son passeport de durabilité, sachant que le plancher réglementaire de réduction de gaz à effet de serre est de 50 %.
Concernant le débat sur les changements indirects d'affectation des sols qui, lui aussi, a été vif, comme Gildas Cotten l'a souligné, la Commission européenne s'est penchée à maintes reprises sur le sujet et un acte délégué est paru en 2019 pour encadrer parfaitement cette pratique. Je souligne que le surplus d'émissions de gaz à effet de serre qui n'est pas comptabilisé est essentiellement imputable à des matières premières qui ne sont pas produites en Europe, notamment à l'huile de palme. Dans ce contexte, j'estime qu'il est temps de clore ce débat. Si la Commission européenne taxait les biocarburants au même niveau que les carburants fossiles, elle se décrédibiliserait, puisque c'est elle qui a mis en place les critères de durabilité et que l'ensemble des opérateurs connaissent la valeur de cette certification.
Sur les biocarburants de deuxième génération, le débat commence à dater et aucun site n'a été créé en France depuis. Aujourd'hui, seulement 1 ou 2 sites pilotes ont été ouverts en Europe. Ce très faible bilan illustre que la 2G ne fonctionne pas. Par ailleurs, si les procédés technologiques de transformation semblent éprouvés en laboratoire ou au niveau des sites pilotes, le passage à une production industrielle ne l'est pas. Enfin, outre que les processus sont très complexes, ils réclament un doublement des investissements et des coûts de production. Les biocarburants « avancés » sont finalement un fourre-tout dont la concurrence est faussée. Il me semble que toutes ces raisons concourent au fait que les biocarburants de deuxième génération font du surplace.
M. Pierre Cuypers. - La disponibilité des sols est la principale critique à l'endroit de la production de biocarburants au détriment de la production de matières premières alimentaires. Selon vous, quel pourrait être le taux maximum mis à disposition pour produire des biocarburants ? Par ailleurs, cette production a-t-elle un impact sur le prix du foncier agricole et concourt-elle à déséquilibrer les prix du marché ?
Monsieur Chartier, pourriez-vous également nous informer sur le taux de dépendance protéique en France et en Europe et sur le montant des énergies consommées par rapport aux énergies produites, matière première par matière première, production par production de biocarburant ? Enfin, la taxation des biocarburants et des énergies renouvelables serait-elle calculée sur la même base que celle des produits pétroliers ? Ma dernière question portera sur le dimensionnement des outils industriels, leur taille permet-elle un taux d'incorporation suffisant au regard des surfaces disponibles ?
M. Lucien Stanzione. - Concernant la production de gaz méthane, qui est voisine de celle des biocarburants, un débat a cours sur l'utilisation des déchets de matière première ou sur la mise en oeuvre d'une culture spécifiquement dédiés au biométhane ou d'autres carburants. Cette question se pose dans mon département et il partage les agriculteurs.
M. René-Paul Savary. - Je suis très étonné que le débat entre production alimentaire et non-alimentaire et sur la mise en place d'une fiscalité identique entre les carburants fossiles et les biocarburants ait encore lieu aujourd'hui. Les biocarburants sont les produits d'un mix et s'inscrivent dans une filière complète, ce qui n'est pas le cas des autres énergies produites, telle l'électricité. J'espère que notre rapport sera sensible à ce contexte.
Par ailleurs, je ne comprends pas l'objectif du tout électrique pour les véhicules d'ici 2035. D'une part, parce que je suis persuadé que nous pouvons encore rentabiliser les équipements industriels et, d'autre part, parce que les véhicules les plus écologiques sont les hybrides biocarburant/électricité. Enfin, je trouve dommage que la plupart des véhicules, et notamment les tracteurs, ne soient pas alimentés par du biocarburant.
M. Stéphane Demilly. - Comme mes collègues et nombre d'acteurs de la filière biocarburants, je ne comprends pas cet éternel débat sur la qualité intrinsèque des biocarburants.
Je souhaite poser une question à l'AGPB au sujet du cours du blé par boisseau qui atteint un prix très élevé, le plus haut depuis plus de 20 ans, au regard du contexte géopolitique. Cette situation a-t-elle une influence sur les volumes destinés au bioéthanol, sachant que le blé possède une charge symbolique alimentaire extrêmement forte ?
M. Gérard Lahellec. - Merci, Messieurs, de nous avoir éclairés et instruits sur le champ des possibles. Comme vous le savez, l'agriculture en Bretagne emploie près de 100 000 personnes. Ce secteur est donc déterminant pour cette région. Or, en moins d'un an, la production de lait des Côtes-d'Armor a chuté de 10 millions de litres, une baisse qui équivaut à 50 % de la production de l'Eure. Chez les agriculteurs, la tentation est grande de produire autre chose que du lait. Déjà, la végétalisation des terres se développe alors qu'elles ne sont pas destinées à ce type de production.
Dans ce contexte, comment les effets résilients pourraient profiter à la production ?
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Je me permets d'intervenir, car il me semble essentiel que les acteurs de la filière « musclent » l'argumentaire sur la réponse strictement environnementale, dans l'objectif d'une décarbonation massive. Par exemple, comment appréciez-vous la capacité de la filière à répondre aux besoins de l'automobile, de l'aérien, du maritime et du fluvial ?
Par ailleurs, vous avez pointé des exportations de matières premières nécessaires à la production de biocarburants hors de pays de l'Union européenne. Votre filière a-t-elle la capacité de produire plus voire d'exporter ces matières premières ? Enfin, les accompagnements dont la filière bénéficie aujourd'hui pourraient-ils être renforcés ou améliorés ?
M. Luc Smessaert. - S'agissant du débat sur l'alimentation et les biocarburants, la mission première de l'agriculture est bien évidemment vivrière. Cependant, si cette production peut également permettre de créer de l'énergie et une économie circulaire, pourquoi se priver de ces débouchés ? Par ailleurs, si la méthanisation permet de produire du digestat à un moment où le prix des engrais a doublé, voire triplé, pourquoi s'en priver également, puisque cette production concourt à notre autonomie ? Je pense sincèrement qu'il faut éviter les conflits d'usages. Par ailleurs, les agriculteurs sont suffisamment matures et intelligents pour s'entendre et ne pas vendre, par exemple, de la pulpe à un méthaniseur si elle est nécessaire à l'élevage. Cette démarche est tout aussi valable pour les coproduits ou les sous-produits.
Concernant, les biocarburants, sans doute devons-nous mener une autocritique sur notre communication pour valoriser cette production et ses effets, notamment dans le domaine de la chimie verte où les débouchés sont innombrables et pourtant peu connus.
Aujourd'hui, nous avons besoin d'une stabilité réglementaire. Même si les carburants de deuxième génération piétinent, il faut honnêtement analyser tout le chemin parcouru depuis 20 ans. La FNSEA répondra par écrit, et sans tabou, à l'ensemble des questions que vous posez et je suis persuadé que tous ces éléments vous permettront d'être les meilleurs ambassadeurs de notre filière.
En conclusion, nous considérons que la meilleure réponse, en termes de compétitivité et de décarbonation de l'agriculture, s'appuie sur un bouquet énergétique : biocarburants, électricité, hydrogène, méthane.
- Présidence de M. Pierre Cuypers, vice-président -
M. Guillaume Chartier. - En termes de dépendance protéique riche, l'Europe est dépendante à 65 % et la France à 45 %. Ce bilan peut s'améliorer, non par le biais d'une extension des surfaces dédiées aux cultures, mais en augmentant la capacité de production via l'amélioration du parcours agronomique des cultures. Ce processus développé par des laboratoires agronomiques permet d'optimiser la plante d'un point de vue génétique et nutritif. Bien évidemment, la filière colza ne pourra pas à elle seule fournir toute la matière nécessaire à la production de biocarburants en France, mais elle sera en capacité de se tourner vers le marché le plus offrant.
Aujourd'hui le prix du colza est construit à partir de trois composants extérieurs au monde agricole : le prix de l'huile de palme, le cours du pétrole et du tourteau de soja. Ces trois éléments permettent de valoriser la graine, d'animer le marché et de rétribuer plus ou moins l'exploitant agricole.
M. Pierre Cuypers, président. - En résumé, plus la France produit de biocarburants, moins elle est dépendante aux matières riches en protéines et moins elle importe de tourteaux de soja.
M. Guillaume Chartier. - En effet, plus nous produisons de biocarburants, plus nous améliorons notre souveraineté alimentaire animale et énergétique.
S'agissant des biocarburants utilisés par le monde de l'agriculture. Aujourd'hui, nous utilisations le GNR qui compte 7 % d'incorporation. Pour des raisons de coût, nous ne sommes pas aujourd'hui en capacité d'aller au-delà de ce pourcentage au regard du prix du baril de pétrole qui oscille autour des 80 euros.
M. Claude Soudé. - Je souligne que, sans la TIRUERT, l'incorporation de biocarburants serait impossible, car ils ne sont pas compétitifs par rapport aux carburants fossiles. C'est seulement grâce à cette incitation en faveur des énergies renouvelables que nous sommes en mesure de l'incorporer. D'ailleurs, les critères de la taxe ont dû être modifiés pour poursuivre l'incorporation des biocarburants.
M. Gildas Cotten. - S'agissant des rendements énergétiques, des ratios ont été établis dans le cadre de l'étude conduite par l'ADEME en 2010. Ainsi, pour produire deux unités d'énergie renouvelable d'éthanol au cours de son cycle de culture et de transformation, il est nécessaire de dépenser une unité d'énergie fossile.
Concernant la taxation du biométhane, la directive énergies renouvelables définit les critères d'un carburant de première génération. C'est donc la matière première utilisée pour produire ces carburants qui détermine s'ils sont ou pas de première génération. En France ce n'est pas le cas, puisque la filière utilise très peu de matière principale pour produire des biocarburants, mais massivement des effluents, des déchets et des cultures intermédiaires. Or ces dernières n'entrent pas dans la définition de la directive. En conséquence, un carburant gazeux issu de biogaz français n'est pas, normalement, classé dans cette catégorie.
Au sujet de la Cour des comptes, nous avons un long dialogue de sourds avec l'institution depuis 2011. En 2021, elle a remis son troisième rapport sur les biocarburants. Comme pour les précédents rapports, notre filière a été auditionnée et elle a apporté les mêmes réponses. Après la publication du dernier rapport, nous avons rédigé une dizaine de pages de commentaires, que nous pourrons vous transmettre. L'analyse de l'institution ne correspond pas à la réalité. Ainsi, pour le bioéthanol, elle s'appuie sur des données de réduction de gaz à effet de serre aux États-Unis, alors que des données françaises sont disponibles sur le site du ministère de Transition écologique. Or, les États-Unis fabriquent du bioéthanol à partir de l'extraction du gaz de schiste. Par conséquent, les résultats en termes de performance sont très différents comparés à ceux de l'Europe. Cette approche nuit à l'appréciation générale.
Enfin, la dépense fiscale est un choix politique. Il est nécessaire d'accompagner les filières et la bioéconomie investit chaque année pour produire une nouvelle quantité de biomasse. Son coût est donc incomparable à celui utilisé pour extraire un stock. Si nous estimons que la bioéconomie est meilleure, alors il faut l'accompagner et valoriser ses externalités positives qui ne sont pas forcément bien rémunérées.
M. Jean-Guillaume Hannequin. - Je rappelle que le prix du blé a flambé en si peu de temps que l'impact sur la filière ne peut être que multifactoriel. Aujourd'hui, la cotation s'effondre à moins de 250 euros la tonne, après un pic de 435 euros début 2022. À cette période incertaine et à ce marché très volatil, s'est ajoutée la problématique du coût de l'énergie, qui s'est envolé. Dans ce contexte, il n'est pas aisé de répondre aujourd'hui de façon pertinente sur l'impact du cours du blé sur la filière biocarburants.
M. Nicolas Rialland. - Vous nous demandez jusqu'où notre filière est capable d'aller. Cette question est purement théorique, car depuis la directive européenne de 2015 relative au changement indirect d'affectation des sols, l'incorporation de biocarburants est plafonnée à 7 % en énergie, or ce taux est quasiment déjà atteint en France. Nous nous heurtons à un plafond législatif européen. Je rappelle qu'en 2013, la feuille de route prévoyait un taux d'incorporation de 10 %. Cette décision d'un plafonnement à 7 % a donc contrarié la dynamique de développement des filières et ce taux s'impose à toutes les flottes : véhicules, avions, bateaux. Pour dialoguer régulièrement avec des membres de la Commission européenne, j'ai nettement le sentiment qu'elle tourne le dos aux biocarburants de première génération. Elle les a promus avec la directive de 2003 ; aujourd'hui, elle n'assume pas ce texte et fait volte-face en matière de politique de biocarburants. Pourtant, cette posture ne repose sur aucun fait étayé et scientifiquement démontré. Aujourd'hui, cette situation génère énormément d'incompréhension.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - C'est la raison pour laquelle je me suis permis de poser cette question.
M. Luc Smessaert. - Nous considérons que le conflit ne porte pas tant sur l'usage des sols que sur la décision d'une non-production de 3 % à 7 % sur les terres agricoles françaises, alors que d'autres pays font des choix inverses. En termes de productivité de la ferme France, cette situation n'envoie pas de bons signaux.
M. Vincent Guillot. - Je précise que les différentes catégories de carburants, à quelques exceptions près, sont désormais exprimées en mégawatt heure (MWh). Cette unité de mesure commune permet d'identifier le différentiel de taxation par carburant et la part des éléments taxés, dont le carbone. Le superéthanol E85 est taxé à environ 17 euros le MWh et l'essence classique à 76 euros le MWh, soit un facteur 6 par rapport à un carburant qui contient 85 % de bioéthanol. Cette proportionnalité entre ces deux carburants se retrouve dans la logique même d'évolution de cette taxe en fonction de l'évolution de la trajectoire carbone.
M. Guillaume Chartier. - Je souhaite revenir sur le point des cultures intermédiaires. La réglementation européenne et française nous impose de couvrir nos sols en permanence. Cette contrainte nous tentons de la transformer en opportunité notamment pour mettre en place de nouvelles productions et en laissant dans le sol la matière organique précédente. Cette pratique permet d'effectuer trois récoltes en deux ans lorsque les conditions climatiques le permettent. Aujourd'hui, le mix produit est incontournable pour offrir de la résilience aux agriculteurs, nourrir la France et exporter. Un rapport du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), publié cet automne, souligne que d'ici à 2050, 50 % des revenus des exploitations proviendront de l'énergie, quelle que soit sa forme. Je souligne que nous ne sommes pas opposés aux autres énergies et aux autres carburants, nous souhaitons dire que nous sommes capables de produire en France et d'améliorer notre souveraineté alimentaire et énergétique.
M. Claude Soudé. - La Commission européenne porte clairement le sujet des biocarburants avancés qui, malgré les coefficients multiplicateurs dont ils bénéficient, peinent à se développer. À terme, nous estimons que cette politique va accroître la dépendance de l'Union européenne. Importer des huiles usagées, composées en grande partie d'huile de palme, en l'identifiant comme un biocarburant avancé contribuant à la réduction des gaz à effet de serre, interroge la notion même d'énergie renouvelable telle qu'elle sera produite demain au sein de l'Union européenne.
De fait, il est tout à fait légitime et logique que les cultures intermédiaires, telles que nous les développons, soient reconnues comme des productions avancées puisqu'elles ne privent absolument pas la production alimentaire.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Envisagez-vous des accords afin de produire des carburants de synthèse qui combinent de l'hydrogène et du CO2 ?
M. Guillaume Chartier. - Aujourd'hui, nous produisons du CO2 par le biais de la méthanisation. Des processus sont actuellement à l'étude pour optimiser ce CO2 et produire de l'hydrogène vert.
Au niveau législatif, ces nouveaux carburants ne doivent pas fermer la porte au monde agricole. L'industrie seule ne peut pas se réserver ce pré carré. Les filières agricoles auront demain la possibilité de fournir de l'hydrogène vert issu d'installations qui seront performantes.
M. Gildas Cotten. - Je précise que seuls 30 % du CO2 de fermentation est aujourd'hui capté lors de la production de bioéthanol. Le potentiel est donc important. Nous avons d'ailleurs prochainement rendez-vous avec la DGAC et la DGEC à ce sujet dans le cadre de la mission flash pilotée par les ministres Roland Lescure, Clément Beaune et Agnès Pannier-Runacher. Cependant, je souligne que le procédé de méthanisation est complexe et que des appels à projets ont été lancés pour valider les technologies.
S'agissant des nouveaux débouchés, comme le jet fuel, ils doivent effectivement rester du domaine des opportunités, car capter massivement du CO2 implique de produire du bioéthanol, or nous sommes plafonnés à 7 %, même si le site de Lacq possède une importante capacité de production.
Aujourd'hui, nous sommes confrontés à la disponibilité de la biomasse. Un rapport de l'ADEME indique qu'il serait nécessaire de doubler la biomasse pour répondre aux besoins, sans modifier les surfaces agricoles et sans déforester. L'ADEME estime que les modes alimentaires pourraient évoluer et que les terres pourraient ainsi être libérées. Ces surfaces pourraient être utilisées pour du bois et de la prairie, mais aussi pour la bioéconomie. Cette dernière a, en effet, besoin de fabriquer des produits chimiques biosourcés. Dans son projet de réglementation sur les cycles carbone durable, la Commission européenne travaille sur la certification du carbon farming et la captation de CO2 dans des produits biosourcés. Nos voisins allemands travaillent beaucoup sur la chimie du CO2. Dans ce contexte, les plus grands espaces de terres cultivables sont les cultures intermédiaires.
Enfin, dans le cadre de la stratégie nationale bas carbone (SNBC) et du REPowerEU qui a doublé les ambitions européennes de production de biométhane d'ici à 2030, la France doit s'engager et contribuer aux objectifs européens. Or sans les cultures intermédiaires, nous n'y parviendrons pas.
M. Pierre Cuypers, président. - Si demain les biocarburants disparaissaient, quelles seraient les conséquences pour chacune de vos filières, sur l'environnement, l'aménagement du territoire et sur le devenir de l'agriculture ?
M. Nicolas Rialland. - La première conséquence serait une montée en flèche des gaz à effet de serre de 4 % à 5 %. Ensuite, les filières concernées seraient affaiblies et cela signerait sans doute l'arrêt de sites industriels implantés dans des territoires ruraux où l'alternative à l'emploi est faible. Pour les agriculteurs, ils pourraient se réorienter vers d'autres cultures, mais à quel prix puisque l'offre serait supérieure à la demande et que les débouchés seraient moindres. Clairement, si cette situation devait se produire, elle déstabiliserait l'ensemble des filières et fragiliserait les productions qui, je le rappelle, servent également à l'alimentation humaine et animale.
M. Guillaume Chartier. - Les conséquences sur notre filière seraient significatives. Les terres agricoles dédiées à colza souffriraient de salissement. Elles seraient aussi davantage exposées aux maladies dues à un manque de rotation des cultures et à l'absence de rupture du cycle de vie des insectes prédateurs. L'impact serait donc très fort pour le monde agricole.
M. Claude Soudé. - J'ajoute que les insectes pollinisateurs, comme les abeilles, seraient également fragilisés par le manque de fleurs à butiner. Si les objectifs de réduction à effet de serre restent identiques, il sera alors nécessaire d'importer de la biomasse et également du tourteau de soja.
M. Jean-Guillaume Hannequin. - La diminution de la culture du colza se traduirait en effet par le recours massif aux importations protéiques OGM ou non, car nous ne pourrons pas produire davantage.
M. Gildas Cotten. - Si le bioéthanol devait être supprimé, les premiers perdants seraient les Français, car ils bénéficient d'une transition écologique à des prix abordables grâce à des véhicules facilement modifiables. Par ailleurs, l'Europe produit 500 000 tonnes de maïs alors que la production mondiale est 1,2 milliard de tonnes. Le monde continue à investir, à produire et s'exonère des débats que nous avons depuis 20 ans sur les concurrences d'usages. Les Américains affectent chaque année 140 millions de tonnes, soit entre 35 % et 40 % de leur production de maïs, au bioéthanol. Aujourd'hui, le Brésil produit 10 % de son éthanol à partir du maïs, alors qu'il n'en produisait pas il y a cinq ans.
M. Luc Smessaert. - Clairement, la ferme France ne peut pas être amputée de cette production. L'effet sur nos filières serait dévastateur et tous les investissements réalisés depuis 20 ans seraient totalement annihilés.
M. Pierre Cuypers, président. - Je vous remercie pour votre disponibilité. N'hésitez pas à nous envoyer vos réponses par écrit.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 heures 40.
Mercredi 5 avril 2023
- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30
Audition de M. Sébastien Arbola, directeur général-adjoint d'Engie
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Mes chers collègues, notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert a inauguré une nouvelle phase de ses travaux, davantage tournée vers les producteurs. Après avoir entendu hier après-midi la FNSEA et ses organisations spécialisées, nous recevons aujourd'hui deux groupes majeurs : Engie puis, à 18 heures, TotalEnergies. Nous entendrons également la semaine prochaine EDF et Air Liquide.
S'agissant du groupe Engie, nous avons le plaisir de recevoir M. Sébastien Arbola, directeur général adjoint en charge des activités de production thermique et de fourniture d'énergie, couvrant notamment l'hydrogène.
Monsieur Arbola est accompagné par M. Thierry Raevel, directeur des relations parlementaires et des territoires, que nous avons rencontré la semaine dernière en visitant la station de recharge d'hydrogène de Saint-Priest, près de Lyon, avec sa casquette de président d'Hympulsion.
Nous avons ainsi pu observer sur le terrain une action concrète menée par votre groupe en matière de développement de la mobilité hydrogène, dans le cadre d'une alliance originale avec la région Auvergne-Rhône-Alpes, l'Ademe, la Banque des territoires, le groupe Michelin et le Crédit Agricole.
Je rappelle que cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande. Elle est également diffusée en direct sur plusieurs réseaux sociaux : Facebook, Twitter, YouTube et LinkedIn.
Messieurs, notre mission d'information comprend des membres issus de différentes commissions, qui représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
Le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert représente un enjeu important pour permettre à la France et à l'Union européenne d'atteindre l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050, mais aussi pour notre souveraineté et la compétitivité de notre économie.
Nous avons jusqu'à présent entendu de nombreux acteurs publics qui se penchent sur les stratégies à mettre en oeuvre, que soit en France ou, en début de semaine, à Bruxelles. C'est évidemment fondamental puisque des négociations importantes sont en cours de finalisation au niveau de l'Union européenne. Nous avons également entendu des centres de réflexion et des organismes de recherche.
Il nous importe maintenant d'avoir la vision des industriels et singulièrement des producteurs d'énergie :
- pour comprendre comment vous vous adaptez à l'ambition européenne qui se dessine,
- pour apprécier ce que représentent les perspectives de développement de l'hydrogène vert et des carburants de synthèse dans le portefeuille d'activités d'un groupe comme Engie,
- mais aussi pour analyser ce qui peut aujourd'hui freiner le développement de ces filières, que ce soit sur le plan réglementaire, sur le plan technique ou en termes d'accompagnement fiscal ou financier.
Nous avons bien conscience que la France et l'Union européenne n'évoluent pas dans une bulle isolée du reste du monde et que nous devons faire face à des stratégies de développement industriel très ambitieuses, voire agressives, de la part de certains États. Je pense évidemment à l'Inflation Reduction Act (IRA) américain.
L'hydrogène vert et les carburants de synthèse sont appelés à contribuer de manière significative à la décarbonation de certains modes de transports, et en particulier des modes de transport lourds. Plusieurs personnes auditionnées ont toutefois souligné la rareté des ressources disponibles. Nous serons donc attentifs à votre analyse en ce domaine, notamment par rapport à d'autres usages qui pourraient également s'avérer pertinents, en particulier pour décarboner l'industrie.
Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, vous a adressé un questionnaire qui peut vous servir de guide, mais sentez-vous libre dans votre propos introductif.
Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur puis à l'ensemble de mes collègues, afin qu'ils puissent vous relancer et vous poser un certain nombre de questions.
Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées.
Monsieur Arbola, je vous cède la parole.
M. Sébastien Arbola, directeur général adjoint d'Engie en charge des activités de production thermique et de fourniture d'énergie. - Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, Engie est très honoré de participer à cette audition sur les biocarburants, les carburants de synthèse et l'hydrogène vert. Je suis ravi aussi que vous ayez pu venir sur le terrain, à Saint-Priest, la semaine dernière, pour découvrir sur le terrain une station de recharge d'hydrogène du réseau Hympulsion, dont nous sommes actionnaires et que nous développons en région Auvergne-Rhône-Alpes. Avant d'entrer dans le sujet précis de l'audition, qui est un sujet transport, j'aimerais recadrer les ambitions d'Engie sur les biocarburants et l'hydrogène vert. Petite précision liminaire, quand il s'agit de biocarburant chez Engie, on parle de biométhane. Nous ne nous inscrivons pas dans la production de biofioul autre que du biométhane. Sur l'hydrogène, nous ne sommes pas aujourd'hui producteur d'hydrogène à base d'énergie fossile. Quand je parle d'hydrogène, je parle d'hydrogène bas-carbone et d'hydrogène renouvelable.
Engie a l'ambition d'être présent sur toute la chaîne de valeur du biométhane et de l'hydrogène renouvelable et bas-carbone. Engie dispose de compétences spécifiques pour pouvoir traiter ces projets. En amont de la chaîne de valeur, nous sommes l'un des principaux développeurs d'énergies renouvelables. Comme vous le savez, l'énergie renouvelable est un des points les plus importants pour produire l'hydrogène renouvelable. Nous sommes d'ailleurs le premier producteur d'énergies renouvelables solaire et vent, en France, avec 5 GW de capacités installées et nous sommes aussi un acteur majeur à l'international. Nous avons l'ambition en 2030 de développer des capacités de 80 GW, ce qui est très important et nous aidera dans ces projets. En aval, sujet également important, nous sommes le principal opérateur d'infrastructures gazières en France (transport, stockage et distribution). Nous sommes aussi, à l'aval, un client clé des collectivités locales et des grands industriels, pour pouvoir proposer de l'électricité et de la chaleur. Ce sont ces mêmes clients et collectivités qui viennent nous voir, depuis quelques années, pour décarboner leurs usages et, ce faisant, nous sommes légitimes à proposer ce type de solutions.
Fort de cela, Engie s'est fixé l'objectif d'atteindre une capacité annuelle dans le biométhane de 10 TWh par an en Europe en 2030, dont la moitié en France. Cet effort correspond à peu près à une part de marché de 10 % et à 3 milliards d'euros d'investissements sur la période 2023-2030, en cumulé.
En matière d'hydrogène vert, Engie vise à décarboner principalement ses clients industriels et aussi à participer à la décarbonation du transport. Sur ce point, nous avons fixé un ensemble d'objectifs. Le premier d'entre eux est la production d'hydrogène renouvelable à hauteur de 4 GW en 2030. Nous avons aussi comme objectif de développer 700 kilomètres de réseaux de transport en 2030, 1 TWh de stockage d'hydrogène et cent stations similaires à celle que vous avez vue. L'ensemble de ces ambitions porte l'effort d'investissement à 4 milliards d'euros, en plus des 3 milliards d'euros dont j'ai parlé, soit un effort cumulé de 7 milliards d'euros de 2023 à 2030. Notre vision sur l'hydrogène porte sur le fait qu'un développement local s'opère déjà à travers les collectivités territoriales, surtout sur le transport. En parallèle, il existe un fort besoin dans les noeuds et les territoires industriels, notamment près des ports. Ce champ s'ouvre assez rapidement. Dans un second temps, peut-être à moyen terme, il y aura une expansion de ces développements hydrogène. Pour que cette expansion arrive, il faudra compter des infrastructures.
Dans la mesure où la France appartient à un marché européen et que l'Europe appartient à un marché mondial, il existe d'importants projets d'export, dans des pays qui ont la chance d'avoir des renouvelables abondants et même surabondants et peu chers. Les deux arrivent en parallèle, d'abord la production locale pour la consommation locale, ce qu'on voit aujourd'hui en Europe et principalement dans les hubs en France, en particulier dans les ports pour l'industrie, en plus des maillages territoriaux pour la partie transport. C'est vrai aussi en Belgique, aux Pays-Bas ou en Allemagne, où les ports sont vraiment des noeuds importants. En parallèle, certains pays qui ont une surabondance de renouvelables essaient de les valoriser, en essayant de travailler sur les chaînes d'export, pour démarcher les Etats-Unis, l'Asie, mais aussi l'Europe, qui auront besoin d'une molécule qui sera produite à base d'hydrogène, soit de l'ammoniac synthétique, soit de l'e-méthanol synthétique, soit du kérosène synthétique.
Je propose de revenir à présent au thème de la mission, qui porte sur les transports. Nous pensons chez Engie qu'il existe un besoin d'électrification massive du marché, mais aussi de gaz verts pour décarboner les transports et l'industrie. Comme vous le savez, ces deux secteurs, qui représentent quand même 30 % des gaz à effet de serre, restent difficiles à décarboner. J'ajouterai aussi que les transports sont le seul secteur qui a vu ses émissions de gaz à effet de serre augmenter continuellement, en mettant de côté la période Covid. Il y a donc urgence à trouver des solutions et nous nous y attelons. Bien sûr, les solutions dépendront des vecteurs énergétiques et des usages. Pour un usage de véhicule individuel, nous voyons l'électricité et donc l'électrification directe comme le moyen le plus efficace. Il s'agit effectivement du moyen le plus avancé. C'est aussi là où l'autonomie pose le moins de problèmes et où la force motrice n'est pas trop un sujet. En revanche, quand il s'agit du transport terrestre lourd ou à forte puissance motrice, par exemple pour les chariots élévateurs, les camions ou les trains, l'hydrogène apparaît comme un élément important de l'équation.
Au-delà, pour le bateau et l'avion, on parle de l'hydrogène sous forme d'un vecteur autre. Pour le maritime, il y a encore un débat entre l'e-méthane et l'e-méthanol, mais en tout cas des commandes importantes de bateaux ont été faites sur les deux modes. Les deux ont besoin d'hydrogène renouvelable. Dès lors, cela ne change pas grand-chose pour l'hydrogène. S'agissant de l'avion, l'e-kérosène est ce que les compagnies aériennes demandent le plus souvent, pour réutiliser les moteurs et réutiliser l'infrastructure en place. Telle est notre vision des choses.
Au-delà du transport, je propose de revenir sur la vision d'Engie sur ces deux marchés que sont le biométhane et l'hydrogène. Côté biométhane, la filière française a un an d'avance sur la PPE. Nous sommes très motivés pour développer cette filière plus avant. Le biométhane de première génération, celle qui utilise les déchets agricoles et les déchets alimentaires est aujourd'hui mature, sans conflits d'usage avec les autres filières qui utilisent de la biomasse. À l'horizon 2030, nous pensons que le potentiel de biométhane de première génération est de couvrir 20 % de la consommation de gaz en France, ce qui correspond à 60 TWh. Il faudrait que des objectifs rehaussés soient fixés dans la nouvelle PPE par rapport à ce qui est prévu aujourd'hui. L'avance actuelle pourrait légitimer cela.
S'agissant de l'hydrogène, le développement s'effectue en deux temps. Le premier temps s'observe aujourd'hui. C'est celui du développement à court terme des écosystèmes hydrogène régionaux, complétés par les écosystèmes industriels, notamment dans les hubs. Ces systèmes hydrogène devront ensuite se relier entre eux, pour pouvoir effectivement faire part aux nouveaux usages comme la mobilité électrique qui, comme vous le savez, a besoin d'un maillage précis de stations de recharge. Sur le plus long terme, on voit aussi que les infrastructures serviront à décarboner une partie de la production électrique, notamment avec le stockage. Une partie de la production électrique repose en effet aujourd'hui sur le gaz naturel, avant de passer probablement soit au gaz naturel vert, soit à l'hydrogène. Pour cela, il faut bien sûr que des infrastructures soient en place.
En parallèle, ce marché de l'hydrogène et de ses dérivés se développera dans d'autres pays et dans d'autres zones. Tout un chacun doit bien avoir conscience de la nécessité d'être compétitif dans notre sourcing, tant pour la biomasse que pour les projets, pour être certain que les filières françaises d'excellence, qui sont parties avant les autres, tout comme l'Europe est partie avant les autres régions du monde, puissent en bénéficier.
Je propose d'évoquer maintenant les projets que nous développons. Que fait Engie aujourd'hui dans le monde du biométhane et de l'hydrogène ? Avant d'entrer dans le détail, je veux préciser que nous ne développons pas pour nos besoins propres - nous affichons en effet notre propre trajectoire de décarbonation, qui repose plutôt sur une montée des renouvelables et une baisse du gaz - mais nous agissons pour couvrir les besoins de nos clients. Nous sommes d'abord à l'écoute de nos clients et nous développons les projets que nos clients nous demandent. À l'heure actuelle, les clients demandent du volume. Tous les clients demandent de l'hydrogène et du gaz vert, la certitude de disposer de ce volume à temps. En effet, quand ils anticipent un projet de décarbonation, ils le promettent à leurs actionnaires et aux parties prenantes, mais la partie exécution n'est aujourd'hui pas totalement calée. Ils veulent en outre bénéficier d'un prix raisonnablement compétitif. Il apparaît ici une assez grande différence avec l'industrie, qui doit remplacer l'hydrogène actuellement carboné, pour lequel il existe un prix de référence, car c'est souvent un produit transformé. La compétition est mondiale, par exemple sur les engrais, où ils nous demandent le même prix pour l'hydrogène carboné et l'hydrogène décarboné, car les engrais reposent sur un marché mondial. Ils doivent donc se battre contre des zones géographiques n'ayant pas nécessairement la même ambition de décarbonation. De leur côté, les clients dans les transports voient que la prime liée à l'usage d'une molécule verte pourra être reportée plus facilement sur le client final. Ils ne sont d'ailleurs pas en compétition avec l'hydrogène carboné, mais avec du kérosène, du diesel... en prenant en compte les sujets de souveraineté énergétique et d'indépendance énergétique. À ce titre, la crise ukrainienne nous a aussi montré que ces produits peuvent fluctuer à la hausse ou à la baisse.
J'en arrive à nos projets à travers le monde. Sur le biométhane, nous avons 600 GWh avec 20 méthaniseurs aujourd'hui installés en France. Nous visons une accélération de cette capacité de production de biométhane. Le cadre législatif a fait de grands pas en avant, ce dont nous nous félicitons. C'est important - et le gouvernement français s'inscrit dans cette voie - de compter d'un côté des certificats de production de biométhane, qui apportent une traçabilité et une authentification de durabilité, et de l'autre côté des obligations d'incorporation. Cette approche permet d'accélérer fortement la production et d'assurer un certificat de durabilité qui soit échangeable et qui soit le même partout, ce que nous avons constaté sur d'autres filières. Nous attendons à présent les décrets d'application, mais cette orientation va dans le bon sens.
De son côté, la deuxième génération est un peu différente, car on utilise plutôt de la biomasse qui vient du bois et des CSR (combustibles solides de récupération). C'est encore un peu moins mature, mais nous nous attendons à son décollage. Dans le débat PPE-SNBC qui va bientôt commencer, nous estimons qu'environ 300 TWh de biomasse peuvent être utilisés pour le biométhane, 140 sur la première génération, le reste sur la deuxième génération et une autre partie, 40 TWh, sur la méthanisation. Nous affichons donc une vision très volontariste. Sur la partie de deuxième génération, nous menons un projet au Havre, le projet Salamandre, qui est bien parti, ainsi que le projet GMA CGM, que vous connaissez. Nous avons conclu avec eux un partenariat pour 200 000 tonnes par an de GNL, à l'horizon 2030.
Si on fait un zoom sur les sujets hydrogène, il faut souligner que le marché de l'hydrogène sert surtout à décarboner l'industrie qui utilise l'hydrogène gris, c'est-à-dire carboné, ainsi que d'autres secteurs industriels qui ont besoin de se décarboner, comme l'acier, qui n'utilisent pas à ce stade l'hydrogène gris, mais qui ont besoin de passer du charbon à un mix gaz-hydrogène. Enfin, le troisième secteur des clients potentiels est celui du transport, en particulier le transport lourd, notamment maritime, mais aussi ferroviaire. Nous avons initié des projets dans tous ces secteurs.
Si on commence par l'industrie, nous avons lancé un projet avec TotalEnergies. Je sais que Monsieur Pouyanné interviendra après moi. Il vous en parlera. Nous collaborons dans ce projet intitulé Masshylia, à la raffinerie de La Mède, pour un gros électrolyseur de taille industrielle de 125 MW. Nous avons reçu de l'aide de l'État français via le mécanisme des PIIEC (projets importants d'intérêt européen commun). Nous attendons les fonds, que nous devrions recevoir bientôt. Nous maintenons une communication fluide avec BpiFrance. Je ne vois pas de sujet particulier de ce point de vue-là. Pour m'arrêter quelques instants sur ce mécanisme de subventions européennes, je tiens à souligner qu'il prend beaucoup de temps, avec une présélection à la maille nationale, puis une validation à la maille européenne et un retour dans les États membres. Le délai est d'environ 18 mois. En 18 mois, le marché du renouvelable a évolué, du fait de la crise ukrainienne, ce qui pose des problèmes décisionnels au niveau des calculs qui sous-tendent ce type de projets. C'est un message que je tenais à faire passer. Les PIIEC sont un formidable outil, qui fonctionne bien une fois la validation obtenue, mais l'échelle de temps reste assez longue. Pour ce type de projets, nous décarbonons les raffineries et les producteurs d'engrais. De gros projets de ce genre sont en cours en France. Il y en a aussi en construction en Australie, avec l'entreprise Yara, un fabricant d'engrais. Les autres zones géographiques sont donc actives elles aussi.
L'hydrogène peut aussi servir pour le transport routier et ferroviaire. Nous avons lancé un projet, qui est plus amont à ce stade, avec Alstom, pour décarboner le ferroviaire en utilisant un bimode : la locomotive comporte une partie électrique quand le trajet est sous caténaire et une partie reposant sur l'hydrogène, pour les premiers kilomètres et les derniers kilomètres, qui reposent actuellement sur le diesel. Cela concerne les trains de fret en Europe. Ce n'est que l'un des exemples en cours. Nous comptons aussi tout un ensemble de stations de recharge dans le cadre du réseau Hympulsion, que vous connaissez.
En dehors de l'Europe, divers projets sont en cours, notamment sur les chariots élévateurs de Walmart au Chili. C'est un détail, mais cela permet de vous montrer à quoi sert l'hydrogène. Ce projet est actif. Un projet est également actif pour les recharges des camions miniers d'Anglo American en Amérique du Sud. C'est un projet pilote, qui sert à recharger un seul camion, mais cet exemple permet de montrer comment les clients se positionnent par rapport à ces différents sujets, biocarburants ou hydrogène et ses dérivés. Il est ici question de l'hydrogène en tant qu'hydrogène. L'hydrogène peut aussi être synthétisé sous une autre forme. Ces projets serviront le maritime et l'aérien. Au niveau du transport aérien, je crois qu'il existe un alignement entre les compagnies aériennes pour essayer de fabriquer de l'e-kérosène, non seulement pour permettre la réutilisation des moteurs des infrastructures, mais aussi du fait du mandat d'incorporation de fiouls renouvelables d'origine non biologique (RFNBO) imposé par l'Union européenne. Ces différents sujets alignent les intérêts et les planètes pour le secteur aérien. Nous avons lancé deux projets en France pour le secteur de l'aérien. Le premier, au Havre, s'appelle France Kérosène. Il s'agit d'un gros électrolyseur de 240 MW Le second, à Dunkerque, s'appelle Reuze et concerne un électrolyseur de 375 MW. Ces deux projets, de taille industrielle, visent à éviter chaque année 1,3 million de tonnes de CO2, ce qui est vraiment conséquent. Pour le maritime, nous nous concentrons sur le méthanol de synthèse et l'e-méthane, notamment avec CMA-CGM.
Pour terminer ce panorama global, je voudrais rappeler les objectifs du plan REPowerEU de l'Union européenne. Il est prévu d'atteindre 10 millions de tonnes d'hydrogène renouvelable produit en Europe à l'horizon 2030, ainsi que 10 millions de tonnes importées. Que l'hydrogène soit importé ou produit en Europe, 10 millions de tonnes correspondent à 500 TWh d'électricité renouvelable en plus, étant donné que les mêmes critères s'appliqueront. Dans l'accélération de la filière de l'hydrogène et de ses dérivés, il faut pouvoir produire de l'hydrogène à partir de renouvelables dont nous sommes, collectivement en Europe, un peu à court. Des plans d'accélération ont été lancés et on relève des volontés en la matière, notamment politiques, mais il faut attendre que ces installations soient mises sur le marché. Pour la partie importation, nous travaillons sur des projets, notamment au Chili. Ces projets intégrés, non raccordés à la grille électrique, sont des projets de production d'hydrogène, puis d'une molécule synthétisée à base de différents types de renouvelables, justement pour essayer de pallier l'intermittence naturelle des renouvelables, dans des zones propices, où ces renouvelables sont peu chers et abondants. C'est le cas au Chili, par exemple.
Pour finir sur cette introduction un peu longue, je voudrais revenir sur quelques convictions que nous défendons sur le marché et la régulation, ainsi que sur les éléments favorables et de blocage à date. Notre conviction première est que pour pouvoir décarboner rapidement et efficacement ces secteurs, il faut compter des projets. Cela peut paraître un peu bête à dire, mais il faut compter des projets à l'échelle, qui soient compétitifs et qui soient lancés rapidement. C'est le plus important.
Je voudrais m'arrêter quelques minutes sur les conditions de succès de ces projets, en commençant par le biométhane. Je l'ai dit, les avancées significatives des cadres législatifs français nous rendent assez optimistes, en particulier si des mécanismes et des certificats de production de biométhane faisaient effectivement en sorte de qualifier la durabilité de ce biométhane, avec des obligations d'incorporation associées, notamment via les mécanismes de la taxe incitative relative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans le transport (TIRUERT). Tout cela fonctionne bien et fait aussi porter le coût sur les utilisateurs finaux. C'est un moyen d'accélérer très fortement ce secteur.
Il manque bien sûr encore quelques décrets d'application ou le rehaussement du tarif de rachat des projets inférieurs à 25 GWh par an. Il manque aussi la mise en place du fameux mécanisme de certificats de production de biométhane (CPB). C'est un point très important que nous attendons. Globalement, tout cela avance bien. Un autre sujet se passe bien et est très important pour essayer d'animer cette filière, dans la partie recherche et innovation. L'Ademe s'y attache, avec plusieurs « tuyaux » d'appels à projets, comme les briques technologiques et démonstrateurs hydrogène ou les écosystèmes territoriaux, qui ont bien fonctionné. Je n'ai guère de remarques à formuler là-dessus.
En revanche, ces dispositions se sont arrêtées en 2022. Nous nous interrogeons donc sur la visibilité de ce type d'appels à projets, qui sont importants pour nourrir globalement la filière, sur la partie recherche et innovation, c'est-à-dire la partie du secteur la moins mûre en termes de technologie. En outre, l'Ademe a récemment lancé un appel à projets pour subventionner une filière de carburants durables pour l'aviation. Nous y avons participé sur nos deux projets, au Havre et à Dunkerque. Nous avons reçu des fonds de l'Ademe. C'est satisfaisant. Ces montants servent plutôt à financer les phases d'étude et les phases de développement, mais le système va dans le bon sens.
La loi « Accélération des énergies renouvelables », qui touche l'hydrogène de plusieurs façons, va aussi dans le bon sens. En premier lieu, elle accélère la partie de connexion électrique, qui est un vrai sujet en France. Sur un projet comme Dunkerque, RTE nous donnait six à sept ans d'attente de connexion électrique. C'est un vrai sujet. Ce n'est qu'un test de deux ans, mais il est tout de même prévu dans la loi d'accélérer sur ce point. Il y aura une centralisation des procédures réglementaires, ce qui va dans le bon sens, ainsi qu'une sorte de concentration, avec une médiation pour tous les problèmes d'accélération. Je pense que c'est très important, mais le point essentiel est l'accélération de la disponibilité du renouvelable.
Je vous propose à ce sujet d'évoquer plus précisément la réglementation européenne, qui devra être transcrite en droit français, au travers de la directive sur les énergies renouvelables numéro 3 (RED III) et les actes délégués de la directive numéro 2 (RED II). Les ambitions sont très fortes et ont été rehaussées. Il faut en effet atteindre 42,5 %, tous secteurs confondus, d'énergies renouvelables à l'horizon 2030. Des sous-cibles par secteur sont également fixées, notamment dans les transports, pour l'hydrogène renouvelable et les carburants renouvelables d'origine non biologique (RFNBO). Il est important que la France voie son mix massivement décarboné reconnu et qu'elle puisse en tirer avantage, notamment pour baisser ses objectifs sectoriels. Quoi qu'il arrive, il faudra tout de même compter sur beaucoup d'énergie renouvelable et en disposer rapidement, si l'on souhaite participer à l'établissement de cette économie de l'hydrogène et que l'hydrogène produit soit qualifié de RFNBO, car l'un des grands sujets de tous ces développements sectoriels portera sur la valeur que le client attribue au produit final. Cette valeur varie si c'est du renouvelable ou si c'est du bas-carbone et dépend de la traçabilité des certificats de durabilité et des garanties d'origine, comme sur les énergies renouvelables produites aujourd'hui. Un mécanisme d'échange de ces droits doit permettre, avec un même certificat de durabilité, d'avoir une économie globale et une profondeur de marché permettant aux grands industriels et transporteurs d'investir massivement. La question de la valeur du produit final, la traçabilité, les certificats associés et la partie garantie d'origine sont des éléments très importants, qui font encore défaut. Une partie est déjà prévue, parce que la France est partie en avance. Dès février 2021, l'ordonnance hydrogène a prévu la traçabilité et les certificats d'échange. Ils n'ont toutefois pas encore été mis en oeuvre. Nous souhaitons que cette mise en oeuvre intervienne et je pense que c'est un sujet très important.
En conclusion, l'ambition européenne et l'ambition française sont réelles. Avec l'Europe, la France est partie avant tout le monde. D'ailleurs, l'Europe est encore devant dans les projets en développement. L'IRA a l'énorme avantage d'être plus simple et automatique. Pour schématiser, l'IRA est une aide à la production, sans contrainte et automatique, dès lors que les critères sont respectés. Elle dépend du niveau de carbone dans la production et peut s'ajouter à d'autres mécanismes de subventions, ce qui n'est pas le cas, pour partie, en Europe. Cette simplicité sera, à mon avis, le défi majeur de la France et de l'Europe pour essayer de garder l'avantage que la France et l'Europe ont sur la partie hydrogène. De son côté, le biométhane est un sujet un peu différent, plus local.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Merci, Monsieur Arbola pour cette introduction fort intéressante et complète. Je passe la parole à notre rapporteur.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Merci, Monsieur le Président. Merci, Monsieur le directeur général, pour cet exposé qui était dense, avec une stratégie claire et d'ailleurs assez volontaire sur le biométhane et sur l'hydrogène, ce dont on peut se réjouir.
L'hydrogène essuie parfois des critiques sur le niveau de rendement et sur l'intensité électrique nécessaire à la production. Certaines ONG nous indiquent parfois que ce n'est pas forcément la meilleure solution. Je serais curieux de vous entendre sur ces deux points.
S'agissant du biométhane, vous avez indiqué que la première génération était mature. Je crois qu'il n'y a pas trop de débats là-dessus. En revanche, quelle est votre appréciation réelle sur la deuxième génération ? J'ai compris qu'elle devrait décoller et qu'il y avait un objectif de 300 TW de biomasse. Votre éclairage nous sera utile, car un débat s'est ouvert sur la deuxième génération, en particulier sur sa maturité industrielle et commerciale.
Vous avez abordé le kérosène synthétique en évoquant deux projets. Nous recevrons les compagnies aériennes. En tout cas, on en voit souscrire des contrats un peu partout. Cette mission a aussi pour rôle de trouver des solutions pour la décarbonation. Je précise d'ailleurs que nous ne nous concentrons pas seulement sur la décarbonation des transports. Notre champ va aussi jusqu'à l'industrie. Dans cette recherche de solutions, on souhaite que la France n'échange pas une dépendance contre une autre et soit capable d'avoir une filière souveraine. Tout ce que vous faites nous intéresse donc de ce point de vue-là. Serez-vous capables de fournir le besoin de l'aérien, si l'option du e-kérosène était effectivement retenue ?
Enfin, vous nous dites que la France est partie avant tout le monde et qu'elle est toujours dans le peloton avec l'Europe, mais que les Etats-Unis affichent une stratégie peut-être plus claire, plus limpide et plus simple. Qu'aimeriez-vous que la France et l'Union européenne fassent pour rendre le système plus simple, plus clair et plus efficace ?
M. Sébastien Arbola. - Je commencerai par le rendement de l'hydrogène et la rareté des ressources. On dit toujours que l'hydrogène sera destiné en priorité aux secteurs que l'on ne peut pas décarboner avec l'électrification directe. D'abord on électrifie, puis quand on ne peut pas électrifier, parce que ce n'est pas possible, pas souhaitable ou trop cher, il y aura autre chose, et c'est l'hydrogène, renouvelable ou bas-carbone - peu importe - qui est aujourd'hui privilégié. C'est ce que nos clients aciéristes ou cimentiers nous disent. Je n'ai pas de doute à ce sujet, leurs convictions sont fortes. Tous disent qu'il leur faut de l'hydrogène et tout de suite, bien sûr au même prix. En gros, ils veulent de la molécule. Si j'avais aujourd'hui de l'hydrogène renouvelable, même à un prix très important, je pense qu'il y aurait des acteurs qui en achèteraient, car il existe un très fort besoin volumétrique. Ils pourraient tout à fait accepter un surcoût de 1 % ou 2 % sur leurs propres consommations, ne serait-ce que pour valider la démarche et valider la séquence. On sait bien que la filière hydrogène n'est aujourd'hui pas très mature. Je n'en ai pas parlé, mais les électrolyseurs doivent monter en gamme. Or un électrolyseur alcalin ou PEM coûte tout de même 1 000 euros du kilowatt, ce qui reste cher, même si ce coût a fortement baissé, avec les volumes et les projets. C'est pour cette raison que j'ai indiqué qu'il fallait compter des projets, pour augmenter l'efficience du procédé et faire baisser les prix. Pour cela, il faut lancer des projets. Tout cela va venir, mais il faut être un peu patient. Le changement ne va pas se faire tout seul. En tout cas, tous nos clients nous disent qu'ils auront besoin d'hydrogène, en ayant en tête l'électrification directe d'abord, si elle est possible, puis l'hydrogène ensuite, si ce n'est pas possible.
S'agissant de la rareté des ressources, notamment de la biomasse, sans doute est-ce pour cette raison que l'Europe et d'autres pays, notamment l'Europe du Nord, voient les importations comme étant nécessaires et s'y attellent d'ailleurs rapidement. Pour ne citer que l'Allemagne, ce pays a lancé le plan H2Global reposant sur une double enchère : une enchère à l'arrivée de la molécule hydrogène ou vecteur d'hydrogène, puis une enchère sur le marché allemand permettant à celui qui verse la mise la plus élevée de récupérer la molécule. L'Allemagne commence à s'organiser pour importer, malgré la grande quantité de renouvelables et malgré les plans de développement des renouvelables lancés dans ce pays, qui ne suffiront pas à décarboner les autres usages. Cette rareté de la matière première, que ce soit la biomasse ou les énergies renouvelables, est avérée en Europe, mais ce n'est pas le cas partout dans le monde. De nombreux pays sont très excédentaires en renouvelables peu chers et ne savent pas quoi en faire. C'est pour cette raison qu'ils recherchent une chaîne d'export. La question de la rareté est donc à nuancer.
La question suivante porte sur le biométhane. Nous en sommes à la deuxième génération. Elle n'est pas mature en termes de niveau de maturité technologique (TRL).. Nous avons tout de même lancé un projet qui en est à la phase de pilote avancé et un projet qui va être construit au Havre. Nous sommes donc assez sereins sur l'industrialisation de cette technologie, mais en tenant compte de la concurrence de la ressource, non pas pour la première génération, mais pour la ressource des résidus forestiers et des combustibles solides de récupération (CSR). Sur ce point, il y a peut-être concurrence des usages.
Pour ce qui est de notre vision de ce que devraient reprendre la SNBC et la PPE, sur les 300 TWh, on dénombre 140 TWh de biométhane de première génération, tandis que la seconde génération représente plutôt 80 TWh, le solde revenant à la méthanisation, qui est encore un autre procédé.
En ce qui concerne la fourniture pour les besoins des compagnies aériennes, je pense que je ne m'avancerai pas trop en disant que nous n'arriverons pas à couvrir tous leurs besoins en France, en tout cas pas sur le court terme. Il faudrait en effet compter énormément de ressources éoliennes offshore, l'éolien onshore et le solaire étant plus limités en France. Peut-être ces ressources existeront-elles demain, mais en tout cas je ne vois pas cela arriver dans les dix prochaines années. Pour notre part, nous allons essayer de proposer deux grands projets visant à amorcer la pompe, pour fournir de l'e-kérosène, du kérosène de synthèse, aux compagnies aériennes. Il faudrait soit très significativement développer les parcs éoliens, soit avoir un traitement de l'hydrogène bas-carbone, donc nucléaire en France, qui soit un peu différent. C'est là que la question de la valorisation du produit final par le client, c'est-à-dire les compagnies aériennes, est très importante. À l'heure actuelle, nos clients nous disent qu'ils savent bien valoriser les RFNBO. Il n'en va pas de même de l'hydrogène bas-carbone, au niveau de son application ou des émissions de gaz à effet de serre. Tous ces sujets doivent encore être inscrits dans la loi et dans les décrets, pour bien s'assurer de tout ce que cela veut dire, en lien avec le système d'échange de quotas d'émission de CO2 (ETS) en Europe. Ce qui a de la valeur, c'est d'abord ce qui empêche d'avoir une taxe ou un coût, par exemple l'ETS en Europe. S'il est possible de s'affranchir de remplir ces permis CO2, notamment pour l'aciérie, cela présente de la valeur. Ou alors les clients acceptent de payer plus cher. C'est clair pour les RFNBO : on sent qu'il existe un marché. L'obligation d'incorporation est également claire, tout comme ce qui empêche de racheter des droits carbone. En revanche, la valeur du bas-carbone reste encore à définir. Ça peut donc être une solution pour accélérer sur la partie hydrogène, pour les compagnies aériennes.
S'agissant ensuite de l'IRA, il n'en est pas encore à un stade d'exécution. Il reste encore beaucoup de sujets à développer. Un sujet en particulier sera très débattu en Europe et pourrait faire la différence, davantage encore que la partie simplicité. À l'heure actuelle, la définition de l'énergie renouvelable en Europe repose sur des actes délégués, avec des critères d'additionnalité dont la France se soustrait grâce au nucléaire. Il existe surtout un critère de temporalité. Jusqu'en 2030, on peut appliquer une temporalité d'un mois. La production renouvelable est estimée sur un pas de temps d'un mois. À partir de 2030, le pas de temps deviendra horaire, ce qui arrivera très vite. Prenons l'exemple du premier champ éolien offshore français en activité. Cette information est publique. Il peut arriver qu'il y ait plusieurs jours sans vent et donc sans production. Nous essayons donc de surdévelopper les renouvelables, pour compenser cette intermittence. Sinon, il est possible de tirer sur les réseaux, avec d'autres mécanismes de calcul.
Ce même débat existe aussi sur l'IRA, mais l'IRA peut choisir le pas de temps mensuel. S'il le choisissait, cela ferait une grosse différence par rapport à ce que l'Europe a mis sur pied aujourd'hui, qui va donner lieu à un surinvestissement du développement. Il est en effet impossible de s'assurer qu'il y aura du renouvelable à chaque heure de la journée. C'est un point de détail, mais tout de même important. L'IRA est simple et permet de cumuler de manière automatique. À l'heure actuelle, le système européen est un système de guichet. Il faut soumettre son projet, qui est validé par les États membres avant de remonter au niveau européen puis de redescendre. L'IRA est plus simple, car le système est automatique. À ce stade, ce n'est pas encore applicable. Il faudra vérifier si c'est vraiment plus simple, si ce système apporte vraiment un coup d'accélérateur, à moins que des freins soient ajoutés, pour éviter que le système coûte trop cher aux Etats-Unis.
M. Daniel Salmon. - Merci pour votre exposé. Je vois que vous avez de fortes ambitions. Elles sont bienvenues, parce que nous en avons besoin. Je m'interroge sur la soutenabilité du biométhane. Vous avez des ambitions de 140 TWh et 60 TWh d'ici 2030. Or il y a déjà des tensions sur la biomasse. Je prendrai l'exemple des déchets de bois. Des réseaux de chaleur qui s'installent tout autour des villes reposent sur des chaudières qui appellent beaucoup de bois. Les biocarburants de seconde génération envisagent également d'utiliser ces déchets de bois. De même, la pyrogazéification a besoin de bois. Tout le monde retombe sur les mêmes gisements, qui ne sont pas en excédent en France et qui sont finis. Vous parliez de pays ayant des excédents de biomasse. À quel pays pensiez-vous ? Pour l'hydrogène, je comprends que certains pays ont des potentiels de solaire assez impressionnants, comme l'Espagne ou le Portugal, mais aussi des pays situés de l'autre côté de la Méditerranée. Ces possibilités viennent interpeller notre besoin de souveraineté. Sans nécessairement devoir faire des choix, je pense que les solutions devront se compléter.
L'hydrogène a souvent été considéré comme une possibilité de stockage. Or dans l'état actuel des connaissances et des possibilités, vous nous dites que l'on va réserver cet hydrogène à des besoins spécifiques. Qu'en est-il ? Peut-on espérer connaître des niveaux de rendement et de prix de l'hydrogène qui pourraient en faire vraiment un élément de stockage ? Comme vous le dites, les productions en renouvelable sont en ce moment à 1 300 MW en éolien, alors que nous étions à 14 000 MW il y a deux ou trois jours. La fluctuation est effectivement très importante, ce qui pose régulièrement la question du stockage.
Enfin, le méthane pose aujourd'hui une question d'appropriation et d'acceptabilité des méthaniseurs. Avec Pierre Cuypers, nous avons travaillé sur le sujet du partage de la valeur et de la diversification des revenus des agriculteurs. Alors qu'Engie arrive dans le paysage, certains se demandent si Engie ne captera pas une grande partie de la valeur et si les agriculteurs ne seront plus à l'avenir que des apporteurs de biomasse. Ce qui apparaissait pour eux comme une occasion de revenus identifiée sur quinze ans pourrait s'évaporer. Comment voyez-vous cette question du partage de la valeur, qui me semble essentielle ?
M. Sébastien Arbola. -Je commencerai par répondre à votre dernière question concernant l'acceptabilité. C'est un point essentiel. La filière a pâti des confusions autour de la dangerosité ou du partage de la valeur. Nous avons pour objectif une part de marché de 10 %. Ce n'est pas un taux énorme. Ce n'est donc vraiment pas un sujet. Le principal sujet pour nous reste de nous assurer que chacun dans la filière respecte un cahier des charges pour nous assurer qu'il n'y ait pas d'incident avec un méthaniseur qui discrédite toute la filière. Je pense que c'est un sujet commun à l'énergie, et non un sujet propre aux méthaniseurs. De plus, les méthaniseurs français restent de petite taille, ce qui ne garantit pas les effets d'échelle. L'Allemagne ou les pays du Nord sont les plus avancés sur le biométhane, avec de véritables stratégies, de très grands méthaniseurs et de très grandes raffineries bio. Ce n'est pas un sujet. En revanche, il faut faire attention à l'acceptabilité et surtout au respect du cahier des charges par chacun dans la filière.
La possibilité l'hydrogène comme moyen de stockage est une ambition. Vous l'avez très bien dit et on partage tout à fait ce jugement. Pour que les renouvelables donnent leur plein effet sur l'énergie et le mix énergétique de demain et pour qu'on puisse se débarrasser des éléments carbonés, il faudra disposer d'une molécule qui soit stockable. C'est certain et ce sera un gaz vert. On pense que ce sera l'hydrogène. Pourquoi n'en ai-je pas parlé ? J'en ai parlé brièvement. En outre, c'est prévu dans un second temps. Il faut d'abord disposer d'une infrastructure qui soit compatible. Des tests sont en cours. Nous menons des tests à Aytré, dans une cavité saline qui n'est pas utilisée pour du gaz naturel. Nous testons l'ensemble du cycle, en commençant par l'injection. Dans la cavité, comme vous le savez, l'hydrogène s'échappe de partout. Le sujet de l'hydrogène, c'est vraiment de le contenir. Nous testons aussi le soutirage. C'est un projet actif que nous finançons, également avec des aides publiques. Il faut disposer d'une chaîne complète pour que le système puisse fonctionner. Il existe actuellement une chaîne complète du gaz naturel avec du stockage, du soutirage et des tuyaux qui desservent des clients et des centrales à gaz. Il faudra disposer de la même solution, avec une vraie efficience de la brique « stockage de l'hydrogène ». La France a la chance de disposer de cavités salines le long du Rhône. Nous percevons cette artère comme étant l'épine dorsale de l'infrastructure gazière verte et de l'hydrogénoduc européen. H2Med passera par là. Ces cavités salines, contrairement aux aquifères, sont propres à stocker de l'hydrogène. Leur localisation à proximité constitue une bonne nouvelle et nous comptons nous appuyer dessus.
Le prix est effectivement une question. En 2023, au regard des aides bien alignées, de la simplicité, de l'ambition existante, de la montée en puissance des renouvelables, des fabricants d'électrolyseurs qui vont faire baisser les coûts, etc., la maturité va croître avec le nombre de projets et la taille des projets. Il faut viser trois euros le kilo à l'horizon 2030. Je pense que c'est possible. C'est volontaire, mais c'est possible. À ce prix-là ou un peu moins, je pense qu'il y aura beaucoup d'appétit.
Je pense que les renouvelables et la souveraineté ne sont pas incompatibles. Il n'est pas incompatible de vouloir produire localement pour consommer localement et de mettre en place des importations, le renouvelable étant réparti dans un nombre très important de pays, contrairement aux hydrocarbures. Cela m'apparaît complémentaire. Par ailleurs, la soutenabilité de la transition énergétique en termes financiers pour l'économie et les particuliers m'apparaît très importante. Je ne vois pas pourquoi nous nous priverions d'avoir du renouvelable en surabondance et moins cher, vu que le choix reste large, proche de l'Europe, mais aussi plus loin, sachant que la question du type de transport se pose aussi. On peut peut-être le transporter par tuyaux sous forme gazéifiée, via l'Afrique du Nord, ce qui coûterait moins cher. Sinon, ce sera sous forme de dérivés de l'hydrogène. En tout cas, je pense qu'il faut concilier les deux. La souveraineté industrielle en dépend. La souveraineté énergétique et la souveraineté industrielle vont de pair. Les deux sont importantes.
S'agissant de la soutenabilité de la biomasse, nous sommes surtout focalisés sur la biomasse de première génération. Quand j'évoquais 300 TWh pour la SNBC, c'est plus de 140 TWh de biomasse de première génération, où il n'y a pas de conflits d'usage. Ce sont en effet des déchets alimentaires ou des boues d'épuration. Sur la partie des déchets agricoles, il ne s'agit pas du sucre des fruits, comme pour les biocarburants, mais de l'écorce et des produits dont les agriculteurs ne savent pas que faire. Je crois donc qu'il n'existe pas de conflits d'usage à ce niveau.
Vous avez raison en revanche pour la seconde génération, qui repose sur les CSR et les déchets forestiers. Il y a effectivement un risque de conflit d'usage pour produire de la chaleur ou autre chose. Les pays surabondants ne sont pas vraiment situés en Europe. Historiquement, il s'agit surtout de la Russie, du Canada et des pays du Nord de l'Europe. Ces filières peuvent effectivement connaître des conflits d'usage.
Mme Martine Berthet. - Je suis très heureuse de constater votre optimisme concernant l'hydrogène. On entend en effet souvent des propos négatifs à son sujet, comme le disait mon collègue.
Je suis sénatrice de la Savoie, un département qui compte beaucoup d'industrie sidérurgique. Je confirme que les industriels sont vraiment en attente d'hydrogène vert. Certains sont même prêts à mettre localement en oeuvre une solution, si jamais cet hydrogène vert n'arrive pas suffisamment vite. Ce dont ils ont vraiment besoin - c'est déjà le cas pour l'énergie électrique qui leur est fournie actuellement -, c'est d'une qualification précise de cette origine verte et de la quantité verte, pour pouvoir eux-mêmes qualifier leur production, vis-à-vis du carbone. Il apparaît une forte demande à ce niveau. Vous en avez parlé, mais pouvez-vous préciser vos propos ?
J'ai également une question sur les réseaux. Vous avez parlé des cavités salines, mais qu'en est-il des réseaux des derniers kilomètres ? Quand arriveront-ils ? Quel sera le financement, dans quel délai, pour quelle construction et quelle mise en oeuvre ? Là aussi, il y a des attentes importantes. Je pense à Tokai Cobex (Carbone Savoie) qui attend impérativement ce gaz pour pouvoir mettre en oeuvre sa production de batteries électriques.
J'ai une dernière question sur la sécurité par rapport à l'hydrogène, que vous avez abordée il y a un instant. Quelles études avez-vous effectué sur le niveau de sécurité à mettre en oeuvre au niveau des usages ?
M. Sébastien Arbola. - J'ai évoqué la certification hydrogène. Je ne peux que souscrire à ce que vous dites. C'est vraiment la pièce manquante de l'édifice. Comme sur le renouvelable, il faut qu'il ait une certification, puis un mécanisme de traçage, avec des garanties d'origine qui permettent aux industriels de revendre leurs produits, avec la même certification. C'est absolument essentiel. Tant que ce système n'existera pas, ce sera très compliqué de translater mon optimisme et mon volontarisme à un marché qui soit efficient. Je n'ai pas beaucoup d'autres choses à ajouter. C'était prévu dans l'ordonnance hydrogène de février 2021. Nous patientons. J'espère qu'on nous écoute et que cette évolution arrivera assez vite .
S'agissant des infrastructures et des réseaux, c'est effectivement un point important, car la France a saisi le sujet de la décarbonation plutôt que celui de l'électrification. Sur l'hydrogène, elle a plutôt fait le choix de produire localement pour consommer localement, ce qui complique effectivement les choses pour l'hinterland français. Contrairement à nos voisins, il y aura un besoin d'infrastructures au-delà des ports pour acheminer la molécule au stockage, ainsi qu'aux industriels qui ne sont pas à portée de ports, par exemple. Ce n'est pas ce qu'ont choisi l'Allemagne, les Pays-Bas ou la Belgique, qui préparent et subventionnent un maillage de réseau sur toute la frange de l'Europe du Nord, qui est très industrielle comme vous le savez, pour essayer de la mailler. Il faudra attendre un peu. J'espère qu'avec H2Med et la nouvelle PPE-SNBC, il y aura des subventions et un démarrage d'infrastructure. Ce n'est pas parce que l'infrastructure arrive un peu plus tard qu'il ne faut pas travailler dessus. Nous savons que cela prend beaucoup de temps, notamment au niveau des permis à demander ou du recalibrage de certains réseaux de GRT ou GRDF, ce dont se chargent nos filiales. En tout cas, cela prend du temps et il faut s'y mettre dès maintenant. Telle est ma conviction.
S'agissant de la sécurité, vous avez raison : l'hydrogène est un gaz très volatil qui peut être dangereux avec une certaine sous-pression au contact de l'oxygène. Ces gaz sont déjà utilisés aujourd'hui dans les centrales à gaz. Collectivement, les industriels connaissent ce gaz. Néanmoins, il faudra bien sûr fixer des règles de sécurité et proposer de la formation. Sur l'un de nos projets, justement celui lancé avec TotalEnergies, nous avons noué un partenariat avec les pompiers de Marseille. Des formations sur zone ont été organisées. Tous les opérateurs seront formés aux risques de l'hydrogène et à la façon de les prévenir. C'est pris d'ores et déjà dans le développement de projets. Nous conservons en tête ce point très important.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Monsieur le directeur général, vous avez abordé la question de l'hydrogène et du stockage. Nous avons compris que vous travailliez sur les cavités salines. Pouvez-vous nous en dire un peu plus, sans dévoiler des éléments qui n'auraient pas lieu d'être publics ? Quelles solutions cela peut-il nous apporter ?
Vous avez également abordé les conditions de succès. Nous avons compris qu'il y avait un sujet sur les certificats de biométhane, sur les garanties d'origine ou sur les prix de sortie. Pourriez-vous nous détailler, soit présentement soit sous forme écrite dans un second temps, ce qu'il faudrait améliorer ?
Vous avez par ailleurs parlé de l'IRA. Un certain nombre de grands investisseurs et de grands industriels y voient une opportunité. Réorientez-vous vos investissements ? Comment l'Europe pourrait-elle vraiment se remettre à niveau ? Les annonces qui ont été faites vous paraissent-elles suffisantes ?
J'ai aussi une question sur l'enjeu de captation de carbone, pour fabriquer des carburants de synthèse. Nous avons compris que les industriels sont en attente de visibilité de la réglementation européenne. Qu'en pensez-vous ?
M. Sébastien Arbola. - S'agissant de la captation de carbone et de l'utilisation du CO2, des objectifs assez clairs ont été inscrits dans la finalisation des actes délégués qui sont actuellement soumis au Parlement européen et au Conseil. On peut utiliser le CO2 émis par l'industriel jusqu'à 2040. Il peut par exemple entrer dans la fabrication d'un fioul de synthèse, en combinant ce CO2 avec l'hydrogène. Nous n'y serons plus autorisés au début de l'année 2041. Il s'agira de CO2 biogénique, émis par exemple par les méthaniseurs. Il est en effet intéressant de noter qu'il est facile de capter et de réutiliser le CO2 biogénique des méthaniseurs, mais aussi de le capter dans les stations d'épuration ou directement dans l'air. Cette échéance de 2041 apparaît assez courte. Les industriels ont plutôt plaidé pour une échéance en 2045. Nous disposons néanmoins d'un certain délai, jusqu'en 2040, pour capter ce CO2 dans les processus et le réutiliser pour créer des fiouls synthétiques.
En parallèle à cela, et peut-être était-ce le sens de votre question, il y a des besoins de capter et de stocker le CO2, notamment chez les très gros émetteurs comme les cimentiers ou les aciéristes. En effet, au-delà du changement de processus et de l'utilisation de l'hydrogène, il faudra aussi capter et stocker. S'agissant du captage et du stockage du CO2, nous attendons effectivement de connaître les décisions qui seront prises. Je crois que le mois prochain doit s'ouvrir au niveau de l'Europe une discussion sur les gaz à effet de serre, pour savoir comment les comptabiliser, notamment sur le CCS et le CCUS. Ce n'est pas encore tout à fait clair.
Pour ce qui est de l'IRA, sachez que nous sommes présents en Europe ainsi qu'aux États-Unis. Nous disposons d'une base installée importante, notamment dans le renouvelable. Nous étudierons cette question, bien entendu, sans nécessairement arbitrer l'un par rapport à l'autre. À l'heure actuelle, les Américains ont eux-mêmes beaucoup à faire pour la décarbonation de leur industrie. Il est fort à parier qu'ils commenceront par décarboner leur industrie. La question se pose peut-être pour les entreprises internationales, dans des secteurs industriels comme les engrais ou les raffineries. Peut-être un acteur comme Yara réalisera-t-il un arbitrage sur une décarbonation de ses procédés de production d'engrais au Texas, par rapport à ses activités européennes. Il est donc important de rester attentifs, car très grands industriels - peut-être moins les plus petits - pourraient effectuer des arbitrages favorisant l'un contre l'autre. À mon sens, c'est d'ailleurs ce qui a poussé l'Europe et les États membres à se serrer les coudes pour essayer de réagir. Je propose que nous répondions par écrit sur ces sujets de certification et sur les contraintes mises en place par l'Europe pour décider qu'un RFNBO était renouvelable, car c'est assez précis et assez contraignant. En outre, c'est ce point qu'il faudra étudier, en parallèle de l'IRA, pour savoir précisément si l'un prendra rapidement le dessus par rapport à l'autre. Le diable est dans les détails. Quoi qu'il en soit, l'ensemble du paquet européen, même s'il va dans le bon sens et même s'il est très volontariste, reste très contraignant pour qualifier l'hydrogène de vert. Certes, les États comme la France ou la Suède, qui disposent d'un mix très décarboné, sont avantagés, car le caractère additionnel des renouvelables n'est pas requis et parce que les cibles sectorielles, notamment pour l'industrie, sont rabaissées si de l'hydrogène peut être produit à partir du nucléaire. C'est satisfaisant. En revanche, la définition et donc la certification de l'hydrogène renouvelable restent un sujet contraignant.
S'agissant du stockage, nous affichons une ambition de capacité de 1 TWh de stockage hydrogène en 2030, en lien avec notre objectif de 700 kilomètres de réseau de transport d'hydrogène. À cet horizon-là, nous estimons qu'il devra y avoir du stockage et des infrastructures, qui pourraient servir à des régions peut-être plus éloignées des centres logistiques. Nous y travaillons dès à présent. J'ai mentionné le projet mené à Aytré, qui s'appelle HyPSTER. Nous menons des études technico-économiques, mais nous savons que le système fonctionnera. Il reste qu'un stockage seul, non rattaché à une infrastructure, ne sert pas à grand-chose. Il faut donc qu'il y ait l'infrastructure et le stockage. Les deux vont ensemble. Nous avons aussi lancé le projet HyGreen pour relier le bassin de Marseille au potentiel solaire situé dans les montagnes, avec du stockage intelligent géré à la maille de Marseille et de la région PACA, pour prendre en compte les besoins des industriels localisés à Marseille. Le trop-plein ou l'intermittence d'hydrogène peut être stocké, avec une canalisation visant à alimenter la zone de La Mède et de Fos. C'est à l'étude. Nous allons travailler sur les permis nécessaires, ce qui prend du temps. Quoi qu'il en soit, il faudra disposer d'infrastructures et de stockage. Je le répète, cela prend du temps et il faut donc s'y atteler dès maintenant. Ne laissons pas les voisins du Nord de l'Europe nous contourner et profiter du soleil marocain, algérien, portugais ou espagnol. Je pense que la place de l'Europe est centrale dans le système énergétique, pas uniquement comme pays de production, mais aussi comme pays de transit. Il serait intéressant de garder ce rôle pour l'hydrogène, à l'avenir.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Un dernier point peut-être, sur le sujet de l'emploi et des compétences. Avez-vous des besoins particuliers ? Est-ce un sujet qui mérite d'être renforcé ? Avez-vous des pistes ?
M. Sébastien Arbola. - C'est un sujet primordial, dans la mesure où il s'agit d'un secteur émergent. Il est donc compliqué d'attirer les jeunes talents qui sont déjà formés. Il y a énormément de jeunes ingénieurs qui veulent travailler dans ce type de secteur, qui est l'une des pistes permettant de résoudre l'équation « renouvelable, électrification, secteur, intermittence et stockage ». Ces jeunes sont très intéressés. Il va donc falloir que tout le secteur, nous comme les autres, formions des bataillons d'ingénieurs. Nous nous y attelons, avec la filière. À mon sens, le plus important reste que des projets soient mis en oeuvre à la maille industrielle. Cela permettra de remplir les gigafactories, de monter en compétences et, mais de baisser le prix des électrolyseurs. Cela pourrait aussi permettre d'attirer et de former les talents de demain, dont nous aurons besoin. Le prix d'un kilo d'hydrogène renouvelable dépend à plus de 50 % du prix de l'énergie renouvelable, 40 % dépendent des électrolyseurs et des systèmes qui leur sont liés, tandis que le reste est lié aux coûts classiques d'investissement : il faut donc vraiment flécher du renouvelable sur l'hydrogène vert, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Il est aussi possible d'envisager un mécanisme automatique, comme avec l'IRA. Sinon, je crains que cela arrive un peu trop tard pour bâtir une filière d'excellence en Europe. Or c'est le principal sujet. À l'heure actuelle, il n'y a pas assez de renouvelable et il coûte cher. De plus, c'est compliqué d'utiliser ce dont on dispose aujourd'hui, du fait des critères imposés par l'Europe. Il faut donc essayer de fluidifier le système et d'accélérer la mise en oeuvre des ambitions. Il faut notamment aller plus vite sur la partie législative et réglementaire, notamment sur la partie concernant la certification, le traçage et la garantie d'origine.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Monsieur Arbola, merci de nous avoir accordé du temps et de nous avoir fait bénéficier de votre éclairage. Monsieur Raevel, au plaisir de vous retrouver sur la Métropole de Lyon !
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Mes chers collègues, après avoir entendu le groupe Engie, nous avons maintenant le plaisir de recevoir M. Patrick Pouyanné, président-directeur général du groupe TotalEnergies, qui est accompagné par M. Laurent Martin, directeur délégué aux relations institutionnelles pour la France.
Je rappelle que cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande. Elle est également diffusée en direct sur plusieurs réseaux sociaux.
Monsieur le président-directeur général, Madame et Messieurs, notre mission d'information comprend des membres issus de différentes commissions, qui représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
Le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert représente un enjeu important pour permettre à la France et à l'Union européenne d'atteindre l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050, mais aussi pour notre souveraineté et la compétitivité de notre économie.
Nous avons jusqu'à présent entendu, en France ou à Bruxelles, de nombreux acteurs publics qui se penchent sur les stratégies à mettre en oeuvre. C'est évidemment fondamental puisque des négociations importantes sont en cours de finalisation au niveau de l'Union européenne. Nous avons également entendu des centres de réflexion et des organismes de recherche.
Il nous importe maintenant d'appréhender la vision des industriels et, singulièrement, des producteurs d'énergie. Comment votre groupe s'adapte-t-il à l'ambition européenne qui se dessine et constitue à certains égards un véritable changement de paradigme dans le domaine de la mobilité ? Quelles sont les perspectives de développement des biocarburants, des carburants de synthèse et de l'hydrogène vert dans le portefeuille d'activités d'un groupe comme TotalEnergies ? Quels sont les freins au développement de ces filières, sur le plan réglementaire, technique ou en termes d'accompagnement fiscal ou financier.
Bien entendu, la France et l'Union européenne n'évoluent pas dans une bulle isolée du reste du monde et nous devons faire face à des stratégies de développement industriel très ambitieuses, voire agressives, de la part de certains États. Je pense évidemment à l'Inflation Reduction Act américain.
La mission d'information a entendu des points de vue très contrastés sur la pertinence de certains vecteurs, en particulier des biocarburants. Votre point de vue nous intéresse tout particulièrement, car les évolutions envisagées auront un impact très fort à la fois sur le secteur du raffinage et sur celui de la distribution de carburants.
Nous comprenons, des stratégies qui se dessinent, que l'hydrogène vert et les carburants de synthèse sont appelés à contribuer de manière significative à la décarbonation de certains modes de transports, et en particulier des modes de transport lourds. Plusieurs personnes auditionnées ont toutefois souligné la rareté des ressources disponibles. Nous serons donc attentifs à votre analyse en ce domaine, notamment par rapport à d'autres usages qui pourraient également s'avérer pertinents, en particulier pour décarboner l'industrie.
Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, qui est à l'origine de cette mission d'information, vous a adressé un questionnaire qui peut vous servir de guide, mais vous êtes tout à fait libre d'introduire votre propos comme vous le souhaitez. Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur puis à l'ensemble de mes collègues, afin qu'ils puissent vous relancer et vous poser un certain nombre de questions. Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées. Je vous cède la parole.
M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies. - Merci pour votre invitation. Mes équipes ont préparé 25 pages de réponses à vos questions et je me contenterai ici d'un exposé synthétique sur le thème de cette audition qui est assez large, mais, si j'ai bien compris, se ramène à la question de savoir comment on va décarboner le transport à travers diverses filières.
De façon globale, la transition énergétique se divise en deux grands domaines d'activité - et le changement de nom de Total en TotalEnergies en est le reflet. En premier lieu, il faut massivement électrifier l'économie et, pour cela, fabriquer de l'électricité à partir d'énergies décarbonées, renouvelables, nucléaire, etc. : c'est la voie principale pour aller vers le « zéro émissions nettes ». Le second domaine est celui des molécules dites bas-carbone qui sont produites à base de biomasse ou de carburants synthétiques : ce sont les deux principales filières, dont l'une est mature - la production à partir de biomasse - et l'autre ne l'est pas.
En effet, les carburants synthétiques restent, pour l'instant, plutôt un concept, car on n'en produit pas beaucoup sur la planète pour la bonne raison qu'ils coûtent aujourd'hui à peu près 10 fois plus cher que le kérosène utilisé dans l'aviation. C'est ici l'occasion de signaler un des sujets majeurs qui se cache derrière la transition énergétique : celui du coût de production de ces nouveaux carburants. Je rappelle au passage que le pétrole est l'énergie la plus dense, et donc la moins chère, qu'on ait jamais pu découvrir ; dès qu'on va en sortir - et on va en sortir -, on devra s'orienter vers des produits qui coûteront plus cher : c'est la conséquence inéluctable d'un phénomène physique de densité énergétique.
S'agissant des biocarburants, je rappelle d'abord qu'ils existent depuis longtemps et que la France a été pionnière dans ce domaine, de même que TotalEnergies. Ensuite, l'ordre de grandeur à retenir est qu'un biocarburant abaisse de 50 % les émissions de CO2 par rapport à un fioul pétrolier, ce qui est déjà significatif.
Les premières générations de biocarburants (1G), fabriqués à partir de matières agricoles comme le bioéthanol ou les esters à base d'huiles végétales, soulèvent des questions de concurrence d'usage entre l'alimentation et l'énergie ainsi que de déforestation. On s'est donc orienté vers une économie plus circulaire, en utilisant des huiles usagées ou des graisses animales, ce qui permet de produire des biocarburants qu'on peut appeler « 1G + ». Enfin, la dernière catégorie de biocarburants dits 2G, produits à partir de déchets forestiers et végétaux, reste immature. J'attire ici votre attention sur le fait que quand on adopte des normes fixant un pourcentage obligatoire et croissant d'incorporation de biocarburants 2G, on se projette dans un monde inconnu, car on ne sait pas aujourd'hui les fabriquer à l'échelle industrielle et leur coût est extrêmement élevé. Ce qu'on sait faire de plus en plus, c'est ce que j'appelle du « 1G+ », c'est-à-dire utiliser les huiles usagées et les graisses animales pour les transformer en carburants, et éviter les pures huiles végétales.
Schématiquement, un kérosène normal coûte environ 500 euros la tonne - cela varie, bien entendu, en fonction du prix du pétrole brut - contre 1500 à 2000 euros pour un fioul d'aviation issu de la transformation d'huile de cuisson usagée ; plus précisément, avec de l'huile de palme - c'est un mot tabou qu'il faut éviter de prononcer - le coût avoisine 1200 à 1500 euros tandis qu'avec la transformation d'autres huiles de cuisson usagées, on atteint 2000 euros. Dans ce domaine, notre pays est plutôt en avance, avec des mandats d'incorporation de biocarburants d'aviation fixés à 2 % en 2025 et à 5 % en 2030 : le législateur a donc stimulé le développement de cette filière. En effet, compte tenu des écarts de prix que je viens de mentionner, les compagnies aériennes n'ont aucun intérêt économique à incorporer des biocarburants, sauf si des règles impératives les y incitent. La vertu écologique a, en effet, des limites : le quadruplement du coût du carburant impacte directement leur compte de résultat ou alors le prix du billet d'avion du client final.
Ce raisonnement est généralisable à l'ensemble des politiques incitatives à l'utilisation de biocarburants. Historiquement, pour le transport routier, ce sont les règles d'incorporation - en pourcentage par litre, comme en France, ou en fixant un objectif d'abattement du carbone, comme en Allemagne - qui ont joué un rôle majeur dans la production de ces biocarburants. Je signale qu'introduire 7 %, 8 % ou 9 % de ces produits biosourcés dans l'essence ou le diesel contribue à la cherté des carburants. Les consommateurs français ne le voient plus et il y a par ailleurs beaucoup de taxes, mais la réalité est bien celle-là.
TotalEnergies est aujourd'hui un distributeur important de ces biocarburants. En particulier, depuis 2021, nous avons beaucoup promu, à la faveur de la hausse du prix du pétrole, le « E85 », l'essence composée à 85 % d'éthanol. Ce biocarburant, qui est distribué par 900 de nos stations en France, représente la proportion notable de 8 à 9 % du marché français de l'essence. Initialement, les consommateurs ont hésité à s'approvisionner en E85 qui est détaxé - ce qui divise à peu près son prix par deux -, mais qui nécessite l'installation d'un boîtier d'environ 1000 euros dans le moteur de la voiture pour filtrer les impuretés. Avec la hausse du prix du pétrole, la demande s'est développée et nous avons accompagné ce mouvement en mettant à disposition ce carburant E85 dans près de 25 % de nos stations.
Il nous faut produire ces biocarburants dans un contexte où on s'oriente, en 2035, vers une électrification des véhicules qui implique une moindre utilisation des produits pétroliers : cela soulève dès lors la question de l'avenir et de la transition de nos systèmes de raffinage. Or, on a découvert, il y a une dizaine d'années un moyen assez intelligent de reconfigurer une partie des unités de nos raffineries, comme on l'a fait à La Mède, près de Marseille, et bientôt à Grandpuits en Île-de-France. Il s'agit de réutiliser une partie des unités pour leur faire traiter non plus du pétrole, mais des graisses animales, des huiles végétales ou autres huiles usagées, ce qui nous permet au passage d'utiliser une partie des compétences des équipes de raffinage en poursuivant leur activité dans ce qu'on appelle des bioraffineries. La transition énergétique se traduit donc pour nous par une transition industrielle et je précise que la transformation des raffineries nécessite des investissements à hauteur de 300 à 400 millions d'euros chacune. Nous devons conserver des raffineries classiques de produits pétroliers qui pour l'instant, fournissent des recettes indispensables à notre survie, mais le futur industriel de nos raffineries sera souvent des bioraffineries. Par ailleurs, les normes d'incorporation applicables à l'aviation, que nous avons évoquées, ont ouvert un nouveau champ d'activité et nous nous organisons pour pouvoir produire des carburants aériens durables en France, en particulier sur le site de Grandpuits qui leur sera largement dédié. Nous allons faire en sorte de les produire sur la base des produits qu'on fabrique aujourd'hui à La Mède. Il y a par conséquent plusieurs filières pour le faire.
La limite de cette aventure, c'est la disponibilité des matières premières, car les graisses animales et les huiles végétales sont dispersées sur le territoire : l'organisation de ces filières n'est pas tout à fait finalisée et les volumes sont limités. Aujourd'hui, le phénomène majeur est que nous nous battons, avec nos divers concurrents pétroliers, pour l'accès à ces matières premières. Pour garantir l'approvisionnement de la bioraffinerie de Grandpuits, nous avons, cette année, innové en signant un accord avec l'entreprise allemande SARIA, qui est un des leaders européens des graisses animales et huiles usagées. C'est un accord de long terme qui sécurise 70 % de notre approvisionnement, avec des prises de participation réciproques pour consolider notre partenariat : TotalEnergies entre au capital d'une partie de leurs usines et il en va de même pour SARIA dans notre bioraffinerie.
Comme l'a illustré le cas de l'usine de La Mède, la création d'une telle implantation stimule les entrepreneurs et les pousse à s'organiser autour de nous. Alors qu'on prévoyait à La Mède de disposer de 50 000 tonnes d'huiles usagées, on en a désormais 150 000 tonnes parce que le site a attiré des industriels qui ont trouvé des débouchés solvables. Je fais observer au passage que ces opérateurs sont en quelque sorte « assis sur un tas d'or » parce que, pour fabriquer de l'énergie, nous sommes prêts à payer assez cher des matières premières qui sont des déchets et prennent tout d'un coup de la valeur.
Pour élargir les intrants de la filière biocarburants à d'autres lipides - car on recherche avant tout des graisses - on commence à s'intéresser à d'autres déchets comme les déchets municipaux. Nous recherchons donc des moyens d'améliorer le tri de ces déchets municipaux et avons pris des initiatives récentes avec les entreprises Véolia et Paprec pour y trouver des gisements de matières grasses et les transformer en carburants.
J'aborde à présent vos questions portant sur l'hydrogène et les carburants de synthèse que je traiterai ensemble, car un carburant synthétique, c'est en réalité une combinaison chimique d'hydrogène et de CO2 qui peut donner naissance à de nombreux produits comme le méthane synthétique, le méthanol synthétique ou l'essence synthétique. Ce processus est loin d'être gratuit, en particulier parce qu'on ne trouve pas d'hydrogène dans la nature : il faut le fabriquer, soit à base de gaz avec un processus SMR (« Steam Methane Reforming » ou processus de reformage à la vapeur) associé à la capture de carbone, soit avec de l'électricité décarbonnée pour obtenir le fameux hydrogène vert. Aujourd'hui, on ne produit guère d'hydrogène à base d'électricité et d'électrolyse de l'eau parce que c'est beaucoup plus cher qu'en utilisant du gaz. On entend tous les jours annoncer la fabrication de millions de tonnes d'hydrogène vert par électrolyse, mais cela ne correspond pas à la réalité industrielle puisque sur l'ensemble de la planète, on ne trouve qu'environ un gigawatt d'électrolyseurs. Cette thématique a donc un aspect un peu futuriste à la différence des biocarburants qui sont une réalité tangible.
Je formule un second commentaire sur l'hydrogène, qui est pour moi un sujet très important : quand l'Europe se donne pour objectif, à l'horizon 2030, de consommer 20 millions de tonnes par an d'hydrogène, en produisant elle-même la moitié de ce total, cela implique de disposer d'une capacité supplémentaire de 200 gigawatts d'électricité à construire. En effet, le ratio à conserver en mémoire est approximativement de deux - et même trois gigawatts dans le cas de l'éolien - pour fabriquer un million de tonnes d'hydrogène. Au fond, l'hydrogène vert, c'est de l'électricité. L'hydrogène vert peut être nucléaire, renouvelable ou surtout décarboné, mais le véritable enjeu, y compris pour nous Français, est qu'il faudrait par exemple construire beaucoup plus que huit réacteurs nucléaires pour produire de l'hydrogène vert en France parce que, pour l'instant, nous avons besoin de nos réacteurs pour alimenter le pays en électricité quotidienne. La production d'hydrogène nécessite des capacités supplémentaires de production d'électricité par rapport à tout ce qui a été prévu dans la transition énergétique. Ce sujet majeur est encore occulté ; or il faut, particulièrement en Allemagne, non seulement remplacer la production d'électricité fossile existante, mais aussi l'augmenter fortement pour faire de l'hydrogène. Ce sujet n'est pas simple et se traduit par des coûts.
Je précise, dans ce domaine, que les raffineries de TotalEnergies sont consommatrices d'hydrogène à hauteur de 500.000 tonnes par an en Europe. Nous avons décidé de décarboner nos raffineries et nous avons un projet dans ce sens sur chaque site, par exemple avec Engie à La Mède et avec Air Liquide en Normandie. Puisque nous sommes nous-mêmes un gros consommateur d'hydrogène, nous allons saisir l'occasion de développer à l'échelle industrielle les nouvelles technologies de production de carburant synthétique. Il s'agit de « nous faire la main » de façon à pouvoir, si un jour l'hydrogène devient effectivement le vecteur d'un fioul synthétique, être capable de le produire. Je précise qu'on fabrique du fioul synthétique à partir d'hydrogène et de CO2 : ce dernier doit être biogénique et non pas anthropogénique, sinon cela ne sert à rien. En effet, capturer du CO2 émis par une usine du Nord industriel et le recycler ne constitue pas un progrès ; il est préférable de fabriquer du CO2 biogénique, ce qui constitue néanmoins une opération complexe. Je rappelle au passage que nous produisons du biométhane et du biogaz dans lequel il y a beaucoup de bio-CO2 : il faudra donc séparer les flux de biométhane et de bio-CO2 ; c'est probablement dans un avenir proche une valorisation des méthaniseurs qui est aujourd'hui encore occultée. En plus du CO2 biogénique et de l'hydrogène, on a également besoin d'eau pour produire du carburant synthétique, et c'est loin d'être évident : j'ai fait étudier un projet de cette nature sur un site français et cela a fait apparaître la difficulté de disposer des ressources en eau suffisantes.
Donc aujourd'hui, au stade où nous en sommes, cette filière de carburant synthétique n'est pas encore mature : il faut réunir divers ingrédients et le coût est très élevé ; j'ai évoqué un décuplement du prix, mais c'est pour ne pas vous effrayer : c'est cher. TotalEnergies a commencé à investir dans des unités de fioul synthétique, en particulier aux Émirats arabes unis en partenariat avec Siemens et Masdar qui est la grande entreprise dans le domaine du renouvelable à Abou Dhabi. Vous avez également cité l'Inflation Reduction Act et je sors justement d'une réunion où mes collègues m'ont présenté un projet de fabrication de fioul synthétique pour faire de l'e-méthanol destiné à la Marine des États-Unis. L'avantage fiscal américain dépasse tout ce qui peut se trouver ailleurs dans le monde aujourd'hui. Ce n'est pas parce qu'on a des conditions fiscales attractives que c'est simple à réaliser sur le plan des technologies et des capacités de production, mais il est clair que les États-Unis sont en train d'attirer une grande partie des projets sur le fioul synthétique.
Pour les avions, qui ne disposent pas de beaucoup de capacités de stockage, ces e-carburants sont un enjeu majeur. Il faut absolument disposer de carburants liquides, qu'il s'agisse de biocarburants ou de carburants synthétiques liquides. On parle d'avions électriques ou à hydrogène, mais ceux-ci ne pourront parcourir que de courtes distances, et pas des vols intercontinentaux, pour des raisons de capacités de stockage.
Encore une fois, la question qui se pose aux assemblées parlementaires est de savoir à quel rythme et à quel niveau vous allez imposer des mandats d'incorporation de bio ou de e-carburants d'aviation pour inciter la filière à se développer. Attention tout de même à ne pas aller trop vite ! Je saisis l'occasion, à propos de votre question sur la taxe incitative relative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans le transport (TIRUERT), pour vous dire que changer les règles tous les ans ne nous paraît pas optimal : fixer un cadre à cinq ou dix ans donnerait plus de visibilité aux industriels pour leur permettre de calibrer leurs investissements dans les carburants durables.
Je signale, par exemple, qu'en 2022, 80 % de la production de biocarburants de notre usine de La Mède a été exportée en Allemagne parce que la TIRUERT était devenue insuffisamment incitative et que les utilisateurs de carburant ont préféré payer la pénalité plutôt que d'acheter le produit décarboné. Vous avez ensuite corrigé le tir pour 2023 en augmentant la taxe et 50 % de la production de La Mède pourra ainsi rester en France, ce qui est préférable à la multiplication de camions de livraison traversant toute l'Europe. Le signal fiscal est donc important, mais l'industriel a également besoin de visibilité pour investir.
En matière de SAF (Sustainable Aviation Fuel ou carburants d'aviation durables), vous avez fixé un objectif clair d'incorporation de 5 % en 2030 et donc ouvert un marché, car les industriels s'organisent pour fournir ces 5 % de carburant aérien. Cependant on ne dispose pas d'une trajectoire de TIRUERT tout à fait cohérente avec cet objectif et il serait souhaitable d'articuler les deux : cela aiderait beaucoup, à la fois les industriels qui investissent et les clients qui ont besoin d'anticiper. Privilégions la visibilité fiscale et évitons l'instabilité. Je signale également que la taxe française se base sur des volumes d'incorporation tandis que les Allemands ont une règle qui me paraît intéressante pour votre étude : elle se fonde sur le pourcentage d'abattement de CO2 et donc sur l'efficacité dans la réduction des émissions. Cette méthode de calcul ne donne pas tout à fait les mêmes résultats en termes de choix de filières et son adoption pourrait diffuser un signal plus clair du point de vue climatique, tout en renforçant la cohérence avec la fixation du prix du CO2.
J'aborde à présent le sujet des camions en rappelant au préalable que l'Europe a décidé l'électrification du parc de voitures : je ne sais pas si c'est une bonne idée d'avoir écarté la fixation d'un objectif plus général de décarbonation qui aurait permis de ne pas condamner de facto la filière hydrogène pour les véhicules légers. Quoiqu'il en soit, c'est une décision souveraine des États. Les constructeurs automobiles vont donc fabriquer des véhicules électriques et nous allons très rapidement équiper l'Europe de bornes de recharge.
Le cas des poids lourds est assez compliqué, car il faut distinguer plusieurs segments : en ville, il sera électrique ; plus généralement, je rappelle que 80 % des poids lourds européens font moins de 500 kilomètres par jour et ceux-ci seront électrifiés. On envisage l'hydrogène pour alimenter le segment des autres 20 % qui parcourent de longues distances. Je prends 500 kilomètres comme point de repère tout en constatant que le secteur de l'automobile et des batteries est en train d'investir massivement dans la R&D (recherche-développement) - nous travaillons avec Stellantis et Mercedes dans la société ACC (Automotive Cells Company) dont nous sommes actionnaires à parts égales - et je constate énormément de progrès en cours sur les batteries. Sera-t-on capable d'allonger l'autonomie des batteries pour les poids lourds jusqu'à 700 ou 800 kilomètres ? De cela dépend l'alternative entre l'électrification et le recours à l'hydrogène. Cette question n'est pas encore réglée. Nous suivons attentivement le sujet et les constructeurs de poids lourds prévoient de développer les deux gammes. La question reste aujourd'hui peu traitée et je préconise, à tout le moins, que les règles fixées par le législateur laissent les deux voies technologies ouvertes. J'appelle les producteurs de normes à ne pas contraindre les choix technologiques qui doivent relever des constructeurs et du système économique. Pour sa part, TotalEnergies a prévu, avec Air Liquide, d'équiper les grands axes d'un réseau paneuropéen qui va de la Pologne jusqu'au Portugal pour doter de ravitaillement en hydrogène 100 sites dédiés aux poids lourds européens transportant des marchandises. Par ailleurs, nous allons mettre en place des bornes de recharge très puissantes pour accompagner la flotte électrique.
J'en viens aux carburants destinés aux navires : dans ce domaine, la situation est encore plus complexe et, pour être honnête, on ne sait pas dans quelle direction on s'oriente. Je rappelle que l'industrie maritime est celle qui utilise le carburant le moins cher et le plus polluant du monde : c'est le bas de la cuve d'une raffinerie, c'est du fioul lourd. On a adopté des normes imposant de désulfurer ces produits, mais, fondamentalement, c'est une industrie de commodités qui recherche des carburants très peu chers. Plusieurs voies sont ouvertes : la première est celle du gaz naturel liquéfié, mais qui n'abat les émissions de CO2 qu'à hauteur de 20 %, donc ce n'est pas parfait. La seconde voie est celle du bio GNL, mais il faut alors fabriquer du biogaz dont les volumes sont limités ; nous travaillons néanmoins sur cette solution. On parle également de méthanol synthétique, qu'il faut pouvoir produire dans les conditions que j'ai déjà évoquées. On envisage enfin d'utiliser de l'ammoniac, qui est un dérivé assez toxique de l'hydrogène. Les perspectives, dans ce secteur des carburants maritimes, ne sont, pour moi, pas encore très claires, sachant que les liquides les plus chers seront pris par l'aérien, qu'il faut également alimenter les camions et il reste donc un point d'interrogation pour savoir ce qui va rester pour le maritime et quelles filières nous devons développer.
Je termine ici mon propos introductif par quelques remarques afin de pouvoir ensuite répondre à vos questions. TotalEnergies se positionne sur ces diverses molécules et accélère ses investissements dans les nouvelles énergies : en France, ils sont passés de 600 ou 700 millions d'euros par an à 1,2 milliard d'euros en 2023. Nous allons conserver ce rythme dans les cinq prochaines années et je précise que les investissements globaux de l'entreprise avoisinent 15 à 16 milliards d'euros, sachant qu'au-delà des nouvelles énergies, en France, on investit également dans nos raffineries, pour continuer à faire vivre l'ensemble de l'outil industriel. Les investissements réalisés en France représentent à peu après 12 % des investissements mondiaux de TotalEnergies. Nous sommes très engagés dans ces filières de décarbonation pour lesquelles l'accès aux matières premières est un facteur très important.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je passe maintenant la parole à notre rapporteur, M. Vincent Capo-Canellas.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Merci, Monsieur le Président. Avec votre vision mondiale panoramique, vous avez évoqué l'IRA américain pour illustrer un mécanisme, semble-t-il incitatif, simple et puissant. D'autres exemples étrangers de stratégie de décarbonation vous permettent-t-ils de tirer des enseignements intéressants pour notre pays ? Je précise que nos travaux et nos propositions portent sur les transports, mais aussi sur l'industrie qui a peut-être plus facilement pris en charge ce sujet de décarbonation.
Par ailleurs, s'agissant des biocarburants de deuxième génération, merci d'abord de votre franchise qui vous amène à indiquer qu'il s'agit d'un monde inconnu et que les carburants 2G sont chers.
M. Patrick Pouyanné. - Ce n'est pas un monde inconnu, c'est un monde inconnu à l'échelle industrielle.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Quels sont les progrès technologiques envisageables et quels curseurs faudrait-il actionner pour permettre à la 2G de décoller ? Vous avez également fait observer que les mandats d'incorporation de kérosène durable stimulent le développement de la filière tout en nous demandant de ne pas aller trop vite pour que l'offre puisse s'adapter. Or les compagnies aériennes, le monde aérien en général, considèrent aujourd'hui qu'elles doivent se décarboner, sans quoi leur situation sera fragilisée et leur survie menacée. Les compagnies aériennes essayent aujourd'hui de se fournir un peu partout en kérosène durable et se livrent une sorte de course à l'échalote pour afficher des taux d'incorporation écologiquement responsables. N'y a-t-il pas là une situation paradoxale et comment peut-on mieux la gérer ? La filière industrielle est-elle suffisamment organisée pour répondre à la demande de kérosènes durables ? Le Gouvernement a fait des annonces dans ce domaine en constituant un groupe de travail et en lançant des appels à projets : on aime beaucoup en France ce genre de mesures, mais peut-être serait-il plus opportun d'adopter des mécanismes incitatifs plus « carrés ». J'ai en tous cas plutôt le sentiment que le monde aérien souhaite aller plus loin dans la décarbonation : comment peut-on s'en donner les moyens ?
Deuxièmement, j'ai bien noté les besoins d'investissements dans les bioraffineries et la démarche exploratoire pour les carburants durables : comment pourrait-on vous donner plus de visibilité dans ce secteur, quels sont les obstacles à lever. Est-ce un sujet de mécanisme qui ne fonctionne pas ou qui n'est pas bien défini ? N'a-t-on pas besoin d'une stratégie d'ensemble plus claire en France et en Europe ?
Enfin, s'agissant de l'électrolyse, vous évoquez la cherté des procédés ainsi que les difficultés d'approvisionnement en eau ou en matières premières ; vous indiquez surtout que l'industrialisation de l'électrolyse est balbutiante : quelles sont les voies de progrès, sachant que les travaux de notre mission visent à éclairer et à favoriser des voies de décarbonation efficaces et, autant que faire se peut, souveraines ? Il y a un enjeu de prix et un enjeu de production d'électricité.
Je reviens brièvement sur l'application de la TIRUERT au secteur aérien qui, me semble-t-il, a été assortie d'un objectif pluriannuel. Certains ont eu la tentation, au moment du vote annuel en loi de finances, d'amoindrir les pénalités, mais j'ai fait partie de ceux qui ont expliqué que ce n'était pas une bonne idée : certes, il faut développer l'offre de carburants aériens durables, mais certainement pas remettre en cause ce mécanisme incitatif.
M. Patrick Pouyanné. - Nos compagnies pétrolières ont historiquement beaucoup investi dans les carburants 2G parce que la filière biomasse apparaissait comme une piste évidente. On arrive sur des filières de biotechnologie. Or cela fonctionne en laboratoire et en expérience pilote, mais ça ne marche pas à l'échelle industrielle. J'illustre les difficultés par un exemple : nous avons développé à Dunkerque un projet pilote appelé BioTfuel - avec le groupe Avril et d'autres partenaires - qui consistait à utiliser des déchets forestiers ligneux pour les transformer en fiouls synthétiques. Nous avons réalisé un pilote de très petite dimension et j'ai demandé dans quelles conditions on pourrait atteindre l'équivalent de 100 000 barils par jour, c'est-à-dire l'ordre de grandeur que produit une raffinerie. On m'a répondu qu'il faudrait collecter tous les déchets ligneux de la moitié nord de la France située au-dessus de Paris. On se heurte à un problème de densité et j'ai fait observer que nous ne pouvions pas mettre en place une noria de camions pour transporter tous ces déchets.
Le passage de la phase pilote à l'échelle industrielle ne marche pas. Malgré les lourds investissements que nous avons consentis, la technologie que nous avons développée a fini par alimenter la production de cosmétiques. Les start-up de biotechnologies ont été récupérées par des entreprises de cosmétiques comme L'Oréal. Nous n'avons jamais réussi à passer à l'échelle industrielle pour le carburant 2G et je ne pense pas vraiment que nous y parviendrons, car on sous-estime les difficultés de collecte des matières premières. Donc, quand je vois que le Parlement européen vote des dispositifs prévoyant des taux d'incorporation de 2 à 3 % de carburant 2G, je me demande comment nous allons faire, car on ne sait pas les produire aujourd'hui.
Ce n'est d'ailleurs pas seulement un problème de collecte, mais aussi de prix très élevés que les clients ne sont pas prêts à payer. Comme on l'a constaté en 2022, lorsque le prix de l'essence a atteint deux euros, le mécontentement a enflé or le coût du fioul synthétique représentera le double - probablement quatre ou cinq euros le litre : il faut prendre en compte cette réalité. En tout état de cause, notre industrie a plus ou moins jeté l'éponge sur cette filière 2G après avoir fait beaucoup d'efforts et investi près d'un milliard d'euros dans diverses technologies. Je me suis renseigné auprès de mes homologues pour voir si nous faisions une erreur et toute la profession a constaté que nous ne pouvions pas passer à l'échelle industrielle. Je crois plus au développement du fioul synthétique, car je visualise bien les processus chimiques requis, qu'à la production de masse de carburants 2G où on ne voit pas bien comment rassembler les ingrédients nécessaires.
Quand on nous parle des algues ou d'autres idées futuristes, il faut comprendre qu'on en est au stade de la recherche en laboratoire, mais cela présente l'avantage d'introduire ces sujets dans le débat et de susciter des articles sympathiques dans la presse. Chaque fois que je parle de R&D sur les algues, j'entends des applaudissements, mais ça ne marche pas à l'échelle industrielle, même si j'aimerais bien être capable de le faire.
Vous évoquez ensuite le cas des États-Unis et je précise qu'au-delà des nouvelles incitations fiscales pour les infrastructures vertes, vous avez, de part et d'autre de l'Atlantique, deux continents qui sont en train de diverger profondément sur la compétitivité industrielle. Jusqu'à la fin des approvisionnements en gaz russe, on avait une énergie peu chère en Europe, auquel contribuait également le nucléaire français. Cet avantage a pris fin et notre énergie européenne va coûter durablement cher. Or, pour l'investisseur industriel, l'énergie, est un facteur très important. Pour sa part, l'énergie américaine est bon marché et elle va le rester, car les États-Unis disposent de ressources naturelles en grande quantité. Du côté du facteur travail, les salaires en Europe sont plus élevés et la flexibilité du travail est supérieure aux États-Unis. S'ajoutent les ressources financières qui sont également abondantes aux États-Unis. Indépendamment des mesures d'incitation, les fondamentaux de la compétitivité industrielle ne sont pas les mêmes sur les deux continents.
S'agissant de l'IRA, je note qu'on ne dispose pour l'instant que de son volet législatif et pas encore des mesures d'application que l'IRS (Internal Revenue Service) est en train de rédiger. Or, comme vous le savez, le diable est dans les détails. Ce dispositif repose cependant sur une philosophie très simple : pour accélérer le verdissement des infrastructures, on fait confiance aux entreprises en leur envoyant un signal fiscal puissant, mais sans leur imposer telle ou telle technologie. L'avantage fiscal est, par exemple, massif pour l'hydrogène vert : il atteint trois euros par kilogramme, soit une subvention d'à peu près la moitié, et on laisse à l'entreprise la liberté des moyens pour atteindre le résultat souhaité. Par comparaison, l'Europe, en premier lieu, ne dispose pas de l'outil fiscal alors que celui-ci envoie des signaux très clairs : par exemple, je viens d'assister à une réunion où on m'a présenté un projet d'implantation aux États-Unis en pouvant annoncer de façon simple un gain fiscal de 800 millions de dollars calculé sur la durée de vie de l'usine.
Tel n'est pas le cas en Europe qui, quand elle s'empare d'un sujet, commence par le réguler et le réglementer plutôt que d'imaginer des mesures incitatives. Vouloir réglementer une économie de l'hydrogène vert qui n'existe pas encore, voire même y mettre en place des lois anti-concurrence, me paraît moins logique que d'essayer d'abord d'aider la filière à émerger. Des progrès sont cependant en cours et les industriels attendent tous la nouvelle directive européenne sur les énergies renouvelables RED III ; je lirai toutes les pages de cette réglementation dès sa publication, mais je crois comprendre qu'elle ne sera pas très simple, en particulier avec des exigences strictes de localisation des énergies renouvelables. Notre sentiment est que les règles européennes seront plus compliquées que celles des États-Unis et, au-delà du montant des subventions, la comparaison doit porter sur l'ensemble des paramètres et le « paquet » complet proposé à l'industriel. L'Europe indique qu'elle va définir le standard de l'hydrogène bas-carbone - à l'issue du débat franco-allemand sur ce sujet - alors que le standard américain se dégagera de l'activité des entreprises.
Voilà les différences que je perçois entre les deux démarches et, en conséquence, aujourd'hui, sur la production décarbonée d'hydrogène, tous les opérateurs ont les yeux tournés vers les projets aux États-Unis en raison de la clarté du cadre qui est proposé.
Il y a des choix très importants à faire en Europe, car lorsqu'un industriel investit dans des unités de production, il doit d'abord prendre en compte le coût élevé des installations : par exemple, une unité produisant 20 millions de tonnes de méthanol - ce qui n'est pas un volume énorme - représente un investissement de 7 à 8 milliards de dollars et il n'est donc pas possible d'en construire un peu partout. Ensuite, il faut bénéficier de fondamentaux solides pour garantir la rentabilité de l'outil industriel à long terme. Les subventions qui peuvent être allouées pendant les premières années ne sont pas l'Alpha et l'Omega, car il faut s'assurer de la viabilité de l'usine pendant 20 à 25 ans. L'Europe doit également décider si, dans certains secteurs, elle veut protéger ses frontières, sans quoi les subventions ne parviendront pas à empêcher qu'au final les électrolyseurs soient plus compétitifs en Chine ou aux États-Unis et, en conséquence, l'hydrogène vert qu'utilisera l'Europe sera importé de ces deux pays. Aujourd'hui, la solution la moins coûteuse est de fabriquer l'hydrogène vert aux États-Unis et de l'exporter vers l'Europe. Il faut donc réfléchir non seulement aux soutiens financiers initiaux proposés en Europe, mais aussi à la durabilité du projet, dès lors que les subventions cessent.
En ce qui concerne l'aviation, je constate que les compagnies aériennes ont été assez intelligentes pour être positionnées en marge de l'accord de Paris sur le climat. Par la suite, les responsables politiques ont fini par les rattraper et elles ont dû changer leur position. Initialement, les compagnies aériennes ne souhaitaient pas acquérir les carburants durables qu'on leur proposait, car elles les jugeaient beaucoup trop chers. Puis leur position a changé et elles se sont dites prêtes à utiliser ces carburants pour autant qu'on puisse les produire. Le désaccord qui subsiste porte sur le prix auquel l'aviation pourrait les acheter. Les montants que les compagnies aériennes proposent sont supérieurs à celui du kérosène actuel, mais trop bas par rapport à nos coûts de production : ce n'est pas qu'on ne veuille pas produire, mais on ne sait pas les faire à de tels prix. Il nous faut donc converger tous ensemble à la fois sur les prix et les volumes et on s'y emploie : de ce point de vue, le travail de concertation que font le Gouvernement et l'administration française est plutôt efficace. Tout le monde est autour de la table pour avancer et nous traduisons les résultats de ce dialogue en projets concrets : je vous ai parlé des sites de La Mède ainsi que de Grandpuits et nous mettons en place un co-processing dans toutes nos raffineries historiques, en mélangeant des huiles usagées dans le pétrole, ce qui nous permet de produire des SAF par des systèmes volumétriques. La filière est donc en train de s'organiser, mais, au final, il faut trouver un équilibre économique et que le client final comprenne que cela va lui coûter plus cher.
D'après une expérimentation, de mémoire, introduire 20 % de biocarburants sur un vol Paris New York se traduisait environ par 10 euros de plus sur le billet d'avion : le patron d'Air France estimait que ce montant était significatif pour ses clients ; j'en conviens, mais, à un moment ou à un autre, il va falloir expliquer à nos concitoyens que la transition énergétique a un coût - elle n'est pas gratuite.
Vous m'avez interrogé sur les raffineries : sachez que l'Europe est globalement en surcapacité de raffinage. Plus exactement - et bizarrement - on a trop de capacités en essence et pas assez en diesel, pour des raisons historiques. Nous nous préparons donc à adapter nos infrastructures de raffinage à un marché traditionnel qui va décliner. C'est une lourde tâche, car une raffinerie correspond à un site d'au moins 500 personnes et même 1500 en Normandie, auxquelles il faut ajouter les effectifs de sous-traitants. Telles sont les réalités que j'expose à mes interlocuteurs et à mes partenaires sociaux. Il faut anticiper les adaptations, c'est-à-dire la transformation en bioraffineries qui prend quatre ou cinq ans. Avons-nous besoin d'incitations supplémentaires pour financer cette évolution ? A priori non, car, par exemple, les mandats d'incorporation de carburants aériens durables nous suffisent, à supposer que la demande se porte vers nos installations. Compte tenu de ces signaux de marché, je ne vais pas demander plus de subventions à l'État français et le Groupe évite d'ailleurs ce type de démarche.
Je précise que nous construisons tous nos projets, quel que soit l'endroit de la planète, sur la base d'un prix du CO2 à 100 euros la tonne et c'est un signal suffisant pour permettre de solvabiliser un certain nombre de projets, à condition bien entendu qu'elles répondent à de nouveaux marchés.
J'en viens à l'industrie des électrolyseurs, qui est quasi inexistante à l'échelle mondiale, tout comme en France : on fait très peu d'électrolyse de l'eau, surtout parce que ça coûte très cher. Les filières commencent à se créer et l'organisation de la filière hydrogène en France me paraît bien faite. Nous avons la chance d'avoir quelques leaders comme Air Liquide et son Président Benoît Potier a pris les choses en main au niveau français et mondial. Nous l'accompagnons avec Engie dans plusieurs de ses initiatives et nous essayons d'entraîner dans ce mouvement un certain nombre d'équipementiers. Les initiatives de l'État et la filière dite des nouveaux systèmes énergétiques, que co-préside un de mes collaborateurs avec le représentant d'Engie, contribuent à stimuler la filière France. N'oublions pas la nécessité de bâtir les compétences requises, car on ne s'invente pas producteur d'électrolyseurs.
C'est un savoir-faire compliqué et il va falloir du temps pour passer à l'échelle industrielle après les phases de test. Air Liquide a conclu une alliance - vous pourrez l'interroger sur ce choix - avec Siemens qui est le principal acteur européen disposant de compétences en électrolyse avec, par ailleurs, trois ou quatre entreprises de taille mondiale. Les start-up qui veulent s'engager dans l'électrolyse devront franchir des étapes de validation et, sur notre site de la Mède, nous allons faire appel à l'une d'entre elles : notre objectif ambitieux est de produire 120 mégawatts et nous nous organisons pour essayer de l'atteindre. Ce sont des technologies qu'il faut développer et qui ne sont pas simples. Passer à l'échelle industrielle nécessite des étapes de qualification que tous les acteurs n'ont pas franchies, mais il faut profiter de la volonté des États de soutenir ce secteur pour bâtir des filières industrielles.
M. Pierre Cuypers. - Juste une demande de précision. Vous avez parlé tout à l'heure de la taxe incitative TIRUERT en suggérant plus de visibilité : quelle durée vous paraît-elle souhaitable ? Si ce souhait est exaucé, pourrez-vous donner, à votre tour, plus de visibilité à vos entreprises clientes ?
M. Patrick Pouyanné. - Pour éclairer la trajectoire de cette taxe incitative, une durée de cinq ans, c'est-à-dire l'échelle d'une programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) me paraît bien adaptée. Je note au passage une difficulté : aujourd'hui, plusieurs textes coexistent aujourd'hui en France sur ces politiques : la PPE, la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) et d'autres sigles que j'ai pu découvrir en préparant cette audition. Une telle accumulation de textes de programmation qui ne s'articulent pas nécessairement avec les dispositions fiscales ne facilite pas la compréhension collective du plan d'action. Il faudrait unifier le cadre et c'est d'ailleurs ce qu'a cherché à faire l'IRA qui donne une visibilité sur dix ans aux industriels. Comme c'est un texte transpartisan - ce qui est assez rare aux États-Unis - l'IRA devrait être maintenu dans le temps et cela renforce la puissance de son signal. Je ne sais pas si la France serait capable de s'aligner sur cette durée, mais on pourrait au moins programmer les dispositifs à l'échelle des cinq ans de la PPE. Pour notre part, nous programmons bien entendu nos investissements à l'avance, comme c'est le cas pour nos prochaines bioraffineries. Cela nous permet, par exemple, de donner aux compagnies aériennes de la visibilité et nous avons d'ailleurs signé un accord avec Air France en prévoyant de leur fournir 800.000 tonnes de carburants aériens durables au cours des 10 prochaines années à Paris et à Rotterdam.
M. Pierre Cuypers. - À quel prix ?
M. Patrick Pouyanné. - L'indicateur de prix dépendra notamment du niveau prévu par la TIRUERT ; c'est une boucle... (rires).
M. Daniel Salmon. - Le tableau très précis que vous avez dressé des enjeux industriels, en particulier sur le plan technique et financier, fait apparaître qu'il faudra résoudre la quadrature du cercle pour sortir des énergies fossiles, en raison de la limitation des ressources en biomasse et des prix de fabrication élevés des biocarburants. À vous écouter, je me dis que nous partageons au moins l'idée que le plus facilement atteignable, c'est la sobriété et l'efficacité énergétique, car la situation va singulièrement se compliquer dans les prochaines années.
S'agissant des huiles usagées, dont je sais qu'elles ne représentent qu'une petite niche industrielle et certainement pas une solution globale, peut-être pouvez-vous en évaluer l'importance en indiquant, par exemple, combien de kilomètres en avion on pourrait parcourir en utilisant cette biomasse ? Cela ne me paraît pas pouvoir constituer une solution globale.
Concernant les perspectives de développement de l'hydrogène, le représentant d'Engie que nous venons d'entendre m'a semblé un peu plus positif que vous. Dans combien de temps disposera-t-on, à votre avis, d'électrolyseurs de puissance industrielle capables de fournir les 10 millions de tonnes d'hydrogène qui ont été évoqués ? J'ai lu que TotalEnergies développe de grands projets éoliens en Écosse, en Corée également à hauteur de 2500 mégawatts, me semble-t-il, ainsi que 800 mégawatts de solaire au Qatar. J'aperçois seulement 30 mégawatts en France et je me demande pourquoi vous investissez surtout dans les autres parties du monde.
M. Patrick Pouyanné. - Tous les contrats d'éolien offshore en France ont été attribués à EDF, sauf un, historiquement. TotalEnergies a présenté des offres à toutes les occasions, mais nous ne pouvons investir que là où nous avons des contrats : c'est très simple.
M. Daniel Salmon. - Je restreins donc ma question au volet consacré aux électrolyseurs.
M. Patrick Pouyanné. - Désolé d'avoir répondu aussi directement sur l'éolien. Nous sommes parfaitement d'accord avec vous sur la nécessité de l'effort de sobriété. Pour aller vers le « net zéro émission », il faut avant tout économiser de l'énergie et j'affirme que les incitations fonctionnent dans ce domaine. Par exemple, nous avons lancé auprès de nos abonnés à l'électricité un mécanisme de bonus - on leur reverse 60 à 120 euros s'ils ont réalisé plus de 10 % d'économies d'électricité cet hiver de novembre à février - et, en pratique, 50 % de nos abonnés ont effectivement économisé plus de 10 % d'énergie. Cela indique que quand on lance des signaux et qu'on prend des initiatives dans ce domaine, les esprits sont mûrs pour réagir positivement, tout simplement parce que nos clients voient les factures augmenter et cherchent à économiser. Le terreau étant fertile, il faut avancer très vite en prenant ce genre d'initiative.
Par ailleurs, je signale que l'éolien maritime - qui produit de l'électricité pendant 45 à 50 % du temps contre 25 à 30 % pour l'éolien terrestre - est très bien adapté à la fabrication d'hydrogène. Cependant, en France, pour l'instant, tout l'éolien maritime est destiné à distribuer de l'électricité sur les réseaux. En conséquence, si on remporte un appel d'offres, on n'a pas le droit d'utiliser cette électricité pour produire de l'hydrogène. Il y a donc peut-être quelque chose à débloquer, en France, de ce côté-là. Plusieurs de nos voisins comme les Pays-Bas ou l'Écosse autorisent la libre destination des électrons issus de l'éolien et c'est pourquoi nous étudions un projet de fabrication d'hydrogène dans les îles de l'extrême Nord de l'Écosse. Le Danemark développe également des projets similaires dans sa fameuse île éolienne artificielle. Il est souhaitable de s'intéresser à une telle filière dans notre pays.
Je vous invite également à ne pas sous-estimer le potentiel des huiles usagées et des graisses animales : il est assez limité, mais l'organisation de filières dans ce domaine constitue un sujet sérieux, surtout en prenant en compte le gisement européen dans son ensemble, car ces produits peuvent circuler assez facilement en Europe. Il y a une chose que j'ai interdite à TotalEnergies, c'est de s'approvisionner en huiles de cuisson importées de Chine parce qu'il y a un énorme et assez étrange trafic - disons plutôt des flux importants qui sont en train de se promener et cela m'a paru un peu ubuesque ; l'Europe est la bonne échelle pour développer ces filières.
Concernant l'hydrogène, comprenez bien mon propos : je crois à cette filière, mais je constate la difficulté de réunir les ingrédients nécessaires. Nous allons d'ailleurs lancer un projet avec Engie sur le site de la Mède pour produire 130 mégawatts, ce qui est une échelle non négligeable, d'autant que le projet initial se limitait à 30 mégawatts : c'est TotalEnergies qui a insisté auprès d'Engie pour passer à 130 mégawatts de façon à ce que tout l'hydrogène soit vert sur cette plateforme de la Mède. L'ambition est bien présente, mais la maturité industrielle n'est pas encore totalement avérée : tel est mon message.
L'émergence de la demande est également très importante. Dans l'hydrogène, il y en a deux principales composantes : il y a d'abord la demande d'industriels, comme les raffineurs ou les sidérurgistes, qui souhaitent décarboner leurs activités, mais cela ne représente que des volumes limités qui ne seront pas suffisants pour faire baisser les coûts de production de l'hydrogène vert. Pour enclencher des économies d'échelle avec une production massive, il faut ouvrir à l'hydrogène vert un marché qui sera soit celui des transports lourds, soit éventuellement celui de la production d'électricité telle que l'imaginent les Allemands à partir d'un mélange de 20 % d'hydrogène et de 80 % de gaz naturel. Objectivement, je signale au passage qu'un tel procédé conduit à un coût élevé de l'électricité. Si un de ces deux marchés ne se développe pas - et les régulateurs peuvent jouer un rôle dans ce domaine - la massification ne sera pas suffisante pour faire baisser les coûts de production.
Je fais le parallèle avec le gaz naturel liquéfié qui, dans les années 70, était cher ; puis l'ouverture de grands marchés, comme celui du Japon qui recherchait des moyens d'assurer sa sécurité énergétique, a permis de diviser par cinq les coûts de production en l'espace de 20 ans. Pour l'instant, je ne vois pas se développer de marchés d'une ampleur suffisante pour l'hydrogène. Les seuls pays qui créent une réelle demande sont le Japon - qui souhaite décarboner ses centrales à charbon en mélangeant du charbon et de l'ammoniac vert, ce qui fait vivre les centrales à charbon plus longtemps -, la Corée qui suit la même voie, ainsi que l'Allemagne qui annonce des besoins en hydrogène pour son industrie et pour produire de l'électricité, mais il faut attendre que ces annonces soient suivies de mesures concrètes. L'Allemagne va devoir créer 25 gigawatts de centrales à gaz pour se substituer au charbon et le ministre Robert Habeck, que j'ai rencontré, a évoqué des incitations à utiliser de l'hydrogène dans les centrales à gaz allemandes : tout dépendra des mandats et du rythme d'incorporation qui seront décidés. Le législateur peut avoir un rôle important à jouer dans ce secteur de l'hydrogène.
M. René-Paul Savary. - On voit qu'il faut encore un certain temps pour que la transition énergétique s'organise. Les importations d'huiles usagées que vous avez évoquées peuvent soulever des objections, non seulement sur leur traçabilité, mais aussi et surtout sur les moyens de les transporter, sauf si ce sont des poids lourds fonctionnant à l'hydrogène vert qui s'en chargent.
La décision d'électrifier les voitures particulières d'ici 2035 ne vous semble-t-elle pas un peu précipitée alors qu'on dispose encore de marges de manoeuvre alternatives avec les carburants durables - surtout de première génération : ne risque-t-on pas de mettre un peu trop vite tous nos oeufs dans le même panier ? Le développement de l'hydrogène nécessite également du temps et il serait, par exemple, incohérent d'imposer brutalement l'usage de ce vecteur énergétique pour les voitures. La nouvelle équation énergétique ne peut pas fonctionner si on ne prend pas en compte la réalité des délais industriels et des processus de fabrication.
M. Patrick Pouyanné. - Le chaînon manquant, pour 2035, c'est de s'assurer qu'à cette date l'électricité européenne sera décarbonée : si c'est pour faire circuler des véhicules dont les batteries sont alimentées par de l'électricité produite avec du charbon polonais, je ne vois pas le gain climatique. C'est plutôt aux constructeurs automobiles de tenir un tel discours. Malheureusement, il y a eu le scandale du diesel, mais je remarque que les modèles thermiques de dernière génération, qui n'ont pas pu voir le jour du fait de ce scandale, avaient étés configurés de manière diablement efficace en termes de CO2.
Dans cette affaire, TotalEnergies s'organise pour installer des bornes de recharge, mais si l'électricité qu'elles distribuent n'est pas décarbonée, alors je ne suis, comme vous, pas sûr de l'efficacité du dispositif. Tout ceci renvoie au fait que la réglementation a été faite aux bornes de la voiture et pas aux bornes du système énergétique. La France, compte tenu du degré élevé de décarbonation de son électricité nucléaire ou d'origine renouvelable, est mieux placée que la moyenne européenne. Reste que cette décision d'électrification présente l'avantage d'envoyer un signal très fort et très clair qui permet à l'industrie automobile d'organiser sa production en conséquence. Nous investissons dans les batteries avec Stellantis et Mercedes et je vois les progrès se réaliser.
M. René-Paul Savary.- Les États-Unis ont-ils pris des décisions comparables ?
M. Patrick Pouyanné. - Cette décision de bannissement du thermique, qui va bien au-delà d'un signal de décarbonation, est complètement hors de question pour les États-Unis qui ne fonctionnent pas de cette façon. Il me paraît douteux qu'on puisse trouver au Congrès américain un accord transpartisan sur un sujet pareil. La neutralité technologique est un des fondamentaux de la législation américaine qui fixe des objectifs et laisse les entreprises décider du meilleur moyen de les atteindre.
Il faut cependant avoir des raisonnements balancés : il n'est pas exclu que grâce aux mesures qui leur sont imposées, les industriels automobiles européens puissent prendre un temps d'avance sur les autres et en profiter pour développer des marchés. De plus, face à l'urgence climatique, il faut en tout cas prendre des décisions et avancer : les normes impératives sont ici utiles, comme en témoigne le cas de l'aérien, sans quoi l'utilisation des carburants fossiles a tendance à perdurer tant qu'ils sont moins chers. Sans signaux, il est difficile de faire bouger les acteurs.
M. Pierre Cuypers. - Une raffinerie qui produit de l'essence à partir du pétrole brut importé fabrique aussi nécessairement du gasoil. Quel en serait l'usage dans l'hypothèse où l'interdiction du gasoil serait prononcée, dans le sillage des décisions sur le moteur thermique. Je pose la question de manière purement hypothétique.
M. Patrick Pouyanné.- On aurait plus qu'un gros problème : il nous faudrait alors soit fermer des raffineries, soit exporter tout le diesel ailleurs, car, au mieux, une raffinerie peut produire 30 à 35 % d'essence - cela résulte du procédé de distillation. On doit nécessairement utiliser le gasoil restant, ce qui permet par exemple de produire du diesel, du kérosène ou du naphta.
M. Pierre Cuypers. - Avez-vous réussi à faire prendre conscience de cette réalité aux décideurs ?
M. Patrick Pouyanné. - Ce sont, en tout cas, les faits et il ne me paraît pas réaliste de se mettre à exporter tout notre diesel européen. Le mot « transition » est quand même significatif : il faut l'organiser. On ne peut pas démanteler le système actuel à base fossile sans avoir au préalable construit le nouveau système énergétique décarboné. C'est pourtant un peu ce qui se passe aujourd'hui et cela explique la hausse du prix du pétrole, car on investit beaucoup moins dans la partie pétrole et gaz : une compagnie comme la nôtre a divisé par deux ses investissements en 10 ans dans ces deux segments et, à la place, on a investi 5 milliards dans les nouvelles énergies. Attention à ne pas démanteler trop vite l'offre d'énergie d'aujourd'hui, car la demande augmente - non pas en Europe, mais dans les pays émergents dont la population croît - et les prix s'ajustent. La priorité de la prochaine décennie est de concentrer les efforts et les investissements sur la construction d'une offre d'énergie décarbonée, ce qui permettra alors de démanteler le système actuel, sans quoi le manque d'énergie sera insupportable pour les populations. Bannir des produits comme le gasoil qui sont tout de même utiles serait une décision peut-être symbolique, mais aux conséquences assez néfastes.
M. Pierre Cuypers. - Cela signifie-t-il qu'on ne communique pas assez sur l'intérêt du gasoil qui, aujourd'hui, comme vous le suggérez, est assez vertueux ?
M. Patrick Pouyanné. - Je dirige certes une entreprise multi-énergies, mais je ne voudrais pas qu'on me fasse dire ce que je n'ai pas dit... J'ai simplement indiqué que le nouveau moteur diesel de dernière génération était moins émetteur de CO2. J'ai également souligné qu'il est important d'organiser la transition et non pas de l'anticiper sans quoi, comme on le constate, les prix du pétrole montent parce que nous investissons beaucoup moins dans la partie fossile de nos activités. Je le redis à chaque occasion, on perd 3 ou 4 % de notre production par an si on n'investit pas, tout simplement parce que les puits de pétrole produisent spontanément moins. Pour maintenir la production, sans même la faire croître, il faut donc investir en permanence. Mais je n'ai pas dit que le diesel était vertueux.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je voudrais vous poser deux questions complémentaires.
Tout d'abord, certains pays bénéficient de conditions plus favorables que le nôtre pour produire des énergies renouvelables : comment voyez-vous l'importation de cette énergie qui pourrait venir, par exemple, du Maghreb ou de pays situés un peu plus au Sud.
En second lieu, quelle est votre analyse concernant l'évolution future des biocarburants de première génération ?
M. Patrick Pouyanné. - Plus proche de nous que le Maghreb, l'Espagne a des capacités importantes de production d'énergies renouvelables. Tirer des lignes électriques entre l'Espagne et la France me paraît une bonne politique ainsi qu'un investissement rentable à long terme et bénéfique dans les deux sens, car la France dispose d'énergie nucléaire.
Plus loin au Sud, installer des câbles électriques sous-marins pour ramener de l'électricité produite, par exemple, au Maroc semble également une voie possible : il ne faut pas se l'interdire tout en prêtant attention aux coûts. On peut installer des champs d'éoliennes ou de solaire massifs sur des territoires proches de la mer et peu habités : cela peut être considéré. Mais l'Espagne, notamment sur le volet solaire, est à nos portes.
Je saisis l'occasion pour rappeler une difficulté majeure à surmonter pour réussir la transition énergétique : aujourd'hui, on sous-investit collectivement dans les lignes de transmission électrique. Le réseau électrique date de l'après-guerre et on le maintient sans le développer suffisamment. Deux obstacles freinent la progression des énergies renouvelables : le premier est la rareté des terrains et l'acceptabilité des installations. Une fois cette étape franchie, il faut trouver le noeud de connexion et, dans beaucoup de pays, la capacité du réseau est insuffisante pour absorber toute l'énergie renouvelable qu'on pourrait développer sur les terrains environnants. Tel est le cas en Espagne ; on ne l'a pas encore ressenti en France en raison de la rareté du foncier et parce que le réseau est de meilleure qualité, mais il est urgent, en Europe, de lancer un plan Marshall si on veut atteindre l'objectif qu'elle s'est fixée de 42 5 % d'énergies renouvelables en 2030. On parle beaucoup d'investir dans des fermes éoliennes ou solaires, mais on n'a pas des réseaux capables, à l'échelle fine des territoires, d'absorber leur production. Si on veut optimiser les interconnections européennes, il faut investir massivement dans les réseaux.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Quel est votre point de vue concernant l'évolution des biocarburants de première génération ?
M. Patrick Pouyanné. - La partie éthanol des biocarburants fonctionne normalement, comme je l'ai évoqué à propos de notre activité conduite en accord avec les industriels agricoles sur l'essence E85. Il subsiste même probablement des marges de progression.
S'agissant de l'utilisation des huiles végétales, je précise ici que l'écart est important entre l'Amérique et l'Europe. Celle-ci, après avoir banni l'huile de palme va, au fur et à mesure, interdire l'utilisation de l'huile de soja et autres, ce qui limite le potentiel européen en biocarburants. En revanche, les Américains n'ont aucun état d'âme sur ce sujet : l'utilisation d'huiles végétales comme carburant est profondément intégrée dans leur politique agricole. C'est un facteur d'amoindrissement de notre compétitivité, car la biomasse de première génération est moins chère que la 1G+ et beaucoup moins chère que la 2G. Les deux continents de part et d'autre de l'Atlantique ne s'accordent donc pas dans ce domaine : il y a un vrai écart sur l'usage ou non d'huiles végétales pour fabriquer des esters dont l'avantage, par rapport à l'éthanol, est qu'il est miscible avec l'essence dans de plus grandes proportions - on peut en mettre autant qu'on veut. On peut, comme vous le suggérez, également fabriquer du B100, c'est-à-dire à 100 % biosourcé, mais pas sans huile végétale, car les graisses animales seront allouées au carburant aérien.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Vous avez abordé le thème de l'électrification des voitures et j'utilise, comme vous, ce terme qui, aux yeux de la Commission européenne est trop simplificateur compte tenu des marges de souplesse qui ont été aménagées. On perçoit une attitude assez critique de votre part à ce sujet : est-ce parce que l'électrification remet en cause votre coeur de métier et y a-t-il une place malgré tout pour les véhicules hybrides, en incluant l'hydrogène ?
L'ouverture qu'a faite la commission - en annonçant un acte délégué - a été interprétée comme une concession - entre guillemets - à la demande allemande et aux constructeurs automobiles : que vous inspire cette inflexion ?
M. Patrick Pouyanné. - L'hybride peut servir de transition, mais n'est pas une solution satisfaisante d'un point de vue climatique, car la double technologie alourdit les véhicules, augmente leur prix et ne contribue que très marginalement à abaisser les émissions. À l'époque où j'ai pris mes fonctions, certains de mes collègues estimaient que l'hybride serait choisi plutôt que l'électrification, mais j'en avais douté.
Pour sa part, le consommateur qui craint aujourd'hui de ne pas trouver de bornes de recharge sur son trajet peut se tourner vers l'hybride, mais nous sommes en train de régler cette difficulté : d'ici la fin de l'année 2023, toutes les concessions autoroutières seront équipées de bornes de recharge rapide. Nous avons acquis au cours de l'année précédente 40 % des concessions autoroutières de bornes de recharge sur le réseau français et les infrastructures seront en place d'ici la fin de l'année : les utilisateurs de véhicule électrique pourront les recharger en 20 à 25 minutes - ce qui correspond à la durée moyenne des pauses - dans n'importe quelle station d'autoroute.
S'agissant des décisions européennes, le débat final a été suscité par les constructeurs allemands qui souhaitaient qu'on laisse les industriels choisir la technologie permettant de décarboner les voitures, et en particulier l'usage de fiouls synthétiques pour alimenter des moteurs thermiques : leur combat a porté sur le bannissement du moteur thermique et pas sur la décarbonation.
Je n'ai pas suivi en détail le résultat des négociations, mais j'ai compris qu'effectivement il y a, au final, une ouverture en faveur du fioul synthétique décarboné, ce qui renvoie à mes observations précédentes sur le CO2 biogénique. Je pense que les Allemands souhaitent donner rendez-vous à leurs partenaires européens dans quatre ou cinq ans pour évaluer la situation en tenant compte des progrès qui auront été accomplis. Ceci étant, encore une fois, Carlos Tavares et Luca de Meo sont mieux placés que moi pour parler de ce sujet. Mon sentiment est que les constructeurs automobiles ont décidé de s'orienter vers les véhicules électriques et qu'ils ne peuvent se permettre de faire vivre les deux filières. Ils réduisent donc le nombre de modèles thermiques dont les ventes financent leurs investissements dans l'électrique : étant donnée la force du signal, on ne va vraisemblablement pas les faire brusquement changer d'avis. En Allemagne, ce sont surtout les voitures de luxe, comme Porsche ou BMW, qui n'envisagent pas la même trajectoire, mais les constructeurs allemands ne sont pas tous alignés sur cette position, car ceux qui produisent des voitures à échelle massive préfèrent avancer dans une seule technologie à la fois.
Je redis que mes propos ne doivent pas être interprétés comme une critique, mais comme une simple remarque selon laquelle le monde économique est riche d'innovations et il faut éviter l'erreur, que l'on a tendance à commettre en ce moment, de croire que l'on sait dès à présent tout ce qu'il faut faire d'ici 2050. Laissons vivre l'innovation, car l'Homme dispose de capacités prodigieuses et, dans le monde de l'énergie, j'ai vu des choses incroyables se faire en 25 ans se faire. Quand je suis rentré dans ce secteur, on ne parlait pas de fermes solaires, d'éoliennes, ni de gaz de schiste. Toutes ces réalisations ramènent au fait que l'énergie est un bien essentiel et qu'on passe notre temps à rechercher des solutions plus propres, moins chères et disponibles : c'est la quête permanente du Graal. Il y a beaucoup de matière grise et d'innovations dans cette industrie et il est très compliqué de planifier la transition, surtout si on ne se base que sur les technologies existantes. Il faut savoir rêver et quand je reviendrai dans cinq ans, notre dialogue sera différent parce que le monde évolue vite. À travers les normes que vous adoptez, il faut donc se donner des caps dans les trajectoires de décarbonation, sans pour autant préciser comment on doit les mettre en oeuvre. Il y a là une frontière qu'il est souhaitable de ne pas franchir afin de permettre à l'innovation de trouver les meilleures solutions.
Mme Béatrice Gosselin. - Vous indiquez que les constructeurs automobiles ne peuvent pas se permettre de développer à la fois le thermique et l'électrique ou encore d'autres filières, mais c'est précisément la difficulté, car j'ai le sentiment qu'on risque vraiment d'électrifier le parc sans pouvoir fournir l'électricité nécessaire.
M. Patrick Pouyanné. - Il faut poser la question aux constructeurs automobiles qui, à mon sens, doivent résoudre un problème d'investissement et d'innovation. Les entreprises doivent anticiper sur la base des choix stratégiques imposés par les normes européennes. Pour ma part, j'ai pris récemment la décision de céder des réseaux de stations-services en Allemagne parce qu'ils ne serviront pas à grand-chose pour les véhicules électriques. Mis à part sur les autoroutes ou dans les grandes villes comme Paris ou Lyon, le consommateur rechargera son véhicule électrique à son domicile ou à son travail, mais très peu dans une station de recharge ; c'est la même chose que pour les téléphones mobiles. La transition des réseaux d'alimentation est un sujet important pour notre entreprise et j'ai pris cette décision en écoutant les signaux qui sont envoyés pour en tirer les conséquences industrielles : nous accélérons l'investissement dans les bornes de recharge ou d'hydrogène, mais nos capacités financières, qui ne sont pas infinies, ne nous permettent pas d'agir sur tous les fronts.
Par ailleurs, je ne suis pas du tout un défenseur du pétrole et du gaz. Ce n'est pas nous qui en avons besoin, mais la population mondiale qui croît et qui élève son niveau de vie. C'est le paramètre fondamental du système énergétique mondial. La population, qui est passée de 7 à 8 milliards et atteindra bientôt 9 milliards, rêve de vivre mieux. En Chine, le programme du Président Xi Jinping prévoit de multiplier par deux le revenu par habitant et je signale que les Chinois utilisent la climatisation pendant l'été, ce qui explique l'augmentation des prix du gaz à cette période. Les autorités chinoises leur ont demandé de limiter cette pratique coûteuse. La difficulté de la transition est très largement liée au fait que la demande énergétique mondiale ne cesse de croître, ce qui n'est pas nécessairement le cas dans notre pays et en Europe qui ont les moyens d'améliorer leur efficacité énergétique.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je souligne à mon tour la très grande capacité d'innovation et d'adaptation de l'espèce humaine face aux situations nouvelles : les comportements d'aujourd'hui ne seront pas forcément ceux de demain, en particulier dans les modes de déplacement.
Nous vous remercions du temps que vous nous avez accordé ainsi que de votre éclairage très clair, franc et assez réaliste.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 30.