- Mercredi 8 février 2023
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et la Cour pénale internationale sur l'exécution des peines prononcées par la Cour - Examen du rapport et du texte de la commission
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord de sécurité sociale du 6 novembre 2014 entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de Serbie - Désignation de rapporteurs
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement du Royaume des Pays-Bas relatif à la coopération en matière de défense et au statut de leurs forces sur les territoires caribéens et sud-américain de la République française et du Royaume des Pays-Bas - Désignation d'une rapporteure
- Proposition de résolution européenne visant à prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux commises en Iran - Désignation d'un rapporteur
- Audition de S.E. M. Hans-Dieter Lucas, ambassadeur d'Allemagne en France
- « Ukraine : un an de guerre. Quels enseignements pour la France ? » - Examen du rapport d'information
Mercredi 8 février 2023
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et la Cour pénale internationale sur l'exécution des peines prononcées par la Cour - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Christian Cambon, président. - Nous examinons aujourd'hui deux rapports, nous devons également désigner des rapporteurs sur plusieurs textes et nous entendrons en audition l'ambassadeur allemand en France.
M. Édouard Courtial, rapporteur. - Nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et la Cour pénale internationale (CPI) sur l'exécution des peines prononcées par la Cour, signé le 11 octobre 2021.
Si la justice pénale internationale trouve son origine dans les tribunaux militaires institués à l'issue de la Seconde Guerre mondiale à Nuremberg et à Tokyo, la CPI a été créée par le statut de Rome du 17 juillet 1998, entré en vigueur en juillet 2002. La France l'a, pour sa part, signé dès son origine et ratifié en juin 2000. À ce jour, le statut de Rome compte 123 États parties. On peut regretter que 7 membres du G20 - les États-Unis, la Chine, l'Inde, l'Indonésie, la Russie, l'Arabie saoudite et la Turquie - refusent toujours de reconnaître l'autorité de la Cour pénale internationale.
La compétence de la Cour, juridiction pénale universelle permanente, est limitée aux « crimes les plus graves touchant l'ensemble de la communauté internationale », comme les génocides, les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre ou, dans certains cas, les crimes d'agression qui sont commis par des ressortissants des États parties ou sur le territoire des États parties. La Cour peut également exercer sa compétence pour les crimes qui lui sont déférés par le Conseil de sécurité des Nations unies.
Cette compétence est régie par le principe de complémentarité : elle ne décharge pas les États de leur responsabilité première et n'intervient que lorsque les États n'ont pas été en mesure ou n'ont pas eu la volonté de juger les crimes relevant de leur compétence.
Après vingt ans d'existence et en dépit d'un budget annuel de plus de 150 millions d'euros, le bilan de la CPI peut paraître modeste : elle n'a à ce jour prononcé que 5 condamnations définitives et 4 acquittements. La durée des procédures est due à plusieurs facteurs : outre la complexité intrinsèque des dossiers internationaux et la difficulté d'accéder aux lieux des crimes et aux témoins, la Cour peut être confrontée à une absence de coopération des États et à la diversité linguistique des procédures.
Une autre critique régulièrement émise à l'égard de la Cour est plus politique : certains États africains, pourtant parties au statut de Rome, lui ont reproché le fait de ne poursuivre principalement que des responsables africains. Une stratégie de retrait complet des États africains a été envisagée en 2016, mais, heureusement, elle n'a été suivie que par le Burundi.
Il existe une longue tradition de coopération de la France avec la CPI.
La France a contribué à l'élaboration et à la promotion du statut de Rome. Elle promeut son universalité, la coopération pleine et entière avec la CPI et le soutien aux organisations de la société civile actives dans ce domaine.
Elle est d'ailleurs l'un des États qui coopèrent le plus avec la CPI. En 2021, elle a ainsi donné suite à une trentaine de demandes d'entraide émanent de la CPI. Elle a aussi relayé une dizaine de demandes de coopération émanant du Parquet national antiterroriste à destination de la CPI. La coopération entre la France et la Cour est jugée par tous fluide et opérationnelle.
La France est également le troisième contributeur au budget régulier de la Cour, derrière le Japon et l'Allemagne. Elle verse aussi des contributions volontaires exceptionnelles et met à disposition de la Cour des magistrats français. La langue française est, avec l'anglais, l'une de deux langues de travail de la Cour, même si la tentation est grande de favoriser l'anglais, ce que les autorités françaises combattent.
Enfin, la France est, avec le Sénégal, co-facilitateur du groupe de travail chargé de promouvoir et de faciliter la coopération des États parties avec la CPI. En effet, la coopération entre CPI et les États parties est indispensable, puisqu'elle n'a pas de police propre ni de services qui lui permettent de recueillir elle-même les éléments de preuves. Elle repose sur deux cadres. Le premier, qui s'applique à tous les États parties, découle du statut de Rome et concerne principalement les demandes d'arrestation et de remise de suspects se trouvant sur le territoire d'un État partie ou des demandes d'entraide dans le cadre de poursuites ou d'enquête diligentées par la CPI. Le deuxième cadre de coopération, dans lequel s'inscrit ce projet de loi, consiste en la conclusion d'accords bilatéraux entre la CPI et un État partie. Ils peuvent concerner la réinstallation des témoins, la mise en liberté provisoire, ou, comme ici, l'exécution des peines.
Cet accord est le premier accord bilatéral de coopération volontaire conclu par la France avec la CPI.
Depuis 2012, la France et la CPI travaillent à l'élaboration d'un accord-cadre en matière de relocalisation des témoins, mais des difficultés juridiques et matérielles de différents ordres sont apparues. La priorité a alors été donnée à la négociation du présent accord, qui s'est achevée dans un temps record : à peine neuf mois.
Les dispositions relatives à l'exécution des peines des individus condamnés par la Cour sont définies au chapitre X du statut de Rome. Son article 103 dispose que les peines prononcées peuvent être accomplies sur le territoire d'un État partie désigné par la Cour « sur la liste des États qui lui ont fait savoir qu'ils étaient disposés à recevoir des condamnés ».
L'essentiel des négociations a porté sur la délimitation des prérogatives du Comité international de la Croix-Rouge, les autorités françaises souhaitant mieux encadrer les modalités des inspections afin qu'elles ne puissent concerner que la personne condamnée par la CPI.
À ce jour, on compte 13 accords bilatéraux en vigueur en matière d'exécution des peines. Il s'agit d'accords conclus, par ordre chronologique, avec l'Autriche, la Finlande, le Danemark, la Serbie, le Mali, la Norvège, la Suède, l'Argentine, le Royaume-Uni et l'Irlande du Nord, la Géorgie et la Colombie. Ils sont indispensables à la CPI, car tant qu'un transfert sur la base d'un tel accord n'est pas réalisé le détenu reste à sa charge.
La CPI souhaiterait les étendre, outre à la France, à l'Espagne, mais aussi à la République tchèque et à la Pologne. Finalement, l'objet de ce présent accord est donc circonscrit : il s'agit de rejoindre la liste des États parties susceptibles d'être désignés pour l'exécution d'une peine et de créer un cadre préétabli afin d'éviter la négociation systématique d'un accord spécifique à chaque sollicitation de la Cour, ce qui d'ailleurs n'a jamais eu lieu.
Le cadre préétabli comprend les points suivants : la procédure pour désigner la France comme lieu d'exécution et les modalités pour elle de le refuser ; les modalités de contrôle de l'exécution de la peine et des conditions de détention par la CPI, en prévoyant notamment l'inspection périodique par le Comité international de la Croix-Rouge, mais uniquement des personnes condamnées par la CPI ; la transmission d'informations entre la France et la CPI sur le déroulement de la détention ; la comparution devant la Cour du détenu et les règles en cas d'évasion ; les conditions dans lesquelles des modifications pourraient être apportées à la peine d'emprisonnement, les modalités de fin de l'exécution de la peine, et la répartition des dépenses relatives à l'exécution de la peine.
Sur ce dernier point, l'accord prévoit que les frais liés à la détention du condamné sont à la charge de la France. En tout état de cause, cette incidence financière sera limitée en raison du nombre restreint de personnes susceptibles d'être accueillies ; la Cour n'a, à ce jour prononcé que 5 condamnations. De plus, le « principe de double-consentement » prévoit une procédure en deux temps : dans un premier temps, lorsque la CPI envisage de désigner la France, celle-ci indique si elle est matériellement prête à accueillir la personne condamnée. Ensuite, une fois que la Cour a formellement désigné la France, cette dernière peut refuser en opportunité cette désignation. Notre souveraineté n'est donc nullement remise en cause.
De plus, il est prévu un principe de « répartition équitable », englobant la répartition géographique, des personnes condamnées. Dès lors, cet accord ne comporte pas de risque de pression sur notre système carcéral. Il a, avant tout, une portée symbolique : il vient réaffirmer le soutien de la France à la CPI et à la lutte contre l'impunité des crimes internationaux le plus graves.
Ce rappel est d'autant plus utile dans le cadre de la guerre en Ukraine. La Cour pénale internationale a ouvert, quelques jours à peine après l'entrée des troupes russes en Ukraine, une enquête avec l'aval de 42 États. Sur ce fondement, la Cour a demandé aux États de lui apporter une assistance financière et humaine pour le bon déroulement de son enquête. Les éléments recueillis sont envoyés à Eurojust, l'Agence de l'Union européenne pour la coopération en matière pénale, qui les étudie en attendant que la CPI puisse le faire elle-même.
Toutefois, depuis quelques mois prospère l'idée de créer une juridiction d'exception. Celle-ci présenterait deux avantages : elle pourrait juger pour « crime d'agression » - en l'occurrence, l'invasion de l'Ukraine -, ce que ne peut pas faire la CPI, la Russie n'ayant pas ratifié ses statuts, et elle pourrait juger Vladimir Poutine par défaut, tandis que la CPI exige la présence de l'accusé au procès.
Certains estiment que cette initiative est notamment due à la méfiance des États-Unis envers la Cour, surtout depuis l'ouverture d'une enquête de la CPI en mars 2020 sur d'éventuels crimes de guerre et contre l'humanité commis en Afghanistan par l'armée américaine. Or il est indéniable que la création d'une juridiction spéciale affaiblirait la CPI. Dans ce contexte, la manifestation du soutien de la France à la CPI paraît très utile.
La Cour ayant informé la France que toutes les procédures requises ont été accomplies de son côté, l'entrée en vigueur de l'accord sera effective dès que la France lui aura notifié l'accomplissement de ses procédures internes.
En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en deuxième. Son examen est prévu en séance publique le jeudi 16 février 2023, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents et votre rapporteur ont souscrit.
Le projet de loi est adopté sans modification.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord de sécurité sociale du 6 novembre 2014 entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de Serbie - Désignation de rapporteurs
La commission désigne Mme Michelle Gréaume, rapporteure sur le projet de loi n° 81 (2022-2023) autorisant l'approbation de l'accord de sécurité sociale du 6 novembre 2014 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Serbie.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement du Royaume des Pays-Bas relatif à la coopération en matière de défense et au statut de leurs forces sur les territoires caribéens et sud-américain de la République française et du Royaume des Pays-Bas - Désignation d'une rapporteure
La commission désigne Mme Hélène Conway-Mouret rapporteure sur le projet de loi n° 288 (2022-2023) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume des Pays-Bas relatif à la coopération en matière de défense et au statut de leurs forces sur les territoires caribéens et sud-américain de la République française et du Royaume des Pays-Bas.
Proposition de résolution européenne visant à prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux commises en Iran - Désignation d'un rapporteur
La commission désigne M. Pascal Allizard rapporteur sur la proposition de résolution européenne n° 226 (2022-2023) visant à prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux commises en Iran présentée par Mme Nathalie Goulet et plusieurs de ses collègues.
Audition de S.E. M. Hans-Dieter Lucas, ambassadeur d'Allemagne en France
M. Christian Cambon, président. - Nous sommes heureux d'accueillir ce matin un hôte de choix en la personne de l'ambassadeur Hans-Dieter Lucas, qui représente depuis septembre 2020 la République fédérale d'Allemagne en France.
Monsieur l'ambassadeur, vous savez le prix que la France attache à sa relation bilatérale avec l'Allemagne et notre commission souhaite relancer ses échanges avec les parlementaires allemands. Je rappelle que l'Assemblée parlementaire franco-allemande, créée par le traité d'Aix-la-Chapelle, a été conçue en excluant le Sénat, ce qui est tout à fait choquant et préjudiciable à la qualité de nos relations interparlementaires. Le Sénat avait attiré à plusieurs reprises l'attention de l'exécutif sur ce point, sans succès.
Notre commission sera particulièrement heureuse de vous entendre au sujet des plus récents développements concernant l'aide militaire à l'Ukraine. L'ensemble des pays membres de l'Union européenne ont démontré leur détermination et leur unité en armant les forces ukrainiennes depuis l'agression russe du 24 février 2022. Le 25 janvier dernier, le chancelier fédéral Olaf Scholz a annoncé devant le Bundestag sa décision de livrer à l'Ukraine une compagnie de 14 chars lourds Leopard 2 de modèle A26. En plus de ces véhicules prélevés sur les équipements de l'armée allemande, cette décision ouvre la voie à la livraison des chars Leopard détenus par plusieurs autres pays occidentaux, dont notamment la Finlande et l'Espagne. La Pologne a ainsi annoncé la livraison à Kiev de 14 chars Leopard 2 de fabrication allemande. Cet engagement exemplaire de l'Allemagne est intervenu en concertation avec ses partenaires européens et avec les États-Unis, qui ont annoncé simultanément la livraison à l'Ukraine de 31 chars d'assaut de la catégorie Abrams.
Alors que la guerre d'agression menée par la Russie en Ukraine depuis février 2022 dure depuis près d'un an, vous nous donnerez l'analyse du gouvernement allemand sur les priorités de l'Union européenne pour soutenir la résistance ukrainienne. L'Ukraine doit gagner cette guerre, et l'Allemagne porte, comme la France, une responsabilité historique pour être à la hauteur des défis soulevés par la dégradation actuelle de la sécurité sur notre continent.
Monsieur l'ambassadeur, vous êtes vous-même un des meilleurs connaisseurs de la Russie. Nous sommes donc particulièrement intéressés par votre analyse sur les raisons pour lesquelles nos pays ont échoué à comprendre les projets de Vladimir Poutine et sa volonté de lancer cette guerre aussi brutale qu'insensée. Comme à l'époque de la Guerre froide, le décryptage des arcanes du pouvoir russe est difficile, mais nous sommes également preneurs de votre analyse sur ce que pourrait être la suite des événements en Russie.
Plus largement, notre commission a suivi avec attention les nombreuses annonces faites par votre gouvernement dans le domaine de la sécurité et de la défense depuis un an. Dans un important discours prononcé trois jours après le déclenchement de la guerre, le chancelier Scholz a annoncé un « Zeitenwende », c'est à un dire un « changement d'époque », pour la politique extérieure allemande. Dans le même discours, il a annoncé la création d'un fonds spécial de 100 milliards d'euros pour moderniser la Bundeswehr. Avec le recul relatif dont nous disposons, vous nous direz quelles réformes et quelles réorientations ont été engagées dans les forces allemandes depuis ces annonces structurantes.
En deuxième lieu, nous serons également heureux d'évoquer avec vous les nombreux sujets relatifs à la coopération bilatérale entre nos deux pays.
Le mois dernier, les nombreuses manifestations organisées pour célébrer le soixantième anniversaire du traité de l'Élysée, signé le 22 janvier 1963 entre le général de Gaulle et le chancelier Adenauer, ont témoigné de la vitalité de notre amitié.
Pour ce qui concerne la défense et les affaires étrangères, l'Allemagne est un partenaire stratégique essentiel de nos forces armées et la poursuite de cette coopération est une condition majeure à l'établissement de l'autonomie stratégique de notre continent.
Nous serons également heureux d'entendre votre analyse au sujet des principales coopérations entre nos deux pays dans le domaine capacitaire. Notre commission s'est publiquement félicitée de l'avancée réalisée au mois de décembre dernier par le lancement de la phase du démonstrateur pour le projet de système de combat aérien du futur (SCAF).
Parallèlement, vous nous direz quelles sont les perspectives d'avancement pour le second projet structurant de notre coopération bilatérale : le « char du futur », que l'on désigne sous le nom technique de système de combat terrestre principal (SCTP, MGCS en anglais).
Enfin, avant de vous céder la parole, je souhaite évoquer d'un mot les perspectives d'évolution institutionnelle de l'Union européenne. En effet, le tandem franco-allemand joue depuis l'origine un rôle moteur pour façonner le périmètre de compétence et les règles de fonctionnement de notre Union. À cet égard, je me félicite de la désignation récente d'un groupe binational d'experts qui permettra de formuler des propositions communes pour adapter les institutions de l'Union aux enjeux du monde actuel.
Monsieur l'ambassadeur, je vous cède la parole.
M. Hans-Dieter Lucas, ambassadeur d'Allemagne en France. - Je vous remercie de votre accueil ; je me réjouis de la possibilité d'échanger avec vous sur les relations franco-allemandes.
Avant d'évoquer l'Ukraine, je veux dire quelques mots du récent conseil des ministres franco-allemand et des célébrations du soixantième anniversaire du traité de l'Élysée. C'était un signal très fort de l'unité franco-allemande, un témoignage de notre ambition partagée de renforcer l'Europe en cette période de crises multiples : guerre en Ukraine, changement climatique, crise énergétique, inflation. Le tandem, ou moteur, franco-allemand joue un rôle essentiel et cette réunion du 22 janvier a démontré notre volonté commune de faire face à ces défis, y compris sur l'Ukraine.
L'invasion russe de l'Ukraine a été un choc pour nous tous, elle a marqué le retour de la guerre sur le sol européen. Le chancelier Scholz a donc parlé, lors de son discours historique devant le Bundestag le 27 février 2022, d'un changement d'époque, d'un Zeitenwende, pour l'ordre de sécurité européen mais aussi pour l'Allemagne. Ce discours a déclenché une vaste réorientation de la politique allemande de sécurité dans des domaines clefs. Tout d'abord, cela s'est traduit par la décision de soutenir l'Ukraine en lui livrant des armes lourdes, afin de l'aider à défendre sa liberté et son indépendance, rompant ainsi avec une politique vieille de plusieurs décennies consistant à ne pas livrer d'armes à des pays belligérants n'étant pas membres de l'Union européenne ni de l'Otan (Organisation du traité de l'Atlantique Nord). C'était une décision tout à fait nouvelle et même révolutionnaire pour l'Allemagne.
Un an après le début de l'agression russe, l'Allemagne est, derrière les États-Unis et avec le Royaume-Uni, le principal fournisseur d'armes lourdes à l'Ukraine : chars de combat Leopard 2, blindés Guepard ainsi que systèmes de défense antiaérienne Patriot et IRIS-T. En outre, pour lui permettre d'acheter des armes, l'Allemagne apporte une vaste contribution financière à l'Ukraine et forme sur son territoire quelque 5 000 soldats ukrainiens, dans le cadre d'une mission de l'UE.
Dans toutes ces décisions, le gouvernement allemand a été guidé par trois principes : soutenir l'Ukraine, faire en sorte que l'Otan ne devienne pas partie au conflit, et prendre chaque décision en étroite concertation avec ses alliés, la France, les États-Unis et les autres. L'Allemagne soutiendra l'Ukraine aussi longtemps que nécessaire dans son combat pour la liberté. Cela s'applique aussi à l'aide civile, domaine dans lequel l'Allemagne est le premier pays donateur, derrière les États-Unis.
L'Allemagne tâche aussi de convaincre le président Poutine qu'il ne peut pas gagner cette guerre. Le chancelier parle donc régulièrement avec ce dernier, comme le fait aussi le président Macron. Dans leurs réactions face à cette guerre, la France et l'Allemagne sont alignées.
Jusqu'à présent, l'Allemagne a dépensé 12,7 milliards d'euros en soutien bilatéral à l'Ukraine, dont 2,3 milliards d'euros de soutien militaire : 14 chars Leopard, 40 véhicules blindés Marder, 30 chars antiaériens Guepard, un système de défense antiaérienne IRIS-T et un système Patriot. Le ministre allemand de la défense, M. Pistorius, s'est rendu hier à Kiev et a annoncé à cette occasion que le gouvernement allemand donnait son accord à l'exportation de 178 chars Leopard 1 vers l'Ukraine, dont la plupart sont dans les stocks de l'industrie allemande. Le Danemark et les Pays-Bas se sont associés à cette déclaration. Ce sera une autre contribution essentielle pour l'Ukraine. Ces chars doivent être livrés dans les prochains mois.
En outre, un montant de 1,7 milliard d'euros est mis à disposition des forces ukrainiennes pour leurs acquisitions. L'accueil de 1 million de réfugiés représente 8,2 milliards d'euros. Il y a aussi un soutien non militaire, pour 3 milliards d'euros.
Deuxième axe du changement d'époque pour la politique allemande de sécurité : la hausse massive du budget de la défense, via la création d'un fonds particulier doté de 100 milliards d'euros. Ces moyens supplémentaires doivent permettre à l'Allemagne de se conformer à l'objectif de l'Otan consistant à consacrer au moins 2 % de son PIB à la défense. Cela doit donner à la Bundeswehr, longtemps sous-financée et insuffisamment équipée, les moyens de remplir ses missions dans le cadre de l'Otan et de l'UE, en comblant des lacunes importantes dans les systèmes d'arme et dans l'équipement des troupes. Pour cela, étant donné l'urgence de la situation, le gouvernement n'a d'autre choix que de recourir aux systèmes disponibles sur le marché, c'est-à-dire d'acheter des armements « sur étagère ».
Enfin, nous avons réagi à l'agression russe en réaffirmant nos engagements au sein de l'alliance ; ainsi avons-nous renforcé notre présence militaire sur le flanc oriental de l'Otan, en mettant à disposition une brigade pour la Lituanie et en déployant des effectifs supplémentaires en Slovaquie. En outre, l'Allemagne assure en 2023 le commandement de la force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation de l'Otan. Enfin, le gouvernement réaffirme son attachement à la dissuasion nucléaire de l'Otan, qui doit rester crédible et efficace aussi longtemps que la Russie disposera d'un arsenal nucléaire. L'Allemagne contribuera à cette dissuasion nucléaire et acquiert, à cet effet, 35 F-35 pour remplacer les chasseurs Tornado utilisés dans ce cadre.
Autre aspect de ce tournant historique : la politique énergétique, qui joue un rôle dans la politique de sécurité. Dans les mois qui ont suivi l'attaque russe, l'Allemagne a décidé de mettre un terme aux relations en matière d'énergie fossile avec la Russie. Au début de 2022, 55 % du gaz consommé venait de la Russie ; c'était un défi énorme de remplacer le gaz, le charbon et le pétrole russes dans des délais si brefs.
Parmi les principales conclusions des crises des dernières années - la guerre, mais aussi, de manière générale, la concurrence géopolitique croissante - figure la volonté de renforcer la souveraineté et les capacités d'action de l'Europe ; à cet égard, l'Allemagne et la France sont alignées, ce que le dernier conseil des ministres franco-allemand a montré. Cela exige des efforts dans trois domaines : les réformes institutionnelles de l'Union, par exemple en généralisant le principe du vote à la majorité qualifiée, le renforcement de l'indépendance économique et technologique et de la compétitivité de l'UE - c'est toute la discussion autour de la réaction européenne à l'Inflation Reduction Act, à propos duquel les ministres Le Maire et Habeck ont discuté hier avec les autorités américaines à Washington - et le renforcement de la capacité d'action militaire de l'UE.
La France et l'Allemagne ont une responsabilité commune particulière pour renforcer la capacité des Européens à se défendre : le budget de la défense de ces deux pays représente 40 % du budget militaire européen. L'Allemagne a promu dans ce domaine des projets en collaboration avec la France : la coopération structurée permanente dans le domaine de la défense, la création du fonds européen de défense, la Boussole stratégique européenne adoptée sous la présidence française du Conseil de l'Union et l'instauration d'une Facilité européenne pour la paix dotée de 5 milliards d'euros, qui a permis à l'Ukraine d'acheter des quantités importantes d'armes pendant la première année de la guerre.
Pour promouvoir une Europe géopolitique, l'Allemagne juge essentiel de renforcer les capacités militaires européennes. Dans ce contexte, les projets franco-allemands de SCAF, de MGCS, d'Eurodrone et d'un escadron de transport aérien sont centraux.
Pour renforcer les capacités militaires des Européens, nous voulons un bouclier antiaérien européen, dans le cadre de l'Otan et ouvert à tous les partenaires européens de cette organisation. Dans le même temps, l'Union doit renforcer sa capacité d'action militaire dans son voisinage immédiat et l'Allemagne fournira à la force de réaction rapide de l'Union européenne un contingent pouvant aller jusqu'à 5 000 soldats.
Enfin, il est indispensable de créer une capacité de planification européenne de commande.
Je me réjouis maintenant d'échanger avec vous sur ces questions ou sur d'autres.
M. Joël Guerriau. - L'Europe ne peut plus s'offrir le luxe de la division. Le 29 août 2022 le chancelier Olaf Scholz a plaidé dans son discours sur l'Europe à Prague pour un élargissement de l'Union européenne à 36 États.
La confiance mutuelle est fragilisée par certaines décisions en matière énergétique et militaire, et la tendance allemande à acheter des systèmes d'armes américains sape la souveraineté militaire européenne. La France et l'Allemagne peuvent-elles surmonter leurs divergences en matière de défense et d'énergie ? Ces fissures profitent aux États-Unis et à la Russie...
M. Ronan Le Gleut. - Dans son discours de Prague, le chancelier Scholz insistait sur la nécessité du rattrapage européen en matière de défense aérienne ; il faut construire un système aérien commun et non se contenter d'une harmonisation des systèmes existants. Les ministres de la défense de 15 pays alliés se sont réunis en ce sens le 13 octobre dernier, sans que la France ne participe à cette réunion. Comment construire ce système aérien commun avec la France ?
M. François Bonneau. - Le renchérissement du prix du gaz a perturbé beaucoup de pays européens et la corrélation des prix de l'électricité et du gaz pénalise des pans entiers de l'économie française. Une réunion du Conseil de l'Union doit examiner en mars l'hypothèse d'un découplage des prix de l'électricité et du gaz. Quelle sera la position allemande sur ce point ?
M. François Patriat. - Le traité d'Aix-la-Chapelle, qui remonte à trois ans, comporte un volet écologique sur le développement des énergies renouvelables et l'encouragement de l'efficacité énergétique. Mais la guerre en Ukraine façonne une nouvelle géopolitique de l'énergie, qui exige une accélération de la transition énergétique. Comment accroître la synergie franco-allemande pour le développement des énergies renouvelables ?
M. Jean-Marc Todeschini. - Où en est le projet de bouclier antimissile de plusieurs pays européens autour de l'Allemagne, dont l'Otan se réjouit mais qui laisse la France isolée ?
En matière de politique spatiale, l'Allemagne développe seule un projet de port spatial pour des micro-lanceurs, sans tenir compte du principe de préférence européenne. Le sommet entre nos deux pays a été reporté à trois reprises. Cela révèle-t-il un problème dans le couple franco-allemand ? L'accord tiendra-t-il à l'avenir ? Le matériel est acheté aux États-Unis : cela permettra-t-il de construire une Europe de la défense ?
M. Jacques Le Nay. - Votre ministre de la défense a évoqué le rétablissement du service militaire. Est-ce réellement à l'étude ? Selon quelles modalités et quel calendrier ?
La dépendance de l'Allemagne vis-à-vis de la Chine s'accroît encore cette année. Quelles pistes sont-elles étudiées pour mettre fin à cette dépendance ? Faut-il étudier la question à l'échelon européen ?
M. Hans-Dieter Lucas. - Sur la question des achats d'armes américaines, il faut savoir qu'il y a une contrainte énorme pour l'Allemagne : il faut combler à court terme les lacunes considérables de notre équipement et de nos systèmes d'armes. D'où la nécessité d'acheter « sur étagère » ce qui est disponible. Or, souvent, faute de solution européenne, il s'agit de systèmes américains. Nous devons remplacer dans les années à venir le Tornado par un avion pouvant participer à la dissuasion nucléaire de l'Otan : les F-35 peuvent remplir cette fonction ; pratiquement, il n'y a pas d'alternative.
Pour le reste, le chancelier l'a dit, les projets franco-allemands de défense sont une priorité stratégique absolue pour nous. Ces projets ne sont pas faciles, il y a beaucoup de questions à régler, d'intérêts industriels à réconcilier, mais l'Allemagne reste engagée dans ces projets car le chancelier veut créer une Europe géopolitique, capable d'agir militairement. Nous misons sur ces projets européens, qui sont structurants à long terme, mais qui exigent de la patience. Je ne vois pas de contradiction entre la nécessité de combler les lacunes à court terme - il est d'ailleurs dans l'intérêt de l'Europe d'avoir une Allemagne capable d'agir vite - et le renforcement pas à pas des capacités européennes.
L'initiative de bouclier aérien est issue d'une leçon tirée de la guerre en Ukraine. La défense aérienne est centrale. L'Allemagne, comme la plupart des pays européens de l'Otan, a des lacunes énormes dans ce domaine. Il faut agir vite, d'où cette proposition du chancelier. Tout le monde peut y participer. La France, qui était représentée lors des deux premières réunions organisées, a fait le choix de ne pas participer au programme, ce qui est une décision qui lui revient. Il reste beaucoup de questions à discuter et cette initiative reste ouverte à tous les membres européens de l'Otan. C'est une proposition pertinente, relative à un problème central pour la sécurité de tous les Européens.
Sur l'électricité et le gaz, nous sommes confrontés à la nécessité de la refonte du marché de l'électricité. Dans le communiqué sur le conseil des ministres franco-allemand, la France et l'Allemagne ont souligné la nécessité de travailler ensemble à ce sujet. La première étape doit consister à optimiser le marché de l'électricité existant ; ensuite, la Commission proposera des propositions pour adapter ce marché à long terme. Pour cela, il faut du temps. L'Allemagne a lancé une concertation avec tous les acteurs pour évoquer le futur de ce marché. Selon nous, malgré des prix élevés liés à une crise de l'approvisionnement, le marché a fonctionné, puisque la quantité d'électricité était suffisante. En outre, le principe du « merit order » a joué son rôle. Nous verrons comment mener cette discussion au cours de cette année.
La coopération franco-allemande en matière d'énergies renouvelables est très importante, je suis d'accord. Il y a un désaccord claie sur le nucléaire, on n'y changera rien, les Français ne seront pas convaincus d'abandonner le nucléaire et les Allemands ne seront pas convaincus d'y revenir. Il faut vivre avec cette différence, qui n'empêche pas, par ailleurs, de travailler sur le développement des énergies renouvelables. Pour cela, il faut soutenir les industries. C'est l'enjeu de la réponse européenne à l'Inflation Reduction Act : assouplir le système des aides d'État en utilisant par exemple le fonds du plan de relance européen ou la Banque européenne d'investissement. Il existe un dispositif de soutien aux énergies renouvelables et la France et l'Allemagne sont d'accord sur ce point. Il y a aussi des projets concrets, comme celui qui réunit AirLiquide et Siemens en Normandie dans le domaine de l'hydrogène.
Sur le spatial, enjeu très important, les discussions sont parfois difficiles, mais il y a un accord clair pour affirmer qu'il s'agit d'un enjeu de souveraineté européenne. Pour l'Allemagne, l'accès indépendant de l'Europe à l'espace est crucial. L'Allemagne soutient et finance donc sans ambiguïté le projet Ariane 6, qui souffre malheureusement de retard, et elle soutient la préférence européenne concernant l'usage des lanceurs. Cela n'exclut pas de soutenir aussi le développement des micro-lanceurs, qui seront nécessaires à l'avenir. Nous partageons cette analyse avec la France, comme le communiqué du 22 janvier l'indique. Je ne vois pas de désaccord sur cette question. Il faut néanmoins discuter de la façon de gérer efficacement le programme Ariane 6.
Sur la réintroduction du service militaire en Allemagne, je ne vois pas de discussion sérieuse sur la question en ce moment.
La Chine est un partenaire important en matière d'économie et de changement climatique, mais c'est aussi un rival systémique, un concurrent. Ce pays a changé, il faut donc adapter notre politique à son égard. Il y a un dialogue avec la France pour façonner notre politique vis-à-vis de la Chine. L'idée d'un découplage vis-à-vis de la Chine ne nous paraît pas réaliste, car elle est un partenaire important, mais il faut diversifier nos relations commerciales et économiques, travailler davantage avec des partenaires qui partagent nos valeurs. Le chancelier s'est donc rendu au Vietnam et en Amérique latine pour diversifier nos relations commerciales et économiques. Il y a un accord en Europe sur ce point.
Mme Catherine Dumas. - La relation franco-allemande semble fragilisée, alors que la France et l'Allemagne doivent faire preuve de courage et de leadership. Sur le renouveau bilatéral de l'accord d'Aix-la-Chapelle, quelle est votre réflexion sur le rôle des parlements nationaux ? Ne sont-ils pas trop absents du processus européen de décision ?
M. Olivier Cigolotti. - L'invasion russe en Ukraine, l'envolée de l'inflation et la crise énergétique ont créé des tensions entre nos nations. En outre, nos pays ont des cultures militaires différentes. Nos divergences industrielles et militaires ne sont-elles pas systématiquement plus fortes que nos volontés politiques ?
M. Hugues Saury. - La Turquie a des liens particuliers avec l'Allemagne. Comment cette relation bilatérale a-t-elle évolué depuis la fin du mandat d'Angela Merkel ?
Mme Gidèle Jourda. - Ma question, à laquelle vous avez déjà largement répondu, portait sur le constat d'une dépendance croissante de l'Allemagne à sa relation commerciale et économique avec la Chine.
M. Ludovic Haye. - Le commissaire européen Thiery Breton a défendu l'idée d'un doublement de la capacité européenne de production de semi-conducteurs, qui sont devenus un élément incontournable dans l'industrie, notamment de défense. Il y a des cibles, notamment en Allemagne, d'implantation d'une grande usine de fonderie, mais l'industrie du semi-conducteur fait appel à d'autres activités. Comment imaginez-vous le développement de ce secteur en coopération avec la France ?
M. Guillaume Gontard. - L'Union européenne et l'Ukraine sont convenues de mettre en place un bureau d'enquête pour recueillir les preuves d'un crime d'agression de la Russie. L'Union européenne soutient la création d'une juridiction compétente pour ce type de crimes, mais sa forme soulève un débat : tribunal international spécial ou juridiction hybride relevant du droit ukrainien. L'Ukraine plaide pour la première solution, mais l'Allemagne a fait part de ses doutes et préférerait un tribunal hybride. Pouvez-vous présenter cette position ? Où en sont les discussions sur le chemin de l'entrée de l'Ukraine dans l'UE ?
Mme Vivette Lopez. - Quelles sont vos relations avec l'Inde ?
M. Hans-Dieter Lucas. - Pour ce qui concerne le rôle des parlements nationaux, je veux souligner la création de l'Assemblée parlementaire franco-allemande, malgré les regrets du Sénat à ce sujet. Je me suis impliqué pour intensifier le dialogue entre votre commission et la commission homologue du Bundestag. Cette chambre a un rôle clair et important dans la définition de la politique européenne du gouvernement fédéral. En outre, une discussion est en cours sur le renforcement du rôle du Parlement européen et il y a une coopération des parlements nationaux via les différents comités. En Allemagne, on ne ressent pas un déficit d'influence du parlement sur la politique européenne du gouvernement fédéral. Bien entendu, je ne peux pas me prononcer pour la France.
Sur le bouclier antimissile et les cultures stratégiques, vous avez raison, monsieur le sénateur, nos points de départ, en ce qui concerne la culture stratégique, sont très éloignés. La France a une tradition militaire stratégique ininterrompue et c'est différent pour l'Allemagne, pour des raisons historiques. Toutefois, nous sommes dans une situation inédite et nous avons en ce moment, en Allemagne, une discussion sur un changement de culture à cet égard. Le chancelier a parlé d'un changement d'époque et cela vaut à long terme pour la culture stratégique de l'Allemagne. Nous sommes par exemple en train de développer une stratégie de sécurité nationale. Pour la première fois, le gouvernement allemand va présenter une vue d'ensemble de ses intérêts stratégiques et des risques auxquels notre pays fait face. Cela servira de base à une culture stratégique adoptée qui soit à la hauteur de nos défis. De ce point de vue, les crises que nous connaissons constituent aussi une opportunité pour une convergence stratégique entre la France et l'Allemagne. Le fait que le chancelier ait parlé pour la première fois, à Prague, d'une Europe géopolitique est nouveau. C'était plutôt un mot problématique pour nous, à la différence de la France ou du Royaume-Uni. Cela ouvre de nouvelles options.
J'en viens à la Turquie. Je veux d'abord exprimer notre solidarité pour la population de ce pays, touchée par un terrible séisme. C'est un partenaire, un allié important au sein de l'Otan. Il accueille près de 4 millions de réfugiés syriens, dans un contexte géopolitique compliqué. Nous avons des discussions difficiles en matière de défense, à propos des systèmes aériens russes S-400, de sa position en Méditerranée orientale et envers la Grèce, et de questions de politique intérieure. Sur toutes ces questions, la ligne allemande n'a pas changé depuis la fin du gouvernement de Mme Merkel : la Turquie est un partenaire important mais nous avons un dialogue franc et exigeant sur les questions compliquées.
Sur les semi-conducteurs, il y a un accord entre nos deux pays. Nous avons soutenu l'initiative de la Commission européenne consistant à mettre à disposition 40 milliards d'euros pour soutenir le développement d'une industrie européenne dans ce domaine. Il y a des investissements importants en France et en Allemagne, notamment en Sarre, région transfrontalière. L'Europe doit être beaucoup plus indépendante dans ce secteur. Pour l'instant, notre dépendance n'est pas soutenable ; s'il y avait une crise dans l'Indo-Pacifique - je pense à Taïwan -, nous serions dans une situation très compliquée. D'où la nécessité de soutenir le développement d'une industrie européenne forte et indépendante. Cette initiative du commissaire Breton reçoit donc tout notre soutien.
J'en viens à la question sur les crimes de guerre en Ukraine. En tout état de cause, il ne doit pas y avoir d'impunité. Il faut que tous ceux qui sont responsables de ces crimes en rendent compte. Notre ministre des affaires étrangères, Mme Annalena Baerbock, s'est prononcée récemment à la Cour internationale de La Haye pour la création d'un tribunal spécial international, basé sur le droit ukrainien mais avec une dimension internationale - des juges et procureurs internationaux -, afin d'envoyer un signal fort : on ne tolérera pas ces crimes de guerre. Elle s'est en outre prononcée pour une réforme du statut de la Cour pénale internationale, qui ne peut pas poursuivre les crimes d'agression. Voilà nos deux propositions. Les discussions sont encore en cours au sein des institutions européennes à ce sujet.
C'est vrai, tout le monde parle de la Chine, mais il ne faut pas sous-estimer l'Inde, qui sera bientôt le pays le plus peuplé du monde. Cela pose la question de l'Indo-Pacifique. L'Allemagne prend actuellement conscience qu'il faut attacher plus d'importance à cette région, du point de vue économique et stratégique : Chine, Inde, Australie, Indonésie, etc.
L'Allemagne a donc adopté sur sa politique en Indo-Pacifique des lignes directrices tout à fait compatibles avec la politique de la France et avec la stratégie européenne sur l'Indo-Pacifique. Il faut intensifier nos relations commerciales et politiques avec les pays de ces régions, leur faire des offres intéressantes en matière de politique commerciale et de changement climatique, pour démontrer qu'il existe, dans la région, une option autre que la Chine : l'Europe.
Cela vaut également pour les aspects militaires et géostratégiques, même s'il faut être réaliste, car les ressources militaires de l'Europe sont limitées. Néanmoins, il faut être présent, c'est pourquoi l'Allemagne a envoyé une frégate récemment dans l'Indo-Pacifique. En outre, elle a envoyé l'année dernière un escadron d'Eurofighter pendant vingt-quatre heures. C'est la première fois que la Bundeswehr et la Luftwaffe se déployaient dans cette région. Le conseil des ministres franco-allemand a décidé d'une action militaire bilatérale dans la région l'année prochaine. Sur ce plan, il y a un accord profond entre la France et l'Allemagne. Il faut façonner notre politique vis-à-vis de la Chine, mais aussi diversifier notre relation et faire une offre crédible aux autres pays de l'Indo-Pacifique. Le chancelier dit toujours que le futur du XXIe siècle sera non pas un monde bipolaire États-Unis-Chine, mais un monde multipolaire, dans lequel les autres pays seront importants.
M. Olivier Cadic. - L'Allemagne a fait partie des pays engagés militairement au Sahel. Quel est le regard de votre pays sur la situation dans cette région ?
M. Hans-Dieter Lucas. - La situation est inquiétante. L'instabilité de la région est forte. Nous connaissons les développements récents au Burkina Faso, au Mali, l'influence russe croissante, le problème persistant et grave du terrorisme, la pauvreté, les conséquences du changement climatique. Notre défi le plus immédiat est l'agression russe contre l'Ukraine, mais il ne faut pas oublier cette région, qui est le voisinage de notre voisinage. L'Allemagne a renforcé son engagement, y compris militaire, dans le cadre de la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), jusqu'au printemps 2024. Après les élections maliennes, nous mettrons fin à cette action.
Il faut une stratégie européenne pour l'Afrique de l'Ouest. Ce que l'Union européenne fait au Niger est important. Il faut également tenir compte de la situation des États côtiers pour construire une zone stable autour du Mali et du Burkina Faso. Au-delà de la stabilisation civile et militaire, il faut aider ces États contre les conséquences du changement climatique et améliorer notre communication, lutter contre la désinformation, qui se fait au détriment de l'Europe. L'idée de constituer une task force européenne consacrée à la lutte contre la désinformation dans toute l'Afrique est intéressante. Sur ces questions, la coopération franco-allemande est importante. Nous nous intéressons au processus en cours visant à développer une nouvelle stratégie de la France en Afrique.
M. Christian Cambon, président. - Vous qui connaissez bien la Russie, que pensez-vous qu'il va arriver à Poutine ? Comment allons-nous en sortir ?
M. Hans-Dieter Lucas. - C'est une question complexe. Il est très difficile d'analyser ce qu'il se passe au Kremlin. Il faut faire en sorte que, par nos actions de soutien à l'Ukraine, les dirigeants russes et le président Poutine concluent que la Russie ne peut gagner la guerre et que la continuation de la guerre n'a donc aucun sens. Ce premier pas pourrait conduire à un certain progrès. Nous n'y sommes pas encore, apparemment. Poutine ne s'intéresse pas du tout aux pertes énormes de l'armée russe. Nous sommes dans une phase d'escalade, d'où la nécessité de soutenir l'Ukraine. La Russie doit cesser les hostilités, retirer ses troupes pour rétablir l'indépendance de l'Ukraine. Ce qui importe par-dessus tout, c'est que nous maintenions notre unité en Europe et au sein de l'Otan. C'est seulement si nous restons unis que M. Poutine conclura qu'il ne peut pas gagner la guerre.
M. Christian Cambon, président. - Je retiens votre volonté de garder l'unité franco-allemande en matière de défense. Nous entrons dans une phase plus favorable dans la conduite de nos projets, notamment avec l'accord entre industriels sur le pilier du SCAF.
Aux efforts de l'Allemagne en matière de défense correspondent les efforts français : aux 100 milliards d'euros annoncés par le chancelier s'ajoutent les 100 milliards d'euros d'augmentation de la loi de programmation militaire annoncés par le Président de la République, par rapport à la LPM actuelle. L'Allemagne a un rôle important pour réorienter la politique européenne de l'énergie. Nous partageons aussi votre sentiment sur la nécessité de rester unis pour retrouver la sécurité en Europe.
J'insiste encore sur la coopération parlementaire. Nous allons rencontrer mon homologue du Bundestag, car la conception de la défense n'est pas la même en France et en Allemagne, donc il faut que l'on se parle souvent. Enfin, nous souffrons de l'absence, dans le traité d'Aix-la-Chapelle, de la mention du Sénat pour ce qui a trait à l'Assemblée parlementaire franco-allemande. C'est peut-être plus un problème franco-français...
M. Hans-Dieter Lucas. - Sur la coopération entre les commissions des affaires étrangères et de la défense, il existait un format trilatéral.
M. Christian Cambon, président. - C'est vrai. Avant le traité d'Aix-la-Chapelle, ce format associant l'Assemblée nationale et le Sénat existait. J'ai d'ailleurs conduit la dernière délégation avant la covid à Berlin pour une rencontre dans ce format. Je pense qu'il faut se saisir de toutes les occasions pour multiplier les rencontres, d'autant que, le Sénat représente un pôle de sagesse et de sérénité...
Je vous remercie infiniment. Je participerai dans quelques jours à l'événement auquel vous m'avez invité ainsi que l'ambassadeur de Pologne sur le triangle de Weimar. La Pologne va jouer un rôle de plus en plus important au coeur de l'Europe. Elle renforce considérablement son armement.
Monsieur l'ambassadeur, je vous remercie de votre action depuis votre arrivée pour développer cette relation et surmonter les malentendus.
du Sénat agira à vos côtés.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
« Ukraine : un an de guerre. Quels enseignements pour la France ? » - Examen du rapport d'information
M. Christian Cambon, président. - Nous examinons le rapport de nos collègues sur les enseignements de la guerre en Ukraine. Messieurs les rapporteurs, vous avez la parole.
M. Cédric Perrin, corapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, il y a un an, en février 2022, nous auditionnions des diplomates et des chercheurs sur ce que l'on appelait alors la « crise ukrainienne ». La Russie avait déployé plus de 100 000 soldats. Tout était prêt pour une intervention. Le renseignement américain nous alertait depuis plusieurs semaines. Pourtant, la plupart d'entre nous ne croyaient pas, alors, à la possibilité d'un assaut sur Kiev.
C'est le premier enseignement de la guerre d'Ukraine : il nous faut désormais changer de logiciel, sortir définitivement de l'illusion des dividendes de la paix. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère où le rapport de force a malheureusement retrouvé toute sa place dans les relations internationales.
Pour commencer, je rappellerai deux évidences :
- en premier lieu, la France n'est pas l'Ukraine, ni dans son environnement géostratégique, ni dans les moyens dont elle dispose. Je pense notamment à la dissuasion nucléaire. Construire l'avenir uniquement à partir de ce conflit n'aurait pas de sens ;
- en second lieu, la guerre d'Ukraine ne concentre pas tous les enjeux qui s'imposent à la politique étrangère et de défense de la France. C'est à un ensemble de problématiques complémentaires que la loi de programmation militaire (LPM) devra répondre.
Ces préalables étant posés, il n'en reste pas moins que la guerre d'Ukraine marque peut-être l'entrée dans une ère de guerres subies, plutôt que choisies. La différence est fondamentale.
Le rapport tire dix enseignements de la guerre d'Ukraine, répartis en trois thématiques : des enseignements nouveaux, un retour à certains fondamentaux et des enseignements concrets pour la LPM.
En premier lieu, la guerre d'Ukraine est un tournant.
Je l'ai dit en commençant, elle nécessite de changer de logiciel dans notre analyse des relations internationales. Plutôt qu'une surprise stratégique, c'est une prise de conscience brutale qui nous a été imposée.
Une étude britannique explique que la Russie avait prévu de mener à bien l'invasion de l'Ukraine en 10 jours, en saisissant rapidement Kiev, pour annexer le pays à l'été. Le renseignement français a péché par l'interprétation : toutes les informations étaient là, mais nos biais cognitifs nous ont trompés.
Cette expérience doit nous servir pour l'analyse du comportement futur de la Russie, de la Chine ou de tout État contestataire, surtout si l'agression russe se révèle payante, ce qui donnerait une sorte de « feu vert » à toutes les tentatives de déstabilisation de l'ordre international.
Cette guerre est ensuite un tournant pour la dissuasion nucléaire. Les Russes utilisent leur dissuasion dans un but offensif, pour sanctuariser des territoires conquis. Ils l'ont fait dès 2014 après l'annexion de la Crimée. Le signalement nucléaire russe s'est révélé d'autant plus virulent, au cours de cette guerre d'Ukraine, que les Russes étaient en difficulté sur le plan conventionnel.
C'est un enseignement que nous devons méditer : la dissuasion nucléaire n'a rien perdu de son actualité comme garantie ultime de sécurité mais elle ne saurait justifier un moindre effort dans le domaine conventionnel. C'est toute l'articulation entre le conventionnel et le nucléaire qui doit être repensée. La dissuasion ne répond pas à tous les cas de figure. Elle ne doit pas être notre nouvelle ligne Maginot.
Le troisième enseignement, c'est la résurrection de l'OTAN. En matière d'autonomie stratégique aussi, il faut revenir au réel. En tant qu'unique puissance nucléaire de l'Union européenne, nous avons une vision nécessairement différente de celle de nos partenaires, pour qui la garantie de l'OTAN est fondamentale.
La France s'est pleinement investie dans les missions de l'alliance cette année : dans les pays baltes, en Pologne, en Roumanie, nos armées ont fait preuve d'une grande réactivité pour renforcer la posture dissuasive et défensive de l'OTAN sur le flanc oriental. Nous devons poursuivre cet effort d'investissement dans l'OTAN, notamment sur le plan des doctrines et des normes. Mais être un allié exemplaire, c'est aussi disposer de capacités conventionnelles suffisantes pour intervenir en coalition. J'y reviendrai.
Enfin, le quatrième enseignement nouveau de cette guerre concerne le numérique. C'est une guerre de la donnée.
La grande force des Ukrainiens est d'avoir intégré des capacités à la fois militaires et civiles, publiques et privées, nationales et internationales. On estime qu'environ 80 % du renseignement exploité par les Ukrainiens est de source ouverte. Chaque citoyen, équipé d'un smartphone, peut ainsi signaler le passage d'un aéronef, d'un missile ou d'un drone à la défense antiaérienne pour faciliter son interception.
Exploiter toutes ces sources nécessite une grande souplesse des procédures. Le modèle fermé, centralisé, vertical est dépassé. Il s'agit d'exploiter des flux divers, d'assurer des redondances et des contrôles, tout en maîtrisant la communication car le terrain informationnel est aussi majeur. Tout cela ne s'improvise pas.
J'en viens maintenant aux enseignements qui traduisent un retour aux fondamentaux de la guerre
À force d'utiliser le mot « guerre » à tout propos, pour parler de guerre hybride ou même de guerre sanitaire, de guerre économique, ou d'économie de guerre, nous en sommes venus à oublier ce que signifiait le mot « guerre ». On parle donc maintenant de « guerre de haute intensité ».
Il s'agit en fait d'un retour à l'essence de la guerre, affrontement de volontés pour la conquête d'un territoire et la soumission de populations. Le combat terrestre y est central. En l'absence de supériorité aérienne, les feux de longue portée jouent un rôle majeur.
Les pertes humaines sont considérables, de même que l'attrition matérielle. Les Russes ont par exemple perdu au moins 1 600 chars de combat, 70 avions, 170 drones, etc.
Dans ce contexte, la défense de proximité du combattant est un impératif de survie. Toutes les unités terrestres doivent bénéficier de bulles de protection mobiles, incluant des capacités de détection et de défense autonomes, ne dépendant pas seulement de la manoeuvre interarmées.
Ce constat sur la masse ne disqualifie en rien la haute technologie. Celle-ci reste déterminante pour l'entrée en premier, et pour garantir la précision des frappes, donc maîtriser les dommages. La rapidité et la précision peuvent compenser au moins partiellement l'absence de volumes lorsqu'un seul tir suffit pour atteindre la cible.
Mais c'est aussi notre agilité technologique qu'il faut développer. L'innovation de masse, duale, de rupture, en cycle court doit être mieux valorisée. Je pense ici bien sûr aux drones, dont la guerre d'Ukraine confirme le rôle prééminent, notamment les munitions télé-opérés que j'ai déjà souvent évoquées ici.
L'expérience ukrainienne montre que 90 % des petits drones utilisés sont perdus, avec des durées de vie de l'ordre de trois à six vols en moyenne. Il s'agit donc d'équipements consommables, s'apparentant davantage à une munition ou à un missile qu'à un aéronef.
Le ministre des armées a annoncé récemment l'armement des Patroller, que notre commission demande depuis 2017, ainsi qu'un socle de 1 800 munitions télé-opérées en LPM. Deux appels à projet ont été lancés par la direction générale de l'armement (DGA) et l'Agence de l'innovation de défense (AID), Larinae et Colibri.
C'est un sujet sur lequel nous devons rester vigilants : les programmes doivent être conduits rapidement, pour aboutir à des produits qui ne soient pas déjà obsolètes à leur entrée en service. Les munitions télé-opérées doivent par ailleurs pouvoir fonctionner en système avec d'autres moyens tels que des drones de renseignement ou de l'artillerie.
Après la masse et la technologie, il faut évoquer les forces morales. Avant la guerre, les Ukrainiens ont créé les conditions d'une grande porosité entre les mondes civil et militaire. Une grande partie de leurs forces vives étaient passées par le front du Donbass, grâce à un fort turnover dans les armées.
Un tel turnover va à l'encontre de l'idée de fidélisation : c'est sans doute un handicap à court terme, pour une armée, mais cela peut devenir une force. Un fort turnover accroît en effet le nombre de réservistes et permet d'acculturer globalement le monde civil aux problématiques militaires.
Pour la France, la problématique des forces morales pose la question des réserves, et celle du Service national universel, dont nous aurons probablement l'occasion de débattre lors de l'examen de la LPM.
Je terminerai en évoquant justement quelques autres enseignements concrets de la guerre d'Ukraine pour la LPM
Je ne reviens pas ici sur la Revue nationale stratégique, qui n'a fait qu'effleurer les sujets ni sur le travail lancé par le Gouvernement sur l'économie de guerre, expression excessive au regard des objectifs poursuivis et surtout des résultats obtenus pour le moment.
Sans engagements fermes de l'État, sans contrats-cadres pluriannuels, les industriels dépendent de l'exportation. Ils ont peu de visibilité, notamment les PME. Suite au déclenchement du conflit ukrainien, il a été demandé à de petites entreprises de se tenir prêtes à répondre à d'éventuelles commandes, quitte à repousser d'autres ventes, sans que cela ne se concrétise par des engagements fermes de l'État.
La remobilisation de la base industrielle et technologique de défense (BITD) est donc cruciale, sans quoi notre industrie risque d'être marginalisée, car la concurrence - notamment américaine et coréenne - est bien présente et prête à compléter rapidement les stocks des pays ayant livré des armements à l'Ukraine.
L'allègement des procédures et des normes doit se poursuivre. Des relocalisations sont nécessaires, par exemple pour les poudres propulsives. Des stocks stratégiques doivent être constitués.
Un grand plan interministériel doit en outre promouvoir les métiers industriels pour répondre à la pénurie de main-d'oeuvre. La constitution d'une réserve industrielle de défense pourrait être l'un des fers-de-lance de cette stratégie. Je rappelle qu'en 2022, le Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT) a annoncé que 86 % de ses entreprises adhérentes pensaient être en peine pour trouver suffisamment de main-d'oeuvre.
Par ailleurs, les questions de financement restent posées. La guerre d'Ukraine légitime pourtant pleinement de revaloriser l'image des activités de souveraineté et de défense. On sait combien la compliance bancaire est un sujet qui, malgré la guerre en Ukraine, continue à être une préoccupation majeure des entreprises de la BITD.
Cette guerre interroge ensuite les formats de nos armées. Entre 1991 et 2021, nous sommes passés de 1 350 à 220 chars, de 700 à 250 avions de combat, etc.
L'armée de l'air disposera, en 2030, de 185 Rafale. Est-ce suffisant, compte tenu de la sanctuarisation de la dissuasion ? Les incertitudes sur les programmes MGCS ou SCAF doivent inciter à laisser une place à d'éventuelles solutions alternatives, le « plan B », pour combler le retard probable et l'échec toujours possibles de ces programmes majeurs.
Nos capacités terrestres doivent être renforcées. Dans l'hypothèse, purement théorique, où la France aurait été confrontée à un conflit tel que la guerre ukrainienne, l'ensemble des chars français aurait été perdu en mars, l'ensemble de l'artillerie en avril, et les 1 800 Griffon programmés en août.
Je n'entrerai pas dans le détail, mais nous avons besoin de feux dans la profondeur, et notamment de préparer le remplacement du lance-roquettes unitaire sans trop attendre, car les carnets de commandes se remplissent et l'achat de matériels de type HIMARS, sur étagère, est d'ores et déjà soumis à des délais incompressibles de plusieurs années.
Toute la politique des stocks est à revoir s'agissant des équipements anciens qui pourraient être conservés, lors de l'acquisition de capacités nouvelles et pour les munitions, dont les volumes doivent être accrus. Il convient de pouvoir s'entraîner, mais aussi de retrouver une marge de manoeuvre pour soutenir si nécessaire nos alliés et partenaires, comme nous le faisons aujourd'hui.
Le maintien en condition opérationnelle (MCO), les moyens d'évacuation sanitaire, la logistique sont d'autres verrous majeurs en haute intensité.
Enfin, c'est la préparation opérationnelle qui doit monter en puissance et en gamme.
Montée en puissance, tout d'abord : faut-il par exemple maintenir l'opération Sentinelle ? Compte tenu du nouveau contexte, la Cour des comptes a estimé récemment qu'il n'était - je cite - « plus pertinent de poursuivre sans limite de temps une contribution à la tranquillité publique par un affichage de militaires dans les rues ». Elle préconise un passage de relais aux forces de sécurité intérieure.
.La préparation opérationnelle doit, ensuite, monter en gamme, à l'image de ce que nous proposera bientôt l'exercice Orion 2023. Il est nécessaire d'intégrer l'approche multi-milieux et multi-champs, et de s'entraîner dans des conditions dégradées, c'est-à-dire de se préparer à agir très rapidement, de façon décentralisée, selon des dispositifs de commandement et de contrôle (C2) revus.
Chers collègues, vous le voyez, les enseignements de la guerre d'Ukraine couvrent de nombreux domaines doctrinaux, capacitaires et même sociétaux. Pour être à la hauteur de ces enjeux, la LPM devra proposer un cadre clair, articulant les enjeux géostratégiques, les missions des armées et les besoins capacitaires. Nous devrons être particulièrement attentifs à la cohérence de cette articulation.
M. Jean-Marc Todeschini, corapporteur. - Vous l'avez compris, les deux corapporteurs ont connu un problème, puisqu'à l'issue de deux auditions proposées par lui-même, mon corapporteur publiait dans la presse des tribunes traitant du sujet de ces auditions.
Je veux remercier le président Cambon, qui a essayé de « mettre de l'huile dans les rouages ».
Je pense que nous devons être très détachés des propos formulés par les industriels ou les militaires et faire très attention. Je ne peux pas non plus cautionner une remise en cause de la DGA pour faire plaisir à un fabricant de drones.
Je ne peux pas prendre en compte les propos d'industriels ou de généraux, même s'il est intéressant de les auditionner et de faire une synthèse de leurs propos. On s'engage, vis-à-vis des personnes qu'on interroge, à ne pas les citer directement.
Tout cela me pose problème.
Le Président de la République l'a annoncé - et le président Cambon l'a rappelé tout à l'heure à l'ambassadeur d'Allemagne : la nouvelle LPM comportera plus 100 milliards d'euros supplémentaires. Je m'interroge. Des militaires avec qui je suis en relation m'ont demandé pourquoi le corapporteur estime que 430 milliards d'euros sont nécessaires pour un modèle d'armée complet. D'où vient ce chiffre ?
Comme l'a dit Cédric Perrin à la fin de son intervention, nous devrons nous pencher sur la LPM, mais affirmer qu'elle nécessite 17 milliards d'euros de plus est largement prématuré. Je ne souscris donc pas à cette affirmation.
Je ne présenterai donc pas le rapport. Ayant été désigné corapporteur par mon groupe, j'ai dit ce que j'avais à dire. Suite à cela, le groupe socialiste, écologiste et républicain du Sénat ne participera pas au vote sur le rapport.
M. Christian Cambon, président. - Merci. Vous l'avez compris, il existe des divergences de méthode entre nos deux rapporteurs, ainsi que des divergences de fond. J'ai essayé de faire en sorte que les choses se passent au mieux, car c'est un rapport très important. Il est très riche, et l'avis de la commission sur les premières leçons à tirer de l'Ukraine est d'autant plus attendu que ces enseignements vont éclairer le travail que nous allons mener sur la LPM.
J'invite la commission à sortir de ce différend par le haut. Je respecte la position du groupe socialiste, écologiste et républicain. C'est une question de liberté d'appréciation et de sensibilité, mais je souhaite que ces différends n'impactent pas le rapport, qui est indispensable pour préparer notre future feuille de route sur la LPM, et dont le contenu est très riche.
M. Cédric Perrin, corapporteur. - Je ne vois pas ce que vient faire ici mon tweet du mois de janvier concernant des propos que j'assume complètement et que je suis légitime à tenir, étant élu au même titre que n'importe quel autre collègue. J'ai le droit de dire que je considère que ces 430 milliards constituent une base pour la LPM. Je ne vois pas ce que cela vient faire ici. D'ailleurs, le rapport n'aborde à aucun moment ce point !
C'est mon avis personnel, non en tant que rapporteur. Je ne vois pas pourquoi on parle de ce sujet dans ce cadre, et je suis bien évidemment capable de défendre cette position sans aucune difficulté.
Je tiens à la disposition de tous nos collègues, quel que soit le groupe, l'ensemble des mails que j'ai échangés avec les différentes personnes avec qui j'ai rédigé ces tribunes. Ils datent d'avant le début du rapport - septembre, octobre. Ces tribunes n'ont pas été préparées la veille pour le lendemain !
Je n'ai absolument rien à me reprocher sur cette question. Je ne suis à la solde de personne, et personne ne remettra en cause ma probité ni mon honnêteté. Je n'ai « servi la soupe » à personne, que les choses soient claires !
Qu'il y ait eu un problème de date, je veux bien le comprendre. J'ai adressé un message encore hier soir à Jean-Marc Todeschini, dont le président est en copie. Je l'ai appelé dimanche soir pour essayer de lui faire comprendre ma position. Cela n'a vraisemblablement pas fonctionné. Je pense avoir tout essayé pour clarifier les choses.
J'ai pensé au message que nous a adressé Philippe Folliot et à sa conclusion : compte tenu de l'importance du sujet, je pense que ce rapport mérite beaucoup mieux. Nous avons beaucoup d'autres choses à régler que ce genre de différend.
M. Christian Cambon, président. - Je prends acte de ces interventions. Le procès-verbal de cette réunion sera annexé au rapport, comme c'est l'usage.
M. Jean-Marc Todeschini, corapporteur. - Le message que j'ai reçu hier soir n'est que la répétition de ce que j'entends depuis le début.
Je ne sais comment Cédric Perrin aurait réagi si j'avais rédigé une tribune au lendemain d'une audition après avoir proposé d'entendre deux personnes, mais je pense qu'il n'aurait pas été satisfait.
Mon corapporteur a été très maladroit et ne veut pas le reconnaître. C'est son choix. Je ne participe donc pas à la présentation du rapport. Le président a également considéré que c'était une maladresse de sa part.
M. Christian Cambon, président. - Je pense interpréter l'avis de la majorité de nos collègues pour considérer que l'incident est clos. Le compte rendu tiendra compte de ces interventions. Le sujet de ce rapport est extrêmement important. Avant d'ouvrir le débat, je voudrais donner la parole à Philippe Folliot, qui arrive d'Ukraine et qui nous a remis un témoignage bouleversant et éclairant. Je lui avais demandé de porter un message de la commission à ses interlocuteurs.
M. Philippe Folliot. - En effet, et je l'ai remis au président de la commission de la défense de la Rada, qui était en partie avec nous pour cette visite sur le terrain.
Il a rappelé ses liens avec la commission de la défense de l'Assemblée nationale, et je lui ai dit qu'il me paraissait important que notre commission puisse nouer des liens avec la sienne.
M. Christian Cambon, président. - Nous avons échangé en visioconférence il y a quinze jours avec la commission des affaires étrangères de la Rada et nous sommes bien sûr désireux de faire de même avec la commission de la défense.
M. Philippe Folliot. - Au regard de ce que j'ai vu, je considère que cette guerre a une double nature. C'est une guerre à la fois technologique et une guerre du début du XXe siècle. J'ai eu la chance de passer une soirée avec des soldats ukrainiens qui revenaient des tranchées. Ces tranchées, ce sont celle de Verdun, avec tout ce que cela représente.
Il existe des chiffres, des statistiques, des matériels, mais il y a aussi des réalités humaines. Vous discutez avec des personnes qui savent très bien que, dans quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, elles ne seront plus là. Échanger avec eux apporte un peu d'humanité par rapport à quelque chose qui nous paraît abstrait à bien des égards.
Si j'ai eu l'opportunité de me rendre en Ukraine, c'est grâce à Yehor Cherniev, notre collègue chef de la délégation ukrainienne à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN. Il a combattu en 2014 avant que le front, à l'époque, ne se stabilise.
Je voudrais insister sur deux points et, en premier lieu, sur notre responsabilité collective par rapport au fait que nous n'avons peut-être pas analysé ce qui s'est passé en 2014 avec justesse, ce qui se traduit aujourd'hui par des larmes et du sang pour les Ukrainiens et, pour nous, par le prix que nous payons en termes économiques.
En second lieu, j'insiste sur la nécessité de poursuivre voire d'amplifier notre effort de soutien à l'Ukraine. C'est un enjeu important. La situation est difficile, même si le moral des Ukrainiens est intact. Ils ne se battent pas pour de grandes idées ou de grands principes, mais pour défendre leur pays, leur famille, les femmes et les enfants qui sont à l'arrière.
Les militaires ukrainiens nous ont dit combien le Caesar était essentiel pour soutenir et préserver autant que possible l'infanterie. L'enjeu du MCO des Caesar est prégnant. On peut se féliciter que la France ait décidé d'envoyer douze Caesar de plus, qui vont s'ajouter aux dix-neuf envoyés par le Danemark.
Politiquement et symboliquement, il a été essentiel que la France annonce la livraison des véhicules AMX-10 RC, car cela a déclenché la livraison des Leopard.
C'est aujourd'hui qu'il faut que nous fassions un certain nombre de choses car, demain, je crains qu'il ne soit trop tard. Les Russes ne pourront jamais gagner cette guerre, mais encore faudrait-il que les Ukrainiens puissent réaliser rapidement suffisamment d'avancées pour amener les Russes à la table des négociations.
M. Christian Cambon, président. - Merci pour ce témoignage.
En matière de chars, il vaut mieux avoir les mêmes modèles. C'est pourquoi les Ukrainiens demandent des chars Leopard. Le MCO des chars est complexe. S'il faut un dispositif différent pour chaque type de char, ce n'est guère efficace.
Le témoignage de Philippe Folliot est rempli d'émotion. Dans les débats que nous avons, il est bon de distinguer la dimension humaine.
Joëlle Garriaud-Maylam est également de retour d'Ukraine.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Ma visite était très différente. Il s'agissait d'une visite officielle, en tant que présidente de l'AP-OTAN. Les conditions de sécurité étaient draconiennes. Impossible de sortir de ce cadre extrêmement sécurisé.
Mes conclusions sont les mêmes que celles de Philippe Folliot. Je voudrais surtout insister sur l'urgence.
Mon déplacement a été organisé avec la Rada, le Parlement ukrainien. J'ai également rencontré Yehor Cherniev qui a pu participer à mes réunions avec le prix Nobel de la paix pour discuter du dossier concernant le tribunal spécial, les enfants, les différents sujets concernant les transferts de prisonnier. Il était là aussi quand nous avons travaillé sur la plateforme sur la Crimée. Je dois reconnaître avoir été moi aussi naïve en pensant que la Russie changerait. La Crimée n'est que l'avant-poste de ce qui se passe aujourd'hui.
J'insiste sur l'urgence de la situation et le besoin qu'a l'Ukraine d'un appui aussi immédiat que possible. L'Ukraine ne peut se permettre d'attendre des mois. Elle souffre d'un déficit démographique par rapport à la Russie. La Russie considère ses hommes sur le front comme de la chair à canon, en échange de compensations monétaires. Les veuves de soldats russes remercient le président Poutine parce qu'elles ont reçu des manteaux de fourrure pour les consoler de la mort de leur mari ! C'est un état d'esprit effroyable.
Malheureusement, même si les soldats ukrainiens sont valeureux, courageux et prêts à relever tous les défis, il existe un problème de nombre. Celui-ci ne peut être compensé que par un soutien extrêmement important, notamment en matière de protection de l'espace aérien.
Je voudrais féliciter Cédric Perrin pour son rapport, ainsi que son corapporteur. Je communiquerai ce rapport à l'AP-OTAN et il en sera fait bon usage.
Mme Vivette Lopez. - Monsieur le Président, mes chers collègues, je faisais partie du groupe de travail sur les enseignements de la guerre en Ukraine et j'ai participé à ce titre à plusieurs auditions.
Si vous le permettez, je souhaiterais compléter les propos de notre collègue Cédric Perrin pour aborder les enjeux maritimes.
Le retour d'expérience de la guerre en Ukraine couvre de nombreux domaines et doit nous permettre d'aborder la LPM. Je pense qu'il ne faut pas mésestimer les enjeux maritimes. Certes, la guerre en Ukraine n'est pas essentiellement maritime, mais son déclenchement par la bataille de l'île aux Serpents, puis la destruction du croiseur russe Moskva, le 22 avril 2022, ont illustré de façon spectaculaire ce que peut être la dimension navale des conflits armés.
La destruction du Moskva pose quelques questions quant à la capacité des Russes à maîtriser leur environnement aéromaritime et à mettre en oeuvre des moyens de défense. Mais la marine russe demeure puissante. La guerre n'a entamé que marginalement ses moyens. L'essentiel est préservé, en particulier la flotte sous-marine russe, qui est très performante.
Le milieu maritime est de plus en plus convoité sur le plan mondial. La sécurisation du trafic est un enjeu crucial pour l'Europe, pris en compte au travers des opérations Atalanta et Agenor, qui sont en cours de rapprochement pour s'ouvrir progressivement à l'ensemble de l'océan indien, zone que les États-Unis ont tendance à délaisser au profit du Pacifique.
La sécurisation des flux en provenance du Proche et du Moyen-Orient est d'autant plus stratégique que l'Europe se détourne de ses approvisionnements énergétiques russes.
L'économie mondiale repose par ailleurs pour une large part sur les câbles et tuyaux sous-marins : la destruction des gazoducs Nordstream en mer baltique confirme que les fonds marins sont un théâtre possible d'opérations.
Enfin, les ressources biologiques et minérales des fonds marins de nos outremer pourraient être convoitées.
Dans ce contexte, les marines occidentales ne sont pas à l'abri d'un incident qui dégénérerait. On se souvient de la manoeuvre de la marine turque à l'encontre de la frégate Courbet en 2020, ou de l'incident ayant opposé Britanniques et Russes en 2021 au large de la Crimée.
Un basculement soudain avec ouverture du feu en mer ne peut plus être exclu. C'est aussi l'un des enseignements de la guerre qui se déroule en Ukraine.
M. André Gattolin. - J'ai fait partie du groupe de travail et j'ai également assisté à certaines auditions.
J'ai trouvé le rapport très intéressant, mais j'aurais souhaité disposer du projet de rapport avant sa présentation. D'autres commissions et délégations procèdent différemment.
Néanmoins, le travail qui a été fait est très riche et intéressant. Il faut bien reconnaître que nous avons été aveuglés.
Ce n'est pas seulement un problème de renseignement à court terme ou d'analyse du renseignement. On parle ici beaucoup de tactique, de logistique, de stratégie : pour reprendre la taxinomie du général André Beaufre, nous avons failli stratégiquement !
Le 24 février 2022, Vladimir Poutine ne s'est pas réveillé en se disant qu'il allait envahir l'Ukraine. Les guerres caucasiennes, les interventions en Syrie, le rôle de juge joué par la Russie en Libye, le poids mis sur Chypre avec l'accès des navires militaires russes, les « alliances » avec la République d'Arménie et ce qui se passe en Géorgie constituent autant de pions que pousse la Russie. Comment les analyse-t-on ? Quels sont les objectifs réels ?
J'ai posé la question lors de l'audition du directeur général de la Fondation méditerranéenne d'études stratégiques (FMES), la semaine passée : la Méditerranée orientale, qui est à la croisée des flux, constitue un enjeu primordial. Tous les pions avancés par Vladimir Poutine depuis quinze ans, d'un point de vue militaire et stratégique, auraient dû nous le laisser prévoir.
Comment allons-nous réviser nos erreurs de jugement stratégique ? Ce n'est pas simplement un défaut d'analyse du renseignement. C'est peut-être une erreur des différents ministères et gouvernements, passés et présents, mais cela vient aussi de notre fait, en tant que parlementaires. On nous a longtemps expliqué qu'on ne parlait pas assez avec Vladimir Poutine. Lorsqu'on évoquait ses exactions, on disait que tout devait s'arranger. Tout s'est-il arrangé ? Où allons-nous ? Quels sont les objectifs réels ou supposés de Vladimir Poutine ou, plus généralement, du Kremlin ?
C'est un aspect sur lequel il faudrait compléter le rapport. Le retour d'expérience sur l'Ukraine consiste d'abord à comprendre nos propres erreurs collectives, stratégiques. Le déni n'aide pas à comprendre l'avenir.
M. Jean-Pierre Grand. - Nous sommes tous d'accord sur les besoins en matériels de l'Ukraine et la préparation de la future LPM.
Ce qui m'intéresserait aujourd'hui, dans un deuxième temps, c'est que l'on puisse aller plus loin. Je voudrais connaître la situation particulière de la France, qui est le seul pays de l'Union européenne qui soit membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Nous sommes directement concernés à l'extérieur du continent européen par les attaques russes via Wagner en Afrique. Cette guerre entraîne par ailleurs mécaniquement un ressenti vis-à-vis de l'Occident qui a des conséquences sur toute la planète.
La France a, sur le plan diplomatique, une position très particulière. Aucun de nous aujourd'hui ne sait où en est notre diplomatie. J'ai totalement confiance dans mon pays, qui poursuit la même politique étrangère depuis des années, en toute indépendance et en oeuvrant pour la paix. On le sait depuis la guerre en Irak. La France parle juste. Personne ne peut imaginer que nous n'avons pas une action diplomatique puissante. Où en est-on ? Il me semble que la commission devrait travailler sur cette question.
Par ailleurs, il faut aussi se pencher sur l'Afrique. Aujourd'hui, la situation se dégrade, notamment dans le Sahel, au point que les populations émigrent. C'est une arme que Vladimir Poutine emploie contre nous.
Le ressenti en Occident va naturellement poser des problèmes qui vont bénéficier aux pays-continents. Ce sujet paraît essentiel au gaulliste que je suis.
M. Olivier Cigolotti. - Tout d'abord, je voudrais saluer, au nom de notre groupe, la qualité du rapport sur un sujet éminemment sensible.
Concernant l'aveuglement qui a été le nôtre en 2014, peut-être nous sommes nous alors focalisés sur les problèmes liés à la lutte contre le terrorisme, mais nous aurions pu à l'époque tirer les conséquences de ce qui s'est passé en Crimée.
D'autre part, au-delà de l'effet d'annonce, donner dix AMX-10 RC paraît bien inférieur à ce qu'aurait pu faire la France. Un plus grand nombre, assorti des munitions nécessaires aurait été plus efficace.
On a longtemps polémiqué sur le fait de donner des chars Leclerc. La problématique est similaire : nous en avons peu. C'est un matériel dont les industriels n'assurent plus la maintenance ni la fourniture de pièces détachées.
On pourrait peut-être donner plus de canons Caesar et de dispositifs Mamba ou Crotale car les effets de notre aide ne sont pas ceux qu'attendent nos amis ukrainiens.
M. Olivier Cadic. - Je salue également la qualité de ce rapport et de ce qui nous a été présenté.
Je voudrais des précisions concernant la question cyber, qui n'a pas été évoquée. Quels enseignements peut-on tirer de ce conflit en la matière ?
À Kiev, en avril, nous avions rencontré le maire de la ville, qui nous avait expliqué les mécanismes qui leur avaient permis de stopper les forces spéciales russes qui cherchaient le président Zelensky. Disposez-vous d'éléments de ce point de vue ?
M. Pascal Allizard. - Je voudrais intervenir dans la suite de ce que j'ai dit à la tribune hier après-midi, au nom de mon groupe, sur la situation en Ukraine.
J'ai apprécié les propos pondérés de Cédric Perrin au début de son intervention concernant les années 2014 et les suivantes.
Je suis élu d'un département, le Calvados, où la cérémonie du 6 juin est très importante. J'étais à Ouistreham lorsque le groupe « Normandie » s'est constitué et que le président Poutine et son homologue ukrainien de l'époque se sont parlé. La recherche de la paix - on a en tout cas eu la faiblesse de le croire - était relativement réelle. Cette attente a été déçue, et on connaît tous la suite.
Il ne faut pas non plus négliger la situation politique interne de l'Ukraine. À l'époque des accords de Minsk, il avait fallu travailler sur la modification de la Constitution et sur une certaine décentralisation pour donner plus d'autonomie aux régions irrédentes. Cela faisait partie des accords. Un certain nombre de membres du Sénat français avaient travaillé sur ce texte, mais il n'y a pas eu de majorité à la Rada pour le voter. Il faut l'avoir en tête.
Aujourd'hui, il existe une certaine union sacrée, mais les divisions politiques restent présentes en Ukraine. Cela signifie que, dans la suite du conflit, il faudra bien intégrer ces paramètres.
Enfin, ce rapport nous permet de dresser un inventaire des rapports de force extrêmement intéressant, ce qui était l'objectif.
M. Cédric Perrin, corapporteur. - Je remercie Vivette Lopez pour son complément d'information. C'est un point qui n'avait pas été mentionné dans mon introduction.
Par ailleurs, le premier point du rapport, « Surprise stratégique ou prise de conscience brutale ? », évoque l'épisode de Gossi, à propos duquel nous n'avons pas réagi avec la force nécessaire, alors que la présence de Wagner au Mali aurait pu nous alerter.
Cela rejoint ce que disait Jean-Pierre Grand à propos de la nécessité de travailler sur une réflexion géostratégique ou géopolitique afin de mieux comprendre un certain nombre de choses.
Il est toujours facile de réécrire l'histoire. Que se serait-il passé en Ukraine si les Français avaient réagi différemment à la présence de Wagner au Mali ? Ce rapport n'a pas vocation à répondre à toutes les questions, mais il ouvre des questionnements.
Je suis entièrement d'accord avec André Gattolin : nous avons été aveuglés car nous n'avons pas la même rationalité que Vladimir Poutine. Le rapport le met largement en évidence.
Je partage l'avis d'Olivier Cigolotti. Doit-on donner du matériel pour faire de la figuration, et parfois gêner les Ukrainiens, qui travaillent à l'échelle d'un bataillon ? Un bataillon, c'est trois compagnies, soit une centaine de chars. C'est à ce niveau qu'intervient la logistique, le soutien, le MCO.
Il est intéressant d'avoir un apport différent dans d'autres domaines de soutien, qui peuvent aussi valoriser les matériels français. Je pense à la lutte anti-drones ou à la lutte anti-missiles, aux radars de haute performance, etc. Ce sont des questions qui sont sur la table.
Quels enseignements peut-on tirer au sujet du cyber ? C'est un sujet que l'on expose très largement. Je n'en ai pas fait état dans mes propos liminaires, mais le sujet est traité dans le rapport.
Les Américains, depuis 2014, préparent les Ukrainiens à la lutte cyber, notamment grâce aux GAFAM. Microsoft a été un acteur particulièrement important depuis 2014 sur le terrain. La lutte cyber s'est par ailleurs mise en place grâce à certains soutiens. Un certain nombre d'anciens officiers ont été remerciés et remplacés par de jeunes geeks, qui ne venaient pas forcément de l'armée mais qui avaient une connaissance significative du milieu cyber, des cyberattaques et de la défense.
Cela a été un point très important dans leur conception de la défense, nous le rappelons très largement dans le rapport. Cela fait déjà un certain temps que j'estime important de se concentrer sur la lutte cyber. Le Président de la République, le 19 janvier dernier, en a fait un de ses axes majeurs, avec la lutte anti-drones et les drones.
Enfin, je ne peux que souscrire à ce qu'a dit Pascal Allizard à propos de ce qu'il conviendra de construire après la guerre mais, pour cela, il faut arriver à obtenir la paix.
M. Jean-Marc Todeschini, corapporteur. - J'ajouterai peu de choses différentes de ce que vient de dire Cédric Perrin.
On ne peut parler de guerre aéromaritime, car les Russes ont certainement failli dans le contrôle et la mise en oeuvre de leur supériorité aérienne. Tout cela est apparemment lié à un problème d'organisation interarmes au sein de l'armée russe. Alors qu'ils disposent d'une puissance aérienne importante, ils n'ont pas réussi à mettre en oeuvre dès le départ des centres de commandement, des radars, etc.
À l'inverse, les Ukrainiens n'ont pas pu contrôler leur ciel. Je pense que l'OTAN et la France n'auraient pas agi de la même façon si elles avaient dû intervenir dans un tel conflit dès le départ.
Pour le reste, la remarque de Jean-Pierre Grand au sujet de l'Afrique est importante. Je pense que nous avons une diplomatie et des services de renseignement efficaces, mais il y a eu un manque de réactivité. Wagner, en Afrique, nous a chassés peu à peu. Nous n'avons pas analysé que nous étions en train de perdre pied et d'être discrédités par les Russes.
En 2014, personne n'a voulu réagir au moment de l'annexion de la Crimée. Cela posera un problème pour la sortie de guerre. J'ai entendu hier l'intervention de Pierre Laurent : la sortie de guerre se fera autour de la table et on discutera. La Crimée constituera-t-elle un enjeu ? Les Européens et l'OTAN accepteront-ils que l'Ukraine récupère militairement la Crimée ? Je pense que c'est différent pour le Donbass, mais la Crimée posera certainement un problème, car on ne fait jamais la paix qu'avec ses adversaires.
Il faudra bien se mettre un jour autour de la table et discuter. Il me paraît compliqué que les Américains et l'OTAN fournissent des matériels pour récupérer la Crimée même si, dans l'immédiat, ce n'est pas le sujet.
Quant à la cyberdéfense, elle est primordiale pour demain. Cédric Perrin en a parlé, en évoquant également les drones. Les Ukrainiens ont pris de l'avance en matière cyber, puisqu'ils ont pu répondre immédiatement. La cyberdéfense russe n'a pas été à la hauteur. Les Ukrainiens ont réagi avec l'aide de Microsoft.
Si l'Ukraine ne s'est pas effondrée, c'est bien parce que les Russes n'ont pas su mettre en oeuvre d'actions interarmées. Leur puissance de feu aérienne n'a pas été utilisée convenablement. Cédric Perrin l'a dit tout à l'heure : tous les Ukrainiens pouvaient, avec leur téléphone portable, fournir immédiatement des renseignements. Ils ont su être très efficaces.
M. Cédric Perrin, corapporteur. - Ce conflit a été au départ conçu comme une opération spéciale qui ne devait durer qu'une dizaine de jours. Comme le disait Jean-Marc Todeschini, les Ukrainiens ont disséminé leur matériel, qu'il a été très difficile de mettre hors d'état de nuire.
L'arme aérienne n'ayant pas été employée comme elle aurait dû l'être, l'artillerie a occupé le terrain, et on en voit les conséquences aujourd'hui. Elle a repris ses lettres de noblesse. La dissuasion nucléaire est également essentielle mais elle n'est pas la réponse à tout. C'est un débat qui restera à éclairer dans le cadre de la LPM.
Faut-il conserver une défense conventionnelle ? Je pense bien évidemment que c'est nécessaire. Nous avons un certain nombre de munitions... mais c'est au regard du nombre de pièces d'artillerie dont nous disposons !
L'objectif est de continuer à discuter de tous ces points dans le cadre de la LPM.
M. Pascal Allizard. - Sans dévoiler notre rapport sur le retex de Barkhane et le terrorisme, je partage totalement ce qui vient d'être dit à propos des munitions. C'est très inquiétant.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Les Ukrainiens s'inquiètent énormément au sujet des munitions. Concernant la cyberdéfense, il faut préparer la reconstruction de l'Ukraine dès à présent.
Notre ambassade fait un travail extraordinaire. Nous sommes le seul pays à avoir conservé une structure d'enseignement international en Ukraine. C'est un exemple parmi d'autres, mais il mérite d'être signalé.
M. Jean-Marc Todeschini, corapporteur. - L'armée russe ne dispose pas du relais des sous-officiers. Dans l'armée française, les sous-officiers sont des relais importants et peuvent prendre des initiatives. Dans l'armée russe, celles-ci sont réservées aux généraux.
M. Philippe Paul, président. - Merci. Nous allons à présent passer au vote. Le groupe socialiste n'y participe pas.
La commission adopte le rapport d'information et en autorise la publication.
La réunion est close à 12 heures 20.