Mercredi 8 mars 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 13 h 45.

Institutions européenne - Première partie de session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) du 23 au 27 janvier 2023 - communication

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous nous réunissons aujourd'hui pour entendre deux communications de nos collègues Alain Milon et Pascal Allizard, respectivement chefs de file des délégations sénatoriales qui siègent dans deux assemblées parlementaires européennes, celle du Conseil de l'Europe et celle de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe.

Je me félicite de ces rendez-vous réguliers organisés devant notre commission, car ils nous offrent une ouverture sur une vision continentale de l'Europe, au-delà des frontières de l'Union européenne, vision particulièrement précieuse depuis un an que la guerre sévit en Ukraine, aux portes de l'Union. En siégeant dans ces assemblées, chers collègues -et je salue ici la présence parmi nous des sénateurs membres de ces délégations sans appartenir à notre commission-, vous avez le privilège de contribuer à entretenir un dialogue avec les parlementaires des États qui sont au coeur des conflits qui agitent notre continent et vous oeuvrez ainsi à construire la paix sur le temps long.

Je sais qu'Alain Milon, vice-président de la commission des affaires sociales, vit une semaine particulièrement intense en raison de l'examen du projet de loi sur la réforme des retraites et je lui sais gré d'être parmi nous aujourd'hui. Je lui cède sans attendre la parole pour nous rendre compte de la première partie de session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe qui s'est tenue fin janvier 2023.

M. Alain Milon, premier vice-président de la délégation française à l'APCE. - Monsieur le président, mes chers collègues, je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui pour évoquer les travaux de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe lors de sa première partie de session 2023, qui s'est tenue du 23 au 27 janvier dernier.

S'agissant de la délégation française, peu de changements sont intervenus dès lors que la délégation avait été renouvelée à l'automne. Je signale néanmoins que Didier Marie a été désigné par son groupe politique membre de la commission de suivi, où il rejoint nos collègues Claude Kern et Bernard Fournier.

La partie de session a notamment été marquée par l'intervention de la ministre allemande des affaires étrangères, Annalena Baerbock, qui a appelé les États membres à réaffirmer leur fidélité aux valeurs du Conseil de l'Europe, lors du Sommet des chefs d'État et de gouvernement qui se tiendra à Reykjavik au mois de mai prochain. La guerre en Ukraine a été au coeur de son intervention et elle a été très vivement interpellée par plusieurs membres de l'Assemblée sur la livraison de chars allemands à l'Ukraine, qui n'était alors pas confirmée, mais aussi, de manière plus originale dans l'ambiance du moment, par un collègue grec sur la livraison d'armes allemandes à la Turquie... Elle a fait montre, tout au long de son intervention et de ses réponses, d'une grande habileté politique.

La Première ministre islandaise, Katrín Jakobsdóttir, est également intervenue lors de cette partie de session, qui prenait place sous présidence islandaise du Comité des ministres. Elle a naturellement évoqué le Sommet de Reykjavik, réclamé par l'APCE depuis plusieurs mois, mais qui restera un exercice exclusivement gouvernemental, en dépit des nombreux débats que nous avons pu avoir et de la tenue d'une réunion en format « commission permanente », en parallèle du Sommet des chefs d'État et de gouvernement. Nos collègues Bernard Fournier et André Gattolin ont pu l'interroger, notamment sur la ratification par les États membres des conventions initiées par le Conseil de l'Europe. La Première ministre islandaise a évoqué la possibilité de prendre une initiative sur ce sujet.

La question du point de sortie du Sommet de Reykjavik est un enjeu majeur pour l'avenir et les perspectives du Conseil de l'Europe. On sait que l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme est espérée par certains comme une marque symbolique importante. La ministre allemande l'a d'ailleurs appelée de ses voeux dans son discours. Mais cette adhésion soulève de réelles difficultés concernant la politique étrangère et de sécurité commune, comme votre commission l'a souligné à plusieurs reprises.

Je veux également évoquer un moment d'émotion, qui rejoint le thème que vous aborderez demain au travers de la proposition de résolution européenne présentée par André Gattolin sur les transferts forcés massifs d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie. Ce moment, c'est l'intervention de la lauréate du Prix Nobel de la Paix, Oleksandra Matviichuk, directrice du Centre pour les libertés civiles, qui a mentionné la documentation de 31 000 crimes de guerre en dix mois et a appelé à briser le « cercle d'impunité » dont a bénéficié la Fédération de Russie jusqu'à présent dans le cadre d'autres conflits.

La question de la création d'un tribunal spécial international pour juger des crimes commis en Ukraine a été abordée dans le cadre d'un débat d'urgence, sur la base d'un important travail effectué par la commission des questions juridiques et des droits de l'homme.

L'APCE a appelé à la création d'un tribunal pénal international spécial à La Haye pour juger les dirigeants politiques et militaires russes et biélorusses qui ont « planifié, préparé, initié ou exécuté » la guerre d'agression contre l'Ukraine.

D'autres tensions traversant le continent ont été évoquées lors de cette partie de session, en particulier lors de débats sur les conséquences humanitaires du blocus du corridor de Latchine et sur les tensions entre Pristina et Belgrade, qui ne se sont pas améliorées depuis. La délégation française a eu des échanges directs avec la délégation arménienne, lors d'un dîner entre les délégations. Elle a également reçu le Président de l'Assemblée nationale du Kosovo. Il a évidemment plaidé la cause de la reconnaissance de cet État, qui aspire à intégrer pleinement le Conseil de l'Europe, ce qui ne va pas sans soulever des difficultés et des réserves de la part de plusieurs États membres.

Plusieurs débats thématiques de fond ont eu lieu. Je ne les citerai pas tous pour ne pas être trop long, mais je voudrais en évoquer certains qui me paraissent importants ou novateurs dans leur approche.

Certains débats ont tourné autour de la garantie du respect des droits de l'Homme en cas de conflit, avec des analyses sur les violences sexuelles liées au conflit, qui sont malheureusement une tragique réalité, sur l'impact environnemental des conflits armés et, surtout, sur l'émergence des systèmes d'armes létales autonomes et leur nécessaire appréhension par le droit européen des droits de l'Homme.

Ce dernier débat a donné lieu à des réflexions poussées et à des échanges vifs entre les tenants d'une interdiction absolue de tels systèmes d'armes et les tenants d'une approche réaliste, qui a finalement prévalu. André Gattolin a pris une part très active à ces échanges, puisqu'il a suppléé le président de la commission des questions juridiques et des droits de l'Homme. La résolution finalement adoptée par l'APCE affirme que des systèmes d'armes létales entièrement autonomes, qui sélectionnent des cibles et les éliminent sans le moindre contrôle humain significatif, ne peuvent jamais être conformes au droit international humanitaire et aux droits humains. De tels systèmes auraient donc vocation à être purement et simplement interdits. Mais elle appelle également à élaborer un cadre juridique pour les autres systèmes d'armes létales à autonomie partielle, en mettant en place des règles adaptées aux défis particuliers posés par ce type d'armes, afin d'assurer le respect du droit de la guerre. Dans l'attente de ce nouvel instrument international juridiquement contraignant, la résolution estime que la mise au point d'un code de conduite non contraignant pourrait servir de guide aux négociateurs de la future convention. Ce débat m'est apparu particulièrement intéressant et novateur.

Une séquence importante de la partie de session a été consacrée à la lutte contre les violences faites aux femmes, au travers en particulier d'un rapport sur le suivi de la mise en oeuvre de la Convention d'Istanbul, à laquelle l'Union européenne pourrait prochainement adhérer.

Un débat sur la captivité conjugale a également eu lieu, ce sujet ayant d'abord été étudié et pris en compte par les Pays-Bas. Telle que la définit la résolution adoptée par l'APCE, il s'agit de la situation dans laquelle une personne a contracté un mariage de son plein gré, souhaite y mettre fin, mais constate qu'elle ne peut pas le faire, soit sur le plan juridique, soit aux yeux de sa communauté.

Le dernier débat que je souhaite évoquer concerne celui du traitement des combattants étrangers de Daech et de leurs familles revenant dans nos États membres. La question est éminemment sensible et je sais que vous avez eu l'occasion de l'évoquer avec le juge Guyomar, lorsque vous l'avez auditionné conjointement avec la commission des lois. La délégation française à l'APCE l'avait fait également lors d'une rencontre à notre représentation permanente auprès du Conseil de l'Europe. La position de l'Assemblée parlementaire est plus favorable à ce retour que ne l'est la France. La portée réelle de la décision de la Cour dans l'affaire H.F. et autres contre France a été rappelée par plusieurs membres de la délégation française.

Enfin, puisqu'une délégation de votre commission se rend à la Cour européenne des droits de l'homme la semaine prochaine, je veux signaler que, lors de la prochaine partie de session prévue au mois d'avril, une séquence importante sera consacrée à la mise en oeuvre des arrêts de la Cour et au lien entre la Convention européenne des droits de l'homme et les constitutions nationales.

Je souhaite enfin ajouter un dernier point concernant le rapatriement d'enfants dont les parents sont partis combattre aux côtés de Daech. Je suis, comme vous le savez, président de la Fédération hospitalière de France pour la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, où une dizaine de ces enfants ont été placés en hôpital psychiatrique à leur retour de Syrie. Ils sont alors surveillés par des psychiatres, mais ne sont pas en résidence obligatoire et peuvent se promener dans la ville de Marseille tous les jours. Ils sont uniquement tenus de rentrer le soir. D'après les psychiatres, qui ne sont pas formés pour soigner ce genre d'enfants ayant potentiellement subi de véritables lavages de cerveau, ces enfants s'apparentent à de véritables « bombes » humaines. Une fois qu'ils sont en liberté dans les villes, on ne sait pas ce qu'ils peuvent faire. Il me semble important d'alerter sur ce sujet.

M. Jean-François Rapin, président. - Quel âge ont ces enfants ?

M. Alain Milon. - Ils ont entre 8 et 16 ans.

M. André Gattolin. - Je me suis également saisi du sujet à Paris, à l'hôpital Saint-Antoine où se trouve un service psychiatrique confronté à des situations particulièrement difficiles. On a notamment retrouvé des dealers au sein de l'hôpital, auprès de patients en situation de détresse mentale. Ils sont alors exploités. La toxicomanie est en effet un risque au vu de leurs traumatismes, or il faut trouver l'argent pour payer la drogue, ce qui peut mener à la prostitution.

M. Jean-François Rapin, président. - Pour être clair, parlons-nous d'enfants combattants ou d'enfants qui ont subi des lavages de cerveau ?

M. Alain Milon. - Ce sont plutôt des enfants de combattants, qui ont vécu leur prime jeunesse dans ce contexte-là. Ils ont, pour la plupart d'entre eux, été formés à la guerre de Daech. Ce que disent les psychiatres, que ce soit à Marseille ou à Saint-Antoine, c'est qu'ils ne s'estiment pas formés pour traiter les pathologies psychiatriques de ces enfants. Ils se retrouvent démunis face à des enfants qui sont libres le jour et ne sont tenus de revenir à l'hôpital que la nuit. Ils nous alertent sur les dangers qu'ils représentent, et sur le risque qu'ils se suicident n'importe où, n'importe quand et avec n'importe quel type d'arme.

M. Jean-François Rapin, président. - Est-ce que d'autres pays sont concernés par cette situation?

M. Alain Milon,. - Je pense que c'est le cas des pays qui ont un système hospitalier psychiatrique analogue, comme la Belgique. Pour les autres, je ne me prononce pas.

M. Pierre Cuypers. - Quand vous parlez de « bombes humaines », évoquez-vous ici un risque en termes de virus ou de problèmes de santé, ou simplement d'agressivité pour défendre leur cause, alors qu'ils sont accueillis chez nous ?

M. Alain Milon - Il s'agit de bombes humaines en termes d'agressivité.

Politique étrangère et de défense - Session d'hiver de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe du 22 au 26 février (AP-OSCE) - communication

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous propose d'entendre maintenant l'intervention de Pascal Allizard qui va nous rendre compte de la session d'hiver de l'Assemblée parlementaire de l'OSCE qui s'est tenue fin février.

M. Pascal Allizard, premier vice-président de la délégation française à l'AP-OSCE. - Je me réjouis, Monsieur le président, cher Jean-François, Monsieur le président, cher Alain Milon, qu'une fois de plus notre sort soit lié, au sein de cette commission, où, au titre de l'APCE et de l'AP-OSCE, nous représentons en quelque sorte la Grande Europe, l'Europe des valeurs, de la sécurité et de la géopolitique, sans laquelle l'Union européenne ne peut se développer.

Il y a près de trois mois, le 14 décembre 2022, nous avions fait le point sur l'activité de l'assemblée parlementaire de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (AP-OSCE) l'année dernière, marquée par la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine et, sur le plan interne, par le renouvellement de la délégation française à la suite des élections législatives, qui avaient conféré à notre délégation sénatoriale un rôle particulier.

Je vous avais narré le déroulement de la session d'automne de Varsovie, marquée par un débat intense et passionnant, quasi existentiel pour cette organisation, sur le mécanisme de suspension que j'avais proposé, en tant que président de la commission du Règlement, en application du mandat exprès et unanime donné par l'assemblée annuelle de Birmingham en juillet dernier.

Je vous avais exposé combien le mécanisme du « consensus moins un », s'apparentant à un quasi droit de véto, qui gouverne la commission permanente, organe décisionnel de l'assemblée, avait rendu périlleuse une telle entreprise.

À Vienne, il y a dix jours, pour la session statutaire d'hiver, qui se tenait à la date anniversaire de l'invasion russe, ce n'est pas l'ombre de la Russie qui planait sur l'assemblée, mais bel et bien la présence même de délégations de la Douma et de l'assemblée biélorusse, qui suscita, comme vous pouvez l'imaginer, bien des inquiétudes et bien des remous.

En effet, Vienne est le siège permanent et historique de l'OSCE, organisation internationale, intergouvernementale, réunissant 57 États, dont la Russie et la Biélorussie, qui disposent donc d'ambassadeurs et de représentations permanentes, participant aux réunions périodiques avec leurs collègues des autres États membres, en dépit du peu de cas qu'ils font du « décalogue », c'est-à-dire des dix principes fondateurs, foulés aux pieds par l'invasion russe de l'Ukraine. Permettez-moi de les rappeler ici : égalité souveraine des États, non-recours à la menace ou à la force, inviolabilité des frontières, intégrité territoriale des États, règlement pacifique des différends, non-intervention dans les affaires intérieures, respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, coopération et exécution de bonne foi des obligations du droit international, notamment de la charte des Nations Unies.

La Russie est allée à l'encontre de chacun de ces principes.

Le siège de l'assemblée parlementaire se trouve à Copenhague, mais l'assemblée d'hiver se tient rituellement, chaque année, à Vienne, ce qui permet un contact étroit avec les responsables exécutifs de l'organisation, ainsi qu'avec les ambassadeurs ou représentants permanents, afin d'assurer un dialogue et une cohérence nécessaires entre nos travaux parlementaires et les missions des autres organes - voire un contrôle de ceux-ci.

Si le Règlement de l'assemblée n'inscrit pas dans le marbre le lieu de ce rendez-vous attendu, il dispose qu'il doit se tenir avant la fin février, ce qui rendit nulles et non avenues les solutions de rechange tardivement proposées, par exemple par la Lituanie.

En effet, face à la décision des autorités autrichiennes, après quelques pressions et tergiversations, d'octroyer des visas aux représentants russes et biélorusses, en vertu de l'accord de siège qui les lie à l'OSCE, des réticences et oppositions se sont manifestées, de la part des délégations de plusieurs pays membres, soucieux de ne pas voir la Russie saisir cette occasion d'une tribune de propagande et de désinformation, au détriment de l'Ukraine et de l'OSCE dans son ensemble.

Il fallut tout d'abord tordre le cou aux rumeurs selon lesquelles la présence russe et biélorusse s'annonçait massive, des chiffres fantaisistes ayant circulé, prévoyant des délégations pléthoriques, garnies de titulaires et de suppléants, plusieurs fonctionnaires et collaborateurs, soit 35 personnes en tout et jusqu'à plusieurs dizaines de journalistes, sans compter les diplomates et assimilés en poste à Vienne.

Les autorités autrichiennes se sont montrées prudentes quant à l'octroi de visas, à leurs nombre et conditions  : elles n'ont accordé en tout et pour tout que sept visas aux Russes, pour six parlementaires et un fonctionnaire, et trois aux Biélorusses, strictement limités dans le temps, du début de la première réunion plénière le jeudi matin à la fin de la commission permanente le vendredi après-midi, et circonscrits dans l'espace, aux abords du centre de Vienne, entre l'hôtel désigné, leurs ambassades et le centre de congrès de la Hofburg.

La question de la présence ukrainienne était épineuse à plus d'un titre. La Rada prit, début février, une résolution recommandant aux parlementaires de tous les pays membres de ne pas se rendre à Vienne, puis la délégation ukrainienne choisit finalement d'y aller, mais sans pénétrer dans l'immeuble où ils auraient craint de croiser physiquement les Russes, donc en restant cantonnée dans son ambassade. C'est là que nous nous réunîmes avec elle, à plusieurs reprises.

Ces précisions ne sont pas qu'anecdotiques. Elles dessinent le cadre d'une session tout à fait inédite dans l'histoire de l'organisation issue de l'Acte d'Helsinki, dont nous commémorerons le cinquantenaire dans deux ans.

Dans le contexte si particulier de l'anniversaire de l'invasion de l'Ukraine, cette session s'est tout compte fait déroulée sans encombre, en dépit des tensions qui avaient entouré sa préparation : 52 États sur 57 étaient représentés par 247 parlementaires, soit près de 500 participants au total.

Certaines interventions des hauts responsables de l'OSCE, dont celle du président en fonction, le ministre des affaires étrangères de Macédoine du Nord, M. Osmani, eurent lieu en visioconférence depuis l'assemblée générale extraordinaire des Nations unies à New York.

Les enjeux de sécurité de cette rencontre firent naturellement l'objet d'une vigilance particulière. Le bureau de l'assemblée et les autorités autrichiennes y ont oeuvré diligemment, avec le concours de services compétents et efficaces, déployés sur place, auprès des délégations, aux abords de l'édifice principal et des hôtels, et jusque dans les salles de réunion, ce qui fut une première.

La chorégraphie des séances avait été minutieusement préparée, lors de réunions de bureaux en visioconférence, dans les semaines et jours précédents et sur place jusqu'à la veille de l'ouverture de la session.Les délégations russe et biélorusse étaient judicieusement placées au fond de la salle, relativement isolées et proches de sorties dédiées.

Ne serait-ce que grâce à cet agencement, elles n'ont pas pu perturber l'ordonnancement des débats, qui restèrent concentrés sur le fond, marquant une condamnation vigoureuse de la guerre menée par la Russie en Ukraine et une évaluation rigoureuse de ses conséquences considérables pour les trois « dimensions » de l'OSCE, correspondant aux compétences de chacune de ses trois commissions : les affaires politiques et de sécurité ; l'économie et l'environnement ; les droits de l'homme.

Le message principal de la délégation ukrainienne, réclamant la sanction des crimes de guerre perpétrés par la Russie, fut prononcé avec force par le chef de la délégation slovaque.

Après avoir en vain tenté d'en contester l'ordre du jour, les délégations russe et biélorusse ont fini par quitter la commission permanente, au deuxième jour, pour ne pas avoir à entendre l'adresse de l'opposante biélorusse Svletana Tikhanovskaïa. Encore leur fallait-il passer par une antichambre où était disposée une exposition très poignante de photographes ukrainiens sur la guerre.

Lorsque la parole leur fut accordée, pour de brèves interventions, ils respectèrent peu ou prou le temps imparti et subirent la sortie de salle de la plupart des délégations, tandis que d'autres brandissaient des drapeaux ukrainiens...Bref, ce fut une session difficile pour eux ! À l'outrance du chef de la délégation russe, comparant l'exclamation « Slava Ukraini ! » (« Vive l'Ukraine ! ») au salut nazi « Heil Hitler ! », répondit une indignation unanime...et la reprise, par le chef de la délégation lettone, en russe dans le texte, de la célèbre réponse du soldat ukrainien de l'île des serpents aux marins russes qui lui intimaient de se rendre.

Je précise que la délégation française s'était réunie auparavant pour arrêter une position commune : elle sortit unanime lors de chaque intervention russe ou biélorusse. L'assemblée tout entière a montré son unité autour de sa condamnation de l'agression russe et de son soutien à l'Ukraine : c'est évidemment « le » message de Vienne !

Des échanges avec les responsables exécutifs de l'organisation, il faut retenir le véto russe à la présidence estonienne pour 2024, avant celle de 2025 revenant à la Finlande. Quant au budget de l'OSCE pour cette année, il n'est toujours pas adopté, pour la même raison, et son fonctionnement est assuré par des douzièmes provisoires...Il n'en va pas encore de même pour l'assemblée, même si la délégation russe l'a menacée du même sort !

Au fond, l'assemblée de Vienne a exprimé le souhait et l'engagement quasi-unanimes des parlementaires de cette très grande région de poursuivre, contre vents et marées, leur mission de recherche du dialogue, de la paix, de la sécurité et de la coopération entre les peuples qu'ils représentent. Mission ô combien ingrate et difficile dans le contexte actuel, mais le décalogue d'Helsinki, que j'ai rappelé au début de mon propos, demeure notre boussole.

En ma qualité de représentant spécial de l'AP-OSCE pour les affaires méditerranéennes, en charge des relations avec les six pays partenaires que sont le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, l'Égypte, Israël et la Jordanie, j'ai pu m'entretenir avec les délégations parlementaires marocaine et algérienne présentes à Vienne, ainsi qu'avec l'ambassadeur d'Israël, et laisser un message à la représentation permanente de Jordanie, en vue de l'organisation du prochain Forum méditerranéen, prévu en principe en automne de cette année.

Je suis intervenu en commission permanente sur les défis immenses posés dans cette grande région par la guerre en Ukraine. En commission du Règlement, désormais élargie, permettez-moi de le souligner en ce jour particulier, j'ai soutenu une proposition tendant à introduire, non pas encore la parité, mais une représentation plus équilibrée des genres au sein de l'assemblée parlementaire.

Nos collègues membres de la délégation souhaiteront peut-être l'évoquer eux-mêmes, mais je dirais juste que Valérie Boyer a plaidé pour l'Arménie et pour la paix, Ludovic Haye pour la sécurité nucléaire après la sortie annoncée de la Russie du Traité de réduction des armes stratégiques New Start, et Jean-Yves Leconte pour la paix et le retour à l'esprit d'Helsinki, en soulignant combien la Russie l'avait violé.

Au total, nous pouvons nous réjouir de la bonne tenue de cette session dans des circonstances difficiles, et du soutien fort exprimé à l'Ukraine, même si des interrogations existentielles profondes demeurent sur le rôle d'une organisation quelque peu déphasée face à la recrudescence de la guerre et des tensions, mais qui n'aspire qu'à jouer, le moment venu, tout son rôle pour la paix et la sécurité durable de l'Europe et du monde.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci. Je vois que l'ambiance de cette session était particulièrement dégradée.

M. Pascal Allizard. - C'était en effet très particulier. Je voudrais ajouter un dernier point, au sujet de Piotr Tolstoï, chef de la délégation russe depuis plusieurs années. Cela fait huit ans que je siège à la délégation française de l'AP-OSCE, autant dire que nous nous parlions tout à fait normalement par le passé. Nous nous sommes évidemment croisés dans l'antichambre de la salle des séances lors de cette session, mais, en raison de ses prises de positions et de son comportement, il n'y a plus de discussions possibles avec cet homme qui a pourtant fait ses études en France, qui parle parfaitement français et a une très grande culture.

M. Jean-Yves Leconte. - Je partage en tout point ce qui a été dit par Pascal Allizard. J'étais relativement inquiet de la présence de la délégation française dans une assemblée où l'Ukraine ne siégerait pas, tandis que la délégation russe serait présente. Finalement, à part l'Ukraine et la Lituanie, qui étaient absentes, toutes les autres délégations ont fait le choix de quitter la salle d'audience ostensiblement à chaque prise de parole de la délégation russe. Nous avions choisi a priori de ne pas sortir pour la prise de parole des Biélorusses, mais nous avons dû le faire dès lors qu'un des membres de la délégation biélorusse s'est lancé dans l'apologie des crimes de guerre constatés quotidiennement en Ukraine.

De ce point de vue, le pire a été évité. Les Russes ont probablement « vendu » leur présence à Vienne pour leur propagande interne, mais vis-à-vis des Polonais, des Baltes et des Roumains, la situation a été relativement bien gérée alors qu'elle aurait pu être plus compliquée.

Deuxièmement, la délégation française était multicolore en termes de spectre politique mais nous étions tous quasiment alignés, avec des sensibilités mineures. C'était un point important, d'autant qu'une assemblée parlementaire peut parfois faire émerger des divergences au sein des délégations.

Enfin, on peut déplorer que l'espace de discussion pour se comprendre et résoudre par le dialogue les conflits que constituaient l'OSCE et l'AP-OSCE, soit devenu un espace de confrontation des narratifs, selon les termes mêmes de notre ambassadrice, représentante permanente. Je pense que cela pourrait durer longtemps, et il n'est malheureusement pas garanti que cet espace retrouve le rôle qu'il avait auparavant.

M. André Gattolin. - Je voulais revenir sur la délégation russe. J'ai appris récemment l'existence d'un avion dédié de la Douma pour se rendre aux réunions des assemblées parlementaires internationales. J'étais étonné de la très grande présence russe, parfois même au sein des comités juridiques et des droits de l'homme, et de certaines alliances avec les Turcs ou les Azéris. De ce fait, nous nous retrouvions en difficulté pour avoir une majorité sur des textes importants. Institutionnellement, c'est un titre honorifique de représenter la Douma dans les assemblées parlementaires internationales, c'est une mission considérée comme un travail à temps plein et dotée de moyens logistiques importants.

Quant à l'APCE, la première ministre islandaise, Mme Katrín Jakobsdóttir, m'a indiqué ne pas avoir eu de retour de la part du Président Emmanuel Macron sur sa présence à Reykjavik au sommet des chefs d'État et de gouvernement du Conseil de l'Europe qui se tiendra les 16 et 17 mai. Je l'ai signalé au Président. Or M. Olaf Scholz fera le déplacement. Il est primordial que la France soit représentée à cet événement et ce serait à mon sens une erreur diplomatique qu'elle ne le soit pas.

M. Pascal Allizard. - S'agissant de la communication sur place, l'accès au centre de congrès n'était pas autorisé à la presse et les interviews se faisaient à l'extérieur. L'objectif était de ne pas offrir une tribune aux médias russes. Seule la présidente de l'AP-OSCE et le secrétaire général avaient le droit de s'exprimer au nom de l'assemblée, chaque parlementaire gardant sa capacité à s'exprimer ou non mais à l'extérieur. L'objectif était de ne pas donner à la délégation russe cette tribune qu'elle souhaitait avoir.

M. Jean-François Rapin, président. - Les Russes sont-ils venus avec leurs propres médias ?

M. Pascal Allizard. - Je ne sais pas s'ils sont venus avec leurs propres médias ou leurs correspondants sur place mais des médias oeuvraient en effet et les réseaux sociaux ont été sollicités. Nous n'avons pas voulu tomber dans ces travers et dans le mécanisme de suspension que j'avais proposé ; l'un des fils conducteurs était de s'assurer qu'ils n'aient plus accès à la communication officielle et à la tribune officielle que représente l'assemblée.

M. Jean-François Rapin. - Merci à tous.

La réunion est close à 14h30.

Jeudi 9 mars 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Politique étrangère et de défense - Transferts forcés massifs d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie - Examen du rapport sur la proposition de résolution européenne

M. Jean-François Rapin, président. - Nous examinons ce matin la proposition de résolution européenne n° 345 déposée par notre collègue André Gattolin le 10 février dernier, pour dénoncer les transferts forcés massifs d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie.

Depuis son dépôt, ce texte a reçu un appui sur tous les bancs : 75 de nos collègues l'ont cosigné, au premier rang desquels je relève quatre présidents de groupes (RDPI, UC, RDSE et Les Indépendants), ainsi que la Présidente du groupe interparlementaire d'amitié France-Ukraine, et notre collègue Claude Kern que notre commission a désigné pour rapporter avec André Gattolin sur cette proposition de résolution.

Avant de leur laisser la parole, je rappellerais simplement que le sujet du déplacement forcé d'enfants ukrainiens me préoccupe personnellement au plus haut point, depuis que m'en a informé Ivanna Klympusch-Tsintsadze, présidente de la commission pour l'intégration européenne de la Rada ukrainienne, quand je l'ai rencontrée en marge de la COSAC à Prague en novembre dernier. De fortes présomptions laissent en effet penser que la Russie procède au transfert forcé d'enfants ukrainiens loin de leur famille et de leur pays ; c'est effectivement un crime odieux qui ne peut laisser insensible. J'ai d'ailleurs eu l'occasion d'interroger à ce sujet le Président de la Rada d'Ukraine, M. Ruslan Stefanchuk, lors de l'entretien qu'il a eu avec le Président Larcher et auquel j'ai participé, à l'occasion de sa venue au Sénat le 1er février dernier. Le Sénat a déjà adopté une résolution transpartisane condamnant fermement l'agression russe contre l'Ukraine et appelant au renforcement de l'aide fournie à l'Ukraine, qui est devenue définitive le 7 février dernier. Grâce à l'initiative prise par André Gattolin, cette nouvelle proposition de résolution européenne (PPRE) ferait du Sénat la première chambre parlementaire nationale de l'Union européenne à se positionner haut et fort pour dénoncer spécifiquement de tels crimes visant des enfants. C'est pourquoi je l'en remercie et lui propose, ainsi qu'à Claude Kern, de nous présenter leur rapport sur cette PPRE.

M. André Gattolin, co-rapporteur. - La guerre d'agression brutale menée par la Russie contre l'Ukraine a ramené sur le sol européen une violence inédite depuis la deuxième guerre mondiale. Elle a infligé d'immenses souffrances et des destructions insensées à l'Ukraine et à ses populations civiles.

Les atrocités perpétrées et mises en évidence dès les tout premiers jours de l'invasion continuent à faire de trop nombreuses victimes : ce sont, au-delà du crime d'agression, des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité.

Outre l'action intense, sur le terrain, des agences des Nations unies, des organisations non gouvernementales (ONG), des autorités judiciaires et des services d'enquête spécialisés d'Ukraine et de nombreux pays sont allés enquêter, identifier, recueillir des preuves : par exemple, plusieurs équipes de gendarmes et d'experts de l'institut de recherches criminelles de la Gendarmerie nationale se sont rendues sur place dès le mois de mai 2022, tout de suite après que les forces ukrainiennes reprirent le contrôle des territoires concernés, à Boutcha notamment.

Il y a les morts qu'il faut identifier, les victimes de massacres qu'il faut dénombrer, les auteurs qu'il faut aussi identifier pour pouvoir les confondre et les punir, mais il y aussi les vivants, ou les survivants, qu'il faut retrouver, soigner, loger, nourrir, aider, soutenir, accompagner dans leur longue marche vers la reconstruction et la justice.

L'Ukraine s'est dotée à cette fin d'organismes et d'institutions spécifiques, pour enregistrer, dénombrer, et rassembler les informations sur les prisonniers de guerre, mais aussi sur les personnes civiles, blessées, déplacées ou disparues : le « Bureau national d'information » joue à cet égard un rôle clé, avec le soutien de plusieurs organisations internationales et ONG, de l'Union européenne, mais aussi du Canada.

L'invasion russe de l'Ukraine a entraîné, depuis plus d'un an, le déplacement de plus de treize millions de personnes, dont plus de huit millions dans différents pays de l'Union européenne - un million et demi en Pologne, un million en Allemagne -, selon le dernier point du Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), datant du 20 février.

Trois millions de « réfugiés » seraient enregistrés en Russie et en Biélorussie, toujours selon le HCR et plus de 5 350 000 personnes déplacées à l'intérieur même de l'Ukraine, selon la même source. Parmi eux, il y aurait plus de 700 000, 800 000, voire un million d'enfants. Les chiffres varient beaucoup.

L'objet de la présente proposition de résolution, qui s'adresse au Gouvernement français et que nous pourrions doubler d'un projet d'avis politique à la Commission européenne, est d'attirer l'attention et d'appeler à agir par une expression politique forte du Sénat, en faveur des personnes les plus vulnérables : outre les personnes âgées et les personnes handicapées, il s'agit bien évidemment des enfants.

Les enfants sont particulièrement protégés par le droit international, qu'il s'agisse du droit de la guerre ou du droit international humanitaire, régi notamment par les conventions de Genève du 12 août 1949, mais aussi bien sûr par la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 et par la convention internationale relative aux droits de l'enfant, tous textes ratifiés par la Russie. Ils le sont aussi par les traités et les textes européens.

De nombreuses ONG, ukrainiennes et internationales, dont Amnesty international, dans plusieurs rapports successivement publiés dès l'an dernier, plusieurs organes officiels spécialisés dans la défense des droits de l'homme, tel le bureau international de la démocratie et des droits de l'homme (BIDDH) de l'OSCE, mais aussi la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, ont rapporté et signalé aux assemblées parlementaires les transferts massifs de populations civiles et en particulier d'enfants organisés par les forces ou administrations et « associations » russes dans les territoires ukrainiens occupés vers la Fédération de Russie.

Ces rapports reposent sur de nombreuses enquêtes de terrain, sur des entretiens menés avec des réfugiés issus des régions de Kharkiv, Zaporijia et Kherson, ainsi que de certaines parties des territoires de Donetsk et de Louhansk.

Dans un rapport publié en novembre 2022, Amnesty international a montré, à partir d'entretiens avec des enfants issus de ces territoires, que les Russes procédaient à leur tri et à leur séparation d'avec leurs parents dans des camps dits de filtration, répartis dans les territoires occupés ou dans les régions russes limitrophes pour leur conférer la nationalité russe et les envoyer ensuite dans différentes régions russes en vue de leur adoption.

Combien de tels cas d'enlèvements ou de déportations d'enfants ont-ils été enregistrés ? Différents chiffres à ce sujet, allant de plusieurs centaines à 150 000, circulent. Il est difficile d'être fixé aujourd'hui, compte tenu des difficultés de contrôle.

Selon les données de la plateforme officielle du gouvernement ukrainien, Children of War, au 9 février 2023, 16 207 enfants auraient été déportés dont, directement à la Fédération de Russie, 11 593 enfants. Ce site dépend du Bureau national d'information précité et du ministère de la Réintégration des territoires occupés.

Parallèlement, selon la police nationale ukrainienne, 347 enfants seraient considérés comme disparus. Cependant, il ne s'agit que des cas pour lesquels les dossiers enregistrés contiennent des pièces et données d'identification considérées comme fiables par les autorités ukrainiennes.

Le HCR, pour sa part, aurait recensé une centaine de demandes de recherches d'enfants en Russie émanant de familles ukrainiennes, mais reconnaîtrait que les « vrais » chiffres seraient bien supérieurs, sans pouvoir, à ce stade, fournir d'estimation. Certaines familles pourraient être réticentes à assumer, face aux autorités ukrainiennes, qu'elles ont délibérément envoyé leur enfant en « colonies de vacances » en Russie.

Il est d'ailleurs curieux que les médias russes, donc la propagande russe, citant des sources officielles de la Fédération de Russie, rapportent que près de 733 000 enfants ukrainiens ont été emmenés sur le territoire de la Russie. Bien sûr, selon le narratif officiel, pour les protéger, pour les mettre à l'abri du conflit...

Que sait-on réellement de ces enlèvements ou déportations ?

Selon les témoignages recueillis notamment par le commissaire aux droits de l'homme et ombudsman ukrainien, Dmytro Lubinets, mais aussi par les ONG que nous avons auditionnées, des enlèvements, certains parlent même de rafles, ont été organisés sous prétexte d'évacuation.

Selon le rapport commandé par le département d'État américain à l'université de Yale, et paru le 14 février, les enfants ukrainiens provenant de diverses institutions où ils étaient hébergés dans les territoires occupés ont également pu être emmenés dans des camps de pseudo-rééducation. Le rapport dénombre et situe 43 camps répartis sur l'ensemble du territoire russe. D'autres sont accueillis dans des familles russes. Pour combien de temps ? Certains médias ou comptes de réseaux sociaux russes laissent entendre que c'est pour longtemps. Le rapport de Yale évoque en conséquence une politique systématique qui toucherait des milliers d'enfants ukrainiens. Ce rapport cite des cas d'enfants qui ont été retirés d'orphelinats ukrainiens. C'est ce qui se serait passé, par exemple, à Oleshki, où des enfants handicapés ont été emmenés en Crimée.

Dans 307 cas, les parents, parfois les grands-parents de ces enfants seraient venus seuls en Russie par des voies difficiles, longues de plusieurs milliers de kilomètres pour franchir quelques dizaines de kilomètres à vol d'oiseau, en contournant les territoires occupés et les zones de guerre par la Pologne, la Biélorussie et en traversant de grandes étendues de territoire russe, pour récupérer leurs enfants. Les demandes de papiers sont extrêmement lourdes.

Opération pensée, préméditée, planifiée, organisée, centralisée, au plus haut niveau ? Il paraît difficile d'en douter. Le rapport de Yale commence à décrypter ce système.

M. Claude Kern, co-rapporteur. - Dès mai 2022, en effet, M. Poutine a signé un décret sur la procédure simplifiée d'acquisition de la citoyenneté par les orphelins, les enfants privés de soins parentaux, les personnes handicapées qui sont citoyennes ukrainiennes et se trouvent dans les territoires occupés de l'Ukraine...

Cela a permis de faciliter la procédure d'adoption d'enfants ukrainiens sans tenir aucun compte de leur statut dans leur pays d'origine.

Cette procédure d'adoption simplifiée a été aussitôt utilisée par la Commissaire présidentielle aux droits de l'enfant de la Fédération de Russie, Mme Maria Lvova-Belova, qui joue un rôle clé dans l'exécution de cette politique, à grand renfort de publicité, jusque sur le site internet officiel du Kremlin, où on la voit, face à Vladimir Poutine, se féliciter qu'elle ait pu adopter un garçon de quinze ans, originaire de la région de Donetsk, « grâce à lui ». (M. le rapporteur diffuse une vidéo)

Au-delà de quelques cas documentés et fortement médiatisés par les réseaux sociaux et organes de presse et de propagande russes, il faut reconnaître, après avoir auditionné plusieurs officiels ukrainiens, mais aussi des ONG et des représentants de diverses administrations et organisations internationales, que nous ne disposons pas à ce stade de statistiques précises sur le nombre d'enfants ukrainiens ayant reçu la nationalité russe et ayant été adoptés de cette manière.

Selon certaines des personnalités que nous avons entendues, et selon le rapport de Yale, ces enfants ukrainiens séjourneraient donc dans des orphelinats ou des familles russes.

Selon la plupart de nos interlocuteurs, ils subiraient un véritable lavage de cerveau, avec remise en grande pompe de passeports russes, et volonté de les assimiler et de renier leur passé ukrainien et leurs racines familiales, alors que nombre de ces soi-disant orphelins pourraient encore avoir des parents vivants, dont ils ont été arbitrairement séparés, qu'ils résident en Ukraine ou ailleurs, y compris sur le territoire russe ou dans les territoires occupés par la Russie.

Les enfants ainsi déplacés sont malheureusement susceptibles de constituer des victimes toutes désignées pour des prédateurs ou auteurs d'abus ou pour les organisateurs de trafics illicites ou de traite des êtres humains, nous a déclaré le Représentant spécial de l'OSCE chargé de la lutte contre ce fléau.

Signant une politique d'État volontariste destinée à accélérer ce processus d'assimilation ou de « russification » forcée, la Fédération de Russie aurait un programme de financement pour les familles qui acceptent d'adopter un enfant ukrainien, nous ont déclaré des officiels et ONG ukrainiens.

Même si les agences des Nations Unies sont prudentes, car elles doivent pouvoir continuer d'intervenir partout et auprès de tous leurs interlocuteurs pour mener à bien leurs missions quelles que soient les circonstances, le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, M. Filippo Grandi, aurait récemment confié sa préoccupation quant au respect des principes fondamentaux de la protection de l'enfance par la Russie.

D'autres observateurs soulignent les mises en scène médiatiques abjectes auxquelles ils ont pu assister sur les ondes russes : ainsi, lors de festivités patriotiques au grand stade Loujniki de Moscou, le 22 février, des enfants aux sourires forcés, présentés comme étant originaires de Marioupol, ont été invités, devant les caméras de télévision, à se serrer contre un soldat russe, « Tonton Youri », qui les aurait soi-disant sauvés de la ville en cendres.

« Avez-vous des contacts avec eux ? Y a-t-il des négociations pour leur retour ? » est l'une des questions que nous avons posées à nos interlocuteurs ukrainiens.

Lors d'une réunion organisée par la Turquie, la Médiatrice russe Tetyana Moskalkova aurait assuré que la Fédération de Russie ne souhaitait pas garder les enfants emmenés d'Ukraine qui veulent retourner dans leur pays d'origine, sans donner les noms et le nombre de ces enfants. Elle aurait ajouté qu'elle était prête à faciliter leur retour : faut-il la croire ?

Ce qui est certain, c'est que l'ombudsman de l'Ukraine, président de la commission des droits de l'homme de la Rada, nous a dit parler à son homologue russe. Et d'autres officiels ukrainiens ont laissé entendre l'existence d'échanges d'informations, voire de tractations dans certains cas. Toujours est-il que 307 enfants auraient été ainsi récupérés à ce jour.

Les officielles russes, Mme Maria Lvova-Belova, et la Commissaire russe aux droits de l'homme de la Fédération de Russie, Mme Moskalkova, semblent en revanche réticentes à communiquer les données personnelles des enfants, même aux services officiels ukrainiens.

Les ONG et autorités ukrainiennes se démènent, pour tenter de faciliter le retour des enfants et empêcher leur adoption hâtive et illégale au regard du droit international. Elles font appel, outre le HCR déjà cité, au Comité des droits de l'homme des Nations Unies, au Comité des droits de l'enfant des Nations Unies, au Comité international de la Croix-Rouge. Nous relayons cet appel auprès du Gouvernement français qui a de l'influence aux Nations Unies, où Mme Colonna s'est exprimée le mois dernier, à l'assemblée générale à New York et à la commission des droits de l'homme à Genève, en mentionnant les enfants ukrainiens déportés en Russie.

Ces ONG ont aussi recueilli des informations qui peuvent être utiles pour préciser les responsabilités dans la chaîne des décisions de ce que le rapport de Yale décrit comme un « système ».

Ces informations, à condition bien sûr qu'elles soient solidement étayées et vérifiées par les autorités et services compétents, peuvent être précieuses, pour, dans un premier temps, prendre des sanctions à l'encontre des personnes ou des organismes prêtant leurs concours à ces déportations et adoptions illégales ; nous proposons que la France plaide pour que l'Union européenne étende en ce sens la liste du prochain paquet de sanctions puis, le moment venu, pour traduire ces personnes et organismes en justice.

C'est ici aussi que l'action du Gouvernement français et de l'Union européenne peut être décisive, pour recueillir et recouper ces données, consolider les enquêtes qui sont diligentées et y participer ou fournir aux enquêteurs les moyens nécessaires.

Les qualifications pénales applicables aux faits avérés et documentés et à leurs auteurs, si leur implication est prouvée, apparaissent en effet très claires et relèvent, soit des juridictions nationales, le cas échéant, soit de la Cour pénale internationale (CPI), qui a compétence à l'égard des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité et des crimes de génocide.

En effet, en vertu du statut de Rome, la CPI entend par « crimes de guerre » les « atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants », incluant « la déportation ou le transfert illégal ou la détention illégale ». Elle entend, par « crime contre l'humanité », « la déportation ou le transfert forcé de population ». Quant au crime de génocide, aux termes de la résolution du 11 décembre 1946 de l'Assemblée générale de l'ONU, adoptée après Nuremberg, il se définit ainsi : « le génocide est le refus du droit à l'existence à des groupes humains entiers, de même que l'homicide est le refus du droit à l'existence d'un individu ». La Convention du 9 décembre 1948, adoptée la veille de la Déclaration universelle des droits de l'homme, renvoie autant à la responsabilité des États qu'à celle des individus. L'article 6 du statut de la CPI reprend à l'identique les termes mêmes de l'article 2 de ladite Convention, selon lesquels « on entend, par crime de génocide, l'un quelconque des actes ci-après commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : [...] e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe ».

Le Procureur de la CPI, M. Karim Khan, a annoncé, dès le 2 mars 2022, avoir fait usage de son pouvoir pour, de sa propre initiative, ouvrir une enquête sur la situation en Ukraine au vu de renseignements concernant des crimes relevant de la compétence de la Cour, sur la base des saisines reçues les 1er et 2 mars 2022 par 39 États parties au statut de Rome, dont la France.

Lors de la toute récente conférence, intitulée United for Justice, qui s'est tenue à Lviv en fin de semaine dernière, avec les plus hautes autorités ukrainiennes, en présence du président de la République lituanienne, du vice-premier ministre néerlandais - la CPI siégeant à La Haye -, du Commissaire européen à la Justice Didier Reynders, de plusieurs procureurs généraux, la France étant représentée par le directeur juridique du Quai d'Orsay et par son ambassadeur en Ukraine M. Etienne de Poncins, le procureur de la CPI a déclaré continuer à enquêter sur le sort des enfants ukrainiens et a sollicité le plein concours des autorités judiciaires et policières ukrainiennes pour ce faire.

C'est aussi là que l'Union européenne a un rôle très important à jouer, et c'est, au fond, le sens même de la proposition de résolution et de l'avis politique que nous vous proposons d'adopter.

Dès le 8 avril 2022, l'Union européenne a annoncé mettre à disposition tous les moyens en sa possession pour participer aux enquêtes ouvertes par l'Ukraine pour crimes de guerre de la part de la Fédération de Russie.

Depuis le Règlement européen du 25 mai dernier, l'agence de coopération judiciaire européenne Eurojust, qui regroupe les États membres de l'UE (sauf le Danemark), mais également des pays partenaires comme l'Ukraine depuis 2016, tient une place essentielle dans le dispositif.

En effet, l'aide fournie par Eurojust prend trois formes. Tout d'abord, l'agence chapeaute une équipe commune d'enquête, constituée d'enquêteurs polonais, lituaniens et ukrainiens. Depuis le 25 avril 2022, celle-ci coopère avec le procureur de la CPI. Eurojust centralise aussi les éléments de preuve recueillis afin de faciliter les échanges et ainsi accélérer les enquêtes et les éventuelles poursuites pouvant être menées devant la CPI.

Cette coopération permet notamment d'éviter des doublons : qu'un témoin d'un crime ne soit pas entendu, par exemple, une première fois par la police ukrainienne, puis par celle du pays dans lequel il se serait réfugié. Elle permet aussi aux enquêteurs de retrouver facilement des témoins qui se seraient ensuite éparpillés sur le territoire européen. Tous les États membres et associés à l'Agence peuvent se joindre à cette équipe. C'est pourquoi nous appelons le Gouvernement et les autorités françaises à lui apporter un soutien renforcé, en fonction des compétences et des moyens disponibles pour venir en aide aux enfants ukrainiens et documenter les cas susceptibles de passer devant la CPI.

Nous faisons également référence à une initiative toute récente de la Commission européenne et de la Pologne, annoncée le 27 février 2023 par une porte-parole de la Commission européenne, à laquelle nous invitons le Gouvernement français à apporter tout son soutien. Il s'agit, là aussi, de réunir des preuves et de consolider les enquêtes, afin que ces crimes, s'ils sont avérés, ne demeurent pas impunis.

En, effet, peu importe les motivations de la Russie - assimiler, remédier à des déséquilibres démographiques voire « russifier », ou « dénazifier » l'Ukraine -, qui font tragiquement écho aux pires relents du siècle précédent pour l'Européen et l'Alsacien que je suis ; l'essentiel est que ces crimes cessent le plus tôt possible, et qu'ils cessent dès maintenant de se perpétrer dans l'ombre.

En adoptant ce texte, vous ferez oeuvre pionnière, car le Sénat serait le premier Parlement national à s'exprimer officiellement sur cette tragédie et sur le meilleur moyen de la combattre : la Justice. L'oeuvre de justice prendra son temps. Mais pour nous, il est temps d'agir. Oui, les enfants ukrainiens sont l'avenir de l'Europe, ils incarnent l'avenir du continent européen.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour ce travail important, vous avez dû travailler dans des conditions dégradées puisque les interlocuteurs ne sont pas tous autour de la table - et vous avez su faire preuve de perspicacité, quoique nous ne connaissions pas le nombre d'enfants victimes, et que nous ne le connaîtrons jamais précisément. J'avais surpris M. Ruslan Stefanchuk, le président de la Rada ukrainienne, en l'interrogeant sur le sujet lors de sa venue au Sénat, mais je crois que nous devons bien prendre conscience de l'enjeu spécifique qui s'attache à l'enfant dans la guerre : je pense non seulement au traumatisme pendant la guerre, on le voit tous les jours avec les bombardements russes sur la population civile - il y a encore eu 80 missiles tirés la nuit dernière , mais aussi aux troubles psychiatriques persistant des années après la guerre. C'est un sujet pour l'Union européenne aussi, dès lors que l'Ukraine est candidate à nous rejoindre. Merci encore pour ce travail important, qui sera très probablement complété par celui de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

M. André Gattolin, co-rapporteur - Effectivement, je crois savoir que la commission permanente à laquelle sera renvoyée la proposition de résolution que notre commission adoptera va se saisir du sujet. Le transfert d'enfants est un sujet très important et trop peu documenté, d'autant que les Ukrainiens ont déjà beaucoup à faire dans les territoires libérés : il est particulièrement difficile de suivre ce qui se passe dans les territoires occupés, ou en Russie même.

M. Jean-François Rapin, président. - J'invite chacun de vous à noter que, le 11 mai prochain, nous auditionnerons Mme Ivanna Klympusch-Tsintsadze, présidente de la commission pour l'intégration européenne de la Rada ukrainienne, qui aura été reçue la vieille par le président du Sénat.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Merci pour ce travail des plus intéressants concernant un sujet, que j'ai pour ma part déjà beaucoup travaillé, alertant dès le 8 août sur la situation des enfants déplacés. Je m'en suis aussi entretenue à Kiev avec Mme Oleksandra Matvichuk, responsable du Centre des Libertés civiles d'Ukraine, que nous avons également reçue avec notre collègue Nadia Sollogoub dans le cadre du groupe interparlementaire d'amitié France-Ukraine. J'avais interpelé le Président Ruslan Stefanchuk sur les chiffres, lors de sa venue au Sénat, car les Ukrainiens, quand ils parlent de centaines de milliers d'enfants déplacés, comptent bien au-delà de ceux qui ont été déplacés par les Russes, dont le chiffre documenté est celui que vous avez donné, d'environ 16 200 enfants.

J'ai déposé l'an passé une proposition de résolution sur la reconnaissance du génocide ukrainien de 1932-1933, c'est-à-dire sur l'« extermination par la faim » - ou Holodomor - de plusieurs millions d'Ukrainiens par le régime soviétique d'alors. Si j'ai voulu attirer l'attention sur ce qui c'était passé en 1932-1933, c'est parce que cela s'apparente au génocide qui se passe aujourd'hui : les enlèvements d'enfants, à cette échelle, constituent un crime de génocide au sens du droit international public. Ma proposition de résolution a été saluée par le Président Ruslan Stefanchuk à la tribune du Sénat, mais elle n'a toujours pas été inscrite à notre ordre du jour, alors que d'autres l'ont été depuis : je ne comprends pas pourquoi - d'autant que nous serions les premiers à le faire. Le Parlement européen lui-même aurait travaillé sur le sujet : c'est ce que j'ai compris à un propos de Mme Nathalie Loiseau, mais cela reste à vérifier.

La commission des affaires étrangères va effectivement se saisir de ce sujet : je suis pressentie pour rapporter ce texte, eu égard au travail que j'ai déjà accompli. Je signale qu'un Français de l'étranger a créé une application pour retrouver des enfants à l'étranger et que les autorités ukrainiennes travaillent avec lui pour améliorer cet outil utile ; je pense que nous serions avisés de le soutenir dans ses efforts.

M. Jean-François Rapin, président. - C'est une très bonne nouvelle que la commission des affaires étrangères entende vous confier ce travail.

M. Pierre Ouzoulias. - Les récits qui nous parviennent sont bouleversants et la réalité est probablement pire encore que les informations collectées. Les faits sont incontestables, et si l'on ne connait pas le nombre de victimes, on sait que c'est dans la tradition russe de déplacer des populations entières : les Tatars de Crimée, les Tchétchènes, les Ingouches, les Arméniens ont subi ces violences qui visent une assimilation forcée et la négation même de leur identité. C'est maintenant le cas pour les Ukrainiens, les Russes niant l'existence d'une identité ukrainienne ; le déplacement d'enfants peut avoir aussi un objectif démographique : la démographie est une nouvelle dimension de guerre de haute intensité. Avec un taux de natalité à 1,5 enfant par femme, la Russie perd chaque année 0,3 à 0,5 % de sa population, c'est une angoisse pour le pouvoir russe et le transfert de masse des enfants ukrainien est un moyen pour lui de compenser ces pertes.

Face à ces crimes, il est indispensable d'établir les faits, car nous savons que les preuves disparaissent vite : votre démarche est fondamentale. La France peut jouer un rôle important pour aider l'Ukraine à établir et instruire des dossiers, en vue de les déposer ensuite devant les instances judiciaires internationales. Nous sommes impuissants à arrêter le conflit, mais nous pouvons aider l'investigation policière, et envoyer le message que les crimes ne resteront pas impunis. Le groupe CRCE votera cette PPRE.

M. Jean-Yves Leconte. - Merci à l'auteur de cette PPRE et à son co-rapporteur. Les déportations d'enfants sont une partie d'un ensemble plus large encore, car la guerre place des enfants sous la menace de trafics en tous genres, on le voit mêmedans des pays de l'Union européenne - et ces trafics ne sont pas, pourtant, comptabilisés parmi les crimes de guerre et le crime de génocide. Il faut donc être précis. Il y a la déportation, qui est un crime de guerre, et la « russification », qui est un crime de génocide - il y a ceux qui en décident, mais aussi ceux qui en font l'apologie, ceux qui organisent les « camps de vacances » où sont envoyés les enfants ukrainiens, mais aussi ceux qui, dans l'administration, organisent la reconstitution des états civils, et les entreprises qui leur fournissent les équipements : tous ces gens sont potentiellement des complices et auteurs de ces crimes.

On manque d'information sur ce que qu'ont pu voir les agences onusiennes et le Comité international de la Croix rouge (CICR) - certains considèrent qu'on est à la limite de la complicité de crimes, à ne pas témoigner de ce qu'on voit sur le terrain... Nous avons un rôle à jouer aussi à l'échelon européen, en passant par Eurojust, parce qu'il ne suffit pas d'envoyer des gendarmes de notre côté, il faut compiler des témoignages, préparer des dossiers. Ensuite, nous avons à changer certaines de nos règles pénales : dans notre droit actuel, Mme Maria Lvova-Belova pourrait venir passer ses vacances en France sans être du tout inquiétée...

M. André Gattolin, co-rapporteur - Non, elle est déjà inscrite sur la liste des personnes faisant l'objet de sanctions de l'Union européenne...

M. Jean-François Rapin, président. - Très bien !

M. Jean-Yves Leconte. - Tant mieux ! Toujours est-il que notre code de procédure pénale interdit toute poursuite de non-résidents. ..

MM. Claude Kern et André Gattolin, co-rapporteurs - En effet !

M. Jean-Yves Leconte. - On verra quelle position prendra la Cour de cassation le 17 mars prochain, mais cela fait plus de dix ans qu'une proposition de loi de Jean-Pierre Sueur attend de faire sauter ce « verrou », et qu'on ne le fait pas... J'espère que nous le ferons bientôt.

Sur le texte même de la PPRE, il serait peut-être judicieux d'y rappeler l'existence du dixième paquet de sanctions européennes adopté le 25 février, et d'insérer un considérant exigeant que les enfants soient restitués à leurs familles.

M. André Gattolin, co-rapporteur - Nous avons pour notre part modifié le paragraphe 63 pour y intégrer l'initiative de la Commission européenne et du Premier ministre polonais. Il règne encore du flou autour de cette initiative, mais nous avons voulu marquer le fait que le droit polonais dispose de la compétence universelle...

M. Jean-Yves Leconte. - Pas exactement. En réalité, l'État polonais ne poursuit que s'il y a atteinte à ses intérêts, ce qui n'est pas tout à fait pareil que la compétence universelle - dont disposent les Belges, eux.

M. André Reichardt. - À mon tour de vous remercier pour cette PPRE, dont je rejoins l'orientation et l'objectif de traduire en justice les responsables de ces crimes. Cependant, je comprends mal pourquoi on ne documente pas mieux les faits et le nombre d'enfants victimes, car, par définition, les autorités russes prennent des enfants en Ukraine sur des territoires occupés ; parmi ces territoires, certains ont été libérés, on y a relevé les exactions qu'elles y ont commises, on devrait pouvoir documenter plus précisément le nombre d'enfants enlevés. Par ailleurs, comment les choses se passent-elles en Crimée, depuis 2014 ? Je comprends qu'on ne puisse mener des investigations sérieuses sur les territoires occupés, mais pas dans le reste de l'Ukraine.

Ensuite, autant je me félicite qu'on aide les Ukrainiens à mieux documenter les crimes qu'ils subissent, autant je me demande encore : que fait-on de ces enfants, en Russie ? Est-ce que le drame s'arrête à des adoptions, à cette politique de « russification », ou bien y a-t-il aussi d'autres abominations, comme la traite d'êtres humains, de l'esclavage, des prélèvements d'organes ? Cette PPRE n'exprime pas clairement que nous devons savoir ce que les enfants déplacés deviennent, alors que des pratiques terribles peuvent exister, comme elles existent ailleurs.

Enfin, la guerre se prolonge ; à chaque territoire « conquis » par la Russie, d'autres terrains « à conquérir » apparaissent, d'autres crimes sont mis au jour : il faut que cette guerre s'arrête, et pour cela nous devons doter l'Ukraine des moyens de résister à la Russie et de récupérer son territoire - la PPRE est muette aussi sur ce point capital, c'est dommage.

M. Jean-François Rapin, président. - Notre soutien à l'effort de guerre de l'Ukraine est manifeste, l'UE vient d'y ajouter 2 milliards d'euros...

Mme Patricia Schillinger. - Ce sujet nous touche très profondément, l'UE doit mettre en place des moyens spécifiques pour s'en occuper. La bonne volonté ne manque pas, mais on se perd un peu entre toutes les initiatives, alors qu'il faut avant tout identifier ces enfants et faire qu'ils retournent dans leurs familles. Il y a des difficultés juridiques, ces enfants sont difficiles à localiser, mais il faut y mettre les moyens, ou bien ces enfants ne reviendront pas chez eux.

M. André Gattolin, co-rapporteur. - Quelques éléments sur la question des chiffres, d'abord. Les Ukrainiens ont reconquis le quart des territoires que les Russes ont occupés, hors Crimée, et les 16 022 enfants identifiés l'ont été sur ces territoires libérés, avec le nom, l'âge, l'état civil, les parents et la localisation. L'association Voice of Children, qui a travaillé en Crimée et dans les autres régions occupées, nous a dit l'impossibilité d'avoir des informations sur ce qui se passe dans ces territoires. Et l'on a de quoi s'inquiéter lorsque les Russes parlent de 733 000 enfants « transférés » sur le territoire russe pour les « protéger », car cela correspond quasiment à tous les enfants des territoires concernés ; et quand le Kremlin avance ce chiffre pour montrer sa « solidarité » avec les Ukrainiens qui subiraient la guerre voulue par les Occidentaux, on peut craindre qu'il y ait aussi une manoeuvre pour dissimuler le nombre de morts civils - on parle de 30 000 à 40 000 victimes civiles à Marioupol, c'est considérable ! Dans cette ville martyre, les satellites ont identifié dix véhicules d'incinération, qui sont utilisés pour brûler des charniers et donc effacer les traces de crime de génocide, et de massacre de la population civile.

Il y a encore beaucoup à faire en matière de sanctions, les Ukrainiens nous disent avoir identifié 109 personnes qui participent de manière active et organisée au crime de génocide : il y a toute une chaîne de décision - le représentant polonais auprès de l'UE, lui, parle de 55 personnes directement impliquées. Il est important de dénoncer ce phénomène, car la Fédération de Russie, qui a mis en avant la « solidarité humanitaire » avec les Ukrainiens, est gênée de voir que la déportation des enfants est de mieux en mieux documentée. Du reste, la destruction de preuves est évidente, mais Voice of Children documente des crimes bien au-delà des enfants identifiés.

S'agissant de la situation en Crimée, on sait que les Tatars, qui représentaient 20 % de la population en 2014, n'en représentent plus que 3 % ; j'ai rencontré leurs représentants au Conseil de l'Europe.

M. Claude Kern, co-rapporteur. - Des parents ne témoignent pas devant les autorités ukrainiennes par peur de représailles, après avoir laissé partir leurs enfants en « colonies de vacances » russes au moment où la Russie occupait leur territoire ; ils ont peur, nous avons eu des témoignages très émouvants lors de nos auditions.

M. André Gattolin, co-rapporteur. - Je suis très heureux que vous preniez le relai en commission des affaires étrangères et de la défense, chère Joëlle Garriaud-Maylam. Vous avez raison de souligner la continuité des crimes actuels avec le génocide de 1932-33, l'Holodomor. Nous avions organisé un colloque au Sénat sur le sujet. En décembre 1949, pour que l'URSS signe à Paris la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, il a été accepté de ne pas retenir les aspects politiques et culturels du génocide, et comme l'Ukraine faisait partie de l'URSS, on a tu les spécificités ethniques et nationales des Ukrainiens - de fait, nous devons revenir sur ce compromis passé à l'époque.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - C'est bien parce que le terme de génocide ne peut pas être retenu, que les Ukrainiens tiennent à la résolution dont j'ai présenté le projet : les Ukrainiens me l'ont demandé dans le cadre de l'assemblée parlementaire de l'Otan - et c'est pourquoi je me désole de voir que ma proposition de résolution sur la reconnaissance du génocide ukrainien ne soit toujours pas inscrite à l'ordre du jour du Sénat, alors que d'autres l'ont été depuis que je l'ai déposée...

M. André Gattolin, co-rapporteur. - Je crois savoir que le Parlement européen a commencé ses auditions pour une reconnaissance : Maître Emmanuel Daoud a été entendu. Quoiqu'il en soit, pour ce qui est du transfert d'enfants, nous serions, avec cette PPRE, le premier Parlement national à prendre position.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - N'oublions pas que le Parlement européen, dès le 7 avril 2022, a adopté une résolution qui traite des enfants et, le 14 septembre dernier, une résolution qui mentionne les déplacements.

M. Claude Kern, co-rapporteur. - Nous pouvons inclure, dans notre texte, une demande sur le sort réservé aux enfants.

M. André Gattolin, co-rapporteur. - Le crime de trafic d'êtres humains n'est pas reconnu par le droit international en tant que tel : l'incrimination passe par l'usage et l'exploitation des êtres humains, qu'il faut donc prouver, par exemple via des transactions financières ou la mise en esclavage. Selon des indications que nous avons eues, dans le cadre de la « russification », l'adoption par des parents donnerait lieu à une compensation forfaitaire de plusieurs milliers d'euros : cela peut constituer un crime de trafic d'êtres humains. Je crois savoir que notre collègue Isabelle Raimond-Pavero travaille sur ces questions.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je connais également bien ce sujet...

M. Claude Kern, co-rapporteur. - On évoque aussi le fait que des enfants pourraient servir de monnaie d'échange, ce qui n'a rien d'officiel.

M. Jean-François Rapin, président. - Sur l'Holodomor, je signale à toutes fins utiles le film L'ombre de Staline, qui présente bien le tragique contexte de l'époque.

Je vous propose donc de modifier le texte de la proposition de résolution, comme suit :

- après l'alinéa 36, insérer un alinéa visant expressément le dixième paquet de sanctions décidé par l'UE ;

- après l'alinéa 70, insérer un nouvel alinéa 71 invitant le Gouvernement à demander aux autorités russes des précisions sur le sort réservé aux enfants ukrainiens présents sur le territoire de la Russie.

M. André Reichardt. - Pourquoi pas, plutôt, mentionner cette demande plus haut dans le texte, en insérant le sort des enfants parmi les demandes d'informations ?

M. Jean-François Rapin, président. - La précision aurait alors sa place à l'alinéa 63 qui deviendra 64 si l'on insère l'alinéa proposé concernant le dixième paquet de sanctions, en le complétant in fine..

M. Jean-Yves Leconte. - Il faut également demander qu'on arrête la perpétuation de ces crimes, donc qu'on demande le retour immédiat des enfants en Ukraine.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Il nous faudrait aussi appeler à soutenir les initiatives visant à identifier les enfants : je repense à cette application créée par notre compatriote...

M. André Gattolin, co-rapporteur. - Il me semble que c'est déjà dans le texte...

M. Jean-Yves Leconte. - Il ne faut pas se concentrer sur le seul acte de déportation, mais sur toute la chaîne de décision qui permet ces déportations, en particulier les fonctions d'état civil.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous pouvons modifier le paragraphe 61- qui deviendrait 62- pour y inclure l'exigence de retour des enfants en Ukraine.

M. Pierre Cuypers. - Faut-il viser aussi les organisations internationales ?

M. André Gattolin, co-rapporteur. - Nous nous sommes posé la question pour l'Unicef et la Croix rouge : je ne vous cache pas que certaines associations en dénoncent l'attentisme, à la limite de la complicité, mais les Ukrainiens nous disent préférer que ces organisations internationales restent présentes sur les territoires occupés et en Russie, parce que cela permet d'obtenir des informations utiles et inaccessibles sinon. Nous avons donc préféré ne pas mentionner ces organisations internationales dans la proposition de résolution.

La commission adopte à l'unanimité la proposition de résolution européenne ainsi modifiée, disponible en ligne sur le site du Sénat, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.

Proposition de résolution européenne dénonçant les transferts forcés massifs d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu le traité sur l'Union européenne, notamment son préambule, ses articles 2 et 3, paragraphes 3 et 5,

Vu la Charte des Nations unies, signée à San Francisco le 26 juin 1945,

Vu la résolution n° 96 adoptée le 11 décembre 1946 par l'Assemblée générale de l'organisation des Nations unies,

Vu la Convention des Nations unies du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, notamment son article 2,

Vu la déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948, notamment ses articles 12, 13 et 15,

Vu la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949, notamment ses articles 4, 49 et 50,

Vu le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, notamment ses articles 77 et 78,

Vu la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales telle qu'amendée par les Protocoles n° 11, 14 et 15, adoptée à Rome, le 4 novembre 1950, notamment ses articles 5 et 8,

Vu l'article 3 du Protocole n° 4 du 16 septembre 1963 complétant la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales reconnaissant certains droits et libertés autres que ceux figurant déjà dans la Convention et dans le premier Protocole additionnel à la Convention,

Vu le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, notamment ses articles 18, alinéa 4, et 24,

Vu la Convention relative aux droits de l'enfant, signée à New York le 20 novembre 1989, notamment ses articles 7, 8, 9, 21, 22, 25, 28 et 30,

Vu le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, signé le 17 juillet 1998, notamment ses articles 5, 6-e, 7-d, 8-a-vii, 8-b-i, 8-b-xxi, 15, 25, 53 et 81,

Vu la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, signée le 20 décembre 2006,

Vu la résolution ES-11/1 de l'Assemblée générale des Nations unies du 2 mars 2022 intitulée « Agression contre l'Ukraine »,

Vu l'ordonnance de la Cour internationale de justice du 16 mars 2022 sur les allégations de génocide au titre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie),

Vu la résolution 2433 (2022) de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe,

Vu la résolution 2436 (2022) de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe,

Vu la résolution 2482 (2023) de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, notamment ses alinéas 10, 12, 15-5, 15-7 et17,

Vu la résolution 2022/2564 du Parlement européen du 1er mars 2022 sur l'agression russe contre l'Ukraine,

Vu la résolution 2022/2655 du Parlement européen du 19 mai 2022 sur la lutte contre l'impunité des crimes de guerre en Ukraine,

Vu le décret du Président de la Fédération de Russie du 30 mai 2022, visant à simplifier la procédure d'obtention de la citoyenneté russe,

Vu le Règlement (UE) 2022/838 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2022 modifiant le règlement (UE) 2018/1727 en ce qui concerne la préservation, l'analyse et la conservation, au sein d'Eurojust, des éléments de preuve relatifs aux génocides, aux crimes contre l'humanité, aux crimes de guerre et aux infractions pénales connexes,

Vu les conclusions 488/22 du Conseil européen du 30 mai 2022 sur l'Ukraine,

Vu la loi russe sur le non-respect par la Russie des décisions de la Cour européenne des droits de l'homme adoptée le 7 juin 2022 par la Douma d'État, l'Assemblée fédérale de la Fédération de Russie,

Vu le Règlement d'exécution (UE) 2022/1270 du Conseil du 21 juillet 2022 mettant en oeuvre le règlement (UE) n° 2659/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance de l'Ukraine et son annexe, notamment la ligne 1210 de la liste des personnes physiques, entités et organismes,

Vu le plan de paix en dix points présenté par le Président de l'Ukraine le 15 novembre 2022 lors de la réunion du G20 à Bali, en particulier son quatrième point,

Vu les conclusions du Conseil 15237/22 du 29 novembre 2022 sur la lutte contre l'impunité en matière de crimes commis dans le cadre de la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine,

Vu la déclaration conjointe publiée à l'issue du 24e sommet UE-Ukraine le 3 février 2023,

Vu la résolution n° 52 (2022-2023) du Sénat du 7 février 2023 exprimant le soutien du Sénat à l'Ukraine, condamnant la guerre d'agression menée par la Fédération de Russie et appelant au renforcement de l'aide fournie à l'Ukraine,

Vu les conclusions EUCO 1/23 du Conseil européen extraordinaire du 9 février 2023,

Vu le rapport de la faculté de santé publique de l'université de Yale, intitulé « Le programme systématique de la Russie tendant à la rééducation et à l'adoption d'enfants ukrainiens », publié le 14 février 2023,

Vu la déclaration de la Ministre de l'Europe et des Affaires étrangères sur le conflit en Ukraine, prononcée le 23 février 2023 à New York lors de la session extraordinaire d'urgence de l'Assemblée générale des Nations unies,

Vu le rapport du président de la commission ad hoc sur les migrations à la commission permanente de l'assemblée parlementaire de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), lors de sa 22e réunion d'hiver à Vienne, publié le 24 février 2023,

Vu la résolution de la Rada adoptée le 24 février 2023, intitulée « Appel à la commission des droits de l'homme des Nations unies, à la commission des Nations unies sur les droits de l'enfant, au Haut-Commissaire des Nations unies » demandant le « retour des enfants » d'Ukraine déportés,

Vu le dixième paquet de sanctions à l'encontre de la Russie et des personnes et entités contribuant à son effort de guerre, adopté par le Conseil de l'Union européenne le 25 février 2023,

Vu le décret du Président de l'Ukraine n° 115/2023 du 26 février 2023 « sur l'application de mesures économiques spéciales et autres mesures restrictives personnelles (sanctions) »,

Vu le discours de la Ministre de l'Europe et des Affaires étrangères au Conseil des droits de l'homme des Nations unies à Genève prononcé le 28 février 2023,

Considérant que la Cour pénale internationale a compétence à l'égard des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité et des crimes de génocide, qui constituent des violations graves du droit international, des droits de l'homme et du droit international humanitaire ;

Considérant que la Cour pénale internationale entend par « crimes de guerre » les « atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants », incluant « la déportation ou le transfert illégal ou la détention illégale » ;

Considérant que la Cour pénale internationale entend, par « crime contre l'humanité », « la déportation ou le transfert forcé de population » ;

Considérant qu'aux termes de la résolution n° 96 du 11 décembre 1946 de l'Assemblée générale de l'ONU, « le génocide est le refus du droit à l'existence à des groupes humains entiers, de même que l'homicide est le refus du droit à l'existence d'un individu », et que la Convention du 9 décembre 1948 renvoie autant à la responsabilité des États qu'à celle des individus ;

Considérant que l'article 6 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale reprend à l'identique les termes mêmes de l'article 2 de ladite Convention, selon lesquels « on entend, par crime de génocide, l'un quelconque des actes ci-après commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : [...] e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe » ;

Considérant que le Procureur de la Cour pénale internationale a annoncé, dès le 2 mars 2022, avoir fait usage de son pouvoir pour ouvrir une enquête sur la situation en Ukraine de sa propre initiative au vu de renseignements concernant des crimes relevant de la compétence de la Cour, sur la base des saisines reçues les 1er et 2 mars 2022 par 39 États parties au statut de Rome, dont la France, complétées par la suite par quatre autres États parties ;

Considérant que la Cour pénale internationale est compétente à l'égard des personnes physiques et que quiconque commet un crime relevant de sa compétence est individuellement responsable et peut être puni ;

Considérant que les transferts forcés et les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante sont interdits par les conventions internationales précitées quel qu'en soit le motif ;

Considérant que la Puissance occupante doit prendre toutes les mesures nécessaires pour faciliter l'identification des enfants et l'enregistrement de leur filiation et ne peut, en aucun sens, procéder unilatéralement à une modification de leur statut personnel ;

Considérant les nombreux éléments et témoignages faisant état de déplacements massifs d'enfants ukrainiens vers la Russie, recueillis notamment par l'Ombudsman de l'Ukraine, par la commission des droits de l'homme et par la sous-commission des droits de l'enfant de la Rada, mais aussi par la plateforme mise en ligne par le gouvernement ukrainien Children of War, avec le soutien du gouvernement canadien, par l'Institut de recherche sociale de Kharkiv, et par de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG), ainsi que ceux recensés dans le rapport de l'université de Yale du 14 février 2023 ;

Considérant que la Convention de Genève définit comme protégée toute personne qui, à un moment quelconque et de quelque manière que ce soit, se trouve, en cas de conflit ou d'occupation, soumise au pouvoir d'une Puissance occupante ;

Considérant les déclarations publiques d'officiels russes selon lesquelles des enfants ukrainiens ont été massivement déplacés et placés dans des familles russes depuis le début de la guerre d'invasion de l'Ukraine le 24 février 2022, et notamment celles de la commissaire aux droits de l'enfant de la Fédération de Russie, admettant que des orphelins ukrainiens ont été « déplacés » vers son pays depuis des établissements ukrainiens ;

Considérant que plusieurs auditions, témoignages et éléments publiés concordants attestent que la Fédération de Russie procède au transfert forcé d'enfants ukrainiens vers la Russie ;

Considérant qu'il est fait état, notamment par les ONG, mais aussi dans le rapport de l'université de Yale précité, fondé sur des sources ouvertes, que la Fédération de Russie procède de manière administrative et massive à la naturalisation, au changement de nom et de filiation d'enfants transférés vers son territoire ;

Considérant l'obligation juridique de prévenir et de punir le génocide en vertu de la Convention des Nations unies de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide ;

Considérant l'annonce faite par le Haut Représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité le 25 mai 2022 de l'institution d'un groupe consultatif sur les atrocités criminelles concernant l'Ukraine, réunissant l'Union européenne, les États-Unis et le Royaume-Uni ;

Considérant que, dans son allocution devant la troisième commission de l'assemblée parlementaire de l'OSCE réunie à Vienne le 24 février 2003, le Représentant spécial de l'OSCE pour la lutte contre les trafics et la traite des êtres humains a rappelé que, depuis l'invasion de la Crimée en 2014, le nombre de victimes de la traite des êtres humains en provenance des régions annexées par la Fédération de Russie avait quadruplé, et a appelé les États membres à accroître leur vigilance à l'égard des risques de trafics et de traite pesant sur les personnes les plus vulnérables ;

Condamne vigoureusement les transferts forcés d'enfants ukrainiens, perpétrés par la Fédération de Russie ;

Dénonce le caractère massif de ces transferts ;

Dénonce le processus d'assimilation forcée et accélérée mis en oeuvre par la Fédération de Russie, à l'égard d'Ukrainiens, notamment d'enfants, orphelins ou non ;

Se félicite que le Procureur de la Cour pénale internationale ait ouvert une enquête sur ces agissements ;

Conteste fermement le narratif des autorités russes qualifiant les transferts et assimilations forcés d'enfants ukrainiens d'actes de solidarité humanitaire ;

Invite l'Union européenne et ses États membres à condamner vigoureusement ces transferts forcés d'enfants et à demander le retour de ces enfants ;

Approuve la mise en place par l'Union européenne et plusieurs États membres, avec l'appui d'Eurojust notamment, d'une équipe commune d'enquête sur ces crimes ;

Se félicite de l'initiative conjointe de la présidente de la Commission européenne et du Premier ministre de Pologne annoncée le 27 février 2023 par la porte-parole de la Commission européenne, tendant à recueillir des données et des preuves, et invite le Gouvernement français à soutenir les efforts ainsi déployés pour traduire en justice les responsables des transferts forcés d'enfants ukrainiens et à demander que cette initiative permette aussi d'obtenir des autorités russes des précisions sur le sort réservé à ces enfants ;

Appelle le Gouvernement français à accroître le volume des moyens et ressources tant humains que matériels et financiers mis à disposition d'Eurojust et de l'équipe commune d'enquête afin d'en optimiser l'efficacité ;

Invite en particulier le Gouvernement français à faciliter le concours de spécialistes français aux autorités ukrainiennes et aux services d'enquête sur le terrain ;

Souhaite que le Gouvernement français encourage l'échange de bonnes pratiques entre les autorités judiciaires et les ONG françaises et leurs homologues ukrainiennes, afin de faciliter le recueil, dans les meilleures conditions possibles, de la parole des enfants victimes et de leur entourage ;

Encourage le Gouvernement français et la Commission européenne à mettre à disposition des institutions et ONG ukrainiennes et européennes les moyens nécessaires à un accompagnement médical, psychologique et social adapté, dans la durée, des enfants victimes, et ce, pendant et après leur rapatriement ;

Demande en conséquence à l'Union européenne et à ses États membres de mettre en oeuvre tous les moyens techniques et humains à leur disposition, en coopération avec les autorités ukrainiennes pour identifier, documenter et recenser tous les cas de transferts forcés et de déportation d'enfants engagés par la Fédération de Russie depuis le début du conflit et d'identifier les responsables de ces actes afin d'engager des sanctions immédiates et d'ouvrir la voie à des poursuites judiciaires ultérieures ;

Invite le Gouvernement français à plaider pour que l'Union européenne étende la liste des sanctions, à l'encontre des personnes ou institutions collaborant aux déportations d'enfants ukrainiens sur le territoire de la Fédération de Russie ;

Invite le Gouvernement français et l'Union européenne à encourager toutes les instances des Nations unies et en particulier, la Commission des droits de l'homme, l'Unicef et le Haut-Commissariat pour les Réfugiés, à venir en aide aux enfants ukrainiens déportés et à agir auprès des autorités, collectivités, institutions et ONG de la Fédération de Russie afin que celle-ci respecte les engagements auxquels elle a souscrit dans le cadre de la Convention relative aux droits de l'enfant et facilite leur rapatriement en Ukraine et auprès des membres de leurs familles et des institutions ukrainiennes compétentes ;

Invite le Gouvernement à soutenir ces orientations et à les faire valoir dans les négociations en cours et à venir au Conseil.

La réunion est close à 11 heures.