Mercredi 22 mars 2023
- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -
La réunion est ouverte à 17 h.
Audition de M. Philippe Boucly, président de France Hydrogène
M. Pierre Cuypers, président. - Bonjour à tous. Nous sommes très heureux d'accueillir notre invité, M. Philippe Boucly, ainsi que les personnes qui l'accompagnent.
J'ai l'honneur de représenter, aux côtés de notre rapporteur, le président Devinaz qui n'a pas pu être présent lors de cette audition.
Nous poursuivons les travaux de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert par l'audition de Monsieur Philippe Boucly, président de France Hydrogène.
Monsieur Boucly est accompagné de Mme Christelle Werquin, déléguée générale de France Hydrogène, et de M. Simon Pujau, responsable des relations institutionnelles.
Je rappelle que cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande.
Monsieur le président Boucly, au cours de votre carrière, vous avez occupé de nombreuses fonctions dans la filière gaz. Vous avez en particulier été directeur de GRTgaz. C'est d'ailleurs sous votre mandat que l'entreprise a pris le virage des gaz renouvelables et, plus particulièrement, de l'hydrogène.
Pour rappel, nous avons réalisé en 2021 un rapport sur la méthanisation et son développement, cela avant même l'éclatement des conflits en Europe centrale.
Monsieur Boucly, depuis décembre 2017, vous êtes président de France Hydrogène, ex-Association française pour l'hydrogène et les piles à combustible. France Hydrogène regroupe à ce jour plus de 450 membres et fédère l'ensemble des acteurs de la filière française de l'hydrogène.
Notre mission d'information comprend des membres issus de différentes commissions. Ces membres représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
Mes collègues et moi-même sommes convaincus de l'enjeu que représente le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert, tant pour la capacité de la France et de l'Union européenne à atteindre l'objectif de neutralité climatique à l'horizon 2050 que pour notre souveraineté et la compétitivité de notre économie.
Notre rapporteur, M. Vincent Capo-Canellas vous a adressé un questionnaire comportant 21 questions. Bien évidemment, si nous n'avons pas le temps de traiter l'intégralité de ces questions, rien ne s'oppose à ce que vous les complétiez par des écrits que vous pourrez envoyer à nos services. Le questionnaire pourra donc vous servir de guide, mais ne doit aucunement vous brider dans vos propos introductifs.
Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur, puis à l'ensemble des collègues présents afin qu'ils puissent vous relancer et vous poser un certain nombre de questions. Là encore, vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites afin de compléter votre propos.
L'objet de cette audition est de faire en sorte que la filière hydrogène soit bien comprise au sein du Sénat.
M. Philippe Boucly, président de France Hydrogène. - Merci à vous, Monsieur Cuypers et Messieurs les Sénateurs, de nous recevoir pour faire le point sur la filière hydrogène en matière de biocarburants, carburants synthétiques et, plus généralement, de décarbonation de la mobilité.
Nul besoin de rappeler que la stratégie française de l'hydrogène repose sur trois piliers fondamentaux :
- décarboner l'industrie lourde ;
- décarboner la mobilité lourde ou intensive ;
- maintenir un haut niveau d'excellence, notamment par le biais d'un programme prioritaire de recherche.
En 2022, nous nous sommes efforcés de collecter l'ensemble des projets qui sont dans les cartons des porteurs de projets en France et avons ainsi réuni plus de 250 projets.
Au niveau de l'industrie, les 815 000 tonnes de projets dépassent largement ce que nous avions anticipé, à savoir 600 000 tonnes. Ces 815 000 tonnes comprennent 425 000 tonnes de molécules de synthèse : du e-méthanol pour 205 000 tonnes, des électro-carburants pour 165 000 tonnes et d'autres carburants, comme du méthane de synthèse, pour 55 000 tonnes.
À ces 425 000 tonnes s'ajoutent 260 000 tonnes issues de la mobilité à hydrogène. Cela montre bien que la mobilité est largement majoritaire.
Toujours en 2022, nous avons réalisé, en lien avec la Plateforme automobile (PFA) et l'IRT SystemX, une étude d'optimisation d'une structure de recharge pour véhicules utilitaires légers et poids lourds. De fait, à l'horizon 2030, nous comptabiliserons 920 stations pour alimenter et recharger des véhicules utilitaires légers et des poids lourds.
Le parc de véhicules utilitaires légers compte 6,6 millions de véhicules. Plus de 25 % de ces véhicules effectuent plus de 250 kilomètres par jour. Certains véhicules utilitaires à batterie auraient une autonomie de près de 250 kilomètres, mais il s'agit là de leur limite. En outre, les recharger prend plusieurs heures, sauf à disposer d'une charge ultra-rapide. En revanche, les véhicules utilitaires à hydrogène disposent de plus de 400 kilomètres d'autonomie. Il suffit en outre de 5 à 10 minutes pour les recharger.
Nous nous sommes fondés sur les hypothèses du WAPO (World Automotive Powertrain Outlook), une étude prospective menée avec et pour la filière française de l'automobile. Cette étude estime qu'à l'horizon 2030, il devrait y avoir 240 000 véhicules utilitaires légers à hydrogène. À l'horizon 2040, la projection est de 760 000 véhicules, soit environ 10 % du parc.
Nous avons la chance d'avoir, en France, deux champions de la construction de véhicules utilitaires légers : Stellantis et Hyvia, fruit d'une collaboration entre Renault et Plug Power.
Comme vous le savez, le développement de l'hydrogène est considéré comme un projet important d'intérêt européen commun (PIIEC). Il est donc possible de débloquer des aides d'État pour les champions que les États souhaitent soutenir. Cet intérêt manifesté par les États arrive par vagues successives. La première vague portait sur les briques technologiques : électrolyseurs, réservoirs, piles à combustible, etc. La France a donc été avantagée, puisque sur les 41 projets retenus dans le cadre de cette première vague, 10 sont français. Il s'agit notamment de fabricants d'électrolyseurs et de piles (Symbio et Helion), de réservoirs (Plastic Omnium et Faurecia) ou encore d'entreprises travaillant sur les membranes (Arkema).
En février 2022, France Hydrogène a produit un livre blanc portant sur les poids lourds. Toujours en nous appuyant sur l'étude du WAPO, nous avons considéré que le nombre de camions à hydrogène à l'horizon 2030 serait de 8 500, de 51 000 à l'horizon 2035 et de 90 000 à l'horizon 2040. La projection de 8 500 véhicules pour 2030 correspond à 1,4 % du parc. La projection pour 2040 correspond quant à elle à 15 % du parc.
Il est évident que si le camion effectue de faibles distances, c'est-à-dire moins de 50 000 kilomètres par an, la batterie ne posera pas problème. En revanche, dès lors que ces distances excéderont les 80 000 kilomètres par an pour les gammes 16 et 32 tonnes, et 140 000 kilomètres par an pour les gammes 32 et 44 tonnes, l'hydrogène s'imposera naturellement.
De fait, pour donner 500 kilomètres d'autonomie à un 44 tonnes, il faut un ensemble batterie de 3,6 tonnes. Une recharge avec une prise de 50 kilowatts prendra 13 heures, 7 heures pour une recharge avec une prise de 100 kilowatts et 2 heures pour une recharge avec une prise de 350 kilowatts. En passant à l'hydrogène, la recharge nécessite un ensemble d'1,8 tonne, ce qui permet de gagner 1,8 tonne de charge utile. La perte par rapport au diesel est également moindre, puisque le diesel fait environ une tonne. Par ailleurs, la recharge prend 15 à 20 minutes.
Le maître-mot est de se défier de tout dogmatisme. La solution à privilégier dépend fondamentalement des cas d'usage. Il importe surtout de ne pas s'arrêter au rendement, mais d'examiner également les questions relatives à l'autonomie et aux disponibilités. Il convient aussi de s'interroger sur les matériaux critiques. De fait, les camions à batterie comporteront davantage de matériaux critiques que les camions à hydrogène.
Il est à noter que les constructeurs ne se bousculent pas pour produire des camions à hydrogène. En revanche, la démarche de retrofitting connaît un certain essor. Une coalition retrofit s'est ainsi constituée. Elle réunit des énergéticiens, des équipementiers, des chargeurs, des transporteurs et des clients souhaitant assurer un transport propre à leurs marchandises. Des start-up spécialisées dans le retrofitting voient actuellement le jour. Leur activité consiste à démonter l'ensemble de la partie gasoil ou essence pour la remplacer par une pile à combustible et un réservoir.
Pour ce qui concerne le transport maritime, il faut saluer le travail mené par le Cluster maritime français et le Comité stratégique de la filière des industries de la mer, lequel affiche une volonté d'augmenter le soutage en France.
La question principale est celle du combustible à privilégier. Le méthanol est une option parmi d'autres. L'ammoniac avait auparavant fait l'objet d'un certain engouement jusqu'à ce que sa toxicité soit mieux appréciée. Quant à l'hydrogène liquide, il prend beaucoup plus de place que les carburants actuels.
La question du mode de propulsion fait également l'objet d'une réflexion. Il pourrait s'agir d'une pile à combustible ou d'un moteur à combustion alimenté par un carburant de synthèse. Pour les petites puissances, jusqu'à 2 mégawatts, la pile à combustible devrait convenir. Cependant, pour les puissances plus importantes, il faudra probablement opter pour un moteur à combustion interne.
Dans le cadre de la collecte de projets citée précédemment, 205 000 tonnes d'hydrogène devraient aller à la production de méthanol. Compte tenu des ratios, cela devrait aboutir à environ 1 million de tonnes de méthanol à l'horizon 2030.
Quelques sociétés se positionnent pour produire ce méthanol, notamment H2V, Elyse Energy ou encore Engie.
Concernant l'aérien, la batterie sera probablement utilisée pour les petits avions et les très courtes distances. Pour le moyen-courrier, l'hydrogène pourrait convenir. Pour le long-courrier, les carburants de synthèse, dits sustainable aviation fuels (SAF) ou carburants d'aviation durables (CAD), tendront probablement à s'imposer.
Un combat est actuellement mené à Bruxelles pour faire reconnaître l'hydrogène bas-carbone dans l'atteinte des cibles de décarbonation pour ce qui est des transports et de l'industrie. Ce combat se heurte à un mur idéologique, même si quelques progrès ont été faits.
Par ailleurs, le développement des carburants de synthèse implique de disposer d'hydrogène propre, renouvelable ou bas-carbone, mais aussi de carbone. Or, il faut que ce carbone soit biogénique, exception faite du « carbone inévitable » notamment issu des cimenteries ou de la fabrication de la chaux. Pour rappel, sur les 50 sites les plus émetteurs de gaz à effet de serre en France, 24 sont des cimenteries ou des fours à chaux.
Le cimentier Vicat, en collaboration avec Hynamics, filière hydrogène d'EDF, conduisait un important projet de production de méthanol à partir de gaz carbonique capté sur la cheminée de la cimenterie. Suite à l'acte délégué publié le 13 février, Vicat et Hynamics ont redimensionné le projet pour ne prendre en compte que le gaz carbonique biogénique issu de la biomasse servant de combustible à la cimenterie. Au lieu de produire 200 000 tonnes avec 330 mégawatts d'électrolyse, ils ne prévoient désormais plus que 120 000 tonnes avec 200 mégawatts d'électrolyse.
Il importera donc de bien garder à l'esprit que les règles doivent être les mêmes pour tous, l'objectif étant d'instaurer un terrain de jeu égal et juste pour tous les acteurs à l'échelle mondiale (level playing field). Si l'on considère les règles adoptées dans le cadre du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), elles touchent un certain nombre de produits, dont l'hydrogène, mais pas ses dérivés, et donc pas le méthanol ou les carburants de synthèse qui peuvent être produits à partir de l'hydrogène.
À l'échelle nationale, la révision de la stratégie est en cours. Il est crucial de « marcher sur deux jambes ». Cela signifie qu'il ne faudrait pas privilégier la décarbonation au détriment de la mobilité ou de la réindustrialisation. Il ne faudrait pas se contenter de décarboner certains sites ou bassins industriels en laissant de côté la mobilité, notamment la mobilité lourde ou intensive, car nous avons des champions qui sont capables de produire des véhicules utilitaires légers, car il existe un mouvement en faveur des poids lourds propres et parce que nous avons un tissu industriel motivé, que ce soit pour la fabrication de réservoirs, de piles à combustible ou d'électrolyseurs, et qui a déjà bénéficié de financements dans le cadre du PIEEC.
M. Pierre Cuypers, président. - Vous n'avez pas abordé la question des coûts. Disposez-vous d'éléments qui permettraient de comparer les coûts, énergie par énergie, voire d'établir une comparaison avec les énergies fossiles ?
Mme Christelle Werquin, déléguée générale de France Hydrogène. - Tout dépend du secteur et du champ d'application. La fabrication de l'hydrogène et les coûts associés font nécessairement entrer en ligne de compte toute la logistique de transport et de distribution.
Concernant les coûts de production et de transformation associés aux molécules de synthèse, des éléments sont disponibles pour le e-kérosène. Ce combustible est significativement plus onéreux.
En revanche, nous ne sommes pas en mesure de produire des éléments de coût de but en blanc.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Dans votre présentation, vous avez exposé tous les atouts de la filière hydrogène. Je souhaitais dans un premier temps vous remercier pour les éléments de vulgarisation que vous fournissez. Ces éléments contribuent à rendre intelligibles des volets techniques complexes.
Notre mission ne porte pas uniquement sur l'hydrogène, mais également sur d'autres vecteurs et carburants verts.
N'y a-t-il pas un certain nombre de points qui rendraient l'hydrogène moins intéressant à développer que d'autres vecteurs ?
Vous avez évoqué la question des poids lourds, projections chiffrées à l'appui. Nous avons quant à nous auditionné un certain nombre d'intervenants et avons parfois entendu qu'en matière de mobilité et de poids lourds, d'autres options que l'hydrogène étaient à privilégier. Vous avez vous-même déclaré que les constructeurs de poids lourds ne se bousculaient pas pour se saisir de la question de l'hydrogène.
Quelles sont, pour vous, les limites du développement de la filière ? En termes de stratégie nationale, n'y aurait-il pas plutôt un recentrage sur l'industrie ? Un rapport publié par l'Inspection générale du développement durable et le Commissariat général au développement durable évoque les questions de sécurité. Ce sujet ne peut-il pas être une limite dans le cadre de la mobilité légère ou poids lourds ?
La stratégie de l'État consiste souvent à lancer des appels à projets. Cela vous apparaît-il comme une bonne manière de procéder ? Si cela semble être une bonne solution au début du processus pour faire émerger un certain nombre d'acteurs, à quel moment faudra-t-il resserrer la focale afin d'adopter une stratégie plus affirmée ?
En outre, il est souvent question de déploiement de production d'hydrogène « en taches de léopard ». Vous y avez fait allusion en évoquant la logique consistant à produire auprès des sites industriels et donc en fonction des besoins des territoires. Ces sites de production seront peut-être organisés en réseaux à l'avenir. Est-ce là, selon vous, une démarche pertinente ?
M. Philippe Boucly. - Les volets que j'ai décrits, à savoir les véhicules utilitaires légers, les poids lourds, le maritime et l'aérien, sont ceux pour lesquels l'hydrogène doit être employé. Nous ne sommes pas en faveur d'une généralisation de l'hydrogène pour un usage en mobilité domestique. Il faut se défier des acteurs qui se targuent de proposer une solution universelle et bien regarder les cas d'usage en termes de disponibilité, de temps de recharge, etc.
S'agissant de la révision de la stratégie nationale, l'une de nos craintes est que l'État se contente d'appeler à décarboner un certain nombre de sites, voire de bassins, au détriment de l'ensemble du territoire. Les bassins ont beau concentrer une bonne part de la production et des besoins en hydrogène, la mobilité ne doit pas être occultée.
L'hypothèse adoptée par l'IRT SystemX, l'institut de recherche technologique qui a réalisé l'étude sur laquelle nous nous appuyons, prend en compte la possibilité d'un transit de camions étrangers sur le territoire français.
Si nous nous contentons de décarboner les grands sites, il y a fort à parier que nous nous retrouverons dans deux ou trois ans face à une invasion de véhicules venus de Chine, d'Allemagne ou d'ailleurs, alors même que nous avons, en France, un certain nombre de champions prêts à produire massivement.
Pour l'instant, le soutien national passe effectivement essentiellement par les appels à projets de l'Ademe. 46 projets ont ainsi été soutenus, pour un montant total de 320 millions sur un investissement total de 1,2 milliard d'euros. Les premiers projets étaient plutôt de petite taille, avec des seuils d'intervention assez bas.
Mme Christelle Werquin. - Dans le cahier des charges des appels à projets des écosystèmes territoriaux de l'Ademe, le seuil est fixé à 2 mégawatts (MW). S'agissant du mécanisme de soutien à la production, qui constitue une limite dans la mesure où l'on attend toujours sa mise en oeuvre, le cahier des charges retient un plafond de 30 MW d'électrolyse.
M. Philippe Boucly. - Pour ce qui est du déploiement « en taches de léopard », il n'est pas sans rappeler le développement du gaz naturel en France. En effet, chaque ville avait son usine à gaz, son réseau, puis, à un moment donné, ces différents réseaux ont été interconnectés. Les choses se passeront probablement de la même façon pour l'hydrogène.
Là encore, il convient de ne pas être dogmatique. GRTgaz mène d'ores et déjà des appels à manifestation d'intérêt, par exemple dans le Sud avec InfraMed ou dans le Nord, entre Valenciennes et Dunkerque. Les clients potentiels répondent plutôt positivement. La deuxième étape sera plus engageante puisque les clients potentiels devront contribuer à une étude de faisabilité autour de la mise en place d'un réseau.
InfraMed, autour de Fos-Marseille, se présente bien avec un gros pôle de consommation d'hydrogène dans les secteurs de la raffinerie, de la sidérurgie et de la chimie, et des infrastructures de stockage à proximité, à Manosque.
A Dunkerque, si un industriel souhaite être approvisionné en hydrogène 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, il sera nécessaire d'assurer la continuité de fourniture. Or, cet aspect est lié à des stockages souterrains nécessitant des infrastructures dédiées.
L'alternative serait d'amener l'électricité à l'aide de câbles. C'est le dialogue ou le débat entre acheminer l'énergie sous forme d'électricité ou sous forme de gaz. Demandez à RTE la file d'attente et le temps nécessaire pour raccorder les sites au réseau d'électricité. RTE regarde aujourd'hui comment amener 1 gigawatt (GW) sur la zone de Fos. Le besoin global de la zone s'élève à 5 GW. Il faut examiner - RTE et GRTgaz s'y emploient d'ailleurs - s'il n'est pas plus intéressant de produire l'hydrogène à proximité d'un site de production d'électricité, comme une centrale nucléaire, et de l'acheminer sous forme gazeuse, plutôt que de tirer un câble qui transporte les pertes de l'électrolyseur. Il ne faut pas être dogmatique et regarder au cas par cas.
M. René-Paul Savary. - Mon département, la Marne, est concerné par le développement de l'hydrogène. Il me semble toutefois que les choses n'avancent pas très rapidement.
M. Philippe Boucly. - La collecte de projets réalisée l'an dernier a permis de constater que la majorité des projets en présence (70 % sur 250 projets) sont à moins de 2 MW. 24 projets concentrent 80 % des usages.
Le peu de décisions finales d'investissement interpelle. De fait, le cadre financier de soutien n'est pas achevé. Des aides ont été attribuées en amont, notamment pour le financement de gigafactories. Il est par ailleurs question d'un mécanisme de soutien à la production d'hydrogène pour combler la différence entre hydrogène vertueux et hydrogène « gris ». Cependant, à ce jour, ce mécanisme n'a pas reçu de retour de la part de Bruxelles.
La semaine dernière, une « banque de l'hydrogène » a été annoncée à Bruxelles. Les premiers appels d'offres seront lancés à l'automne.
Sur le plan institutionnel, le cadre reste perfectible. De nombreux textes sont encore à l'état de projet. Les porteurs de projets ne savent donc pas précisément quels soutiens ils obtiendront et dans quel cadre ils travailleront. Dans ces conditions, il est difficile de prendre des décisions.
M. René-Paul Savary. - Comparée à d'autres pays, la France investit-elle moins ?
M. Philippe Boucly. - Non, la France n'a pas de complexe à avoir à ce niveau. Lors du lancement, le gouvernement avait annoncé investir 7,2 milliards. En octobre 2021, au moment du lancement de France 2030, le Président a annoncé un investissement supplémentaire d'1,9 milliard d'euros.
Il est néanmoins regrettable que l'amont soit davantage favorisé que l'aval. Ainsi, les véhicules utilitaires légers de Stellantis coûtent 100 000 euros et sont donc beaucoup plus chers qu'un véhicule thermique. Malgré les bonus, le reste à charge reste conséquent.
M. René-Paul Savary. - Quid de cette autre molécule de carburant de synthèse : l'isobutène ?
M. Philippe Boucly. - Je ne vois pas de quoi il s'agit.
M. Simon Pujau, responsable des relations institutionnelles. - Pour rebondir sur le type de molécule visé, ce sujet rejoint la question posée par M. Capo-Canellas sur les usages de l'hydrogène dans la mobilité directe ou indirecte.
Comme indiqué précédemment, France Hydrogène n'a pas une vision hégémonique de l'hydrogène ou de ses dérivés sur la mobilité.
Les questions relatives à la sobriété sont légitimes, mais ce n'est pas à nous de les traiter.
Une fois qu'une demande énergétique aura été délimitée sur les différents types de transports, il importera de tout décarboner afin de parvenir à une neutralité. À partir de là, les carburants de synthèse visés correspondront au type d'usage. Pour ce qui concerne la mobilité routière, le couple batterie/hydrogène utilisé directement en pile à combustible ou en combustion directe pour des poids lourds pourra fonctionner efficacement.
En France, les projets voués à être concrétisés à l'horizon 2030 concernent des carburants de synthèses pour le secteur aérien, à savoir du e-kérosène ou des biocarburants dont le rendement est dopé par l'adjonction d'hydrogène issu d'une source exogène. Pour le maritime, il est notamment question d'e-méthanol.
Il pourra également y avoir des co-produits plutôt résiduels - comme l'e-diesel - qui seront susceptibles d'être utilisés à la marge pour d'autres types de transports.
Pour ce qui est de la manière de décarboner, il faudra, là encore, examiner les usages et déterminer dans quels cas la batterie ne répondra pas aux besoins.
Dans le domaine du transport routier de marchandises, la filière prévoit le déploiement de 8 500 camions à l'horizon 2030. Des études indépendantes, comme celle d'Équilibre des Énergies, échafaudent quant à elles des scénarios plus ambitieux. Les hypothèses de la filière sont donc assez conservatrices.
M. Pierre Cuypers, président. - La projection de 8 500 camions concerne-t-elle des véhicules qui pourraient être construits ou des véhicules qui pourraient être alimentés ?
M. Simon Pujau. - Les deux : l'hypothèse porte sur des camions déployés et roulant en France.
M. Pierre Cuypers, président. - Dès lors, ce chiffre paraît assez faible. En effet, des véhicules pourront en outre venir de l'extérieur.
M. Philippe Boucly. - Cela correspond à 1,4 % du parc.
Mme Christelle Werquin. - Les hypothèses émises par la filière ont beau être un peu plus conservatrices, elles aboutissent néanmoins à un parc de près de 90 000 poids lourds en 2040.
L'objectif poursuivi vise à une complémentarité d'usages.
Pour revenir sur la notion de coûts évoquée précédemment, et plus particulièrement sur le coût des véhicules utilitaires légers, il est à noter que les produits sont sur étagère. Ils sont prêts à être déployés et sont d'ores et déjà commercialisés. Cependant, dans le cadre du plan national hydrogène, les dispositifs financiers sont inadaptés. L'amorçage des 50 000 premiers véhicules peine. Il est donc nécessaire d'élaborer un dispositif financier ad hoc pour compenser le surcoût de CAPEX (dépenses d'investissement) à l'achat du véhicule.
Concernant l'aspect sécurité, France Hydrogène a bien pris connaissance du rapport mentionné précédemment. Nous avons également été auditionnés sur le sujet. De prime abord, ce rapport ne donne pas une image très flatteuse de la filière, même si les constats sont relativement justes à plusieurs égards. Plusieurs recommandations relatives à la sécurité nous sont directement destinées. Nous nous en sommes saisis immédiatement et avons mis en place un groupe de travail sur cette thématique. Nous travaillons en collaboration avec le BARPI (Bureau d'analyse des risques et pollutions industriels) pour lequel nous recensons tous les événements d'incidentologie et d'accidentologie. Le groupe de travail a été formé pour partager de bonnes pratiques et faire remonter les événements liés à la filière hydrogène pour la base de données ARIA (Analyse, recherche et information sur les accidents).
Par ailleurs, les acteurs de la filière hydrogène sont tous pleinement convaincus qu'il n'est pas question qu'un manque de vigilance sur les points de sécurité vienne mettre en péril le déploiement de la filière. C'est pour cela que nous avons pris le rapport très au sérieux.
M. Simon Pujau. - Pour revenir sur la baisse des coûts, que ce soit pour les véhicules utilitaires légers ou pour les poids lourds, il est question de surcoûts initiaux. Nous sommes en effet face à une filière industrielle en amorçage sur laquelle des économies d'échelle seront réalisées assez rapidement.
Concernant les véhicules utilitaires légers, la Plateforme française de l'automobile estime que la réduction du surcoût par rapport à un véhicule équivalent à batterie sera de 55 % à partir de 5 000 véhicules produits par an et par constructeur. Nous parviendrons à une iso-compétitivité à l'achat avec un véhicule à batterie équivalent lorsque le seuil de 30 000 véhicules par an et par constructeur sera atteint. Or, c'est bien ce qui est projeté dans les décisions d'investissement et de dimensionnement des lignes de production que réalisent actuellement les deux constructeurs français ainsi que les équipementiers financés stratégiquement par l'État dans le cadre de la première vague de PIIEC.
Dans un premier temps, comparativement au volume alloué à l'industrie et à la production de carburants de synthèse, l'hydrogène pour la mobilité représentera un volume relativement faible. Pour autant, si les sujets relatifs à la mobilité ne sont pas amorcés dès à présent, nous ferons immanquablement face, dans quelques années, soit à un effet falaise, soit à des dépendances extérieures qui nous obligeront à importer des véhicules.
M. Bernard Buis. - S'agissant de la massification, le volume de constructions sera également lié à l'implantation des stations de recharge. Tant que les stations ne seront pas implantées en nombre suffisant, les acteurs ne s'engageront pas, même si le prix est quasiment identique.
M. Philippe Boucly. - C'est là le sens de l'étude que nous avons réalisée l'an dernier. Cette étude avait pour objet de déterminer quel serait le meilleur positionnement pour ces stations. Nous avons pris en compte les grands axes, les territoires voués à devenir des zones à faibles émissions (ZFE). Nous avons également établi une distinction entre les stations de recharge pour les poids lourds et celles destinées aux véhicules utilitaires légers.
M. Pierre Cuypers, président. - Quel est le coût d'une station ?
M. Philippe Boucly. - Une station représente un coût de l'ordre d'1 à 2 millions d'euros. Ces installations sont donc beaucoup plus onéreuses qu'une borne de recharge. Elles vont cependant plus vite et délivrent beaucoup plus d'énergie.
À l'horizon 2030, nous atteindrons un total de 920 stations, 750 pour les véhicules utilitaires légers et 170 pour les camions.
Mme Christelle Werquin. - La bonne articulation entre les différents acteurs contribuera au déclenchement. C'est aussi pour cela que nous avons souhaité mener cette étude, en lien avec la Plateforme automobile. Notre visée était de paramétrer le développement optimal des stations de recharge.
À cet effet, nous nous sommes appuyés sur des hypothèses au niveau national. Nous y avons intégré les contraintes découlant des règlements européens portant sur le déploiement des infrastructures de recharge pour carburants alternatifs.
En effet, nous serons contraints d'avoir un certain nombre de stations à disposition, de l'ordre de 180 environ sur le réseau.
Nous déclinons actuellement cette étude à l'échelle des régions. Cela rejoint la question de l'articulation entre les acteurs, car il y a là un enjeu de planification qui peut être à la maille des territoires. Une fois que cet outil permettant de paramétrer le développement optimal des stations sera mis à disposition des régions, nous espérons que les élus et acteurs des territoires s'en saisiront pour essayer de coordonner les usages (bus, bennes à ordures, etc.). Cela pourra également permettre de coordonner la demande en termes d'achats groupés, par exemple, voire de commandes publiques de véhicules utilitaires légers ou de poids lourds.
Outre les différents acteurs de la filière, les véhicules et les stations, il importera de tenir compte des différents niveaux de financement auxquels il sera possible de faire appel, notamment les mécanismes européens, voire les prêts de la Banque européenne d'investissement (BEI).
Nous encourageons les acteurs des collectivités à mettre en place des sociétés de projets ou à s'engager directement dans des projets de déploiement. Ce sont en effet de telles démarches qui permettront de faire décoller la filière et surtout de soutenir les PME/PMI sur les territoires.
M. Pierre Cuypers, président. - Vous n'avez pas évoqué les projets en cours en Île-de-France.
Mme Christelle Werquin. - Vous avez probablement déjà connaissance de la station hydrogène installée Porte de Saint-Cloud.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Vous avez évoqué beaucoup de sujets. Dans quels domaines l'hydrogène vous semble-t-il présenter un rendement énergétique déterminant, permettant son utilisation de manière pertinente ?
Vous avez évoqué les enjeux de sécurité, mais je souhaite qu'on puisse préciser les différents types d'hydrogène ainsi que les capacités de production. Que manque-t-il pour assurer le développement de l'hydrogène ? Qu'attendez-vous des pouvoirs publics ?
Quels sujets de financement souhaitez-vous mettre en exergue ? Vous avez en effet indiqué que le pas d'investissements significatifs n'avait pas été franchi. S'agit-il de sujets fiscaux ou de sujets liés à l'accompagnement ?
Vous avez peu parlé de l'industrie. À ce niveau, quels éléments sont probants et quels volets restent à traiter, au-delà même de la mobilité ?
Il serait bon que vous précisiez les éléments stratégiques. En effet, nous souhaitons avoir une visibilité sur la manière de décarboner efficacement. Nous avons à coeur de comprendre comment la filière hydrogène pourrait contribuer à cette décarbonation.
M. Philippe Boucly. - Je refuse d'entrer dans un débat sur le rendement. Comme je l'ai déjà mentionné, l'important est d'examiner un certain nombre de critères Le rendement fait partie de ces critères, mais ce n'est pas le seul aspect à prendre en compte.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - La question du rendement se pose, d'un point de vue environnemental. Il est important de savoir quelle solution aura le meilleur rendement et à quel moment intervient la perte d'énergie. Nous avons reçu des ONG et cette question était assez récurrente.
M. Philippe Boucly. - Les ONG ne regardent que le rendement.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - La question est cependant légitime. Le Parlement n'a pas vocation à entendre une filière déclarer que tout va bien, mais à interroger des parties prenantes pour comprendre les tenants et les aboutissants de divers sujets.
M. Simon Pujau. - Il est indéniable que l'hydrogène, utilisé dans le cadre de la mobilité, aura un rendement moindre comparé à une batterie. C'est pour cela que nous parlons de couple batterie/hydrogène.
Pour des raisons opérationnelles, logistiques ou d'usage, la batterie ne pourra pas suffire. Il restera donc un parc à décarboner. L'hydrogène devra être utilisé pour atteindre les objectifs de décarbonation totale des mobilités.
C'est sur cette complémentarité que nous souhaitons insister.
Mme Christelle Werquin. - Des règlements européens et nationaux obligent à aller vers un modèle faisant la part belle aux véhicules zéro émission ou à très faibles émissions. La question du rendement ne peut être abstraite de ce constat. En effet, dans ce contexte, les options se résument aux véhicules électriques, à batterie ou à hydrogène, voire les moteurs à combustion interne.
Notre raisonnement ne consiste donc pas à esquiver la question du rendement, mais à mettre l'accent sur le fait que la batterie ne saurait répondre aux besoins d'un certain nombre d'acteurs dont le modèle économique comporte des contraintes d'usage qui ne s'accordent pas avec l'utilisation de la batterie et justifient un recours à l'hydrogène.
M. Philippe Boucly. - S'agissant des capacités de production, pour produire un million de tonnes d'hydrogène, il faut 55 térawattheures (TWh) d'électricité. A l'horizon 2030, les prévisions de RTE montrent que c'est possible, à partir d'électricité renouvelable ou bas-carbone. Notre volonté est de faire en sorte que l'hydrogène produit à partir d'électricité nucléaire soit reconnu afin de pouvoir être intégré. En effet, la plupart des financiers souhaiteront verdir leur portefeuille. Ils financeront donc prioritairement les énergies dites « vertes », notion qui n'est pas définie, tout du moins renouvelables. De fait, l'adjectif « vert » est assez ambigu puisqu'il n'a pas le même sens d'un pays à l'autre. En France, un seuil a été défini et nous oeuvrons à rester en-dessous. Il faut aussi développer la filière de collecte de la biomasse.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Quel est ce seuil ?
M. Philippe Boucly. - Il existe deux démarches distinctes : la taxonomie verte est arrivée à un seuil de 3 kilos de gaz carbonique par kilo d'hydrogène, et un autre approche qui repose sur un abattement de 70 %par rapport à la meilleure technologie disponible en termes de vaporeformage.
Un hydrogène vertueux se situe à moins de 3,38 kilos de gaz carbonique par kilo d'hydrogène.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Cette norme vous paraît-elle satisfaisante ?
M. Philippe Boucly. - Oui. L'électricité produite via le mix électrique français entre dans ce cadre. En outre, la Commission européenne énonce un certain nombre de critères d'additionnalité dont la France et la Suède sont dispensées dans la mesure où leur mix électrique est décarboné.
Pour répondre à votre question sur les éléments manquants, le premier volet à parfaire serait le cadre institutionnel et financier afin que les acteurs puissent savoir où ils en sont en termes de soutien.
Nous attendons de l'État qu'il se batte à Bruxelles pour imposer ses positions sur le sujet. Cela est en bonne voie, puisque la ministre Agnès Pannier-Runacher a formé une coalition avec des pays d'Europe de l'est. Cette coalition s'oppose à une autre formation menée par l'Allemagne et réunissant l'Autriche, le Danemark, l'Espagne, le Portugal, l'Irlande ou encore le Luxembourg. Ces pays ne veulent pas entendre parler de l'hydrogène produit à partir d'électricité nucléaire.
Pour ce qui est de l'industrie, il sera difficile, voire impossible, de réduire le minerai de fer sans hydrogène. Les aciéries électriques pourraient être une option, mais elles nécessitent une sorte de mousse de fer ou de l'acier recyclé. Le direct reduction of iron (DRI) se fait actuellement avec du gaz naturel. La démarche n'est donc pas encore probante. Les travaux menés par Arcelor tendent vers une utilisation de l'hydrogène dans le cadre de cette réduction directe du minerai.
Concernant le ciment, un tiers du gaz carbonique provient du combustible et deux tiers de la masse solide traitée. Cette quantité de CO2 est donc inévitable, même avec le meilleur combustible. L'alternative serait d'organiser un réseau de collecte de gaz carbonique à l'échelle française. Sur les 50 sites les plus émetteurs de gaz à effet de serre, 24 sont des cimenteries ou des fours à chaux. Il serait donc pertinent, au moins pendant la phase de transition, d'utiliser ce gaz carbonique pour en faire du méthanol.
Quant à l'ammoniac, il s'agit d'un mélange d'azote et d'hydrogène. Or, pour que cet hydrogène soit vertueux, il faut qu'il soit produit à partir d'énergie renouvelable ou bas-carbone.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Lors des auditions que nous avons d'ores et déjà menées, nous avons entendu la question relative aux limites physiques qui contraignent la production. Certaines parties prenantes estiment qu'il faut aller vers un effort de sobriété.
M. Philippe Boucly. - J'ai déjà évoqué les priorités. Les domaines sans regret sont l'industrie lourde, l'aérien, le maritime et la mobilité lourde.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Je vous invitais à réagir à l'idée selon laquelle il serait judicieux de cantonner l'hydrogène parce que nous n'avons pas les disponibilités nécessaires à la production et qu'il importe de s'inscrire dans une logique de sobriété.
M. Philippe Boucly. - Nous sommes tous d'accord sur la nécessité d'adopter une logique de sobriété. Cela va de soi. Il s'agit ensuite de réfléchir aux segments à privilégier.
Mme Christelle Werquin. - Il y aura bientôt un besoin supplémentaire en production d'électricité et en énergie primaire. Les besoins en énergie sont tels que, même en adoptant une trajectoire d'efficacité et de sobriété, le sujet principal n'en demeurera pas moins l'allocation des meilleures solutions aux besoins existants.
M. Simon Pujau. - La décarbonation nous met véritablement face à un mur énergétique et industriel. Nous aurons donc besoin de tous les leviers disponibles.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Nous entendons parfois qu'il faudrait produire de l'hydrogène parce que cet hydrogène servira de base à la production de carburants synthétiques durables. Comment percevez-vous cette idée d'une filière un peu verticale ? Cette idée doit-elle être creusée ?
M. Philippe Boucly. - Les carburants synthétiques sont faits d'hydrogène et de carbone. Il faut donc disposer d'hydrogène issu de la biomasse ou de l'électricité renouvelable ou bas-carbone. Quant au carbone, il est soit biogénique, soit capté sur des installations industrielles.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Faut-il orienter la production d'hydrogène vers la production de carburants synthétiques ?
M. Philippe Boucly. - Vous avez évoqué l'industrie. Tout cela fera masse. La production d'hydrogène servira donc non seulement à la production de carburants synthétiques, mais aussi à l'industrie.
M. Simon Pujau. - Il y a déjà un besoin en méthanol à la fois pour le transport maritime et pour remplacer le méthanol carboné importé, notamment, de Trinité-et-Tobago.
Un sujet plus global porte sur les usages à prioriser et l'éventuel séquençage dans le temps, en privilégiant dans un premier temps l'industrie lourde, puis les carburants synthétiques et enfin la mobilité routière. Dans tous les cas, nous aurons besoin des différents usages pour atteindre la neutralité carbone. Il convient également de prendre en compte les réalités liées au temps de déploiement.
Les différents usages doivent donc être développés simultanément pour structurer une chaîne de valeur nationale, souveraine et susceptible de produire de la valeur ajoutée sur les territoires.
À grande maille, la France présente un avantage compétitif par rapport aux autres pays européens, exception faite de la Suède. En effet, nous disposons déjà d'un mix électrique décarboné qui nous permet de faire tourner nos électrolyseurs avec un facteur de charge très élevé, à savoir plus de 7 500 heures par an.
Il s'agit là d'un atout majeur, mais qui sera temporaire. Il serait donc judicieux de lancer les projets maintenant afin de profiter de cet avantage compétitif pour structurer notre chaîne de valeur sur l'ensemble des usages.
En effet, en adoptant un modèle de déploiement séquencé, nous risquerions d'entrer dans une relation de dépendance avec des acteurs extra-nationaux.
M. Pierre Cuypers, président. - Quel serait, selon vous, le cadre fiscal idéal pour faire en sorte que l'hydrogène puisse se développer en France de manière compétitive ? Avez-vous des propositions à formuler ?
Mme Christelle Werquin. - Aucune accélération ne sera possible tant que le cadre réglementaire ne sera pas clair pour les investisseurs, y compris privés (banques et institutions financières).
En outre, certains dispositifs financiers devraient peut-être être complétés. Ainsi, le mécanisme de soutien à la production devait permettre de compenser le surcoût et de massifier la production d'hydrogène renouvelable ou bas-carbone. Or, ce mécanisme a été annoncé il y a trois ans, mais n'est toujours pas lancé. Les discussions au niveau européen s'éternisent. Elles ne sont pas facilitées par le cadre financier mis en place simultanément par la Commission européenne.
M. Pierre Cuypers, président. - Ce que propose le gouvernement français pour bâtir ce cadre européen vous semble-t-il suffisant ?
Mme Christelle Werquin. - Oui. Nous avions proposé ce mécanisme de soutien à la production en 2019. Ce dispositif a ensuite été intégré à la stratégie nationale hydrogène présentée en septembre 2020.
Sur les 9 milliards d'euros dévolus à cette stratégie, 4,2 milliards sont toujours suspendus en attente de la clôture des discussions avec la direction générale de la concurrence de la Commission européenne (DG COMP).
La stratégie hydrogène française a été conçue de l'amont à l'aval. Cependant, nous nous rendons compte au fil de l'eau que l'amorçage en mobilité nécessite un dispositif dédié. En effet, les mécanismes existants ne répondent pas totalement à ce besoin spécifique. Nous travaillons sur ce sujet avec les services de l'État.
M. Philippe Boucly. - L'hydrogène est de l'électricité faite gaz. La question du coût de l'électricité, mais aussi celle du market design se posent donc. En effet, l'architecture de marché fait l'objet de débats. Des annonces ont été faites le 14 mars dernier à Bruxelles. La trajectoire prise semble favoriser les power purchase agreements (PPA), c'est-à-dire le fait d'établir un lien direct entre les fournisseurs d'électricité et le consommateur afin que ce dernier ait la visibilité suffisante pour s'engager.
M. Simon Pujau. - La question du prix de l'électricité est cruciale pour toute la filière. Outre le market design, la notion de disponibilité entre également en ligne de compte.
Les projets recensés par France Hydrogène en 2022 et voués à être mis en service à l'horizon 2030 font un appel électrique de 55 térawatts/heure. Dans son bilan prévisionnel 2021-2030, RTE considère que la marge de manoeuvre est suffisante.
Cependant, la clef pour garder un système électrique compétitif est de conserver ces marges de manoeuvre sur le long terme. Dans ce cadre-là, le projet de loi d'accélération des renouvelables, le projet de loi d'accélération du nucléaire et la loi de programmation pluriannuelle de l'énergie ont un rôle clef à jouer.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Quels aspects vous paraissent centraux pour oeuvrer à la décarbonation via la filière que vous défendez ? Avez-vous des points de vigilance à mettre en exergue ?
Mme Christelle Werquin. - Dans le cadre de la révision de la stratégie nationale hydrogène, un signal très fort a été lancé. Nous avons une avance non négligeable en termes d'excellence dans la recherche et dans les technologies de rupture. Par ailleurs, notre écosystème est très ancré dans les territoires, avec un grand tissu de PME/PMI. Il serait vraiment dommageable de ne pas pousser cet avantage.
Car en outre, la compétition est mondiale. De nombreux pays travaillent au développement de l'hydrogène. De fait, bien que l'hydrogène ne soit pas une solution miracle, il sera impossible de réaliser les objectifs de décarbonation en s'en dispensant.
Il est cependant crucial de ne pas circonscrire l'usage de l'hydrogène à la décarbonation de quelques grands sites industriels. Cela reviendrait à mettre en péril toute la chaîne de valeur industrielle française.
M. Pierre Cuypers, président. - Êtes-vous aujourd'hui en mesure de nous dire que, compte tenu de nos besoins, produire de l'hydrogène peut nous permettre d'être complètement autonomes ?
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - En corollaire, que pensez-vous de la stratégie de l'Allemagne ?
M. Philippe Boucly. - L'Allemagne s'est privée du nucléaire ce qui, à mon sens, est une erreur. Ce pays a immédiatement saisi qu'il n'irait pas assez vite en termes de développement des énergies renouvelables et qu'il lui serait donc nécessaire de recourir à l'importation.
L'Allemagne n'a pas totalement exclu d'importer de l'hydrogène produit à partir d'hydrocarbures. À l'issue du vaporeformage, le CO2 serait capté, puis, enfoui dans des couches profondes en Mer du Nord. J'en veux pour preuve l'accord signé entre l'Allemagne et la Norvège qui évoque un « hydrogénoduc ».
En France, compte tenu des efforts fournis pour maintenir, voire relancer le potentiel nucléaire, les capacités de production seront très probablement au rendez-vous. Il n'y a donc pas lieu d'imaginer un recours à l'importation.
Quant à savoir s'il n'y aura jamais d'importations, seul l'avenir nous le dira. À ce titre, H2Med - nouveau nom de BarMar - peut être une illustration des projets à venir. Cette initiative a vocation à être un des maillons de la dorsale européenne de l'hydrogène. Cependant, un tel projet ne saurait suffire. Il faudra développer, en amont, la production d'hydrogène renouvelable en Espagne, au Portugal, peut-être même au Maroc et en Mauritanie. Il sera en outre nécessaire de développer des gazoducs susceptibles d'amener l'hydrogène jusqu'à Barcelone et développer le réseau à Marseille pour remonter cet hydrogène vers des villes d'Europe du Nord.
BarMar est annoncé pour 2030. Je doute personnellement de cette temporalité. Cela semble un peu prématuré au regard des autres grands projets, lesquels n'en sont qu'à leurs débuts.
Mme Christelle Werquin. - La journée technique que nous organisons le 28 mars nous donnera l'occasion d'évoquer un enjeu qu'il faut d'ores et déjà prendre en compte : l'approvisionnement en matières premières et matériaux critiques.
Au vu de la demande en hydrogène et équipements associés partout dans le monde, il est évident qu'il y aura plus de demandes que d'offres concernant certaines de ces matières premières.
Lorsqu'il est question d'importation, l'enjeu de souveraineté énergétique est souvent relié à la question de la diversification des approvisionnements plutôt qu'au fait de produire soi-même la ressource.
Nous considérons pour notre part que nous avons tout intérêt à produire nous-mêmes en tirant parti de notre mix énergétique décarboné.
Dans tous les cas, la production et l'extraction des matériaux critiques sont assez concentrées dans un certain nombre de pays. La France doit donc garder ce sujet à l'esprit.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Vous avez évoqué le domaine aérien. Le gouvernement avait annoncé l'avènement d'avions décarbonés à l'horizon 2035. Depuis quelques mois, nous avons l'impression que ce projet est quelque peu freiné. Il est à présent plutôt question de carburants synthétiques durables.
Quel est, selon vous, le point de maturité de la technologie sur l'hydrogène pour les avions ?
M. Philippe Boucly. - Le président-directeur général d'Airbus, Guillaume Faury, envisage le séquençage suivant : dans un premier temps, des carburants de synthèse miscibles au kérosène actuel, dans un deuxième temps, des carburants moins miscibles, puis, après 2050, l'avion à hydrogène.
M. Simon Pujau. - Nous ne savons pas encore exactement quand la technologie sera prête.
Selon le Conseil international sur le transport propre, un avion à hydrogène pourrait transporter 165 passagers sur un rayon de 3 400 kilomètres. Il est certain que les carburants de synthèse ou les biocarburants avancés, dont le rendement peut être dopé avec de l'hydrogène, seront indispensables. Un rapport de l'Académie des technologies publié récemment donne quelques ordres de grandeur, notamment une estimation de 50 à 75 TWh électriques nécessaires pour la production de carburants aériens de synthèse en France d'ici à 2040. Cet écart dépend du niveau de disponibilité de biomasse durable. D'ici à 2050, il faudrait mobiliser 170 TWh d'électricité pour couvrir 60 % du secteur aérien français.
Ces données confirment la nécessité de structurer dès à présent une chaîne de valeur.
Une feuille de route relative à la décarbonation sectorielle de l'aérien a été remise au gouvernement. Ses conclusions n'ont pas encore été rendues publiques, mais cela ne saurait tarder.
M. Pierre Cuypers, président. - Vous n'avez pas évoqué le rail.
M. Philippe Boucly. - Dans ce domaine également, nous avons un champion national, à savoir Alstom.
Le train à hydrogène roule en Allemagne depuis 2018. Sa chaîne de traction a été réalisée dans les ateliers de Tarbes.
Le réseau français est électrifié à 50 %. Ces 50 % représentent 80 % du trafic. La France a opté pour un fonctionnement bimode. Ainsi, le Régiolis pourra à la fois rouler sous caténaires lorsqu'il y en a et avec une pile à combustible en l'absence de caténaires.
Parallèlement, Alstom et HDF Energy travaillent sur les locomotives de manoeuvre.
La SNCF regarde avant tout où sont les besoins et comment regrouper ces besoins. Cette massification doit encore être organisée, car elle n'en est encore qu'à ses débuts.
Il importe de s'interroger sur la manière de créer des écosystèmes territoriaux.
Mme Christelle Werquin. - Les locomotives de manoeuvre sont notamment en usage dans des zones industrialo-portuaires. À ce titre, il serait peut-être judicieux d'auditionner les acteurs des écosystèmes aéroportuaires qui rassemblent une multitude d'usages pour lesquels la production d'hydrogène trouve tout son sens.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Nous avons bien ce sujet à l'esprit.
M. Pierre Cuypers, président. - Mon propos est qu'à l'avenir, nous puissions être moins dépendants du reste du monde et moins vulnérables en matière d'approvisionnement énergétique.
Une automobile effectuant un trajet de 100 kilomètres consomme 6 à 7 litres de carburant fossile avec un moteur thermique. S'il était possible d'embarquer une pile à combustible dans le véhicule, il serait possible d'économiser 3 à 4 litres. Est-ce qu'un tel mix énergétique serait envisageable avec l'hydrogène ?
M. Philippe Boucly. - Il y aura peut-être une économie, mais le véhicule continuera à rejeter du carbone.
En conclusion, l'hydrogène ne fera pas tout, mais nous sommes convaincus que la transition écologique ne saurait réussir sans l'hydrogène.
Il ne s'agit nullement de mettre de l'hydrogène partout. La plupart des modèles estiment la part de l'hydrogène dans la consommation finale d'énergie à 15 %. Il faut se garder de tout dogmatisme et regarder les cas d'usage, mais aussi prendre garde à la temporalité des projets et aux délais de raccordement au réseau électrique.
Cinquante pays dans le monde ont d'ores et déjà une stratégie hydrogène ou une feuille de route. Quarante autres leur emboîtent le pas. Si on se trompe, nous ne sommes pas les seuls !
Les projets autour de la mobilité sont de taille plus modeste que les projets industriels et peuvent donc être développés dès à présent. Cela permettra également de donner une vitrine à nos champions nationaux en vue, éventuellement, d'exporter. Les feuilles de route des secteurs maritime et aérien s'appuient clairement sur les carburants de synthèse ou l'hydrogène, en complément des efforts de sobriété que nous soutenons évidemment, je tiens à la souligner en conclusion.
Se concentrer uniquement sur l'industrie reviendrait à passer à côté d'opportunités d'export et de développement majeures. À quoi bon avoir financé des gigafactories de réservoirs ou de piles à combustible si on ne va pas au bout de la démarche ?
M. Pierre Cuypers, président. - Merci pour votre disponibilité et la qualité des échanges menés.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 00.