Jeudi 22 septembre 2022
Désignation de rapporteurs
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Avant de commencer l'audition prévue à notre ordre du jour, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) doit procéder à plusieurs désignations de rapporteurs, à la suite de la réunion du bureau qui s'est tenue le jeudi 15 septembre 2022. J'ai reçu les candidatures suivantes :
- pour une note scientifique sur les effets de la pollution lumineuse sur la biodiversité : Annick Jacquemet, sénatrice ;
- pour une audition publique sur les conséquences du réchauffement climatique sur la biodiversité : Florence Lassarade, sénatrice ;
- pour une étude sur la sobriété énergétique, sur saisine de la commission du développement durable de l'Assemblée nationale : Olga Givernet, députée, et Stéphane Piednoir, sénateur.
Je vous propose d'accepter ces candidatures.
L'Office désigne comme rapporteurs :
- pour une note scientifique sur les effets de la pollution lumineuse sur la biodiversité : Annick Jacquemet, sénatrice ;
- pour une audition publique sur les conséquences du réchauffement climatique sur la biodiversité : Florence Lassarade, sénatrice ;
- pour une étude sur la sobriété énergétique : Olga Givernet, députée, et Stéphane Piednoir, sénateur.
Je rappelle que l'Office procède à des études pour répondre aux saisines des bureaux et des commissions de chacune des deux assemblées. Il établit des notes scientifiques au format plus court que les rapports d'études et organise des auditions publiques en réunissant sur un sujet d'actualité des experts d'horizons variés.
C'est ce que nous faisons aujourd'hui sur le thème de l'alimentation ultra-transformée. Cette audition s'inscrit dans le cadre du travail que mène actuellement la sénatrice Angèle Préville pour établir une note scientifique sur les impacts de l'alimentation ultra-transformée.
Audition publique sur les impacts de l'alimentation ultra-transformée
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Chers collègues, chers invités, chers internautes qui nous suivez, je vous souhaite la bienvenue pour cette audition publique qui est la première que nous organisons depuis le renouvellement, à la fin du mois de juillet dernier, de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), à la suite des élections législatives.
L'Office a déjà travaillé sur des thèmes voisins. Je pense en particulier aux notes scientifiques que nous avons publiées sur les Enjeux sanitaires et environnementaux de l'huile de palme, sur les Enjeux sanitaires et environnementaux de la viande rouge ou encore, dernièrement, sur Le microbiote intestinal.
Je précise que l'audition de ce matin est diffusée en direct sur le site Internet et les comptes Facebook et Twitter du Sénat. Elle sera ensuite disponible en vidéo à la demande sur les sites de nos deux assemblées.
Par ailleurs, comme nous en avons pris l'habitude, les internautes ont la possibilité de soumettre des questions en ligne par l'intermédiaire de la plateforme dont le lien figure sur les pages internet de l'Office. Certaines questions pourront ainsi être posées aux participants à cette audition.
Le premier vice-président de l'Office, le sénateur Gérard Longuet, souhaite-t-il ajouter quelques mots à cette introduction ?
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Non ! Je suis impatient d'entendre nos invités.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je laisse à présent la parole à la sénatrice Angèle Préville pour introduire nos débats, qui se dérouleront sous la forme de deux tables rondes.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - L'alimentation est l'un des déterminants majeurs de la survenue de maladies chroniques dont le coût humain, social et économique est devenu considérable. Aussi, pour prévenir ces maladies, la promotion d'un régime alimentaire sain est un véritable impératif de santé publique.
En matière de nutrition, l'approche classique considère les aliments au regard de leur composition en nutriments. Cependant, le développement de l'alimentation industrielle a vu émerger une nouvelle vision fondée sur le degré de transformation subie par les aliments, les plus transformés d'entre eux étant dits « ultra-transformés » ; la définition communément admise les caractérise comme des « aliments ayant subi une transformation importante, c'est-à-dire utilisant des substances dérivées d'aliments (lactose, caséine, huile hydrogénée) et des additifs (colorants, arômes, exhausteurs de goût, agents de texture) ». Ces aliments ultra-transformés sont associés à d'importantes conséquences sanitaires.
Cette nouvelle classification figure par exemple dans le récent rapport d'information Surpoids et obésité, l'autre pandémie, réalisé au nom de la commission des affaires sociales du Sénat. Les rapporteurs y proposent notamment de faire évoluer l'algorithme et l'affichage du Nutri-Score pour mieux prendre en compte les aliments ultra-transformés et d'envisager l'instauration d'une taxe sur les aliments ultra-transformés.
Au travers de l'audition de ce jour, l'Office souhaite interroger cette nouvelle approche d'un point de vue scientifique. Dans un premier temps - ce sera l'objet de la première table ronde - nous allons explorer les conséquences de la consommation d'aliments ultra-transformés et réfléchir aux recommandations de politique nutritionnelle. Dans un second temps, nous nous intéresserons aux conséquences du développement de l'alimentation industrielle sur les habitudes et comportements alimentaires.
Alimentation ultra-transformée : quels impacts sur la santé humaine ? Quelle prise en compte dans les recommandations de politique nutritionnelle ?
La première table ronde est donc consacrée aux conséquences de l'alimentation ultra-transformée sur la santé humaine et à la place qui doit être donnée à cette question dans les recommandations de politique nutritionnelle. Nous avons le plaisir d'accueillir comme intervenants :
- M. Anthony Fardet, chargé de recherche à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) dans l'unité mixte de recherche (UMR) « Unité de nutrition humaine » ;
- Mme Mathilde Touvier, directrice de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et directrice de l'Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (Eren), ainsi que M. Bernard Srour, postdoctorant dans cette même équipe ;
- Mme Véronique Braesco, directrice de VAB-nutrition et membre correspondant de l'Académie d'agriculture de France.
M. Anthony Fardet, chargé de recherche à l'Inrae dans l'UMR « Unité de nutrition humaine ». - Merci de votre invitation. Je voudrais commencer par déclarer mes liens d'intérêts. Je suis membre de plusieurs comités scientifiques qui m'ont sollicité pour mes travaux, fondés sur une approche holistique d'une alimentation saine, durable, éthique : tout d'abord, des comités privés, comme Siga ; ensuite, des comités publics, comme Érasme-Centre d'excellence Jean Monnet sur le développement durable, ou le projet alimentaire territorial du Grand Clermont et du parc Livradois-Forez ; enfin, des comités associatifs.
La définition d'« aliment ultra-transformé » (AUT) provient de la classification brésilienne NOVA. Le concept est né en 2009. Il est globalement en phase, d'une part, avec la définition d'un aliment sain pour la santé globale, c'est-à-dire le moins transformé possible, d'autre part, avec l'attente des consommateurs, lesquels recherchent de plus en plus des aliments naturels.
Un aliment ultra-transformé est un aliment qui contient au moins un des marqueurs d'ultra-transformation (MUT), dont la finalité est principalement de modifier les propriétés sensorielles, à savoir le goût, la couleur, l'arôme et la texture.
On distingue quatre MUT : les additifs cosmétiques qui désignent les texturants, modificateurs de goût et colorants, qui représentent moins de 40 % du total des MUT ; les arômes qui touchent à l'aspect sensoriel olfactif ; les nutriments ultra-transformés que sont les glucides, lipides, protéines et fibres ultra-transformés (isolats de fibres, graisse hydrogénée, amidon, etc.) ; enfin, datant des années 1970 ou 1980, les procédés technologiques très dénaturants qui permettent de modifier nombre d'aliments et dont les plus connus sont la cuisson-extrusion, que l'on retrouve dans les galettes de riz soufflées ou dans les céréales du petit-déjeuner à destination des enfants.
Le point commun de ces marqueurs est qu'ils sont tous associés à une matrice très dégradée ou artificialisée. Additifs, arômes et nutriments ultra-transformés sont principalement issus de la « fragmentation » alimentaire : l'on craque des aliments, à l'image du pétrole, pour en isoler les briques élémentaires. Cela dépasse les procédés classiques, thermiques, mécaniques et fermentaires, d'où le mot « ultra ». Les briques alimentaires ainsi isolées peuvent être recombinées dans de nouveaux aliments ou ajoutées à de vrais aliments pour en modifier les aspects sensoriels, en tant qu'agents cosmétiques.
Les MUT sont un concept empirique et holistique : la classification NOVA part du réel, par empirisme, pour élaborer, par induction, de nouvelles théories, dites unificatrices ou « holistiques ». En suivant une telle approche, nous avons constaté qu'il existait dans les cuisines quatre groupes d'aliments.
Le groupe n° 1 comprend les aliments peu ou pas transformés, mono-ingrédients, tels que les fruits frais ou le lait.
Le groupe n° 2 comprend les ingrédients culinaires utilisés de longue date, comme le sucre, les épices, le sel, le poivre, les huiles, etc.
Le groupe n° 3 comprend les aliments transformés, issus de l'ajout des ingrédients culinaires (groupe n° 2) aux aliments simples du groupe n° 1. Ces aliments permettent d'accroître tant la conservation à petite échelle que la palatabilité, c'est-à-dire les propriétés sensorielles. Ce groupe n° 3 comprend les plats faits à la maison, le fromage, le pain traditionnel, ainsi qu'environ 30 % des aliments industriels. L'industriel peut donc être de qualité !
Le groupe n° 4, enfin, ressemble au groupe n° 3, mais comprend une liste d'ingrédients bien plus longue, lesquels ne se retrouvent normalement pas en cuisine, du fait de leur origine strictement industrielle. Citons les ingrédients additifs, purifiés, cosmétiques qui permettent d'améliorer les propriétés sensorielles et d'avoir des durées de conservation très longues et à grande échelle.
Ces aliments du groupe n° 4 tendent à se substituer aux aliments du groupe n° 3. Le pain de mie et les céréales destinées au petit-déjeuner des enfants remplacent le vrai pain, le soda en Amérique du Sud remplace l'eau, les arômes peuvent remplacer les vrais fruits. Le danger est de détourner des aliments du groupe n° 3 au profit d'aliments qui les imitent.
Le concept d'ultra-transformation est fondé sur la preuve de concept que la matrice alimentaire, c'est-à-dire la structure de l'aliment, est le vecteur des nutriments, gouvernant de ce fait leurs effets sur la santé.
Il est important de distinguer les causes et les effets. Les matrices alimentaires dégradées et artificialisées sont les causes : elles s'étudient selon une approche holistique en préventif. Les effets secondaires, quant à eux, s'étudient davantage selon une approche réductionniste, c'est-à-dire en se focalisant sur des parties de l'ensemble.
Commençons par les causes. À en croire la littérature scientifique, consommer beaucoup de ces aliments ultra-transformés peut entraîner une consommation en excès de calories de 20 %, provenant principalement des sucres et graisses ajoutés, d'une moindre mastication et satiété et, par conséquent, d'une consommation calorique par minute plus importante. Cela se traduit par un excès de sel et, pour les féculents ultra-transformés, par un index glycémique plus élevé.
Toutes les études montrent que les aliments ultra-transformés sont en général plus pauvres en micronutriments protecteurs. Ils peuvent contenir de nombreux xénobiotiques, c'est-à-dire des composés étrangers au corps humain, que ce dernier n'avait donc pas l'habitude d'ingérer avant que ne se développe leur consommation en masse depuis quarante à cinquante ans : mentionnons, par exemple, les résidus de pesticides, les additifs de synthèse, les amidons modifiés, les graisses hydrogénées, qui n'existent pas dans la nature. Qui plus est, les composés bioactifs peuvent entrer en synergie ; les additifs peuvent dès lors présenter un potentiel effet cocktail, hypothèse encore guère étudiée. Des perturbateurs endocriniens en puissance peuvent être présents.
Voilà autant de causes pouvant former un cocktail idéal pour faire le lit des premières dérégulations métaboliques : surpoids, obésité, diabète de type 2, stéatose hépatique, dite « maladie du foie gras humain ». Peuvent s'ensuivre des maladies chroniques plus graves encore.
Passons à présent aux effets. L'approche réductionniste est utile, mais elle relève d'un plus long terme. Aura-t-on le temps de décortiquer tous les mécanismes à l'oeuvre ? Additifs, arômes, xénobiotiques : les combinaisons peuvent être des millions !
Dès lors, privilégions l'action en amont. Il suffit de s'attaquer à la cause, c'est-à-dire à l'aliment ultra-transformé, pour s'attaquer aux conséquences. Ce qui pose problème, c'est un ensemble, non une partie. La question est multidimensionnelle : la santé est seulement la partie émergée de l'iceberg. La partie immergée est le système socio-économique qui sous-tend l'ultra-transformation et qu'il faut questionner.
La consommation globalisée et massive des aliments ultra-transformés est liée à de multiples enjeux de sécurité : alimentaire, sanitaire, nutritionnelle santé, socio-économique et environnementale.
Deux de ces sécurités sont assurées, avec efficacité, par ces aliments : la sécurité alimentaire, en fournissant des calories plutôt bon marché et accessibles au plus grand nombre, et la sécurité sanitaire, car il s'agit d'aliments sûrs d'un point de vue toxicologique, pouvant se conserver très longtemps et être transportés sur des milliers de kilomètres.
Ces aliments contreviennent cependant aux trois autres sécurités : environnementale, nutritionnelle santé, socio-économique.
Du point de vue environnemental, posons la question : d'où sont issus les MUT ? La majorité d'entre eux provient d'élevages très intensifs, associés à de la maltraitance animale, ou de monocultures très intensives, à savoir une agriculture pauvre en biodiversité. Les MUT sont aussi associés à une pollution plastique, avec le suremballage ; ils sont également liés à l'utilisation massive d'engrais, de pesticides, d'herbicides, mais aussi à la déforestation, par exemple pour produire du soja servant à nourrir des animaux en feed-lots en Amérique du Nord. Les produits animaux ultra-transformés, du fait de leur lien avec une agriculture très intensive, représentent une menace pour l'agriculture paysanne.
Du point de vue nutritionnel santé, les aliments ultra-transformés sont associés à des risques accrus de maladies chroniques multiples et ils entraînent une stagnation de l'espérance de vie en bonne santé. Par conséquent, leurs coûts cachés sont très importants : ils procurent des calories bon marché à court terme, mais dont le coût à long terme est lourd tant pour l'environnement que pour la santé. Pour un euro d'aliments achetés en Europe, le coût caché est estimé à deux euros !
Du point de vue socio-économique, enfin, la menace vient du fait que ces aliments ont plutôt vocation à être consommés de manière isolée. Ils sont dès lors associés à une vie sociale fragmentée, qui ne favorise pas le partage du repas entre amis, en famille ou en groupe. En outre, les plus pauvres, dans les pays occidentaux, consomment davantage de ces aliments ; l'ultra-transformation est donc associée à des inégalités sociales de santé. Les AUT peuvent même menacer les traditions culinaires et éloigner les plus jeunes de leurs plats locaux et traditionnels, en proposant des aliments hyperstandardisés à l'échelle de la planète, des goûts faciles d'accès exacerbés, éloignant de ceux, subtils, des vrais aliments.
J'en viens à quelques points de conclusion fondés sur mes travaux.
Premièrement, les approches holistique et réductionniste sont complémentaires et doivent absolument coexister, formant une pensée complexe. Cependant, il faut commencer par le global et choisir ses aliments selon le degré de transformation, et non, à l'inverse, opérer une sélection selon les nutriments et la composition.
Deuxièmement, au vu de l'urgence actuelle, peut-on prendre le temps de tout décortiquer, en suivant une approche réductionniste ? Les enjeux de causalité au sens strict, et non de simple association, sont évidemment très importants, mais il s'agit d'une démarche scientifique différente, utile, mais sur du plus long terme. Elle ne me paraît pas indispensable pour encourager d'ores et déjà à réduire la part d'aliments ultra-transformés dans l'alimentation, comme l'indique le dernier programme national nutrition santé (PNNS), dont les auteurs proposent une réduction de 20 % de cette consommation. De toute manière, quand bien même l'on identifierait une partie délétère de ces aliments, quelles seraient les améliorations pour la société ? S'agirait-il seulement de remplacer un additif par un autre marqueur ? Le problème vient du tout, pas d'une partie ; le temps perdu ne sera pas rattrapable.
Troisièmement, il existe à l'heure actuelle des preuves ou des convergences d'indices suffisantes pour appliquer le principe de précaution. Il existe plus de cent études épidémiologiques, dont plus de 25 % sont robustes, c'est-à-dire longitudinales. L'effet ubiquitaire est intéressant à souligner : les conséquences, délétères, des aliments ultra-transformés sur les maladies chroniques sont les mêmes quelles que soient les populations sur la planète, dès lors qu'ils sont consommés en quantité, et ce de manière presque générique, au-delà des facteurs environnementaux.
Quatrièmement, on observe la mise en place d'initiatives concrètes, par les transformateurs, artisans ou industriels, de la restauration collective, les professionnels de santé et les consommateurs, pour reconnaître, les aliments ultra-transformés et réduire leur consommation. Je participe à un tel projet depuis 2017 : l'indice Siga. Suivant la définition voulant qu'un aliment sain soit le moins transformé possible, il faut pour les technologues prendre la voie d'aliments moins transformés, en respectant les matrices alimentaires et la complexité de l'aliment.
L'ensemble de mon propos a été conceptualisé pour le grand public au travers de la règle des 3V, qui a fait l'objet d'une dizaine d'articles : « vrai, végétal, varié ».
Mme Mathilde Touvier, directrice de recherche à l'Inserm et directrice de l'Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN). - Ma présentation vise à faire un état de ce que l'on sait sur les impacts de l'AUT et de ses effets sur la santé. Malgré les progrès évidents de la transformation des aliments au fil des siècles, et leurs bénéfices au niveau tant de la microbiologie que de la praticité d'utilisation ou de l'accessibilité, est-on allé trop loin, au mépris de la santé ?
Du point de vue de la composition nutritionnelle, les produits ultra-transformés onten moyenne une plus forte teneur en sucre ou en sel, et contiennent moins de fibres, de vitamines et de minéraux ; ils sont généralement associés à des additifs alimentaires, posant des questions de santé à long terme. Certaines études, bien qu'elles soient encore expérimentales, in vitro ou in vivo, sont alarmantes, d'autant plus que les contaminants peuvent être liés aux procédés de transformation eux-mêmes ou provenir des matériaux d'emballage.
Les études internationales portant sur les liens entre ultra-transformation et santé ont, pour la plupart, été fondées sur la classification NOVA. Les aliments en question ont subi d'importants procédés de transformation, à la fois physiques et chimiques : traitement par friture, hydrolyse, extrusion, additifs alimentaires, etc. Une banane ultra-transformée a la forme, l'odeur et le goût de la banane, mais ne contient pas un gramme de banane...
Tous les produits industriels ne sont pas nécessairement ultra-transformés. Une soupe complètement industrielle peut avoir une composition tout à fait similaire à celle que l'on aurait faite à la maison ; une soupe au sirop de glucose déshydraté sera par contre ultra-transformée.
Dans les études épidémiologiques, la France se situe dans la moyenne : les aliments ultra-transformés représentent entre 30 % et 35 % des apports énergétiques totaux moyens, d'après l'étude nationale nutrition santé (ENNS), représentative de la population globale ; aux États-Unis, il s'agit plutôt de 57 à 58 %.
La cohorte NutriNet-Santé a permis de se pencher plus avant sur les enjeux sanitaires. Lancée en 2009, cette étude représente, dans le monde, la première web-cohorte d'une telle taille consacrée aux relations entre nutrition et santé. Elle réunit actuellement plus de 173 000 adultes participants, lesquels remplissent régulièrement des questionnaires pour étudier leurs comportements alimentaires. Les expositions liées à l'alimentation sont ainsi évaluées très finement, tout en prenant en compte d'autres paramètres liés au mode de vie : tabagisme, prise de médicaments... Ces informations importantes permettent d'ajuster nos modèles et de prendre en compte ces différences de comportement associées également aux consommations alimentaires et au risque de pathologies.
Durant ces treize années de suivi, plus de 5 000 cas de cancers sont apparus, ainsi que 1 600 maladies cardiovasculaires, sans compter les autres pathologies. Un comité médical valide ces événements de santé, en lien avec les bases de données de l'assurance maladie. Nous disposons par conséquent des informations nécessaires pour analyser les effets sanitaires des aliments selon leur degré de transformation, et, pour aller plus loin encore, leur composition en additifs, à l'aide du scan de code-barres permettant d'établir un lien avec la base Open Food Facts.
Pour ne citer qu'un exemple, l'étude portant sur le diabète de type 2 permet d'observer une relation entre la part d'aliments ultra-transformés dans le régime alimentaire et l'augmentation, au fil du suivi, du risque de diabète. L'augmentation était quasi linéaire : plus la part des aliments ultra-transformés augmentait, plus le risque de diabète de type 2 au cours du suivi augmentait également. Même chose pour les trajectoires de poids et l'apparition de surpoids et d'obésité. La plus forte augmentation de poids au cours du suivi était celle des participants qui avaient la plus forte part d'aliments ultra-transformés dans le régime alimentaire. Le lien avec le risque de cancer, globalement, apparaît aussi dans cette étude, notamment pour le cancer du sein. Une corrélation est également établie avec le risque de maladies cardiovasculaires, coronariennes, cérébrovasculaires tels que l'AVC, etc. Peuvent de même être mesurés au fil de l'étude le taux de mortalité associé à cette alimentation, le risque de symptômes dépressifs, les troubles fonctionnels digestifs, etc.
Ces conclusions de l'étude NutriNet-Santé ont été synthétisées dans les Cahiers de Nutrition et de Diététique ; leur publication dans de grands journaux a fait l'objet de multiples évaluations par les pairs. Les analyses de sensibilité dans ces articles montrent la robustesse des résultats. Cela a permis d'intégrer la limitation des aliments ultra-transformés dans le PNNS.
Avant que l'on commence à travailler sur l'étude NutriNet-Santé en 2018 d'un point de vue étiologique, il existait seulement quelques études prospectives, c'est-à-dire suivant les participants dans le temps pour mesurer l'apparition des maladies, qui portaient uniquement sur la dyslipidémie et la variation de poids ; le constat vaut pour le monde entier. Depuis notre étude, les recherches ont connu un développement très important au niveau international, venant pour beaucoup confirmer les résultats observés dans NutriNet-Santé sur certaines pathologies, tout en en étudiant d'autres, au travers de plus de cinquante études prospectives établissant les relations entre aliments ultra-transformés et santé. L'ensemble de ces études épidémiologiques a été synthétisé dans un article du Lancet Gastroenterology and Hepatology publié cet été : « The global burden of cancer attributable to risk factors, 2010-19 : a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2019 ».
Lorsque nous pressentons, ce qui est le cas, les conséquences délétères de la consommation d'aliments ultra-transformés sur la santé, nous n'avons pas la possibilité de mettre en place ce qu'on appelle des essais contrôlés randomisés à long terme, lors desquels on donnerait pendant des années de tels aliments à un groupe de personnes et des aliments considérés comme « sains » à un autre : il ne resterait qu'à regarder qui meurt le plus vite, qui a le plus de cancers, etc. Éthiquement, c'est totalement impossible ! En revanche, des essais de très court terme, qui ne mettent pas en danger la vie des participants, sont réalisables : l'équipe du docteur Kevin Hall a ainsi démontré que, en quinze jours à peine, les aliments ultra-transformés avaient des conséquences sur le métabolisme, sur la prise de poids, grâce à un tel essai randomisé.
En termes de perspectives, depuis maintenant deux ou trois ans, nous essayons de tirer la ficelle de cette pelote complexe que sont les aliments ultra-transformés, pour tenter de comprendre les liens de cause à effet avec la santé. Les études, nombreuses, présentent les conclusions des plus cohérentes ; toutefois, pour vraiment conclure à une association causale, il faut aller plus loin dans la compréhension des mécanismes. Un important projet de recherche, financé notamment par l'Union européenne, l'Institut national du cancer et le ministère de la santé, permet d'aller plus avant : les additifs sont-ils la cause recherchée ? Quels additifs ? Agissent-ils seuls ou en cocktail ? Le projet « Additives », financé par l'ERC (European Research Council) permettra également d'aller plus loin.
Avec NutriNet-Santé, nous avons la chance d'accéder à une information très fine sur les aliments, au point de disposer du nom et de la marque des produits : un tel niveau de détail, unique dans le monde, permet d'aller jusqu'à prendre en compte la composition en additifs. Ainsi, nous avons pu étudier, au niveau de la population française, quels étaient les additifs les plus consommés, les cocktails les plus fréquemment consommés, pour quels liens avec les pathologies chroniques, par exemple au sujet des nitrites, des nitrates et du cancer. Une publication datant du printemps 2022 établit une corrélation entre consommation intense d'édulcorants et risque de cancer ; le 8 septembre 2022, dans le British Medical Journal, une analyse est parue sur les rapports entre les maladies cardiovasculaires et, à la fois, l'aspartame, l'acésulfame K et la sucralose. Ces études méritent confirmation dans d'autres populations et par des travaux expérimentaux.
Du fait de ces preuves épidémiologiques de plus en plus nombreuses et malgré des résultats restant à confirmer, suffisamment d'éléments sont à disposition pour que les pouvoirs publics décident d'inclure ces aliments ultra-transformés dans leurs recommandations sanitaires : France, Brésil, Israël l'ont fait. Un levier d'action est l'information des consommateurs, qui peut passer par l'étiquetage.
Pour conclure, il ne faut pas perdre de vue la vision multidimensionnelle de l'alimentation. En ce qui concerne l'aspect nutritionnel, manger trop gras, trop sucré, trop salé et pas assez de fibres a des effets délétères sur le cardiométabolisme, les cancers et toutes les pathologies chroniques : c'est prouvé. Le Nutriscore apporte l'information sur la qualité nutritionnelle globale des aliments. Un logo tel que celui du label Agriculture Biologique informe sur les contaminants liés au mode de production, par exemple les pesticides. Un essai randomisé est actuellement conduit dans NutriNet pour tester l'ajout d'une mention graphique au Nutriscore, avec un cadre noir par exemple, qui permettrait d'indiquer, s'il est présent, que l'aliment est ultra-transformé. Le consommateur aurait sur l'emballage l'ensemble des informations pour prendre une décision éclairée par rapport à l'impact sur la santé des aliments qu'il consomme.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Merci beaucoup pour ce bel exposé.
Mme Véronique Braesco, directrice de VAB-nutrition, membre correspondant de l'Académie d'agriculture de France. - Je vous remercie de m'avoir conviée à cette audition. Je me présente brièvement : j'étais directrice de recherche à l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) en nutrition humaine et j'ai dirigé le Centre de recherches en nutrition humaine d'Auvergne (CRNH). J'ai été responsable au début des années 2000 de la recherche en nutrition du groupe Danone. Depuis une quinzaine d'années, je dirige la société de conseil que j'ai fondée en vue d'apporter un conseil scientifique en nutrition aux entreprises de l'agroalimentaire. Je suis par ailleurs membre correspondant de l'Académie d'agriculture de France dans la section « Alimentation », mais je m'exprime aujourd'hui en mon nom propre.
Dans l'expression « aliments ultra-transformés », nous retrouvons explicitement la notion de « transformation d'aliments », donc de technologie alimentaire. On ne peut que s'étonner de voir à quel point les technologues de l'alimentation, en particulier les chercheurs, sont relativement absents de ces débats. Leur convocation serait souhaitable.
Tous nos aliments proviennent de matières premières transformées et assemblées. Personne ne remet en cause les bénéfices de ces opérations. Néanmoins, et c'est là que réside le problème, l'intensité et la complexité de chacune de ces transformations sont extrêmement variables, notamment pour obtenir des produits standardisés ou ajouter des additifs. Certains aliments peuvent être qualifiés d'« hyper » ou d'« ultra » transformés, mais il s'agit d'un continuum et non d'une catégorisation binaire entre les aliments « ultra-transformés » et les autres.
À ce stade, et contrairement à ce que pourraient suggérer les présentations précédentes, il faudrait à mon sens définir scientifiquement et le plus rigoureusement possible la notion d'aliments ultra-transformés. Cela permettrait de classer ceux-ci en fonction de leur degré de transformation. Du point de vue scientifique, une classification est une méthode qui doit être validée et répondre à des critères de qualité. On peut aujourd'hui s'interroger sur la clarté de la notion, sur le caractère opérationnel de notre définition de l'aliment ultra-transformé, ainsi que sur la validité méthodologique des outils proposés, en particulier pour la classification NOVA - de loin, la plus utilisée.
Nous avons mené avec certains de nos collègues du secteur public un travail spécifique sur cette dernière classification. Nous avons dégagé une grande hétérogénéité parmi les classements opérés par les 170 professionnels de l'alimentation interrogés. Pour l'une des listes testées, les trois quarts des produits ont été majoritairement classés en NOVA 4, ce qui correspond aux aliments ultra-transformés. Surtout, un quart des aliments était classé de manière beaucoup plus hétérogène, parfois en deux classes ou répartis sur les quatre classes. La corrélation entre les évaluateurs s'établit à 0,32, ce qui est relativement faible pour un tel outil. La concordance parfaite serait en effet de 1. On peut s'en approcher si la classification utilisée est fondée sur un algorithme structuré tel que le Nutri-Score. Or les critères de NOVA ne sont pas organisés en algorithmes ou en logigrammes non ambigus. Selon la façon dont on interprète les critères de NOVA, les yaourts nature non sucrés, par exemple, peuvent être classés en NOVA 1 - pas ou très peu transformés -, 3 - légèrement transformés -, ou 4 - transformés.
L'outil utilisé peut être considéré comme non robuste, car la classification dépend de l'opérateur. C'est le cas de toutes les classifications existantes, à l'exception de celle qui est issue du travail actuellement mené par Isabelle Souchon au sein de l'Inrae. Elle est intéressante en ce qu'elle évalue le degré de transformation des aliments et dote chacun d'eux d'un score chiffré selon un algorithme bien structuré. Cette méthode n'est pas encore aboutie, mais elle représente un premier pas en vue d'une validation.
Si l'absence de reconnaissance scientifique ne remet pas en cause l'intérêt des études concernant les effets de la transformation des aliments pour la santé, force est de constater que ces travaux s'appuient sur une classification qui n'est pas assez rigoureuse. Cela peut entraîner des incohérences, comme l'a montré un travail récent réalisé selon une méthodologie voisine de la cohorte NutriNet. L'étude a porté sur l'association entre les marqueurs cardiométaboliques et l'augmentation de 5 % de la consommation d'aliments ultra-transformés, selon qu'ils étaient déterminés par NOVA ou par trois autres classifications similaires. Les résultats posent question, car ils diffèrent de manière significative.
Par ailleurs, cette classification NOVA ne garantit pas une exploration très scientifique d'un lien entre les aliments ultra-transformés et la santé. Si ce lien existe, d'où vient-il ? Est-il lié à la texture des aliments, à la présence d'additifs, au marketing ? Quel élément est prépondérant ? Les classifications actuelles n'aident pas à comprendre le phénomène. Il faudrait améliorer les transformations existantes au lieu de vouloir tout supprimer.
Autre faiblesse de cette classification : elle ne permet pas de rendre compte du continuum dans la transformation. Un score chiffré serait beaucoup plus fin, d'autant que les industriels comme les consommateurs doivent pouvoir s'y fier. On peut mettre un bandeau noir sur le Nutri-Score, mais il sera systématique pour certains produits ! Le risque de confusion augmentera chez les consommateurs et les médias. Le raccourci entre « aliments industriels » et « aliments dangereux pour la santé » me paraît excessif. La seconde partie de cette table ronde abordera, je l'espère, les conséquences économiques et sociologiques de ces points de vue.
Avant d'envisager une réglementation en la matière, il faudra se doter d'un outil plus rigoureux ; à défaut, les contentieux seront sans fin.
En conclusion, il faut effectivement examiner la relation entre les aliments ultra-transformés et la santé. Toutefois, pour ce faire, les outils actuels ne sont pas objectifs et optimaux. Une démarche scientifique rigoureuse garantirait une plus grande sérénité des débats.
Je suis prête à répondre à toutes les questions, en particulier à celles que je n'ai pas eu le temps d'aborder.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Nous passons à présent aux questions-réponses, en commençant par les interrogations des parlementaires, puis celles des internautes.
Personnellement, je m'interroge sur le manque d'information des consommateurs. Ils n'ont pas conscience des matrices dégradées et artificialisées. En outre, les aspects multidimensionnels de l'alimentation ultra-transformée peuvent être difficiles à appréhender et à hiérarchiser. Comment informer efficacement le consommateur ? Est-il envisageable de créer un logo alimentaire multidimensionnel ? Par ailleurs, quel est l'impact des emballages plastiques ? Vos études ont-elles intégré ce facteur ?
M. Anthony Fardet. - Les emballages ne font pas partie de mon domaine de compétences.
Mme Véronique Braesco. - Il en est de même pour moi. Je dirai juste que l'emballage, aujourd'hui, n'a pas grand-chose à voir avec la transformation ou non des aliments. Des aliments très peu transformés peuvent être emballés dans du plastique.
M. Anthony Fardet. - On constate néanmoins un suremballage des produits ultra-transformés en raison du nombre beaucoup plus important de portions individualisées.
Mme Mathilde Touvier. - Et leur durée de conservation en général plus longue entraîne un contact prolongé avec l'emballage plastique.
Nous avons effectivement affaire à un ensemble holistique de produits alimentaires très divers, qu'il s'agisse de leur emballage, de leur composition et de leur transformation. Se pose alors la question d'une définition réglementaire et non ambiguë - je rejoins Véronique Braesco sur ce point -, pour agir notamment sur l'étiquetage et l'information du consommateur. Nous avons insisté pour que cette réflexion soit soumise à l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses).
En dépit des questionnements liés à la classification, la robustesse des résultats épidémiologiques démontrant l'augmentation des risques de maladies nous encourage à délivrer un message. Le travail est devant nous, mais il ne faut pas laisser croire qu'on ne peut rien faire. En attendant que la recherche progresse, nous devons agir en vertu du principe de précaution. Cela passera par l'information du consommateur et une action conjointe avec une instance officielle telle que l'Anses. Comme Isabelle Souchon, nous avons intégré le score de process dans la base de données NutriNet. Nous allons d'ores et déjà étudier les premiers résultats, car les risques des aliments ultra-transformés semblent se dessiner.
M. Anthony Fardet. - Nous avons eu le même problème avec la définition des céréales complètes - wholegrain cereals -, qui a évolué. Plus de cent études épidémiologiques ont été engagées en la matière. Il manque une liste exhaustive des marqueurs de l'ultra-transformation.
Mme Véronique Braesco. - Selon moi, le bon benchmark est le Nutri-Score, qui fonctionne avec une liste de marqueurs combinés par des pondérations. Des discussions seront bienvenues à ce sujet. En revanche, vouloir travailler avec la classification NOVA en l'état ne me paraît pas très responsable. D'un autre côté, si l'incitation à ne pas consommer est trop forte, les effets seront délétères.
Mme Mathilde Touvier. - Nous sommes tous d'accord : informer ne signifie pas qu'il faille empêcher de consommer ; aucun aliment n'est interdit a priori. Il convient juste d'alerter sur les risques pour la santé.
De nombreuses études démontrent maintenant un lien entre l'ultra-transformation et la santé. L'information est délivrée de façon un peu dichotomique, alors que la plupart de ces aliments n'ont peut-être aucun effet sur la santé. Mais il ne faut pas passer à côté de la prévention ! Dans quelques années, l'identification sera plus précise, ce qui permettra d'agir sur la réglementation avant l'étiquetage.
Mme Véronique Braesco. - La classification sera importante pour tous les produits susceptibles de porter le logo. Il faut se donner un peu de temps pour envisager les choses de manière un peu plus subtile.
M. Anthony Fardet. - L'ultra-transformation, localisée au départ dans les pays anglo-saxons, s'est généralisée partout après-guerre. Il existe à mon sens un parallèle entre l'industrialisation massive et l'ultra-transformation, dont le paroxysme a été atteint dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Il en est résulté une augmentation importante des maladies chroniques.
Notre société est assez réductionniste. Cela se justifie, mais il faut aussi questionner l'ensemble eu égard aux millions de combinaisons possibles. Je crains que le processus ne soit sans fin.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je veux vous dire tout le bonheur qu'un sénateur d'un département agroalimentaire, à dominante de production laitière, ressent en entendant les différents intervenants. Je remercie Mme la rapporteure d'avoir mis ce sujet à l'ordre du jour. Si j'avais mauvais esprit, je dirais que le préfixe « ultra » est par définition négatif... Cela rend le débat passionné - tant mieux ! Je remercie les trois intervenants, qui ont tous apporté des éclairages majeurs.
Je souscris aux propos de M. Fardet sur les infrastructures et la logique du système, sujet ô combien important. Mme Touvier nous a montré combien nous devenions sérieux sur les excès des additifs. Toutefois, le principe de précaution ne devrait pas entraîner la paralysie. Mme Véronique Braesco préconise une approche plus empirique et mesurée.
En matière d'alimentation, la rareté n'est pas si éloignée et peut réapparaître à l'aune de la crise ukrainienne. Les additifs ont toujours pour effet de combattre le manque de production, et ce grâce au stockage et aux conditionnements divers. L'alcool est d'ailleurs une façon de conserver les fruits. À ce propos, l'apparition du chemin de fer a tué la vigne au nord de la Loire !
L'élargissement du marché peut conduire à des chocs culturels, car l'attitude à l'égard de la nourriture évolue. Ainsi, l'accès aux protéines animales - ancien en France, où la consommation de viande s'est généralisée à partir des XIXe et XXe siècles, et qui se développe en Chine - modifie les comportements alimentaires. En outre, l'action des protéines animales ingérées dans l'enfance influe sur la croissance.
Le stockage, l'élargissement des marchés et l'abondance de l'offre alimentaire aboutissent à une surenchère dans la diversité des produits et la politique des marques qui l'accompagne. On en vient ainsi à modifier les additifs pour flatter certaines tendances, sur la texture des aliments par exemple, dont l'acceptabilité culturelle peut varier selon les pays.
Il ne faudrait pas en venir à paralyser tout un secteur d'activité, par ailleurs extraordinairement créatif et très contrôlé, par l'application d'un principe de précaution conduisant à brider toute initiative. Cependant, il faut accepter le débat, fût-il conflictuel, pour tenter de concilier la diversité de l'offre et la recherche de produits nouveaux avec le souci d'éviter un apport d'additifs qui soit une source identifiée de troubles de santé. L'innovation n'est pas une réponse absolue en la matière, et retrouver une alimentation purement naturelle me paraît une idée illusoire digne de Bouvard et Pécuchet. Il serait raisonnable d'avancer sur cette question à l'aune du regard critique et amusé de Flaubert, sans interdire toute évolution. La démocratie permet d'en débattre sans s'enfermer dans des positions théologiques.
M. Moetai Brotherson, député. - La qualité de certains aliments jugés non transformés - un morceau de viande, par exemple, ou une bouteille de lait - varie en réalité selon le processus qui a conduit à leur élaboration, par l'utilisation d'intrants par exemple.
Au vu des difficultés qui se présentent pour le pouvoir d'achat et de l'augmentation de la pauvreté dans certains territoires, quel sera l'impact du Nutri-Score ou de la classification NOVA sur l'acte d'achat des consommateurs ? Ce dernier ne sera-t-il pas uniquement conditionné par le prix des produits ?
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - J'ajoute à ces interrogations une question des internautes : des études ont-elles été réalisées quant à la part de l'alimentation ultra-transformée dans l'alimentation infantile ? Quels sont les impacts de ces aliments notamment dans les petits pots, assiettes à réchauffer et biscuits ?
M. Anthony Fardet. - L'alimentation infantile présente un taux de transformation plus élevé que l'alimentation pour adultes. L'ultra-transformation représente en effet, en France, 46 % des calories ingérées par jour par les enfants, contre un tiers chez les adultes. Les enfants sont d'ailleurs des cibles privilégiées pour les publicités de ces produits.
Si l'ultra-transformation de l'alimentation répond bien aux préoccupations des consommateurs relatives au prix des aliments et au temps nécessaire pour la préparation des repas, puisqu'elle propose des plats tout préparés, pour un coût peu élevé - les produits ultra-transformés sont ainsi 57 % moins chers à l'achat que les produits peu transformés en Belgique -, la question se pose de savoir quelle valeur l'on donne à l'alimentation. Cette alimentation en apparence peu chère présente en effet des coûts cachés sur le long terme, pour la santé publique comme pour l'environnement. L'alimentation soutient la vie : doit-elle réellement être payée si peu cher ?
De plus, il est possible de manger sain et de végétaliser davantage son assiette en achetant ses produits en hypermarché, sans dépenser beaucoup plus. Ce changement demande un peu d'efforts, mais ensuite cela vient tout seul.
Mme Véronique Braesco. - Ce changement requiert également un certain niveau de connaissance, dont manquent nombre de nos concitoyens. Une véritable éducation alimentaire est nécessaire.
Mme Mathilde Touvier. - Plusieurs études épidémiologiques prospectives montrent que certaines dérégulations métaboliques comme l'obésité peuvent conduire à des maladies chez les enfants. En outre, certains plats préparés ultra-transformés se révèlent plus onéreux que des légumes de saison, des pâtes complètes et de la viande fraîche. Il est possible de manger autrement sans dépenser davantage.
La question est de savoir quelle politique de prix l'on instaure afin de favoriser l'accès aux aliments dont l'impact nutritionnel est positif. Le critère du prix demeure en effet l'un des premiers déterminants de choix des aliments pour de nombreuses personnes à bas revenus. Cependant, une information simple comme celle du Nutri-Score a un impact plus fort sur les intentions d'achat de ces populations que sur celles des catégories socioprofessionnelles supérieures déjà sensibilisées à ces questions. De telles démarches d'information des consommateurs, simples et bien ciblées, peuvent donc contribuer à réduire les inégalités de santé.
L'idée n'est pas de paralyser l'innovation en alertant trop sur ce sujet. Les études en cours sur les additifs permettront d'ailleurs de distinguer ceux qui ne posent aucun problème, à mon sens majoritaires, des autres. Sur les 330 additifs existants, une cinquantaine seulement présente un impact réel sur la santé. La plupart des autres sont de nature cosmétique. Leur utilisation ne soulève aucune difficulté tant qu'elle n'entraîne aucun problème de santé, mais si elle présente des risques, notamment pour la santé des enfants, des arbitrages doivent être effectués, prenant en considération à la fois les enjeux de santé publique et les intérêts économiques en présence.
Mme Véronique Braesco. - Au-delà du seul prix des aliments, il faut tenir compte du temps nécessaire pour les acheter et les cuisiner. Un travail de recherche français récent mené sur cette question a montré qu'une personne qui travaille manque de temps pour le faire. Il faut faire attention à la dimension culpabilisante du discours consistant à dire qu'il est possible de se nourrir mieux sans dépenser davantage. De plus, même si des progrès ont été réalisés en matière d'égalité entre les hommes et les femmes, si l'on promeut ainsi la préparation de repas à la maison, dans la majorité des cas la cuisine risque de demeurer l'apanage des femmes, ce qu'il conviendrait d'éviter.
Par ailleurs, une connaissance fine de la technologie industrielle des aliments serait bienvenue. Nombre d'additifs ne sont pas des conservateurs, mais sont importants pour la fabrication même de certains aliments.
Enfin, je crois qu'il existe plus de 330 additifs.
Mme Mathilde Touvier. - Il existe également des arômes et des auxiliaires technologiques, mais les additifs répertoriés réglementairement sont au nombre de 330.
La question du temps est effectivement majeure, pour nous tous qui travaillons. Pour prendre mon exemple personnel, depuis que je me suis intéressée au sujet de l'ultra-transformation des aliments, je me suis exercée à préparer des repas tous les jours. Or j'ai constaté qu'il était possible de le faire sans que cela prenne trop de temps, car certains plats nutritionnellement intéressants peuvent se cuisiner rapidement.
Mme Véronique Braesco. - Je crains que vous ne soyez pas représentative de la majorité de nos concitoyens.
M. Anthony Fardet. - Plusieurs sondages font état d'une recherche d'aliments plus naturels dans la population. Pour autant, il ne s'agit pas de revenir à la naturalité. Nous ne questionnons pas la transformation et ne diffusons pas de message anti-industriel, au contraire. Tout est une question de degré. Parmi les aliments industriels, 28 % à 30 % sont de bonne qualité. Pour d'autres, une véritable dérive a pu s'opérer. Certains aliments comme les substituts de steaks végétaux ne sont ainsi qu'une recombinaison de marqueurs d'ultra-transformation : est-ce ce que l'on souhaite sur le long terme ?
Quelles conséquences de l'industrialisation de l'alimentation sur les habitudes et comportements alimentaires ?
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Nous passons à la seconde table ronde, relative aux conséquences de l'industrialisation de l'alimentation sur les habitudes et comportements alimentaires.
M. Jean-Pierre Poulain, professeur de sociologie à l'université Toulouse - Jean Jaurès, membre correspondant de l'Académie d'agriculture de France. - Membre d'une unité mixte de recherche (UMR) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) au sein du pôle Santé et Alimentation (Santal), je suis également titulaire de la chaire Food Studies : Food Cultures and Health, créée conjointement par la Taylor's University de Kuala Lumpur et l'université Toulouse - Jean Jaurès. Je suis doté d'une double culture, technologique et sociologique. Spécialisé en effet dans l'ingénierie des systèmes alimentaires, je suis devenu par la suite sociologue de l'alimentation.
Il faut soutenir et financer les travaux de recherche visant à clarifier la problématique de la classification des aliments, ainsi que les questions relatives aux matrices et aux liens entre alimentation et santé, en tenant compte de différents facteurs, dont des facteurs confondants comme la position sociale ou les revenus.
Il convient également d'inviter les industriels à mener une autocritique sur l'utilisation de certaines technologies et d'aider à court terme les populations victimes de la situation actuelle. On répertoriait ainsi 9,3 millions de personnes au-dessous du seuil de pauvreté avant la pandémie de Covid-19, et l'on en compte un million supplémentaire depuis 2021. Il faut leur donner les moyens de se nourrir, tout en évitant le victim blaming consistant à leur dire que, en plus d'être pauvres, elles se nourrissent mal et risquent de tomber malades.
L'analyse des effets de l'industrialisation de l'alimentation sur la santé et les comportements des populations présente un intérêt majeur. Un changement de paradigme s'opère à cet égard, l'idée étant désormais de relier certains degrés de transformation à des conséquences sur la santé, en tenant compte de variables intermédiaires comportementales comme la consommation de sel.
La difficulté est de définir la catégorie dont relèvent ces travaux. Une ancienne ingénieure agronome, sociologue des sciences, a recensé plus de 124 publications sur ces questions - certaines allant dans un sens positif, d'autres étant plus critiques. Une tension s'opère entre une approche analytique décomposant les sous-ensembles de la transformation et une approche plus synthétique ou holistique travaillant sur les matrices ou les ensembles. Plusieurs débats ont cours entre ces deux grilles de lecture. L'enjeu est non pas de tomber dans un discours religieux, mais de donner aux chercheurs les moyens d'avancer le plus rapidement possible.
Cependant, la variable dépendante liée à ce sujet est d'une importance majeure, puisqu'il s'agit de la santé. S'ajoutent à cela des variables confondantes comme la position sociale ou le niveau d'éducation, qui peuvent donner aux aliments ultra-transformés un statut, non de cause, mais de marqueur d'une autre variable active. Il faut donner aux chercheurs en épidémiologie les moyens d'avancer sur ces questions.
La question de l'impact de la situation sociale sur l'alimentation est également cruciale. Si l'on dispose de connaissances permettant d'inviter les industriels à réduire certaines formes d'alimentation susceptibles de poser problème, cela pourrait fonctionner sans que les consommateurs y pensent eux-mêmes. Toutefois, il est également possible de conduire ces derniers à faire les bons choix. Certains acteurs plaident en ce sens, au travers du Nutri-Score, par exemple, quand d'autres se montrent plus modérés, alors que certains représentants politiques soulignent la nécessité d'agir rapidement sur ces questions.
L'importance de la santé chez les consommateurs se retrouve particulièrement au sein des classes moyennes qui ont les moyens de raisonner à long terme. En revanche, elle est moindre chez les populations qui se préoccupent de savoir comment se nourrir au quotidien. Les associations comme les Restos du Coeur, le Secours Catholique, le Secours populaire et les banques alimentaires ont été débordées pendant la pandémie. Or la situation va s'aggraver du fait de la hausse des prix et des effets de la conjoncture. Il faut réfléchir rapidement aux conditions d'attribution des aides permettant aux personnes qui ont des difficultés à se nourrir au quotidien et à manger correctement, tout en laissant à la recherche le temps nécessaire pour avancer.
Mme Sophie Nicklaus, directrice de recherche à l'Inrae, responsable de l'équipe « Déterminants du comportement alimentaire au cours de la vie, relations avec la santé ». - Je me focaliserai pour ma part sur les conséquences de l'industrialisation de l'alimentation sur les préférences et les comportements alimentaires des enfants.
Dès la naissance, le nourrisson peut sentir les arômes et différencier les saveurs. Il dispose de capacités de succion et de déglutition qui lui permettent de téter, mais il devra développer des compétences afin de consommer d'autres aliments que le lait, en apprenant progressivement à les mâcher et les avaler. Ses préférences alimentaires sont simples : appréciation du goût sucré, aversion pour le goût amer, auxquelles peut s'ajouter l'appréciation des odeurs des aliments consommés par sa mère durant la grossesse et l'allaitement, qui peut durablement influencer ses préférences alimentaires. L'alimentation de la mère pendant la grossesse constitue ainsi un facteur d'influence des préférences de l'enfant. Des travaux conduits sur l'origine développementale de la santé et des maladies indiquent en outre que le statut nutritionnel des deux parents est susceptible d'influencer les paramètres de croissance de l'enfant et, hélas, parfois, de programmer le développement de son obésité. Les conséquences sur la santé de la consommation de produits ultra-transformés chez l'adulte peuvent donc avoir des répercussions chez l'enfant par cet effet de programmation métabolique.
En matière de comportements et de préférences alimentaires - ce que l'on mange, à quel moment, avec qui et dans quelles quantités -, tout doit être appris par l'enfant de manière postnatale sous la guidance de ses parents, par expériences successives, par imitation du comportement des adultes responsables et par observation de l'environnement.
L'Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande, pour tous les pays du monde, un allaitement exclusif jusqu'à l'âge de six mois, âge à partir duquel l'enfant doit commencer à manger d'autres aliments que le lait, alors que l'allaitement devrait se prolonger jusqu'à deux ans.
Malheureusement, en France, la réalité est très éloignée de ces préconisations. Seules 70 % des mères commencent l'allaitement à la naissance, et seules 3 % allaitent exclusivement leur enfant à six mois, selon les données issues de l'Étude longitudinale française depuis l'enfance (Elfe) et de l'étude « Épidémiologie en France de l'alimentation et de l'état nutritionnel des enfants pendant leur première année de vie » (Epifane). La santé publique a beaucoup à faire pour espérer combler les 97 % manquants. Or, en substitution du lait de leurs mères, l'on donne à manger aux enfants des préparations pour nourrissons ou « préparations de suite ».
Examinons leur étiquette d'un peu plus près : ces produits présentent toutes les caractéristiques des aliments ultra-transformés. Le lait de vache n'est pas adapté aux besoins nutritionnels du nourrisson humain. En effet, il est bien trop riche en protéines. Il est donc dégraissé, coupé, puis enrichi en différentes huiles pour approcher au mieux la composition du lait humain. Les étiquettes font ainsi apparaître lactose, huiles végétales - tournesol, coprah, colza -, lait écrémé, lactosérum déminéralisé, concentré de lactosérum, lécithine de soja et j'en passe, sans oublier de nombreux minéraux et vitamines. Tout cela se fait au prix de nombreuses opérations de transformation - à cet égard, les aliments pour bébés n'ont rien à envier aux produits destinés aux adultes -, comme le craking du lait, l'ajout de matières grasses et d'additifs directs, le séchage ou encore la pulvérisation, pour produire la poudre de lait, forme la plus économique à transporter.
Ces produits répondent à une réglementation stricte et conviennent aux besoins nutritionnels des nourrissons, lesquels sont très spécifiques ; mais il s'agit d'un NOVA 4 dans toute sa splendeur. Pour agir sur le front de la transformation et de l'ultra-transformation des aliments, il faut être prêt à relever ce défi immense : promouvoir l'allaitement en France. Tel devrait être le sujet de préoccupation majeur, compte tenu de la fragilité du nourrisson.
Le marché des préparations pour nourrisson pesait 1,4 milliard d'euros en 2021. Au total, 40 % des volumes dont il s'agit sont consommés en France, soit près de 90 000 tonnes. En englobant les autres produits destinés à l'alimentation infantile, on estime le marché de cette industrie à 200 kilogrammes par bébé et par an.
Toutes ces préparations trouvent leur origine dans une découverte majeure qui a marqué l'histoire mondiale de l'alimentation : celle des germes, par Pasteur, qui a conduit à l'invention de la pasteurisation et à de nombreuses innovations, comme le lait en poudre ou les boîtes de conserve.
Les aliments préparés industriellement ont connu une croissance fulgurante à l'ère industrielle, décrite par l'historien Martin Bruegel. Cette mutation a accompagné le développement du travail des femmes, qui se sont ainsi éloignées des fourneaux.
Ce rappel étant fait, revenons au XXIe siècle. Mon équipe a développé une manière de conceptualiser le plaisir alimentaire en trois dimensions qui se complètent mutuellement.
Premièrement, le plaisir sensoriel est directement lié aux propriétés organoleptiques des aliments - gras, salé, sucré, craquant, croustillant, etc. -, ainsi qu'à leur densité énergétique, c'est-à-dire la quantité de calories apportées pour 100 grammes. Avec l'apprentissage, un aliment devient d'autant plus apprécié qu'il est riche en calories.
Deuxièmement, le plaisir commensal est celui que procure le partage. Le poulet du dimanche n'est-il pas d'autant plus savoureux qu'il est dégusté en famille ou avec des amis ?
Troisièmement, et enfin, le plaisir cognitif est provoqué par certaines caractéristiques du produit qui ne sont pas directement liées à sa composition nutritionnelle, comme les idées que l'on peut s'en faire ou les valeurs que l'on y associe. Ce sont là toutes les dimensions liées à l'imaginaire.
C'est au gré de ses expériences alimentaires que l'enfant développe ces trois formes de plaisir. Or, du point de vue sensoriel, les aliments ultra-transformés sont fabriqués par des entreprises qui s'assurent a minima que leurs produits sont appréciés du consommateur, voire déploient des investissements substantiels pour que lesdits produits arrivent au plus près possible du bliss point, ou point de félicité. Il s'agit là du point de satisfaction maximal : une fois qu'il est atteint, toute modification de la formulation ne peut que conduire à une réduction de l'appréciation du produit.
Le rôle de nombreux additifs - colorants, émulsifiants, agents de texture, arômes, etc. - entrant dans la composition des aliments ultra-transformés consiste à renforcer ces propriétés organoleptiques. Dans ces conditions, les produits plus bruts peinent à être compétitifs. De plus, les aliments ultra-transformés présentent souvent une forte densité énergétique et des propriétés de texture qui les rendent faciles à consommer. Ces facteurs sont notoirement associés à une absorption plus rapide, facilitant un risque de surconsommation encore maximisé par une forte densité énergétique.
Enfin, les aliments industriels sont très standardisés dans leur process, ce qui limite fortement les variations organoleptiques et habitue les consommateurs à attendre toujours le même goût pour un produit donné, à l'opposé des subtiles variations que la nature nous prodigue. Comme le relève M. Longuet, les pommes d'un même arbre n'ont pas toutes le même goût.
J'en viens à l'enjeu de la commensalité, qui dépasse la seule qualité nutritionnelle des aliments ultra-transformés. Les emballages industriels ouvrent la voie à de nouveaux usages des aliments. Ainsi, le fait de portionner un aliment permet une consommation individuelle, y compris dans le cadre d'un repas partagé. Le développement de ces usages ne peut qu'isoler les consommateurs les uns des autres. Ce phénomène peut aussi se révéler dérégulateur, car le comportement alimentaire est sous contrôle social.
L'imitation sociale est l'un des moteurs des apprentissages, mais elle ne peut jouer pleinement son rôle que si les convives consomment la même chose - je vous renvoie aux travaux que la psychologie du comportement a consacrés à cette question. Ainsi, l'individualisation des consommations permise par les aliments ultra-transformés peut vite être associée à une perte de commensalité, de culture culinaire et, partant, de compétences culinaires.
Enfin, d'un point de vue cognitif, les aliments ultra-transformés sont associés à des imaginaires publicitaires dont les slogans ont tôt fait de s'imposer dans nos têtes. Telle image ou telle musique peut faire surgir en nous des noms d'aliments par la magie de l'encodage mémoriel, qui fond en nos souvenirs diverses composantes liées aux émotions contribuant à faire désirer un produit.
Ce phénomène, qui pourrait n'être qu'amusant, est en fait on ne peut plus inquiétant. Une méta-analyse des données de la littérature scientifique conduite récemment montre que le marketing alimentaire est lié à une augmentation significative des quantités consommées et à une orientation différentielle des choix et des préférences des enfants en faveur de produits promus par la publicité. Cette étude précise qu'il reste difficile d'établir une association avec la santé dentaire et le statut pondéral des enfants. Néanmoins, elle interpelle. Comment lutter sur le front de la santé publique quand on sait que les publicités télévisuelles sont, en majorité, dédiées à des produits à faible qualité nutritionnelle, présentant un Nutri-Score D ou E, lesquels sont majoritaires dans l'offre de produits destinés aux enfants et plus souvent vus dans les foyers des catégories socioprofessionnelles moins favorisées, où le surpoids est plus prévalant ?
On a donc assisté à l'arrivée massive d'aliments industriels, ultra-transformés ou non, à destination de la population enfantine. Le succès de cette offre tend clairement à prouver l'adéquation à une « demande » : c'est bien l'art du marketing de créer cette dernière. Sur ce plan, l'industrie alimentaire s'est révélée très efficace. Au Royaume-Uni, plus de 65 % des calories consommées par les enfants proviennent d'aliments ultra-transformés.
Même si nous nous croyons libres, notre comportement est soumis à de nombreuses influences. Comme tout comportement, le comportement alimentaire dépend ainsi très largement de l'environnement dans lequel il s'exerce. Il dépend au premier chef de la disponibilité des aliments.
Les modes de vie actuels étant ce qu'ils sont, il est illusoire de vouloir revenir au temps où chacun se nourrissait d'aliments issus de son potager. Mais, dans ce contexte, il faut porter une attention toute particulière aux aliments que nous consommons. Dans le pays qui se targue d'être celui de la gastronomie, la qualité ne saurait être réservée aux assiettes des grands chefs. À l'inverse, elle doit être offerte à tous et toutes. Pour garantir cette attention à la qualité des produits, l'on peut recourir aux outils de profilage nutritionnel classiques, comme le Nutri-Score. On peut encore passer par l'examen des additifs et des procédés de transformation. On peut enfin porter un regard critique sur la publicité dédiée aux produits alimentaires.
En résumé, la question est la suivante : comment protéger les enfants de la séduction immédiate que présentent les aliments ultra-transformés ? Comment faire pour qu'ils gardent le goût d'aliments plus bruts, non marketés, qu'ils auraient plaisir à partager entre générations ? Faute de moyens, l'éducation alimentaire patauge en France, pays qui l'a pourtant inventée. Plutôt que de rééduquer, mieux vaut prévenir en évitant une surexposition des enfants à de tels aliments.
M. Thierry Marx, chef cuisinier. - Je viens du monde de l'artisanat, donc du monde des produits transformés ; mais j'ai à coeur de transformer les produits dans les meilleures conditions.
À ce titre, la première question est la suivante : qu'est-ce qu'un bon produit, au regard de son impact social, environnemental et nutritionnel ? Le travail, entrepris il y a vingt ans et accompli avec Pierre Weill, président de l'association Bleu Blanc Coeur, m'a conduit à mettre l'accent sur la qualité des sols, sur celle des herbages et sur le bien-être animal. L'OMS nous dit aujourd'hui que la santé globale, c'est bien cela.
Il faut commencer par savoir quel est le produit que l'on transforme. Or, dans les années soixante-dix, on a présenté le low cost comme la solution aux problèmes de pouvoir d'achat : « Renoncez à la qualité et l'on vous garantira un petit prix. » Ce fut le mariage de la carpe et du lapin, qui aboutit à une situation terrifiante : nous avions déjà la fracture sociale, nous avons désormais l'alimentation à deux vitesses. Ceux qui vont plutôt bien, ceux-là mêmes qui peuvent entendre nos discours et nos analyses, mangent plutôt bien en privilégiant les circuits courts, mais d'autres n'ont que le choix du prix. Ils n'ont droit qu'à l'ultra-transformé et à l'ultra-internationalisé. C'est la partie la plus choquante de notre alimentation, étant donné l'impact colossal de ces produits sur la santé publique.
Bien sûr, certains additifs sont utiles - ainsi, la caroube est nécessaire à l'appertisation -, mais d'autres ne servent strictement à rien. Or leur prolifération est dommageable pour la génération à venir, ne serait-ce que parce que les produits dont il s'agit nous éloignent de la commensalité et du partage des saveurs.
Ma conclusion est simple. Certains produits sont très mauvais pour la santé publique. On les connaît, qu'il s'agisse du sur-sucré, du sur-gras ou du sur-transformé. On sait les dégâts que causent les phosphates présents dans les sodas. Ces produits doivent donc être taxés, à l'instar du tabac.
En effet, pour lutter contre la mauvaise alimentation, il faut commencer par refaire des mangeurs, et le mangeur de demain se construit dans des lieux de responsabilisation, comme l'école.
Il faut apprendre aux plus jeunes à manger pour que, demain, ils fassent la différence entre un bon et un mauvais produit ; pour qu'ils ne soient pas des consommateurs, mais des mangeurs. Non seulement on protégera le vivre ensemble, mais notre société sera beaucoup moins malade.
Les nouvelles taxations permettront aussi de financer la lutte contre la sédentarité, qui, avec le manque de sommeil, a un fort impact sur l'alimentation.
Je me battrai de toutes mes forces pour défendre la formation culinaire des plus jeunes. Il y va aussi de notre agriculture : pour transformer notre agriculture, il faut modifier les modes de consommation.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - J'approuve pleinement ce que vous venez de dire, notamment au sujet de l'éducation. Lors de l'examen du projet de loi pour une école de la confiance, j'avais d'ailleurs proposé de rétablir les travaux manuels au collège, en particulier les cours de cuisine.
M. Thierry Marx. - Ces cours me semblent effectivement essentiels, dès le plus jeune âge : un cours de cuisine, c'est à la fois un cours d'arithmétique, un cours de français, un cours d'histoire-géographie et un cours d'éducation civique. En taxant les produits qui ne sont pas bons pour la santé de nos enfants - j'insiste sur les sodas -, nous trouverons les moyens d'animer ces enseignements avec le personnel éducatif et les professionnels de la filière.
Je précise que l'industrialisation de notre alimentation passe aussi par l'artisanat. Voilà plus de vingt ans que les produits ultra-transformés sont entrés dans les cuisines dites « gastronomiques ». Ainsi, la cuisine dite « basse température » vient du monde industriel : pour ces cuissons, certains professionnels utilisent des matières plastiques dont nous connaissons aujourd'hui les méfaits. Les restaurateurs doivent eux aussi prendre leurs responsabilités : quand ils utilisent ces méthodes, ils doivent l'indiquer sur leur carte.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Vous avez pleinement raison. Le repas gastronomique des Français a été inscrit par l'Unesco au patrimoine immatériel de l'humanité : nous avons des valeurs à défendre.
Ma première question porte sur les inégalités alimentaires. Alors que la grande pauvreté ne cesse d'augmenter dans notre pays, résultent-elles plutôt d'un manque de moyens ou d'un déficit d'information, notamment au sujet de l'ultra-transformation ? La majeure partie de la population achète certains produits en pensant qu'ils sont bons et naturels.
Ma seconde question porte sur l'attractivité gustative. Les exhausteurs de goût créent-ils des préférences observables ? Ont-ils des effets addictifs ? N'est-on pas en train d'assister à l'uniformisation des goûts ?
M. Thierry Marx. - Cuisiner, c'est donner de la mémoire à de l'éphémère. Or, dans bien des cas, la préférence des personnes interrogées va aux arômes de synthèse ; je pense par exemple à la vanille, dont on a oublié le vrai goût. Je ne suis pas compétent pour traiter des addictions, mais l'attractivité de ces arômes est manifeste. La formation gustative et olfactive des plus jeunes n'en est que plus importante.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - C'est d'autant plus vrai que nous assistons à l'émergence d'une génération d'enfants qui n'ont jamais vu leurs parents cuisiner. On serait curieux de savoir quelle part ces familles représentent dans la population.
M. Thierry Marx. - Nous revenons à l'enjeu de la commensalité. Les cours de cuisine peuvent précisément rendre le goût du partage : on mesure toute la force du combat politique pour l'alimentation.
Mme Sophie Nicklaus. - Le facteur numéro 1 de l'appréciation d'un aliment, c'est son degré de familiarité pour le consommateur. C'est particulièrement vrai chez les enfants, notamment dans la phase de néophobie alimentaire, entre deux et sept ans, mais c'est également observable chez les adultes.
Il existe une multitude de marques. Certes, tous leurs produits ne présentent pas les mêmes profils ou les mêmes caractéristiques sensorielles, mais la préférence s'oriente toujours vers des goûts extrêmement travaillés. Un économiste dirait qu'il suffit d'observer l'expansion du marché des produits industriels pour comprendre leur succès et leur influence.
L'alimentation est un besoin incompressible : le terme d'addiction ne me semble donc pas pertinent en la matière. Les neurosciences ont prouvé l'existence d'addictions comportementales à consommer. Néanmoins, il est difficile de caractériser l'addiction à tel ou tel produit, sauf dans des cas tout à fait spécifiques - on a ainsi observé des consommations de soda pouvant atteindre huit litres par jour.
M. Jean-Pierre Poulain. - Dans le budget global d'un ménage, un certain nombre de dépenses sont prédéfinies, comme le loyer ou les abonnements. Les décisions d'achat portent sur ce que l'on appelle le reste à vivre. Mais, au cours des dernières années, les abonnements ont changé de nature ; ils tendent à devenir de plus en plus coûteux et ce facteur, parmi d'autres, réduit le reste à vivre, où figure l'alimentation.
À cet égard, les pauvres ont en quelque sorte subi une double peine pendant la crise du covid. Contraints de prendre leurs repas chez eux, ils ont dû acheter davantage de nourriture et ont perdu le soutien que leur apportaient les autres lieux de restauration - cantines scolaires ou restaurants d'entreprises. En résultent de nouvelles difficultés alimentaires, qui renforcent le lien entre pathologies et position sociale. Quand on peine à boucler ses fins de mois, l'influence de son comportement sur sa santé à dix ou quinze ans est une question qui passe au second plan. Pour y accorder l'importance qu'elle mérite, il faut se trouver dans une position confortable. Face à ce qui est en train de se jouer, nous avons une responsabilité de citoyen, une responsabilité politique.
Mme Sophie Nicklaus. - Dans les classes sociales les moins favorisées, l'achat alimentaire est parfois le seul, au titre des biens de consommation, où l'on dispose d'une marge de manoeuvre, car le prix unitaire des aliments est faible ; et, dans ce cas, l'on privilégie les marques, car on leur prête une certaine valeur. Pour faire plaisir à son enfant, on lui achète telle bouteille de soda, faute de pouvoir lui offrir telle paire de baskets ou tel téléphone.
La distorsion de concurrence dont bénéficient ces marques face aux produits plus bruts est un problème majeur. Une pomme ne bénéficie d'aucun marketing : comment un enfant peut-il s'y intéresser quand, en parallèle, on lui vend des gourdes de produits extrêmement travaillés ? Il faut considérer la question dans sa globalité.
M. Anthony Fardet. - Auprès des plus jeunes, les aliments du groupe 4 tendent à se substituer aux aliments du groupe 3. Ils créent une hyperstandardisation en misant sur des goûts faciles d'accès, peu exigeants, et éloignent des saveurs plus subtiles, celles des vrais aliments. M. Marx a cité la vanille : c'est un très bon exemple. Aux États-Unis, le pain de mie remplace le vrai pain. De même, en France, les céréales, majoritairement ultra-transformées, ont remplacé les tartines au petit déjeuner. Les formules de lait infantile tendent à remplacer le lait maternel cependant que le soda remplace l'eau. Le phénomène s'observe aussi bien dans les pays émergents que dans les îles du Pacifique, en Méditerranée ou à Okinawa.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Dans une vie antérieure, j'ai été professeur de physique-chimie : en classe de troisième, les élèves faisaient la synthèse de l'arôme de banane, employé dans les fameux bonbons. Ils constataient ainsi que ce produit résultait d'une réaction chimique entre divers produits tout de même un peu dangereux - il faut porter des lunettes et des gants pour les manipuler. Ils mesuraient également combien cet arôme est éloigné du goût subtil de la vraie banane, produit par l'assemblage d'une centaine de molécules. Quant à la vanilline fabriquée industriellement, elle résulte d'une molécule qui ne figure même pas dans la vraie vanille !
M. Anthony Fardet. - L'industrie part effectivement d'un arôme complexe, composé de plusieurs dizaines de molécules, pour arriver à une seule molécule. Connu sous le nom de réductionnisme, ce procédé très rentable peut, à long terme, conduire à une impasse.
Mme Sophie Nicklaus. - À ce titre, M. Marx a soulevé un point très important : il faut lier les aliments à l'origine de leur production. Les imaginaires publicitaires s'efforcent de déconnecter l'aliment de sa source. Or la qualité se construit aussi aux champs : nous devons impérativement nous donner les moyens d'expliquer d'où viennent les aliments, sinon, notre discours restera coupé de la réalité.
M. Thierry Marx. - À l'origine, le Nutri-Score m'est apparu comme un outil formidable, mais, en pratique, il est très opaque pour le simple citoyen. Des nuggets peuvent ainsi obtenir un Nutri-Score B, alors même que l'on ignore tout des produits qui entrent dans leur composition. En outre, il faut raisonner par portion, ce que le Nutri-Score ne permet pas. Comment comparer 100 grammes de nuggets, 100 grammes de roquefort et 100 millilitres d'huile d'olive ? À l'inverse, la comparaison entre une bouteille de soda et un kilo de sucre est on ne peut plus parlante pour des parents. Il faut adapter les outils existants, afin de mieux toucher les publics visés.
De même - je m'en suis entretenu récemment avec le président des Restos du coeur -, pour mieux aider les personnes en grande difficulté alimentaire, il faut leur fournir des produits bons pour leur santé future.
M. Anthony Fardet. - Les scores de composition reposent en effet sur une vision partielle du potentiel santé des aliments et peinent à rendre compte de leur qualité globale. L'effet matrice n'étant pas pris en compte, on aboutit même à des aberrations. Je rappelle que 57 % des produits industriels disposant d'un Nutri-Score A ou B sont ultra-transformés. D'une certaine manière, ces outils viennent soutenir l'ultra-transformation en donnant un label à la chimie comestible. Nous sommes face aux dérives du réductionnisme.
Mme Véronique Braesco. - Le Nutri-Score n'est certes pas parfait, mais il reste incontournable. Il repose sur un certain nombre de données non discutables, comme la teneur en sel, et donne beaucoup d'informations nutritionnelles. Cet outil me paraît plus solide que la classification NOVA. Ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain.
M. Anthony Fardet. - Selon nous, la question de la transformation vient avant celle de la nutrition. En effet, si la matrice des aliments inclut les nutriments, les nutriments n'incluent pas la matrice.
Mme Véronique Braesco. - La nutrition n'est pas prise en compte dans la classification NOVA. Or, en matière de nutrition, nous disposons de données solides et bien établies depuis des dizaines d'années.
M. Jean-Pierre Poulain. - Comme le souligne Thierry Marx, il faut bien distinguer le consommateur du mangeur. Un caddie peut avoir une meilleure qualité nutritionnelle grâce au Nutri-Score ; mais on fait souvent les courses pour une famille, dont les membres accèdent aux produits de manière différenciée selon leurs comportements alimentaires et en fonction de la commensalité. On peut donc observer un écart entre ce qui est acheté et ce qui est consommé.
Dès lors, il faut s'interroger sur l'éducation que l'on veut donner. S'il s'agit de transmettre un petit nombre de préceptes, l'on trouvera assez vite un consensus. Si l'on veut aller plus loin, ce sera plus délicat, car la manière dont on mange est socialement et culturellement différenciée. Les habitudes alimentaires des classes moyennes et supérieures doivent-elles être présentées comme la norme ? Comment prendre en compte la diversité observée ? Au-delà des enjeux nutritionnels, il faut considérer la manière dont les produits sont consommés.
M. Thierry Marx. - Les limites du Nutri-Score sont indéniables. La présence d'agar-agar dégrade la note d'un produit, comme celle de transglutaminases, que l'on retrouve notamment dans l'artisanat et qui n'ont tout de même pas les mêmes incidences...
Je reviens également sur l'initiation à la cuisine. Il ne s'agit pas de dispenser des cours académiques, mais d'entreprendre, notamment grâce à un manuel dédié, une initiation aux goûts et aux saveurs pour que les élèves découvrent les produits tout au long de leur scolarité. L'enjeu, c'est d'apprendre les bons gestes et les bonnes pratiques ; c'est aussi de faire vivre le groupe autour des sens liés à l'alimentation. Je suis sûr que, très vite, les enfants sensibiliseront leurs parents à leur tour : on l'a vu pour les questions environnementales.
C'est pourquoi je milite pour que les enfants soient sensibilisés très tôt à la nécessité d'un rapprochement avec le monde agricole. La gastronomie française s'est pénalisée en se coupant de ce dernier, contrairement à ce qu'ont fait les Italiens. Aujourd'hui, en France, il est presque impossible de se nourrir pour un prix raisonnable, sauf à fréquenter les chaînes de supermarché, alors que, soulignons-le, l'agriculture est en train de conduire une belle transformation, en s'orientant de plus en plus vers des produits plus sains. Nous devons rétablir le lien entre le monde rural et l'alimentation, car cette fracture, qui date, selon moi, des années 1970, touche jusques et y compris le monde paysan, qui s'est lui-même coupé de son propre savoir-faire. Il est donc primordial de recréer ce lien, via l'école, pour toucher notamment les enfants, qui sont les mangeurs de demain.
Mme Sophie Nicklaus. - Nous avons mené récemment une étude auprès des étudiants, afin d'étudier la qualité nutritionnelle de leur alimentation, qui est liée à leurs connaissances nutritionnelles, mais également à leurs compétences culinaires. C'est pourquoi nous devons raisonner globalement et non en silos, afin d'éviter d'ériger en modèle ce qui ne l'est pas forcément dans toutes les cultures.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Quels sont les constats de cette étude ?
Mme Sophie Nicklaus. - Nous avons observé trois types de comportements : 40 % des étudiants ont une consommation plaisir, de faible qualité nutritionnelle ; 40 % constituent un groupe frugal, avec une consommation faible en calories ; les 20 % restants sont des consommateurs « prosanté », qui ont une alimentation de très bonne qualité et une activité physique importante, destinée à leur donner de la masse musculaire. L'existence de ce troisième groupe est rassurante ; ce qui suscite le plus de questionnements chez nous est le groupe frugal : pourquoi avoir une alimentation avec des apports si faibles ?
Quant aux déterminants de la qualité nutritionnelle des étudiants, ce sont les connaissances nutritionnelles, les compétences culinaires et le fait de disposer d'un environnement permettant de cuisiner, c'est-à-dire d'une cuisine.
M. Anthony Fardet. - Il ne faut pas oublier que l'acte alimentaire est holistique, multidimensionnel. Or, dans nos sociétés réductionnistes et même « ultraréductionnistes », on a réduit progressivement cet acte : on est passé de la nutrition à la fragmentation des nutriments, dont le stade ultime est l'ultra-transformation, par laquelle on fractionne l'aliment, puis on en est arrivé aux repas en poudre : on réduit l'acte alimentaire à une poudre à reconstituer en trente secondes et que l'on va consommer seul, face à un écran.
Voilà comment la pensée réductionniste a réduit un acte de partage impliquant la philosophie, la religion et l'humain à une poudre qui se reconstitue seule et que l'on mange devant un écran. Par conséquent, si l'on ne fait rien, en 2100, on mangera des gélules comportant tous les nutriments nécessaires. Or, c'est démontré, on peut satisfaire tous ses besoins nutritionnels mais tomber malade chronique.
D'où la nécessité d'une approche holistique, multidimensionnelle, permettant de recréer du lien, du lien entre ceux qui partagent un repas, mais aussi du lien au sein de l'aliment, à rebours de ce processus de fractionnement.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - J'ai été marqué par la formule de « reste à vivre », car, à mon sens, cette notion traduit nos préférences. L'alimentation n'est pas seulement une fatalité subsidiaire ; c'est le résultat des choix, explicites ou implicites, de chacun de nous.
Le numérique, par exemple, représente, dans le budget des particuliers, un poste considérable. De même, l'immobilier est l'expression d'un choix de vie. Je suis rapporteur spécial de la commission des finances pour l'éducation nationale ; les salaires des enseignants sont les mêmes, quelles que soient les régions, alors que les prix de l'immobilier varient de 1 à 10.
Or ce ne sont pas les régions les plus chères qui sont évitées, au contraire - c'est d'ailleurs pour cela qu'elles sont plus chères -, donc ce sacrifice se traduit par un reste à vivre modeste, voire négatif, mais le particulier a fait son choix. Certes, certains choix sont imposés : on ne peut enseigner que dans les villes où se trouvent les établissements d'enseignement, mais il faut accepter l'idée que chacun de nous arbitre et, parfois, privilégie la localisation, le mode de loisir, le logement ou le numérique par rapport à la nourriture.
L'ultra-transformation aboutit à une simplicité et à une marginalisation, c'est vrai. Je suis d'accord avec ce qui a été dit en ce qui concerne son impact sur la diminution du goût, sur l'artificialisation ou sur la dépendance. Il y a en effet des assuétudes inquiétantes à certaines nourritures - je pense par exemple aux sodas -, mais il faut reconnaître qu'elles apportent la paix dans les familles : les enfants « commandent », si j'ose dire, puisque, si on les chatouille là où cela leur fait plaisir, ils imposent, logiquement, certaines décisions aux parents, fussent-elles regrettables.
Bref, tout cela est très compliqué. Les gens font un arbitrage largement conscient, en tout cas plus important que ce que l'on croit, dans leurs choix d'utilisation de leur revenu. Sans doute, il serait préférable que le numérique soit remplacé par la lecture, crayon à la main, des grands ouvrages, mais, dans la vraie vie, cela ne se passe pas ainsi. De même, la pizza surgelée est catastrophique, mais, le dimanche soir, quand tout est fermé, c'est pratique.
Il faut accepter l'idée que les produits et les services qui existent ne résultent pas d'un complot, mais constituent une réponse simple aux problèmes qui se posent aux gens et que ces derniers résolvent de manière plus libre que ce que l'on croit.
Le témoignage sur les pratiques alimentaires des étudiants est intéressant : ceux qui font du sport s'intéressent aussi à leur alimentation ; c'est cohérent ! En revanche, si l'on ne s'intéresse pas à son corps, il en découle toutes sortes de conséquences logiques, notamment pour son alimentation. C'est cette diversité que je veux évoquer. Nous avons tous envie de gastronomie, mais pas forcément tout le temps et, surtout, nous souhaitons ne pas avoir faim quand nous n'avons rien préparé.
Face à ces arbitrages complexes de la vie, les industriels agroalimentaires ont compris qu'il y avait une place pour leur activité. Manipulent-ils les consommateurs ? Les enfants, sans doute ; les adultes, moins.
Dans ce contexte, l'école peut-elle faire quelque chose ? Je suis sensible à votre confiance dans l'éducation nationale, mais elle a déjà du mal à enseigner l'écriture, la lecture et les mathématiques, et je ne parle même pas de l'instruction civique...
M. Thierry Marx. - Il ne faut pas confondre gastronomie et alimentation.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - C'est vrai.
M. Thierry Marx. - Et il ne faut pas négliger le poids de tout ce dérèglement sur la santé publique. En France, la santé est prise en charge par la collectivité - tant mieux -, mais l'explosion du diabète de type 2 dans certains quartiers est inquiétante.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Mais les consommateurs semblent privilégier le numérique dans leur budget.
M. Thierry Marx. - Certes, mais on ne peut pas tout mettre sur le même plan : l'alimentation est un enjeu de santé publique.
Vous avez raison, il n'est pas question de manger de la cuisine gastronomique tous les jours - j'ai moi-même rappelé que la gastronomie est un épiphénomène du domaine de l'alimentation -, mais, pour être commercialisable, un produit doit être bon, légal et sain. Or il existe dans certains quartiers des « biberons noirs », par lesquels on donne du soda aux enfants dès l'âge de trois ans !
Je suis d'accord avec vous, monsieur le président, l'école n'est pas le seul lieu à mobiliser pour éduquer à l'alimentation, mais il faut admettre que cette dernière a un impact important sur la santé publique, donc sur les finances publiques.
Mme Sophie Nicklaus. - Les biberons noirs, cela touche des enfants dès trois mois et non pas seulement dès trois ans. C'est très inquiétant.
M. Anthony Fardet. - L'exploitation de l'ignorance des gens, en matière d'alimentation, est tout de même indéniable, notamment auprès des personnes les plus défavorisées, des plus jeunes ou des personnes à risque. Certains aliments sont présentés, à tort, comme sains, car on insiste sur la présence d'un nutriment effectivement sain, mais en occultant le reste ; or cela ne signifie pas que l'ensemble du produit soit sain. Le marketing exploite l'ignorance des gens. On a créé une demande, disait Mme Nicklaus, mais on peut se demander si les aliments ultra-transformés correspondent à une réelle demande de la société.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - L'ignorance est la contrepartie inévitable de l'innovation. Toute innovation suppose et suscite l'ignorance de ceux qui ne la connaissent pas. Oui, il y a une ignorance ; oui, celle-ci est exploitée ; oui, il faut la réduire, mais on ne supprimera pas l'ignorance, car dans une société en mouvement, l'innovation est permanente. Par définition, l'innovateur invente ce que les autres ne connaissent pas. La lutte contre l'ignorance est donc un combat infini, à moins de figer la connaissance, ce que nous ne souhaitons pas.
M. Moetai Brotherson, député. - Je suis élu d'un territoire, la Polynésie française, dans lequel plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. J'ai ainsi rencontré une femme qui disposait de 43 euros par semaine pour nourrir une famille de deux adultes et trois enfants, dont deux en bas âge. Elle n'avait pas d'accès à internet et vivait entre quatre tôles ; son « reste à vivre » ne procédait donc pas d'un choix ou d'un arbitrage...
En Polynésie, pour nombre d'enfants scolarisés, le seul repas équilibré de la journée est celui qu'ils prennent à l'école. Ce serait très positif de pouvoir dispenser des cours de cuisine, ce qui permettrait en outre d'enseigner d'autres disciplines, mais, à tout le moins, il faut s'assurer que ce repas, dans les cantines scolaires, soit le plus exempt possible de produits néfastes.
Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Lors de l'examen de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, j'avais déposé un amendement visant à réduire le recours aux plats ultra-transformés dans les cantines. Il m'a été rétorqué qu'on ne savait pas ce qu'était un plat ultra-transformé. Il reste donc du chemin à parcourir, mais nous devons mettre en place des garde-fous.
Certes, l'innovation entraîne l'ignorance, mais les consommateurs doivent connaître mieux cette question, et les informations nécessaires ne doivent pas seulement être écrites en tout petits caractères sur l'emballage, afin de protéger les populations qui achètent ces produits.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je remercie l'ensemble des intervenants. L'Office pourra produire une note sur l'impact de l'alimentation ultra-transformée sur la santé. Nous ferons des recommandations qui, je l'espère, seront utiles au débat parlementaire. Nous prendrons ainsi en compte les éléments scientifiques, éthiques et sociétaux.
La réunion est close à 11 h 45.