Mercredi 16 novembre 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président, et Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques -
La réunion est ouverte à 13 heures 30.
« Ambitions européennes et chocs économiques actuels » - Audition de MM. Jean Pisani-Ferry, professeur à Sciences-Po Paris et à la Hertie School of Governance (Berlin), Senior fellow chez Bruegel et titulaire de la chaire Tommaso Padoa-Schioppa à l'Institut universitaire européen (Florence), Xavier Timbeau, directeur principal de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Charles Wyplosz, professeur honoraire à l'Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève
M. Jean-François Rapin, président. - Le projet européen est ambitieux par nature : construire à 27 un marché intérieur largement adossé à une monnaie unique est un défi immense, dont la réalisation - loin d'être achevée - implique une convergence dans un nombre croissant de domaines, débordant largement le seul champ économique et monétaire. Cette réalisation est fragilisée par les chocs économiques qui frappent le marché de manière symétrique ou asymétrique. C'est un chemin au long cours, semé d'embûches.
La guerre en Ukraine est, bien plus qu'une embûche, un séisme géopolitique qui ébranle l'édifice européen et a des répercussions économiques. Les sanctions contre l'agresseur russe alimentent la flambée des prix de l'énergie, provoquant une poussée inflationniste dans toute l'Union européenne - récemment évaluée à près de 10 % en taux annuel par Eurostat et à 6,2 % en France, l'un des pays les moins touchés.
L'Union européenne ambitionnait de rebondir après le choc conjoncturel de la pandémie. Elle affiche aussi des ambitions de plus long terme en matière de transitions verte et numérique. Elle voit ses efforts contrariés par ce nouveau contexte et lutte aujourd'hui pour éviter les fermetures d'entreprises, étranglées par leur facture énergétique. Parallèlement, elle se voit conduite par la pandémie et la guerre à élargir le champ de ses ambitions. Pour défendre ses intérêts et soutenir ses valeurs au plan international, elle assume désormais vouloir construire son autonomie stratégique aux niveaux militaire, industriel, pharmaceutique, alimentaire, spatial...
Le contexte européen est donc paradoxal avec, d'un côté, des ambitions toujours grandissantes et, de l'autre, une accumulation de chocs économiques. Ce paradoxe n'a pas empêché le commissaire européen Frans Timmermans d'annoncer hier à la COP 27 un renforcement des ambitions climatiques de l'Union, alors même que le coût économique et social du Pacte vert - sur lequel le Sénat n'a pas manqué d'alerter - commence enfin à faire débat.
Cette tension entre ambitions européennes et chocs économiques nous a conduits à organiser cette table ronde avec des économistes. Nous accueillons donc Jean Pisani-Ferry, enseignant à Paris, Berlin et Florence, qui a cofondé le think tank économique européen Bruegel et vient d'être missionné par le Gouvernement pour évaluer les impacts macroéconomiques de la transition écologique ; Xavier Timbeau, directeur principal de l'OFCE, qui enseigne à Sciences Po et a notamment travaillé sur l'inflation, la croissance et le pacte de stabilité européen ; Charles Wyplosz, à distance, enseignant à Genève et économiste spécialiste de l'intégration européenne, qui a publié en 2005 avec Jean Pisani-Ferry un livre dont le titre résonne encore aujourd'hui : L'Europe déclassée.
Je vous remercie pour votre présence. Votre parole experte nous sera précieuse pour envisager dans quelle mesure et à quel prix l'Union peut réaliser ses ambitions.
Il apparaît nécessaire d'évaluer, d'une part, les effets des chocs conjoncturels sur l'économie européenne et nos concitoyens et, d'autre part, les conséquences des réponses apportées en urgence pour amortir ces effets, conséquences immédiates et conséquences à moyen et long termes, en particulier au regard des objectifs de l'Union européenne.
Inflation galopante, hausse vertigineuse des prix de l'énergie, difficultés d'approvisionnement en matières premières, fragilité des chaînes d'approvisionnement : les conséquences de ces chocs sur le marché intérieur apparaissent chaque jour plus violentes. Jusqu'où l'inflation peut-elle aller ? Les mesures budgétaires prises pour la compenser sont-elles suffisantes ? Sont-elles appropriées dès lors qu'elles empêchent le signal-prix de jouer ? Sont-elles suffisantes ? Sont-elles prises au juste échelon, alors même que sont apportées des réponses asymétriques et que la disparité des plans nationaux, corrélée à l'état des finances publiques dans les États membres et à leur mix énergétique, risque d'entraîner des distorsions de concurrence à l'intérieur du marché unique ? Ces mesures et leurs modes de financement sont-ils pertinents et efficaces à court et moyen termes ? Je pense notamment à la création de ressources propres. Préconisez-vous d'autres initiatives européennes, à l'instar de l'emprunt mutualisé levé pour financer le plan de relance européen après la pandémie ?
Les mesures monétaires prises pour juguler l'inflation sont-elles pertinentes ? Ne risquent-elles pas de casser durablement la croissance ? À cet égard, les prévisions disponibles sont préoccupantes.
Plus généralement, dans quelle mesure la réponse apportée aux chocs économiques est-elle de nature à réduire les capacités de l'Union européenne à atteindre ses objectifs ambitieux ? Faudrait-il réviser certains d'entre eux, en termes d'exigence, de calendrier, de pertinence, dans un environnement économique et géopolitique mondial chaque jour plus incertain ? Voici les questions qui nous préoccupent tout particulièrement.
Avant de vous entendre, je cède la parole à la Présidente Primas, qui sait l'importance d'une analyse objective des faits pour fonder une politique économique efficace.
Mme Sophie Primas, Présidente de la commission des affaires économique. - Merci. Ce sont trois économistes prestigieux que nous avons l'honneur d'accueillir aujourd'hui. Vos interventions devraient nous permettre de mieux comprendre le cadre dans lequel s'inscrit notre action. Le savant et le politique ont, bien sûr, un rôle distinct. Pour autant, nous autres hommes et femmes politiques, gagnerions à vous écouter davantage pour sortir par le haut de dissensions qui s'expliquent davantage par des présupposés idéologiques que par un débat fondé sur l'observation des faits. C'est pourquoi le Sénat attache une importance particulière aux acteurs de terrain, aux enseignements de la recherche et à la prospective.
Vos profils complémentaires nous permettront de naviguer entre la conjoncture - les chocs économiques actuels - et le long terme - les ambitions européennes. Le Président Rapin a été très complet sur la conjoncture. J'aurais quelques questions pour le long terme.
Sommes-nous en train de sacrifier nos ambitions européennes de long terme à la gestion des chocs économiques à court terme ? Les dépenses actuelles auraient pu être consacrées à la transition climatique. Monsieur Pisani-Ferry, dans votre note « L'action climatique : un enjeu macroéconomique », vous rappelez une évidence : les efforts de sobriété et les investissements dans la décarbonation vont « affecter la croissance, l'inflation, les finances publiques, la compétitivité, l'emploi et les inégalités. Ces incidences sont aujourd'hui mal comprises et mal prises en compte ».
Je dois dire notre perplexité de législateur quand nous devons légiférer sur des objectifs à dix ans, vingt ans, en matière de logement, d'artificialisation des sols, de voiture thermique, d'énergie, sans toujours disposer d'évaluations des incidences macro-économiques de nos votes et, plus encore, de la somme des lois que nous adoptons.
Sans négliger le rôle majeur du progrès technique, vous remettez en cause le récit « techno-optimiste », selon lequel la transition serait un long fleuve tranquille. Perspectives peu réjouissantes dans lesquelles il faut pourtant s'engager au plus vite, car plus nous tardons, plus la transition sera coûteuse.
Ce qui m'amène à une question simple, mais grave : comment réduire pour l'Europe et la France le coût de cette transition, voire en faire une opportunité pour une croissance plus sobre en carbone et plus riche en emplois verts ?
M. Jean Pisani-Ferry, professeur à Sciences Po Paris et à la Hertie School of Governance à Berlin, Senior fellow chez Bruegel et titulaire de la chaire Tommaso Padoa-Schioppa à l'Institut universitaire européen de Florence. - Merci de nous convier à participer à votre réflexion.
Je pense utile de prendre un peu de champ. Vos questions emportent des aspects conjoncturels, d'autres plus structurels. Je souhaiterais partir des éléments structurels.
Vous soulignez que le travail de construction du marché intérieur n'est pas achevé. Nous ne pouvons qu'être d'accord. Nous sommes frappés par le fait que l'Union européenne a été très profondément transformée et questionnée par les événements de ces dernières années. Il y a quinze ans, nous la percevions comme un espace d'intégration et de règles dans un monde de règles. Le Premier ministre Gordon Brown s'interrogeait alors sur l'opportunité de poursuivre avec l'Union européenne ou de s'intégrer à l'échelle globale.
Cette vision a depuis volé en éclat en raison, tout d'abord, de la récurrence des crises. Nous en avons vécu trois en une dizaine d'années : financière, pandémique, énergétique - et géopolitique, j'y reviendrai. Un espace dominé par les règles n'est pas adéquat pour répondre aux crises qui appellent une action discrétionnaire. C'est le premier défi auquel a été confrontée l'Union européenne. Dans la crise de la zone euro, l'Union européenne a commencé par réagir - très mal - de manière incroyablement précautionneuse, jusqu'à la conclusion de cette période douloureuse par le « Whatever it takes » de Mario Draghi. Le discrétionnaire s'affirme dans la politique monétaire.
Alors que l'Union européenne a très bien réagi à la crise pandémique en prenant tôt une initiative de réponse, la crise énergétique actuelle apparaît comme un retour en arrière, avec des réactions nationales disparates et une grande difficulté à se coordonner, notamment parce que les politiques énergétiques relèvent traditionnellement du national. Les trajectoires divergent. Le désaccord entre la France et l'Allemagne est marqué et préoccupant.
Outre la récurrence des crises, nous assistons à l'irruption de la géopolitique. Le phénomène est violent, car l'Union européenne avait pris grand soin de séparer la partie économique - qui fonctionnait avec ses propres règles et principes - de la partie géopolitique. Ce monde est fini. Le Sud global n'accepte plus les règles que nous tentions de lui imposer. Le multilatéralisme de l'OMC est complètement en jachère ; l'OMC n'est plus une institution fonctionnelle. La géopolitique s'affirme et ne se réduit pas à l'affrontement entre la Chine et les États-Unis. Cette tendance, très forte et probablement durable, percute la primauté de l'économique. L'espace de l'économique se réduit. Il s'agit là d'une mise en question forte de l'Union européenne.
Enfin, vous souligniez la montée en puissance des préoccupations climatiques et la tentative de l'Union européenne d'affirmer une stratégie dont vous questionnez les effets. Personnellement, je ne la questionne pas ainsi. Nous nous préoccupons beaucoup de ses effets sur la demande mais, plus nous accélérons, plus les impacts sur l'offre se manifesteront également. Concrètement, du capital en place devra être mis au rebut, des qualifications acquises devront être perdues. De manière générale, nous perdons du capital. À horizon 20 ou 30 ans, nous avons des motifs d'optimisme. À horizon dix ans, je pense qu'il faut être réaliste.
L'engagement sur le Pacte vert interroge aussi les rôles respectifs du marché et des initiatives publiques. L'Union européenne était un espace de libre concurrence. Nous sommes entrés dans un monde d'externalités dans lequel l'intervention publique est essentielle pour la transition, ce qui percute les règles du commerce et les règles budgétaires, notamment.
Une redéfinition assez complète des priorités, des finalités et des modes d'action de l'Union européenne se joue. Nous ne sommes plus centrés sur l'intégration entre nous, mais sur l'interaction avec l'extérieur pour apporter une réponse aux défis globaux, à l'irruption de la géopolitique et sur les politiques climatiques, qui se définissent par leurs finalités.
Tout cela va dans le sens des thèses traditionnellement françaises. Gardons-nous d'une hubris de mauvais aloi. Nous ne changerons pas le code génétique de l'Union européenne. La « souveraineté européenne » est une formule brillante que je partage, mais c'est aussi un oxymore. L'Union européenne est un espace de droit mais elle n'est pas l'expression d'une volonté populaire ; comment pouvons-nous donner davantage de force à un tel espace de droit ? Il ne s'agit pas de substituer du discrétionnaire au droit.
Gardons-nous aussi de l'idée que cette situation conforte notre vision protectionniste de l'Union européenne. Pour les Français, la transition écologique est une manière de devenir autarcique. Pour les Allemands, elle est l'occasion de commercer à l'international. Chacun répond avec ses propres réflexes aux mêmes défis. Nous devons prendre garde à nos réflexes. Ces deux réponses ne sont pas spontanément compatibles.
Pour autant, une communauté de droit n'a pas de raison d'être faible. Nous devons utiliser plus fermement les instruments de puissance à notre disposition - politique commerciale, politique de la concurrence, politique de règlementation. L'Europe n'aurait aucun intérêt à s'engager dans une politique commerciale du type de celle de Donald Trump ; elle doit rester appuyée sur la force du droit.
Il nous faut repenser l'articulation entre économique et géopolitique, certainement pas en soumettant le premier au second. Dans certaines circonstances, la géopolitique doit intervenir de manière explicite et « procéduralisée ». Une exception pour motifs géopolitiques doit pouvoir être invoquée lorsqu'une décision prise au nom de la concurrence pose question. La démarche doit être portée, par exemple, par un haut représentant de l'Union européenne. Il ne faut pas pour autant que chaque décision de politique de la concurrence soit contaminée par l'aspect géopolitique.
J'en termine avec la crise énergétique. La menace me semble sérieuse, car nous sommes partis dans des directions différentes. Français et Allemands peinent à s'accorder. Nous pensons que la volatilité des prix est dangereuse et que sa limitation est une priorité. Les Allemands entendent, eux, éviter de créer un système qui n'incite pas aux économies d'énergie. Les deux positions sont légitimes, mais un compromis est nécessaire pour que l'Union européenne ne se fracasse pas sur les réactions divergentes que suscite la crise énergétique.
M. Xavier Timbeau, directeur principal de l'Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE). - Merci Monsieur le Président. Je partage 99 % des propos de l'orateur précédent.
Depuis quinze ans, la construction européenne a été mise au défi de crises remettant en cause les diverses analyses ayant présidé à sa conception et sa mise en oeuvre. Elles obligent, d'une part, à faire évoluer le projet et, d'autre part, à admettre qu'il existe des risques à franchir les limites et à faire endosser au projet européen des choses pour lesquelles il n'a pas été conçu. Le risque est double : ne pas traiter les problèmes ou mal les traiter.
L'irruption de la dimension géopolitique est véritablement l'affaire de 2022. Elle est certainement plus profonde que ne l'a été la crise sanitaire, qui a permis de montrer que les instruments déployés après la crise de la zone euro en 2012 étaient opérationnels et fonctionnels ; que la solidarité des États européens autour des questions budgétaires ne posait aucun problème ; que le risque d'un « État voyou » qui accumulerait des déficits et abuserait de ses partenaires pour les pousser à le renflouer était une vision de l'esprit ; qu'il existait une vraie communauté de destins à faire vivre ; qu'il y avait moyen de donner corps assez simplement et rapidement à la solidarité européenne, tout en rencontrant l'assentiment des opinions publiques en Europe.
La question géopolitique est beaucoup plus profonde, car elle est plus en contradiction avec le projet européen, « enfant de la fin de l'histoire », de la fin de la Guerre froide, de l'effondrement de l'URSS. Nous pensions entrer dans un monde dans lequel un souverain invisible définirait des règles et dans lequel chacun respecterait et ferait respecter ces règles. Dans ce monde où les règles s'appliqueraient indifféremment à tous, nous serions traités à l'identique, quelle que soit notre nationalité. Nous pourrions imaginer la dissolution des grandes institutions. Dans ce monde-là, le projet européen serait un mode d'intégration dans lequel les éléments se mettent en commun autour de règles. Chaque État membre pourrait alors vivre son histoire. Dans cette Europe-là, la dispute entre la France et l'Allemagne, sans être résolue, disparaîtrait. Les Français pourraient rester attachés à l'idée de Nation, les Allemands pourraient être mercantilistes.
La crise géopolitique met à mal ces éléments. Selon moi, elle donne tort au modèle allemand qui, à cause de mauvais choix géopolitiques - dépendance énergétique à la Russie, dépendance au commerce et à ses clients chinois, américains ou russes -, est face à des contradictions difficilement gérables.
Au-delà de la guerre en Ukraine, la géopolitique actuelle est marquée par la fin du mandat de Donald Trump et par le fait que l'élection de Joe Biden n'ait pas changé grand-chose dans la position des États-Unis - d'autant que ni Donald Trump ni le « trumpisme » ne sont définitivement écartés de la scène géopolitique. Elle est aussi marquée par l'affirmation de la Chine, qui joue son jeu dans cet univers, expose ses intérêts et adopte un comportement qui, même infiniment moins irrationnel que celui de Vladimir Poutine, n'est pas non plus universaliste.
Ces tendances s'affirment. Nous devons accepter la mort de l'OMC, symptôme de la fin de l'idée même d'une construction participative qui donnait à chaque État le droit de co-définir les règles et modes d'application. Cette époque est dépassée. La possibilité de conflits - quelle que soit leur intensité - comme moyen de régler les rapports de puissance entre continents refait surface. Le projet européen apparaît démuni face à ces questions. Comment l'incarner et s'inscrire dans ce nouveau monde ? Le fédéralisme prôné par certains sera difficile à faire accepter. Nous pouvons plus vraisemblablement imaginer une forme de coopération entre États membres partageant des intérêts bien compris et co-exerçant leur souveraineté. La crise énergétique montre cependant que ce scénario ne sera pas simple à faire vivre. La France devra se garder de triompher, mais écouter, appuyer et trouver des compromis avec ses partenaires européens.
La géopolitique nous oblige à traiter nos divergences avec l'Allemagne. Nous ne pouvons plus l'aborder comme un sujet secondaire ou académique. Les divergences sont concrètes et visibles, lorsqu'il s'agit d'investir dans l'aéronautique ou de mettre en place des mesures répondant à la crise énergétique.
La proposition de la Commission européenne ne m'apparaît pas comme un recul - c'est peut-être le point de divergence que j'ai avec Jean Pisani-Ferry. Elle montre que nous pouvons avancer vers des compromis. Le blocage du prix du gaz demandé par la France me paraissait pertinent pour dire aux Russes : « Nous ne subirons pas le racket que vous voulez nous imposer. Nous ne financerons pas votre guerre. Nous pensons que vous manipulez le prix du gaz en jouant sur les quantités livrées, éventuellement en sabotant des gazoducs, en faisant des effets d'annonce, en coupant le gaz à certains pays... ». Les règles de l'Union européenne autorisent l'administration d'un prix s'il est manipulé - ou si nous soupçonnons sa manipulation.
Je pense aujourd'hui que le compromis de la Commission européenne est une meilleure réponse. La Commission ne souhaite pas figer le prix du gaz pour ne pas risquer un arrêt des livraisons en quantité à l'Europe. Effectivement, lorsque le prix est fixe, les quantités s'ajustent. Un rationnement quantitatif massif à l'échelle européenne serait véritablement problématique. Nous aurions tort de croire le contraire au motif que l'Algérie nous livrerait toujours. En outre, si nous fixons le prix à un bas niveau, les transporteurs de gaz liquéfié ne s'arrêteront plus en Europe et iront en Asie.
Le compromis européen propose donc d'acheter du gaz de manière commune pour imposer notre monopsone, négocier et sécuriser les approvisionnements. Nous nous autoriserons également à utiliser les stocks de manière stratégique, en en revendant lorsque les prix sont jugés trop élevés, pour alimenter le marché en gaz et réduire les prix. Implicitement, cette stratégie implique de déléguer la gestion des stocks à une émanation de l'Europe - dans laquelle chaque pays, bien sûr, sera représenté. Une voix commune est alors nécessaire. Nous devons aussi être prêts à réagir en cas d'hiver rigoureux et accepter de payer le gaz très cher si besoin. Il faut faire la part des choses entre cette guerre étrange que nous menons avec la Russie et ce que cela nous coûte économiquement et socialement.
L'approche de la Commission européenne peut paraître trop peu explicite et cacher des manques. Néanmoins, elle me semble supérieure à la proposition initiale française pour embarquer Allemands, Italiens, Néerlandais et avoir du poids. Le simple effet d'annonce peut peser dans notre dialogue avec la Russie, car il montre que la stratégie de Vladimir Poutine de diviser l'Europe ne fonctionne pas. Même si les compromis élaborés sont insatisfaisants par certains aspects, il est important de faire passer ce message, y compris vis-à-vis des États-Unis qui, en tant que producteurs de gaz, devraient échapper à un rationnement quantitatif et bénéficier d'un prix plus élevé. Nous devons montrer aux Américains que nous connaissons nos propres intérêts.
Je rejoins entièrement Jean Pisani-Ferry sur la transition environnementale. Il n'y a pas à discuter de la politique à mener. La transition énergétique est une somme incroyable de couches disparates et parfois contradictoires à mobiliser, articuler, expliquer, déployer, réévaluer. Les lois votées aujourd'hui ne sont qu'un aperçu du travail considérable qui sera le vôtre dans les prochaines années. Nous devons nous y préparer en essayant d'anticiper et de réduire au maximum la confusion.
Nous sommes confrontés à l'inflation et à une crise géopolitique - l'une étant partiellement liée à l'autre. La politique monétaire doit être crédible quant à sa capacité à lutter contre l'inflation. Il faut éviter aussi de rajouter de la récession à la récession et donc ne pas trop en faire. La politique monétaire doit surtout éviter tout risque de fragmentation en Europe et maintenir une cohérence géopolitique. Chaque État doit pouvoir garantir son financement à un taux acceptable sous peine d'être tenté de répondre aux sirènes de la Russie, de la Chine ou des États-Unis. Madame Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne (BCE), n'a pas toujours été claire sur ces aspects. En pratique, les instruments anti-fragmentations annoncés constituent des avancées importantes. Le projet européen se joue sur cette question de la cohérence européenne.
M. Charles Wyplosz, Professeur honoraire à l'Institut de Hautes Études Internationales et du Développement (IHEID) à Genève. - Je vous remercie à mon tour. Je suis ravi et honoré de participer, même à distance, à cette table ronde. Comme je suis macro-économiste, je parlerai essentiellement des questions d'intendance.
La situation actuelle se caractérise en Europe par un niveau général de dette publique élevé, alors même que nous avons un besoin très substantiel de dépenses publiques. La situation héritée du passé est en conflit avec le besoin qui se présente à nous. Lorsque les niveaux de dette publique sont aussi contraignants - l'Allemagne a annoncé une dette de 200 milliards d'euros -, ils constituent une source de fragilité. Alors que la BCE augmente ses taux, les pays endettés commencent à sentir le poids de leur endettement. C'est une source de fragilité.
Nous connaissons trois moyens de réduire les dettes. Le premier est l'inflation - sous certaines conditions -, mais ce mécanisme est rendu difficile par la sophistication et la protection partielle des marchés contre l'inflation. Les banques centrales des pays développés ne prendront aucun risque face à l'inflation. Le deuxième levier repose sur l'accumulation de surplus budgétaires. Cette approche vertueuse est notamment prônée par l'Allemagne. Rappelons qu'en France, le budget n'est pas à l'équilibre depuis 1973. L'idée d'accumuler des surplus successifs est irréaliste dans plusieurs pays, dont le nôtre. La troisième solution est de restructurer la dette. Cette intervention autoritaire consiste, en quelque sorte, à taxer les détenteurs de dette.
Les crises auxquelles nous avons été confrontés récemment ont été rappelées. La formule « cela ira mieux l'année prochaine » est un voeu, mais pas une promesse. Nous ne pouvons pas réduire la dette publique ainsi. Dès lors, la restructuration des dettes publiques devient l'unique moyen d'action. Ce sujet reste pourtant absolument tabou en Europe.
La dette publique représente 140 % du PIB aux États-Unis et 250 % au Japon. Pourtant, aucune inquiétude financière ne pèse sur ces pays - quoique la Grande-Bretagne ait montré les risques que pouvaient entraîner des erreurs grossières. La situation est différente en Europe, car la BCE n'est pas automatiquement prête à soutenir les dettes publiques. Des progrès considérables ont été réalisés en 2012, mais une fragilité demeure dans la zone euro, les États de la zone euro ne pouvant pas s'appuyer sur une banque centrale nationale disposée à les soutenir en cas de problème.
La situation est difficile et dangereuse. Dans aucun pays, la discussion n'a été portée sur la seule manière de résoudre cet endettement excessif : la restructuration de la dette.
J'identifie cinq types de dépenses nouvelles. Les premières ont trait au changement climatique. Le rapport de Jean Pisani-Ferry l'indique clairement : la transition ne sera pas gratuite. Pour des raisons politiques - je pense notamment aux Gilets jaunes -, peu de pays envisagent d'instaurer une taxe carbone, mesure pourtant simple et de nature à résoudre la quasi-totalité des problèmes. Nous nous orientons donc plutôt vers des mécanismes de subventions très coûteux, très peu efficaces qu'il nous faudra financer. J'espère néanmoins que nous parviendrons à une taxe carbone car le mécanisme d'ajustement aux frontières s'inscrit dans cette logique. Il est indispensable. Nos conflits avec les États-Unis et les pays en développement ne sont pas sérieux car ils devront y venir aussi - les États-Unis entrent dans un mécanisme de subventions très protectionniste via la loi sur la réduction de l'inflation. Notre main ne doit pas trembler sur ces sujets.
La crise énergétique constitue le deuxième volet de dépenses nouvelles. Elle peut être bénéfique pour lutter contre le changement climatique. Les effets sur les citoyens sont déjà profonds, ces derniers acceptant mieux le coût de leurs efforts pour lutter contre le changement climatique. Les autorités publiques devront mettre en place des mesures plus ciblées pour protéger les ménages les plus fragiles. Il est incroyable que nous n'ayons pas encore pris cette direction.
Le troisième axe de dépense porte sur la santé. La crise sanitaire a montré que nos systèmes de santé n'étaient pas au point. Des dépenses importantes seront nécessaires pour les mettre à niveau.
Compte tenu du vieillissement de la population, les retraites constitueront la quatrième source de dépenses si nous n'y prenons pas garde.
Enfin, depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, nous comprenons que les dépenses de défense nationale devront augmenter.
La réduction des dettes suppose de réduire les déficits publics, et donc une partie des dépenses non-essentielles. Nous en avons été incapables jusqu'à présent. Les dépenses nouvelles devront être supportées d'une manière ou d'une autre. Nous ne percevons pas la gravité de ces difficultés de bouclage.
Le programme européen de reprise « NextGenerationEU » est une divine surprise pour le budget européen qui, pour la première fois, est construit dans une logique pratique et ponctuelle et comprend de véritables ressources ainsi qu'un mécanisme de distribution de ces ressources. Il devra faire ses preuves malgré sa complexité et sa bureaucratie. En cas d'échec, certains manifesteront leur hostilité. Surtout, rappelons que le programme n'est pas encore entièrement financé et qu'il reste, au-delà de l'artifice comptable, la dette des pays membres. Un problème se pose sur la construction de l'opération, qui reste néanmoins une innovation historique. Même s'il est annoncé comme unique, personne en Europe ne doute que le programme puisse être répliqué en cas de succès. Un mécanisme similaire me semble possible et souhaitable pour financer la transition climatique. Tous les pays vont faire face aux mêmes problèmes, mais tous n'ont pas les moyens d'enclencher les politiques adéquates.
Plusieurs conditions sont nécessaires pour qu'un programme commun soit acceptable. La différence de vue entre la France et l'Allemagne sur un budget commun est majeure. Plus largement, les divergences opposent les pays du Nord - qui ont été relativement vertueux et disposent de marges de manoeuvre budgétaires - et les pays du Sud, les premiers suspectant les seconds de vouloir « mettre la main dans leur poche ». Cette vision n'est pas complètement erronée.
Le nouveau pacte de stabilité proposé par la Commission emporte plusieurs progrès notables, dont la volonté de regarder la dette sur une longue période plutôt qu'annuellement. Plusieurs d'entre nous défendaient cette idée depuis longtemps. Néanmoins, le projet comprend quelques « trous ». La Commission assure que les pays sont propriétaires de ce nouveau pacte. Il est pourtant clair que tout sera contrôlé par Bruxelles. Les pays membres auront peu à dire pour défendre ce qu'ils pensent être dans leur intérêt.
Cette proposition de réforme, comme toujours, est un mélange de bien et de moins bien.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie. Je vous propose de répondre aux questions de nos collègues.
M. Franck Montaugé. - L'intensité du changement climatique que subiront les générations futures dépendra des sacrifices auxquels nous consentirons. Jusqu'où aller pour renforcer la prise en compte des impacts à long terme de nos actions et de leur soutenabilité ? Comment donner du poids au long terme sans sacrifier le court terme ? Quelle est votre position par exemple sur la proposition de Monsieur Christian Gollier relative au taux d'actualisation à intégrer dans les modèles de décision des acteurs ? Si nous considérons l'actualisation et le coût du carbone comme des indicateurs de pilotage de l'action, comment les faire adopter par les parties prenantes ? En légiférant ?
Mme Laurence Harribey. - M. Pisani-Ferry, vous évoquez un triptyque : succession des crises, irruption de la géopolitique, montée des préoccupations climatiques. Aucun de vous ne mentionne l'émergence de l'économie numérique. La percevez-vous comme un épiphénomène ou est-elle incluse dans l'un des trois enjeux précités ?
Vos propositions pour le gaz rejoignent ce qui a été mis en place au niveau européen pour l'achat de médicaments pendant la pandémie. Cela ne légitime-t-il pas l'Union européenne des règles évoquée par Jean Pisani-Ferry ? Cette position démontre-t-elle la capacité d'intervention de l'Union européenne pour faire face à ces nouveaux enjeux ?
M. Pierre Ouzoulias. - Je souhaite apporter la contribution fort modeste d'un historien. Pendant longtemps, les civilisations se sont contentées de la force humaine, animale, de celle du vent et de celle de l'eau - ce que nous appelons aujourd'hui les énergies renouvelables. La rupture intervient au XVIIIe siècle avec la révolution industrielle et l'émergence de nouvelles formes d'énergie - charbon, pétrole, gaz - dont nous allons devoir sortir. Finalement, il ne s'agissait que d'une parenthèse de trois siècles. Pendant dix-sept siècles, l'Occident a connu une croissance très modeste. La fermeture de cette parenthèse énergétique ne va-t-elle pas nous ramener à renouer avec ce rythme de croissance plus modeste ? Comment nos sociétés peuvent-elles s'y adapter ?
M. Serge Mérillou. - Les crises auxquelles est confrontée l'Europe ne constituent-elles pas une opportunité de créer un choc et enfin déployer des réformes structurantes ? N'est-ce pas l'occasion de redonner aux puissances publiques le poids que le marché a progressivement confisqué ? Les guerres sont toujours malheureuses, mais elles permettent de dessiner un nouveau paysage.
M. Didier Marie. - La situation géopolitique relance les débats sur l'élargissement de l'Union européenne vers l'Est. Dans vos démonstrations, vous soulignez les difficultés rencontrées pour mettre d'accord tous les partenaires européens. Vous paraît-il nécessaire de réviser les traités et les modalités de fonctionnement et de décision de l'Union européenne ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - M. Pisani-Ferry, dans votre note « L'action climatique : un enjeu macroéconomique », vous proposez des pistes d'adaptation de l'économie française à l'objectif de neutralité carbone. Vous estimez que les investissements supplémentaires représenteraient 2,5 points de PIB en 2030, soit 70 milliards d'euros. En plus de ce coût, l'État devra aider les ménages et les entreprises. Vous soulignez très justement : « Il y a beaucoup de mauvaises raisons de s'endetter, mais le climat n'en fait pas partie ». Les investissements nécessaires pour la transition climatique seront-ils compatibles avec le cadre budgétaire européen ?
M. Daniel Gremillet. - Pensez-vous que l'Europe a un peu disparu de la scène internationale en raison de son faible taux de croissance ?
M. Jean Pisani-Ferry. - Je me concentrerai sur les questions relatives à la transition climatique.
La note que j'ai publiée et que vous avez évoquée a un caractère très préliminaire. Le travail n'est pas terminé mais il me semblait important de mettre certains éléments en débat dès à présent. Il s'agit notamment de faire valoir, comme mentionné par Charles Wyplosz, que nous pouvons éviter certains coûts de cette transition grâce à une approche économique. Ainsi, le coût à la tonne de carbone évitée est sept fois supérieur pour passer un logement de la classe énergétique C à la classe B qu'il ne l'est pour passer de la classe G à la classe B. La dispersion des coûts d'abattement est considérable. Les décisions publiques doivent connaître ces évaluations.
Les politiques climatiques ne sont pas crédibles, notamment du fait des engagements internationaux. Lorsque la France renonce par deux fois à la tarification du carbone et n'atteint pas ses objectifs de renouvelables pour 2020 - elle est le seul pays de l'Union européenne dans cette situation -, elle n'est pas crédible. Tenir l'objectif 2030, sachant que le nucléaire ne sera pas opérationnel à cette échéance, constitue un immense défi. Une politique qui n'est pas crédible suscite une attitude d'attente et n'est donc pas efficace.
Les économistes s'accordent sur la nécessité de donner du poids au bien-être des générations futures dans l'actualisation. Il y a une quinzaine d'années, certains estimaient que les techniques d'actualisation usuelles devaient être utilisées tandis que d'autres soutenaient la nécessité d'un taux d'actualisation bas. Le débat a progressé dans cette direction.
En ce qui concerne la croissance très modeste, le débat est fort entre Jean-Marc Jancovici, qui considère que notre productivité provient de l'énergie fossile et en dépend, et Philippe Aghion, qui estime que l'énergie fossile nous a détournés de techniques de production d'énergie renouvelable potentiellement plus efficaces qui offrent une possibilité de substitution. La chute du prix des batteries, du solaire et des éoliennes est impressionnante ; elle donne du crédit à cette vision.
Je ne crois pas que le contexte actuel offre l'opportunité de reprendre ce que nous avons laissé au marché. Nous avons cherché un équilibre différent entre initiative privée et cadrage public. Le capitalisme vert est une innovation nécessaire que nous devons canaliser et orienter pour investir dans le futur.
Les 2,5 points de PIB évoqués dans la note correspondent au montant total des investissements. Nous n'apportons pas encore de réponse sur la part publique dans ce total, mais elle se situe vraisemblablement entre 0,5 et 1 point.
M. Xavier Timbeau. - Le poids sur la scène internationale ne dépend pas des taux de croissance. Ces taux ne constituent pas non plus un objectif en soi. La place de l'Europe dans le monde dépendra de son niveau de richesse. L'enjeu existe : il s'agit de préserver notre niveau de vie. Dans l'histoire de l'Europe, nous avons connu des périodes de baisse du niveau de vie - à la chute de l'Empire romain, par exemple. C'est le risque auquel nous faisons face aujourd'hui.
Le coût des conséquences du changement climatique sera bien supérieur à tout ce que nous pouvons investir pour l'empêcher. Évidemment, nous ne devons pas être seuls à investir, sous peine de supporter les coûts de l'atténuation et ceux du changement.
Les chocs peuvent avoir des vertus, mais ils peuvent aussi provoquer des effondrements. Un équilibre subtil doit être trouvé entre l'ampleur des chocs et la capacité à en faire des opportunités. Une crise peut nous conduire à modifier notre univers mental pour imaginer une solution qui paraissait inenvisageable. Pour autant, le risque existe d'un effondrement rapide de l'Union européenne face à un choc trop violent pour être absorbé.
La position européenne sur le gaz présente des similarités avec les commandes de médicaments pendant la crise sanitaire, mais il n'est pas question d'État de droit ou de règles : il s'agit d'accepter la puissance de l'Union européenne, par exemple lorsqu'un commissaire européen appelle un fabricant de vaccins et met en avant les rétorsions auxquelles celui-ci s'expose s'il ne respecte pas la parole donnée. L'Europe doit faire jouer cette puissance. Il est néanmoins difficile de théoriser a priori son exercice.
M. Charles Wyplosz. - Les réponses que je voulais apporter ont été en partie données.
Pendant la crise Covid, les pays européens ont été globalement en retard dans la réception de médicaments. Les commandes communes n'ont pas été un franc succès, en raison certainement du manque d'expérience de la Commission, mais surtout de dissensions.
Effectivement, l'humanité a relativement peu progressé jusqu'à la révolution industrielle. Le monde n'a jamais changé aussi rapidement que depuis cette période. La croissance a été importante.
Il n'est pas question de se passer d'énergies pour lutter contre le changement climatique, mais de développer des sources alternatives. Les capacités d'innovation sont incroyables lorsque l'humanité en a les moyens. Nous trouverons les solutions. Les avancées prennent toutefois du temps. Nous devons prendre urgemment des décisions structurelles, mais nous ne devons pas vouloir atteindre tous les résultats l'année prochaine ou d'ici 2030.
La connexion avec Charles Wyplosz est interrompue.
Mme Sophie Primas. - Malheureusement, Charles Wyplosz ne pourra pas entendre nos remerciements. Merci beaucoup pour ces éclaircissements. Nous reviendrons vers vous et lirons avec attention vos travaux. Nous légiférons beaucoup, dans l'urgence, pour les vingt, trente, quarante prochaines années. Parfois, nous aimerions nous poser cinq minutes sur la branche pour observer le paysage.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 heures.
Jeudi 17 novembre 2022
La réunion est ouverte à 08 h 35.
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
Budget de l'Union européenne - Le cadre financier pluriannuel de l'UE au défi de la guerre en Ukraine - Communication
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous nous réunissons ce matin pour entendre une communication de notre collègue Patrice Joly sur les questions budgétaires. Alors qu'elle était en proie à la pandémie de Covid-19, l'Union européenne est parvenue en juillet 2020 à s'accorder sur un cadre budgétaire pour la période 2021-2027. L'accord intervenu alors au Conseil européen était double : il portait à la fois sur un cadre financier pluriannuel (CFP), d'un montant de 1074,3 milliards d'euros pour ces sept années, et sur un instrument spécifique, NextGenerationEU, doté de 750 milliards d'euros, soit l'équivalent des trois quarts du cadre financier, et destiné à financer la relance post-pandémie. Cet instrument est prévu pour être mobilisé grosso modo à moitié sous forme de subventions, et à moitié sous forme de prêts, et les crédits engagés à ce titre doivent l'être avant la fin 2023. Un emprunt mutualisé a été levé l'an dernier pour financer cet instrument, et son remboursement doit débuter en 2028.
Ce double dispositif est donc désormais en cours de déploiement depuis l'an dernier. Mais dès le mois de février, la guerre en Ukraine est venue bouleverser la donne, à la fois parce qu'elle implique de nouveaux besoins de financement en appui à l'Ukraine et parce que les sanctions décidées en représailles contre la Russie alimentent la flambée des prix de l'énergie, nullement anticipée dans les prévisions d'inflation sous-jacentes au CFP.
Ce changement de contexte financier méritait d'être analysé et je remercie notre collègue Patrice Joly de s'y être attelé pour notre commission. Il nous présente aujourd'hui le fruit de son travail, jour particulièrement opportun puisque c'est aussi celui où le Sénat démarre l'examen du projet de loi de finances et doit ce soir se prononcer sur la contribution française au budget de l'Union européenne.
M. Patrice Joly - Monsieur le Président, mes chers collègues, alors que nous examinerons cet après-midi en séance publique le prélèvement sur recettes au profit de l'Union européenne, j'ai souhaité vous faire un point sur la mise en oeuvre du cadre financier pluriannuel 2021-2027, qui est en effet percuté par la guerre en Ukraine de deux manières : d'une part, en raison des dépenses nouvelles occasionnées par cette guerre, d'autre part, en raison de l'inflation désormais très élevée, qui ampute les moyens consacrés aux politiques publiques, tels qu'ils avaient été envisagés à l'origine.
Pour préparer cette communication, j'ai auditionné des représentants de la direction du budget du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle numérique, du Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), de la direction générale du budget de la Commission européenne, ainsi que notre collègue députée européenne française, Valérie Hayer, qui est la rapporteure du Parlement européen sur les ressources propres.
Dans une résolution sur la proposition de révision du cadre financier pluriannuel présentée en 2021, adoptée le 13 septembre dernier, le Parlement européen « souligne les crises et les défis multiples auxquels l'Union doit faire face, notamment la guerre en Ukraine et ses répercussions ainsi que les besoins de financement considérables qu'elle a créés ». Il « invite par conséquent la Commission à réaliser un examen approfondi du fonctionnement du CFP actuel et à présenter dans les meilleurs délais et au plus tard au premier trimestre 2023 une proposition législative en vue de la révision complète du CFP ».
De fait, le réexamen du CFP figure au programme de travail de la Commission pour 2023, même si les services de la Commission refusent à ce stade d'évoquer une révision formelle. Ils parlent plutôt d'un simple réajustement du cadre financier.
Mais en milieu de semaine dernière, la Commission a présenté une proposition de révision ciblée du CFP pour faire face aux nouvelles dépenses liées à la guerre en Ukraine, comme il vient d'être rappelé. Au début de cette semaine, dans la nuit de lundi à mardi, le Conseil et le Parlement européen viennent de trouver un accord sur le budget 2023 de l'Union, après des semaines de négociations rugueuses.
Dans son projet de budget initial pour 2023, la Commission proposait de fixer le montant total des engagements à 185,59 milliards d'euros et celui des paiements à 166,27 milliards d'euros. De manière assez classique, le Conseil voulait réduire ces montants tandis que le Parlement européen voulait les augmenter. En octobre, la Commission avait présenté une lettre rectificative au projet de budget, fixant un montant de crédits majoré.
C'est sur cette nouvelle base qu'un accord a pu être trouvé en trilogue. Au total, le montant des engagements est fixé à 186,6 milliards d'euros, en hausse de 1,1 % par rapport au budget 2022. Une marge de 0,4 milliard d'euros a été maintenue disponible sous les plafonds de dépenses du cadre financier pluriannuel pour la période 2021-2027, afin de permettre à l'Union de répondre à des besoins imprévus. Le total des paiements s'élève à 168,6 milliards d'euros, ce qui correspond à une hausse de 1 % par rapport à 2022. Le montant du budget est donc majoré d'un milliard d'euros en crédits d'engagement et de 2,3 milliards d'euros en crédits de paiement par rapport aux propositions initiales de la Commission européenne.
Le budget doit maintenant être adopté par le Conseil à la majorité qualifiée, puis par le Parlement européen. D'après les éléments qui m'ont été communiqués par le SGAE, cette réévaluation du montant du budget 2023 devrait conduire à majorer le prélèvement sur recettes inscrit en projet de loi de finances d'environ 408 millions d'euros, ce qui n'est pas négligeable. D'après les échanges que j'ai eus avec la direction du budget hier soir, le gouvernement devrait présenter tout à l'heure un amendement en ce sens.
Cette communication intervient ainsi à un moment charnière et je voudrais évoquer plus particulièrement quatre points :
- les conditions de déploiement du cadre financier pluriannuel et de l'instrument de relance NextGenerationEU ;
- les dépenses nouvelles liées au soutien à l'Ukraine ;
- l'impact de l'inflation ;
- et enfin, les négociations sur les ressources propres.
Sur le premier point concernant les conditions de déploiement du cadre financier pluriannuel et de l'instrument de relance NextGenerationEU, je voudrais tout d'abord évoquer brièvement les points qui me semblent essentiels.
Tout d'abord, sur le CFP de base, comme lors du début de chaque grand cycle budgétaire, certaines politiques ont tardé à se mettre en place. C'est notamment le cas pour la politique de cohésion ou encore le programme Horizon Europe. La Commission européenne considère ainsi que ces politiques vont monter en puissance plus fortement au cours du temps restant du CFP.
En revanche, les personnes auditionnées ont souligné la rapidité avec laquelle s'est déployé l'instrument de relance NextGenerationEU, et en particulier le coeur que constitue la Facilité pour la reprise et la résilience, qui supposait la validation des plans nationaux présentés par les Etats membres.
Trois Etats membres ont tardé à voir leurs plans validés : les Pays-Bas, pour des raisons de politique intérieure liées au cycle électoral, ainsi que la Pologne et la Hongrie, pour des motifs liés à l'Etat de droit. Si le plan polonais est aujourd'hui validé, les décaissements n'auront lieu que si les réformes promises en matière d'Etat de droit sont bien suivies d'effet.
Quant à la Hongrie, qui est aujourd'hui le seul Etat membre dont le plan n'est pas validé, elle s'est engagée à mener à bien des réformes qui pourraient permettre la validation de son plan lors du Conseil Ecofin du 6 décembre prochain.
Il m'a été indiqué que ces retards n'auraient pas un impact macroéconomique majeur sur la reprise de l'ensemble de l'Union européenne.
La France, pour sa part, a été l'un des premiers Etats membres à voir son plan validé et à recevoir des fonds. Au total, la France devrait recevoir, sous réserve des procédures de suivi de la Commission, 38 milliards d'euros de subventions qui viendront rembourser une partie du plan national de 100 milliards d'euros (France Relance).
Le volet « subventions » de NextGenerationEU a bien fonctionné. En revanche, le recours aux prêts, dont le montant avait été majoré à l'initiative des Etats frugaux, a été beaucoup plus limité. Seuls sept Etats y ont eu recours et trois seulement - l'Italie, la Grèce et la Roumanie - ont utilisé la totalité de leur enveloppe disponible. Selon les données de la Commission, environ 166 milliards d'euros d'engagements auraient été accordés et 44 milliards d'euros auraient été décaissés. Au total, une enveloppe de près de 220 milliards d'euros resterait disponible.
J'ai obtenu des réponses divergentes de la part des différents services que j'ai interrogés sur le recours possible à cette enveloppe disponible.
Du fait de la guerre en Ukraine, la Commission a proposé de modifier le règlement concernant la Facilité pour la reprise et la résilience afin de permettre de recourir à ces prêts pour financer des projets au titre du plan RepowerEU qu'elle a lancé en mai pour mettre fin à la dépendance de l'Union à l'égard des combustibles fossiles russes et lutter contre le changement climatique. La Commission est convaincue que l'enveloppe sera presque entièrement consommée avant la date limitée fixée à août 2023. La direction du budget française est très circonspecte. Le SGAE avait une position médiane, considérant que le resserrement des conditions de crédit par la Banque centrale européenne (BCE) et la croissance des écarts de taux -spreads- pouvait inciter certains Etats membres à recourir aux enveloppes de prêt.
Je voudrais maintenant évoquer plus en détail les dépenses nouvelles liées au soutien à la guerre en Ukraine.
À la suite du déclenchement de la guerre lancée par la Fédération de Russie, l'Union européenne s'est largement mobilisée en faveur de l'Ukraine, en complément des actions propres menées par les Etats membres. Je ne serai pas exhaustif mais veux souligner quelques éléments importants.
Outre des soutiens à la protection des enfants et en matière de protection civile, le soutien à la gestion des frontières ou encore des mesures fortes de libéralisation temporaire des échanges commerciaux et des concessions commerciales, l'Union a ainsi alloué 485 millions d'euros d'aide humanitaire à l'Ukraine, pour aider les civils touchés par la guerre, et 38 millions d'euros à la Moldavie. Selon les données publiées par le Conseil, les États membres ont par ailleurs mobilisé près de 957 millions d'euros au titre de l'aide humanitaire.
Des moyens conséquents ont également été déployés pour accompagner l'accueil de réfugiés ukrainiens, en utilisant toutes les flexibilités permises par le cadre financier pluriannuel et en étendant les possibilités de transfert entre programmes.
Environ 17 milliards d'euros ont ainsi été identifiés comme pouvant être réaffectés au profit de l'accueil des réfugiés ukrainiens : 7 milliards d'euros correspondant à des fonds non utilisés de la politique de cohésion au cours de la période 2014-2020, ainsi que près de 10 milliards d'euros affectés au programme REACT-EU, créé après la pandémie pour soutenir la reprise en faveur de la cohésion et des territoires de l'Europe. S'y ajoute un préfinancement supplémentaire de 3,5 milliards d'euros, qui a été approuvé afin d'offrir une aide immédiate aux États membres pour mener à bien des projets en ce domaine.
En outre, des fonds non utilisés de la période 2014-2020 au titre du fonds « Affaires intérieures » ont également été réalloués, dans la limite de 420 millions d'euros.
La Facilité européenne pour la paix a été largement mobilisée afin de soutenir les capacités et la résilience des forces armées ukrainiennes. Six tranches de soutien ont ainsi été décidées depuis le début de la guerre, portant sur un soutien total de 3,1 milliards d'euros.
Une mission visant à contribuer au renforcement des capacités militaires des forces armées ukrainiennes, la mission EUAM Ukraine, vient par ailleurs d'être lancée avant-hier, le 15 novembre. Le Conseil précise dans un communiqué que la durée initiale du mandat de la mission, à caractère non exécutif, sera de deux ans, le montant de référence pour les coûts communs pour cette période s'élevant à 106,7 millions d'euros.
J'ajoute que sur le plan militaire, l'Union entend également mettre en place de nouveaux programmes au profit des Etats membres, qui n'étaient pas prévus dans le cadre financier pluriannuel initial, comme le programme d'acquisition conjoint destiné à renforcer les capacités de défense.
Mais sur le plan financier, le soutien le plus important, c'est l'assistance macro-financière accordée à l'Ukraine, qui nécessite désormais une modification ciblée du cadre financier pluriannuel.
Dès le début de la guerre en Ukraine, l'Union européenne a accordé une aide macrofinancière, sous forme de prêts, à hauteur de 1,2 milliard d'euros, somme décaissée en deux temps, en mars puis en mai.
Puis, dans sa communication du 18 mai 2022 sur l'aide immédiate et l'aide à la reconstruction de l'Ukraine, approuvée par le Conseil européen en juin, la Commission européenne a proposé d'accorder à l'Ukraine une aide macrofinancière exceptionnelle d'un montant maximal de 9 milliards d'euros.
La première tranche de cette aide, à hauteur d'un milliard d'euros, a été approuvée par le Parlement européen et le Conseil le 12 juillet 2022. Une deuxième tranche d'assistance macrofinancière exceptionnelle de 5 milliards d'euros, sous la forme de prêts, a ensuite été accordée, portant le volume d'assistance à 7,2 milliards d'euros au total sur l'année 2022.
Compte tenu du risque élevé que comportent les expositions financières envers l'Ukraine, les moyens budgétaires prévus en cas de défaillance du remboursement de ces prêts supplémentaires ont été réévalués.
Une couverture budgétaire de 70 % est ainsi jugée nécessaire pour protéger le budget de l'Union contre les imprévus. Or le montant de couverture prévu par le cadre financier pluriannuel est limité à 9 % pour l'action extérieure, ce qui implique de recourir à une garantie complémentaire de la part des États membres, pour le nouveau prêt de 5 milliards d'euros ainsi que pour celui d'un milliard d'euros décaissé au mois d'août.
L'exposé des motifs de la proposition de décision présentée par la Commission sur ce sujet précise que « les possibilités de mobiliser des ressources budgétaires pour ce provisionnement supplémentaire en sus des 9 % prévus par les plafonds actuels du CFP sont limitées. Il est nécessaire de recourir à des garanties par les États membres pour que de nouveaux prêts AMF puissent être accordés à l'Ukraine d'une manière saine sur le plan budgétaire, qui ne perturbe pas la mise en oeuvre du CFP 2021-2027 ».
Les États membres fourniront des garanties à hauteur de 61 % supplémentaires de la valeur des 6 milliards d'euros de prêts proposés. Il n'y aura pas d'impact budgétaire immédiat, mais de fait, il peut y avoir un risque pour les budgets nationaux à terme.
Le solde de l'assistance macrofinancière exceptionnelle, soit un montant maximal de 3 milliards d'euros, devait ensuite être accordé dès que possible. Il va, en pratique, être englobé dans un nouvel instrument présenté par la Commission européenne, la semaine dernière, le 9 novembre. Compte tenu de son ampleur, il va cette fois nécessiter une modification ciblée du cadre financier pluriannuel.
Ce nouveau dispositif va faire l'objet d'un examen express, puisque l'objectif est que le Parlement européen fasse connaître sa position d'ici fin novembre et que le Conseil Ecofin l'adopte le 6 décembre, pour qu'il entre en vigueur début 2023.
L'assistance macrofinancière apportée à l'Ukraine dans le cadre de ce nouveau paquet représenterait 18 milliards d'euros pour l'année 2023, soit environ la moitié des besoins de financement de l'Ukraine. Les versements seraient partagés en tranches successives dont le déboursement devrait être conditionné à des mesures de politique économique et de transparence spécifiques. Les prêts accordés auraient une maturité longue et seraient concessionnels.
Pour financer cette assistance macrofinancière, la Commission prévoit d'emprunter sur les marchés financiers. Or cela nécessite une modification du cadre financier pluriannuel afin de permettre à la Commission de garantir ces prêts au profit de l'Ukraine sur la marge prévue sous le plafond des ressources propres.
Par ailleurs, les États membres seront également mis à contribution de deux manières : d'une part, par le biais des garanties liées au nouveau taux de couverture prévu pour les soutiens financiers à l'Ukraine ; d'autre part, dans la mesure où ce sont eux qui prendront en charge les intérêts des prêts accordés à l'Ukraine, par le biais de ressources externes affectées.
Le SGAE m'a indiqué que les conséquences de ce nouveau dispositif n'apparaîtraient pas en projet de loi de finances pour 2023, car il n'y aura pas d'impact budgétaire cette année, mais qu'elles seraient inscrites dans le projet de loi de finances pour 2024.
Ces différentes aides à l'Ukraine ont donc un impact direct tant sur le cadre financier pluriannuel, qui doit faire l'objet d'adaptations ciblées, que sur les finances publiques nationales.
Dans ce contexte, une révision du CFP paraît évidente, et sa nécessité est également amplifiée par l'impact de l'inflation sur la mise en oeuvre des programmes de l'Union européenne. Comme le rappelait le président Rapin dans son propos introductif, le règlement prévoit qu'un déflateur de 2% s'applique pour calculer l'évolution des dépenses et le passage des euros constants aux euros courants. Comme me l'ont fait observer les services de la Commission européenne, ce système, calé sur l'objectif d'inflation à moyen terme de la BCE, a été conçu pour donner de la visibilité aux acteurs et s'est révélé très favorable dans un contexte d'inflation basse ou nulle.
Mais aujourd'hui, l'inflation est très élevée, Eurostat l'évaluant à 10,7 % en octobre 2022. Si cette inflation devait perdurer, il est clair que l'impact réel des dépenses inscrites au cadre financier pluriannuel serait nettement moindre qu'attendu. Le think tank Farm Europe évoque un rétrécissement possible de 85 milliards d'euros des dépenses relevant de la politique agricole commune (PAC) sur la période 2021-2027, soit une réduction d'environ 34 % du soutien budgétaire réel au titre de l'année 2027, par rapport à l'année 2020.
Les personnes que j'ai auditionnées ont refusé d'entrer dans le détail de cette étude, arguant qu'elles n'avaient pu réaliser de contre-expertise. Elles m'ont fait valoir que tout dépendrait in fine du niveau futur d'inflation. Il est clair néanmoins que l'impact de l'inflation sur l'ensemble des politiques européennes est très significatif.
Dans son programme de travail pour l'année 2023, la Commission européenne met la question du réexamen du CFP à l'ordre du jour. Elle précise que « le réexamen à mi-parcours du cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027, auquel il sera procédé en 2023, permettra de déterminer si le budget actuel de l'UE continue de fournir les moyens nécessaires pour faire face ensemble à des défis communs ».
Les services de la Commission n'évoquent officiellement qu'un réexamen et non une révision du CFP, même si les commissaires européens évoquent au Parlement européen un réexamen « ambitieux ». Le Parlement européen réclame pour sa part une révision de fond, débouchant sur une hausse des budgets. Notre collègue députée européenne Valérie Hayer me l'a confirmé hier et m'a indiqué qu'il devrait adopter une position politique en ce sens courant décembre.
Ce réexamen, qui pourrait déboucher sur une révision du CFP, inquiète la France à un double titre, en tant qu'Etat contributeur net :
- d'une part, la question du déflateur pourrait être évoquée à l'occasion de ce réexamen. Or mécaniquement, une réévaluation du déflateur pousserait la contribution nationale à la hausse. La direction du budget nous a fait part à cet égard de son hostilité à un ajustement du déflateur, en soulignant qu'il n'avait pas été ajusté lorsqu'il était trop favorable ;
- d'autre part, et peut-être de manière encore plus fondamentale, on sent poindre une crainte que les politiques traditionnelles, à commencer par la PAC, ne soient plus jugées aussi prioritaires au regard des nouveaux défis à relever.
La question s'était déjà posée lors de la négociation générale sur le CFP, mais elle pourrait revenir en force. En tout état de cause, l'unanimité est requise pour toute modification du CFP.
Pour le Parlement européen, l'issue est d'introduire de nouvelles ressources propres, non seulement pour rembourser l'emprunt NextGenerationEU, mais aussi pour financer des dépenses nouvelles.
Cette perspective de mise en place de nouvelles ressources propres, qui faisait partie de l'accord interinstitutionnel conclu au moment de l'adoption du CFP, pourrait aider à avancer. Je rappelle qu'une première « nouvelle ressource propre » a été introduite à compter du 1er janvier 2021, sous la forme d'une contribution fondée sur les déchets plastiques non recyclés, dont la France est l'un des premiers contributeurs.
Puis la Commission a présenté, le 22 décembre 2021, une proposition de panier de trois nouvelles ressources propres, dont deux liées aux négociations en cours sur le paquet « Ajustement à l'objectif 55 » :
- premièrement, une part des recettes liées à l'extension du marché carbone européen. Cette recette était initialement censée s'appliquer à compter du 1er janvier 2023, pour un montant évalué à 12 milliards par an en moyenne sur la période 2026-2030. Son rendement serait finalement aujourd'hui plus proche de 10 milliards, compte tenu des négociations en cours ;
- deuxièmement, des recettes liées à la mise en place d'un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, pour un rendement initialement évalué à environ 1 milliard d'euros par an en moyenne sur la période 2026-2030 ;
- troisièmement, des recettes liées à l'instauration d'un impôt mondial sur les sociétés multinationales, dans le cadre des négociations en cours à l'OCDE, la Commission estimant que le rendement de cet impôt pourrait représenter entre 2,5 et 4 milliards d'euros par an.
Or, les discussions dans le cadre de l'OCDE ont pris du retard, tandis que les négociations en cours sur le paquet « Ajustement à l'objectif 55 » s'avèrent compliquées, la mise en place des deux mesures de ressources envisagées, en particulier celle sur l'extension du marché carbone, étant étroitement liée par ailleurs au dimensionnement du fonds social sur le climat et à ses modalités de financement : alors que la Commission envisageait d'inscrire ce fonds dans le CFP, le Conseil préfère l'alimenter par des recettes affectées externes, pour éviter d'avoir à modifier le cadre financier pluriannuel.
En tout de état de cause, les auditions auxquelles j'ai procédé laissent penser que le rendement de ces recettes serait moindre qu'initialement envisagé. Mais au-delà, j'ai senti les craintes sur la capacité à aboutir dans ce dossier. La présidence tchèque du Conseil de l'Union européenne devrait rendre un rapport de progrès et la présidence suédoise, surtout après les élections, n'apparaît pas comme étant la plus volontariste pour aboutir en la matière. Les personnes auditionnées font bien la distinction entre l'aboutissement des négociations sur le calibrage de ces recettes, d'une part, et le fait de décider ensuite de les considérer en tout ou partie comme des ressources propres, d'autre part.
Dans son programme de travail pour 2023, la Commission indique qu'elle présentera l'an prochain une proposition relative à un deuxième panier de nouvelles ressources propres, en s'appuyant notamment sur la proposition relative à un corpus unique de règles fiscales pour les entreprises en Europe (BEFIT).
L'accord interinstitutionnel de décembre 2020 évoquait la nécessité pour la Commission de présenter des propositions de nouvelles ressources propres additionnelles, qui pourraient inclure une taxe sur les transactions financières, une contribution financière liée au secteur des entreprises ou une nouvelle assiette commune pour l'impôt sur les sociétés.
Selon la Commission, ces mesures « garantiront des types de recettes plus diversifiés et plus résilients » et elles permettront d'éviter de procéder à des coupes indues dans les programmes de l'Union ou d'augmenter les contributions des États membres de manière excessive en vue du remboursement du volet «subventions» du plan de relance NextGenerationEU. L'enjeu est clairement exprimé mais j'ai pu mesurer la difficulté du chemin à parcourir !
En conclusion, je retire de mes différentes auditions la conviction que notre commission devra travailler de manière approfondie sur le réexamen du cadre financier pluriannuel et les nouvelles ressources propres l'an prochain car les enjeux apparaissent majeurs.
M. Jean-François Rapin. - Merci pour ces éléments d'information. Je sais que l'appréciation des prévisions budgétaires n'est pas facile, dans ce contexte d'incertitude liée à l'inflation. Je retiens donc que le Gouvernement devrait présenter ce soir ce soir un amendement majorant de près de 400 millions d'euros la contribution de la France au budget 2023 de l'Union européenne. De mémoire, je ne me souviens pas avoir vu un amendement aussi important porté par le gouvernement pour ajuster le montant du prélèvement sur recettes au profit de l'Union. Cela m'amène à diverses interrogations d'ordre technique.
Compte tenu de la complexité de la mécanique budgétaire, des enjeux de l'inflation alors que les montants du CFP avaient été arrêtés en euros constants, et des perspectives de réexamen mentionnées, il pourrait être utile d'organiser une séance de travail approfondie sur ce dossier pour l'ensemble de la commission.
M. André Gattolin - Je travaille sur ce sujet depuis douze ans, j'ai notamment « épluché » ces budgets lorsque j'étais à la commission des finances. Je reconnais que l'établissement des prévisions budgétaires sous-tendant le montant du prélèvement sur recettes est très complexe, et, de surcroît, on peut observer des écarts notables en exécution.
Ainsi, l'année dernière, l'hypothèse retenue en loi de finances initiale s'est finalement révélée significativement plus élevée que l'exécution constatée.
Je remercie Patrice Joly pour ce travail. S'agissant des rivalités entre le Parlement européen et la Commission européenne concernant une révision globale ou ciblée, les positions ne sont pas surprenantes. Concernant la Facilité européenne pour la paix, créée initialement à d'autres fins, mais qui permet aujourd'hui en particulier aux États membres de se faire rembourser une partie des armes fournies à l'Ukraine, 3,1 milliards ont été engagés depuis mars 2022. Aujourd'hui, d'après les derniers chiffres que j'ai eus, 6 milliards d'euros d'aide miliaire ont déjà été donnés à l'Ukraine par les États membres de l'Union européenne. Il faudra donc bien que l'enveloppe consacrée à cette Facilité européenne pour la paix soit très vite augmentée. Je rappelle que les Américains ont donné près de 25 milliards d'euros d'aide militaire, et le Royaume-Uni 4 milliards.
Nous devons aussi anticiper le coût très élevé de la reconstruction de l'Ukraine, dont les estimations varient entre 800 milliards et 1 600 milliards d'euros, ce qui aura inévitablement des impacts budgétaires. Cela va représenter un impact sans précédent en termes de croissance et de dynamique européenne, supérieur à l'impact de l'ensemble de nos échanges avec la Chine. Le grand enjeu va être de s'organiser pour tirer les fruits de cette croissance et ne pas laisser les États-Unis ou la Chine, très présente en Ukraine depuis longtemps, obtenir l'essentiel des contrats lorsque la paix sera revenue.
Des proches collaborateurs du chancelier allemand Olaf Scholz, avec lesquels j'ai récemment échangé, analysent déjà les opportunités économiques que représente la reconstruction de l'Ukraine. Nous ne devrions pas être trop pingres, au niveau français, sans quoi nous risquons de passer à côté de ces opportunités.
M. Jean-Yves Leconte. - Concernant la question ukrainienne, le niveau d'engagement de l'Union européenne par rapport aux États-Unis est fondamental. Je crois qu'il est important, dans le cadre de cette mission de suivi, d'avoir une idée précise du volume global des aides de l'Union européenne couplées à celles des États membres, par rapport aux aides offertes par les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, etc.
Lorsque nous faisons la somme de tout ce qui a été indiqué, l'aide européenne me semble d'un montant assez faible, si l'on se souvient que l'Ukraine estime ses besoins budgétaires, tant pour le matériel militaire que pour le fonctionnement normal de l'État, à hauteur de 8 milliards d'euros par mois. Il me semble que ce n'est pas l'Union qui finance aujourd'hui la majeure partie de l'effort ukrainien. Dans le cadre de cette réflexion, il serait utile d'envisager ce que nous pouvons faire des actifs russes actuellement gelés sur le territoire de l'Union - dans le respect, évidemment, de la législation applicable.
S'agissant du CFP, nous savions depuis le début qu'il ne correspondait pas aux ambitions. Il a été validé parce qu'il était accompagné du plan de relance NextGenerationEU. Or nous avons à présent des besoins d'investissements complémentaires, notamment dans les énergies renouvelables, qui dépassent les prévisions initiales.
Patrice Joly a évoqué l''inflation. Je voudrais ajouter deux éléments à prendre en compte :
- d'une part, la baisse de l'euro par rapport au dollar implique que notre CFP n'offre plus la même marge de manoeuvre qu'il y a deux ans, si l'on considère l'économie mondiale d'un point de vue global ;
- deuxièmement, plusieurs États membres de l'Union européenne ne font pas partie de la zone euro et ont des monnaies plus faibles. Ces États membres sont entrés dans une zone de turbulence et peuvent rencontrer des difficultés budgétaires, notamment liées à l'augmentation des taux d'intérêt et à son impact sur l'immobilier, à la hausse de l'inflation et à la fragilité des banques.
Enfin, le marché carbone doit financer la transition énergétique liée au « Pacte vert », et non le tout-venant, notamment pas le remboursement de dettes.
S'agissant de l'amendement majorant de 400 millions d'euros le prélèvement sur recettes, je relève qu'hier, le Gouvernement a présenté en projet de loi de finances rectificative un amendement de 6 millions d'euros à payer en urgence, afin de financer des mises à disposition tardives de droits de douanes auprès de l'Union européenne. L'amendement a été voté dans la grande sagesse du Sénat, mais il y a à l'évidence des choses qui ne fonctionnent pas très bien et qui nécessitent un suivi attentif.
M. Jacques Fernique - Avec la succession de crises que nous avons connues depuis trois ans, nous pouvons raisonnablement penser que cette situation est loin d'être finie. D'après ce que j'ai compris, les caisses de l'Union européenne seront de nouveau en difficulté dans les deux ou trois prochaines années. On s'adapte en envisageant de maigres ressources propres complémentaires et, surtout, des augmentations conséquentes des contributions nationales, mais cela ne permettrait néanmoins pas de satisfaire aux échéances du plan de relance. De plus, les perspectives du futur paquet de ressources propres promettent d'être moins ambitieuses que ce qu'on nous disait il y a trois ans.
En ce qui concerne la renégociation du CFP, je me rappelle des objectifs ambitieux qui avaient été affichés pour le climat : 30% des dépenses positives pour le climat, et 10% à terme pour la biodiversité, le fonds social pour le climat, etc. Les investissements nécessaires pour la transition climatique sont chiffrés de façon importante par le GIEC. En l'état, nous ne sommes pas capables de faire face à ces échéances et d'assumer nos responsabilités.
Politiquement, sommes-nous en mesure d'obtenir une majorité suffisante au Conseil pour tenir la ligne européenne ambitieuse trouvée lors crises précédentes traversées ? Pour l'heure, il semble que celle-ci se délite.
M. Pierre Ouzoulias - Je souhaite faire deux observations. D'une part, si les sommes annoncées pour la reconstruction de l'Ukraine paraissent énormes, il faut se rappeler que c'est quasiment ce que l'Allemagne avait dépensé pour sa reconstruction, entre la dette de la République démocratique d'Allemagne (RDA) et la remise en place de toutes les infrastructures. L'Allemagne l'avait financée seule, avec une augmentation de sa dette publique de 67%, ce qui avait conduit le pays à mettre entre parenthèses la règle d'or pendant quelques temps.
La reconstruction de l'Ukraine se fera aux proratas des efforts financiers consentis par les États pour l'aide militaire. Les États-Unis en prendront la part maximale. Ce qui fait la force des États-Unis, c'est qu'ils mêlent depuis toujours politique économique et géostratégie, ce que nous ne sommes pas capables de faire. Force est de le constater.
S'agissant du CFP, je remarque que, de plus en plus, il y a un hiatus entre les États membres et l'Union elle-même. À un moment, il faudra se poser la question démocratique d'une discussion budgétaire cohérente dans les États membres et au niveau de l'Union européenne. En l'état, il y a un manque de visibilité pour les élus que nous sommes, mais surtout pour les citoyens. Nous ne pouvons pas continuer dans cette logique de petits accommodements votés par des amendements ; il faut un vrai débat budgétaire clair. Sinon, nous renonçons à une certaine idée de l'Union européenne que nous défendons ici.
M. Patrice Joly - Je vous remercie pour vos analyses et les compléments apportés, qui témoignent de l'ampleur du sujet. Les perspectives de croissance auront un impact sur les équilibres budgétaires, de manière globale. Il est à mon avis très clair que la réelle échéance financière sera 2028, sans ignorer les difficultés que nous aurons à mettre en place d'ici là des ressources permettant de financement les besoins de l'Union.
La contribution de la France au titre de l'année 2023 est plutôt en baisse, par rapport à l'an dernier, contrairement à ce que l'on aurait pu penser au regard de la guerre en Ukraine et du Brexit, qui a vu le départ d'un État contributeur net. Je veux également souligner l'enjeu que représente le montant des restes à liquider, qui dépasse à l'heure actuelle celui du budget annuel de l'Union européenne. Il faudra traiter ce retard.
M. Jean-François Rapin. - Je vous remercie et propose de mettre au programme de la commission une table ronde spécifique sur le CFP et les mécaniques budgétaires.
Institutions européennes - Audition de M. Emmanuel Puisais-Jauvin, Secrétaire général des affaires européennes
M. Jean-François Rapin, président - Mes chers collègues, nous accueillons maintenant Emmanuel Puisais-Jauvin, Secrétaire général des affaires européennes. Nous sommes heureux de vous recevoir ici au Sénat pour une première prise de contact avec notre commission des affaires européennes, depuis votre entrée en fonction il y a bientôt quatre mois.
Vous êtes à la tête du Secrétariat général des affaires européennes, qui est chargé de la coordination interministérielle sur les questions européennes, sous l'autorité de la Première Ministre, dont vous êtes d'ailleurs le conseiller Europe. Votre mission est donc de rapprocher les positions des administrations françaises et d'obtenir éventuellement des arbitrages, pour que la France ne parle plus que d'une seule voix à Bruxelles, où elle s'exprime via le Représentant permanent qui est chargé pour sa part de négocier avec les autres États membres au sein du Conseil. Vous êtes donc parfaitement au fait de toutes les négociations en cours au niveau européen.
L'actualité européenne est particulièrement riche en ce moment, et principalement marquée par la guerre en Ukraine qui change fondamentalement la donne dans tous les domaines, comme nous venons de le voir avec le cadre financier pluriannuel, et qui consacre la transformation de l'Union européenne en un projet géopolitique. Si l'Union est parvenue à réagir de manière solidaire au choc de la pandémie, on peut se demander si elle parviendra à rester unie dans l'épreuve que lui inflige le conflit ukrainien : solidaire pour défendre ses valeurs et pour accueillir les réfugiés ukrainiens fuyant la guerre, elle subit aujourd'hui de très fortes tensions internes face aux questions soulevées par le conflit. Jusqu'où aider l'Ukraine, à la fois en termes militaires et financiers ? Nous venons précisément d'évoquer ce sujet financier, sur lequel vous reviendrez sans doute, puisqu'on annonce le dépôt d'un amendement du Gouvernement pour accroître substantiellement le prélèvement sur recettes opéré au titre de la participation de notre pays à l'Union européenne, dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances qui débute au Sénat cet après-midi. Vous pourrez aussi nous dire plus largement comment vous appréhendez la révision du cadre financier pluriannuel qu'annonce la Commission.
Mais j'en reviens au défi que le conflit en Ukraine représente pour l'unité de l'Union. Comment s'entendre encore sur de nouvelles sanctions contre la Russie, après les premiers paquets de sanctions qui étaient naturellement plus consensuels ? Comment construire une Europe de la défense quand certains États s'équipent d'urgence en équipements américains ? Comment gérer solidairement l'impact économique de la flambée des prix de l'énergie qu'alimentent les sanctions contre la Russie, alors que chaque État est tenté de réagir en fonction de ses intérêts propres, de son mix énergétique et de l'état de ses finances publiques ? Et, en toile de fond de ces questions, comment préserver la relation franco-allemande, durement mise à l'épreuve dans ce contexte ?
Plus spécifiquement, nous souhaiterions en savoir plus sur la position que la France défend concernant la réforme du marché de l'énergie qu'elle appelle de ses voeux. Le mécanisme ibérique, qui peut s'entendre dans le cas d'une péninsule, semble difficile à revendiquer pour un pays comme le nôtre, qui dispose d'interconnexions énergétiques avec tous les pays limitrophes, dont certains ne sont d'ailleurs pas membres de l'Union européenne. Pour avoir discuté avec nos collègues espagnols et portugais, ils sont très satisfaits du dispositif en place les concernant. Quelles sont donc les différentes options que la France envisage pour résoudre la crise énergétique ? Nous avions parlé également du plafonnement des prix du gaz, où en sommes-nous ? Ce sont des questions qui nous sont fréquemment posées par nos collègues : la France est-elle encore proactive sur ces débats ?
Sur un autre plan, je voudrais aussi vous interroger sur l'avenir de l'agence Frontex, qui est chargée de la surveillance des frontières extérieures de l'Union - sujet lui aussi d'actualité brûlante - et qui traverse une crise profonde depuis deux ans. La démission au printemps de son directeur exécutif, le Français Fabrice Leggeri, n'a pas résolu la crise et nous serions intéressés de connaître votre analyse de la situation : pourquoi la nomination de son successeur prend-elle autant de temps ? Pourquoi la France n'a-t-elle pas présenté de candidat ? Notre pays perd ainsi la direction d'une des plus importantes agences européennes. La présence des Français et la pratique du français dans les institutions européennes sont clairement en perte de vitesse : envisagez-vous d'enrayer ce mouvement et, si oui, comment ?
Enfin, je souhaite aussi vous sensibiliser à un sujet qui nous préoccupe profondément : le risque que représente, pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme si elle devait s'accompagner d'une extension du champ de compétence de la Cour de justice de l'Union aux violations de droits fondamentaux susceptibles d'intervenir dans le cadre de la PESC. Plus fondamentalement, nous sommes en outre inquiets que ce changement intervienne sur le simple fondement d'une déclaration interprétative des traités, convenue entre États membres sans même consultation de la représentation nationale. Vous savez, Monsieur le Secrétaire général, que je suis très sensible à cette question, qui est remontée au plus haut, notre commission ayant entamé à ce propos des discussions à la fois avec le Gouvernement et avec la présidence de la République. C'est un sujet fondamental. Le Président du Sénat, Gérard Larcher, a récemment reçu la Présidente de la Cour européenne des droits de l'Homme. J'ai participé à cette entrevue et elle nous a fait part de son propre questionnement à ce sujet. La question est sensible, du côté français mais également du point de vue de la CEDH.
J'en resterai là, certain que mes collègues auront également de nombreuses questions complémentaires à vous soumettre et vous laisse d'abord la parole pour un tour d'horizon liminaire.
M. Emmanuel Puisais-Jauvin, Secrétaire général aux affaires européennes - Merci Monsieur le Président. Mesdames les Sénatrices, messieurs les Sénateurs, je suis très heureux de m'exprimer pour la première fois devant vous. Comme vous pouvez le voir, nous sommes venus en force, c'était l'occasion pour moi de vous présenter l'ensemble de l'équipe dirigeante du SGAE. Je voulais redire, même si c'est une évidence, que la maison du SGAE que je conduis maintenant depuis quelques mois est à votre entière disposition : n'hésitez jamais à nous solliciter pour vous éclairer le plus possible sur les enjeux bruxellois. Nous avons cette force, en France, de pouvoir convoquer tout de suite l'interministériel, avec une vision rapide, grâce à la force aussi de notre réseau diplomatique, de la façon dont les choses se passent dans les États membres et la possibilité, lorsque les administrations ne se mettent pas d'accord, d'en référer à Matignon. La double casquette de secrétaire général aux affaires européennes et conseiller Europe de la Première ministre permet cela.
Dans ce propos liminaire, je voudrais faire cinq constats sur l'état de l'Europe :
- tout d'abord, l'Europe a changé. Nous avons aujourd'hui une Europe beaucoup moins naïve qu'elle a pu l'être dans le passé. De façon concrète en matière commerciale, de nombreux textes ont pu être adoptés, qui répondent à autant de préoccupations portées depuis fort longtemps par la France : réciprocité en matière d'accès aux marchés publics, lutte contre les subventions étrangères et leurs effets distorsifs sur le marché intérieur... Pas plus tard qu'hier, au Coreper, un accord a été obtenu sur l'instrument anti-coercition, outil extrêmement robuste. L'instrument du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) également, qui, s'il a évidemment d'abord une finalité environnementale et de préservation de l'intégrité du mécanisme d'échange de quotas d'émissions de carbone, permet aussi de soutenir nos entreprises face aux risques de concurrence déloyale ;
- deuxièmement, nous avons désormais une Europe bien plus géopolitique. Pendant longtemps, l'Europe a eu un agenda d'abord interne et ne s'occupait que d'elle-même, avec cette idée - largement illusoire - qu'elle pourrait vivre à l'abri du monde. Aujourd'hui, l'Europe reconnaît la nécessité d'un agenda externe. Celui-ci est assumé depuis plusieurs années : nous avons en tête la façon dont l'Europe a caractérisé en mars 2019 sa relation avec la Chine, fondée sur le triptyque « concurrent, partenaire et rival systémique ». Elle a aussi renouvelé son partenariat avec l'Afrique en février dernier et affirmé sa volonté d'agir dans la région Indopacifique, la France ayant évidement poussé en ce sens en valorisant ses territoires d'outre-mer.
Naturellement, dans ce cadre, la guerre en Ukraine constitue une rupture majeure qui a conforté ce rôle géopolitique de l'Union européenne, avec une réponse européenne systémique, tant elle est importante et multiple, au vu des huit paquets de sanctions que vous avez mentionnés, Monsieur le Président. Sur le neuvième paquet, il n'y a pas encore de perspective claire, mais les travaux sont effectivement d'ores et déjà engagés, avec probablement de nouvelles sanctions individuelles et un alignement pour intégrer la Biélorussie dans ce train de sanctions.
L'accueil des réfugiés a été très important, bénéficiant à 8 millions de personnes déplacées et relocalisées dans l'Union européenne. Ce chiffre s'établit désormais à 4 millions, du fait d'un nombre important de retours vers l'Ukraine. L'Union a également apporté un fort soutien aux plans humanitaire et macrofinancier, avec un engagement à hauteur de 9 milliards en 2022, et de 18 milliards en 2023, comme vient de le proposer la Commission européenne.
La lutte contre l'impunité est aussi un sujet important sur lequel la France est très mobilisée, comme elle l'est également sur la dimension politique du soutien avec l'octroi du statut de pays candidat à l'Ukraine et à la Moldavie et la mise en place de la Communauté politique européenne (CPE) ;
- troisièmement, nous voyons aujourd'hui une Europe qui assume ce qu'elle est : au-delà d'un marché, c'est une communauté de valeurs, qu'illustre par exemple le nouveau paradigme de la politique commerciale issu des récentes communications de la Commission au début de l'année 2021, posant notamment des exigences fortes en matière de développement durable. Cela vaut aussi pour les textes que nous adoptons au sein de l'Union, notamment celui consacré à la lutte contre la déforestation importée, et la récente proposition de la Commission pour interdire l'entrée sur le marché intérieur de produits issus du travail forcé.
L'Union européenne mène une action résolue pour garantir le respect de l'État de droit aussi en son sein, comme le montrent les procédures qui concernent la Hongrie et la Pologne. L'action de l'Union sur ces sujets repose sur l'article 7 du traité ainsi que sur les exigences conditionnant l'octroi des fonds dans le cadre du plan de relance européenne ; la Hongrie, si elle ne fournit pas les efforts nécessaires, pourrait également se voir priver de 7,5 milliards d'euros de fonds de cohésion ;
- quatrième point, l'Europe se veut championne de la transition énergétique, ce qui est extrêmement important pour l'agenda européen que la France a porté au titre de l'objectif de neutralité carbone en 2050 et qui passe par le paquet « Ajustement à l'objectif 55 ». La présidence française a assumé ces ambitions, en obtenant des accords politiques au Conseil sur l'ensemble des textes du paquet « Ajustement à l'objectifs 55 »;
- dernier point, l'Europe fait preuve de beaucoup plus de réactivité que par le passé. La meilleure illustration que l'on peut en donner, malgré un léger « retard à l'allumage », est la santé, où l'Europe a su dépasser les limites des traités. Avec la pandémie, il était fondamental de mobiliser l'Union à cet égard, sur les questions transfrontières notamment. Aujourd'hui, la santé apparaît comme un sujet absolument stratégique sur lequel il faut avancer. Il aura fallu la crise de la covid pour se rendre compte que nous ne produisions plus certains médicaments (paracétamol). Il y a eu des percées importantes, avec un succès véritable en matière de mutualisation des achats de vaccins et l'emprunt collectif de juillet 2020, dont on ne soulignera jamais suffisamment la portée.
Au vu de ces éléments, on voit que l'Europe a réellement changé. Néanmoins, elle comporte encore des fragilités et des vulnérabilités.
Tout d'abord, la situation économique pour 2023 est préoccupante. Sans doute aurez-vous pris connaissance des dernières prévisions (dites « d'automne ») de la Commission en la matière, avec une année 2022 plutôt bonne et même meilleure qu'anticipé, mais qui verra une poursuite de la contraction de l'activité, certains pays entrant dans une période récessive, y compris l'Allemagne. La France s'en sort mieux et continue d'avoir le taux d'inflation le plus bas dans l'Union européenne.
Évidemment, la guerre en Ukraine et ses conséquences économiques y sont pour beaucoup. L'urgence est d'apporter des réponses en particulier à la crise énergétique, qui est le défi majeur du moment. Sur ce point, voici les cinq principes d'action qui nous guident pour contribuer à l'organisation de la réponse européenne :
- d'abord, sécuriser les volumes. C'est ce que nous avons fait, notamment au premier semestre 2022 dans le cadre du règlement sur le stockage du gaz avec une obligation à l'échelle de l'Union de remplir 80% des capacités de stockage avant le début de l'hiver 2022-2023. Nous sommes aujourd'hui à 95% à l'échelle de l'Union, l'objectif est donc atteint pour cet hiver ;
- deuxièmement, mettre en place des mécanismes de solidarité. Une proposition de règlement a été présentée en la matière fin juillet 2022, visant une réduction de la demande de gaz par rapport à la consommation moyenne au cours des cinq dernières années, et permettant, lorsqu'il y a alerte au niveau européen, de faire jouer des mécanismes de solidarité entre États ;
- troisième impératif, amortir le choc des surcoûts énergétiques, via essentiellement deux actions : l'une sur les aides d'État, nous avons travaillé à une révision du cadre que la Commission a proposée il y a quinze jours pour aider les entreprises européennes à amortir ces surcoûts ; l'autre sur la captation de la rente infra-marginale, au-delà de 180 euros du MWh, pour financer des mesures de redistribution destinées aux consommateurs qui subissent de plein fouet les surcoûts énergétiques. C'est un instrument tout à fait utile ;
- la quatrième action à mener concerne les prix en tant que tels. C'est sans doute l'action la plus difficile, sur laquelle le Conseil européen des 20 et 21 octobre a passé beaucoup de temps, avec un paragraphe évoquant un mécanisme ibérique généralisé pour l'Europe : c'est une invitation faite à la Commission de faire une analyse coûts-bénéfices d'une telle option qui permettrait d'agir sur le prix du gaz et, par conséquent, sur celui de l'électricité.
Trois préoccupations ont été exprimées par certains États : comment s'assure-t-on qu'avec un tel mécanisme, il n'y ait pas une surconsommation de gaz due à une baisse de son prix, alors même que l'Union européenne souhaite réduire sa dépendance aux combustibles fossiles ? La part du gaz dans les mix électriques étant extrêmement différente selon les pays, cela n'induirait-il pas des inégalités fortes entre les États ? Ensuite, ce qui est envisageable pour la péninsule ibérique parce qu'elle est peu connectée, l'est par définition beaucoup moins pour un pays comme le nôtre, la France, qui est très interconnectée (plus de 40 interconnections) et au coeur du marché intérieur. Comment gérer les risques liés à ces interconnections extérieures ? Il y a notamment un risque de passager clandestin : certains pays tiers pourraient ainsi profiter d'un prix de l'électricité subventionné sans y contribuer.
Nous continuons à penser au niveau français que ces sujets doivent être traités, et avons fait des propositions. Nous avons demandé à la Commission d'avancer de nouvelles propositions : c'est l'engagement qu'elle a pris en vue du prochain conseil Énergie du 24 novembre 2022, durant lequel elle devrait s'exprimer sur la question d'un possible plafonnement temporaire du prix du gaz. La mise en oeuvre d'un plafonnement inquiète certains États membres qui expriment des craintes pour l'approvisionnement en gaz de l'Europe ; c'est notamment le cas de l'Allemagne. Il est de la responsabilité de la Commission de présenter une proposition à ce sujet ;
- cinquième axe, la promotion de la réforme structurelle du marché de l'électricité. À l'automne 2021, nous appelions déjà de nos voeux une telle réforme face à des prix de l'électricité déjà décorrélés des coûts de production. Cette situation ne peut durer : il est impossible pour un pays disposant d'une électricité fortement décarbonée d'expliquer un tel schéma à ses consommateurs. À l'époque, la Commission ne partageait pas vraiment notre position, c'est le cas aujourd'hui. Nous devrions donc disposer d'une proposition législative de sa part début 2023 pour trouver la bonne modalité de découplage du prix du gaz et de l'électricité. Plusieurs options sont sur la table, notamment les contrats pour différence permettant de garantir des tarifs plus proches de la réalité des coûts de production et moins exposés à l'emballement des marchés. Nous aurons une exigence de rapidité dans la négociation de ce texte en codécision avec le Parlement européen, la fin de la mandature arrivant à grand pas.
Un autre sujet concerne la sortie des dépendances stratégiques décidée par l'Union européenne, conformément à ce qu'on appelle désormais l'« Agenda de Versailles ». Ce dernier a pointé les domaines importants dans lesquels nous devions progresser. Sur les semi-conducteurs, le Chips Act est en cours de négociation. C'est un texte extrêmement important pour limiter notre dépendance totale dans ce domaine, notamment envers la Chine. La Commission devrait également présenter sous peu une proposition sur les matières premières. Concernant la défense, des textes sont aussi sur la table pour renforcer nos investissements, notamment pour reconstituer stocks et munitions.
Autre point sur lequel nous devons travailler : le renforcement de l'espace Schengen. C'est un impératif pour lequel nous souhaitons l'aboutissement de plusieurs textes avant la fin de la mandature : le code frontières Schengen, à la fois sur le volet du renforcement des frontières extérieures et sur celui des modalités de réintroduction, lorsque nécessaire, des contrôles aux frontières intérieures. En avril dernier, un arrêt de la Cour de Justice (CJUE) en la matière a contraint davantage la latitude d'action des États membres : c'est pourquoi une révision des règles est importante. Le deuxième paquet concerne le nouveau pacte sur la migration et l'asile. La Première ministre a pu rappeler hier devant votre assemblée l'importance d'avancer sur ce sujet au vu de l'affaire de l'Ocean Viking et du manque de règles stables en la matière. Sous présidence française, nous avons réussi à faire des progrès avec une approche graduelle et obtenu un accord des États membres sur un filtrage à la frontière, ainsi qu'un accord volontaire en matière de relocalisation, mais il faut pouvoir terminer le travail.
Le dernier message que je voulais livrer est qu'au-delà de ces vulnérabilités et fragilités sur lesquelles nous travaillons en ce moment, il y a aussi des défis de plus long terme à ne pas omettre.
Premièrement, le retour des questions d'élargissement avec l'octroi du statut de candidat à l'Ukraine et la Moldavie, la perspective européenne donnée à la Géorgie, et le potentiel statut de candidat proposé par la Commission pour la Bosnie-Herzégovine. Il n'y a pas encore de position française à ce sujet mais on voit bien que nous avons, là-aussi, changé de monde. Ces questions sont revisitées par la Commission d'une manière beaucoup plus géostratégique qu'auparavant. Derrière ces élargissements, avec beaucoup d'États candidats désormais, va se reposer en filigrane la question institutionnelle. Une Europe à 35 membres, voire plus, peut-elle fonctionner avec les mêmes règles ? Ces débats, bien qu'anciens, revêtiront sans doute une actualité importante dans les prochaines années. La position française quant à la révision des traités ne connaît « ni totem ni tabou », comme l'a dit le Président de la République. Si une révision se révélait nécessaire, il ne faudrait pas l'interdire par principe. Notre sentiment est que ce n'est pas l'urgence, au regard des priorités actuelles. Néanmoins, le sujet est là et le Parlement européen a appelé de ces voeux en juin dernier une telle révision. La Commission européenne, le 14 septembre dernier, a aussi dit sa disponibilité sur le sujet. Au Conseil, les États membres voient cela avec plus de prudence et de réticence. D'ailleurs, beaucoup d'évolutions peuvent être faites à traités constants, notamment via les fameuses clauses passerelles.
Enfin, Monsieur le Président, nous partageons entièrement votre préoccupation quant à la PESC dans le cadre des modalités d'adhésion de l'Union européenne à la CEDH. Nous approuvons cette adhésion, prévue à l'article 6 du traité. En revanche, l'idée de donner à la CJUE une compétence en matière de PESC nous interpelle. Ce n'est pas sans raison que les auteurs des traités ont entendu ne pas donner de compétence à la CJUE en matière de PESC.. En outre, à supposer que nous souhaitions le faire, comment penser que l'on puisse le faire par une simple déclaration interprétative ? Il s'agirait là, à l'encontre d'ailleurs de l'article 6 évoqué, d'une modification des compétences de la CJUE. Je vous rejoins entièrement sur ce sujet.
Parmi les défis à venir, il y a aussi le défi budgétaire : le cadre financier pluriannuel a déjà été énormément sollicité comme vous le savez. Par exemple, la Facilité européenne pour la paix a été largement mise à contribution, à hauteur de plus de 3 milliards d'euros. Il y a également l'enjeu important de l'inflation. Dans ce contexte, la Commission européenne réfléchit à une révision à mi-parcours du CFP. Nous sommes à ce stade assez prudents sur le sujet, dans la mesure où nous souhaitons évaluer l'impact sur le prélèvement sur recettes de la France, qui est déjà très élevé après l'augmentation des dernières années. Je saisis l'occasion pour vous indiquer que le SGAE entend faciliter la consommation des fonds européens. Nous mettrons en place début 2023 une cellule « fonds européens » qui me sera directement rattachée, à l'interface de différents acteurs : administrations, collectivités territoriales, Parlement et Union européenne, pour permettre une veille active sur le sujet, notamment en appui aux appels à projet.
M. Jean-François Rapin. - Merci, Monsieur le Secrétaire général.
M. Jean-Yves Leconte. - Concernant l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH, je dirai simplement que la décision de l'Union européenne ne doit pas être fonction de la CJUE, qui est un organe judiciaire et non politique.
Je voulais vous interroger, Monsieur le Secrétaire général, sur la question des fonds européens. Quelles sont les difficultés constatées pour les mobiliser ?
Sur les questions énergétiques, il s'agit d'arbitrer entre quantité et prix. S'il faut payer plus, qui, du consommateur ou du contribuable européen, doit le faire ? Un débat est né entre les pays souhaitant réguler le prix au risque de la pénurie et ceux étant prêts à payer plus cher. Croyez-vous qu'un accord puisse être trouvé sur ce point, en respect de nos objectifs du « Pacte vert » ?
Concernant les questions d'asile et d'immigration, vous avez évoqué la possibilité de prolonger les fermetures aux frontières. Est-ce que nous fonctionnons aujourd'hui de manière conforme au droit européen en termes de contrôle intérieur aux frontières ? Enfin, au vu de notre législation sur la zone d'attente, pouvez-vous nous confirmer que toute personne entrée sur le territoire pourra faire sa demande d'asile en France et seulement si elle le souhaite ailleurs ? Il y a là une certaine confusion face à une situation très différente de celle de l'Italie.
Dernière question, concernant le train de sanctions envers la Russie : leur mise en oeuvre est du ressort des États membres. Envisageons-nous d'aller plus loin ? Quelle est la perspective de long terme pour l'ensemble des actifs russes gelés ?
M. Jacques Fernique. - Vous soulignez que l'Europe s'est améliorée, tout en évoquant ses vulnérabilités économiques, mais ne présente-t-elle pas aussi une vulnérabilité politique de l'Europe aussi bien à de l'Est, avec la Pologne et la Hongrie, que du côté italien ou suédois ? Ne devrions-nous pas répondre au défi de cette logique de repli bien plus nationale qu'européenne, qui fragilise notre cohésion au moment où nous en avons particulièrement besoin ?
J'aurais aussi une question précise sur l'approche française quant à la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité au regard des droits humains et des enjeux environnementaux. J'ai été co-rapporteur pour notre commission sur ce texte. Pourriez-vous nous préciser l'approche française sur le périmètre des entreprises concernées ? Le Sénat recommande une approche consolidée par groupe plutôt qu'entreprise par entreprise ; à défaut, les sociétés mères seraient hors périmètre et de les entreprises seraient soumises à des exercices techniques redondants. Quelle sera la définition de ce que le projet de directive qualifie de « relation commerciale établie » et de la « chaîne de valeur à prendre en compte » ? Le Sénat préconise également de renforcer le rôle des parties prenantes, en y intégrant les syndicats et les organisations de la société civile actives pour les droits humains et l'environnement. Quelles perspectives voyez-vous pour ce texte majeur ?
Mme Catherine Morin Desailly - Monsieur le Secrétaire général, merci pour votre exposé clair et précis. Vous avez parlé d'une Europe moins naïve, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir, et avez évoqué la volonté de sortir de nos dépendances stratégiques.
En matière de politique industrielle du numérique, vous avez évoqué le Chips Act. Nous avons travaillé au sein de cette commission au plan d'action 2030, appelé « Boussole numérique » et nous avons mis au jour un certain nombre de fragilités, notamment en ce qui concerne la politique en matière de cloud. Comme vous le savez, le cloud est une chaîne de valeurs très convoitée, depuis les câbles en passant par les serveurs et bien sûr les logiciels de traitement, avec un potentiel très important en matière d'emplois. Quelle est la politique de la France pour faire bouger l'Europe sur ce sujet éminemment stratégique ?
Le sujet est d'autant plus stratégique que l'invalidation du Privacy shield, l'accord de transfert des données des européens vers les Etats-Unis, n'est pour l'instant pas surmontée. Où en est-on dans les discussions en la matière ? Le Président Biden, lors de sa venue en Europe au printemps dernier, avait déclaré vouloir faire évoluer la situation, mais pour l'instant, nous en sommes toujours à la jurisprudence « Schrems II », ce qui est assez inquiétant, parce que nous avons confié beaucoup de nos données à des acteurs extra-européens.
J'ai ainsi deux questions à vous poser. Qu'en est-t-il de la plateforme de gestion des données de santé européenne, censée prendre modèle sur la plateforme des données de santé française, dont nous voyons qu'elle est à l'arrêt depuis plusieurs mois, à la suite des alertes de la CNIL et du Conseil d'État sur le risque consistant à en confier la gestion à Microsoft ?
Enfin, la presse s'est émue il y a quelques temps du fait que la Banque centrale européenne aurait confié à Amazon une partie de la gestion de l'euro digital. J'ai appris d'ailleurs que la France ne participait pas à cette construction de l'euro digital : comment se fait-il ? Pouvez-vous nous donner quelques explications ?
M. Emmanuel Puisais-Jauvin, Secrétaire général du SGAE - Monsieur le Sénateur Leconte, nous voulons effectivement mettre l'accent sur la mobilisation des fonds européens. En ce qui concerne votre question spécifique sur le plan de relance, les travaux ont bien progressé. Vous savez où nous en sommes au niveau français : nous avons déjà reçu un premier versement. Nous sommes en train de travailler aux modalités du deuxième versement, qui devrait atteindre 12,7 milliards d'euros après la correction technique appliquée à notre pays qui s'en sort mieux que d'autres. En ce moment, nous sommes en train de passer en revue l'intégralité des soixante-cinq cibles et jalons dont l'atteinte est nécessaire pour l'obtention de ce deuxième versement. Le calendrier se déroule convenablement ; nous allons avoir un sujet d'ajustement de notre plan national de relance et de résilience (PNRR) que je me permets de signaler, du fait de la négociation RepowerEU qui va s'achever sous peu. Cet instrument, proposé par la Commission le 18 mai dernier, est une des réponses proposées à la sortie des dépendances stratégiques. Une fois achevé, RepowerEU devra être intégré à l'ensemble des PNRR. Il faudra alors procéder à une révision du PNRR, en France comme dans tous les États membres. Cela reste un sujet de premier rang et pour lequel nous sommes vigilants.
Sur la question énergétique et la facture à payer, nous faisons tout, au niveau national comme européen, pour réduire le plus possible le coût final pour le consommateur. Vous avez en tête les dispositifs nationaux mis en place, les fameux « boucliers tarifaires » reconduits pour les ménages à compter du 1er janvier prochain qui plafonnent l'augmentation des prix du gaz et de l'électricité à 15% en 2023. « L'Amortisseur électricité » pour les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME) a également été présenté il y a quelques semaines et devrait entrer en vigueur au 1er janvier 2023. Tout ceci permet de réduire l'impact de la flambée des prix et n'est pas étranger au fait que notre pays connaisse l'une des inflations les plus basses en Europe. Au niveau européen, la situation est plus compliquée, même si des mécanismes permettent d'amortir les coûts, dont le mécanisme de captation de la rente infra marginale pour redistribuer aux ménages et aux entreprises les bénéfices excessifs. Tout ceci doit être fait en gardant constamment à l'esprit notre cap de transition énergétique et climatique, c'est-à-dire le Pacte vert. Certains voient dans les difficultés actuelles une nécessité de reporter à plus tard ces objectifs, nous pensons exactement le contraire. Nous sommes convaincus que ce qui se passe vient confirmer la pertinence de cet agenda de sortie de nos dépendances aux énergies fossiles. Evidemment, il faut le faire intelligemment pour ne pas exposer nos entreprises et nos ménages à des contraintes excessives, il y a là un enjeu de proportionnalité très important. On le retrouve au coeur du paquet « Ajustement à l'objectif 55 » avec le projet de fonds social pour le climat destiné à aider les ménages dans cette transition. . Il nous faut donc tenir ces deux aspects constamment, la réduction des prix de l'énergie et le « Pacte vert ».
Sur le dossier asile et immigration, j'ai également en tête l'arrêt de la CJUE d'avril dernier, qui appelle une révision du code Schengen. C'est dans ce contexte que, tous les six mois et ce depuis les terribles attentats du Bataclan, la France procède à une reconduction des contrôles aux frontières intérieures. L'exigence pour nous est d'être en capacité de le motiver et de le justifier. Notre conviction est que Schengen ne signifie pas la suppression des frontières, mais la suppression des contrôles aux frontières intérieures avec des possibilités de réintroduction de ceux-ci dûment motivée et proportionnée. Mais Schengen a également un second volet en ce qui concerne le contrôle au renforcement des frontières extérieures. Avec un certain recul, il semble que nous ayons vécu pendant longtemps avec un Schengen un peu « unijambiste », qui ne traitait pas assez du volet extérieur. Des efforts importants ont été entrepris en la matière, ce qui est fondamental. En ce qui concerne votre question qui relève davantage du droit national qu'européen, je vous confirme effectivement votre observation sur le droit d'asile. Nous avons la même compréhension des choses.
Concernant les sanctions et la question des actifs gelés, les débats sont en cours afin de décider ce qui pourrait en être fait. Le sujet n'est pas complètement acté à ma connaissance, mais il y a effectivement un débat en la matière, notamment juridique, qui revient fréquemment au Conseil.
Monsieur le Sénateur Fernique, au sujet de la vulnérabilité politique de l'Europe, nous travaillons avec tous les pays. Le Président de la République est entré en contact avec Mme Melloni avant l'affaire Ocean Viking, laquelle avait indiqué son souhait de « jouer européen ». La meilleure réponse est de lutter contre tout ce qui peut nourrir le populisme et la crise migratoire peut en faire partie.
Sur le devoir de vigilance, nous soutenons le texte que vous évoquez car la France a été pionnière en la matière en mars 2017 avec une proposition de loi portée par le député Potier et que nous avons encouragée. Ce texte vient donc en quelque sorte européaniser une idée française. Néanmoins, effectivement, un certain nombre de questions se posent aujourd'hui. Vous les avez listées. L'approche consolidée devrait être notre orientation, même si le débat interministériel n'est pas complètement tranché. Ce qui est entendu par « relation contractuelle établie » soulève également des difficultés et il faut pouvoir le préciser au risque de voir naître une insécurité juridique. Pour ce qui est des chaînes d'approvisionnement, nous sommes sur une ligne consistant à dire que nous souhaitons intégrer l'amont mais non l'aval, lorsqu'on ne le maîtrise pas et que cela serait difficile à mettre en oeuvre.
Au plan européen, nous avons eu hier un Coreper qui n'a pas été conclusif. Dès demain, le même Coreper devrait se réunir sur la question, le souhait de la présidence tchèque étant l'adoption d'une orientation générale au Conseil compétitivité, à la faveur de sa réunion les 1er et 2 décembre. Concrètement, il faut d'ores et déjà se préparer, un accord pouvant être trouvé en trilogue au coeur de l'année 2023.
Madame la Sénatrice Morin-Desailly, je vous rejoins totalement sur la politique industrielle numérique et notamment sur le sujet du cloud. Ce qui me frappe - et je sais que vous êtes une experte de ces questions - est que l'on peut se réjouir de tout ce que fait l'Union en la matière : elle est en train de construire de fait un ordre public international du numérique, avec le règlement général sur la protection des données (RGPD), le règlement sur les services numériques (DSA) et le règlement sur les marchés numériques (DMA) qui, grâce à la puissance du marché intérieur, ont des effets structurants au-delà même de nos frontières. L'Europe a accompli de ce point de vue un travail normatif fondamental, dans un domaine qui a besoin d'être encadré.
Il y aurait cependant un piège à penser que cela devrait épuiser ce que l'Europe doit faire en la matière. Nous devons avoir des règles, mais également une offre industrielle et technologique à la hauteur, en s'assurant que cette offre soit en accord avec nos valeurs. Sinon, nous n'aurons pas d'autre choix que de nous en remettre à d'autres, avec les enjeux transatlantiques que vous avez parfaitement rappelés. Il nous faut donc avancer sur le cloud. Nous avons engagé des progrès en la matière, mais je pense qu'il faut faire plus. Sur les négociations avec les Etats-Unis concernant la suite de l'invalidation du Privacy Shield, cela fait des années que nous travaillons dessus, après les deux arrêts de la Cour, les fameux arrêts Schrems. La Commission a négocié avec les Etats-Unis en vue d'adopter une nouvelle décision d'adéquation qui sera soumise aux Etats membres dans les prochaines semaines. Il faudra établir si cette décision d'adéquation répond aux préoccupations que nous avons.
Au sujet de la plateforme des données de santé, le règlement sur l'espace européen des données de santé est en cours de négociation. La France le soutient pleinement car il faut pouvoir utiliser les ressources du numérique dans la construction de l'Europe de la santé. Nous aurons un rapport de progrès au conseil EPSCO du mois de décembre. Nous avons insisté auprès de la présidence suédoise, pour accélérer en vue d'une adoption de ce texte avant la fin de la législature.
Au sujet du projet d'euro numérique sur lequel travaille la Banque centrale européenne, Amazon a été retenu aux côtés d'autres entreprises dans les phases prototypes d'interface utilisateur. Cela ne signifie pas qu'Amazon sera retenu pour le développement d'un euro numérique. Amazon n'a aucun accès à des données des citoyens européens car il s'agit là de développer un prototype. Concernant la participation de la France à l'euro numérique, elle est implicite et indirecte, mais la France est présente via l'entreprise EPI (European Payments Initiative). Je propose de revenir vers vous à ce sujet.
M. Pierre Ouzoulias - Merci, Monsieur le Secrétaire général, pour la clarté de vos propos. Jean Bodin disait en 1577 : « il n'y a de richesse, ni de force que d'hommes » et je suis heureux que l'Europe se rappelle cette saine maxime fondamentale. Dans vos propos, j'ai senti la volonté de la France de travailler pour un ré-encastrement de l'économie dans le politique que je trouve tout à fait essentiel. Vous avez parlé de la façon dont l'Europe se réapproprie doucement la dimension géopolitique dans son proche environnement européen. J'aimerais vous parler de son proche environnement asiatique et de l'Arménie, avec la résolution adoptée hier par le Sénat qui exige de l'Azerbaïdjan son retrait immédiat du territoire arménien et qui n'est pas sans lien avec le sujet de l'énergie. Vous avez souligné que l'Europe ne devait pas oublier ses valeurs ; s'agissant de la relation avec l'Azerbaïdjan, il y a eu selon moi quelques oublis.
Je partage votre point de vue sur la question de l'élargissement. Il ne nous faut pas oublier les Balkans. Je suis président du groupe d'amitié France-Albanie. Nous allons recevoir dans quinze jours une délégation de députés albanais, et j'aimerais ne pas les renvoyer systématiquement aux délices de l'attente. Il faut leur donner un message clair, et leur dire que, comme l'Ukraine et la Moldavie, ils ont un horizon clair. Ils n'en peuvent plus d'attendre et, malheureusement, nous n'avons pas d'autre discours à leur donner !
M. Didier Marie - Pour rebondir sur le sujet de l'élargissement, il a été l'un des sujets de la COSAC à laquelle j'ai participé cette semaine. Un doute s'est installé dans l'esprit des dirigeants des pays candidats à l'égard de l'initiative française de Communauté Politique Européenne. Il serait intéressant que vous puissiez nous dire en quoi ces deux initiatives sont totalement dissociées et en quoi la France plaide pour une intégration accélérée des pays candidats. La France est-elle favorable à une révision des modalités d'adhésion, en permettant une intégration progressive au marché intérieur et l'accès aux politiques européennes au fur et à mesure que les chapitres ouverts seront clos et que les démarches engagées par les pays candidats avanceront dans le bon sens ?
Ma deuxième question concerne l'Allemagne et l'Europe de la défense. Les Allemands ont décidé d'investir massivement pour se réarmer, et de ce fait remettent en cause un certain nombre de partenariats engagés avec la France et les autres pays européens. Où en est la politique européenne de défense à ce jour ? Quelles sont les initiatives qui peuvent être prises rapidement ?
Enfin, ma dernière question portera sur la COP27 : le vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans, a annoncé que nous pourrions aller plus loin que ce qui avait été prévu et viser 57% de réduction de nos émissions de CO2. Quelle est l'appréciation de la France sur cette position, a-t-elle été concertée, y compris au regard des difficultés que nous rencontrons aujourd'hui en matière énergétique ?
M. Emmanuel Puisais-Jauvin, Secrétaire général du SGAE - Merci beaucoup. En effet, Monsieur Ouzoulias, je pense qu'il est fondamental que l'économique et le politique soient imbriqués. Il ne faut jamais l'oublier en matière d'accords commerciaux, par exemple. La construction européenne est, depuis le début, politique, même si elle s'est concentrée sur l'économique. Jacques Delors disait qu'on ne tombe pas amoureux d'un marché intérieur, une phrase que je trouve frappée au coin du bon sens.
Concernant l'élargissement, votre question est capitale. Je le disais tout à l'heure, nous avons changé d'époque. Il est clair qu'en d'autres circonstances, et nos amis ukrainiens le savent très bien, la réponse de l'Union européenne aurait sans doute été différente. C'est également un des éléments qui montrent que l'Europe sait faire de la politique. Il y a évidemment, et nous y sommes attachés, des règles et des procédures pour entrer dans l'Union européenne : 35 chapitres d'acquis communautaires à reprendre, ce n'est pas rien, avec des décisions à tous les étages, de l'octroi du statut à la validation des chapitres à l'unanimité. La procédure d'adhésion est extrêmement codifiée au plan européen et au plan national.
Au-delà, il faut néanmoins garder la perspective politique. Lorsque le Président de la République a décidé d'organiser la conférence sur les Balkans le 23 juin, il avait à l'esprit la nécessité d'envoyer un message à ces voisins pour rappeler l'évidence de leur appartenance à la famille européenne, dans un contexte où - il faut l'avoir à l'esprit -, pour certains de ces pays procéder aux réformes que nous leur demandons représente un effort, avec parfois aussi un coût au sens politique du terme sur le plan intérieur. L'Union européenne doit rester vigilante sur ces procédures, par enjeu d'équité entre ceux ayant fait ces efforts et ceux ayant à les réaliser désormais. Dans le même temps, il faut absolument envoyer des signaux positifs, sous peine de laisser un espace vide et d'ouvrir la voie à d'autres pays ne partageant pas nécessairement nos valeurs et visant à s'établir politiquement dans les Balkans.
La méthodologie en matière d'élargissement que nous avons portée en France et qui a été validée par le Conseil en 2020 reste valable. Elle consiste à faire en sorte de sortir d'une situation difficile au plan politique, selon laquelle un État qui ne serait pas dans tout, ne serait dans rien. Je crois qu'il faut pouvoir réfléchir à la manière d'ancrer progressivement ces pays dans l'Union européenne. Est-ce que cela doit signifier une entrée graduelle dans le marché intérieur ? Cela fait partie des sujets à examiner. En tout état de cause, il faut mettre en place des coopérations concrètes avec ces pays, qui permettent de faire en sorte que la récompense des efforts soit rapprochée, temporellement et politiquement. Sinon, le risque est de perdre les peuples.
L'idée de la Communauté politique européenne est un processus tout à fait distinct de l'élargissement, je le confirme. Certains, au Conseil, s'en sont inquiétés : nous n'avons de cesse de le répéter. La Communauté politique européenne voulue par le Président de la République consiste à affirmer un intérêt collectif, s'étendant bien au-delà des pays candidats, à débattre et porter ensemble des sujets dans un dispositif à 44 pays. Pour ceux qui sont candidats, les coopérations concrètes qui seront mises en place par la Communauté politique européenne permettront également d'ouvrir de fait un agenda de plus fort ancrage à l'Union européenne. On peut prendre comme illustrations le roaming, les interconnections énergétiques, ou d'autres sujets. La position française aujourd'hui reste donc, en matière d'élargissement, de proposer de la rigueur dans la méthode et dans les procédures, y compris sur l'État de droit, sauf à prendre le risque de se retrouver avec des situations difficiles à gérer une fois le pays entré dans l'Union. Dans le même temps, les pays concernés doivent être confirmés dans leur vocation à entrer dans l'Union et doivent pouvoir toucher plus rapidement les dividendes des efforts qu'ils réalisent.
De notre point de vue, la réunion qui s'est tenue à Prague le 6 octobre a été une réussite. L'étape d'après, que les Moldaves ont accepté d'accueillir, sera très importante car nous devons donner plus de chair à cette Communauté politique européenne. Il faudra des coopérations concrètes sur les thématiques identifiées : les infrastructures critiques, les enjeux de cybersécurité, les questions d'énergie et de valeurs communes. Il nous faut ces coopérations concrètes pour convaincre les populations de ces pays. Je suis d'accord avec vous, cela doit être fait sans donner l'impression de doublonner ce qui se fait déjà dans certaines organisations internationales. Avec ce format, nous pouvons combler une lacune non traitée dans les autres enceintes et garder une double vigilance : les offres de la Communauté politique européenne ne peuvent être les mêmes que celles de l'Union européenne. Dans le cas inverse, la tentation serait grande d'éviter les inconvénients du statut d'Etat membre, tout en tirant les avantages de l'Union européenne. Nous devons faire attention à cela, et à l'inverse, ne nous contentons pas de proposer simplement ce qui figure déjà dans les accords d'associations ou dans le partenariat oriental. Entre ces deux bornes-là, il nous faut trouver des propositions. Je pense à la jeunesse avec de potentielles coopérations universitaires, à l'enjeu d'État de droit et à l'offre que nous pourrons faire à certains pays pour monter en qualité administrative, autant d'éléments absolument structurants pour des démocraties.
C'est ce travail que nous sommes en train de faire, avec un rôle pour l'Union européenne, tout en gardant à l'esprit que cette Communauté ne doit pas être un processus bruxellois. Le Président a été très clair sur sa volonté à ce sujet. Ce doit être un processus intergouvernemental avec des décisions, adoptées lors de réunions au plus haut niveau des États, qui ont par la force du format suffisamment de poids pour innerver le système international. Le Conseil de l'Europe n'épuise pas le champ de ce que nous voulons faire dans ce format-là, il ne s'agit donc absolument pas de s'y substituer.
Concernant l'Allemagne, les relations sont bonnes, je me permets de le rappeler. Dans le même temps, nous devons toujours faire un travail pour nous rapprocher. Nous partageons des intérêts communs mais également des divergences, et c'est aussi souvent ce qui fait le prix des compromis auxquels nous sommes capables de parvenir. Nous avons des échéances importantes à venir avec l'Allemagne, dont l'anniversaire du traité de l'Élysée au début de l'année prochaine et le prochain Conseil des ministres franco-allemand où figurera le sujet de la défense. Nous essayons d'avancer sur des projets bilatéraux de défense, notamment le fameux SCAF, mais également sur les sujets européens portés dans le cadre de l'agenda de Versailles, comme la proposition de texte EDIRPA, qui a pour objet de faciliter les acquisitions conjointes de stock militaire avec un budget de 500 millions d'euros. La préférence européenne est à cet égard un point majeur.
Il faut reconnaître cependant qu'il y a aujourd'hui des difficultés dans l'application de ce concept. Nous avons un débat avec nos partenaires qui affirment qu'ils n'ont pas de tropisme américain mais que l'offre européenne n'existe pas ! Cette difficulté nous conforte dans l'idée que l'adoption de ce texte est fondamentale pour permettre de voir naître davantage de disponibilités européennes.
En ce qui concerne la COP27, la Commission européenne a des objectifs exigeants depuis longtemps sur ces sujets. Nous sommes les seuls à prendre des engagements aussi forts sur la planète, ce qui est très bien. Mais il ne faut pas être naïf : cela ne doit pas se faire au détriment de ce que nous sommes et de nos entreprises. C'est en cela que le MACF découle du bon sens et je me souviens des critiques de protectionnisme rencontrées à son sujet dès 2009, sous la présidence de Nicolas Sarkozy. A ces critiques, nous répondions vouloir éviter une situation où nous perdrions trois fois avec des entreprises qui délocalisent, entraînant un impact négatif pour l'environnement du fait des fuites de carbone, pour l'économie européenne et pour l'emploi. Dès juin 2009, un avis du secrétariat de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) a estimé le MACF juridiquement possible au vu de l'article 20 du GATT: il aura fallu ces dix années pour convaincre. Il est très important que l'Union européenne garde son engagement et ses ambitions climatiques, sans jamais tomber dans la naïveté.
Je ne vous ai pas parlé des inquiétudes qui sont les nôtres sur la législation américaine Inflation Reduction Act . Nous sommes à votre disposition pour en parler spécifiquement, car c'est une préoccupation majeure pour nous. Il faut saluer le fait que les États-Unis s'engagent fortement dans la transition énergétique. Cette législation est très bonne de ce point de vue ; toutefois, si subventionner massivement les entreprises qui sont prêtes à faire cette conversion se traduit par une désindustrialisation majeure de l'Europe vers les États-Unis, ce n'est pas acceptable. Enfin, si la voie de la négociation n'est pas suffisante, alors nous regarderons sérieusement les options européennes sur le terrain notamment du contrôle des aides d'État et de la politique commerciale et.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci, Monsieur le Secrétaire général.
La réunion est close à 11 h 05.