Lundi 20 mars 2023
- Présidence de M. Mickaël Vallet, président -
La réunion est ouverte à 17 h 00.
Audition de M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégies d'influence » à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem)
M. Mickaël Vallet, président. - Nous avons le plaisir d'auditionner, cet après-midi, M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégies d'influence » à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem).
Associant universitaires et militaires, l'Irsem est l'organisme de recherche stratégique du ministère des armées. Ses études contribuent au renforcement du lien entre la défense et la recherche stratégique, apportent leurs concours à l'enseignement militaire supérieur et soutiennent le rayonnement de la pensée stratégique française aux niveaux national et international.
Spécialiste de la Chine, vous avez notamment été chercheur associé à l'antenne franco-chinoise de sciences humaines et sociales de l'université Tsinghua, à Pékin. En octobre 2021, vous avez publié, avec Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, un rapport remarqué de l'Irsem sur les opérations d'influence chinoises.
Qualifiant la phase actuelle de l'attitude chinoise de « moment machiavélien », vous y décrivez TikTok comme une « plateforme surveillée et censurée », utilisée comme outil de propagande par le parti communiste chinois (PCC). Soulignant les liens des dirigeants de ByteDance avec Pékin, le rapport cite plusieurs exemples de contenus censurés sur l'application - en Chine et à l'international -, mais aussi de contenus ajoutés par des « comptes fantômes », gérés par des employés de l'entreprise.
Alors que les interdictions d'utilisation de TikTok pour les élus ou les fonctionnaires se multiplient, vous pourrez nous éclairer sur la réalité de la dépendance de cette entreprise et de sa société mère, ByteDance, à l'égard du pouvoir chinois.
Après de premières auditions plutôt axées sur les aspects techniques, votre audition va nous permettre d'élargir le champ et de nous poser la question des contenus.
Je rappelle que cette audition est captée et retransmise en direct sur le site du Sénat.
Avant de vous laisser la parole pour un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, je vais procéder aux formalités d'usage pour les commissions d'enquête.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Paul Charon prête serment.
M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégies d'influence » à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire. - Je suis un spécialiste de la Chine, et pas un spécialiste des aspects techniques de la désinformation, notamment sur les réseaux sociaux. Je vais donc surtout essayer de vous éclairer sur le contenu et sur la façon dont, de manière générale, les pratiques informationnelles chinoises se déploient, que ce soit sur TikTok ou sur d'autres plateformes - le problème n'est pas fondamentalement différent.
Il faut peut-être commencer par rappeler que l'application TikTok ne recueille pas davantage de renseignements sur ses utilisateurs que d'autres applications du même type, et même moins que Facebook par exemple - d'après ce que j'ai pu lire, car je ne suis pas un spécialiste de ces questions.
La question n'est donc pas seulement celle de la quantité de données ou de la nature des données qui peuvent être collectées par TikTok et, in fine, par ByteDance, la maison mère chinoise. C'est plutôt celle de la nature du régime politique entre les mains duquel ces informations pourraient arriver, compte tenu de la nature autoritaire, s'il en est, du régime chinois.
Une autre distinction qui est peut-être importante est celle de la nature des utilisateurs. Il y a sans doute une distinction à faire - je la nuancerai tout à l'heure - entre des utilisateurs dont les activités professionnelles représentent un intérêt pour la Chine et peuvent donc constituer des cibles du parti communiste chinois et les utilisateurs « lambda », qui, en tant que tels, ne présentent pas d'intérêt pour le PCC, même s'ils peuvent, collectivement, faire l'objet d'opérations de désinformation ou d'influence menées par le parti.
Je vous propose de passer en revue un certain nombre de points durs, de questions qui émergent dans les médias, d'activités à tout le moins « inquiétantes » de la part de TikTok. Ce ne sera pas exhaustif, mais cela permettra d'illustrer en quoi l'application peut poser problème.
D'abord, il y a eu, ces trois dernières années, un certain nombre de révélations, à commencer par une opération d'espionnage, de contrôle, de suivi de journalistes par ByteDance. Cette affaire a été révélée par différents médias à la suite d'enregistrements audio qui ont fuité depuis TikTok. Ce sont à peu près 80 heures d'enregistrement qui ont été ainsi diffusées. Elles ont été analysées par les médias qui ont travaillé sur cette question, notamment BuzzFeed, qui ont montré que les données d'un certain nombre d'utilisateurs américains étaient entre les mains de membres du personnel de l'entreprise ByteDance en Chine, et non pas de TikTok hors de Chine.
Cette affaire a montré que toute la défense de TikTok, qui est bien illustrée par le projet Texas de stockage des données utilisateurs, que l'entreprise a mis en place récemment, notamment aux États-Unis et à Singapour - donc en dehors de Chine -, n'était pas vraie, puisque des membres de ByteDance affirmaient eux-mêmes, dans ces enregistrements, qu'ils avaient accès aux données. Ces premières informations ont été le point de départ d'enquêtes menées par différents médias d'investigation américains, lesquels ont révélé qu'une partie des Américains qui avaient été suivis par ByteDance étaient des journalistes qui s'intéressaient à TikTok. Et ce qui intéressait particulièrement ByteDance était de savoir s'il était possible de croiser les données de géolocalisation de ces journalistes avec celles des employés de TikTok, pour identifier qui était responsable des fuites au sein de la société, donc qui avait parlé aux journalistes. On ne peut donc pas accorder beaucoup de crédit à TikTok quand l'entreprise nous dit que les données restent aux États-Unis - ou, en tout cas, hors de Chine -, que la frontière entre ByteDance et TikTok est étanche et qu'aucune donnée ne peut être exploitée par la partie chinoise du groupe.
Le deuxième problème, que vous avez évoqué tout à l'heure, est celui de la censure sur les contenus TikTok.
Je commencerai par nuancer un peu la situation : la censure dont on parle sur TikTok n'a rien à voir avec celle qui existe sur les réseaux sociaux chinois en Chine, à commencer par Douyin, qui est la version chinoise de TikTok, où la censure est complète - il y a un contrôle total de l'information. Dans le cas de TikTok, la censure est différente : elle est plus comparable à ce que l'on peut voir sur Facebook, sur Instagram ou encore sur Twitter, que les Chinois, à l'image des Russes, ont investi depuis un certain nombre d'années, avec des opérations de plus en plus nombreuses et de plus en plus sophistiquées.
Pour illustrer le type de censure que la Chine pratique sur TikTok, je citerai des contenus qui ont disparu, des comptes qui ont été fermés parce qu'ils avaient évoqué des points relatifs à la politique intérieure chinoise, notamment - ce sont toujours les mêmes sujets qui reviennent - les événements de Tian'anmen - c'est-à-dire la question des dissidents, de la démocratie -, la question tibétaine, les Ouïghours, Taïwan, la secte Falun Gong. C'est grosso modo ce que les Chinois appellent « les cinq poisons », les cinq menaces les plus importantes à la pérennité du régime communiste.
D'ailleurs, de manière générale, les activités informationnelles et de renseignement chinoises portent d'abord sur ces questions, parce que l'obsession du PCC, c'est la pérennité de son pouvoir.
M. André Gattolin. - Et Hong Kong ?
M. Paul Charon. - Non, cela ne fait pas partie des sujets, sauf si c'est englobé dans la question des dissidents, c'est-à-dire des démocrates.
M. Mickaël Vallet, président. - Quid de la contestation contre le covid ?
M. Paul Charon. - Les cinq poisons sont une rhétorique déjà assez ancienne. C'est ce qui, du point de vue du PCC, semble menacer le plus sa pérennité. C'est aussi en ce sens que les Chinois peuvent s'attaquer au modèle démocratique. D'ailleurs, quand ils agissent sur le contenu, c'est aussi sur ce point qu'ils agissent. On observe, par exemple, quel que soit le support - qu'il s'agisse de réseaux sociaux ou de médias traditionnels -, un accroissement, depuis quelques mois, d'une rhétorique antidémocratique, qui tend à affirmer que la démocratie ne fonctionne pas, que c'est un mensonge.
En général, ces supports s'attaquent au modèle américain - mais pas uniquement. Ils tentent d'affaiblir l'alternative démocratique, en montrant les défaillances de la démocratie américaine. Ils ne cessent de ressasser un certain nombre de cas de racisme, par exemple, comme l'affaire George Floyd, ou de mettre en avant l'hypocrisie américaine.
On est dans le schéma des « mesures actives », pratique soviétique forgée par le KGB, qui consiste à identifier, dans les sociétés cibles, tous les sujets qui peuvent créer du dissensus, des tensions sociales. Finalement, à part sur la question de la démocratie peut-être, les Russes, comme les Chinois, ne véhiculent pas, en matière informationnelle, de modèle particulier. Ils essaient juste d'affaiblir le modèle des autres. Peu importe ce qu'ils disent : ce qui compte, c'est que cela affaiblisse l'adversaire.
D'autres cas de censure sur TikTok ont été révélés par une enquête du Washington Post, en 2019. Celle-ci a montré comment les équipes de TikTok étaient amenées à supprimer du contenu qui était jugé culturellement problématique, « culturellement » étant entendu dans un sens extrêmement large. Il faut savoir que, dans la loi de 2015 sur la sécurité nationale, la culture a été ajoutée par le PCC dans les menaces pour la pérennité du régime, le parti pensant essentiellement au risque que la démocratie soit importée en Chine par la diaspora chinoise : la diaspora chinoise vivant dans des régimes démocratiques, libéraux, serait susceptible, en venant en Chine, d'y importer ses idéaux, donc d'affaiblir le parti. C'est la raison pour laquelle ce dernier a créé le « label » de l'infiltration culturelle.
Enfin, la même année, le Guardian a eu accès à un certain nombre de consignes données au personnel de TikTok, auquel on prescrivait l'élimination de toute mention d'un certain nombre de sujets, dont ceux que j'ai mentionnés tout à l'heure, notamment Tian'anmen.
On dispose donc désormais d'un certain nombre de preuves, suffisamment importantes, qui montrent que le contrôle des contenus sur TikTok n'est ni accidentel ni marginal, mais que c'est une pratique qui tend à se systématiser.
Autre problème, qui est lié à la question de la censure, celui du risque de manipulation, c'est-à-dire le risque que TikTok soit utilisé comme un vecteur dans la lutte informationnelle chinoise. Sur ce point, on revient à des pratiques qui sont très similaires à celles que l'on peut observer sur les réseaux sociaux occidentaux. L'idée est de diffuser des représentations. Cela peut être soit des représentations positives de la Chine - mettre en avant ses succès, sa bienveillance, le fait qu'elle promeut des relations gagnant-gagnant, qu'elle tient compte des particularités du Sud global, comme elle aime à le rappeler régulièrement - ou, au contraire, des contenus informationnels négatifs - on en revient aux « mesures actives » , qui essaient d'affaiblir les sociétés cibles.
Il y a eu un autre cas intéressant, que l'on a moins creusé : TikTok a été accusé de supprimer des comptes créés par des Afro-Américains ou, en tout cas, d'entraver la création de comptes par ces derniers, pour limiter la présence d'Afro-Américains en tant que créateurs - et non comme utilisateurs - sur la plateforme. Je ne sais pas à quel point c'est étayé, car je n'ai pas plus d'informations sur cette dimension. Quoi qu'il en soit, TikTok a jugé utile de communiquer publiquement sur ces questions.
Quelles sont les données collectées par TikTok ? C'est une question importante, et j'imagine que vous avez pu l'aborder avec les personnes qui sont plus au fait de la dimension technique. Pour ma part, j'ai listé les données qui peuvent être collectées par TikTok, via l'utilisation de l'application sur mobile, sans la permission de l'utilisateur : son adresse courriel, son numéro de téléphone, sa date de naissance, son adresse IP bien sûr, les contenus du presse-papier, les frappes sur le clavier, au moins lors de l'utilisation de l'application - peut-être même en dehors de celle-ci -, le type d'appareils utilisés. Peuvent être collectées, avec l'autorisation de l'utilisateur, avec plus ou moins de capacité de contrôle, en fonction du modèle de mobile utilisé : la liste de contacts, le micro et la caméra, la bibliothèque de photos, la géolocalisation. Telle est la liste des données que TikTok est capable de collecter et qui peuvent être transmises au parti.
Qu'est-ce que TikTok transmet au parti ? En fait, cette question très sensible est très vite résolue dès lors que l'on a compris qu'aucune société chinoise ne peut tenir tête au parti. C'est juste impossible. Le système ne le permet pas, d'abord parce qu'une loi sur le renseignement et une loi sur le contre-espionnage autorisent, depuis 2014 et 2017, les services de renseignement chinois à demander à toute entreprise chinoise de leur transmettre les données dont elle dispose sur des individus ou des personnes morales. Soyons clairs, les services de renseignement chinois le faisaient déjà avant que ces lois ne soient promulguées ! Et il ne viendrait à l'esprit d'aucun entrepreneur chinois, qu'il s'agisse d'une entreprise publique ou privée, de tenir tête au ministère de la sécurité d'État. Il faut donc partir de l'idée qu'aucune entreprise ne peut conserver de données contre la volonté des services de renseignement chinois, qu'il s'agisse du ministère de la sécurité d'État ou du ministère de la sécurité publique.
Cela étant dit, les données dont on parle sont une goutte d'eau dans l'océan des données captées par la Chine. Il faut aussi en avoir conscience ! Il est louable de s'attaquer à la question des données que TikTok peut collecter, mais cela ne représente qu'un très faible pourcentage de la masse de données captées par la Chine aujourd'hui. Si l'on parle ne serait-ce que des États-Unis, qui sont l'acteur le plus impliqué dans l'opposition à TikTok aujourd'hui, avec les opérations cyber menées contre l'office du management du personnel américain ou l'entreprise Equifax, qui est une société de régulation du crédit à la consommation, et l'opération de hacking des données de la chaîne d'hôtels Marriott, la Chine détient des millions de données sur à peu près la moitié de la population américaine, ce qui est beaucoup plus large. Au reste, ce sont des données beaucoup plus précises, puisqu'elles sont financières - elles permettent par exemple de savoir qui a fait une demande d'habilitation au secret-défense aux États-Unis. Ces données sont donc beaucoup plus précieuses pour les services chinois que celles qu'offre TikTok.
Je ne suis pas en train de dire que le sujet n'est pas important et qu'il ne faut pas s'en occuper, mais les données concernées ne sont qu'une toute petite part des données exploitables qui sont captées par la Chine aujourd'hui dans le cadre des opérations de renseignement.
Quand on cible une personne en particulier, on peut récupérer énormément de données sur sa situation financière, sur les habilitations qu'elle a demandées, sur la composition de son portefeuille, sur la thérapie qu'elle a pu suivre... On peut apprendre énormément de choses dans le cadre d'une opération de renseignement humain - une personne recrutée pour obtenir du renseignement - ou de programmes de big data, données utilisées pour nourrir les intelligences artificielles mises en place par Pékin.
J'en viens très rapidement aux autres questions qu'il faut avoir en tête, même si elles sont peut-être moins brûlantes.
Le pouvoir du PDG de TikTok semble relativement faible au regard de la société mère ByteDance.
On observe, depuis 2019, un accroissement très important du budget consacré au lobbying par TikTok. Si nombre d'entreprises font du lobbying, sans que ce soit forcément significatif, il est intéressant de constater que TikTok s'est plus attaché à accroître ses moyens de lobbying, qui sont aujourd'hui bien supérieurs à ceux de Huawei, par exemple, qu'à répondre aux inquiétudes des gouvernements ou des utilisateurs qui se sont manifestées.
Enfin, l'éventuelle volonté de TikTok d'abêtir les populations cibles est bien évidemment impossible à vérifier en l'état. Il nous faudrait des études beaucoup plus poussées. Ce qui est certain, c'est que le fonctionnement même de l'algorithme de TikTok entraîne une captation d'attention beaucoup plus forte que sur les autres plateformes, à tel point que celles-ci s'en inspirent aujourd'hui. Cette captation de l'attention fait que TikTok devient plus dangereux. Cependant, ce que l'algorithme pousse comme contenu est-il orienté par Pékin ou par les simples choix des utilisateurs ? En l'état, on ne sait toujours pas. Bien évidemment, on ne peut qu'être étonné des différences de contenus entre Douyin, qui est la version chinoise, et TikTok, qui est la version internationale. Certains l'ont déjà signalé : la version chinoise comporte du contenu beaucoup plus éducatif. Par ailleurs, le Gouvernement chinois a limité le temps d'utilisation de cette application pour les citoyens chinois - à 40 minutes par jour si je ne me trompe pas, ce qui n'est pas du tout le cas chez nous, même si l'on pourrait réfléchir à ce type de contraintes pour ce type d'acteurs.
M. Claude Malhuret, rapporteur. - Votre rapport d'octobre 2021 sur la stratégie d'influence chinoise est particulièrement éclairant. Il fait froid dans le dos... Je recommande sa lecture à tous nos collègues sénateurs - il est disponible librement sur internet. D'ailleurs, je pense qu'il pourrait être recommandé dans toutes les écoles de sciences politiques ou écoles de guerre.
Ce rapport a été publié il y a un an et demi. Depuis, le nombre d'utilisateurs de TikTok a explosé. Comme vous le disiez tout à l'heure, il s'agit essentiellement d'enfants et d'adolescents, mais on a de plus en plus l'impression que ce réseau social va prendre la place de beaucoup d'autres plateformes et qu'il est de plus en plus utilisé par des adultes.
Quelles sont, pour vous, les évolutions marquantes depuis octobre 2021 ? Les choses se passent-elles exactement comme avant, ou la croissance du réseau a-t-elle conduit à introduire ou à développer d'autres fonctions qui n'existaient pas encore ?
D'un côté, il y a collecte de données. De l'autre, il y a production ou poussée de contenus. C'est donc à double sens.
Sur les collectes de données, vous nous avez expliqué que la loi chinoise, qui oblige à déférer à toute demande des services de renseignement, qui impose, dans la direction de ByteDance, une cellule du parti communiste chinois, montre qu'il n'y a évidemment aucune échappatoire pour les dirigeants de ByteDance à l'égard du parti communiste chinois.
Mais les dirigeants de TikTok, lorsqu'ils sont interrogés aux États-Unis ou en Europe, nous disent : « nous ne sommes pas ByteDance. Nous sommes TikTok, nous sommes une société immatriculée ailleurs. » D'ailleurs, ByteDance Monde est immatriculé aux îles Caïmans - je ne suis pas sûr que cela lui confère un gros avantage...
Ces dirigeants nous disent qu'ils ne déféreront pas aux demandes du parti communiste chinois ; que jamais ByteDance n'a reçu de demande de ce dernier ; que, s'il devait en avoir, demain, ils n'y accéderaient pas. En ce qui concerne ByteDance, ce n'est même pas la peine de se demander s'il s'agit ou non d'un mensonge ! En ce qui concerne TikTok, je crois, pour ma part, qu'il en va exactement de même. Quel est votre sentiment sur ce point ?
S'agissant de la production de données - je parle là de désinformation ou de censure -, vous avez écrit, dans votre rapport, que les dirigeants de ByteDance, y compris le PDG Zhang Yiming, ont déclaré officiellement, répondant au parti communiste chinois, qu'ils s'assureraient que « leurs produits serviraient à promouvoir le programme de propagande du PCC. Ils ont clairement indiqué que la ligne du parti devait être intégrée dans les applications de l'entreprise, jusqu'au niveau de l'algorithme Ainsi, en 2018, une application de partage de blagues développé par la compagnie a été supprimée. Le produit s'est égaré, publiant un contenu qui va à l'encontre des valeurs fondamentales socialistes, a expliqué Zhang Yiming. La compagnie a, depuis, recruté 4 000 censeurs supplémentaires et investi beaucoup d'argent pour développer un algorithme intégrant ces valeurs fondamentales socialistes ». Avez-vous une idée de ce que recouvre un tel algorithme ? Quelles sont les répercussions en termes de production de contenus ?
Le Président de la République a lui-même évoqué une entreprise d'une naïveté confondante et un abêtissement - je ne pense donc pas dévoiler grand-chose en le disant. Vous avez affirmé que, pour pouvoir le déterminer exactement, il faudrait pouvoir comparer, en détail, la production de Douyin et celle de TikTok. On parle de différences évidentes, par exemple la coupure de l'application au bout de 40 minutes pour les Chinois, ou le contenu beaucoup plus pédagogique. Vous qui parlez chinois, et qui avez sans doute visité l'un et l'autre, voyez-vous un certain nombre de caractéristiques très différentes entre Douyin et les TikTok des autres pays ?
M. Paul Charon. - Depuis la publication du rapport, on n'a pas noté de transformation radicale de TikTok, en tout cas des opérations informationnelles chinoises menées via TikTok. On note, en revanche, une transformation des opérations informationnelles de manière générale. Globalement, elles suivent la ligne que l'on a pu identifier dans le rapport, avec un durcissement croissant : leur dimension coercitive, agressive est de plus en plus manifeste.
Ces opérations sont également de plus en plus sophistiquées. Auparavant, il nous fallait à peine quelques minutes pour identifier le contenu informationnel manipulé et pour remonter jusqu'à un acteur chinois. Cela devient de plus en plus difficile ; en tout cas, cela nous demande de plus en plus de temps. La manipulation est plus fine. Il y a plus d'intermédiaires. Il y a de plus en plus d'acteurs qui n'appartiennent pas à l'appareil du parti État, même s'ils sont chinois. Il y a aussi des acteurs qui ne sont pas chinois : ce sont des acteurs locaux des sociétés ciblées. Cette évolution est très nette, par exemple sur YouTube, avec soit des comptes créés par les Chinois eux-mêmes, soit, de manière plus subtile, des comptes qui existent déjà, qui fonctionnent bien, qui sont populaires et que les Chinois vont tenter d'acheter, en payant les producteurs et les créateurs de contenus pour qu'ils diffusent des contenus soit favorables à la Chine, soit défavorables à leurs cibles.
Cette évolution est très nette et très rapide : ils apprennent vite. Les Chinois se sont beaucoup inspirés des Russes, mais n'ont pas tout à fait la même stratégie que ces derniers, qui misent plus sur le qualitatif. D'une manière générale, les opérations informationnelles russes sont en moyenne beaucoup plus subtiles, alors que les Chinois misent plus sur la quantité.
Par exemple, depuis deux ou trois ans, les contenus produits par QAnon aux États-Unis sont plus souvent rediffusés sur les réseaux sociaux par la Chine que par la Russie. Ce n'était pas le cas il y a quatre ou cinq ans. Aujourd'hui, les Chinois sont plus actifs que les Russes en matière de diffusion des théories du complot et des manipulations de l'information par les réseaux QAnon.
La stratégie est fondée sur le quantitatif, quitte à diffuser des produits beaucoup moins sophistiqués. Elle s'appuie, par exemple, sur les recherches récentes en sciences cognitives, qui montrent que plus on est exposé à une information, même fausse, plus le cerveau a tendance à y croire. Autrement dit, la qualité de la manipulation de l'information est moins déterminante que le degré d'exposition à cette information, et les Chinois en tiennent compte dans leurs opérations informationnelles.
Bien évidemment, ces opérations informationnelles font sens entre elles, sont liées entre elles, et se renvoient l'une à l'autre. Par exemple, dans le rapport, nous évoquons l'opération que nous avons appelée « Infektion 2.0 », voulant faire croire que les États-Unis avaient fabriqué le virus du SARS-CoV-2. Cette opération a ciblé la base de Fort Detrick, aux États-Unis, que le KGB avait déjà accusée lors de l'opération « Infektion », en 1983, d'avoir fabriqué le virus du sida pour décimer les populations afro-américaines et gay aux États-Unis.
Que les Chinois utilisent certains référents puissants des théories du complot montre que la sophistication n'est pas toujours utile. Avec quelques mots-clés, cela suffit à faire sens et à renvoyer à un imaginaire puissant du complot.
De manière générale, on constate donc une sophistication croissante, des opérations de plus en plus clandestines, avec de plus en plus d'intermédiaires, y compris locaux. Nous sommes pour l'instant pénalisés par l'absence de travaux en profondeur sur TikTok. Beaucoup de personnes travaillent maintenant sur les opérations d'influence chinoises, et nous disposerons bientôt d'études fines sur le nombre de faux comptes, ou sur les informations qu'ils diffusent.
Concernant la collecte des contenus, il y a des cellules du parti dans toutes les entreprises, et cela n'est pas propre à TikTok. Mais le degré d'indépendance des entreprises varie. Pendant très longtemps, dès lors qu'elles donnaient l'impression de respecter les grandes lignes fixées par le parti communiste, elles sont restées relativement indépendantes, les membres de la cellule du parti dans l'entreprise ne vérifiant pas toujours dans le détail ce qui s'y passe. Mais depuis deux ans, le contrôle croissant des entreprises du secteur des nouvelles technologies rend de plus en plus difficile une pratique commerciale totalement indépendante vis-à-vis du parti.
TikTok a affirmé n'avoir jamais obéi à une demande de transmission d'informations concernant les utilisateurs à l'étranger. C'est faux, j'en ai parlé tout à l'heure : peut-être qu'ils n'ont jamais transmis d'informations, mais ils ont autorisé au personnel de ByteDance d'accéder à leurs informations. Ce n'est pas tout à fait la même chose, mais on joue sur les mots, puisque le résultat est identique : la possibilité, pour ByteDance, d'avoir accès aux informations des utilisateurs de TikTok.
Sur les contenus, que signifie qu'une application soit à l'image des valeurs socialistes chinoises ? C'est en fait très clair : ces entreprises doivent se conformer à l'idéologie et aux grandes lignes fixées par le parti, de plus en plus strictes et sévères, qui imposent aux entreprises la diffusion de contenus conformes à l'idéologie, tant sur le plan politique que sur le plan des moeurs - il ne faut pas de contenus à connotation sexuelle, pas de contenus irrespectueux vis-à-vis de certaines parties de la population... Les contrôles sont beaucoup plus forts que ceux que nous imposons aux plateformes comme TikTok.
La Chine a intérêt à diffuser du contenu sur TikTok. Il faudrait nuancer, mais il y a une différence entre la Chine et la Russie. La Russie tend à diffuser des contenus la plupart du temps négatifs, ciblant les faiblesses de la société visée, les montant en épingle et les diffusant largement - il suffit de voir ce que fait le groupe Wagner en Afrique. Les spécialistes de la Russie montrent cependant que les Russes, peut-être influencés par la Chine, recommencent à s'intéresser à la diffusion d'une image positive de la Russie. La Chine, elle, diffuse à la fois des contenus donnant une image positive d'elle-même, de sa politique, de son respect des pays en voie de développement, du Sud global, de sa puissance technologique, industrielle ou sportive, et des contenus négatifs, à l'image des Russes, pour diviser les sociétés ciblées et créer du dissensus.
Sur les différentes versions de TikTok, les différences manifestes sont celles que vous avez indiquées, elles sont liées aux bonnes moeurs en Chine et au contrôle des pratiques addictives imposées par Xi Jinping. Les pratiques de jeux vidéo sont beaucoup plus réduites et limitées, notamment les cybercafés où des adolescents passaient leurs journées et leurs nuits sont beaucoup plus contrôlés.
Ce que l'on ne sait pas, c'est à quel point le fait de mettre du contenu tendant à abêtir les utilisateurs correspond ou non à une stratégie de la Chine. Est-ce seulement une conséquence néfaste de l'algorithme, surtout conçu a priori pour faire du profit, suivant l'intérêt de TikTok et de ByteDance ? Mais comme la plateforme a du succès, elle intéresse nécessairement les services chinois, qui peuvent être intéressés par la diffusion de contenus. Il est difficile de savoir à quel point cela est fait en accord et en coopération avec TikTok.
M. Mickaël Vallet, président. - Je vais me faire un peu l'avocat du diable. Vous avez commencé par indiquer que la nature des données collectées n'était pas pire que celle des données collectées sur d'autres plateformes, et vous avez même dit que TikTok collectait un peu moins de données que Meta.
Vous avez également fait une distinction entre les données collectées avec ou sans autorisation, comme le nom ou la date de naissance. Mais, pour s'inscrire, il faut donner sa date de naissance.
M. Paul Charon. - Il est toujours possible de mentir sur son âge...
M. Mickaël Vallet, président. - Certes, mais lorsqu'on s'inscrit en toute bonne foi, on peut se douter que ces informations seront collectées. Le problème tient à l'utilisation qui peut en être faite.
Tous les États font attention aux contenus disponibles. En France, à une heure de grande écoute, sur une chaîne contrôlée par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), il n'y a pas non plus de contenus pornographiques. Pourriez-vous nous préciser, du point de vue d'un connaisseur de la culture chinoise, et sans tomber dans le relativisme, si les différences entre Meta et TikTok pourraient être liées aux cultures locales, certaines choses ne devant pas être laissées à la vue des enfants ?
Y a-t-il une différence profonde, de nature, entre les problèmes rencontrés lors de l'affaire Cambridge Analytica et ce que l'État chinois pourrait faire des données TikTok ? Ou encore, sur le fait que, d'un côté, le contrôle porte sur ce que l'algorithme peut mettre à disposition, alors que, de l'autre, des plateformes comme Facebook laissent filer les contenus par souci du profit, ce qui peut poser des problèmes inverses ? Pouvez-vous nous expliquer comment les choses peuvent fonctionner dans la culture chinoise ?
Une autre question concerne le contrôle des contenus : est-il tenable à long terme ? Les neurosciences nous apprennent que, concernant l'addiction à l'algorithme et la réaction neuronale, il n'y a pas de différence de fond entre un Chinois et un Occidental. Comme l'algorithme est bien fait, la limitation du temps d'utilisation à 40 minutes est-elle tenable à long terme, pour le pouvoir chinois ? Ceux qui pensent in fine en tirer un profit étatique ou politique ne finiront-ils pas par se prendre les pieds dans le tapis ?
M. Paul Charon. - Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par « culture » ? Me demandez-vous si TikTok fonctionne parce que l'utilisation qu'en fait la culture chinoise serait plus vertueuse ? Je ne le crois pas. C'est plutôt le contrôle : ce sont certaines prescriptions du parti qui font que l'orientation de la plateforme a pris une tout autre direction que chez nous. Si l'on imposait le même type de critères à nos plateformes, leurs orientations seraient peut-être similaires à celle de Douyin...
En revanche, si l'on compare les données collectées par TikTok et celles collectées par Facebook, des affaires comme Cambridge Analytica et certaines études montrent que Meta et Facebook collectent davantage de données, et que, dans certains cas, ces données peuvent être utilisées contre nos intérêts. Mais la différence majeure tient à la nature des régimes politiques qui explique que l'utilisation des données est très différente en Chine et aux États-Unis. Aux États-Unis, ces données peuvent être utilisées contre nos intérêts économiques, et on peut imaginer qu'elles le soient contre nos intérêts politiques. Dans le cas de la Chine, c'est très manifeste.
Par ailleurs, on peut toujours se poser la question de la réciprocité vis-à-vis des Chinois. Les Américains devraient demander pourquoi Twitter ne peutpas être utilisé en Chine, (nous n'avons pas de plateforme de ce type en Europe) ? Pourquoi tolérerait-on TikTok, si Twitter et Facebook sont interdits en Chine ? La comparaison pourrait être étendue à d'autres questions, y compris la présence et le travail des journalistes : les journalistes et les médias chinois travaillent totalement librement en France ; pourquoi est-ce si compliqué pour les journalistes ou pour les chercheurs français de travailler en Chine ? Certains sont harcelés, subissent des refus de visas, sont harcelés sur place par la police, et peuvent être poursuivis en justice - une chercheuse française est ainsi poursuivie par Huawei.
Nous vivons dans un régime démocratique, et nous ne pouvons pas adopter les mêmes pratiques qu'un régime autoritaire, nous tolérons des choses qu'eux ne tolèrent pas. Il y a là matière à négocier, pour alerter la Chine sur le fait que nos relations sont souvent asymétriques : nous aurions intérêt à négocier le plus largement possible, quel que soit le sujet, à l'échelon européen et non national pour peser plus fortement.
Est-ce que la limite est tenable ? Il est très difficile de répondre à cette question. Il y a une vingtaine d'années, les Chinois avaient introduit des élections locales, au niveau du village, auxquelles tout le monde pouvait se présenter : seul le parti communiste était autorisé, mais on pouvait être candidat hors parti. On s'était demandé si le ver n'était pas dans le fruit, un processus de politisation des ruraux pouvant remonter, par contamination et par capillarité, l'ensemble de la chaîne étatique. Pour l'instant, la situation est restée sous contrôle, et cela a même profité au parti, en renforçant sa légitimité. Il est possible que le parti arrive à tenir cette limite.
Le parti communiste chinois est caractérisé par sa grande ductilité et sa capacité à s'adapter. La Chine n'est pas forcément un régime dans lequel toute expression d'un mécontentement est réprimée : même si l'ampleur des manifestations contre les règles de contrôle de la pandémie était un peu nouvelle, ce type de manifestations accusant des cadres locaux ou l'hégémonie du PCC sont en partie tolérées, et une dose de contestation est tolérée à la marge. Le parti est beaucoup plus subtil que l'impression qu'il donne parfois, et peut réussir à tenir les choses.
Depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping, on remarque tout de même une rigidification du système. La ductilité était surtout caractéristique des dirigeants précédents, Hu Jintao et Jiang Zemin. Xi Jinping a eu tendance à casser ces mécanismes d'ingénierie du consentement : aujourd'hui, la répression est beaucoup plus forte, le contrôle est plus fort, l'idéologie a repris une place plus importante, même s'il s'agit d'un jeu, d'un maquillage, de rhétorique. Cette rigidification fragilise sans doute le système : vous avez plus de chances d'être réprimé pour des activités jugées hostiles au PCC, mais en même temps il me semble que le PCC serait bien moins capable de résister à un mouvement de contestation d'ampleur que sous Hu Jintao. Certains mécanismes de consentement de la population ont été cassés, et le parti est beaucoup plus aveugle à ce qui se passe au niveau local. Certains mécanismes qui permettaient la remontée de l'information au sommet du pouvoir ont été cassés sous Xi Jinping, et le pouvoir, très largement mal informé, ne perçoit peut-être pas complètement ce qui se passe sur le terrain.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous avez évoqué la censure, le retrait de certains contenus précis, ainsi que l'injonction faite aux entrepreneurs de faire remonter les données de leurs entreprises ou de leurs clients. Pouvez nous dire précisément quel est le cadre législatif chinois à cet endroit ? Y a-t-il une différence entre les injonctions faites aux entrepreneurs chinois et les requêtes de l'État fédéral américain envers les plateformes américaines, dont les divisions des services informatiques (DSI) traitant des données, y compris en dehors des États-Unis, doivent fournir les données des abonnés ?
Une autre question porte sur les comptes : y a-t-il, au travers des amis des utilisateurs non abonnés à TikTok, la reconstruction de shadow profiles, pour se doter de davantage d'informations sur la société occidentale en général ? À votre connaissance, ces pratiques sont-elles avérées ?
Vous êtes un spécialiste de la stratégie d'influence. Des plateformes américaines comme Facebook pourraient-elles faire l'objet d'ingérences de la part de la Chine, et être infiltrées ? L'affaire Cambridge Analytica a montré une infiltration russe, et la manipulation des opinions lors des scrutins électoraux. Une telle stratégie d'exploitation des failles des plateformes américaines est-elle à l'oeuvre ?
Enfin, qu'est qu'un algorithme addictif ? Il me semble que ce sont plutôt les contenus qui sont addictifs. Je ne suis pas une informaticienne ou une spécialiste des algorithmes, mais pourriez-vous préciser ? Somme toute, Instagram ou d'autres réseaux sont également très addictifs.
M. Paul Charon. - Des lois ont été votées en Chine pour exiger que toute entreprise transmette les données concernant des individus ou des personnes morales aux services de renseignement chinois le demandant. Mais je le redis, il me semble que cela n'a pas d'importance, puisque les renseignements chinois étaient capables de les obtenir auparavant.
Bien évidemment, on peut comparer les cadres législatifs chinois et américain, mais il y a des différences majeures : en Chine, personne ne prendra le risque de dire non aux officiers de la sécurité de l'État demandant des informations, personne n'ira en justice s'il est mécontent, d'abord parce qu'il serait assuré de perdre, et parce que les conséquences pour son intégrité physique pourraient être catastrophiques. Ce n'est absolument pas le cas aux États-Unis. Les deux systèmes sont en réalité tout simplement incomparables. Cela ne veut pas dire que le gouvernement américain n'a pas accès à de nombreuses données ; il ne faut pas être angélique, mais ces deux systèmes sont complètement différents, il est toujours possible, aux États-Unis, d'aller en justice, y compris pour dire qu'on a été traité de manière illégale par le gouvernement.
Concernant l'infiltration, les Chinois créent des comptes. À quel point, sur TikTok ? On ne le sait pas : aucune recherche n'est suffisamment fine pour connaître précisément les modi operandi, et la quantité de faux comptes manipulés. Les Chinois ont-ils besoin de créer de faux comptes pour récolter des informations ? Je n'en suis pas persuadé...
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je ne posais pas la question de la création de faux comptes, mais celle de la reconstitution de profils de personnes qui ne sont pas abonnées à TikTok, c'est-à-dire de l'entourage, des membres d'une famille, comme Facebook le fait.
M. Paul Charon. - Oui, cette reconstitution est probable, comme elle existe sur d'autres plateformes. Dans tous les cas, les plateformes sont utilisées à la fois pour diffuser du contenu et pour collecter des informations sur des individus, des segments de société, ou des sociétés entières. Mais il n'y a pas d'enquête précise permettant de chiffrer cela, ou de détailler le modus operandi.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Se pose aussi la question de l'ingérence dans les plateformes étrangères, à l'instar de ce qu'ont fait les Russes.
M. Paul Charon. - Au sein de la société, ou au sein du réseau ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - L'affaire Cambridge Analytica a montré une infiltration des Russes, qui ont exploité les failles créées par le réseau lui-même, et ont manipulé des scrutins électoraux. Les Chinois ont-ils la même stratégie ?
M. Paul Charon. - Ils l'ont peut-être, mais pour l'instant nous n'avons pas de cas similaire à celui de Cambridge Analytica. Mais nous savons que les Chinois s'intéressent à l'ingérence électorale. Il n'y a plus qu'un pas à franchir, pour exploiter ce type d'outils dans le cadre d'ingérences électorales. Depuis longtemps, avec vigueur, les Chinois le font à Taïwan, de plus en plus au Canada, en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Ils commencent à s'y intéresser aux États-Unis, et l'Europe y viendra.
Il faut voir ce qui se passe à Taïwan, en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Canada comme une image de notre avenir, même si la nature des régimes politiques, la différence entre État unitaire et États fédéraux, ou entre les modes de scrutins font que les stratégies sont différentes. La volonté de peser sur les élections est évidente.
Concernant les algorithmes addictifs, même si cela n'est pas ma spécialité, les techniciens et les ingénieurs semblent dire que TikTok est la plateforme la plus efficace pour créer de l'addiction, parce que l'algorithme est mieux capable de comprendre ce qui intéresse l'utilisateur. Il suffit de passer quelques microsecondes de plus sur une vidéo pour que l'algorithme le détecte, identifie un intérêt, et pousse du contenu ressemblant. C'est cette qualité de l'algorithme qui lui permet d'être aussi addictif, et d'être bien plus efficace pour évaluer les goûts que celui de YouTube ou d'Instagram.
Mme Annick Billon. - Vous avez identifié la volonté de TikTok d'affaiblir des sociétés cibles. Il a surtout été question des Américains, mais a-t-on connaissance d'une hiérarchie de ces sociétés ciblées ?
Le public de TikTok est assez jeune. N'est-ce pas contradictoire par rapport à la volonté de collecter des données sur des entreprises ou des décideurs ? Comment expliquer la différence entre les menaces ressenties par rapport à ce réseau et le public jeune qu'il vise ?
Ce réseau social est le seul à avoir réussi à séduire l'Asie, l'Afrique, l'Amérique et l'Europe. Comment expliquez-vous qu'il soit le seul réseau social à avoir réussi à s'implanter dans tous les pays du monde ? Quelles sont les raisons de ce succès à l'international ?
Enfin, vous indiquez dans votre rapport que la direction de TikTok recevrait quotidiennement des directives de modération des autorités chinoises. Pouvez-vous nous en dire plus ? Avez-vous eu connaissance de ces directives ? Quels sont leurs contenus, leur fréquence ?
M. Paul Charon. - Je parlais des sociétés ciblées par la Chine et le parti communiste chinois ; savoir si cela rejaillit sur TikTok revient à se demander à quel point TikTok est contrôlé par le PCC. Il faut être prudent. Ce qui est plus inquiétant, c'est, d'une part, l'utilisation par les acteurs étatiques des données collectées, et, d'autre part, le contenu poussé par des acteurs malveillants qui ne sont pas forcément liés à TikTok. Le succès de TikTok est une opportunité que les acteurs de la lutte informationnelle chinoise ont saisie, plutôt que le résultat d'une vaste stratégie de Pékin.
Le fonctionnement est probablement assez similaire à celui des « mesures actives » du KGB pendant la guerre froide : des membres des services de renseignement ou des organes comme le département de la propagande font de la désinformation ; ils identifient des sujets pouvant affaiblir les sociétés cibles, par exemple les « gilets jaunes » lorsqu'il y a des manifestations en France ou le mariage gay au Canada, car ces sujets peuvent diviser la population, ou en tout cas dissocier la diaspora chinoise, souvent conservatrice, et le reste de la société. Des membres de ces administrations et de ces agences sont chargés d'identifier les sujets pouvant être exploités, puis on imagine la stratégie qui permettra d'exploiter ces sujets.
TikTok est l'un des vecteurs que ces acteurs peuvent utiliser, mais ils ne se limitent souvent pas à un seul vecteur. TikTok appartient à une vaste stratégie à plusieurs canaux, où sont utilisés Twitter, Facebook, les médias traditionnels, mais également des réseaux humains, dans des associations professionnelles ou sportives, des associations d'amitié, des think tanks, des maisons d'édition... L'ensemble de ces vecteurs sera utilisé pour diffuser un message, une représentation : il ne faut pas isoler TikTok de l'ensemble du répertoire d'action dont dispose le parti. Cela ne veut pas dire que tout est parfaitement coordonné : les acteurs n'agissent pas forcément en très bonne entente, et certains sont même en compétition avec d'autres, mais les grandes lignes sont les mêmes.
Concernant la hiérarchie des sociétés ciblées, certaines le sont bien évidemment en priorité. Certaines sociétés sont intéressantes parce qu'elles sont perçues comme des adversaires du parti ou des rivaux de la Chine, comme les États-Unis. Elles peuvent aussi être jugées comme fragiles, et pouvant être encore davantage fragilisées. Elles peuvent aussi être visées en raison d'intérêts chinois à défendre ou à accroître, ou en raison de la présence d'une diaspora importante : le fait que la France ait la plus grande diaspora chinoise d'Europe fait d'elle une cible particulière, mais à un degré moindre que l'Australie ou le Canada, où les communautés chinoises sont encore plus importantes, et qui subissent également le fait d'être des états fédéraux, plus faciles à pénétrer, car il est plus facile de pénétrer les autorités locales que de participer à des élections nationales, où les élus sont bien plus visibles.
Les publics jeunes ne sont pas dénués d'intérêt ou isolés. TikTok est privilégié pour toucher la jeunesse, mais d'autres canaux peuvent être utilisés pour toucher d'autres segments de la population. Ainsi, pour toucher la diaspora, c'est WeChat qui est utilisé, ou d'autres médias traditionnels. Il est difficile d'établir des chiffres avec précision, mais 95 % des médias traditionnels en langue chinoise hors de Chine seraient contrôlés par le parti. En France, aucun média papier en chinois n'est indépendant du parti : Nouvelles d'Europe est un média entièrement contrôlé par le PCC, et c'est lui qui informe les Français d'origine chinoise, au moins jusqu'à la troisième génération, pour laquelle WeChat prend le relais. C'est un vrai problème, dont on parle peu. Bien sûr, RFI fait un travail formidable, mais avec trop peu de moyens. On laisse un segment de notre population être informée par la Chine, y compris avec des appels à aller aux urnes, sans directive de vote pour l'instant, mais il me semble que c'est un test pour évaluer les capacités de mobilisation de la population. Tout cela est très inquiétant. TikTok n'est qu'un outil, permettant de toucher un segment particulier.
TikTok vise actuellement des adolescents sans activité professionnelle, mais ils en auront un jour. Ils auront pu être influencés par des contenus, avoir une image de la Chine plus positive que les générations précédentes : c'est aussi une stratégie de long terme.
Quant à la diffusion mondiale de TikTok, il me semble que la réponse tient à la qualité de l'algorithme, qui s'adapte aux besoins et aux goûts des populations locales.
Pour la modération, il y a eu quelques fuites concernant les directives, ce qui n'est pas étonnant, car tous les médias chinois en reçoivent. Elles prennent souvent la forme de listes de mots interdits, et de listes de mots ou de sujets à promouvoir en priorité. Un site américain, associé à l'université Harvard, diffuse régulièrement ces directives du département de la propagande lorsqu'il y a des fuites - et il y en a régulièrement.
M. André Gattolin. - Tout cela est très intéressant. Je diverge un peu sur les volontés d'influence électorale de la Chine - peut-être pourrons-nous en parler plus tard. Je voulais revenir sur une chose : de quoi TikTok est-il le nom ? L'objectif affiché très tôt était de devenir le premier média adolescent dans le monde : il est réalisé aujourd'hui, avec plus de 1 milliard d'utilisateurs.
TikTok est-elle une entreprise commerciale ? Il y a des ressorts idéologiques derrière, abrités par le pouvoir du régime de Pékin. Les quelques informations dont nous disposons sur les recettes publicitaires ne sont pas glorieuses : TikTok est beaucoup plus puissant que Snapchat, mais ne fait pas le quart de ses recettes publicitaires. Les dirigeants de TikTok ont annoncé que la moitié de leurs recettes publicitaires serait utilisée pour rémunérer les créateurs. L'intérêt, d'un ordre différent, repose sur la collecte et le stockage des données, notamment pour les jeunes : un jeune aujourd'hui transgressif sur ce genre de médias peut se retrouver dans cinq ans à Sciences Po, dans dix ans dans un cabinet ministériel. La Chine a-t-elle les capacités de stockage et de traitement suffisantes ? En tout cas, elle pourra identifier ces personnes qui se sont elles-mêmes filmées...
On remarque, peut-être moins en Europe qu'en Amérique du Nord, que dans les grands magasins vendant des livres, comme Indigo, la principale table présente des livres recommandés par TikTok. À coup de renforts publicitaires, TikTok devient un prescripteur important dans l'édition, dans de nombreux domaines. Je perçois bien la logique : on retrouve une constante de la stratégie chinoise, que l'on avait vue notamment pour les matières premières ou les terres rares : faire du dumping pour éliminer toute concurrence puis, une fois le monopole établi, en faire un autre usage.
Je ne peux pas m'empêcher de penser que TikTok fait partie d'une entreprise dont le but n'est pas simplement l'abêtissement, mais de pousser à des comportements hors normes, pour se réserver, peut-être demain, des leviers de pression directe.
Ne serait-on pas face à une expérimentation extrêmement large et importante ? On ne capte pas 1 milliard de jeunes sans un projet plus politique... Peut-être suis-je habité par une paranoïa antitotalitaire, mais j'y vois un projet plus large qu'un énième GAFAM ou géant de l'internet. Dans les déclarations des dirigeants chinois, tout cela n'a pas l'air d'être si anodin...
M. Paul Charon. - Nous pourrons reparler de l'ingérence dans les élections. Cela fait partie de la stratégie. Nous avons des cas très bien documentés...
M. André Gattolin. - Très ponctuels !
M. Paul Charon. - ... d'ingérence électorale dans plusieurs pays occidentaux, qui montrent qu'il s'agit de l'un des volets des opérations d'influence de la Chine.
Sur la stratégie globale de l'entreprise, j'essaie de n'affirmer que ce pour quoi j'ai des preuves. Il me faut avoir collecté suffisamment d'éléments pour affirmer quelque chose. Je reste prudent. Votre hypothèse est plausible, mais nous n'avons pas la preuve d'un vaste plan. Par ailleurs, j'ai quelques doutes sur cette hypothèse : globalement, le parti n'est pas toujours efficace pour mettre en oeuvre de vastes plans de ce type. En revanche, il est très opportuniste : quand quelque chose fonctionne, et qu'il peut l'instrumentaliser ou l'utiliser à des fins politiques, même si le projet d'origine était purement commercial, le parti le fait sans états d'âme et avec beaucoup d'efficacité. Le résultat est le même, mais ce n'est pas tout à fait la même chose du point de vue du chercheur, pour comprendre la nature et le fonctionnement du régime.
Vous avez raison concernant la capacité de la Chine à voir à long terme. Cela ne veut pas dire que tout projet est élaboré sur le long terme : certains projets sont menés dans l'urgence, sans aucune réflexion, et ne sont pas pensés pour durer. Mais les Chinois sont capables de projets à long terme. Pour illustrer mon propos, nous l'avons remarqué dans les opérations de recrutement, lorsque les services chinois veulent recruter une source. Un service de renseignement travaillant sur le court terme identifie la source possédant les renseignements dont on a besoin, un ingénieur travaillant chez Thales ou un membre d'un cabinet ministériel. En misant sur le long terme, on recrute des gens plus jeunes, en espérant qu'un jour les fonctions des recrues seront importantes pour la Chine. Les Chinois font les deux : non seulement ils recrutent des gens déjà en fonction, disposant des informations dont ils ont besoin, mais ils recrutent aussi à long terme.
Je peux évoquer le cas de Glenn Duffie Shriver, étudiant américain parti faire ses études à Shanghai, qui a été recruté, par petite annonce, par le ministère de la sécurité d'État, qui cherchait un étudiant américain pour rédiger une petite étude insignifiante. Cette étude, extrêmement bien rémunérée, a été suivie d'une autre, puis encore d'une autre. La relation s'étend dans la durée, pendant plusieurs mois. La première personne au contact de l'étudiant passe la main à une autre personne - probablement un officier du ministère. Petit à petit, les travaux deviennent plus intéressants. Au final, l'étudiant est incité à tenter le concours du département d'État ou de la CIA. S'il échoue au premier, il réussit les premières épreuves du second. Mais, lorsqu'il a été soumis au détecteur de mensonge, ce qui est obligatoire pour entrer à la CIA, il a un peu paniqué quand on lui a demandé s'il avait déjà perçu de l'argent d'une puissance étrangère. Il a dit qu'il n'était plus candidat, et il a tenté de retourner en Chine. Il a été arrêté alors qu'il s'apprêtait à prendre l'avion.
Le fait que les services de renseignement chinois recrutent des jeunes, encore étudiants, en espérant qu'ils auront un jour des fonctions intéressantes ou même - encore mieux - en les orientant vers les carrières qui les intéressent montre qu'ils sont capables de développer des stratégies à long terme, même si c'est avec plus ou moins de succès.
M. Thomas Dossus. - Je reviens sur les mesures actives et sur les contenus poussés. D'après vos connaissances, s'agit-il d'une intervention directement sur l'algorithme de TikTok, ou plutôt de l'utilisation de comptes comme relais des termes à promouvoir ?
Dans les interventions multicanaux dont vous avez parlé, TikTok est-il plus ou moins efficace que YouTube ou Facebook ? Je rappelle que YouTube a un peu modifié son algorithme pour éliminer les fausses informations. TikTok est-il désormais un canal privilégié ?
M. Paul Charon. - Pour l'instant, ce que l'on note, c'est que les Chinois privilégient le contenu : si nécessaire, ils créent de faux comptes et diffusent des contenus qui vont soit créer du dissensus, soit orienter les opinions sur certains sujets. Peut-être y a-t-il aussi une intervention sur l'algorithme, mais nous n'avons aucune information à ce sujet. Ce qui est sûr, c'est que, sur TikTok comme sur les autres réseaux sociaux, ils misent d'abord sur le contenu.
S'agissant des interventions multicanaux, l'efficacité relative de TikTok est difficile à évaluer, déjà parce qu'il y a ce que l'on voit et tout ce que l'on ne voit pas. Il y a ce que les réseaux sociaux veulent bien révéler. Certains acteurs acceptent de donner accès à leur interface de programmation d'application (API), ce qui permet d'obtenir les données et d'y travailler, quand d'autres refusent. La comparaison est donc difficile. Par ailleurs, TikTok ne vise pas les mêmes segments de population qu'une application comme Facebook, qui a atteint son plafond, qui ne grandira plus parce que sa population est plus âgée, et qui sera maintenue en place jusqu'à qu'elle meure doucement. Il est tout de même utile de recueillir le même type d'informations sur d'autres segments de population.
Je ne suis pas sûr que comparer TikTok à Twitter ou Facebook soit la bonne façon de procéder. Ce que l'on voit, c'est que la plupart des États qui en ont les moyens travaillent sur toutes ces plateformes, parce qu'elles ont chacune leurs avantages, leurs faiblesses, vont apporter tel type de données ou faciliter l'accès à tel segment de la population.
M. Claude Malhuret, rapporteur. - Je veux m'adresser, de façon plus générale, au directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégies d'influence » de l'Irsem.
Vous avez évoqué tout à l'heure le problème de l'asymétrie effarante : les GAFAM et d'autres plateformes sont totalement interdites en Chine, alors même que les Chinois et les Russes peuvent intervenir autant qu'ils veulent sur Facebook, YouTube, etc. En plus, TikTok est aujourd'hui, d'une façon ou d'une autre, lié au gouvernement chinois et peut se développer comme il le veut dans l'ensemble des pays occidentaux. J'ai d'ailleurs cru comprendre que vous nous suggériez qu'il faudrait peut-être s'en occuper...
De la même façon, vous avez évoqué les refus de visas des journalistes et des chercheurs, alors qu'il y a des millions d'étudiants chinois dans les universités européennes et américaines.
Vous dites également, dans votre rapport, qu'il y avait, voilà quelques années, plus de 2 millions d'« influenceurs à 50 centimes » - ceux qui trollent, qui sont en permanence sur les réseaux sociaux occidentaux et sont payés par le régime chinois. On se dit que jamais la France ou les États-Unis ne feront de telles choses !
Sur cette terrible asymétrie en matière de renseignement, pourriez-vous, à ce jour, formuler quelques recommandations ? Auriez-vous, par ailleurs, quelques données susceptibles de nous rassurer sur les contre-offensives possibles ?
Dans votre rapport, vous écrivez que « la prise de conscience en France des risques posés par l'influence chinoise est vive et croissante depuis 2019, avec une nette accélération en 2020-2021. C'est dans ce contexte de «réveil français», qui semble désormais irréversible, que s'inscrit la publication du présent rapport. » Je ne suis pas tout à fait sûr d'être aussi optimiste que vous. Tout le monde ici est au courant des dernières données, qui ont conduit la Commission européenne à interdire, en urgence, l'installation de l'application sur le téléphone de ses fonctionnaires. Plusieurs pays européens l'ont fait en même temps. Cette décision est-elle, selon vous, le fruit d'une prise de conscience progressive ou les services de renseignement ont-ils brusquement découvert une réalité que l'on ne connaissait pas ?
La Commission européenne n'a pas donné beaucoup de détails. La moindre des choses est de lui demander les raisons de son geste ! Celle-ci a ouvert une boîte de Pandore : si elle estime que les transferts de données concernent ses fonctionnaires ou ceux du Parlement européen, ils concernent évidemment ceux de tous les gouvernements. Trouvez-vous qu'il y a là une sorte de prise de conscience qui peut nous conduire à l'optimisme quant aux réactions du gouvernement français ?
Je trouve la conclusion de votre rapport intéressante : en définitive, toutes ces stratégies d'influence sur les réseaux sociaux se concluent, selon vous, par un « échec stratégique », puisque, aujourd'hui, dans les études d'opinion, l'image de la Chine est catastrophique. J'analyse cet échec comme étant en lien avec le durcissement, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur, de Xi Jinping, qui a d'ailleurs conduit à une gestion désastreuse du covid.
Ce durcissement annonce-t-il un nouveau blocage, après la « remaoïsation » que l'on a connue - toutes proportions gardées - de Deng Xiaoping à Hu Jintao ? Couplé à la catastrophe démographique que connaît actuellement la Chine, entraîne-t-il une probabilité d'affaiblissement du régime chinois à terme ? Ou estimez-vous qu'il est très difficile de tirer des plans sur la comète sur ce qui est en train de se passer aujourd'hui et de conclure, compte tenu également des déboires que connaît la Russie, à de potentiels vrais problèmes pour les régimes totalitaires face aux démocraties occidentales ?
M. Paul Charon. - Nous n'avons pas formulé de recommandations dans notre rapport, car nous sommes des chercheurs, et tel n'est pas notre métier. Mais je peux vous indiquer quelques pistes, d'abord liées à la question de l'asymétrie, de l'absence de réciprocité. Il ne tient qu'à nous d'exiger cette dernière à chaque fois que cela nous semble nécessaire, sans porter atteinte à nos institutions ou à nos valeurs.
De plus, cette asymétrie est aussi celle de la connaissance de l'autre : on connaît bien moins la Chine que la Chine ne nous connaît, pour de nombreuses raisons. Il y a beaucoup plus d'étudiants chinois venant en France que d'étudiants français ou européens se rendant en Chine, beaucoup plus de Chinois parlant français ou anglais que de Français ou d'Anglais parlant le chinois. Cette asymétrie de connaissance touche les institutions, mais aussi et surtout la pensée stratégique chinoise. Cette méconnaissance ne concerne pas que la France, mais aussi les États-Unis, où ce constat est largement partagé. Un exemple souvent mentionné : la bible de la pensée stratégique chinoise date de quinze ans, mais cet ouvrage majeur n'a été traduit en anglais, pour la première fois dans une langue occidentale, que l'année dernière. Auparavant, on continuait de mentionner Sun Tzu ou La Guerre hors limites quand on tentait de comprendre la pensée stratégique chinoise. Or cette dernière est pourtant très riche : les militaires, les diplomates ou les think tanks ont une production colossale, très vive et dynamique, mais nous ne la connaissons pas. Nous ne savons pas comment les Chinois se représentent les questions informationnelles, stratégiques ou la guerre. Tout cela est très mal connu.
Cela me conduit à formuler une recommandation évidente : il faut plus de chercheurs spécialistes de la Chine, plus de bourses, plus de postes dans les universités, plus de sinologues spécialistes de ces questions au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), plus de postes dans les think tanks et les administrations. C'est un levier d'action très concret qui nous permettrait d'être mieux armés.
Nous pourrions être tentés d'utiliser les mêmes méthodes que les Chinois et les Russes. Je pense qu'il faut s'en préserver : si nous créions de faux comptes sur les réseaux sociaux pour diffuser de fausses informations dirigées contre nos adversaires, nous nous ferions prendre, comme eux...
M. André Gattolin. - C'est arrivé en Afrique...
M. Paul Charon. - Le cas africain est intéressant. L'affaire de Gossi nous montre ce que nous pouvons faire : révéler les actions des Russes, entraver leurs opérations de désinformation, c'est vertueux, c'est efficace, et c'est à notre portée. Nous pourrions être tentés de créer de faux comptes, comme les Chinois et les Russes, mais nous devons nous en préserver, car nos institutions et nos valeurs démocratiques seraient affaiblies, ce que cherchent tant les Chinois que les Russes : nous pourrions tomber dans le piège qu'ils nous tendent.
Une autre recommandation possible, c'est celle de rendre systématiquement publiques les opérations détectées, surtout lorsqu'elles sont de plus en plus sophistiquées et qu'elles font appel à des intermédiaires en France. Si des Français, quelle qu'en soit la raison, décident de soutenir une opération informationnelle chinoise, il faut le rendre public. Le coût informationnel est très important, et une fois entravés, ces intermédiaires ne peuvent plus être utilisés. Il faut le faire de manière systématique, le plus largement possible.
Le réveil français et la prise de conscience sont progressifs. Cela ne concerne pas que TikTok. La pandémie a joué un grand rôle, en mettant au jour certaines pratiques. Mais c'est également lié au virage chinois. Tant que les opérations informationnelles chinoises misaient essentiellement sur la séduction, cela ne posait pas de problème. Mais lorsque les instituts Confucius sont associés à d'autres moyens relevant de l'infiltration, cela peut nous poser des problèmes. Là encore, il faut faire valoir la réciprocité : la Chine laisserait-elle les alliances françaises diffuser de fausses informations, réécrire l'histoire ? Les matériaux utilisés par les instituts Confucius pour enseigner le chinois sont très tendancieux historiquement... On pourrait leur opposer la réciprocité, en leur demandant pourquoi nous devrions tolérer chez nous ce qu'ils ne toléreraient pas chez eux.
Cette prise de conscience est lente, progressive, mais elle est réelle. Il y a de multiples illustrations. Le débat sur TikTok n'en constitue que le dernier volet : il y a déjà eu la mise en place du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), un certain nombre de rapports et de travaux scientifiques, et de plus en plus de journalistes enquêtent et font des révélations. Des gens qui étaient très favorables à la Chine et la soutenaient dans ces opérations ne le font plus aujourd'hui. Il y a une prise de conscience, et un coût à adopter ce type de comportements.
M. Mickaël Vallet, président. - Vous pensez à des politiques, des chercheurs, des journalistes ?
M. Paul Charon. - Oui, à tous ces domaines confondus.
M. Mickaël Vallet, président. - Pensez-vous à quelqu'un en particulier ?
M. Paul Charon. - Non, je parle de manière générale. Le rapport contient des exemples intéressants. Il y a un véritable coût réputationnel qui fait hésiter certaines personnes, surtout lorsque la motivation n'est pas idéologique, ou qu'elle ne va pas jusqu'au partage d'idée, mais plutôt à l'identification d'un ennemi commun. En France, l'une des chances de la Chine, c'est l'antiaméricanisme. Les Chinois arrivent à pénétrer certains segments de la société en misant sur l'antiaméricanisme, et des gens aident la Chine non par amour du régime chinois, ou parce qu'ils sont convaincus par l'idéologie prônée par Xi Jinping, mais parce qu'ils sont tout simplement antiaméricains.
Vous avez parlé de « remaoïsation ». Il faut faire attention : le durcissement du régime n'est pas sa maoïsation. La maoïsation d'un régime repose sur la mobilisation des masses. Le régime maoïste est comme Janus, il a un visage institutionnel, celui de l'État, et un autre visage, celui des mobilisations populaires. Pensons au Grand bond en avant, ou à la Révolution culturelle : ces fièvres populaires, caractéristiques du maoïsme, ne correspondent pas à ce que fait Xi Jinping aujourd'hui. Il faut faire attention à ne pas faire d'erreur d'analyse.
M. Claude Malhuret, rapporteur. - J'aurais dû dire : néostalinisation...
M. Paul Charon. - Oui, il y a un échec stratégique, parce que, même si la Chine est capable de remporter un certain nombre de succès tactiques ici ou là, avec plusieurs opérations qui ont très bien fonctionné et qui ont apporté des gains à court terme, on assiste, sur le moyen terme, à un effondrement de l'image de la Chine dans le monde. L'exemple le plus flagrant est celui de la Corée du Sud : il y a vingt ans, 69 % des Coréens du Sud avaient une image positive de la Chine, contre 19 % aujourd'hui. Cela s'explique tout simplement par le fait que le parti communiste a une posture beaucoup plus agressive à l'égard de la Corée, comme de l'Europe ou de l'Amérique du Nord.
Il faut malgré tout apporter une nuance à cette évaluation, compte tenu des succès que la Chine remporte dans le Sud global. Là aussi, ce n'est pas par adhésion au régime chinois : cela peut être par anti-occidentalisme ou par anti-américanisme, de la même manière qu'un certain nombre de pays se laissent séduire par les Russes et Wagner plus par rejet de la France que par adhésion au modèle russe. C'est important, parce que cela veut dire que la réponse n'est pas forcément la même partout. Il y a une réponse qu'il faut apporter à la Chine : on doit mettre en place un certain nombre de dispositifs pour nous protéger contre ses opérations informationnelles. Mais il y a peut-être une réponse plus diplomatique à apporter aux pays qui se laissent séduire par la proposition de rééquilibre mondial que propose la Chine. Ce que la Chine propose n'est ni plus ni moins qu'un révisionnisme international. Le parti et Xi Jinping le disent très clairement : ce qu'ils veulent, c'est refonder le système international pour qu'il ressemble davantage au système chinois et qu'il défende mieux les intérêts de la Chine. L'offensive vers le Sud global relève de cette logique.
Veillons à ne pas trop nous isoler de ce Sud global, pour ne pas le voir prendre parti pour Pékin. Regardez ce qui se passe à l'ONU ! Ce sont les régimes autoritaires qui, aujourd'hui, y dominent les débats sur les droits de l'homme, parce qu'ils sont plus nombreux. Cette rhétorique, la Chine l'avance en permanence. Même dans le vote sur les sanctions de la Russie en raison de l'invasion de l'Ukraine a été mis en avant le fait que les quelque 45 ou 50 États qui ont voté contre ou se sont abstenus représentaient plus de la moitié de la population mondiale. C'est un argument auquel on ne sait pas répondre pour l'instant - ou alors on le fait très mal. C'est un enjeu colossal.
Y a-t-il un affaiblissement potentiel du régime ? C'est une question à laquelle il est extrêmement difficile de répondre. On ne peut absolument pas dire si le régime est sur le point de s'effondrer ou pas. Mais, s'il s'effondre, je ne serai pas surpris.
M. Mickaël Vallet, président. - Vous concluez par une réponse de diplomate, mais nous avons été très intéressés par les considérations de chercheur que vous avez développées tout au long de l'audition. Merci infiniment !
La réunion est close à 18 h 50.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.