Mercredi 11 janvier 2023
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Communication diverse - Groupe de travail Retex Ukraine
M. Christian Cambon, président. - Notre collègue Rachid Temal m'a demandé une mise au point à propos de l'un de nos groupes de travail.
M. Rachid Temal. - Notre commission a mis en place deux groupes de « retour d'expérience » (Retex), l'un sur la situation au Sahel après le retrait de l'opération Barkhane, l'autre sur la situation en Ukraine, ce dernier étant coprésidé par Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini. Or, l'un des rapporteurs du groupe de travail « Ukraine » a proposé des auditions et signé dans la presse des tribunes qui nous paraissent pouvoir peser sur le rapport de ce groupe de travail et sur ses préconisations. Si tout parlementaire peut, à l'évidence, prendre les positions publiques qu'il veut, nous considérons que chacun, lorsqu'il devient rapporteur, doit s'efforcer de « sanctuariser » les matières qui relèvent du rapport, car il s'engage en tant que rapporteur dans une démarche collective, transpartisane, qui implique en réalité le Sénat tout entier. Nous pensons que cette situation risque d'entacher le rapport lui-même, que nous ne pourrions alors pas cosigner - le problème ne vise évidemment pas une personne en particulier, mais il est bien de méthode, s'agissant de la crédibilité d'une parole collective.
M. Christian Cambon, président. - Je vous en donne acte.
M. Cédric Perrin, corapporteur du groupe Retex sur l'Ukraine. - Je me dois de répondre. Chacun sait comment je travaille, j'entretiens des relations de travail nombreuses, parce que je travaille beaucoup. J'ai proposé des auditions avec des personnalités que je crois utile d'entendre, je prépare des tribunes depuis plusieurs mois, et s'il y a une coïncidence maladroite des calendriers, elle est fortuite : lorsque je publie une tribune, je ne l'ai pas écrite la veille, donc la tribune à laquelle vous faite référence, publiée au lendemain de l'audition que vous visez, je l'avais écrite bien avant que cette audition soit elle-même organisée...
M. Christian Cambon, président. - Je ne peux ici que rappeler nos règles. Lorsqu'on s'engage dans l'écriture d'un rapport, le contenu des auditions et du rapport en préparation sont sous embargo jusqu'à la publication du rapport, j'appelle chacun à respecter ces règles. Ce rapport Retex sur l'Ukraine est important et je serais navré si l'un de ses rapporteurs devait se retirer.
M. Jean-Marc Todeschini, co-rapporteur du groupe Retex sur l'Ukraine. - Attention, nous ne visons pas mon co-rapporteur à titre personnel, notre propos est bien d'ordre méthodologique : je ne saurais prendre à mon compte un propos formulé par un industriel ou un militaire. Les titres de la presse parlent d'eux-mêmes. Le 7 décembre, nous avons auditionné Bastien Mancini, fondateur de l'entreprise de drones Delair et président de l'association du drone pour l'industrie française (Adif) ; or le 8, mon co-rapporteur publie avec M. Mancini une tribune titrée « La filière drone à l'assaut de la commande publique » : cela n'est pas sans conséquence car chacun sait ici l'importance des drones dans les conflits contemporains. Le 13 décembre, nous auditionnons un administrateur du fonds Défense angels, quelques jours plus tard mon co-rapporteur publie une nouvelle tribune avec cet administrateur et la presse titre sur l'appel à renforcer les moyens financiers de la cyber-défense. Nous savons tous combien les drones et la cyberdéfense seront au centre de la loi de programmation militaire (LPM), ce qui oblige d'autant plus notre parole en tant que rapporteurs : il ne faut pas qu'elle puisse être mise en doute en raison d'intérêts particuliers. Je ne saurais donc continuer à participer à un groupe dont la parole prêterait à douter.
M. Christian Cambon, président. - Nous devons nous concerter sur ce sujet. Je rappelle que notre commission traite de sujets des plus sensibles, qui nous placent au contact avec de hauts responsables militaires et de la défense. Il nous faut toujours garder la distance qui s'impose. Ceci est tout particulièrement vrai alors que nous allons élaborer la loi de programmation militaire, notre rôle est particulièrement apprécié et contrôlé, s'agissant d'une loi qui engage le destin de notre pays. Nous devons savoir nous tenir à une certaine distance de nos interlocuteurs, quoique nous devions les rencontrer régulièrement pour recueillir leurs informations et leurs avis. Attention, donc, à chacun d'entre vous.
M. Cédric Perrin, co-rapporteur. - On ne peut remettre en cause mon intégrité. Je fais des tribunes d'opinion avec qui je veux, car mon intégrité est entière et je ne me prive pas de dire ce que je pense : je ne suis à la botte de personne et c'est un fait suffisamment établi pour me donner la liberté de m'exprimer aux côtés des personnes que je choisis.
M. Christian Cambon, président. - Personne ici ne remet en cause votre intégrité. Je verrai avec les collègues concernés comment nous pouvons répondre à ce questionnement et continuer à faire avancer ce rapport Retex sur la situation en Ukraine, pour remplir notre plan de travail.
Audition de M. Ali Onaner, ambassadeur de Turquie en France
M. Christian Cambon, président. - Nous sommes heureux de vous accueillir, Monsieur l'Ambassadeur, devant notre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées pour discuter de tous les sujets d'intérêts qui concernent nos deux pays. Dans un contexte international marqué par plusieurs crises graves, il est plus que jamais nécessaire de développer ce type d'échanges afin de faire progresser nos relations mutuelles et de réduire, autant que possible, nos différends.
Nous partageons votre peine après l'odieux attentat du 13 novembre dernier à Istanbul. Frappés nous-mêmes à maintes reprises par le terrorisme, nous continuerons à faire de la lutte contre cette violence intolérable une priorité.
Le premier de nos sujets de préoccupation est bien sûr la guerre en Ukraine et les souffrances du peuple ukrainien. Ce conflit a aussi de graves conséquences pour l'Europe et les autres pays du monde, que ce soit en matière d'approvisionnement énergétique ou d'alimentation. La Turquie a joué un rôle important, notamment en facilitant l'obtention d'un accord sur l'exportation des céréales ukrainiennes, un moment suspendu mais rétabli en novembre dernier, c'est essentiel pour l'alimentation des pays d'Afrique en particulier. Votre pays prône un cessez-le-feu, au moins humanitaire dans un premier temps, nous venons de voir à l'occasion nouvel an orthodoxe combien un tel cessez-le-feu était difficile à mettre en oeuvre. Nous aimerions connaître votre point de vue sur les perspectives de ce conflit cette année, et quelle issue vous voyez au conflit, sachant que la Turquie est un interlocuteur de la Russie et de l'Ukraine.
Nous souhaiterions également aborder la question de l'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN, qui est aussi une conséquence de cette guerre - il y a un an, personne n'aurait imaginé que ces pays demandent une telle adhésion. Ce renforcement de l'Alliance atlantique est désormais crucial à nos yeux, comme le montre la large majorité obtenue lors du vote sur la ratification de l'adhésion par nos deux assemblées - nous avons été parmi les premières assemblées parlementaires à nous prononcer, au Sénat, et le résultat a été quasi-unanime. Pouvons-nous espérer une ratification par votre pays dans les prochaines semaines, sachant que la Turquie est l'un des deux pays de l'Alliance qui n'a pas encore ratifié ces adhésions ? Ne pensez-vous pas avoir besoin de ce renforcement ?
Deuxième sujet, l'Arménie. Nous constatons que la situation se dégrade autour du corridor de Latchine, dans le Haut-Karabakh, je m'en suis entretenu avec vous. Quelle est la position de la Turquie dans cette crise ? Comment agir pour la résoudre ? Vous dites vouloir empêcher le trafic d'armes vers le Haut-Karabakh, mais la fermeture de ce corridor met en péril la vie d'enfants, de femmes, de malades, il faut aider à résoudre de ce problème.
Par ailleurs, on observe depuis quelque temps un rapprochement de votre pays avec la Syrie. Le ministre de la défense turc, celui de la Syrie et celui de la Russie sont entretenus, mercredi 28 décembre, lors d'une réunion à Moscou et une rencontre des ministres des affaires étrangères de votre pays et de la Syrie est prévue pour janvier. Jusqu'à présent, votre pays luttait contre Bachar El-Assad, que nous considérons comme responsable d'immenses souffrances pour son peuple par des violations des droits de l'Homme et du droit international humanitaire à grande échelle. Quel est, pour vous, l'objectif de ce rapprochement ? La Turquie va-t-elle plaider auprès du régime syrien pour une solution politique conforme aux résolutions des Nations unies ? Comme vous le savez, nous considérons aussi que toute nouvelle offensive turque dans le nord du pays, dans la lignée des bombardements de novembre dernier, serait contreproductive et risquerait de nous empêcher de maintenir la pression sur Daech.
Nous pourrions enfin aborder les questions relatives à la politique intérieure et à l'économie turques. Nous nous félicitons que l'inflation ait diminué récemment mais elle reste élevée et le peuple turc en souffre. Quels sont pour vous les perspectives dans ce domaine ?
Enfin, vous le savez, la France a fait du combat pour l'égalité des hommes et des femmes une des priorités de sa diplomatie. La Turquie a récemment confirmé son retrait de la Convention d'Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique : n'est-ce pas un mauvais signal au moment où la plateforme associative turque « We will stop feminicide » a comptabilisé dans votre pays plus de 330 femmes assassinées et 254 morts suspectes en 2022, soit une augmentation de 23 % entre 2020 et 2022 ?
Monsieur l'Ambassadeur, nous connaissons votre franchise et nous l'apprécions. Nous pensons qu'un échange direct est la meilleure façon de faire progresser notre relation et de lever les malentendus. La France et la Turquie sont des partenaires de longue date, nous avons été alliés pendant de longues périodes et nous le sommes à nouveau dans l'OTAN. Nous saluons également le fait que la Turquie accueille sur son territoire quelque 4 millions de réfugiés, dans des conditions très humaines, comme nous avons pu le constater. C'est pour tous ces points que nous avons voulu poursuivre aujourd'hui notre dialogue avec vous.
M. Ali Onaner, Ambassadeur de Turquie en France. - Je suis ravi de cette occasion de partager avec vous des informations qui, je l'espère, aideront à faire mieux comprendre la Turquie.
Depuis une dizaine d'années au moins, certains de nos partenaires ont l'impression que la Turquie a opéré un virage « néo-ottoman », qu'elle suit désormais une politique expansionniste et cette impression vient, en réalité, d'événements et d'acteurs extérieurs à la Turquie, auxquels la Turquie a dû s'adapter, en choisissant les meilleurs moyens possibles - c'est ce que je voudrais vous montrer, parce qu'il me semble que nous n'avons pas suffisamment expliqué cette perspective, que nous n'avons pas été suffisamment entendus, ce qui a nourri cette impression négative.
Premier événement : le printemps arabe, que la Turquie n'a en rien suscité, qui est survenu en Tunisie et qui s'est étendu jusqu'en Syrie. En réalité, nous avons été obligés à prendre des mesures face à des menaces découlant du printemps arabe. Voyez par exemple ce qui s'est passé en Libye : nous avions jusqu'alors des relations normales avec le gouvernement libyen, des échanges qui se traduisaient notamment par des relations commerciales, des entreprises turques contribuaient aux infrastructures dans le pays, en construisant des routes, des ponts... Or, le printemps arabe a déstabilisé le pays, jusqu'à ce que la Turquie contribue utilement au rétablissement de la stabilité, dont on se félicite depuis deux ans maintenant. Voyez ce qui s'est passé en Syrie. Les Syriens sont nos voisins et nous entretenions avec Bachar El-Assad des relations de voisinage - nous n'avions bien sûr pas choisi ce dirigeant, mais nous n'avons pas vocation à changer les gouvernements de nos voisins, vous le comprenez aisément. Nous entretenions donc les meilleures relations de voisinage possibles avec la Syrie, jusqu'à ce que le printemps arabe, et les graves erreurs des dirigeants chez nos voisins, provoquent la plus grande crise au monde, à notre frontière même.
Beaucoup des actions que nous avons prises et pour lesquelles nous sommes critiqués, répondent à des enjeux de sécurité nationale : l'insécurité en Syrie fait que la Turquie a perdu l'un de ses principaux partenaires commerciaux, que l'instabilité règne à sa frontière depuis dix ans, et que nous avons sur notre sol près de 5 millions de réfugiés - en dix ans, le contribuable turc a dépensé plus de 50 milliards d'euros pour cet accueil, et quand on entend dire que l'Union européenne payerait la Turquie pour cet accueil, il faut bien voir qu'elle nous a promis 6 milliards d'euros, mais donné effectivement la moitié seulement, c'est négligeable par rapport aux sommes que nous avons engagées. Le pire, c'est que nos plus grands alliés, les États-Unis, ont commis l'énorme erreur de coopérer en Syrie avec des groupes liés au PKK : les Américains, parce qu'ils n'ont pas eu le courage d'envoyer des troupes sur le terrain contre les djihadistes, ont choisi une lutte low cost contre le terrorisme de Daech, en soutenant des groupes armés qui sont affiliés aux terroristes du PKK. Les Américains n'ont pas eu le courage de la Turquie, qui a engagé ses forces sur le terrain : nous avons tué plus de 4 000 membres de Daech sur le terrain et nous y avons perdu 72 officiers : quel autre pays occidental l'a fait ? Aucun.
Placez-vous donc de notre point de vue : nous n'avons en rien cherché à déstabiliser la Syrie et quand ce voisin s'est trouvé déstabilisé, nos plus grands alliés, faute de courage de se battre sur le terrain, ont soutenu des groupes terroristes qui représentent une menace existentielle pour la Turquie. Si nous trouvons tout à fait normal qu'après les attentats du 13 Novembre à Paris, le Gouvernement français prenne toutes les mesures pour éviter de nouveaux attentats, il est difficile d'admettre que le président Hollande suive les Américains dans leur soutien au PKK : comment expliquer que, pour éviter encore 200 morts à Paris, notre plus grand allié européen vienne, aux frontières turques mêmes, soutenir, financer et armer des groupes terroristes qui ont tué 40 000 civils en Turquie ? C'est cette perception qu'on a depuis la Turquie, on regarde ce soutien comme égoïste et déséquilibré, la Turquie n'ayant fait que s'adapter à des événements extérieurs à elle, qui menaçaient cependant sa sécurité nationale.
Ces événements et ces décisions sont la raison principale de la forte tension qui s'est malheureusement produite entre la France et la Turquie en 2019. La Turquie a convaincu les États-Unis de réduire leur soutien au PKK, mais la France, contrariée, a injustement tenu la Turquie pour responsable de la situation : cela a été le début de cette grande tension dans nos relations, que nous avons heureusement dépassée depuis.
Quelques mots sur la crise qui nous occupe actuellement : l'Ukraine. La position de la Turquie a parfois été difficile à comprendre : on a dit qu'elle avait une position « équilibrée », je m'oppose vivement à cette analyse. La Turquie est le plus grand défenseur de l'intégrité territoriale de l'Ukraine, nous avons protesté contre l'occupation de la Crimée et du Donbass. Grâce à un accord industriel conclu avant la guerre, nous avons, de façon transparente, été le premier pays membre de l'OTAN à fournir à l'Ukraine des équipements indispensables à sa défense ; nous avons contribué à ce que la guerre ne s'étende pas à la mer Noire, en appliquant la convention de Montreux dans un sens extensif puisque nous avons fermé les détroits aux bâtiments militaires des belligérants. La Turquie, aussi, essaie modestement de contribuer à un cessez-le-feu, elle contribue à l'accord sur les céréales et aux échanges de prisonniers de guerre. Si vous me demandez un état des lieux des prévisions sur l'issue du conflit, je vous dirais qu'aujourd'hui, les deux parties sont convaincues qu'il n'y a pas de résultat positif à obtenir d'une négociation - davantage les Ukrainiens que les Russes, qui savent être arrivés à ce qu'ils pouvaient obtenir. Quand on me demande ce que la Turquie fera pour encourager les négociations, je réponds que nous n'agirons qu'à partir du moment où les Ukrainiens décideront quand et quoi négocier. Nous connaissons tous le plan en 10 points mis sur la table, des réunions sont prévues dans les mois à venir, la Turquie sera, modestement, disponible pour contribuer à tout effort de paix quand les parties y seront disposées, mais nous ne serons en aucun cas ceux qui pousseront l'Ukraine à céder quoi que ce soit.
M. Christian Cambon, président. - Y a-t-il, actuellement, des discussions entre les Russes et les Ukrainiens ?
M. Ali Onaner, Ambassadeur de Turquie en France. - Oui, elles ne portent pas sur une trêve ou un cessez-le-feu, mais sur les possibilités d'un prochain échange de détenus et de prisonniers de guerre. Il faut savoir aussi que les Russes et les Ukrainiens sont en contact continu, à Istanbul, dans le cadre établi par l'accord sur la gestion des céréales ; ce mécanisme continu est utile quand on cherche à élargir le dialogue à l'échange de prisonniers, mais ce sont bien les parties qui décident si elles veulent élargir leur dialogue.
Nous avons entendu des propos, en Europe, qui n'ont de cesse de nous étonner, en particulier relatifs à la question de savoir si la Turquie devait rester dans l'OTAN. Je suis soulagé que tout le monde, désormais, ait bien compris le caractère indispensable de la présence de la Turquie dans l'OTAN : la Turquie dispose de la première armée européenne de l'OTAN, c'est le membre européen le plus indispensable de l'Alliance atlantique. On a reproché à la Turquie de ne pas appliquer les sanctions européennes ; mais l'Union européenne aurait pu, en élaborant ces sanctions, au moins inviter la Turquie à participer à la négociation, notre statut de candidat à l'adhésion le permettant ; l'UE n'a pas eu ce réflexe et elle a décidé unilatéralement de sanctions, il est donc déplacé d'espérer que la Turquie les applique. Je suis fier de ce que la majorité de l'opinion publique turque reste favorable à l'adhésion à l'UE, elle est convaincue que l'adhésion serait aussi dans l'intérêt de l'UE, mais je dois constater que les opinions publiques européennes n'y sont pas prêtes. On nous dit que la Turquie ne remplirait pas les critères pour adhérer à l'UE, alors même que certains membres de l'UE ne les remplissent pas non plus : cet argument est donc un raccourci intellectuel peu satisfaisant. Et si la Turquie remplissait demain tous ces critères, l'adhésion se ferait-elle pour autant ? Vous savez bien que non - et qu'il y a donc une part de responsabilité européenne dans la situation actuelle.
Vous m'interrogez sur l'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN : la Turquie soutient pleinement cette adhésion, nous avons toujours promu une politique de « porte ouverte » pour l'OTAN, dès lors que les pays remplissent les conditions pour y entrer - chacun a pu le voir dans l'intégration des pays d'Europe de l'Est, alors qu'on nous accusait alors de vouloir conditionner cette intégration à notre adhésion à l'UE : la réalité, c'est que la position de la Turquie est sans ambiguïté. La seule attente que nous avons vis-à-vis de nos futurs alliés, c'est qu'ils remplissent les conditions liées à la priorité commune de la lutte contre le terrorisme, et qu'ils lèvent certaines incohérences dans leurs politiques d'exportations militaires. À titre personnel, je suis optimiste, car nous avons résolu les choses avant le sommet de Madrid. Comment l'avons-nous fait ? En nous mettant autour de la table et en discutant longuement à trois, entre Turcs, Suédois et Finlandais, nous avons discuté de nos attentes et de ce que les Suédois et Finlandais sont disposés à faire - et ce qui me rend optimiste, c'est que nous avons discuté devant le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, qui a été témoin de nos discussions et de notre accord. Il n'y a donc pas d'inquiétude à avoir sur le fait que la Turquie ferait des demandes supplémentaires, il n'y aura pas de nouvelle condition turque à l'adhésion de la Suède et de la Finlande puisque nous nous sommes engagés devant le secrétaire général de l'OTAN. De la même façon, il ne faudrait pas que la Suède et la Finlande s'abritent derrière une décision de justice intérieure pour ne pas tenir l'engagement qu'elles ont pris avec nous devant le secrétaire général de l'OTAN, parce qu'il leur suffit, alors, d'adopter une nouvelle loi qui prenne mieux en compte la lutte contre le terrorisme. Est-ce que la Suède et la Finlande pourraient refuser de le faire, c'est-à-dire refuser de remplir les conditions qui sont nécessaires à ce qu'elles tiennent leur engagement - alors qu'on demande à la Turquie de remplir des conditions pour adhérer à l'UE ? Cela ne serait pas équitable. La Turquie ne va donc pas demander davantage que ce qui a été convenu devant le secrétaire général de l'OTAN, mais il ne faut pas faire moins non plus, chacun peut le comprendre. Vous espérez que les choses se débloquent dans les semaines à venir : nous pouvons ratifier même tout de suite, si chacun tient ses engagements, et si donc on ne nous demande pas d'accepter moins que ce à quoi les Suédois et les Finlandais se sont engagés.
L'Arménie est un sujet important, je sais que les élus français y sont très sensibles - tout à fait légitimement, puisque, élus dans une démocratie, vous êtes à l'écoute de l'opinion publique française, elle-même très sensibilisée sur le sujet par les Franco-arméniens. De quoi parle-t-on ? A la dissolution de l'URSS, des frontières ont été reconnues internationalement à l'Azerbaïdjan et l'Arménie, comme cela s'est passé avec l'Ukraine, mais l'Arménie a occupé ensuite, pendant trente ans, une partie du territoire de l'Azerbaïdjan. Le groupe de Minsk, qui avait l'ambition de mettre fin à cette occupation illégale, a échoué dans son projet, vous le savez. En 2020, l'Azerbaïdjan a réussi à reprendre ses territoires : la Turquie a soutenu politiquement cette action, mais il n'y a eu aucune intervention turque sur le terrain. On associe facilement les Turcs quand on parle de l'Azerbaïdjan, on parle par exemple de « blocage turco-azéri », c'est peut-être une façon pour nos amis arméniens de ne pas accepter d'avoir été battus il y a deux ans par les seules forces azéries... L'Azerbaïdjan nous avaient acheté, comme à Israël du reste, les meilleurs équipements militaires, mais comme l'ont fait une trentaine d'autres pays, qui nous achètent ces équipements parce qu'ils sont les meilleurs au monde. Nous ne sommes donc pas intervenus militairement dans ce conflit et je tiens à dénoncer ce mensonge, selon lequel la Turquie aurait envoyé des mercenaires syriens se battre du côté des Azéris : des responsables occidentaux ont relayé ces fausses informations, nous avons tous les éléments pour établir le caractère mensonger de ces propos - je suis à votre disposition pour vous le démontrer, si vous en doutez.
Ce qui s'est passé, donc, c'est qu'alors que depuis trente ans, nous n'avions pas été capables de mettre fin à l'occupation illégale du Haut-Karabagh par l'Arménie, l'Azerbaïdjan, il y a deux ans, a repris ses territoires internationalement reconnus, mettant fin à cette occupation illégale. Dès lors, la question du Haut-Karabakh est réglée. Reste à reconnaître les frontières, qui sont celles de 1991, et personne ne devrait revendiquer plus que cela. Une fois ces frontières confirmées, il restera à l'Azerbaïdjan de garantir tous les droits de la population arménienne vivant sur son territoire, en particulier dans le Haut-Karabakh, nous serons exigeants pour que cette minorité bénéficie de tous ses droits. Vos électeurs franco-arméniens ne l'entendent peut-être pas comme cela et vous demandent autre chose, mais il faut leur expliquer qu'on ne peut refuser les frontières de 1991 pour l'Azerbaïdjan, et les exiger pour l'Ukraine. C'est la seule solution défendable.
Avec l'Arménie, la Turquie a levé tous les obstacles au blocage qui prévalait dans nos relations du fait que l'Arménie occupait illégalement le Haut-Karabakh, nous avons relancé nos efforts de normalisation dès la fin de la guerre de 2020. Nous avançons progressivement, on a annoncé il y a deux jours la reprise des vols cargos entre nos deux pays, c'est très important pour le commerce arménien, étant donné la taille du hub aérien d'Istanbul. Cependant, nos amis arméniens voudraient aller plus vite, tout régler d'un coup, de façon à peser davantage dans leurs négociations avec l'Azerbaïdjan. Nous leur disons que ce n'est pas de bonne méthode, et que le rétablissement de relations diplomatiques avec la Turquie n'est guère compatible avec le blocage des négociations avec l'Azerbaïdjan. Nous sommes donc disposés à rétablir les relations diplomatiques avec l'Arménie, mais il serait naïf d'espérer que cela intervienne tant que les négociations entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan seront bloquées. Nous encourageons nos amis arméniens à avancer avec nos amis azéris aussi vite qu'ils veulent avancer avec nous.
Vous m'interrogez aussi sur nos relations avec le régime syrien. Je vous ai rappelé combien le printemps arabe avait déséquilibré la Syrie, à nos frontières. Depuis un an, nous disons à nos alliés, principalement américains, que s'ils continuent leur coopération avec les terroristes du PKK, ils nous obligeront à choisir entre le PKK et Bachar El-Assad - et qu'alors, nous n'hésiterons pas une seconde à travailler avec le gouvernement de Bachar El-Assad contre les terroristes, nous le disons en toute transparence depuis un an. Les Américains savent que leur soutien au PKK ne peut pas durer, c'est à eux de voir s'ils se donnent les moyens de corriger l'erreur qu'ils ont faite - ou bien, nous allons les y aider.
Vous m'interrogez, enfin, sur la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique. Je suis d'autant mieux placé pour vous répondre que j'étais, au ministère des affaires étrangères turc, chargé de négocier cette convention au nom de la Turquie - et que je suis à ce titre responsable des erreurs faites alors dans cette négociation qui ont conduit, plus tard, la Turquie à devoir quitter cette convention. Je n'entrerai pas ici dans le détail, mais j'indique que la Turquie a quitté cette convention pour la même raison qui a poussé sept pays membres de l'UE et 11 membres du Conseil de l'Europe à ne pas ratifier ou à annuler cette convention. La Turquie avait été le premier pays à ratifier le texte, qui de ce fait porte le nom de convention d'Istanbul, nous avons été l'un des premiers pays à prendre les lois d'application, qui apportent en Turquie toutes les garanties dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Le nombre de cas de violences faites aux femmes reste cependant tristement élevé, comme dans d'autres pays européens, y compris en France, cela nous oblige à améliorer encore notre lutte contre ces violences. Le fait de quitter la convention donne probablement un mauvais message, mais notre droit intérieur, en Turquie, apporte toutes les garanties prévues par cet accord, à nous de bien appliquer nos règles.
M. Gilbert Roger. - Certains de vos propos me choquent. Lorsque vous parlez des 200 morts des attentats du 13-Novembre comme s'ils étaient notre seul tribut à la lutte contre le terrorisme, vous ne dites rien des soldats que la France a perdus au Sahel, sur le terrain, pour freiner la progression des djihadistes - alors que d'autres, en particulier au Mali, le groupe Wagner et ses terroristes affiliés aux Russes, renforcent en réalité le djihadisme. Vous présentez la Turquie comme la plus grande force de l'OTAN, mais dans l'Alliance ce qui compte, c'est la complémentarité des forces, pas le fait de savoir si tel pays est devant tel autre. Il est vrai qu'il n'est pas toujours facile de s'accorder sur les critères d'adhésion et sur leur respect, mais le fait d'acheter du matériel militaire aux Russes, par exemple, ne devrait pas aller de soi, de même que certains gestes peuvent poser des problèmes entre alliés. Lorsque, avec Olivier Cigolotti nous nous sommes trouvés sur le Charles-de Gaulle au large de la Syrie, ce sont les bateaux turcs qui nous ont occasionné des problèmes ! La France n'a posé aucune condition à l'adhésion de la Finlande et de la Suède, ces deux pays ont eu une conduite exemplaire depuis la deuxième guerre mondiale, ils affirment désormais davantage leur occidentalité et nous les accueillons sans difficulté. Quant à ce que vous dites sur l'Arménie, je ne l'entends pas comme vous, parce que j'ai de la famille arménienne à travers laquelle je vois bien que les choses sont bien plus compliquées, de même que bien des amis turcs me disent que le pouvoir turc martyrise les Alévis... Nous pouvons donc travailler ensemble dans l'OTAN, mais il faut que la Turquie comprenne qu'elle n'est qu'un pays parmi d'autres et qu'elle n'a pas à poser des conditions à l'entrée dans l'Alliance de nos amis suédois et finlandais. Vous avez surtout à régler vos problèmes, plutôt que de mettre l'argument du PKK en travers de toute coopération et d'aider les Russes à continuer leurs massacres en Ukraine !
M. Joël Guerriau. - Vous vous étonnez que l'opinion européenne ne soit pas prête à ce que la Turquie adhère à l'UE, mais lorsque notre frégate Courbet est pointée par une frégate turque avec son radar de conduite de tir, à quelle réaction de l'opinion vous attendez-vous ?
Vous dites, ensuite, que nous serions instrumentalisés par le PKK dans nos réactions au crime perpétué le mois dernier à Paris contre des Kurdes : avez-vous des preuves que la politique française soit, d'une quelconque façon, liée au PKK ?
M. Olivier Cigolotti. - Le Turkménistan possède la quatrième réserve de gaz au monde, qui pourrait parvenir en Europe à condition de l'y acheminer, en particulier par pipe-line : que pensez-vous des projets en la matière ?
M. André Gattolin. - Comment percevez-vous l'emprise croissante de la Fédération de Russie sur les contours de la mer Noire - qu'elle occupe directement, comme en Crimée, ou par l'entremise de régimes qui lui sont liés, comme c'est le cas de la Géorgie ? Avez-vous un sentiment d'encerclement à une échelle plus large, compte-tenu des territoires où l'influence russe est devenue importante, comme la Syrie et l'Arménie ?
Mme Marie-Arlette Carlotti. - L'invasion russe en Ukraine a ramené la guerre aux portes de l'Europe, le président Erdogan a exhorté la Russie à un cessez-le-feu, un cessez le feu auquel personne ne croyait - je suis surprise que le président turc ait été surpris par la mauvaise foi de Vladimir Poutine... Vous dites que votre position vis-à-vis de la guerre en Ukraine est équilibrée, je dirais plutôt qu'elle est « à tiroirs », puisque vous êtes proches de l'Ukraine et que vous discutez avec Vladimir Poutine, alors qu'il viole l'intégrité territoriale de l'Ukraine : nous avons besoin de comprendre !
La guerre entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie n'est pas finie et la Turquie n'y est pas neutre, elle ne l'a jamais été. L'accord de coopération qu'elle a signé avec l'Azerbaïdjan a permis à l'agresseur azéri d'avoir une armée formée et bien équipée, qui a pris le dessus. On a entendu les encouragements du président Erdogan aux Azéris. Ensuite, nous ne sommes nullement sous une quelconque tutelle de la communauté arménienne de France, vous n'avez pas à l'insinuer ! Nous voulons que la paix soit établie : la Turquie est-elle capable de proposer une désescalade de la violence ? Condamnez-vous le blocus du corridor de Latchine, qui enferme le peuple du Haut-Karabakh ? La Turquie peut-elle aider à trouver des solutions - le veut-elle au moins ?
Nous avons besoin d'éclaircissements sur la situation à la frontière syrienne ; les minorités kurdes sont persécutées, alors qu'elles ont combattu contre l'État islamique : ne peut-on pas demander à ce que les Kurdes aient une vie normale ? Chacun sait que les Kurdes ne sont pas tous terroristes : le peuple kurde a le droit de vivre en sécurité.
Enfin, la Convention d'Istanbul porte mal son nom, la Turquie l'a quittée et le nombre de féminicides a progressé du quart en quelques années : êtes-vous prêt, oui ou non, à protéger les femmes de votre pays contre les violences et à revenir dans le cadre de cette convention internationale ?
M. Ali Onaner. - Je commencerai par cette dernière question. Les garanties nationales des droits des femmes en Turquie sont complètes, nous pensions bien faire en signant cette convention, mais pour les raisons qui conduisent à ce que sept pays européens ne la ratifient pas, nous nous en sommes retirés. Nous savons les menaces qui pèsent sur les femmes, nous déplorons le nombre élevé de victimes, mais nous savons aussi que notre législation apporte toutes les garanties, qu'elle va plus loin, même, que la convention d'Istanbul, dont nous nous sommes retirés.
Si le corridor de Latchine était bloqué pour les civils, ensuite, sachez que je condamnerai ce blocage.
M. Christian Cambon, président. - C'est pourtant le cas.
M. Ali Onaner, Ambassadeur de Turquie en France. - Les informations dont je dispose ne permettent pas de parler d'une fermeture, et s'il y a un « blocus », c'est pour empêcher le trafic de l'or exploité dans le Haut-Karabakh et l'entrée illégale d'armes dans ce territoire.
Je suis de près les positions du Sénat et je n'ai jamais dit que vous étiez sous la tutelle des Arméniens, mais que, comme élus, vous écoutiez les Arméniens. Du reste, les positions du Parlement français ont été limitées par les déclarations du Quai d'Orsay.
M. Christian Cambon, président. - La Turquie peut-elle s'engager à influer sur l'Azerbaïdjan pour lever ce blocus du corridor de Latchine ? Il y a une dimension humanitaire : des malades, des blessés ne passent pas, au risque de leur vie.
M. Ali Onaner. - La Turquie remplit le rôle positif qu'elle doit jouer avec ses voisins. Si un blocage visait les civils, je serais le premier à le déplorer. Je suis ouvert pour comparer nos informations, celles dont je dispose ne m'inquiètent pas pour les civils.
Je me suis peut-être mal exprimé, mais je ne pense pas avoir dit que notre position était « équilibrée » sur l'Ukraine. Nous sommes le meilleur soutien de l'intégrité territoriale de l'Ukraine et la Russie est pour nous un grand voisin - les Russes sont les touristes les plus nombreux en Turquie et les Ukrainiens sont au troisième rang, imaginez notre situation quand ces deux pays se font la guerre... Notre position est donc constante depuis 2014, pour l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Nous avons aussi développé des relations avec nos interlocuteurs russes, mais nous sommes souvent en confrontation sur des questions régionales. En Syrie par exemple, il y a trois ans, les Russes sont responsables de bombardements ayant coûté la vie à 35 militaires turcs, leur attaque visait y compris des ambulances qui évacuaient des blessés. Cependant, malgré les tensions, nous sommes obligés d'avoir ces relations entre voisins - nous avons l'expérience de nous faire respecter, c'est pour cela que, alors que nous soutenons l'intégrité territoriale de l'Ukraine, les Russes nous considèrent, ils savent qu'ils peuvent nous prendre au sérieux y compris quand nous sommes dans la confrontation.
Nous sommes favorables à l'acheminement du gaz du Turkménistan vers la Méditerranée, mais il faut pour cela que le Turkménistan et l'Azerbaïdjan s'entendent - lorsqu'ils seront d'accord, nous serons à leur disposition pour les aider à exporter ce gaz.
Je ne pensais pas devoir parler de la frégate Courbet aujourd'hui. Lorsque j'ai pris mes fonctions en mars 2021, j'avais la naïveté de considérer le sujet clos, dès lors que les deux parties s'étaient expliquées.
M. Christian Cambon, président. - Le Sénat a de la mémoire...
M. Ali Onaner, Ambassadeur de Turquie en France. - A mesure de mes entretiens avec le Président de la République et avec le ministère français de la Défense, j'ai constaté que mes partenaires considéraient que le sujet n'était pas clos. J'avais cru que les éléments communiqués par la Turquie à l'OTAN, qui ne sont pas tous publics, avaient convaincu ses alliés, la France en particulier, mais j'ai constaté que non. De quoi s'agit-il ? Le commandant de la frégate française Courbet dit avoir été pointé par le radar de tir d'une frégate turque, au large de la Libye - je le crois sur parole ; mais quand le commandant de la frégate turque me dit le contraire, je le crois également. L'avantage, c'est que nos bâtiments militaires ont enregistré des images précises des radars et que nous en disposons, quoiqu'elles ne soient pas publiques ; je pensais qu'elles avaient clos le sujet, mais je constate que ce n'est pas le cas. Je ne sais pas le retour que vous avez eu de nos discussions au sein de l'OTAN, mais ce qui compte, c'est qu'il n'y ait plus de malentendus entre deux alliés. J'ai proposé au ministère de la Défense de mettre les deux commandants autour d'une table et qu'ils se parlent jusqu'à ce qu'ils comprennent comment les choses se sont passées - et pour voir où a été l'erreur, parce que de mon côté, à partir de ce que l'on me dit des deux côtés, je ne sais pas où elle est. Les enregistrements sont là, ils ont donné satisfaction aux responsables de l'OTAN, mais si nous n'en sommes pas convaincus, mettons nos commandants autour d'une table et dépassons ce différend attristant - et ne restons pas sur cette impression désagréable.
M. Christian Cambon, président. - Je reçois à l'instant des photos de soldats azéris dans le couloir de Latchine...
M. Ali Onaner, Ambassadeur de Turquie en France. - Je suis disposé à ce que nous croisions nos informations, et à revenir devant vous si besoin.
Pourquoi les responsables turcs ont-ils perçu que des élus français étaient instrumentalisés par le PKK au lendemain du crime raciste visant des Kurdes à Paris, le 23 décembre dernier ? Mais parce que le lendemain, alors que des Kurdes manifestaient sur place de la République, des élus se sont mêlés à eux, sans qu'ils connaissent nécessairement les groupes qui se trouvaient là. Le problème, c'est que sur la scène où certains des élus présents sont montés, il y avait une photo du chef terroriste Ocalan, responsable de plus de morts civils qu'Oussama Ben Laden et qui est incarcéré à vie, suite à un procès conduit dans le respect de la Convention européenne des droits de l'homme, le problème, c'est qu'il y avait sur cette scène ce torchon que le PKK appelle drapeau, et c'est devant ces symboles que des élus de la République française, sans le savoir nécessairement, se sont présentés au public...
M. Pierre Laurent. - J'y étais et je sais très bien ce que je faisais, puisque j'y ai pris la parole - et je vais vous répondre...
M. Ali Onaner. - La France reconnait le PKK comme une organisation terroriste, mais des élus se sont exprimés sur une scène devant le portrait d'un terroriste responsable de 40 000 morts civils et entourés de ces torchons que le PKK appelle drapeau, voilà ce qu'ont vu les responsables turcs, c'est ce qui leur fait penser qu'il y a instrumentalisation par le PKK.
Vous me dites que la France n'a pas posé de condition à la Finlande et à la Suède pour leur entrée à l'OTAN, mais cela tient peut-être au fait que ces pays n'hébergent pas de terroristes responsables de crimes terroristes en France, comme c'est le cas pour la Turquie.
M. Gilbert Roger. - Vous faite le jeu de la Russie, nous attendons des actes...
M. Ali Onaner. - L'acte le plus concret, c'est l'accord auquel nous sommes parvenus avec nos alliés suédois et finlandais, devant le secrétaire général de l'OTAN. Les missiles S400 russes sont légèrement plus perfectionnés que les S300 achetés par la Grèce, récemment utilisés pour pointer des F16 turcs participant à une mission de l'OTAN. Ils servent à répondre à une regrettable lacune de la défense antiaérienne turque. À partir de 2011, lorsque la menace venant de Syrie s'est accrue, nous avons cherché à acquérir rapidement des équipements adéquats. L'un de nos premiers choix était des Patriots américains, que les Américains annoncent aujourd'hui livrer à l'Ukraine. Les Américains n'ont pas été à la hauteur de leur allié turc, pour ne pas appeler cela une trahison : ils n'ont pas proposé une offre réaliste pour que la Turquie s'équipe en missiles Patriot.
Comme les efforts visant par ailleurs à ce que la Turquie et ses alliés français et italiens produisent ensemble des équipements de défense antiaérienne ont pris du retard, le refus américain a poussé la Turquie à s'équiper avec une batterie de S400. Ceux qui connaissent cet équipement savent qu'une seule batterie ne peut assurer toute la défense antiaérienne d'un pays. Nous espérons que cet achat fera comprendre leur erreur à nos alliés américains.
Je veux terminer sur une note optimiste. Depuis la mi-2021, au plus haut niveau, les dirigeants français, italiens et turcs se sont rencontrés pour réaffirmer leur détermination à produire ensemble un équipement de défense antiaérienne comparable au SAMP/T. Nous pouvons nous féliciter et souhaiter que cette question autour des S400 sera définitivement réglée lorsque les alliés français, italiens et turcs développeront leurs propres équipements, au sein de l'OTAN, pour répondre à ce besoin.
Mme Nicole Duranton. - En tant que vice-présidente du groupe d'amitié France-Turquie, je me suis rendue avec une délégation dans votre pays en juin 2022. Lors de ce déplacement, il a beaucoup été question d'élections, car la Turquie est à la veille d'élections présidentielle et législatives, qui coïncident avec le centenaire de la République turque, fondée le 29 octobre 1923.
La candidature du président Erdogan à un troisième mandat est envisagée, comme ce dernier l'a lui-même laissé entendre le mois dernier. Mais malgré la révision de la constitution turque, limitant depuis 2017 le nombre de mandats à deux, un débat juridique sur l'application au président sortant de cette disposition va sans aucun doute être mené au sein de l'opposition. Y a-t-il une volonté, avant les prochaines élections, d'amender la limite des deux mandats prévue par la Constitution, afin que le président sortant puisse se représenter ?
M. Pierre Laurent. - Monsieur l'ambassadeur, je fais partie de ceux qui ont été à plusieurs reprises extrêmement choqués par certains de vos propos. J'exprime tout d'abord mon plus profond respect pour le peuple turc. La Turquie est un grand pays avec lequel nous avons beaucoup à construire pour la sécurité et la paix du monde.
Ma première question concerne le respect des droits humains en Turquie. Depuis la prise de pouvoir d'Erdogan en Turquie, des milliers d'arrestations politiques ont eu lieu. L'argument récurrent employé par le pouvoir turc est de dire qu'elles visent des terroristes ; mais ces arrestations extrêmement nombreuses visent bien des opposants politiques, issus de partis très différents, kurdes ou non.
Vous destituez non des terroristes, mais des maires kurdes élus, que vous emprisonnez systématiquement et remplacez par des administrateurs. Le maire d'Istanbul, ayant battu le candidat de l'AKP, a été condamné à l'issue d'un procès préfabriqué. Vous créez toutes les conditions pour qu'il ne puisse pas être candidat aux prochaines élections. Vous vous apprêtez à interdire le HDP, qui n'est pas le PKK. Vous avez, je crois, déjà bloqué ses comptes bancaires pour rendre impossible son activité. La situation est donc extrêmement préoccupante. L'argumentaire anti-terroriste que vous utilisez systématiquement pour qualifier tous les opposants au régime d'Erdogan est très problématique.
Concernant ce que vous avez pudiquement appelé les accusations sur les visées expansionnistes de la Turquie, vos propos sur l'Arménie sont particulièrement choquants. Je vous rappelle que le Sénat y a envoyé une délégation composée de tous les représentants de ses groupes politiques. Vous nous demandez aujourd'hui, dans votre propos liminaire, de reconnaître des frontières illégalement acquises par une agression militaire, en avançant que le droit des Arméniens du Haut-Karabakh de vivre en Azerbaïdjan sera garanti. Mais aujourd'hui, ce qui est en train de se produire, c'est que les populations arméniennes sont chassées du Haut-Karabakh, et que si on laisse faire, dans quelques années, il n'y aura plus d'Arméniens dans le Haut-Karabakh.
Un sujet de litige majeur avec l'Union européenne n'a toujours pas été évoqué : la situation de Chypre. L'occupation turque du nord de Chypre continue, depuis des dizaines d'années. Vous empêchez toute reprise des négociations politiques concernant Chypre ; j'aimerais vous entendre sur cette question.
Concernant l'OTAN, vous vous appuyez sur le quitus donné par Jens Stoltenberg à l'accord demandé par la Turquie, mais les demandes que vous faites à la Suède et à la Finlande seraient inacceptables pour tous les pays membres de l'OTAN, dont la France : vous remettez en cause le droit à accueillir des opposants au régime politique turc, qui, contrairement à ce que vous dites, ne sont pas des terroristes.
Par ailleurs, la Turquie prépare-t-elle à court ou à moyen terme une offensive terrestre pour occuper le nord-est de la Syrie, contre des populations qui, jusqu'à preuve du contraire, ne menacent pas la Turquie d'agression ?
Une dernière chose : vous m'avez indirectement ou volontairement mis en cause à propos de ma participation aux rassemblements du 24 décembre et de samedi dernier. Oui, je fais partie des gens qui se sont élevés, il y a dix ans, contre l'assassinat de trois militantes kurdes sur le territoire français. La justice française a montré que l'assassin de ces trois dirigeantes kurdes était un membre des services secrets turcs. L'enquête n'a pas pu être menée à son terme, puisque le Gouvernement refuse de répondre à la demande de la justice de lever le secret défense.
L'assassinat de trois Kurdes en plein Paris le 23 décembre dernier soulève à nouveau de nombreuses questions. J'espère que la justice française pourra aller au bout de son travail sur cette affaire. En France, de nombreux élus de la République expriment leur solidarité envers les Kurdes, leurs représentants et leurs organisations, et pointent la contradiction de la France, qui soutient les militants du PKK et les forces du YPG ayant combattu Daech sur le terrain, et maintient dans le même temps le PKK sur la liste des organisations terroristes, à la demande de la Turquie. Cette question fait débat dans notre pays : j'assume totalement ma position.
M. Jean-Marc Todeschini. - Je partage entièrement les propos de Pierre Laurent, ainsi que l'agacement de Gilbert Roger face à la langue de bois. Monsieur l'ambassadeur, c'est la deuxième fois que je vous entends dire que la France de François Hollande a financé des terroristes. Arrêtez de dire cela : c'est vous qui qualifiez ainsi ces personnes ! On ne peut pas vous laisser dire tout et n'importe quoi devant la commission des affaires étrangères.
Pouvez-vous nous dire s'il y aura une intervention en Syrie ? Cela pourrait jouer sur l'opinion publique en Turquie, compte tenu des enjeux des élections et de politique interne. De même, c'est pour des raisons de politique interne que vous utilisez systématiquement le terme de « terroriste ».
Pierre Laurent a parlé des maires démis de leurs fonctions à chaque élection, alors qu'ils sont pourtant réélus. Pour l'Europe, c'est le signe d'une démocratie qui fonctionne mal. En 2019, j'étais à Istanbul au moment de l'élection municipale avec Ladislas Poniatowski, en compagnie duquel je rédigeais un rapport sur la Turquie. Notre conclusion était que vous tirez toujours sur la ficelle jusqu'à ce qu'elle casse, pour dire que ce n'est pas de votre faute...
L'inculpation et la condamnation du maire d'Istanbul Ekrem Imamoglu - il a fait appel de son jugement -, potentiel candidat de l'opposition face au président actuel, semblent pour le moins compliquées dans le cadre du fonctionnement d'une démocratie. Il aurait traité d'imbéciles les responsables ayant invalidé sa première élection en 2019. Cela ne correspond pas à notre conception de la liberté d'expression...
Que répondez-vous au communiqué de la diplomatie française, qui indique avoir appris avec une profonde inquiétude la condamnation du maire d'Istanbul à une lourde peine de prison et surtout d'exclusion de la vie politique ? Ce communiqué rappelle l'attachement de la France à la liberté d'opinion et d'expression, ainsi que l'importance du respect des règles d'état de droit en démocratie, et réitère l'appel à la Turquie formulé par le Conseil de l'Union européenne, dans ses conclusions sur l'élargissement le 13 décembre dernier, à inverser de toute urgence les tendances négatives en matière d'état de droit, de démocratie, et de respect des droits fondamentaux.
Qu'avez-vous à répondre à ce communiqué de la diplomatie française, reprenant un propos de l'Union européenne ? Vous travestissez un peu la réalité au sujet des problèmes soulevés par votre adhésion à l'Europe : là encore, rien ne serait de votre faute. J'aime beaucoup la Turquie ; votre position géographique, et au sein de l'Europe et de l'OTAN, est stratégique. Vous êtes un allié important. Mais, au-delà des discours et de la langue de bois, pouvons-nous tout accepter au nom de l'amitié ? Je ne souhaite pas être désagréable, mais un politique ne parle pas comme un diplomate. Vous êtes un excellent diplomate et un maillon essentiel pour le gouvernement turc, mais en tant que politiques, nous pouvons vous dire entre amis ce que l'on pense.
M. Christian Cambon, président. - Nous étions convenus avec l'ambassadeur de cette règle du jeu : il était entendu qu'il y aurait des prises de position franches.
M. Hugues Saury. - Depuis 2004, l'Agence française de développement (AFD) a engagé plus de 4 milliards d'euros de prêts au profit de la Turquie. L'État turc, des collectivités territoriales, des entreprises ou des banques turques ont bénéficié de ces politiques. Les relations entre nos deux pays ont parfois été tendues, ce qui explique que l'ampleur de l'engagement de l'AFD pour la Turquie n'a pas toujours été comprise, car la Turquie, dix-neuvième économie mondiale, ne fait pas partie des pays les plus défavorisés. Pouvez-vous préciser si des contreparties à cet engagement considérable de la France existent ? L'AFD annonce favoriser les projets concernant l'adaptation au changement climatique et l'égalité entre les femmes et les hommes. Ces engagements financiers sont-ils selon vous fléchés de façon opportune ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je suis une amie de la Turquie depuis la fin des années 1970, mais je suis très déçue. Je me suis battue pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, parce que je pensais qu'il s'agissait d'un moyen pour arrimer ce pays dont nous sommes proches à un environnement favorable aux droits de l'homme et au progrès pour les femmes. J'étais rapporteur du projet de loi autorisant la ratification de la convention d'Istanbul pour le Sénat en 2014. J'ai fait des conférences à la fondation Marmara d'Istanbul devant les présidents des pays voisins de la Turquie sur la condition des femmes. J'étais pleine d'espoir, j'avais l'impression qu'un mouvement en faveur des femmes se dessinait. Mais le résultat, c'est que la Turquie, en quittant la convention d'Istanbul, envoie un signal épouvantable. Il en va de la responsabilité de la Turquie de donner une meilleure image de la situation des femmes. De nombreuses amies turques m'ont parlé de la dégradation de leurs conditions de vie et de travail.
Sur l'OTAN, vous devez sortir de l'ambiguïté ; allez de l'avant pour nous aider à vous défendre ! Jusqu'au dernier moment, les adhésions de la Suède et de la Finlande ont été l'objet d'hésitations de la Turquie. Le doute a été levé au tout début du sommet de Madrid, où, invitée en tant que vice-présidente de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, j'ai pu féliciter le président Erdogan et son ministre des affaires étrangères pour ce geste allant dans le bon sens. Mais nous retrouvons à nouveau des doutes et des ambiguïtés ! Certes, il reste la Hongrie, mais elle va ratifier l'accord le mois prochain. Allez de l'avant, et ne regrettez pas de ne pas avoir été invités à la réunion de l'Union européenne sur les sanctions contre la Russie ! De nombreux autres pays non membres de l'Union européenne ont pris acte des décisions de l'Union et les ont soutenues. Nous aurions beaucoup aimé que la Turquie en fasse autant...
La Turquie est extrêmement respectée au sein de l'OTAN. Vous disposez d'une délégation remarquable dans l'assemblée parlementaire de l'OTAN, très présente et très active, avec laquelle nous travaillons de concert. Ce décalage avec la Turquie est très dommageable. Nous avons besoin et envie de travailler avec la Turquie dans un grand ensemble, pour le progrès. S'il vous plaît, aidez-nous.
Mme Catherine Dumas. - Monsieur l'ambassadeur, la commission des affaires étrangères a récemment réalisé un travail sur le réarmement en Méditerranée, dont j'étais l'une des deux rapporteures. Au-delà du réarmement, nous avons travaillé sur les questions de migration, d'énergie et de communication, dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne.
Les relations entre la Turquie et la Grèce connaissent beaucoup de bas depuis 2020. Qu'en est-il des tentatives de forages de la Turquie dans la zone économique exclusive (ZEE) de la Grèce, que nous avons pu constater sur le terrain ? Qu'en est-il exactement de certaines déclarations belliqueuses de votre président ou de ses ministres sur les îles grecques, avec des menaces d'invasion ? Qu'en est-il des violations régulières des espaces aérien et maritime grecs par des avions ou des navires turcs ? Nous avons pu constater sur place les provocations et les tensions permanentes. Y a-t-il une volonté de remettre en cause les traités de Lausanne et de Paris, ayant réglé les questions territoriales et maritimes à l'issue de la Première Guerre mondiale puis de la Seconde ? Qu'en est-il des menaces de la Turquie envers la Grèce ?
M. Ali Onaner. - Je remercie les sénateurs pour toutes leurs questions : plus elles sont difficiles, plus elles me permettent de vous apporter des éléments, qu'il vous revient de considérer.
Madame Dumas, je vous répondrai en un seul mot : non. Nous ne questionnons pas les traités ; nous y tenons. Nous sommes ravis que la France soit dépositaire du traité de Lausanne, que j'ai vu dans les archives du Quai d'Orsay, signé de la main d'Ismet Inönü. Nos relations avec notre voisin, ami et allié grec semblent compliquées. Nous avons plusieurs différends concernant les eaux territoriales et les zones économiques exclusives, mais ces différends ne sont pas une source d'inquiétude. La France et le Royaume-Uni ont eu des différends comparables concernant les îles dans la Manche. Ces deux pays alliés et membres permanents du conseil de sécurité de l'ONU n'ayant pu s'entendre, ils sont allés devant la justice internationale, qui a donné raison à la France. Cette jurisprudence serait très favorable à la Turquie, si elle devait être appliquée en mer Égée.
Ceci dit, nous avons un certain nombre de différends avec notre allié grec. La majorité des îles grecques proches de la Turquie ont été cédées à la Grèce non par la Turquie, mais par l'Italie. En pointant la violation par la Grèce de ces accords de cession, la Turquie ne revendique pas ces îles. Si la réflexion était poussée jusqu'à l'annulation du traité de cession en raison de la violation par la Grèce de leur statut démilitarisé, ces îles devraient revenir à l'Italie et non à la Turquie. La Turquie affirme, avec beaucoup de détermination, que ces îles doivent être démilitarisées. Or aujourd'hui, concrètement, elles accueillent des bases militaires.
Nos amis grecs revendiquent un espace aérien très particulier. Sur les côtes égéennes, ils disposent comme la Turquie d'eaux territoriales sur une distance de 6 milles marins, mais ils revendiquent, sans aucune base de droit international, un espace aérien de 10 milles. À chaque fois que nous discutons de cette question avec nos amis grecs, nous leur posons la question suivante, en souriant : si un bâtiment militaire turc passait à 7 milles marins des côtes grecques, donc dans les eaux internationales, et qu'un hélicoptère militaire décollait de ce navire, à partir de combien de centimètres de hauteur cet hélicoptère serait considéré comme violant leur espace aérien ?
Nos amis grecs critiquent également certaines de nos revendications, et je ne suis pas là pour dire que nous avons entièrement raison. Les différends sont très bien identifiés. Il y a plusieurs solutions : soit nous négocions bilatéralement, soit nous allons, comme la France, devant le tribunal international. Je l'ai dit à d'autres occasions : la Turquie n'a aucune ambition sur un centimètre carré d'une île grecque, mais ne laissera pas un millimètre carré de son territoire se faire violer. Nous devons nous mettre d'accord, pour ne pas provoquer de tension dans les zones grises.
Je propose une interprétation optimiste d'un développement qui a inquiété Ankara l'année dernière, à la suite de l'accord bilatéral de défense signé par nos alliés français et grecs. D'autres pays de l'OTAN avaient questionné cet accord, en se demandant s'il s'agissait d'une alliance au sein de l'alliance, et quels étaient ses objectifs. Le président Macron avait précisé que cela n'était dirigé contre aucun pays ; Clément Beaune, à l'époque secrétaire d'État chargé des affaires européennes, avait indiqué que cet accord n'était pas dirigé contre la Turquie. Mais cela n'a pas empêché le ministre de la défense grec d'indiquer que dorénavant la ZEE grecque était désormais défendue par l'arme nucléaire française. Vous voyez les excès...
Mais je dresse un constat optimiste à la suite de cet accord. Avant sa signature, à chaque fois que nos voisins grecs criaient au loup, alors que les relations bilatérales entre la France et la Turquie étaient tendues, notre allié français était tenté d'être le premier à soutenir la Grèce, par solidarité européenne. Je constate avec bonheur que, depuis la signature de cet accord, avant de dire que la Grèce a été violée, la France doit davantage vérifier la réalité des accusations de la Grèce, car elle pourrait être engagée à mettre en application son accord de défense. Paradoxalement, cet accord nous est très favorable dans la pratique, car notre allié français doit être plus réaliste face aux cris au loup et aux accusations venant de la Grèce.
Par rapport aux recherches gazières dans la ZEE grecque, la question est celle de la délimitation des zones économiques exclusives. La Grèce défendait l'hypothèse qu'un petit rocher grec en face d'Antalya, dont nous ne questionnons pas l'appartenance à la Grèce, accorderait à la Grèce et aux Chypriotes grecs un contrôle total de cet espace. Vous parlez de l'activité de la Turquie dans cette zone, mais il faut remettre en question les revendications de ces zones économiques exclusives. Demandez aux Grecs quelles sont les limites de leur ZEE, et selon quelles bases juridiques internationales ils fondent leurs réclamations : vous resterez sans réponse.
Concernant l'OTAN et nos futurs alliés, je remercie Joëlle Garriaud-Maylam de son amitié. Je répète notre optimisme et notre engagement total : nous souhaitons la bienvenue à la Suède et à la Finlande. Nous ne faisons pas de déclaration nouvelle incitant au pessimisme quant au processus d'adhésion. Nous avons, à trois, des consultations techniques avec les Finlandais et les Suédois, au niveau du renseignement militaire et des affaires étrangères, qui fonctionnent bien.
J'ai déjà répondu concernant la convention d'Istanbul et la situation des femmes, mais je reste à votre disposition.
Nous sommes ravis que l'AFD juge la Turquie digne d'intérêt et d'investissements, mais les actions de l'AFD ne répondent pas à une demande turque, et ne résultent pas de négociations où la Turquie se serait engagée. Je suis tenté de les comprendre non comme une tentative d'inciter la Turquie à prendre telle ou telle action, mais comme une défense des intérêts français en Turquie à long terme. La France est parmi les plus grands investisseurs européens en Turquie. Le secteur privé français a de grands intérêts en Turquie, et l'action de l'AFD s'insère dans ces investissements. Je n'ai jamais considéré ces aides de l'AFD comme des contreparties de demandes faites à la Turquie.
Monsieur Pierre Laurent, vous m'avez posé plusieurs questions, et je vous remercie de votre franchise.
Vous avez estimé que les frontières actuelles entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ont été illégalement récupérées par ce dernier. Sans même regarder la situation à ces frontières, le plus légitime serait de défendre, comme nous le faisons pour l'Ukraine, les frontières de 1991, reconnues et défendues par la France. La légitimité des frontières de 1991 n'est questionnée par personne : même les Arméniens ayant illégalement occupé l'Azerbaïdjan n'ont pas reconnu cette entité séparatiste, que le Sénat a pourtant conseillé à la France de reconnaître - ce qui est paradoxal.
Tous les acteurs - dont la France, qui joue un rôle important avec sa position ouvertement en faveur de l'Arménie, et la Turquie, qui soutient totalement l'Azerbaïdjan -, ont intérêt à demander à ces deux pays de confirmer leur acceptation des frontières de 1991. Cet objectif semble légitime et accessible, mais je ne sais pas s'il vous convient.
Le sujet de Chypre pourrait occuper à lui seul toute une audition. Chypre est devenue indépendante en 1960, mais l'équilibre trouvé au moyen de la constitution de 1960 a été violé de 1963 jusqu'en 1974 par les Chypriotes grecs. En 1974 a eu lieu l'opération militaire turque, à la suite d'un coup d'état grec et chypriote grec dont l'objectif était de rattacher l'île à la Grèce.
Depuis 1974, les Nations unies se sont saisies de cette crise. Divers efforts pour parvenir au règlement de la crise chypriote ont été réalisés. Le plus important de ces efforts, le plan Annan, du nom du secrétaire général de l'ONU de l'époque, a été négocié jusqu'en 2004 et devait être adopté. À l'époque, l'Union européenne avait très judicieusement utilisé son attractivité pour motiver les deux parties à s'entendre et à passer un accord autour du plan Annan pour adhérer à l'Union européenne en tant que Chypre unifiée. L'objectif de l'Union européenne était louable, et le binôme constitué par l'UE et Kofi Annan avait réalisé un exploit incroyable.
M. Pierre Laurent. - Le plan Annan prévoyait le retrait des troupes turques...
M. Ali Onaner. - Bien sûr. Il comportait des éléments inacceptables, vous dirais-je aujourd'hui - nos amis grecs, les Chypriotes grecs et turcs le diraient également, de leurs côtés. Mais objectivement, on peut penser que si tout le monde est aujourd'hui à ce point opposé au plan Annan, c'est peut-être parce qu'il est très équilibré - je dis cela théoriquement. Subissant des critiques des deux côtés, ce plan était peut-être très équilibré.
L'objectif poursuivi par l'Union européenne était l'unification de l'île et son adhésion à l'Union européenne. Chose incroyable, l'attractivité et l'élan de l'Union européenne, malgré nos réticences, a conduit la Turquie à signer le plan Annan, comme les Grecs, les Anglais, ainsi que les deux parties chypriotes, turcs et grecs. Les cinq parties avaient signé, le plan était presque adopté.
Il restait une dernière étape : les référendums au Nord et au Sud de l'île. C'est là que l'Union européenne a été induite en erreur. Récemment, en discutant avec des journalistes du Monde, nous nous demandions quelle était la plus grande erreur de l'Union européenne. Peut-être est-ce celle-là : l'Union européenne a cru que les Chypriotes turcs, mal intentionnés, allaient voter non au référendum pour faire capoter l'adhésion de l'île à l'Europe et tout l'élargissement de l'Union de 2004. Elle a donc levé la condition de l'adoption de l'accord Annan, pour que Chypre devienne membre quoiqu'il arrive. L'Union européenne a eu la naïveté de commettre cette erreur sans même en réaliser sa portée : le référendum revenait en fait à proposer à nos amis chypriotes grecs, s'ils votaient oui, à partager leur île avec les Chypriotes turcs qu'ils n'aiment pas beaucoup, et s'ils votaient non, à adhérer seuls à l'Union européenne, comme s'ils étaient les patrons de toute l'île. Voilà le message passé par l'Union européenne ! Nous étions à deux doigts de régler le problème, mais l'Union européenne a incité les Chypriotes grecs à voter non au référendum, alors que les Chypriotes turcs avaient voté oui !
M. Pierre Laurent. - Sans refaire toute l'histoire et revenir sur l'interprétation des événements, pouvez-vous dire si la Turquie est prête à revenir à la table des négociations sur la base du plan Annan ?
M. Ali Onaner. - En 2004, la Turquie avait signé ce plan. Les Chypriotes turcs avaient voté oui au référendum. Aujourd'hui, ce ne n'est pas à nous qu'il faut poser la question de revenir aux négociations sur la base du plan Annan : nous n'avons pas retiré notre signature. L'Union européenne a comme pratique de refaire des référendums jusqu'à ce qu'on les accepte. Revenez-donc vers les Chypriotes grecs pour voir s'ils acceptent le plan Annan. Ensuite, je serai ravi de discuter avec vous à la table des négociations.
Concernant les opposants en Turquie, vous me reprochez d'appeler tout le monde « terroriste ». Faisons donc l'inverse : n'appelons personne « terroriste », et appelons tout le monde « opposant », même si je pourrais alors vous faire la critique d'appeler « opposants » tous les terroristes...
Réfléchissons plutôt sur les faits. Aujourd'hui, la Turquie mène des opérations ciblées en Syrie pour mettre hors d'état de nuire les terroristes du PKK ou du PYD, après avoir confirmé sans aucune ambiguïté la culpabilité de chaque terroriste envers la Turquie. Ne les appelons pas « terroristes », « combattants de la liberté » ou « opposants », mais ciblons et combattons seulement ceux qui ont commis des crimes répréhensibles.
Vous avez dit que des milliers d'« opposants » sont en prison en Turquie. Je ne le conteste pas, mais la dénomination « opposant » est plus que discutable. En dehors de la lutte contre le PKK, il faut prendre en compte les ouvertures réalisées par la Turquie envers les Kurdes de Turquie. La Turquie a beaucoup fait pour tenter de compenser ses lacunes par rapport aux droits reconnus aux Kurdes : tous les droits individuels revendiqués par les Kurdes de Turquie, comme les Turcs en général, doivent être garantis.
Dans la lutte contre le PKK, ne perdons pas de temps à savoir qui appeler « terroriste » ou « opposant » ; ne combattons que ceux qui ont commis des crimes répréhensibles.
Lorsque l'on parle des milliers d'opposants emprisonnés, on parle souvent des gulënistes. L'organisation de Fethullah Gülen est considérée comme terroriste en Turquie, même si je constate que parfois cela suscite des questions : n'étaient-ils pas auparavant des alliés politiques ? Ne s'agit-il pas juste d'opposants ?
Ces discussions sont sans fin. Là encore, réfléchissons sur les faits. Imaginez, en France, une secte ayant infiltré le ministère des armées - nous l'avons récemment vu en Allemagne. Imaginons donc que cette secte ayant infiltré l'armée française subtilise des Mirage et des Rafale et bombarde les Champs-Élysées, l'Assemblée, le Sénat, faisant 300 morts en un jour. Les appelleriez-vous « terroristes » ?
M. Christian Cambon, président. - La France a été parmi les premiers pays à condamner la tentative de coup d'État, vous vous en souvenez...
La situation qui interpelle directement les sénateurs concerne les maires, notamment celui d'Istanbul, qui ne pilote pas des avions de chasse pour bombarder la ville, mais présentait le risque d'être un opposant dans une future élection. Au Sénat, nous savons ce que c'est qu'un maire. Pourquoi s'en prendre à des maires qui ne défendent pas la ligne politique du président Erdogan en les excluant de la vie politique ? C'est cela qui nous choque.
M. Ali Onaner - Je répondais au sujet des 6 000 « opposants » que nous avons emprisonnés à la suite du coup d'État, condamné par nos alliés. La Turquie a pris des mesures contre tous les responsables. J'arriverai à la situation des maires, mais je commencerai en vous donnant un exemple tiré du ministère des affaires étrangères. On parle parfois de purges de gülenistes et de leur élimination de l'administration. Pour partager mon expérience de manière transparente, en 2010 et en 2011, cette secte terroriste avait falsifié les concours d'entrée du ministère des affaires étrangères, et réussi à faire entrer par centaines ses cadres dans mon ministère. Ces gülenistes, qui ont illégalement réussi à rentrer dans le ministère turc des affaires étrangères, ont-ils commis des crimes, tué quelqu'un, volé des avions de chasse ? Peut-être que non. Mais les ai-je fait emprisonner ? Non. J'ai sorti les feuilles d'examens des archives du ministère, et il a été aisé d'identifier qu'environ 200 personnes avaient trafiqué le concours d'entrée. Je les ai donc mises à la porte. Peut-être même que parmi eux il y avait des non gülenistes ; peut-être qu'un candidat innocent a pris la feuille des gülenistes et réussi le concours, mais lui aussi a réussi un concours sans le mériter. Sur ces éléments factuels, ces personnes ont été mises à la porte : je revendique le terme de purge. Ne perdons pas notre temps sur les dénominations de « terroriste » ou d'« opposant »...
M. Pierre Laurent. - C'est vous qui employez ces termes en permanence...
M. Ali Onaner. - Revenons au maire d'Istanbul, dont la situation est plus médiatique. Une décision de justice de première instance a été rendue, à laquelle le maire a fait appel. Je ne peux pas émettre une opinion sur la décision à venir de la justice d'appel, mais mon expérience, ma connaissance de l'attachement de la Turquie au respect du droit et de la Convention européenne des droits de l'homme me permet d'être sûr et certain que ni le maire d'Istanbul, ni qui que ce soit d'autre ne subira une condamnation injuste et contraire aux normes européennes.
Revenons aux maires du HDP, plus nombreux, définitivement démis de leurs fonctions. Je vous donnerai un exemple concret - il ne concerne pas tous les maires, mais je ne connais pas l'histoire individuelle et les crimes commis par tous les maires. Il y a une dizaine d'années, le gouvernement turc a pris un risque politique énorme en cherchant à normaliser la question kurde, dans ce que certains ont appelé un « processus de paix ». L'objectif de cet effort louable et courageux était de diluer l'organisation terroriste PKK dans des mouvements kurdes politiques, de juger tous les terroristes ayant du sang sur les mains, et de permettre à tous les autres de déposer les armes.
Pendant ce temps-là, les actions terroristes ont diminué, ainsi que les opérations antiterroristes. Les maires et les élus locaux, dans le sud-est de la Turquie, ont été encouragés à construire de belles routes et des infrastructures, pour permettre à la population d'origine kurde de cette région de faire l'expérience d'une vie sans terrorisme. Cela a été très bénéfique pour la Turquie : de nombreux Kurdes de cette région ont vu les bénéfices d'une vie sans terrorisme.
Malheureusement, ce processus est tombé à l'eau - nous pourrions discuter pendant des heures des raisons de cela. L'organisation terroriste PKK a tenté une folie, consistant en l'autogestion des villes et un séparatisme quartier par quartier. Les forces de l'ordre ont alors pris les toutes nouvelles routes, construites par le HDP. Savez-vous ce qui s'est passé ? Des camions blindés ont sauté sur des mines préinstallées lors de la construction de ces routes, avec l'argent du contribuable. Devant cela, je n'ai aucune hésitation à mettre hors d'état de nuire ces personnes, élues ou non.
M. Pierre Laurent. - Des centaines de maires auraient donc été élus deux fois de suite, sans que personne n'ait rien vu de ce que vous affirmez ?
M. Ali Onaner. - Je l'ai indiqué plus tôt, cet exemple ne concerne pas tous les maires.
M. Pierre Laurent. - Mais les destitutions, si.
M. Ali Onaner. - Non. Vous pouvez consulter des documents indiquant le nombre de maires du HDP n'ayant commis aucun crime, et qui sont toujours en poste. Le HDP est toujours représenté au Parlement. Il peut y avoir des discussions quant à la légalité de ce parti, la justice turque peut décider de geler l'aide financière qui lui est apportée. Rien de cela ne me choque, à partir du moment où les avoirs de personnes proches du HDP, pour ne pas dire du PKK, que vous fréquentez peut-être à Paris, sont gelés en France par la justice française, en raison de leurs liens avec le PKK. Le centre culturel Ahmet-Kaya a été dissous par la Cour de cassation française en 2014, en raison de ses liens avec le terrorisme. Ses membres ont trompé les services français : le centre culturel a été fermé, mais il a rouvert en tant qu'association.
M. Pierre Laurent. - Vous avez une piètre opinion des services français, qui suivent les Kurdes, sans être ni naïfs ni imbéciles.
M. Ali Onaner. - C'est ce que je vous dis : pour cette raison, les avoirs de ces terroristes sont gelés, et l'individu qui s'est fait photographier aux côtés du ministre de la justice a déjà fait de la prison pour action terroriste en France.
Au Nord de la Syrie, il est difficile de percevoir si une entité qu'on appellerait « les Kurdes » existe. En Irak, le président Macron a tenu des propos très importants. Les responsables français ayant demandé l'avis du président irakien de l'époque, Barham Saleh, sur les incursions de la Turquie dans le cadre de la lutte contre le PKK ont trouvé étonnant d'entendre que le PKK constituait d'abord une menace pour l'Irak, et que même si l'Irak préférerait qu'un pays étranger n'intervienne pas sur son territoire, cette intervention servait en définitive les intérêts irakiens. La même chose leur a été dite par les Kurdes irakiens et M. Barzani - qui a toute la légitimité pour représenter les Kurdes d'Irak, et qui est le meilleur interlocuteur pour expliquer à nos partenaires français qui sont les Kurdes et ce qu'est le PKK. Je comprends que mes propos ne puissent pas sembler objectifs. Mais s'il vous plaît, allez demander aux Kurdes irakiens ce qu'est le PKK.
M. Pierre Laurent. - Sauf votre respect, monsieur l'ambassadeur, je suis allé à Erbil, je discute avec tous les partis représentés au parlement kurde d'Irak.
M. Ali Onaner. - Vous pouvez donc confirmer mes propos.
M. Pierre Laurent. - Je ne tire pas les mêmes conclusions...
M. Ali Onaner. - Vos conclusions vous engagent, mais ce que les représentants kurdes vous disent correspond à ce que je viens de dire.
On a tendance à dire qu'il faut soutenir les Kurdes syriens du nord de la Syrie, qui ont été les alliés de la France. Je suis le plus grand défenseur de leurs droits : parmi les 4 millions de réfugiés syriens, il y a 400 000 Kurdes syriens qui se sont réfugiés en Turquie parce qu'ils ont été chassés de leurs villages par le PKK ou le PYD. Si vous avez des doutes, vous pouvez leur demander leur avis ; personne ne conteste ce fait, et il suffit de voir les dates et les raisons des départs. Les Américains ont tenté une opération low cost en utilisant le PKK, et ils doivent assumer la responsabilité de leur naïveté. Mais prétendre que les terroristes du PKK, financés et armés par les Américains, représentent les Kurdes de Syrie est une absurdité que je ne peux pas accepter.
J'en viens à la dernière question, sur l'assassinat. Quitte à vous étonner, j'en reviendrai aux gülenistes. Le 23 décembre dernier, après l'attentat raciste commis à ce centre dissous par la Cour de cassation, on a tout de suite tenté d'insinuer que la Turquie pourrait être responsable de ces trois meurtres. Cela ne mérite même pas de commentaire. Je suis simplement satisfait que les autorités françaises aient très rapidement partagé de nombreuses informations ne laissant aucun doute sur le caractère raciste de ce meurtre.
La justice travaille, comme pour l'affaire de 2013, où lors d'une attaque, trois terroristes ont été tués par un quatrième. Cette affaire a été traitée avec toute l'attention nécessaire par le parquet antiterroriste. C'est seulement à la fin de 2015 et au début de 2016 qu'il y a eu des insinuations selon lesquelles des agents turcs seraient impliqués, à la suite de la prise en compte par la justice d'un document prétendument issu des services de renseignement turcs, mis en avant par les avocats du PKK. Je consulte tous les jours ce type de documents. Je peux vous dire qu'il est très bien fait, mais qu'il s'agit d'un faux. Ce document a circulé pour la première fois sur un compte Twitter nommé Fuat Avni, dont on a reconnu plus tard qu'il était géré par une dizaine de gülenistes, qui soit fournissaient de vraies informations, soit falsifiaient des documents. Notez ce nom : c'est sur ce compte Twitter qu'a circulé la seule indication pouvant laisser penser que la Turquie était impliquée. Ce document est un faux. Vous pouvez passer chez moi, si vous le souhaitez : je suis prêt à vous montrer un document authentique, pas trop confidentiel, pour que vous puissiez voir en quoi consiste le faux.
M. Pierre Laurent. - Avec tout le respect que je vous dois, sur un sujet pareil, je m'en tiens à de ce que dit la justice française.
M. Ali Onaner. - Je vous entends : la justice française prend en compte un tel élément porté à son attention, et à sa place, je ferais la même chose. Il y a cette discussion sur la levée du secret défense, et selon certains les documents envoyés à la justice française auraient été caviardés de noir. Je suis le premier à demander que le secret défense soit levé. Chiche ! Levez le secret défense, et vous verrez qu'il n'y a rien dans ces documents qui mette en cause la Turquie. Je vous le dis : l'idée que le secret défense protégerait la Turquie est une supercherie, une propagande du PKK.
M. Jean-Marc Todeschini. - Avez-vous eu accès aux documents ?
M. Ali Onaner. - Non, mais je sais qu'il n'y a eu aucune implication de la Turquie, et que, quels que soient les documents, il n'y aura rien. Je n'ai même pas besoin d'avoir eu accès à ces documents pour m'engager à ce que, si vous levez le secret défense, il n'y aura rien. C'est encore plus fort ! Je n'ai pas eu accès à vos documents, comment y aurais-je eu accès ? Si ces documents sont des écoutes des agents turcs, très bien, encore mieux : que le secret défense soit levé, qu'on voie ce qui a été écouté, et que l'on confirme que strictement rien, dans ces écoutes, ne pourrait impliquer la Turquie.
La tentative du PKK d'insinuer que le crime raciste du 23 décembre serait lié à la Turquie devrait aussi vous interroger sur la propagande du PKK concernant le crime de 2013.
M. Jean-Marc Todeschini. - Laissez-nous responsables des travaux français. Je vous ai interrompu, car vous donniez l'impression de savoir ce que ces documents peuvent contenir.
M. Ali Onaner. - Non, je lis ce qu'il y a dans les médias français.
M. Christian Cambon, président. - Nous allons devoir conclure.
M. Jean-Marc Todeschini. - Il serait intéressant d'entendre l'ambassadeur concernant l'appel de l'Union européenne à inverser de toute urgence les tendances négatives à l'oeuvre en matière d'état de droit, de démocratie et de respect des droits fondamentaux en Turquie.
M. Ali Onaner. - En une phrase, je ne demande que cela. La Turquie est candidate à l'adhésion et négocie. Plus de trente chapitres restent à négocier, dont les chapitres 23 et 24, qui concernent ces sujets. Je suis pour négocier ces chapitres avec l'Union européenne et adopter l'acquis communautaire. Mais savez-vous qui bloque ces négociations ? Les Chypriotes grecs. Allez les voir, puisque vous leur proposerez de revoter le plan Annan, pour qu'ils débloquent les négociations sur ces chapitres. Je reste à votre disposition.
M. Jean-Marc Todeschini. - C'est l'Union européenne, et non les Chypriotes grecs, qui a émis cet avis.
M. Ali Onaner. - Je vous explique pourquoi cet avis reste inaudible. L'Union européenne refuse de négocier ces chapitres, et dit qu'elle ne veut pas nous permettre d'adopter l'acquis communautaire dans ces domaines. Cet avis est inaudible et irrecevable.
M. Christian Cambon, président. - Monsieur l'ambassadeur, nous vous remercions de cette audition, qui a témoigné de l'amitié de notre pays pour la Turquie. Les questions étaient inspirées par nos sentiments vis-à-vis d'éléments envers lesquelles nous sommes très sensibles, tant en matière de respect du droit des femmes que de démocratie.
Je souhaiterais que ces questions parviennent au gouvernement turc, pour qu'il comprenne que certaines prises de position et certaines attitudes peuvent nous interroger, et nuisent au rétablissement d'une bonne relation. Vous avez évoqué une période où les chefs de gouvernement s'échangeaient des noms d'oiseaux. Tout ceci est heureusement terminé, mais des interrogations sur les droits fondamentaux demeurent.
La Turquie peut jouer le rôle d'une grande puissance régionale et calmer certains conflits. Nous vous avons interrogé sur le corridor de Latchine, car la situation y est excessivement tendue. Nous espérons pouvoir compter sur la Turquie sur cette question, de même que pour le règlement futur du conflit entre l'Ukraine et la Russie. C'est parce que nous donnons beaucoup d'importance au rôle de la Turquie et à la relation que nous entretenons avec elle que cette audition, que j'ai volontairement prolongée - ce qui est tout à fait exceptionnel -, a pu parfois paraître polémique. Nous avons souhaité aller au fond des choses, vous avez eu la courtoisie de nous répondre, et je tiens à vous remercier.
Une fois de plus, la diplomatie parlementaire prouve son importance : elle permet à chacun de s'exprimer. Nous serions très heureux de rencontrer plus souvent les parlementaires turcs. Mme Garriaud-Maylam a dit les bonnes relations que nous entretenons au sein de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN. Je vous encourage à indiquer à vos collègues qu'ils peuvent venir nous rencontrer. Je vous remercie encore une fois d'avoir accepté cette longue audition et sa règle de jeu initial, selon laquelle les questions ne seraient pas lénifiantes.
Je souligne notre tristesse devant la manière dont des opposants, qui ne sont ni des terroristes ni des gülenistes, sont traités au prétexte que leurs vues sont différentes de celles du président Erdogan. Il y aura des élections, souhaitons qu'il y ait toujours des opposants. Notre message est là : le respect que nous portons à la Turquie et notre longue histoire de coopération nécessitent que ces valeurs démocratiques soient respectées, alors même que vous êtes en négociation avec l'Europe. Il faut que les intérêts convergent. Souhaitons que ce dialogue continue, même s'il est tonique, parfois compliqué et difficile. Des points positifs existent : j'ai mentionné votre action concernant les réfugiés, qui n'est pas une mince affaire. Des points de divergence ont été identifiés ; espérons que nous pourrons nous rapprocher, et que la France et la Turquie pourront marcher main dans la main pour la paix dans cette partie du monde.
La négociation et le dialogue sont toujours au coeur des sujets. Concernant les recherches gazières autour de Chypre, lorsque l'on voit qu'Israël et le Liban ont réussi à se mettre d'accord au bout de quarante ans, on comprend qu'il y a toujours des solutions aux conflits.
Je n'oublie pas non plus les intérêts français en Turquie, que vous avez mentionnés. Faisons en sorte que le dialogue se poursuive, et que le Gouvernement turc comprenne le sens de nos interrogations. Il peut y avoir de mauvaises informations. Le PKK est identifié comme une organisation terroriste, mais la Turquie ne peut pas systématiquement évoquer le PKK comme résolution de tous ses problèmes.
M. Ali Onaner. - Je remercie tous les membres de la commission. Je réitère mon invitation pour vous recevoir en Turquie. Je reste à votre disposition pour mener à bien ce dialogue, ou si vous voulez aborder d'autres éléments que la Turquie doit prendre en compte.
Proposition de loi visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l'exemple » durant la Première Guerre mondiale - Désignation d'un rapporteur
M. Christian Cambon, président. - Cette proposition de loi votée par l'Assemblée nationale va être examinée par notre commission le 25 janvier prochain, et en séance publique le 2 février, à la demande du groupe écologiste. Personnellement, je suis contre le fait que les hommes et femmes politiques s'emparent des sujets historiques, qui devraient être laissés aux historiens...
Nous devons procéder à la nomination d'un rapporteur. Même s'il n'est pas d'usage, dans notre commission, que le rapporteur soit issu du groupe ayant présenté la proposition de loi, je propose que M. Guillaume Gontard en soit désigné rapporteur, dans la mesure où il est le seul candidat.
M. Rachid Temal. - Il est dommage de changer l'usage pour ce texte. Nous pensions que la majorité sénatoriale présenterait un candidat.
M. Guillaume Gontard. - Je n'aurais pas eu de problème pour qu'un autre candidat soit retenu. L'inscription à l'ordre du jour de cette proposition de loi répond au classique droit de tirage des groupes. Le sujet nous semble plutôt important, et les débats à l'Assemblée nationale ont été riches, raison pour laquelle ce texte a été voté dans l'hémicycle.
La commission désigne M. Guillaume Gontard rapporteur sur la proposition de loi n° 356 visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l'exemple » durant la Première Guerre mondiale.
Questions diverses
M. Christian Cambon, président. - Je vous informe que dans le cadre d'un partenariat avec la revue Le grand continent, une conférence sera organisée par la présidence du Sénat le 15 février, entre 18 heures et 20 heures. Cette rencontre sera consacrée au positionnement de la France et de l'Europe face à la rivalité entre la Chine et les États-Unis, notamment du point de vue de leur rivalité économique. Vous recevrez prochainement le programme de cet événement.
M. Rachid Temal. - Les gens de la revue seront-ils les seuls à intervenir, ou des sénateurs pourront-il participer ? Cela serait l'occasion de valoriser notre rapport sur l'Indopacifique, qui traite de ce sujet.
M. Christian Cambon, président. - Dans le cadre de ce partenariat, il y aura plusieurs conférences au Sénat. Il y aura une introduction du Président du Sénat, puis je ferai une courte intervention, à la suite de laquelle il y aura quatre interventions, et surtout une séance de questions et de réponses, avec les participants dans la salle.
La réunion est close à 12 h 55.