- Mardi 19 juillet 2022
- Mercredi 20 juillet 2022
- Projet de loi autorisant la ratification du protocole au Traité de l'Atlantique Nord sur l'accession de la République de Finlande et la ratification du protocole au Traité de l'Atlantique Nord sur l'accession du Royaume de Suède - Examen du rapport et du texte de la commission
- Audition d'une délégation de la sous-commission sécurité et défense du Parlement européen
- Audition de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées
Mardi 19 juillet 2022
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères
M. Christian Cambon, président. - Madame la ministre, je veux tout d'abord vous souhaiter, au nom de tous mes collègues, une chaleureuse bienvenue. Nous vous adressons tous nos voeux de plein succès dans la réussite de votre mission en ces temps bousculés. Notre commission s'inscrira dans un travail constructif pour vous aider, chaque fois que ce sera possible, à faire rayonner la France.
Nombre d'entre nous ont déjà eu l'occasion de travailler avec vous lors de vos précédentes fonctions en France et à l'étranger, notamment à Rome ou, plus récemment, à Londres. Nous sommes heureux de pouvoir engager avec vous un travail en commun sur la place de la France dans le monde et son action sur la scène internationale.
Pour commencer, je souhaite revenir sur la réforme du corps diplomatique, engagée sous le précédent quinquennat. Notre commission a déjà eu l'occasion de s'exprimer sur cette réforme, dont nous rejetons le principe. Elle porte un risque pour la pérennité de la diplomatie française et le maintien de notre capacité d'influence. Il est difficilement compréhensible que notre outil diplomatique, dont l'expertise est admirée bien au-delà de nos frontières, ait constitué une cible prioritaire de réforme, alors même que le contexte international se dégrade de jour en jour et que les positions de la France sont régulièrement fragilisées.
C'est la raison pour laquelle notre commission a désigné Jean-Pierre Grand et André Vallini pour travailler sur ce thème. Elle a d'ailleurs adopté, la semaine dernière, à une très large majorité, un rapport d'information qui vous a été adressé.
Nous prenons acte de votre décision d'organiser une large concertation sur les métiers de la diplomatie. Toutefois, les décisions prises ces derniers mois doivent être remises à plat et, à tout le moins, assorties d'un ensemble de clarifications et de garanties présentées ce matin, lors d'une conférence de presse, par nos rapporteurs.
Je suis particulièrement attaché à l'idée de permettre aux commissions compétentes des assemblées parlementaires de donner un avis sur les personnalités pressenties pour exercer des fonctions diplomatiques d'une importance particulière. Si une telle procédure ne saurait s'appliquer à l'ensemble de nos ambassadeurs, les responsabilités exercées par nos principaux ambassadeurs en Europe, à Pékin, à Washington ou encore par nos représentants permanents auprès des organisations internationales justifient de recueillir l'avis de la représentation nationale.
L'adoption de cette proposition permettrait, a minima, de rassurer nos diplomates et d'apporter sur ce dossier un élément de transparence démocratique, sans toucher au pouvoir de nomination du Président de la République. Nous serions très intéressés de connaître votre position sur cette question.
Par ailleurs, la commission souhaite vous entendre sur les leçons que vous tirez du déclenchement de la guerre en Ukraine sur le plan diplomatique. Alors que l'Union européenne a déjà adopté six séries de sanctions contre la Russie et que la perspective d'une guerre longue n'est pas écartée, vous nous donnerez votre analyse de la situation sur un plan politique.
Alors que le conflit dure depuis bientôt cinq mois, existe-t-il, à moyen terme, des perspectives de négociations entre les belligérants pour que les drames humains, que vous avez vous-même constatés sur place, ne se prolongent pas ? Quel rôle la diplomatie française entend-elle jouer dans ces négociations ?
Enfin, au-delà de la problématique des livraisons d'armes, à laquelle notre commission est très attentive, vous pourrez nous donner des éléments sur la situation humanitaire dans les zones touchées par les combats et sur l'action de la France pour financer et acheminer une aide d'urgence.
Je ne serai pas plus long, afin de laisser du temps pour l'échange avec nos collègues, qui ont de nombreuses questions. J'imagine que certains voudront connaître votre appréciation de la situation chez plusieurs de nos voisins européens.
Je rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et qu'elle est retransmise en direct sur le site du Sénat.
Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Je suis particulièrement heureuse de travailler avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat. C'est la deuxième fois que je m'exprime au Sénat depuis que le Président de la République et la Première ministre m'ont accordé leur confiance.
Comme j'ai déjà pu le souligner dans l'hémicycle, j'aurai à coeur d'entretenir avec vous la relation de travail la plus fluide et la meilleure possible. Je vous tiendrai régulièrement informés des derniers développements sur les dossiers prioritaires de politique étrangère. Je serai bien évidemment prête à débattre avec vous autant que nécessaire et à vous rendre compte, d'une façon générale, de notre action diplomatique.
Celles et ceux d'entre vous qui me connaissent savent que je n'ai qu'une ambition : agir au service de la France et des Français. J'espère pouvoir être une interlocutrice ouverte et toujours disposée au dialogue. Je me réjouis de trouver en vous des interlocuteurs expérimentés et exigeants, extrêmement attentifs à l'actualité internationale et à celle du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Je vous sais notamment particulièrement vigilants quant aux moyens dont dispose ce ministère et à l'exécution de son budget.
Je voudrais tout d'abord évoquer la guerre en Ukraine, qui domine encore largement l'agenda international et intérieur. La Russie a fait le choix de ramener la guerre sur le continent européen en violant brutalement le droit international. En rompant l'ensemble de ses propres engagements, elle met délibérément en cause les principes qui régissent notre architecture de sécurité collective depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Depuis le 24 février dernier, nous assistons à une violation des principes de la Charte des Nations unies et des principes fondamentaux du droit international et du droit international humanitaire. Il n'est pas de justification possible aux agissements dont la Russie est seule responsable.
Notre approche a toujours été claire : nous voulons mettre fin au conflit sans devenir belligérants. C'est la raison pour laquelle nous avons consenti des efforts majeurs pour aider l'Ukraine à se défendre et à recouvrer sa souveraineté.
Notre engagement repose sur quatre piliers. Le premier consiste à fournir à l'Ukraine un soutien politique, diplomatique, humanitaire, économique et financier. Il s'agit de manifester notre solidarité à l'égard des autorités et du peuple ukrainien. Notre pays a ainsi consenti un effort considérable avec d'ores et déjà 2 milliards d'euros d'aide nationale. De son côté, l'Union européenne a déjà apporté une assistance, à laquelle nous contribuons, de 9 milliards d'euros, dont 1 milliard a déjà été engagé.
Parce qu'il faut aussi envisager l'avenir, nous avons participé, les 4 et 5 juillet derniers, à la conférence de Lugano en vue de coordonner les efforts des différents partenaires et de poser quelques grands principes qui devront régir la reconstruction de l'Ukraine. La France - État et collectivités territoriales - concentrera ses efforts sur la région de Tchernihiv, avec laquelle les liens sont anciens.
Le soutien à l'Ukraine se traduit également par la décision historique, prise à l'unanimité des Vingt-Sept lors du Conseil européen des 23 et 24 juin derniers, d'accorder le statut de pays candidats à l'Ukraine et à la Moldavie. Comme l'a souligné le Président de la République, à circonstances exceptionnelles, décisions exceptionnelles. Afin de préserver notre sécurité et la stabilité du continent européen, l'urgence commande d'arrimer ces pays à l'Europe, sans attendre l'aboutissement du processus d'adhésion, qui ne dérogera pas aux règles habituelles. Il n'y aura pas de processus accéléré : les critères classiques devront être remplis. Mais nous ne voulons pas de temps d'attente, raison pour laquelle nous pensons engager dès à présent des coopérations concrètes dans un certain nombre de domaines - énergie, infrastructures, mobilité des jeunes...
Cette initiative française a été reprise par l'ensemble de la communauté politique européenne, au-delà de la seule Union, qui partage les mêmes valeurs démocratiques. Une première réunion se tiendra sous présidence tchèque, à Prague, au mois d'octobre prochain.
Le deuxième pilier de notre action consiste à apporter à l'Ukraine un soutien matériel, et notamment militaire. Nous lui fournissons des équipements, y compris létaux, pour lui permettre de se défendre, voire de reprendre du terrain.
Hier, lors du Conseil affaires étrangères, mes homologues européens et moi-même avons décidé d'augmenter la Facilité européenne de paix de 500 millions d'euros, pour porter à 2,5 milliards le montant de l'assistance militaire à l'Ukraine. Ce pays a besoin de nous et nous avons besoin qu'il tienne.
La France prend toute sa part à cet effort collectif. Pour des raisons que chacun peut comprendre, nous ne communiquons pas sur l'ensemble de notre contribution militaire. Nous réservons ces informations à nos partenaires européens, à nos alliés et surtout à l'Ukraine. Comme vous le savez, la France a déjà livré douze canons Caesar et en a promis six autres, qui sont en route. Mais nous faisons beaucoup d'autres choses sur le plan militaire.
Le troisième pilier vise à assurer une condamnation la plus large possible des agissements russes. Nous avons déployé des efforts considérables pour que cette agression soit condamnée par une très large majorité des États membres de l'ONU. De même, nous soutenons les efforts de la Cour pénale internationale, car il ne saurait y avoir d'impunité pour les criminels de guerre. Par ailleurs, l'Union européenne et 43 pays ont exprimé dans une déclaration, le 13 juillet dernier, leur plein soutien aux démarches engagées par l'Ukraine devant la Cour internationale de justice.
Le quatrième pilier consiste non seulement à faire comprendre à la Russie qu'elle a choisi une impasse, mais aussi à asphyxier progressivement le financement de son effort de guerre. Les mesures restrictives déjà prises sont particulièrement massives, sans précédent. Les premières sanctions européennes ont été adoptées seulement quarante-huit heures après le déclenchement de l'agression. Depuis, nous avons adopté six autres paquets avec nos partenaires européens et nos alliés. Nous les avons encore renforcées hier en interdisant les importations d'or en provenance de Russie, ce qui représente pour ce pays un manque à gagner de 20 milliards d'euros. Nous avons également renforcé les sanctions individuelles et pris des mesures restrictives complémentaires à l'encontre de 55 individus.
Par ailleurs, nous avons renforcé les dispositifs européens de lutte contre le contournement des sanctions.
Ces dispositions seront effectives après la formalisation juridique de l'accord politique obtenu hier. Le message est clair : nous luttons contre tous ceux qui participent à l'effort de guerre contre l'Ukraine. Nous ne devons céder devant aucun chantage. Au contraire, nous mobilisons tous les leviers pour priver Vladimir Poutine de l'arme énergétique, ce qui exige de notre part des efforts de sobriété supplémentaires. Le Gouvernement souhaite donner l'exemple. Comme l'a souligné le Président de la République le 14 juillet dernier, nous devons encore réduire la part des hydrocarbures dans notre bouquet énergétique au profit du nucléaire et des énergies renouvelables. Nous devons également continuer de diversifier notre approvisionnement en pétrole et en gaz. Nous avons amorcé un dialogue avec les pays producteurs pour les inciter à produire davantage. À défaut, leur avons-nous expliqué, ils feraient le jeu de Moscou.
Face à ce défi lancé à l'Europe, nous devons renforcer notre sécurité collective. À cet égard, nous avons obtenu plusieurs avancées concrètes particulièrement importantes lors du sommet de l'OTAN de Madrid, fin juin dernier.
Vous aurez à vous prononcer sur le projet de loi autorisant la ratification des deux protocoles d'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'Alliance atlantique. Permettez-moi de souligner l'importance politique de ces adhésions, qui vont renforcer notre sécurité collective, renforcer notre posture au sein de l'espace baltique et renforcer la place des Européens au sein de l'Alliance. Ce sont de bonnes nouvelles pour l'Europe et pour notre sécurité collective.
Le dernier volet de notre réponse à l'agression russe concerne la sécurité alimentaire. Depuis la mise en oeuvre des objectifs du millénaire pour le développement, nous avions collectivement réussi à faire régresser la faim et le nombre de pauvres dans le monde. Aujourd'hui, la situation se dégrade, notamment en raison de la stratégie cynique de la Russie - blocus de la mer Noire, destruction des infrastructures agricoles ukrainiennes... - pour instrumentaliser une potentielle famine. Nous avons entrepris une manoeuvre avec nos partenaires européens et internationaux pour trouver un accord, sous les auspices des Nations unies, entre la Russie, l'Ukraine et la Turquie pour que l'exportation des céréales via la mer Noire puisse reprendre. Ces discussions pourraient aboutir dès demain, mais la Russie nous a habitués à ajouter des conditions à chaque nouvelle étape franchie...
Nous avons mis à profit notre présidence du Conseil de l'Union européenne pour lancer la mission pour la résilience alimentaire et agricole, mieux connue sous son acronyme anglais FARM (Food and Agricultural Resilience Mission), qui vise à relever trois défis : libre circulation des denrées, ce qui requiert la transparence des marchés agricoles et l'interdiction de toute restriction aux exportations ; solidarité renforcée envers les pays les plus vulnérables - le Président de la République a annoncé le doublement de la contribution de la France au Programme alimentaire mondial (PAM) ; accroissement des capacités de production agricole plus durable et résiliente des pays du Sud.
Sur ce volet, le privé doit lui aussi apporter sa contribution. Avec le ministre de l'agriculture, Marc Fesneau, nous avons réuni 17 entreprises du négoce, françaises, mais aussi européennes, africaines et internationales, pour annoncer le 23 juin dernier une coalition mondiale pour la sécurité alimentaire. L'objectif serait d'apporter notamment des espaces de stockage et des matériels roulants. Un point d'étape est prévu au mois de septembre, en marge de la prochaine assemblée générale des Nations unies.
Je reviens d'un déplacement au Niger avec le ministre des armées, Sébastien Lecornu, afin d'évoquer nos coopérations futures en matière de sécurité et de défense, mais aussi d'aide au développement, d'information, d'éducation et d'aide humanitaire. Nous avons signé plusieurs accords dans ces domaines.
Nous avons été frappés des inquiétudes de nos interlocuteurs, à commencer par le président Mohamed Bazoum, sur la sécurité. La fin de Barkhane n'est pas seule en cause. Ils nous demandent de rester militairement engagés à leurs côtés. Je précise à ce sujet que l'opération militaire en cours contre les terroristes se déroule bien sous le commandement des Nigériens.
Nous allons travailler à la définition de nos partenariats dans les prochaines semaines, afin d'établir une feuille de route agréée pour la fin septembre. Conformément aux souhaits des autorités nigériennes, nous cherchons à mieux associer nos partenaires européens à notre action, au-delà de la formation.
Je désire également revenir sur la situation au Mali. Le Président de la République a dû décider, en février, en accord avec nos partenaires européens et africains, de retirer nos forces de ce pays. Nous y étions présents à la demande des autorités maliennes ; dès lors que cette présence n'était plus souhaitée, il fallait en tenir compte. Le retrait se déroule convenablement et selon le calendrier prévu : il devrait s'achever à la fin de l'été. C'est bien sûr un tournant, mais nous n'abandonnons pas le Sahel pour autant. Au Mali, nous avons suspendu tous les financements transitant par les autorités maliennes. Seuls les financements humanitaires bénéficiant exclusivement aux populations ont été maintenus. Il y avait trop de détournements : l'aide devait être recentrée.
Le 3 juillet, la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao) a décidé d'un calendrier de transition en vue d'élections au Mali et d'une levée partielle des sanctions. Toutefois, le Mali demeure exclu de l'organisation, et la Cedeao s'assurera du respect de ses engagements. Les sanctions économiques et autres ont été levées, mais les sanctions individuelles visant 150 personnalités, principalement des membres de la junte, restent en place. La France et l'Union européenne ont, de leur côté, maintenu les sanctions adoptées après le coup d'État.
La France souhaite renouveler en profondeur sa relation à l'Afrique, en s'adressant davantage à la jeunesse et à la société civile, dans le droit fil du discours prononcé par le Président de la République à Ouagadougou en 2017 et du sommet Afrique-France de Montpellier en 2021. Nous avons déjà lancé deux chantiers concrets : une maison des mondes africains, qui sera un lieu de référence pour la création contemporaine, et un fonds d'innovation pour la démocratie afin de soutenir la recherche sur le continent.
Nous ne sommes pas seuls à nous soucier des difficultés africaines, et nous avons convaincu nos partenaires européens de la nécessité de s'y impliquer davantage. Dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, nous avons organisé, au mois de février, un sommet entre l'Union européenne et l'Union africaine. C'est une étape importante de l'européanisation d'un partenariat qui ne se restreint pas à la sécurité.
En Iran, la situation est grave et le temps, compté. Au mois de mars, nous étions tout proches d'un accord pour un retour de l'Iran dans le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA), issu de très longues négociations. Notre conviction était que l'accession de l'Iran au nucléaire militaire engendrerait une crise régionale et mettrait en danger le régime de non-prolifération dans le monde entier, rendant à nouveau possible un conflit nucléaire. À l'inverse, le retour de l'Iran au JCPOA le sortirait de son isolement avec un retrait progressif des sanctions, ce qui bénéficierait à la jeunesse iranienne. Celle-ci n'a pas voix au chapitre, les processus de décision dans la République islamique étant particulièrement opaques.
Nous approchons du point au-delà duquel aucun retour en arrière ne sera possible. Nous avons été patients, mais la situation n'est plus tenable. L'Iran poursuit ses manoeuvres dilatoires et le démantèlement du dispositif de suivi de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) : ses activités ne peuvent plus être surveillées. En juin, nous avions réussi à réengager des négociations, certes indirectes, entre Iraniens et Américains à Doha. Mais les Iraniens ont marqué un recul et formulé de nouvelles demandes, alors que leur programme nucléaire se poursuivait en parallèle.
Un accord retarderait le franchissement par l'Iran du seuil nucléaire. L'intérêt du JCPOA diminue chaque jour, mais l'espace reste ouvert, pour peu de temps encore. J'ai dit à mon homologue iranien que le temps était compté, et qu'il n'y aurait pas de meilleur accord sur la table. Les élections de mi-mandat approchant, les États-Unis ne feront pas de pas supplémentaire. Si l'Iran attend encore, il n'y aura plus d'accord sur la table.
J'en viens à la situation du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, à laquelle vous avez consacré un rapport présenté ce matin. Un mouvement de grève a lieu le 2 juin dans notre maison, qui n'en est pas coutumière. Je mesure, comme le Gouvernement dans son ensemble, la portée de cette mobilisation inhabituelle. Elle est révélatrice d'un malaise qui touche l'administration centrale, comme nos postes à l'étranger. Elle est également révélatrice d'un décalage croissant, au fil des décennies, entre des missions toujours plus nombreuses confiées à ce ministère - avec les nouveaux thèmes que sont la biodiversité ou les négociations climatiques, ou encore la gestion de la pandémie - et des moyens budgétaires et humains en baisse constante jusqu'au coup d'arrêt obtenu par mon prédécesseur, Jean-Yves Le Drian, avec le soutien de la représentation nationale. Mais ce coup d'arrêt ne nous fait pas récupérer ce que nous avons perdu en termes budgétaires.
C'est, à mon avis, le sens du mouvement récent dans ce ministère que je connais bien, puisque je lui ai consacré l'essentiel de ma vie professionnelle. Le servir est un véritable engagement ; ses agents l'ont montré dans la pandémie, notamment pour fournir des vaccins à nos ressortissants ou les évacuer d'Afghanistan et d'Ukraine. Vous avez parfaitement dit, dans votre rapport, que servir cette maison est l'engagement d'une vie. J'y suis très sensible.
Dans ce contexte, marqué par une tenaille entre nos moyens et nos missions, j'ai voulu réagir au plus vite. Je me suis entretenue avec les organisations syndicales représentatives, mais aussi avec les représentants des grévistes reçus dès le 7 juin. Le comité technique ministériel du 21 juin a permis la poursuite du dialogue engagé.
J'identifie trois directions dans lesquelles il convient de travailler. D'abord, mettre en oeuvre la réforme de la haute fonction publique, qui ne singularise pas le Quai d'Orsay. Il faut mieux l'expliquer, mieux souligner les opportunités qu'elle représente, mieux détailler les garanties obtenues par Jean-Yves Le Drian sur des sujets structurants que sont le concours, les carrières, le droit d'option ou le pouvoir de nomination. Aucun autre ministère n'en a obtenu de telles. La mise en extinction des deux corps des ministres et conseillers ne signifie pas l'extinction des carrières ni des métiers, contrairement à ce que l'on a pu entendre. Mon prédécesseur a obtenu que les agents qui le souhaitaient puissent terminer leur carrière au ministère. Le concours d'Orient a été maintenu, car cette spécialisation fait la force de notre diplomatie, l'une des meilleures au monde.
Deuxième priorité, réarmer ce ministère en termes de budget et d'emplois. En quinze ans, et à périmètre constant, il a perdu plus de 18 % de ses effectifs alors que ceux de l'État restaient stables. Comment, dans ces conditions, les agents pourraient-ils assumer des fonctions plus nombreuses, importantes, critiques ? Pourtant, ils l'ont fait, y compris dans les crises. D'autres ministères ou directions, comme la Justice, les Armées ou la DGSE, ont vu leurs moyens et leurs effectifs augmenter. C'était nécessaire, mais cela nous a amenés à une situation, pointée dans votre rapport, dont nous devons sortir par le haut. J'espère que je pourrai compter sur l'appui de la représentation nationale dans la discussion budgétaire qui s'annonce.
La troisième priorité, ce sont les États généraux de la diplomatie. J'ai fait mienne cette idée, qu'il faut désormais mettre en oeuvre. Le dernier Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France remonte à 2008. Le monde a beaucoup changé depuis, et il ne s'est pas simplifié... Ces États généraux sont donc indispensables, salutaires, nécessaires. Nous aurons besoin de votre regard et de votre approche dans cet exercice, et nous serions heureux de vous y associer.
Je n'ai pas encore pris connaissance de votre rapport, mais je note que vous proposez de soumettre aux commissions compétentes des deux assemblées - dans votre cas, la commission des affaires étrangères et de la défense - la nomination des ambassadeurs. Avant même toute réflexion sur son opportunité, elle pose une question de faisabilité juridique. Je reviendrai vers vous sur ce sujet.
Enfin, je tiens à saluer votre contribution amicale, exigeante, vigilante au travail diplomatique de la France. J'espère que nous poursuivrons nos échanges en confiance.
M. Christian Cambon, président. - Notre volonté est avant tout de vous donner les moyens d'assumer vos missions.
M. André Vallini. - Diplomate chevronnée - vous avez servi à Rome et à Londres, et vous avez été ministre déléguée aux affaires européennes - vous savez que la voix de la France est attendue sur la scène internationale, et qu'elle a besoin, pour la porter, de professionnels aguerris. Être diplomate, c'est souvent une vocation. J'ai été frappé de constater, depuis que je m'occupe des affaires internationales, combien ils aiment leur métier ; nombre d'entre eux n'ont jamais envisagé d'en faire un autre.
Comme vous le dites vous-même, la réforme a été rejetée par le personnel. Pour la défendre, on avance parfois la nécessité de sortir de l'entre-soi. Or le corps des diplomates est déjà ouvert, puisque 20 % de l'encadrement n'en est pas issu et que, en 2019, 19 % des emplois d'ambassadeurs étaient occupés par des personnes en détachement ou intégrées au ministère.
À une période où les crises et défis se succèdent, cette réforme est dangereuse. Il nous faut une diplomatie professionnelle. Qui peut garantir que, demain, un préfet ou un sous-préfet, un fonctionnaire de Bercy ou des Affaires sociales sera un bon ambassadeur ? Voilà pourquoi notre rapport suggère une suspension de la réforme, le temps d'organiser les États généraux que vous avez évoqués.
M. Bruno Sido. - L'année 2022 aura fortement sollicité l'administration consulaire chargée de l'organisation des élections présidentielles et législatives, soit quatre tours de scrutins dans un contexte géopolitique et sanitaire difficile : je pense au confinement très strict imposé par les autorités chinoises qui ont rendu impossible la participation de nos compatriotes de Shanghai à l'élection présidentielle. Je salue la mobilisation de l'ensemble des agents de nos postes consulaires et diplomatiques.
Les élections législatives n'ont pas posé les mêmes difficultés, puisque les électeurs pouvaient participer au scrutin à distance via le vote électronique. Toutefois, la presse comme certains de nos compatriotes ont rapporté certains dysfonctionnements.
À la demande conjointe et insistante de mon collègue rapporteur pour avis Guillaume Gontard et de moi-même, votre cabinet a bien voulu me transmettre, hier seulement, un bilan de l'organisation du vote électronique pour le premier tour, qui s'est tenu du 27 mai 2022 au mercredi 1er juin, et pour le second tour, du 10 au 15 juin 2022. Sur 1,4 million d'inscrits sur les listes électorales consulaires, le vote par internet a représenté plus de 75 % des votants avec 250 566 votes au premier tour et 273 927 votes au second tour.
Je remercie la direction de l'administration des Français à l'étranger pour ce premier travail d'analyse, que je prévois d'approfondir pour mieux chiffrer l'impact des problèmes techniques rencontrés : on a évoqué des difficultés de réception des SMS et des courriels d'envoi des identifiant et mot de passe, mais aussi d'une coupure pendant plusieurs heures du portail de vote du ministère.
Madame la ministre, qu'il s'agisse de l'impossibilité de se déplacer pour les élections présidentielles ou des dysfonctionnements du vote électronique pour les législatives, combien d'inscrits sur les listes électorales consulaires ont été empêchés de voter ? Quelles sont les pistes d'amélioration du scrutin électronique, sans pour autant supprimer la tenue des bureaux de vote physique ? Proposeriez-vous d'élargir la possibilité de voter par internet aux prochaines élections présidentielles ?
M. Jean-Marc Todeschini. - Votre déplacement en Afrique était nécessaire. Pouvez-vous nous décrire l'état des relations avec le gouvernement malien ? Peut-on assurer le retrait de nos troupes et la fermeture de la base de Gao ? Vous estimez que la stratégie du Président de la République pour l'Afrique doit être reconstruite, pays par pays. Quelles en seraient les raisons, si nous faisons abstraction du Mali ? La stratégie était-elle mauvaise ? Il faudrait un bilan sur le sujet. Y a-t-il une stratégie européenne sur la bande sahélo-saharienne ? La précédente ministre des armées, Florence Parly, évoquait souvent la force Takuba, désormais dissoute. Tout cela disparaît...
Les images que les Français voient à la télévision semblent montrer que la guerre en Ukraine tourne à l'avantage de l'armée russe. Ce n'est pas le cas, du moins je l'espère. Vous ne souhaitez pas détailler les livraisons de matériel français à l'armée ukrainienne, mais il est facile de dénombrer les canons Caesar qui restent à disposition de nos armées... Y a-t-il une approche européenne en la matière ? Chaque pays a souhaité développer sa propre relation avec l'Ukraine, ce qui semble montrer que l'Union européenne est quelque chose en plus, et non le canal principal.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Les militaires que nous avons entendus ici nous ont dit que l'armée ne saurait régler à elle seule les problèmes du Sahel. La stratégie française reposait sur trois piliers : la diplomatie, la défense et le développement, mais le troisième volet n'a pas été assez développé. Nous sommes restés très en réserve sur la zone des trois frontières, pourtant une priorité de l'aide publique au développement.
Il convient désormais de répondre à cet impératif au Niger, si nous voulons éviter de déstabiliser le président Bazoum. Celui-ci insiste particulièrement sur l'éducation. Comment ne pas reproduire la défaillance du pilier « développement » ? Il convient de maintenir un équilibre entre les trois piliers. Il faut aussi, pour les organisations de la société civile, assumer une aide humanitaire dans l'urgence et sans criblage. Nous avions interrogé votre prédécesseur sur cette question du criblage, sans recevoir de réponse.
M. Guillaume Gontard. - Je souhaite vous alerter sur le financement par l'AFD d'un projet industriel polluant et dangereux au Congo, dans le parc du Kahuzi-Biega. RFI s'est fait l'écho des inquiétudes autour de ce projet, dans un pays en proie à la guerre civile, où les exactions contre les populations sont constatées par les bailleurs de fonds et les ONG présentes sur le terrain.
À la demande des Allemands, une commission d'enquête a été mise sur pied, mais, selon la chaîne al-Jazeera, son indépendance serait mise en cause, puisque le gestionnaire du parc en fait partie. Survival International et RFI détiendraient des éléments impliquant directement l'AFD. C'est donc particulièrement grave : une participation à l'expropriation des autochtones Batwa serait en contradiction directe avec la loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, dont le rapport annexé, sur proposition du GEST, précise que « la France exerce une vigilance particulière sur les projets menés dans les territoires où vivent les personnes appartenant aux populations autochtones ». Je vous ai alertée par écrit, je vous interpelle à nouveau : allez-vous intervenir pour que l'AFD ne participe pas à ce désastre écologique ?
M. Cédric Perrin. - Le nouveau concept stratégique de l'OTAN prend soin de ne pas désigner la Chine comme une menace. Faut-il y voir la patte de la France ? À l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, nous entendons des positions beaucoup plus tranchées. En martelant l'idée d'une troisième voie, ne risquons-nous pas un isolement stratégique en Indo-Pacifique, dont l'Aukus - et le fait que nous ne l'avons pas vu venir - serait une illustration criante ? Nos positions sont-elles réalistes, et avons-nous les moyens de nos ambitions ?
Enfin, Erdogan, Raïssi et Poutine, ces trois présidents qui défient régulièrement les démocraties occidentales, se rencontrent aujourd'hui même à Téhéran. Que penser de ce sommet ?
Mme Catherine Colonna, ministre. - Monsieur Vallini, la voix de la France est en effet attendue. Ce ministère est ouvert, peut-être plus que d'autres. La réforme contient aussi des opportunités de mobilités sortantes, que nous avons peut-être insuffisamment développées jusqu'ici. Elle permettra ainsi aux diplomates de rayonner, de porter des valeurs et de leur donner plus de poids au niveau interministériel. Il y a trop peu de diplomates dans les préfectures ou les rectorats, seulement des conseillers diplomatiques auprès des préfets de région - alors que, lorsque j'étais moi-même diplomate, j'avais des collègues ambassadeurs qui étaient auparavant recteurs, notamment en Autriche. Au bout du compte, c'est l'excellence de nos diplomates qui fera la différence. Je ne m'inquiète pas de leur capacité à être accueillis dans d'autres ministères.
Le pouvoir de nomination du chef de l'État, quant à lui, n'est pas modifié. Pour les agents diplomatiques de moindre rang que celui d'ambassadeur, il faudra désormais passer par un processus de vérification des compétences.
Quant à la suspension de la réforme, je serai honnête avec vous comme je l'ai été avec les représentants du mouvement : elle n'a pas lieu d'être. La réforme repose sur une ordonnance et des décrets, dont celui du 16 avril qui, curieusement, a cristallisé les oppositions alors qu'il inscrit dans notre ordre réglementaire les garanties obtenues par Jean-Yves Le Drian.
En ce qui concerne le vote des Français de l'étranger, monsieur Sido, il y a eu, c'est vrai, quelques difficultés en Chine. Je m'en suis entretenue avec mon homologue chinois, car il n'est pas normal que nos compatriotes ne puissent pas exercer leurs droits démocratiques.
Pour le reste, nous dressons un bilan très positif du vote par internet, tout comme, d'ailleurs, nos compatriotes qui l'ont utilisé et qui lui attribuent une note de 8,9 sur 10 dans les enquêtes de satisfaction. En dépit de quelques problèmes techniques, nul, ou presque, n'a été empêché de voter ; la coupure de réseau a été rétablie en quelques heures. Aucun incident n'a été reporté au second tour. Plus des trois quarts des votes ont eu lieu par voie électronique. Aussi nous songeons à développer le vote par internet pour les différents scrutins des Français de l'étranger.
Monsieur Todeschini, je rappelle que nous sommes intervenus au Mali à la demande du gouvernement malien pour endiguer l'avancée des djihadistes. La situation a évolué depuis. Un double coup d'État a eu lieu. Une junte est au pouvoir, qui s'appuie sur des mercenaires étrangers qui se manifestent plus par leurs exactions que par leur efficacité à lutter contre les groupes terroristes armés. Il était donc indispensable de réarticuler notre dispositif dans la mesure où les autorités de fait du pays considéraient que nous n'étions plus bienvenus au Mali. Cette réarticulation se passe bien. Une coordination avec les forces armées maliennes est nécessaire. Nous tenons notre calendrier et espérons avoir fini avant la fin de l'été. Sur le plan politique en revanche, nos relations sont pour le moins limitées avec la junte malienne.
Outre des canons Caesar, nous avons livré à l'Ukraine des équipements de protection,des munitions, des véhicules de l'avant blindé, etc. Je ne détaillerai pas davantage ces points parce qu'il ne m'appartient pas de le faire, mais je tiens à vous rassurer : la fourniture des canons Caesar, aussi efficaces soient-ils, ne constitue pas l'axe principal de notre effort. Nous intervenons dans le cadre du processus de coordination entre alliés, dit de Ramstein : chaque pays intervient en fonction des demandes qu'il reçoit, et nous recevons régulièrement des demandes précises, de la part de l'Ukraine, et de ses capacités.
Madame Carlotti, vous regrettez à juste titre que le pilier consacré à l'aide au développement n'ait pas été assez développé au Mali, mais le double coup d'État n'a pas permis de mener ces efforts à bien. L'éducation, en particulier celle des jeunes filles, reste pour nous une priorité. Il en va de même de l'aide alimentaire ; nous avons d'ailleurs signé un certain nombre d'accord à ce sujet au Niger. C'est ce qui va constituer la nouvelle politique africaine de la France, en complément d'éventuels accords de sécurité et de défense.
J'ajoute qu'un travail considérable a été réalisé, à votre demande et sur le fondement de la loi du 4 août 2021, pour faciliter le travail des ONG en réduisant le plus possible leurs obligations de criblage des bénéficiaires finaux.
Monsieur Gontard, j'ai demandé à l'AFD de suspendre l'instruction du projet de soutien au parc de Kahuzi-Biega en République démocratique du Congo, car ce projet soulève de nombreuses questions en effet.
Monsieur Perrin, la France n'était pas seule à demander et obtenir que le concept stratégique de l'OTAN aborde les défis posés par la Chine, qui ne sont pas que d'ordre militaire, de manière équilibrée. La Chine est à la fois un partenaire et un concurrent. L'Alliance atlantique, dont la mission est centrée sur la sécurité de la zone euro-atlantique, ne doit aborder la Chine que dans la mesure où certaines de ses positions dans l'espace indo-pacifique, comme sa nouvelle assertivité, peuvent avoir des conséquences pour la sécurité euro-atlantique.
Quant à l'Aukus, il faudra le juger dans la durée... Un nouveau gouvernement australien a été élu. Je n'en parlerai pas davantage.
En ce qui concerne l'Indo-Pacifique, notre position est réaliste et correspond à celle des pays de la région qui ne veulent pas avoir à choisir entre la Chine et nous. Il n'existe pas de logique de confrontation entre deux blocs et nous ne devons pas l'encourager. Cela ne signifie que nous devions être naïfs face à la position de la Chine : nous devons être présents, en nous appuyant sur nos territoires, nos populations, en nouant des alliances avec les pays de la zone, mais entrer dans une logique de bloc à bloc serait faire le jeu de la Chine.
M. André Gattolin. - Au Sri Lanka, la crise politique succède à la crise économique. Le Sri Lanka n'est pas victime que de la corruption, il est aussi victime d'une politique d'étranglement par la dette de la part de la Chine, comme le sont d'autres pays comme le Cambodge ou le Laos. La France est-elle prête à soulever cette question ?
M. Yannick Vaugrenard. - Vous avez évoqué une réflexion autour d'une feuille de route pour définir les modalités de notre partenariat avec le Niger. Toutefois, deux coups d'État ont eu lieu au Mali que nous n'avons pas vu venir. Les moyens de la DGSE sont-ils suffisants ?
Le départ de Boris Johnson s'accompagnera-t-il d'une amélioration des relations franco-britanniques, ou au moins d'une application plus honnête des accords négociés lors du Brexit ?
M. Olivier Cadic. - Les membres du groupe Union Centriste se réjouissent sincèrement de votre nomination et nous vous adressons tous nos voeux de réussite dans l'accomplissement de votre mission.
La présidence française de l'Union européenne qui s'est achevée il y a trois semaines a été remarquée et remarquable. Nous voudrions saluer l'engagement de la France et de l'Union européenne en faveur de l'Ukraine et de son peuple. Vous avez mentionné l'adoption de sanctions européennes pour bloquer l'importation d'or en provenance de Russie. Depuis l'annexion de la Crimée en 2014, la Banque centrale russe a plus que doublé la part de l'or dans ses réserves, les portant de 8,9 % à 21,7 %. Dans le même temps, la Russie a passé des accords avec le Soudan, la République centrafricaine et le Mali pour y extraire de l'or. Le groupe Wagner sévit de manière sinistre dans ces trois pays. Avez-vous prévu une action diplomatique pour freiner l'activité russe en matière minière dans ces trois pays ?
Le ministère des affaires étrangères a perdu plus de 18 % de ses effectifs en 15 ans. Il apparaît trop souvent comme une variable d'ajustement budgétaire, une structure de coûts à réduire. Pourtant ses agents font gagner de l'argent à la France. Un agent du service des visas rapporte quatre fois plus qu'il ne coûte ! À Londres, par exemple, la délivrance des visas a rapporté 8,5 millions d'euros en 2019, et 6 millions d'euros y ont déjà été encaissés depuis le début de l'année. Les consulats ne doivent pas être vus comme des structures de coûts, mais plutôt comme des structures de profit qu'il convient de développer. Ils fournissent un service public attendu par nos ressortissants qui peinent à obtenir des rendez-vous faire renouveler leur passeport. Jean-Yves Le Drian a su mettre un terme à l'érosion des moyens ces dernières années, mais l'heure semble venue de revoir l'ensemble du dispositif pour recréer un nouvel élan. Que pensez-vous d'une loi de programmation consulaire afin de donner une nouvelle perspective à ce réseau ?
M. Olivier Cigolotti. - Nous sommes très attachés à la représentation de la France à l'étranger.Nous sommes attentifs aux mouvements de contestation dans votre ministère et suivrons avec vigilance les assises de la diplomatie que vous avez également évoquées.
Je souhaitais vous interroger sur le mouvement de nos diplomates. Alors que nous sommes le 19 juillet, ce dernier est pratiquement suspendu. Une soixantaine de postes sont concernés. Des familles ne savent pas où elles iront ; des enfants qui ont terminé leur année scolaire dans un établissement ne savent s'ils y retourneront... Nous sommes les seuls à procéder de la sorte. N'avons-nous pas la possibilité de faire mieux, madame la ministre ?
M. Philippe Folliot. - L'Aukus constitue une violation manifeste de l'article 4 du traité de l'OTAN ! La France a été quelque peu humiliée... Même si un nouveau gouvernement a été nommé en Australie, nous ne devons pas nous interdire de dire à nos alliés notre façon de penser ! Mais si nous en sommes arrivés là, notamment par rapport à nos partenaires australiens, n'est-ce pas parce que nous n'avons pas assez pris en compte la spécificité de notre pays, qui est une puissance européenne, mais aussi en Indo-Pacifique, par le biais notamment de Mayotte, La Réunion, la Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna ou la Polynésie française. Votre ministère prend-il suffisamment en compte les alliances et la coopération régionale que la France peut nouer par le biais de ses outre-mer ?
Mme Hélène Conway-Mouret. - Je ne vous interrogerai pas sur la réforme du corps diplomatique, mais celle-ci a été réalisée par ordonnance et le décret a été publié pendant le week-end de Pâques... Cela aurait mérité davantage de concertation. Je ne vous interrogerai pas non plus sur les Français de l'étranger, nous aurons l'occasion d'en discuter lors du budget. Le ministère des affaires étrangères souffre depuis plusieurs années. Il est temps de mener une réflexion de fond sur ses missions : peut-on continuer à les augmenter tout en réduisant les moyens ?
Je veux vous interroger sur votre déplacement au Niger. Le ministère des affaires étrangères ne devrait-il pas s'efforcer de répondre à la propagande anti-française en Afrique qui est menée sur les réseaux sociaux et qui cible notamment les jeunes. Nous sommes toujours en décalage. Comment y faire face ?
Mme Catherine Colonna, ministre. - Monsieur Gattolin, le Sri Lanka est soumis depuis longtemps aux influences de la Chine et de l'Inde. Ce qui a précipité la crise est l'incapacité du pays d'honorer ses dettes, et de se procurer un certain nombre de biens de première nécessité ou de médicaments - la guerre en Ukraine a peut-être joué un rôle. La question de la soutenabilité de sa dette est posée. Il est important que le pays ne soit pas imprudent et ne se lie pas les mains en s'endettant auprès de pays qui lui offrent des conditions attractives à court terme, mais pénalisantes à terme. Dans l'immédiat, je ne vois pas de sortie de crise sans une intervention du FMI pour définir un programme d'assistance, avec une restructuration de la dette assortie d'un programme de réformes.
Monsieur Vaugrenard, je forme le voeu que le départ de M. Johnson améliore notre relation avec le Royaume-Uni. J'ai déjà eu l'occasion de le dire publiquement. Mais je ne sais pas si ce voeu sera exaucé : nous devons attendre l'issue de la campagne électorale au sein du parti conservateur britannique pour le savoir. Pour l'instant l'heure est plutôt à la surenchère qu'à la perspective de meilleures relations entre le Royaume-Uni et l'Union européenne...
Monsieur Cadic, nous voyons bien les manoeuvres russes en Afrique et nous alertons nos partenaires africains pour qu'ils ne cèdent pas à leurs sirènes. S'agissant de l'or, je reviendrai vers vous avec une réponse précise.
Merci d'avoir souligné que les services diplomatiques et consulaires ne sont pas qu'un coût, mais qu'ils rapportent aussi de l'argent, tout en remplissant leurs missions de service public !
Une loi de programmation consulaire, pourquoi pas ! Il convient toutefois d'attendre le résultat des États généraux à l'automne. Je suis ouverte à cette possibilité ; en tout cas, une telle loi ne devrait pas être limitée au champ consulaire, mais viser aussi le champ diplomatique. Je rappelle aussi qu'une partie des sous-effectifs dans nos ambassades est due au fait qu'il a fallu réduire la voilure pendant l'épidémie de covid et faire face aux confinements.
Monsieur Cigolotti, je travaille sans relâche sur la question des mouvements diplomatiques depuis le jour où j'ai été nommée. Les nominations doivent passer en Conseil des ministres. Quelques nominations ont déjà été annoncées début juin. Un travail préparatoire a été fait, qui devrait aboutir demain ou la semaine prochaine...
M. Christian Cambon, président. - Pourriez-vous nous donner plus de détails ?
Mme Catherine Colonna, ministre. - Je ne peux pas dans l'immédiat, il faut aussi attendre les agréments des pays d'accueil.
En ce qui concerne l'Aukus, l'essentiel est la rupture d'une relation de confiance entre alliés. Mon prédécesseur et le Président de la République ont exprimé dans des termes très clairs ce qu'ils en pensaient !
Nos outre-mer constituent un élément majeur de la puissance de la France dans la région. Grâce à eux, nous avons le deuxième zone économique exclusive.dans le monde. Un de mes objectifs sera de veiller à une meilleure articulation entre notre action diplomatique et notre politique en outre-mer. C'est ce que nous avons commencé à faire avec mon collègue ministre de l'intérieur. Je rappelle aussi que s'est tenu sous présidence française, au début de l'année, un sommet entre l'Union européenne et les pays de la région indo-pacifique.
Merci Madame Conway-Mouret d'avoir rappelé que les agents du ministère des affaires étrangères exercent des missions de plus en plus nombreuses.Nous devons mener une réflexion de fond sur l'adaptation entre les moyens et les missions, la place de la diplomatie dans l'État, et définir une ligne de conduite.
Comment répondre à la propagande anti-française en Afrique ? Pour être honnête, nous n'étions pas préparés à y répondre car, en tant que démocratie, nous ne pratiquons pas la falsification de l'information. Néanmoins, nous devons contrer cette propagande. Des réflexions ont déjà été engagées. Cela suppose des moyens humains au sein du ministère des affaires étrangères, mais aussi en interministériel pour lutter contre la désinformation.
Enfin, je n'ai pas répondu à la question sur la DGSE, mais il me semble que ce n'est pas à moi d'y répondre.
M. Hugues Saury. - L'article 2 de la loi de programmation relative au développement solidaire prévoyait un rapport du Gouvernement au Parlement sur la comptabilisation de l'aide publique au développement (APD) . Ses montants sont peu lisibles, en effet, car ils incluent, par exemple, les frais d'écolage ou les dépenses pour les réfugiés qui ne dépendent pas à proprement parler de la politique de solidarité internationale. Les auteurs de l'amendement à l'origine de ce rapport souhaitaient davantage de clarté. Or loin d'aller dans ce sens, le rapport déposé par le Gouvernement se contente de rappeler que la France respecte pleinement les critères de l'OCDE... Mais la question est précisément de réfléchir à une évolution de ces critères et de promouvoir une réforme au sein de l'OCDE. D'autres pays ont déjà commencé à agir en ce sens. Nous souhaiterions donc que le Gouvernement puisse évoluer sur ce sujet.
M. Jacques Le Nay. - Il y a un an à peine les Talibans entraient dans Kaboul. Nous fêtons cette année le centenaire de la coopération et de l'amitié franco-afghane. Quel est l'avenir de la délégation archéologique française dans ce pays ?
Mme Nicole Duranton. - Vous avez souligné, dans votre propos liminaire, l'importance politique de l'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN, qui renforcera notre sécurité collective et la place des Européens au sein de l'OTAN. La signature des protocoles d'adhésion par les ambassadeurs des 30 pays membres a ouvert le 5 juillet le processus de ratification. La signature des protocoles d'adhésion accorde le statut de pays invités à la Suède et à la Finlande, mais ces pays ne bénéficieront pas de la protection de l'article 5 de la charte de l'OTAN en cas d'attaque tant que les 30 États membres n'auront pas ratifié leur adhésion. Quel degré de protection, l'Europe peut-elle d'ores et déjà assurer à la Suède et à la Finlande sur le plan militaire en cas d'agression ?
Le président Erdogan a menacé à nouveau hier de geler l'adhésion de ces deux pays s'ils ne prennent pas part à la lutte contre le terrorisme, il souhaite l'extradition de 33 militants kurdes appartenant au PKK. La position du président turc peut-elle ralentir le processus d'adhésion ?
Lors du sommet de Madrid, vous avez eu un entretien avec le secrétaire général de l'ONU. Vous avez souligné la force de l'engagement de la France au sein de l'Alliance atlantique et mis en avant le renforcement de la contribution française à la posture de défense et de dissuasion sur le flanc oriental de l'OTAN. Quelles seront les prochaines étapes de ce renforcement ?
Mme Gisèle Jourda. - Je voudrais vous interroger sur les politiques de voisinage et de partenariat oriental de l'Union européenne. L'Ukraine et la Moldavie ont reçu le statut de candidat à l'Union européenne. La Géorgie, qui a déposé sa demande d'adhésion en même temps que ces deux pays, et qui a signé un contrat d'association avec l'Union européenne depuis 2014, a vu sa demande refusée, alors même qu'elle compte deux conflits gelés avec l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud.
Vous avez évoqué la notion de communauté politique européenne ; or la Géorgie appartient aussi au Conseil de l'Europe. Quelles sont les perspectives pour la Géorgie ? La situation manque de lisibilité. On constate des avancées ou des régressions au gré des alternances politiques. Comment envisagez-vous la relation avec la Géorgie ?
M. Pierre Laurent. - À quel niveau des priorités de la politique française placez-vous la question palestinienne ? Nous étions récemment en Israël, où nos interlocuteurs nous ont indiqué qu'elle ne faisait plus partie de leurs priorités. Quant à celles des États-Unis, le récent voyage de Joe Biden a montré qu'elles étaient alignées sur celles des Israéliens. La France va-t-elle prendre une initiative sur ce dossier ?
Craignez-vous à court terme une nouvelle offensive turque contre les forces kurdes dans le nord-est de la Syrie ? Le cas échéant, la France s'exprimera-t-elle sur le sujet ? Dans la même région, le rapatriement des enfants syriens de djihadistes et de leurs mères détenues dans les camps, qui a connu une avancée récente, se poursuivra-t-il jusqu'à la fin de l'été ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Élue des Français de Grande-Bretagne et d'Irlande depuis 1988, sénatrice depuis 2004, je n'ai jamais eu de doutes quant à la qualité du personnel diplomatique, qui n'a jamais manqué à la France et fait l'admiration de l'étranger.
Il y a un problème de communication au sein même de notre Alliance atlantique. Dans le magazine The Atlantic, pourtant très respecté, j'ai découvert hier une interview d'Anders Fogh Rasmussen, ancien Premier ministre danois et ancien secrétaire général de l'OTAN, où celui-ci déclare que la France n'a quasiment rien livré à l'Ukraine, que l'Allemagne a fait dix fois plus, alors qu'il ne s'agit que de promesses. Ces arguments sont lamentables. Il conviendrait de rappeler à nos partenaires à plus de dignité et de solidarité et de souligner ce que nous faisons pour eux en Afrique.
Pouvez-vous également nous dire quelques mots sur le protocole nord-irlandais ?
Mme Catherine Colonna, ministre. - Concernant l'aide publique au développement, nous nous en tenons aux critères du comité de l'aide au développement de l'OCDE. Ce sont les normes internationales les plus respectées. L'aide aux réfugiés correspond bien à une exigence de solidarité : il n'est ni nécessaire ni utile de l'exclure des critères de l'aide au développement. En revanche, vous avez raison de souligner que notre aide au développement doit être totalement transparente, et comptez sur moi pour y veiller.
Monsieur Le Nay, depuis la chute de Kaboul, la délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA) poursuit ses missions comme elle le peut, mais depuis la France. Les équipes de Kaboul restent actives, nous n'abandonnons pas l'Afghanistan, mais nous ne pouvons envisager de placer des personnels français dans des conditions aussi exposées. Nous espérons que la DAFA pourra reprendre ses missions sur place dès que possible, mais en attendant elle travaille depuis Paris.
Madame Duranton, vous avez raison : il n'y a pas de protection au titre de l'Alliance atlantique tant que le processus d'adhésion de la Suède et de la Finlande n'est pas achevé. En revanche, il y a la clause d'assistance mutuelle des États membres de l'Union européenne, prévue par l'article 42.7 du Traité sur l'Union européenne.
Concernant l'attitude du président Erdogan, et les difficultés que pourrait représenter la ratification par la Turquie des deux protocoles, le meilleur moyen est à mes yeux d'avancer dans les ratifications par les États membres. La moitié d'entre eux ont achevé le processus. J'aurai l'occasion de souligner devant vous, dès cette semaine, combien notre sécurité collective gagnera à l'adhésion de ces deux pays.
La question sur le flanc oriental concerne davantage mes collègues de la Défense. Je rappellerai néanmoins que la France est présente sur ce flanc en tant que nation-cadre, à travers sa présence en Roumanie dont elle a annoncé le renforcement au sommet de Madrid. La France est également présente en Estonie, et contribue à la surveillance aérienne et maritime de l'espace considéré.
La candidature de la Géorgie à l'adhésion à l'Union européenne, madame Jourda, a été examinée par la Commission européenne selon les critères habituels. Celle-ci a conclu que la situation du pays sur le plan économique sur celui des réformes et de l'État de droit - et je le dis en toute amitié pour sa présidente, qui a été une collègue et qui demeure une amie - n'est pas la même que celles de la Moldavie et de l'Ukraine, et ne justifie pas l'octroi du statut de candidat. Le Conseil européen des 23 et 24 juin a néanmoins marqué une avancée importante pour ce pays : pour la première fois, la perspective européenne lui a été reconnue.
Monsieur Laurent, la question palestinienne restera au centre des difficultés que connaît la région tant que la solution à deux États ne sera pas mise en oeuvre. Nous encourageons les tentatives de normalisation en cours, et notamment les accords d'Abraham, mais ils ne règlent pas la question de fond. Le Président l'a dit à celui qui a été mon homologue, et qui est désormais le Premier ministre d'Israël par intérim, M. Yaïr Lapid, qui fait partie des partisans de la solution à deux États.
Nous avons également des contacts étroits avec l'Autorité palestinienne. Je me suis entretenue la semaine dernière avec mon homologue palestinien Riyad al-Maliki dans la perspective de la venue du Président Mahmoud Abbas demain à Paris, pour restaurer cet horizon politique qui manque tellement, engendrant frustrations et incompréhensions dans la région.
La visite du Président Biden a eu des résultats positifs que nous avons salués, en matière d'aide aux Palestiniens : 100 millions de dollars ont été alloués à Jérusalem-Est et 200 millions à l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Dans le cadre de la relation entre Israël et l'Arabie saoudite, l'espace aérien saoudien a été rouvert. Il est certain, néanmoins, qu'il faut poursuivre cette dynamique, faire davantage en se fixant des objectifs plus ambitieux. Je reviens à la nécessité d'une perspective politique, seule à même de régler le conflit israélo-palestinien et de faire baisser les tensions qui sont en train de monter.
Madame Garriaud-Maylam, j'assume totalement la politique du gouvernement français vis-à-vis de l'Ukraine, qui consiste à faire plutôt qu'à dire. Nous avons répondu à de nombreuses demandes des autorités ukrainiennes, à hauteur de nos capacités. Monsieur Todeschini, notre contribution dépasse largement la livraison de canons Caesar, mais il ne convient pas de livrer trop d'informations confidentielles à d'autres belligérants.
Sur le protocole nord-irlandais, la réaction de la Commission et de l'Union européenne a été mesurée et fondée. Ce sont des comportements inadmissibles. Un État ami et démocratique ne peut violer ses propres engagements de façon unilatérale. Je l'ai dit à mon homologue Liz Struss, et il conviendra de le rappeler, si nécessaire, au prochain Premier ministre.
M. Christian Cambon, président. - Merci pour la précision de vos réponses à l'occasion de cette première prise de contact. Vous avez pu constater la diversité des questions et les connaissances de nos collègues sur un grand nombre de sujets.
Je retiens de cette audition que nous partageons la volonté de procéder au réarmement budgétaire du Quai d'Orsay, après une lente dégradation. Chaque année, lors de la discussion budgétaire, nous combattons cette tendance à la baisse des crédits du MEAE, mortifère pour le rayonnement de la France.
Reste une divergence sur la réforme du corps diplomatique. Je prends acte de la fin de non-recevoir sur la suspension de la réforme ; il conviendrait pourtant de prendre un peu de temps. Nous gardons la main tendue, car nous ne sommes pas dans une position de blocage absolu. La réforme a suscité une incompréhension au sein de nos deux assemblées. Je ne souhaite pas, pour ma part, que cela ait des conséquences sur la discussion budgétaire : le Parlement, lorsqu'il se sent mis de côté, peut avoir des réactions épidermiques.
Je prends acte de votre volonté de nous associer aux États généraux de la diplomatie. Nous avons une expérience de la diplomatie parlementaire, à travers les missions, l'activité des groupes d'amitié notamment. Conservons la relation de confiance engagée avec votre prédécesseur, qui au demeurant n'empêche pas les désaccords.
Nous gardons la volonté de porter au plus haut le rayonnement de la France, sans oublier la dimension éducative représentée par l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) et les Instituts français. Nos rapporteurs sont exigeants, tout en conservant notre posture particulière qui consiste à toujours préférer la formulation de propositions au blocage.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 35.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 35.
Mercredi 20 juillet 2022
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 10 h 50.
Projet de loi autorisant la ratification du protocole au Traité de l'Atlantique Nord sur l'accession de la République de Finlande et la ratification du protocole au Traité de l'Atlantique Nord sur l'accession du Royaume de Suède - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Christian Cambon, président, rapporteur. - L'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN, que le Sénat est appelé à ratifier le 21 juillet prochain, est un événement historique en ce qu'elle met fin à une neutralité de trois quarts de siècle pour la Finlande et de plus de deux siècles pour la Suède. Cette neutralité commune répond en réalité à deux approches différentes.
Pour la Finlande, c'est d'abord le choix dicté par la prudence d'un pays englobé dans l'empire russe jusqu'en 1917. La Finlande a ainsi signé, le 6 avril 1948, un pacte d'amitié quelque peu forcé avec l'URSS. Cette « finlandisation » lui a coûté la maîtrise de sa politique étrangère, mais lui a offert une relative immunité et une véritable tranquillité pendant la guerre froide.
La fin de la neutralité de la Suède est un événement encore plus remarquable. En paix depuis 1814, elle avait fait de cette neutralité un élément de son identité, aux côtés de son soutien sans faille au multilatéralisme et de sa politique « compassionnelle » envers les pays en développement.
L'agression de l'Ukraine par la Russie aura donc eu raison de cette double neutralité. Loin d'aboutir à la finlandisation de l'Ukraine, l'aventure de M. Poutine a mené tout droit à l'otanisation de la Finlande ! Sans doute ne l'avait-il pas prévu. S'agissant de la Suède, sa solidarité avec la Finlande et la crainte de voir l'île de Gotland devenir un point d'appui pour l'armée russe dans la Baltique ont également précipité la volonté d'adhésion.
Qu'apportera cette adhésion à ces deux pays et, réciproquement, qu'apporteront-ils à l'Alliance ?
L'accès à la protection offerte par l'article 5 du traité de Washington constitue évidemment la première motivation de la Suède et de la Finlande. Il s'agit d'une assurance stratégique précieuse au moment où nombre de pays de l'Europe du Nord et de l'Est non membres de l'OTAN se sentent directement menacés par la Russie.
Du point de vue de l'OTAN, il s'agit d'un succès considérable. Le temps où le président Trump malmenait ses alliés et où le Président de la République évoquait la « mort cérébrale » de l'Organisation n'est pas si loin. L'adhésion de deux pays dont la neutralité paraissait intangible vient ainsi couronner une véritable résurrection.
Concrètement, l'apport à notre sécurité collective est significatif. D'abord, les armées de ces deux pays sont pleinement interopérables. En effet, leur neutralité ne les a pas empêchés de coopérer avec l'Alliance de longue date. Membres du partenariat pour la paix (PPP) dès 1994, puis du Conseil de partenariat euroatlantique en 1997, ils ont contribué aux opérations de l'OTAN dans les Balkans, en Afghanistan et en Irak. Bref, ce sont aujourd'hui les deux pays les plus proches de l'Alliance.
Cette coopération s'est accélérée depuis l'invasion de l'Ukraine. Lors du sommet du 25 février, les alliés ont activé en faveur de la Finlande et de la Suède le dispositif des « modalités d'interaction renforcée ». Les deux pays sont désormais destinataires des documents de l'OTAN sur la situation en Ukraine, participent au Conseil de l'Atlantique Nord et sont susceptibles de donner accès à leur territoire à l'organisation.
Ces deux pays sont en outre des démocraties, membres de l'Union européenne, qui adhèrent à ce titre à la clause d'assistance mutuelle du traité de Lisbonne - le fameux article 42-7. Ils disposent aussi d'importantes capacités. Leur budget de défense est significatif : le quinzième de l'OTAN pour la Finlande malgré la petite taille du pays, soit 2 % du PIB atteints en 2022. La Suède, actuellement au treizième rang, a prévu d'atteindre ces 2 % en 2028. Elle possède une industrie de défense substantielle et a récemment réintroduit le service militaire obligatoire, tandis que la Finlande peut mobiliser 870 000 réservistes.
C'est aussi un apport de profondeur stratégique qui permet de renforcer la posture de défense et de dissuasion du flanc oriental de l'OTAN. Cela créerait un dilemme nouveau pour la Russie si elle envisageait d'attaquer un pays d'Europe centrale ou orientale. Avec la Suède, cette profondeur permet aussi une meilleure défense des pays baltes.
Inversement, il faut souligner qu'aucune demande n'a été formulée en vue du déploiement de forces ou d'équipements de l'OTAN sur les territoires suédois et finlandais, ces deux pays estimant être en mesure de se défendre. C'est un élément important.
Dans ce tableau positif, je voudrais cependant mentionner deux importants points de vigilance.
D'abord, le blocage, peut-être devrais-je dire le chantage, de la Turquie n'a été surmonté qu'au prix d'un mémorandum trilatéral qui ne laisse pas d'interroger. Ainsi, la Finlande et la Suède ont promis de coopérer davantage avec la Turquie dans la lutte contre le terrorisme, s'engageant à empêcher les activités non seulement du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mais aussi du parti de l'Union démocratique (PYD) et des Unités de protection du peuple (YPG), dont on ne peut ignorer qu'ils sont nos alliés contre Daech en Syrie. Les deux pays s'engagent aussi à faciliter les extraditions et à lever leur embargo sur la vente de certaines armes à Ankara.
Autre point troublant de l'accord, la Suède et la Finlande se sont engagées à soutenir la participation de la Turquie aux initiatives de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), en particulier à la coopération « mobilité ». Une telle participation ne va pas de soi, étant donné les relations actuelles de la Turquie avec la Grèce et Chypre. Une mission de notre commission se rendra en septembre dans cette région. Comme l'a souligné le rapport d'information sur la boussole stratégique de nos collègues Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, elle pose un problème de « compatibilité de valeurs ». Plus généralement, la participation d'États tiers, disent nos rapporteurs, « devrait rester exceptionnelle afin d'éviter les situations dans lesquelles les bénéfices mutuels s'avéreraient déséquilibrés ». Il est donc impératif de veiller à ce que les travaux de l'OTAN ne s'alignent pas sur un mémorandum qui, par nature, ne peut et ne doit engager ni l'Alliance ni les alliés.
Deuxième point de vigilance : cette double adhésion signifie un renforcement de l'OTAN, mais de quelle OTAN parlons-nous, et surtout, quelle OTAN voulons-nous ?
Premièrement, l'entrée de la Suède et de la Finlande pourrait avoir des conséquences sur la politique de la « porte ouverte ». Les candidats actuels sont l'Ukraine, la Géorgie et la Bosnie-Herzégovine. Chaque adhésion doit rester un processus individuel, qui dépend aussi bien de la mise à niveau de l'appareil de défense que de la situation politico-militaire de chaque pays candidat.
Deuxièmement, le sommet de Madrid a abouti à une révision du concept stratégique de l'Alliance. Une importante nouveauté est la mention inédite du fait que les « ambitions et les politiques coercitives » de la Chine « remettent en cause nos intérêts, notre sécurité et nos valeurs ». En outre, le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande ont été pour la première fois invités à assister à un sommet de l'OTAN.
Certes, le négociateur français est parvenu à faire inscrire deux fois la mention « euro-atlantique » dans ce concept stratégique. Dont acte. L'entrée de deux pays membres de l'Union européenne, qui se sont d'ailleurs engagés à renforcer la coopération entre l'Union et l'OTAN, doit être pour nous un nouveau levier pour renforcer la dimension européenne de notre sécurité, contre les tendances à la dilution dans une alliance globale dirigée contre la Russie et la Chine. L'OTAN a été constituée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour faire face à la Guerre froide. Il ne faudrait pas que les États-Unis nous entraînent dans une dilution générale en y faisant entrer des pays comme le Japon, la Corée du Sud ou la Nouvelle-Zélande. Nous ne pouvons adopter telle quelle la ligne des États-Unis vis-à-vis de la Chine.
Nous devons aussi être attentifs au fait que ces deux pays ont souhaité rejoindre l'OTAN alors même qu'ils sont, en tant qu'États membres de l'Union, couverts par la garantie de sécurité de l'article 42-7. C'est dire que l'Union a encore beaucoup à faire pour crédibiliser sa garantie de sécurité.
Autre conséquence pratique pour nos intérêts : nous devons, à mes yeux, développer notre capacité à expliquer et à promouvoir nos conceptions au sein de l'OTAN, pour que son nouvel essor soit compatible avec la montée en puissance des capacités en matière de défense propres aux pays européens. C'est une thématique spécifiquement française : il faut, sans mettre en difficulté l'OTAN, développer une vraie Europe de la défense.
Malgré ces réserves, je vous propose de ratifier l'entrée de la Suède et de la Finlande dans l'OTAN. La période qui s'est ouverte avec la signature des protocoles d'adhésion le 5 juillet est sensible pour les deux pays, ce que m'ont confirmé les deux ambassadeurs lorsque je les ai reçus. C'est aussi ce que le président de la République de Finlande a déclaré : la période qui s'ouvre jusqu'à l'adhésion effective est celle de tous les dangers. La Russie pourrait mettre en oeuvre des représailles, dont l'ampleur est difficile à anticiper, même si elle a fait descendre sa rhétorique d'un cran sur ce sujet. Douze pays ont déjà ratifié les protocoles. Nous avons encore quelques inquiétudes à l'égard de la Turquie, qui a indiqué qu'elle ne serait pas en mesure de ratifier l'adhésion avant le mois d'octobre. Mais la ratification française sera, n'en doutons pas, une étape symbolique importante. Le Sénat a été saisi en premier de ce projet de loi, ce qui est rare dans ce domaine, signe que le Gouvernement a souhaité faire appel à notre expérience.
En rejoignant l'OTAN, le peuple suédois et le peuple finlandais ont fait un choix qui remet profondément en cause leur politique étrangère, voire leur identité nationale. À nous désormais de les accueillir au sein de l'Alliance et de leur montrer que leur adhésion est pleinement conforme aux valeurs de paix, de primauté du droit et de liberté auxquelles ils sont, comme nous, profondément attachés !
M. Pierre Laurent. - Je développerai en séance les raisons de l'opposition du groupe CRCE à cette adhésion. Une remarque sur le délai de la ratification. C'est une décision historique, qui devrait s'accompagner d'un débat approfondi et d'une analyse de la révision du Concept stratégique de l'OTAN au sommet de Madrid. Les deux sujets sont à mes yeux indissociables. Vous avez évoqué la « prudence » qu'appelle cette double adhésion, je parlerai plutôt de véritable inquiétude.
Or les conditions de la ratification ne permettent pas un débat sur l'ampleur de ce qui est en train de se passer. Le Parlement n'a pas même été informé de ce qui avait été décidé à Madrid. La seule occasion d'en parler sera le débat de demain, avec quelques minutes pour chaque intervenant. Ce point a été ajouté le 16 juillet dernier à l'ordre du jour de nos travaux, pour une ratification cinq jours plus tard. Ce ne sont pas des conditions sérieuses d'examen.
M. Christian Cambon, président, rapporteur. - Nous nous plaignons souvent que les traités internationaux nous sont soumis avec un grand retard... En l'espèce, le délai est lié aux conditions géostratégiques : si l'on m'avait dit il y a quelques mois que nous examinerions l'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN, je ne l'aurais pas cru ! Le mot de « finlandisation » pour désigner la neutralité était passé dans le vocabulaire courant. Le président de la Finlande nous a dit que, en trois mois, l'opinion publique finlandaise était passée d'une petite minorité à une large majorité en faveur de l'adhésion. Les 1 300 kilomètres de frontière avec la Russie inquiètent le pays, et les déclarations belliqueuses du président russe, qui a dernièrement indiqué qu'il n'avait pas encore commencé les choses sérieuses, ne contribuent pas à calmer la situation, pas plus qu'à l'égard des pays baltes.
Il faut respecter la volonté de ces deux pays démocratiques qui ont décidé librement. Il faudra bien entendu prendre en compte les motifs de prudence, notamment la Turquie qui tire profit de sa capacité à bloquer l'adhésion pour remettre en cause l'accueil par les deux pays de certains opposants.
M. Jean-Marc Todeschini. - La plupart des membres du groupe SER voteront ce projet de loi demain. Les gouvernements finlandais et suédois ne font que s'adapter à la nouvelle réalité géopolitique en demandant une adhésion d'urgence. C'est un bouleversement total. Lorsque j'avais rencontré, dans d'autres fonctions, le président finlandais, il m'avait expliqué que son pays avait été occupé plusieurs fois dans son histoire par la Russie et que ce n'était pas un véritable problème, même si les avions russes survolaient régulièrement leur territoire... Leur position a totalement changé, ce qui provoquera des réactions. La frontière entre l'OTAN et la Russie s'allonge, et celle-ci ne restera pas inactive.
L'adhésion n'étant pas imposée par les États-Unis, nous ne voyons pas de raison de nous opposer à cette demande, tout en notant qu'elle marque un échec de l'Union européenne à offrir des garanties de sécurité.
Le projet de loi est adopté sans modification.
La réunion est ouverte à 11 h 15.
Audition d'une délégation de la sous-commission sécurité et défense du Parlement européen
M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir une délégation de la sous-commission sécurité et défense du Parlement européen, en présence de sa présidente, que je salue.
Nous sommes très heureux de cette opportunité d'échanges qui nous est offerte, qui se situe dans le prolongement de la conférence interparlementaire (CIP) pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), qui s'est tenue le 25 février au Sénat, avec la participation de la présidente Nathalie Loiseau.
Depuis cette date, l'ensemble des institutions européennes et des parlements nationaux de l'Union européenne ont été ébranlés par le retour sur notre continent d'une guerre de haute intensité. Nous sommes heureux de pouvoir profiter de votre analyse sur les initiatives qui ont été prises à l'échelle de l'Union européenne, d'abord pour répondre dans l'immédiat aux besoins exprimés par les forces armées ukrainiennes pour les livraisons d'armes financées en partie par des fonds européens, mais aussi pour renforcer notre stratégie commune et faire à moyen terme de l'Union européenne un acteur crédible dans le domaine de la sécurité et de la défense.
En premier lieu, nous serons attentifs à votre appréciation de la mise en oeuvre de la Facilité européenne pour la paix (FEP), qui a permis de financer par un mécanisme commun de livraison de matériel létal et non létal à l'Ukraine, pour un total estimé à ce jour à 2 milliards d'euros.
Les mesures en faveur de l'Ukraine pourraient du reste se prolonger, le Conseil des affaires étrangères de lundi ayant confirmé l'accord politique des États membres pour l'octroi d'une cinquième tranche d'aides, qui porterait le montant total à 2,5 milliards d'euros.
Vous nous indiquerez à cette occasion la position de la sous-commission sur le montant total de ce mécanisme et sur l'opportunité d'augmenter son plafond, qui avait été initialement fixé à 5,7 milliards pour la période 2021-2027.
En second lieu, vous nous direz quelles analyses vous faites de la boussole stratégique adoptée par les chefs d'État et de gouvernement lors du Conseil européen des 24 et 25 mars.
Enfin, au-delà de la convergence des analyses et des objectifs stratégiques consacrés par ce document, vous nous direz quel est le programme de travail du Parlement européen et de la Commission européenne pour mettre en oeuvre ce plan d'action.
Mme Nathalie Loiseau, présidente de la sous-commission sécurité et défense du Parlement européen. - Merci, monsieur le président, de nous accueillir au Sénat. Vous avez rappelé que j'étais présente, au mois de février, pendant la présidence française du Conseil de l'Union européenne, lors de la traditionnelle conférence interparlementaire que le Sénat a bien voulu accueillir.
Depuis lors, l'attention de l'Union européenne s'est tournée en priorité vers la guerre en Ukraine, qui met au défi les décisions prises par l'Union européenne en matière de sécurité et de défense ces dernières années et ces derniers mois.
Je salue la pertinence de la Facilité européenne de paix, instrument mis en oeuvre à toute petite échelle avant la guerre d'Ukraine, à hauteur de quelques millions par ci ou par-là, permettant d'acquérir des matériels essentiellement non létaux, des casques, des gilets pare-balles ou des instruments de déminage. En quelques heures, au début de la guerre d'Ukraine, il a été décidé de déclencher les 500 premiers millions d'euros. Comme vous l'avez dit, nous atteignons, depuis le conseil des affaires étrangères, qui en a pris la décision de principe, un montant de 2,5 milliards d'euros.
Je pense que cette Facilité remplit bien son rôle et permet à l'Union européenne d'être un facilitateur entre l'expression des besoins des autorités ukrainiennes et des disponibilités des États. Cela permet aussi une forme de solidarité entre les plus riches et ceux qui peuvent faire, le plus vite, don d'anciens matériels soviétiques, que connaissent souvent les militaires ukrainiens. Cette forme de solidarité est en train de se mettre en place et est évidemment essentielle.
Vous avez posé la question du montant total. La guerre en Ukraine confirme ce que cette sous-commission avait dit au moment de la préparation du budget multi-annuel : en matière de défense, on a vu trop petit, qu'il s'agisse du Fonds européen de défense, du financement de la mobilité militaire, dont on voit aujourd'hui à quel point elle est indispensable, ou des crédits hors budget qui ont été prévus pour la Facilité européenne de paix. Nous allons assez vite atteindre les plafonds. Il faudra donc repenser et rediscuter une modification à la marge du budget pluriannuel, sans compter que nos États sont confrontés à une diminution rapide de leurs stocks d'équipements militaires à laquelle il va falloir être en capacité de répondre.
C'est la raison pour laquelle le commissaire Thierry Breton a fait une proposition, que cette sous-commission juge intéressante, de mécanisme d'achat en commun et d'incitations financières en faveur de celui-ci. Il propose, dans un premier temps, dans l'urgence, de prendre sur deux ans 500 millions d'euros dans les marges du budget européen pour inciter les États qui vont renouveler leur stock à le faire ensemble.
Ceci permet aux États d'établir une forme d'équilibre vis-à-vis des industriels, afin que ce ne soit pas eux qui mènent la danse et fixent les conditions, ce qui est de nature à inciter les États à acheter européen, les financements, tels que proposés dans le mécanisme de la Commission, étant destinés à consolider la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE).
L'acquisition de matériels non européens ne serait possible, avec un soutien de la Commission, que si les partenaires extraeuropéens levaient leurs réserves sur l'utilisation des matériels. Ce serait le début d'un rapport de force positif pour l'Union européenne par rapport à des partenaires qui fixent sans cela des conditions qui ne sont pas, pour nous, synonymes de garantie de souveraineté. On pense bien sûr aux États-Unis, mais pas seulement.
Cette sous-commission soutient la proposition qui est faite par la Commission européenne. On en verra le détail dans les semaines qui viennent, mais elle est évidemment nécessaire. On n'en est toutefois pas à un Buy European Act, même si l'on comprend que le Fonds européen de défense est utile en matière d'innovation, de recherche et de développement. Aujourd'hui, on travaille sur un deuxième étage de la fusée, qui est celui des acquisitions et on progresse vers davantage de souveraineté européenne.
Pour autant, notre sous-commission suit avec attention la mise en oeuvre de la boussole stratégique. Arnaud Danjean, qui m'a précédée dans les fonctions que j'occupe, le sait depuis longtemps : la défense européenne fait l'objet de beaux discours, de belles déclarations d'intention, mais encore faut-il passer aux actes. La boussole stratégique est un bon texte, qui a été revigoré par la guerre d'Ukraine en surmontant les réticences des moins convaincus de la nécessité de la défense européenne. Il faut maintenant qu'elle soit mise en oeuvre, et l'échelonnement d'un calendrier, tel qu'il est proposé par Josep Borrell, nous paraît quand c'est possible devoir plus être accéléré que ralenti.
Cela signifie davantage d'entraînement, davantage d'exercices en commun, une réflexion sur des capacités de déploiement rapide. Cela signifie aussi davantage de solidarité entre États membres, en matière cyber notamment, mais aussi une capacité de réponse. On en parle beaucoup, à un moment où la guerre en Ukraine nous montre qu'elle est une guerre conventionnelle, mais aussi une guerre hybride. Être capable d'avoir une communication stratégique plus audible qu'elle ne l'est jusqu'à présent fait partie des sujets.
Étant une éternelle optimiste, je dirais que, pour l'heure, on sort enfin de la querelle sur le sexe des anges entre l'OTAN et l'Union européenne. Personne ne viendra considérer que l'OTAN n'est pas pertinente dans ce qui nous arrive. Fort heureusement, le renforcement de la présence de l'OTAN sur son flanc Est constitue une réalité et s'avère nécessaire.
Chacun, l'administration américaine actuelle comme les autres, comprend l'importance d'avoir un pilier européen fort de l'OTAN et une défense européenne, l'un et l'autre n'étant ni en compétition ni contradictoire, mais se renforçant l'un l'autre.
On est dans un alignement de planètes qui n'a pas toujours existé et qui pourrait ne pas toujours durer, dont il faut faire le meilleur usage. C'est ce à quoi nous allons veiller.
M. Lukas Mandl, vice-président de la sous-commission sécurité et défense du Parlement européen. - Je vous remercie de nous recevoir. Le parlementarisme est toujours une solution, en particulier en matière de sécurité et de défense, et c'est une bonne chose d'y participer. La contribution de la France à la sécurité et à la défense est exceptionnelle. Elle l'était avant la guerre, à l'échelle européenne, et je lui suis très reconnaissant pour cette action. Beaucoup de leçons ont été tirées de notre visite à Paris. Nous souhaitons poursuivre ces échanges. La France est un excellent exemple pour les autres pays. Il ne s'agit pas ici que d'une évaluation des risques. C'est une guerre sur le sol européen à laquelle on assiste, même s'il existe bien d'autres zones de conflits sur la planète.
Il est particulièrement important de parler d'autonomie stratégique. C'est pour moi le terme qui définit le mieux la question dont l'Europe devrait se préoccuper. Certains attendent de nous que l'on traite de résilience stratégique plutôt que d'autonomie stratégique - mais je ne voudrais pas que l'on soit prisonnier des mots. Le plus important, comme l'a rappelé Mme Loiseau, c'est que les fondations soient établies. À nous de construire le reste, en particulier en matière d'innovations, et surtout en termes de sécurité.
On voit ce que peut signifier l'innovation en termes de défense et de sécurité, en termes de compétitivité, mais l'Europe doit faire plus d'efforts. C'est un avis que je partage avec les électeurs de mon pays, l'Autriche. L'Europe ne doit pas simplement être une Europe de la consommation. À l'ère du numérique, la vie ne peut être uniquement fondée sur la consommation. On consomme ce qui a été inventé aux États-Unis et produit en Asie - ou parfois même inventé en Asie. Le défi collatéral de l'innovation en matière de sécurité doit vraiment être relevé en Europe.
J'apprécie donc beaucoup l'idée d'une résilience ouverte et du Fonds européen de la défense, mais il doit être largement renforcé. C'est ce que nous avons dit à nos interlocuteurs. Il faut aussi inciter le secteur bancaire à investir en matière de sécurité et de défense.
Toutefois, les décisions étant prises par des parlements élus démocratiquement, la question de la taxonomie se pose ici. Tous ces sujets sont de la plus grande importance.
Enfin, en tant qu'Autrichien, mais aussi en tant qu'Européen, j'essaie toujours d'attirer l'attention sur les Balkans occidentaux. J'apprécierais beaucoup que la vaste contribution de la France à la sécurité européenne et à celle des autres continents puisse également tenir compte de nos voisins immédiats que sont les six pays des Balkans occidentaux. Nous avons omis de les inclure depuis des décennies. Il faut vraiment apprendre de nos erreurs et tirer les leçons du passé. Agissons comme il le faut aujourd'hui. Prenons de bonnes décisions, sans quoi les Balkans occidentaux vont devenir une zone d'influence pour la Russie, la Chine, la Turquie, le Qatar, comme l'a dit hier Mme Loiseau, ainsi que pour des acteurs non étatiques violents, qui pourraient établir leur présence dans ces pays. Il faut l'éviter dans tous les cas.
M. Christian Cambon, président. - Je cède la parole à mes collègues sénateurs.
Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Le niveau de dépenses militaires en proportion du PIB du Maroc, de l'Algérie, de la Tunisie et de l'Égypte ne cesse d'augmenter. Comment l'Union européenne interprète-t-elle cette évolution ? Quelle est sa position, voire sa stratégie, et dans quelle mesure estimez-vous que cette évolution peut être expliquée par des motifs de politique intérieure ? Quels sont éventuellement ces motifs ?
Mme Gisèle Jourda. - Madame la présidente, vous avez évoqué le Fonds européen de la défense. Or nous avons connu, sous politique finlandaise, une diminution des crédits dudit Fonds. Face à la guerre, les objectifs sont revus. Vous avez parlé de boussole stratégique : comment concilier les choses dans un contexte porteur d'une vision d'une Europe de la défense, qu'il faut faire coexister avec l'OTAN ? Y a-t-il une volonté véritable en matière de défense européenne alors que, dans notre propre camp, on achète non pas des avions français, mais des appareils américains ? Si nous voulons que la défense européenne avance sur ses deux jambes, il va falloir que les nations européennes fassent preuve d'une réelle volonté en matière de politique de défense.
M. Olivier Cadic. - Je me suis rendu à Kiev et à Borodianka le 21 avril dernier, avec quatre parlementaires européens de la délégation conduite par Guy Verhofstadt. Quand on voit les dégâts provoqués par le conflit, on se rend compte dans quel monde on vit aujourd'hui : le conflit est à nos portes. Le 22 avril, j'étais à Londres pour une conférence. J'ai pu dire qu'à Boutcha, j'avais rencontré les enfants du Londres des années 1940 !
On prend aujourd'hui conscience de la situation, mais beaucoup n'ont pas encore ce sentiment. Ils se sentent encore en sécurité, pensent que la guerre est lointaine et qu'elle ne nous concerne pas tout à fait.
Or il y a là un vrai enjeu. Vous avez mentionné les Balkans. Nous avons reçu ici l'ambassadeur de Russie, à qui j'ai demandé quelle était la politique de son pays en Bosnie-Herzégovine, où il se trouvait avec M. Dodik, défilant aux côtés des Loups gris. Il nous a déclaré être contre la réunification forcée de la Bosnie-Herzégovine et nous a expliqué vouloir mettre fin aux accords de Dayton.
Quelle est la réaction de l'Union européenne par rapport à ces déclarations, qui sont terriblement agressives par rapport au territoire européen ?
M. Arnaud Danjean, député européen. - Je souscris à ce que Nathalie Loiseau et Lukas Mandl ont dit en préambule. Il me paraît très utile de bien comprendre deux points importants. Des progrès incontestables ont été opérés du fait des circonstances. La prise de conscience est aujourd'hui unanime en Europe et partagée par tout le monde. Je ne connais pas un citoyen européen, un élu européen ou un pays européen qui ne soit pas choqué par ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine. La prise de conscience est forte et a entraîné des réactions plutôt à la hauteur de l'enjeu, me semble-t-il, compte tenu de l'inertie habituelle du système.
Pour autant, ces progrès restent fragiles et sont réversibles. Plus le conflit va durer et s'installer dans une forme de « routine », même si c'est terrible à dire lorsqu'on enregistre 250 morts par jour, plus on risque que l'opinion publique ne s'en détourne, une fois passée l'émotion.
On va connaître d'autres problématiques : énergétiques - on en parle déjà -, alimentaires, industrielles, commerciales. Seuls 40 pays au monde sont alignés sur nos positions. Cela signifie que 150 ne le sont pas. Tout cela fait que l'effort européen va devoir être soutenu dans la durée. J'espère que nous serons prêts. Je pense que nous y sommes déjà partiellement, mais j'attire l'attention sur le fait que les progrès qu'on enregistre aujourd'hui sont parfaitement réversibles si d'autres événements entrent en collision avec cet agenda.
Cela m'amène à un autre point : je suis très reconnaissant à Lukas Mandl d'avoir fort justement dit que l'on doit passer outre sur les querelles sémantiques sur l'autonomie stratégique ou autres. L'important est de prendre nos responsabilités, mais on enregistre encore beaucoup de perplexité et de scepticisme en Europe quant à ce type d'expression et sur ce que cela recouvre vraiment.
Nous sommes tous d'accord aujourd'hui pour ce qui est de la résilience et sur le fait qu'il faut diversifier nos chaînes d'approvisionnement, être moins dépendants de l'extérieur, notamment sur le plan technologique. Passer à une vraie autonomie stratégique - les mots ont un sens -, en particulier sur le plan de la défense, n'est cependant pas acquis dans la majeure partie des pays européens. C'est davantage l'OTAN qui se renforce aujourd'hui face à des défis de défense collective.
S'agissant de l'Afrique du Nord, beaucoup de mécanismes existent entre l'Union européenne et cette région du globe. Le partenariat méridional est très vivant au sein des instances européennes. Des sommes colossales sont en jeu, mais cela ne porte pas prioritairement sur des questions de sécurité, même s'il existe des coopérations en matière de contre-terrorisme assez performantes. Ce n'est pas l'Union européenne qui est aux manettes par rapport aux agendas stratégique de ces pays.
La France a un rôle beaucoup plus important à jouer que beaucoup d'autres pays européens, du fait de sa position vis-à-vis d'un certain nombre de pays, en particulier de l'Égypte, dont elle est un partenaire stratégique. Je ne crois donc pas que la réponse à votre question sur le strict plan sécuritaire passe forcément par les instances européennes. Certains pays européens ont un rôle moteur à jouer. La France, en Méditerranée orientale, s'est positionnée de façon très forte. À mon avis, elle a raison. C'est une orientation stratégique de notre pays, mais elle n'est pas forcément partagée par d'autres.
Je rappelle que d'autres grands pays européens ont été bien plus timides. De ce point de vue, il n'existe pas d'unanimité au sein de l'Union européenne sur la réponse qui doit être apportée à la militarisation de la Méditerranée. Les raisons tiennent essentiellement à des agendas nationaux. La rivalité entre le Maroc et l'Algérie doit nous préoccuper. On ne peut exclure un conflit entre ces deux pays.
L'Égypte est en guerre dans le Sinaï contre des groupes terroristes, les mêmes que ceux que nous avons combattus avec nos forces armées au Sahel ou au Levant. Ce sont ces forces qui sont à l'oeuvre dans le Sinaï, peut-être sur un périmètre plus réduit, mais il n'y a pratiquement pas une semaine sans incidents sécuritaires majeurs en Égypte.
Cette montée en puissance s'explique donc, même si elle doit être contrebalancée selon moi sur le plan civil par des efforts de développement et de coopération économique et énergétique renforcés de la part de l'Union européenne.
Quant à la Bosnie, vous avez raison. Je relativise malgré tout les choses : cela fait quinze ans que Dodik fait ces déclarations. La seule chose inquiétante en soi, c'est que le soutien russe à ce type de déclaration devient de plus en plus décomplexé. C'est selon moi la seule vraie menace vis-à-vis de la Bosnie. Il faut qu'on y soit extrêmement attentif. Cela passe par deux types de réponse, d'une part une réponse forte au niveau européen qui, je le crois, existe sur le plan politique, avec l'attachement aux accords, aux procédures et à l'intégrité de la Bosnie-Herzégovine et, d'autre part, une dissuasion pour bien faire comprendre à ceux qui seraient tentés, en particulier les Russes, que quiconque toucherait au fragile équilibre existant depuis plus de 25 ans s'exposerait à une réponse très robuste des Européens et, au-delà, de l'OTAN.
Je ne crois pas beaucoup à un dérapage sécuritaire. Sur le plan politique, on a incontestablement une détérioration de la situation, avec des personnages dont on connaît parfaitement les ressorts, face auxquels il ne faut pas surréagir, car ils s'alimentent en permanence de ce jeu de provocations et de surréactions. Pour l'instant, je trouve que la réponse européenne va plutôt dans le bon sens.
M. Christian Cambon, président. - J'adhère totalement à ces éléments, notamment à la fragilité d'une opinion publique qui peut se retourner. On en voit déjà un certain un certain nombre de signes. Malheureusement, cela se vérifie dans les faits : les livraisons d'armes à l'Ukraine ne sont pas sur la pente souhaitée. Pour l'instant, ce que nous disent nos responsables militaires, c'est que la Russie se trouve plutôt en position de force jour après jour, avec des dégâts considérables.
Je voudrais profiter de la présence des membres du Parlement européen pour les interroger sur une question qui revient souvent ici, en corrélation avec ce qui vient d'être évoqué. On a parfois l'impression qu'il y a, au niveau européen, une volonté d'aller plus loin en matière de défense, mais on multiplie les embûches. Je ne citerai que la taxonomie, qui reste un élément incompréhensible dans la situation dans laquelle nous nous trouvons. Cela pouvait être une préoccupation en temps de paix mais, malheureusement, nous sommes en train de passer à un temps de guerre. On ne peut répondre de cette façon aux citoyens européens, indiscutablement demandeurs de plus de sécurité - l'affaire de l'adhésion de la Suède et de la Finlande en est une preuve bouleversante. Quelle est la position de la sous-commission à ce sujet ?
De la même manière, certains industriels de la défense disent que le simple accès au Fonds européen de la défense représente un tel parcours du combattant qu'ils renoncent finalement à y présenter des dossiers. On aurait peut-être intérêt à donner un peu de fluidité à tout cela pour que la défense de l'Europe rattrape le retard que nous avons enregistré. Tout cela va assez lentement. Il ne faut pas que les procédures fassent changer les orientations politiques qui, plus que jamais, me semble-t-il, dans le contexte que nous connaissons, sont essentielles.
Il faut profiter de cette occasion qui, comme l'a dit Arnaud Danjean, ne reviendra peut-être pas de sitôt. Les opinions publiques peuvent très bien s'affaisser. Les voix des pacifistes sont toujours là !
Mme Nathalie Loiseau. - Je voudrais réagir en allant dans le même sens.
Concernant la taxonomie, nous sommes nombreux à avoir donné l'alerte, comme mon collègue Lukas Mandl l'a mentionné tout à l'heure. Il s'agit là d'une contradiction. Le message est bien passé à la Commission européenne qui, en quelque sorte, a décidé de mettre de côté cette question de la taxonomie sociale s'agissant des industries de défense.
Cela ne veut pas dire que le financement des industries de défense soit devenu plus facile pour autant. Encore faut-il convaincre les banques, les investisseurs et faire évoluer le règlement de la Banque européenne d'investissement (BEI) qui, pour le moment, a été d'une très grande timidité, acceptant de financer des projets qu'elle estime être dans le domaine de la défense, comme l'isolation thermique de casernes de gendarmerie, ce qui n'est pas tout à fait dans l'épure de ce à quoi nous pensons les uns et les autres. Il y a donc encore beaucoup à faire.
S'agissant du Fonds européen de la défense, celui-ci n'a pas été diminué. Il n'existait pas : on est passé de 0 à 8 milliards d'euros, et non de 13 à 8 milliards d'euros !
Les négociations d'un budget pluriannuel sont toujours des questions de priorisation. Même les plus ardents défenseurs de la défense européenne défendent d'autres priorités, qu'il s'agisse des fonds de cohésion ou de la politique agricole commune (PAC). Nous étions dans la logique où, pour certains de nos partenaires, maintenant que les Britanniques sont partis, « smaller Union, smaller budget ». On a réussi à contrer cette logique, mais pas complètement.
Comme toujours en Europe, il faut une crise pour avancer. Malheureusement, il a fallu une guerre pour que l'Europe se dise qu'on avait finalement besoin de la défense européenne. On aurait pu préparer cela avant, mais c'est face à la crise que l'Europe est finalement assez agile et déterminée, avec toutes les fragilités qui ont été évoquées. C'est une bonne chose que l'on travaille à des achats en commun. Il est nécessaire que tous, à tous les niveaux des parlements nationaux et du Parlement européen, nous insistions sur le fait qu'il s'agit d'innovations, bénéfiques dans le secteur civil et pouvant développer l'emploi.
Nous avons intérêt à le faire en Europe concernant les achats de matériels extra-européens, notamment d'avions américains par l'Allemagne. Je rappelle qu'il s'agissait pour les Allemands de pouvoir porter des charges nucléaires et qu'ils avaient le choix entre le F16 et le F35. Ils ont choisi le plus cher, mais la question n'était pas de savoir s'ils allaient pouvoir choisir autre chose.
Je crois profondément qu'on assiste à un changement politique. J'ai été frappée de voir, au Parlement européen, les Verts européens soutenir des projets de défense, ce qu'ils n'auraient pas fait par le passé. Cela ne veut pas dire que nous sommes d'accord sur tout, mais cela signifie qu'il existe malgré tout une conscience de ce qui se passe.
Un petit mot sur la Bosnie. Je partage évidemment l'analyse d'Arnaud Danjean, qui connaît parfaitement cette zone. J'y étais il y a une semaine. La dégradation politique y est très préoccupante. Il y a une insuffisance de présence européenne et notamment française qu'il faut absolument contrer. Il faut que nous soyons plus présents, parce que la nature a horreur du vide dans les Balkans. On voit partout des drapeaux turcs et l'influence chinoise grandit. Ce n'est pas notre intérêt en tant qu'Européens.
Je me réjouis qu'EUFOR Althea ait fait appel à la réserve et que 500 hommes supplémentaires soient présents en Bosnie. J'attire l'attention de chacun sur le fait que le mandat de la mission au Conseil de sécurité sera examiné cet automne. Je serais très étonnée que la Russie n'essaie pas de nous faire « danser » sur ce sujet, même s'il est facile de se dire que la Russie a plus intérêt à une force européenne qu'à une force de l'OTAN. La Russie gagne à montrer qu'elle peut être déplaisante et désagréable sur tous les sujets.
Il y aura donc certainement un débat sur la nature du mandat et l'ampleur de la force à laquelle il va falloir être capable de résister. On y a vraiment intérêt, pour des raisons purement géographiques. C'est au coeur de notre continent. Malheureusement, les trois leaders nationalistes ont le même intérêt à un statu quo et non à entrer dans l'Union européenne. Ils sont très bien installés dans une sorte de système autobloquant.
Arnaud Danjean parlait de Russie décomplexée. On a également face à nous une Serbie décomplexée. N'hésitons pas à dire que la Croatie elle-même est assez décomplexée. Chacun va regarder ce qu'il peut faire dans ce pays fragile qu'est la Bosnie. L'Union européenne n'a pas intérêt à sonner l'alarme, mais elle doit être présente, attentive et, si possible, plus visible, car je trouve qu'elle l'est vraiment très peu.
M. Christian Cambon, président. - Un mot pour revenir sur ce que disait Lukas Mendl à propos des pays des Balkans. Il y a là aussi un changement de logiciel très important qui se fait jour, à la lumière des événements d'Ukraine. On ne peut éternellement dire à ces pays, qui font structurellement partie de l'Europe, qu'ils n'en font pas partie et leur conseiller d'attendre 20 ans encore. Nous recevons ici énormément de dirigeants de ces pays - ministres, vice-Premier ministre, etc. On sent bien qu'il existe une forte attente, même envers la France, qui n'a pas toujours été allante sur ces sujets - c'est le moins que l'on puisse dire.
Je crois qu'il nous faut faire un signe à ce sujet. Celui qui a été fait à l'Ukraine va évidemment dans le bon sens, même si les Ukrainiens eux-mêmes savent très bien que cela ne va pas se dérouler d'un coup de baguette magique. Il faut peut-être aussi réfléchir à la procédure d'adhésion, qui doit à mon sens être modifiée. Cela avait été évoqué par le Président de la République. Je pense que le dispositif actuel est dépassé. Il faudrait plutôt un dispositif d'adhésion progressive, comme de longues fiançailles.
De la même façon, la Roumanie, avec les moyens qui sont les siens, qui maîtrise ses frontières - certes, sous la pression des voisins et avec les risques qu'elle encourt -, mériterait à un moment ou un autre d'entrer dans Schengen. Il y a sûrement un certain nombre de conditions à vérifier, mais je crois qu'on pourrait ainsi ouvrir des accès nouveaux à des pays qui s'engagent à faire ces efforts, que ce soit dans le domaine du marché unique, sur le plan de la gouvernance ou sur celui de la lutte contre la corruption.
Il nous faut les entendre, et nous militons ici pour que la France ne soit pas toujours dans une position dictée par la politique intérieure et par les contraintes que nous venons de vivre, qui sont fortes. Il n'y a pas de large majorité dans ce pays pour accueillir à bras ouverts des nations nouvelles, mais je pense qu'une vision d'avenir est nécessaire, pour ne pas permettre à la Russie de les attirer dans son camp. Il faut revoir cela au niveau du Parlement européen, mais aussi des parlements nationaux. Nous sommes là pour nous exprimer et faire comprendre les choses aux opinions publiques.
M. Arnaud Danjean. - Je suis très heureux d'entendre le président Cambon exprimer cette position, que je partage totalement depuis longtemps. Je rappelle que c'est le Président Chirac qui, sous présidence française, en octobre 2000, a ouvert la perspective européenne des Balkans, au sommet de Zagreb, auquel je participais. Il y a donc derrière cela une histoire française. Je rappelle que le Président Sarkozy a signé en 2010 un traité de partenariat stratégique avec la Serbie, dont la priorité absolue était d'aider au processus d'adhésion de ce pays.
Je partage donc tout à fait l'analyse de Christian Cambon. Je crois d'ailleurs que notre famille politique porte, en l'occurrence, une lourde responsabilité dans la vision un peu caricaturale qu'on peut avoir sur cette question.
Le dernier pays en date à avoir adhéré à l'Union européenne est la Croatie, il y a neuf ans de cela. Quel problème cela a-t-il créé ? Aucun ! Qui peut prétendre aujourd'hui qu'une Union européenne de 450 millions d'habitants a peur d'intégrer un Monténégro de 600 000 habitants ? Il faut remettre les choses en perspective. Il y a, je crois, tout un travail à réaliser. Les conditions stratégiques ont également changé. On ne peut condamner ces pays pour l'éternité à un purgatoire qui n'en est pas un, et qui va les faire tomber littéralement dans d'autres bras.
Puisque nous ne sommes pas en mesure d'offrir à ces pays une adhésion immédiate - ce n'est pas de cela dont il s'agit, car les conditions à remplir sont très strictes et le resteront -, j'invite à ce que nous nous penchions sur une question très importante, qui est un peu un tabou au niveau du Parlement européen.
Nos collègues, qui sont généralement rapporteurs sur ces sujets, sont tellement convaincus par l'adhésion des pays des Balkans qu'ils ne mettent pas forcément la lumière sur des points plus gênants. Je pense quant à moi qu'un des points problématiques, dans cette phase intermédiaire de non-adhésion, réside dans les instruments dont nous disposons, qui sont essentiellement financiers.
J'aimerais qu'on se penche d'un peu plus près sur la façon dont on débourse l'argent européen dans ces pays-là, afin de produire un effet transformationnel, qu'on a beaucoup mis en avant lors de l'élargissement et qui est réel lorsqu'on considère la Bulgarie, la Roumanie ou la Croatie.
Ce levier est aujourd'hui mal utilisé, et je crois qu'il faut qu'on réoriente les fonds européens vers des choses bien plus concrètes, pour que les habitants de ces pays se rendent compte de la plus-value qui existe à appartenir à la famille européenne. Aujourd'hui, un habitant de Belgrade voit plus de choses réalisées par la Chine, la Russie, voire la Turquie. Les autoroutes, la plupart des aéroports des Balkans, les infrastructures lourdes, ne sont pas financés ou réalisés par les Européens. Nos investissements sont beaucoup trop immatériels dans ces pays, et je crois qu'il y a une dilution de l'esprit européen. C'est un point extrêmement important.
Mme Gisèle Jourda. - Je suis d'accord avec vous sur le fait qu'on insiste davantage sur les relations bilatérales avec d'autres États dans les pays des Balkans, qui sont pour certains dans le processus d'adhésion. Ces processus d'adhésion sont bien trop longs.
On s'en rend compte lorsqu'on écoute notre collègue Marta de Cidrac, qui à la commission des Affaires européennes, s'occupe plus particulièrement de l'élargissement aux Balkans. L'enfer est pavé de bonnes intentions, et personne n'en voit plus le bout. Les pays concernés se tournent vers d'autres relations bilatérales.
N'oublions pas non plus notre politique de voisinage avec le partenariat oriental, largement mise à mal par la guerre en Ukraine. On a un processus d'adhésion de l'Ukraine et de la Moldavie, mais quid de la Géorgie ? On ne peut laisser de côté ce pays, quelles que soient les difficultés politiques, face à l'Ossétie et l'Abkhazie, où existe une occupation militaire russe et alors qu'ils étaient dans le processus du contrat d'association et espéraient de l'Europe. Nous devrions à mon sens être plus allants pour faciliter ces processus.
M. Juan Fernando López Aguilar, député européen. - Beaucoup de sujets substantiels ont été déjà évoqués mais, mes collègues l'ont déjà dit, la politique étrangère de défense constitue un élément stratégique de l'action européenne pour le Parlement européen.
Durant des années, on a expérimenté la diplomatie parlementaire, conduit des commissions d'enquête, effectué des déplacements. La France est quant à elle une puissance militaire et diplomatique. Quelles leçons votre commission sénatoriale tire-t-elle de la valeur ajoutée de la diplomatie parlementaire que vous avez conduite ? Quelle influence cela a-t-il eu sur la politique étrangère et la politique de la défense de l'exécutif ?
Ces leçons peuvent en effet être adaptées au niveau européen, la politique de défense européenne, étant donné les circonstances, étant appelée à se développer dans un avenir proche.
M. Gheorghe-Vlad Nistor, député européen. - Je vais essayer d'être très concret. Beaucoup de choses ont déjà été dites ici, mais on peut se demander où se situe le danger. Chacun dans le monde, après l'invasion de l'Ukraine, est en droit se demander ce qui va arriver avec la Chine et Taïwan, car je suis convaincu que les Chinois sont prêts à utiliser l'opportunité que représente le conflit russo-ukrainien - mais laissons là la Chine et Taïwan et revenons-en à l'Europe.
Je vous remercie, monsieur le président, d'avoir évoqué la situation inacceptable que connaît la Roumanie par rapport à sa demande d'entrée dans l'espace Schengen, mais aussi la Bulgarie et la Croatie, alors que nous avons répondu à toutes les conditionnalités techniques depuis des années.
On parlait autrefois de la corruption en Roumanie, mais nous avons aujourd'hui des procureurs élus. Certes, une procureure a été limogée à la suite de sa lutte contre la corruption, mais c'est un thème secondaire au sein de la question.
Bien sûr, l'élargissement de l'Europe à de nouveaux membres peut poser beaucoup de problèmes, surtout si on commence à parler de l'Ukraine et de la République de Moldavie, où je me trouvais récemment. C'est une véritable démocratie, mais je me demande si la majorité pourrait à nouveau remporter les élections dans la situation actuelle. Un véritable gouvernement démocratique essaye de tout faire aussi rapidement que possible.
En Ukraine, la réalité est différente. La Moldavie et la Transnistrie ont également un rapport essentiel avec le conflit russo-ukrainien.
Vous avez évoqué la Géorgie. Je suis rapporteur fictif de mon groupe pour la Turquie depuis fort longtemps. Les collègues de mon groupe ne sont pas tout à fait d'accord avec mon rapport. Avec le rapporteur socialiste, j'ai défendu activement le maintien de la Turquie dans le processus, car un dirigeant n'est jamais indéfiniment en place. Prenez le cas de Trump et du changement d'attitude de l'Amérique vis-à-vis de l'OTAN après l'élection de Joe Biden : les présidents s'en vont, les pays et les sociétés demeurent ! Je l'ai dit, si nous ne faisons rien pour préserver l'idée européenne dans ces pays, une catastrophe pourrait survenir rapidement et un esprit antieuropéen pourrait même y naître - ou y renaître ! Ce serait alors le commencement de la fin pour nous.
M. Christian Cambon, président. - Merci pour votre témoignage.
Un mot en réponse à notre collègue López Aguilar sur l'importance de la diplomatie parlementaire. Vous êtes dans une maison qui pratique la diplomatie parlementaire de façon intense, et ce pour une raison structurelle : comme dans beaucoup d'autres pays à travers le monde, notre commission est à la fois compétente en matière d'affaires étrangères et de défense, ce qui n'est pas le cas de nos collègues de l'Assemblée nationale.
Le Parlement, en France, n'a pas exactement les mêmes pouvoirs que dans certains autres pays - je pense notamment à l'Allemagne et à l'Espagne -, mais la situation politique actuelle va conférer un rôle nouveau à l'Assemblée nationale tout autant qu'au Sénat, qui va passer pour un véritable îlot de sérénité !
Nous militons quoi qu'il en soit en faveur du développement de la diplomatie parlementaire, qui permet - et je le vis tous les jours - de dire des choses que ni nos ministres ni nos ambassadeurs n'ont la possibilité de dire. Nous l'avons récemment constaté lors d'un déplacement que j'ai réalisé avec plusieurs de mes collègues en Israël, en Cisjordanie et à Gaza, où nous étions la première mission parlementaire à entrer depuis des années. Ceci nous donne une liberté de parole qui permet d'évoquer un certain nombre de sujets.
Vous avez d'autre part évoqué l'attention que nous devons porter à la Chine. On le voit encore ces jours-ci, le simple fait qu'une mission de Taïwan soit présente à Paris nous ayant valu des courriers de protestation de la part de l'ambassadeur de Chine.
Nous avons accueilli ici l'envoyé spécial de Xi Jinping, qui est venu calmer le jeu, car la Chine ne peut se fâcher avec un marché de 500 millions de personnes, ni nous provoquer. Cela reste toutefois un sujet important.
Les échanges entre le Parlement européen et les parlements nationaux sont essentiels. Nous échangeons très librement, dans le respect des sensibilités de chacun mais, de surcroît, la montée en puissance des institutions européennes nécessite que nous ayons un retour.
Je pense que nous pourrions organiser ces échanges, qui sont importants pour nous, avec plus de régularité. L'Europe est interpellée. On ne pensait pas que ce temps de guerre puisse revenir. On s'était installé dans la paix. Or nous connaissons de grandes difficultés en matière de défense en termes de munitions et d'armement. Nous n'avions pas émis l'hypothèse de nous retrouver à nouveau projetés dans ces circonstances.
Arnaud Danjean l'a dit : c'est le moment idéal pour une prise de conscience des opinions européennes. Ce sera le cas de la future loi de programmation militaire, qui va arriver après celle qui vient de se dérouler dans de bonnes conditions globalement. Je crois qu'il faut profiter de ces moments pour faire les bons choix pour les générations futures.
On assiste manifestement à une confrontation très forte entre deux systèmes de pensée. On peut se demander ce qui s'est passé dans la tête de M. Poutine, qui va mettre son pays au ban d'un certain nombre de nations pendant 20 ou 30 ans, tout cela pour un Donbass qui, globalement, ne sautait pas aux yeux par son importance stratégique.
Derrière tout cela, ce sont deux modes de pensée qui s'affrontent. Le nôtre, auquel nous sommes très attachés, fait appel à un strict respect des libertés, de la démocratie, de l'individu. L'autre nie toutes ces notions. Des sénateurs russes m'ont affirmé que la démocratie parlementaire était un système totalement dépassé. Lorsque des parlementaires vous tiennent ce langage, cela effraye, mais cela oblige aussi à réfléchir. Je crois qu'il faut que nous soyons tous solidaires des valeurs démocratiques que nous défendons, qui sont en danger.
Certes, 140 pays ont soutenu aux Nations Unies les résolutions relatives aux sanctions, mais 2,5 milliards de personnes ne soutiennent pas ce dispositif et s'en moquent d'ailleurs totalement, parmi lesquelles certains alliés très proches, comme le Maroc ou la Côte d'Ivoire, qui disent ne pas être concernés par ces problèmes. Nous devons donc favoriser une importante prise de conscience.
Je vous remercie encore une fois de votre présence. Nous ferons en sorte de nous revoir, soit à Strasbourg, soit à Bruxelles. Ce sont des missions nécessaires, car on sent que les logiciels vont être remis à zéro et que les esprits vont tirer les conséquences de ce qui se passe. Il existe aujourd'hui un formidable désir de sécurité qu'on croyait réservé aux pays les plus à l'est de l'Union. Or on s'aperçoit que les choses se passent à 3 heures de Paris et que cela pourrait aussi nous arriver. On ne peut passer tout cela par pertes et profits.
Nous approuverons demain en séance le traité d'adhésion à l'OTAN de la Suède et de la Finlande, qui a été adopté à la quasi-unanimité ce matin par notre commission, à l'exception de nos collègues communistes, et de trois abstentions dans les autres groupes.
Je vous remercie.
La réunion est close à 13 heures.
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées
M. Christian Cambon, président. - Nous recevons aujourd'hui le ministre des armées, pour la première fois depuis son entrée en fonctions le 20 mai dernier. Monsieur le ministre, je vous présente tous mes voeux de réussite. En réalité, cette maison est déjà la vôtre, puisque vous avez été élu sénateur de l'Eure, département désormais bien représenté par notre collègue Nicole Duranton.
Je forme également le voeu que nous puissions, à travers cette première audition, entamer une relation de confiance sur les grands enjeux de la défense et de la souveraineté de notre pays. La résilience de notre Nation dépend aussi de notre capacité à dégager des consensus républicains sur les enjeux de défense.
Comme le montre la défense héroïque engagée par le peuple ukrainien, la résilience d'une démocratie passe par la cohésion de l'ensemble des corps constitués de la Nation, mais aussi par un fonctionnement robuste des institutions, dans lequel le Parlement doit avoir toute sa place.
Monsieur le ministre, vous pouvez compter sur le soutien plein et entier du Sénat et de notre commission à nos forces armées. En notre nom à tous, je salue ici l'engagement des femmes et des hommes de nos armées et rends hommage à celles et ceux qui en ont payé le prix de leur vie et dans leur chair. Soyez assuré que nous sommes à vos côtés pour donner à nos soldats, marins, aviateurs, personnels du service de santé des armées, à l'ensemble des personnels civils et militaires de votre ministère les moyens d'accomplir les missions que le pouvoir politique leur confie.
Vous le savez, la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 a été votée en juin 2018 par une immense majorité des sénateurs. Chaque année, le Sénat a renouvelé ce soutien par le vote du budget annuel de la défense. Je donne acte au gouvernement précédent d'avoir, globalement, tenu ses engagements.
Il faut rappeler aussi que 2021 devait voir l'actualisation législative de la LPM, comme son article 7 le prévoyait expressément. Il n'en a rien été : malgré notre demande solennelle de respecter la lettre de la loi de programmation, le précédent gouvernement ne s'est résolu que sous la pression à organiser un débat, qui n'a en rien remplacé une discussion au fond sur la base d'un texte législatif. Il y avait pourtant matière à débattre de manière transparente et démocratique des moyens à accorder aux priorités nouvelles.
Nous avions également identifié des dépenses nouvelles rendues nécessaires pour compenser le surcoût des opérations extérieures (OPEX), les travaux de pérennisation du char Leclerc, le réassort à neuf des Rafale cédés d'occasion à la Grèce ou encore le financement du plan de soutien aéronautique. Tous ces ajustements étaient légitimes et nous étions prêts à tout entendre, y compris que certains programmes, dans d'autres domaines, devaient être ralentis.
Malheureusement, les choses ne se sont pas passées ainsi. Je songe notamment au déficit du parc de Rafale, puisque les douze appareils dont la cession à la Croatie est prévue ne font toujours pas l'objet d'une commande de remplacement. Je pense également à certains retards pris dans le soutien à notre service de santé des armées, dans la préparation à la haute intensité, ou dans la rénovation des véhicules blindés légers.
À mon sens, cette stratégie d'évitement législatif a été doublement contreproductive. D'abord, le non-respect d'un engagement de la loi de programmation a entamé la confiance que notre commission pouvait avoir dans le Gouvernement. Vous avez annoncé devant nos collègues de l'Assemblée nationale que le Gouvernement respecterait la nouvelle marche de 3 milliards d'euros pour le budget de 2023. C'est une attente forte et nous en acceptons l'augure, mais nous espérons surtout que vous serez en mesure de conserver cette ambition dans la durée.
Au reste, nos préoccupations concernant la préparation de nos forces, et plus particulièrement le niveau de nos stocks de munitions, que j'ai personnellement signalé, notamment à l'occasion d'un déplacement en Roumanie, sont partagées par nos collègues députés Jean-Louis Thiériot et Patricia Mirallès, qui est maintenant votre secrétaire d'État. Ces questionnements sont donc la simple illustration de notre volonté de vous aider à aider nos forces armées. Là encore, je prends note de votre volonté de « reconfigurer », selon vos propres termes, nos stocks de munitions.
Enfin, je souhaiterais que vous nous éclairiez sur le calendrier de ce que le Président de la République a appelé, dans son discours à l'hôtel de Brienne, la « réévaluation » de la loi de programmation militaire avant la fin de l'année, dans la perspective de l'examen d'un texte début 2023. Le Parlement n'a pas été associé à l'actualisation de 2021. Comptez-vous y remédier pour la réévaluation demandée par le Président de la République ? Quel sera le périmètre du texte prévu pour 2023 : simple actualisation de la LPM en cours ou nouvelle LPM plus en phase avec l'ambition 2030, mais aussi avec les développements nouveaux du contexte stratégique et des menaces ?
Les défis qui vous attendent sont nombreux : la réarticulation de notre dispositif au Sahel - vous étiez pour cela au Niger voici quelques jours - la poursuite de notre engagement au Levant, le renforcement de nos coopérations opérationnelles au sein de l'Union européenne, la montée en puissance au sein des forces de réassurance de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), mais aussi le développement du service national universel (SNU), dont l'impact budgétaire doit être précisé, sans qu'il consomme les ressources de nos armées. Les sujets ne manquent pas. Nos collègues vous interrogeront après votre intervention liminaire.
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. - Je m'associe à vos pensées fraternelles et républicaines pour nos soldats tués et blessés et vous remercie pour vos bons voeux de réussite.
La situation nous oblige à repenser notre travail avec le Parlement. La définition de certaines orientations stratégiques est commandée par l'urgence. D'un temps long dans lequel la réflexion pouvait se déployer dans un livre blanc, nous sommes passés à une époque où personne ne comprendrait que nous prenions un temps infini pour trancher sur des réalités techniques, scientifiques, capacitaires, financières, industrielles, budgétaires. J'espère que nous saurons coconstruire cette réflexion, en partant du point d'appui évident que sont vos rapports, pour une révision stratégique rapide et efficace. Nous devrons trouver un équilibre entre le nécessaire rattrapage, les retours d'expérience au Sahel et en Ukraine et les nécessaires innovations, en prenant des risques pour l'avenir, comme le général de Gaulle l'a fait avec la dissuasion nucléaire. Seul sénateur membre du Gouvernement, j'ai un devoir moral et amical envers cette commission, dont je fus furtivement membre pendant un mois, avant que Nicole Duranton ne vous rejoigne.
Ce qui s'impose à tous, c'est le contexte géopolitique et opérationnel. L'Ukraine mobilise évidemment l'essentiel de nos efforts diplomatiques et militaires. Sur la question de l'aide à l'Ukraine, il faut faire preuve de pédagogie, expliquer pourquoi ce qui se passe est très grave. Les principes de droit international sont chers et indispensables à tous, en particulier aux pays les plus faibles, dont c'est la seule ressource. C'est un patrimoine important en partage, et la France a un rôle important en la matière.
Cette question implique la sous-question de l'aide française, du matériel létal ou non létal - pas seulement les canons Caesar - et de la nécessité de reconstituer les stocks. Nous venons ainsi d'acter, et je l'annonce pour la première fois devant vous, la commande de 18 canons Caesar auprès de Nexter. Nous n'avons fort heureusement pas besoin d'artillerie à la frontière allemande - j'ai pu lire des propos curieux dans la presse sur le sujet -, mais nous avons besoin de ces canons pour l'entraînement de nos troupes. Il y a également des enjeux d'aide et d'accompagnement de nos partenaires ukrainiens, en matière de formation, ou encore de soin aux blessés.
Deuxième sous-question, la coordination européenne : quelles que soient nos opinions politiques, il y aura un avant et un après cette guerre. Pour la première fois, la « Facilité européenne pour la paix » a été déclenchée, c'est-à-dire un mécanisme de solidarité pour livrer de l'armement défensif à l'Ukraine. Il convient de s'assurer qu'il n'y a pas de doublons au niveau européen dans l'aide délivrée. Il y a enfin les questions des sanctions contre la Russie et de l'accueil des réfugiés, qui ne dépendent pas de mon ministère.
Troisième sous-sujet : l'agenda otanien redéclenché par la crise en Ukraine. C'est bien une forme de résurrection, de réveil, pour reprendre la terminologie du Président de la République. Une réunion ministérielle s'est d'abord tenue à Bruxelles, puis un sommet de l'OTAN à Madrid, où la question de l'élargissement à la Suède et à la Finlande a été posée, ainsi que celle du positionnement stratégique - avec des nuances entre alliés, en fonction, notamment, de la perception de l'Indopacifique.
Il faut également redire que l'OTAN est une alliance nucléaire, et que la France est dotée de l'arme nucléaire. Cette discussion pourrait prendre une tonalité particulière à l'Assemblée nationale, et je serai peut-être le premier ministre des armées confronté à des forces politiques mettant en cause notre modèle de dissuasion. Il faudra en tenir compte, car il n'y a pas de dissuasion efficace sans soutien de l'ensemble de la population et de ses représentants.
Il y a aussi la part que prend la France dans la réassurance et la défense des pays membres de l'OTAN. En Roumanie, nous assumons le rôle de nation-cadre ; celui-ci nous oblige, y compris sur le plan matériel et budgétaire. Je songe aux travaux importants dans le camp de Cincu. En Estonie, en Pologne, nous sommes passés d'une police du ciel à une défense du ciel. Enfin, au sommet de Madrid, le Président a acté la possibilité d'élever notre participation en Roumanie au niveau de la brigade. Cela constitue un supplément au plan de charge des armées, qui n'était évidemment pas à l'ordre du jour lors de vos discussions avec Florence Parly voici un an. Il faudra en tenir compte dans le prochain projet de loi de finances.
Les défis qui s'accumulent sur la frange orientale de l'Europe tendent à rendre myope une partie de l'opinion publique, en nous faisant oublier deux autres terrains : la lutte contre le terrorisme et la question sanitaire. L'Ukraine ne balaie pas les autres enjeux. Notre résilience devra être interrogée en particulier sur le terrain sanitaire. Terrorisme, pandémie et guerre peuvent se cumuler, ce qui nous donne déjà des ingrédients de méthode pour la prochaine loi de programmation militaire. Vous avez cité, Monsieur le Président, le service de santé des armées, qui devra en effet mobiliser davantage de moyens car il est une composante indispensable de notre capacité à tenir.
Dans la bande sahélo-saharienne et au-delà - car les terroristes se déplacent -, il faut considérer la situation sécuritaire de l'Afrique avec lucidité. Quelles que soient nos options politiques, il faut défendre les résultats de Barkhane. Quand le ministre de la défense du Niger, M. Alkassoum Indatou, ou le président Mohamed Bazoum déclarent que, sans Barkhane, les groupes islamistes auraient fait tomber Bamako, cela signe un bilan. Nos soldats ne sont pas tombés pour rien. Il faut aussi défendre les différentes coopérations internationales comme la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) ou Takuba.
Au Mali, nous devons prendre acte de la position des autorités maliennes. Le président François Hollande a déclenché les opérations Serval, puis Barkhane, à la demande de ces autorités. Nous y mettons fin parce que les nouvelles autorités en place le souhaitent. Une certaine presse a pu caricaturer les opérations menées, qui s'inscrivent pourtant dans une constante sous la Ve République : celle du respect de la souveraineté des pays.
La réarticulation de cette opération du Mali au Niger est une opération logistique délicate, exposée à de nombreux risques : le risque terroriste, naturellement, et l'émergence du groupe Wagner, qui fait peser une nouvelle menace sur les intérêts de la France. Je trouve que nous ne nous sommes pas assez indignés, collectivement, de la mise en scène macabre à laquelle s'est livré ce groupe à Gossi, en tentant de faire accuser la République française d'un crime de guerre. J'ai été frappé de voir que cela n'a pas suscité, me semble-t-il, l'indignation de l'ensemble des élites de notre pays. Avec ce nouvel intrant qu'est Wagner, nous avons un agenda de sécurité à construire.
N'oublions pas le reste du monde, à commencer par l'indopacifique. Ancien ministre des outre-mer, chargé du dossier néo-calédonien, je suis particulièrement sensible à ce sujet. Les compétitions dans le Pacifique Nord ne sont pas sans influence dans le Pacifique Sud, dont la France est riveraine, à travers la Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna et la Polynésie française. La relation avec l'Inde et l'Indonésie est aujourd'hui mature, ce qui implique des engagements de défense.
L'Aukus et ses développements - la parole non tenue du gouvernement Morrison, la volonté du nouveau gouvernement Albanese de reconstruire un axe Paris-Canberra - doivent être analysés au regard de l'ensemble des enjeux stratégiques de l'indopacifique. Cela pose donc la question des moyens alloués, dans la prochaine LPM, à la vie militaire dans cette région. Des moyens nouveaux sont nécessaires. L'agenda ne doit cependant pas être exclusivement militaire.
Nous avons déployé des Rafale en Polynésie, et un sous-marin nucléaire d'attaque a effectué une longue patrouille dans le Pacifique et jusqu'en mer de Chine, ce qui est inédit. Nous avons aussi des forces prépositionnées aux Émirats arabes unis. Mais l'agenda n'est pas exclusivement militaire : il est aussi industriel, culturel et climatique. Il faut penser à 360 degrés.
Nous devons nous appuyer sur ce constat opérationnel et géostratégique pour définir notre armée de demain. Rien ne serait pire que de partir du modèle actuel, de se cantonner à la seule dimension capacitaire. Ce serait passer à côté du rendez-vous de la nouvelle LPM et de la marche à 3 milliards d'euros.
J'entends votre demande d'associer le Parlement à la réflexion. Nous avons fait le choix de faire correspondre les crédits de paiement aux autorisations d'engagement, ce qui est nouveau. Ma prédécesseure savait qu'elle serait jugée sur ce point, et il faut lui en donner crédit. Car d'autres gouvernements, y compris des gouvernements dont j'ai pu être proche, se sont contentés d'effets d'annonce sans effets militaires réels, pour nos industriels, nos compétiteurs ou nos alliés.
Désormais, nous respectons l'objectif fixé de 2 % du PIB consacré à la défense, en termes d'effort réel. Je vous confirme que nous proposerons au Parlement, dans le projet de loi de finances pour 2023, la marche de 3 milliards d'euros supplémentaires que vous avez arrêtée dans la LPM. Ces efforts doivent se traduire par une forme de tuilage avec la future LPM. En bon Normand, je manierai la double négation : nous ne travaillons pas sur des hypothèses de régression du budget.
L'enjeu est de nous assurer que l'argent va au bon endroit et produit des effets concrets. Le 14 juillet, nos concitoyens ont pu voir concrètement de nouveaux programmes, tels que Scorpion pour l'armée de terre, d'autant plus visible que c'était cette arme qui avait fait les frais de certains choix budgétaires - les grands programmes capacitaires dans les domaines naval et aérien avaient aspiré beaucoup de crédits. Il faudra poursuivre dans cette direction. Nous connaissons le Griffon et le Jaguar. Il faut maintenant exécuter, produire et remplacer.
Pour la marine, je citerai le fait majeur qu'est l'admission au service actif du Suffren, qui ouvre l'ère de la nouvelle classe de sous-marins nucléaires d'attaque de type Barracuda.
La guerre en Ukraine nous offre quelques « retex » - retours d'expérience - évidents. Nul besoin d'une grande revue stratégique pour comprendre qu'il faut faire mieux sur les munitions... J'ai demandé à la direction générale de l'armement (DGA) et à l'état-major des propositions pour des réassorts en munitions dès 2023. Je reviendrai devant vous à l'automne afin d'examiner les ajustements à réaliser pour 2023.
Pour réaliser ces ajustements, nous avons aussi besoin d'une industrie capable de délivrer. Le Président a mis en avant, à Eurosatory et à l'Hôtel de Brienne, la notion d'« économie de guerre ». Dans un modèle d'armée qui s'entraîne, qui s'expose dans des missions de maintien de la paix, comme la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), ou dans la lutte contre le terrorisme, le taux de consommation de nos matériels et de nos équipements présente un profil particulier et constant. Si nous devions aller vers une moyenne ou une haute intensité, le niveau de consommation serait plus élevé. C'est l'équilibre à trouver entre la massification et le niveau de technologie ou d'innovation du matériel. Les choix effectués sur la période 2018-2024 nous ont donné une avance en matière technologique. Il faudra aller plus loin sur certains sujets, comme les drones ou le cyber. Le dosage entre très grande innovation et massification est l'un des noeuds gordiens de la prochaine LPM.
La question de l'hybridité, c'est-à-dire des moyens civils de plus en plus détournés à des fins militaires, se pose elle aussi. Il faut donc désormais trouver des réponses militaires à des sujets qui ne le sont pas, à commencer par la désinformation. La plupart des démocraties africaines sont menacées d'attaques qui peuvent venir de très loin, et qui passent davantage par les smartphones que par les moyens classiques.
Enfin, il y a de grandes coopérations industrielles : le char du futur, le système de combat aérien du futur (SCAF), qui appellent des choix industriels importants et des calages sur lesquels le gouvernement est vigilant.
Pas d'armée sans soldats, pas de soldats sans familles. Le plan Famille lancé par Florence Parly a été un tournant, qui nous permet de réfléchir à la militarité et au statut militaire. Cette question n'est pas sans impact sur d'autres sujets, comme la directive temps de travail ou les pensions de retraite. Je le dis en toute humilité, nous avons perdu de vue ce qu'était, au fond, la militarité dans notre société. Or la Nation doit quelque chose à ses militaires : notre armée est une armée qui combat, qui subit des pertes. Cela implique un certain nombre de chantiers : enjeux de pouvoir d'achat, revalorisation du point d'indice, qui s'applique également aux armées, nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM), plan Famille. Les armées, ce sont 35 000 mutations par an, avec des impacts territoriaux importants.
Je ferai des propositions sur la coordination entre collectivités territoriales et armées : élu d'un département militaire, avec une base aérienne à Évreux, j'ai pu constater que les armées sollicitent peu les collectivités, par exemple pour des affectations de logements, ou des conditions particulières d'accueil en crèche. Ces relations ne sont pas systématisées. Il faut trouver la bonne grammaire avec les élus locaux.
Il y a également des enjeux immobiliers, de fidélisation, d'accompagnement des blessés et de leurs familles.
Patricia Mirallès s'exprimera prochainement sur la mémoire et les anciens combattants. Il n'y a pas de modèle d'armée de demain si l'on ne sait pas d'où l'on vient. Le secrétariat d'État aux anciens combattants et à la mémoire fait honneur à la France. Nous sommes à la croisée des chemins : comment prendre soin des grands anciens, jusqu'aux derniers survivants de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi de nos jeunes anciens combattants des nouveaux théâtres d'opérations ?
Je mentionnerai enfin le service national universel, dont la double tutelle a été actée par le Président de la République, la question plus large de la Nation en cas de conflit et de la responsabilité citoyenne.
M. Christian Cambon, président. - Merci d'avoir évoqué les principaux sujets. Je retiens surtout votre volonté de travailler en étroite coopération avec le Parlement, en particulier le Sénat. Cette volonté a pu faire défaut par le passé.
M. Cédric Perrin. - Merci pour votre propos, juste et intéressant.
Concernant les munitions, un accord-cadre vient d'être rendu public, mentionnant un marché de 600 millions d'euros de munitions. L'appel d'offres a été passé en juin 2021. Quelles sont les munitions en question ? Y a-t-il une accélération des commandes pour tenir compte du contexte actuel, c'est-à-dire la nécessité d'alimenter l'Ukraine et de reconstituer nos propres stocks, ou est-ce simplement la poursuite d'une démarche engagée avant la guerre en Ukraine ?
Dans ce cas, quelles sont les mesures concrètes prises pour répondre à un besoin en munitions que notre commission a identifié depuis longtemps et qui est désormais quantifié et unanimement reconnu - alors que vos prédécesseurs nous expliquaient que, puisque nos alliés ont des munitions, l'urgence n'était pas absolue ?
Seul un socle de commandes permanentes permettra de consolider la filière et de remonter rapidement en puissance si nécessaire. Dans cette perspective, les munitions cesseront-elles dès cette année d'être la variable d'ajustement - au titre des « autres opérations d'armement » -, souvent victime de coupes budgétaires ? Ou l'accélération est-elle reportée à la prochaine LPM ?
Concernant les drones, ma question comportera deux volets. Sur les munitions rôdeuses, deux appels à projets ont été lancés par la DGA et l'Agence de l'innovation de défense (AID) : Larinae, pour neutraliser un véhicule blindé à 50 kilomètres avec une autonomie d'une heure, et Colibri, pour la neutralisation d'un véhicule léger à 5 kilomètres avec une autonomie de 30 minutes. Alors que notre commission explique, depuis 2017, qu'il faudra accélérer sur ce sujet, ces appels d'offres sont bien tardifs. On évoque aussi un approvisionnement possible en drones américains de type Switchblade pour combler rapidement nos lacunes dans ce domaine. Quelle est votre position à ce sujet ? Pouvez-vous nous apporter des précisions sur le calendrier, les quantités, les spécifications et la doctrine d'emploi de ces drones ?
Le système de drone aérien pour la Marine (SDAM) a, si je puis dire, du plomb dans l'aile. Je ne me prononce pas sur son opportunité, mais nous avons pris beaucoup de retard depuis vingt ou trente ans sur le sujet des drones ; et, pour une fois qu'un matériel arrive presque à maturité, le choix de la marine risque d'aboutir à son abandon pur et simple. Qu'en est-il exactement ? Quelles sont les difficultés rencontrées par ce programme, et quelle est votre position sur le sujet ?
Affirmer que nous nous trouvons en état de guerre appelle des décisions en matière de délai de qualification, et un travail approfondi sur la question de la norme : je ne suis pas sûr que les normes que nous appliquons sur certains matériels soient tout à fait respectées dans les pays où la guerre fait rage.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Comment envisagez-vous la reconstitution de nos capacités de systèmes Caesar, après la livraison de 18 unités à l'Ukraine, soit près d'un quart de nos stocks ?
Le carnet de commandes de Nexter commence à être fourni, compte tenu du succès remporté à l'étranger, avec notamment les récentes commandes de la Belgique et de la Lituanie. Par ailleurs, le marché de développement du système Caesar Mark II, notifié récemment à Nexter, prévoit deux options, à compter de 2024 : soit lancer la production de 109 Caesar Mark II neufs, soit limiter cette production à 33 unités neuves, complétées par la rénovation du parc actuel.
Dans ce contexte, les livraisons à l'Ukraine signifient-elles que 18 unités neuves supplémentaires seront commandées, ou bien le stock sera-t-il recomplété à l'identique ? Quel est le coût de cette reconstitution de stock ? Ce budget sera-t-il pris en partie sur l'enveloppe de la LPM en cours, ou sur la prochaine LPM ? À quelle échéance cette commande sera-t-elle effectuée et livrée, étant donné que la production d'un canon Caesar comporte des délais incompressibles d'environ dix-huit mois ?
Question plus politique : vous héritez du dossier particulièrement délicat du SCAF. Nous y avons consacré un rapport. Notre commission a oeuvré au rapprochement entre Dassault Aviation et Airbus, mais les négociations patinent. La France ne saurait revenir sur le principe du « meilleur athlète » ni renégocier sans fin de grands équilibres qui doivent permettre la préservation de compétences critiques.
On apprend, en outre, à l'occasion du salon de Farnborough, que le Japon pourrait devenir partenaire du programme Tempest, concurrent du SCAF, avec les Britanniques, les Italiens et les Suédois. Dans notre rapport de 2020, nous nous inquiétions du fait que notre projet pourrait aboutir cinq ans après le projet britannique, voire, avec les retards pris, en 2050. Quels sont les résultats de vos premiers contacts et vos orientations, plus généralement, sur la coopération franco-allemande ?
M. Yannick Vaugrenard. - Je tiens à rendre hommage à nos services de renseignement pour le travail qu'ils accomplissent, la plupart du temps dans des conditions extrêmement difficiles.
La loi de programmation militaire 2019-2025 retient le renseignement et le cybercombat comme des priorités en matière de recrutement, ce qui a été confirmé chaque année par les lois de finances. Plusieurs sujets de préoccupation ont néanmoins retenu notre attention : l'affaire Aukus, les deux coups d'État au Mali, et le changement du directeur de la direction du renseignement militaire en pleine guerre d'Ukraine.
Vous avez pris, le 13 juillet, un arrêté portant organisation de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Quels sont les objectifs de cette réforme ? Quelles sont les améliorations attendues pour ce service et sa collaboration avec les autres entités de renseignement militaire et de défense ?
M. Christian Cambon, président. - Je rends à mon tour hommage à notre collègue Yannick Vaugrenard, qui nous représente à la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) avec beaucoup d'application, sachant qu'il s'agit d'une commission particulièrement consommatrice de temps.
M. Olivier Cigolotti. - Le Président de la République a récemment annoncé une nouvelle LPM. Or, dès 2021, notre commission a présenté un rapport sur l'actualisation de cette loi, listant une série de points de vigilance, dont le service interarmées des munitions. La prochaine LPM ne pourra faire l'économie de ce sujet.
Avec mon collègue Gilbert Roger, j'ai présenté, quelques semaines avant la pandémie, un rapport sur le porte-avions de nouvelle génération dont les préconisations ont été largement reprises dans les études amont. Pouvez-vous nous assurer que le calendrier sera respecté, et que les études amont se poursuivent conformément à ce qui était prévu ?
Mme Michelle Gréaume. - En tant que co-rapportrice du programme 178, je veille à la prise en compte des besoins des services de soutien et je défends la nécessité de la remontée de la préparation opérationnelle.
Pour le service de santé des armées, le déficit en médecins de premier recours est passé de 97 postes en 2020 à 136 en 2021. Cette évolution est extrêmement préoccupante. Cela conduit à concentrer sur les mêmes personnels la charge de projection du service. Le taux de projection des équipes médicales atteint 125 %, malgré l'apport des réservistes, et il ne cesse d'augmenter. Le taux de projection des équipes chirurgicales atteint même 200 %.
Comment allez-vous venir en aide aux blessés dans ces conditions ? Quelles mesures d'urgence seront prévues par la prochaine LPM pour le service de santé des armées, mais aussi pour le commissariat central, et tous les services de soutien de nos armées ? La guerre en Ukraine, sur le sol européen, met en évidence l'importance de ces services.
Elle a aussi montré l'importance de la préparation opérationnelle. Nous ne pouvons pas attendre 2025 pour atteindre des niveaux de préparation conformes à nos engagements internationaux, comme le prévoit l'actuelle loi de programmation. Les taux de préparation ne se décrètent pas d'une année sur l'autre. La préparation opérationnelle se construit dans le temps, de qualifications en aguerrissements.
Quelles mesures la prochaine LPM prévoira-t-elle dans ce domaine ? Les objectifs de progression seront-ils, cette fois-ci, communiqués au Parlement ? Nous y serons particulièrement attachés.
Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Je souhaite vous interroger sur un sujet d'avenir, dans lequel votre prédécesseure s'était beaucoup investie. Depuis le 14 février dernier, les forces armées françaises sont dotées d'une stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins. Ce document de référence met notamment en lumière l'importance stratégique des câbles sous-marins de télécommunications, concentrés au large de nos côtes en Méditerranée, qui pourraient constituer notre talon d'Achille dans la mesure où ils assurent 98 % de nos liaisons de données avec l'étranger.
Le contexte de montée des tensions en Méditerranée orientale nous oblige à nous doter des capacités nécessaires à la surveillance et à la protection de ces câbles, y compris par des moyens militaires.
Le tournant engagé dans ce domaine sera-t-il maintenu dans le temps, et à quelle échéance espérez-vous doter la Marine nationale des équipements nécessaires à la surveillance et à la protection en Méditerranée de ces infrastructures essentielles ?
Mme Catherine Dumas. - Plusieurs de nos interlocuteurs civils et militaires dans les Balkans occidentaux ont attiré mon attention sur le fait que la guerre en Ukraine pourrait avoir un effet déstabilisateur sur cette région située aux confins de l'Union européenne.
Quelle est la doctrine des armées pour lutter contre la guerre informationnelle que la Russie mène dans les Balkans, notamment en Serbie, où elle essaie d'imposer un récit non seulement contraire à nos intérêts, mais également mensonger au regard de la réalité sur le terrain.
De quels instruments de contrôle disposons-nous pour nous assurer que les armes livrées aujourd'hui à l'Ukraine ne seront pas diffusées dans d'autres pays d'Europe orientale et dans les Balkans, avec le risque d'alimenter des conflits futurs dans cette région ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Les Balkans occidentaux ont été l'un des points importants des dernières rencontres européennes, mais aussi de l'OTAN, puisqu'un dîner leur a été consacré au sommet de Madrid. Ce n'est pas sans recouper l'agenda onusien, puisque certains de nos partenaires et nous-mêmes sommes aussi présents dans la Force pour le Kosovo (KFOR). Il y a bien un agenda Balkans, avec le suivi des demandes bosniaque, croate et serbe. L'invasion de l'Ukraine par la Russie a créé une focale sur la Suède et la Finlande et ouvert la question de l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne, mais des réassurances ont été données aux pays des Balkans occidentaux.
Vous avez raison, madame Dumas, de mentionner le suivi des armes livrées à l'Ukraine. Nous prenons évidemment d'infinies précautions, dans les limites de ce que les conditions du champ de bataille nous permettent de savoir. Il y a, au fond, une question de confiance avec nos partenaires ukrainiens : s'ils rencontrent des difficultés, ils nous en font part. Pour le moment, aucune ne nous a été signalée sur ce sujet.
Les câbles sous-marins sont un enjeu majeur, sans oublier les territoires outre-mer, traversés par des infrastructures numériques d'un gabarit très important. Les grands projets qui traverseront la Polynésie française et notre zone économique exclusive seront une part importante de la prochaine LPM. Le tournant est-il confirmé ? Oui. Continuerons-nous à donner des moyens financiers pour ce faire à la Marine nationale ? Oui. Elle est déjà équipée des instruments de surveillance nécessaires avec la nouvelle gamme de frégates multi-missions (Fremm). Tout ne se fera pas seulement avec les armées : nous devrons nouer des partenariats efficaces avec d'autres acteurs.
Il faut un investissement majeur dans le service de santé des armées. En tant qu'ancien ministre des outre-mer, j'ai une dette envers ce service, sans lequel une part importante de nos capacités sanitaires dans ces territoires se serait effondrée - y compris en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, où la compétence sanitaire a été transférée aux collectivités sui generis.
Cela pose aussi la question des relations entre le service de santé des armées et la médecine de ville ou l'hôpital public civil. À l'époque du service militaire, un interne pouvait se voir accorder les galons de médecin capitaine, médecin commandant, voire, pour les spécialistes, médecin lieutenant-colonel, et s'engageait, pour le reste de sa vie, à servir dans la réserve. La suspension du service national a professionnalisé le service de santé des armées, mais elle l'a aussi recentré sur certaines missions.
Beaucoup d'unités sont fatiguées, après avoir été très sollicitées par les opérations et la crise covid. Nous ne pourrons continuer indéfiniment ainsi. Nulle armée ne peut se projeter sans l'assurance que le sanitaire suivra, nulle famille ne laissera partir un soldat sans assurance que nous donnerons tout pour accompagner blessés et malades. Il faut également mettre des moyens supplémentaires dans certaines spécialités : les blessures psychiques sont tout aussi violentes que certaines blessures physiques. La question de la psychiatrie en France dépasse le cadre des armées. Les armées israélienne et américaine ont, dans leurs services de santé respectifs, fait beaucoup de choses. Nous n'avons pas à rougir de ce que nous faisons, mais nous pouvons faire mieux sur le terrain de la recherche.
J'ai demandé au médecin général des armées qui dirige le service de santé des armées de nous faire des propositions. Nous avons une stratégie à l'horizon 2030, mais le covid doit nous inciter à accélérer les choses. Il faut resserrer le calendrier sur certains aspects, et le détendre sur d'autres.
Vous avez évoqué le service interarmées des munitions ; j'ajouterai le service de l'énergie opérationnelle - l'ancien « service des essences » - et les différents commissariats, des unités dont on parle peu. Nous avons pu également découvrir, au défilé du 14 juillet, les greffiers des armées. Il convient que l'on s'intéresse à ces services peu connus, sans lesquels nos armées ne pourraient pas fonctionner.
Le Ségur de la santé n'a pas oublié les soignants militaires, avec des conséquences sur leurs carrières et les passerelles. Je serai très heureux d'associer les sénateurs qui le souhaitent à la réflexion sur le service de santé des armées.
En matière de renseignement, nous avons réalisé des progrès tout à fait significatifs au cours des dernières années. Je comprends néanmoins vos interrogations sur les moyens, après Aukus et les événements au Mali. Le directeur général de la sécurité extérieure a pu vous apporter certaines réponses, dans le format idoine. Nous continuerons à accorder des moyens supplémentaires au renseignement. Cela inclut la DGSE, mais aussi la direction du renseignement militaire et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD). Moins connu du grand public, ce troisième service de renseignement du ministère est tout aussi important, puisque c'est la direction qui s'assure de l'intégrité et de la sûreté de nos armées face à l'espionnage, aux ingérences et à la radicalisation. Car « là où il y a de l'homme, il y a de l'hommerie »...
La trajectoire croissante des moyens s'applique à ces trois services, d'abord parce que les technologies sont gourmandes sur le plan budgétaire. La DGSE d'il y a vingt ou trente ans n'avait, de toute évidence, pas la même direction technique. Ensuite parce que nous avons besoin de combattants cyber, que nous devons détecter, former mais aussi fidéliser dans un milieu où les très bons peuvent être rapidement recrutés par un GAFA - Google, Apple, Facebook, Amazon - ou une grande entreprise du secteur, pour des salaires bien supérieurs à ce que la défense peut proposer.
Concernant Aukus et le Mali, il faut dire la vérité à nos concitoyens : le renseignement n'est pas une science exacte. Même les États-Unis, qui consacrent beaucoup de moyens à leurs services de renseignement, ont connu quelques déconvenues. L'art de la guerre, ce sont aussi des aléas, or notre société les tolère de moins en moins.
J'ai effectivement signé un arrêté portant organisation de la DGSE, qui a été publié au Journal officiel. Ce travail important a été mené par M. Bernard Émié, son directeur général. Cette réorganisation était souhaitée par le service, qui n'avait pas beaucoup évolué ces dernières années. On ne peut pas demander à ce service de se tourner vers l'indopacifique, de s'intéresser aux menaces conventionnelles et de « rouvrir le jeu » sans en tirer des conclusions quant à son organisation. Les risques étant multiples, le service doit s'adapter.
Cette réforme est une manière d'organiser les savoirs et de décloisonner une partie de la DGSE. Si je devais la résumer en une phrase, je dirais que, d'une organisation par métiers, comme les aspects techniques, les opérations, le soutien, l'administratif, nous allons passer à une organisation par zones géographiques. Il ne s'agit pas d'une grande révolution : de nombreux services de pays amis de même gabarit ont déjà procédé à ce genre d'ajustements. Je pourrai éventuellement répondre à vos questions dans un format plus discret.
Le porte-avions de nouvelle génération fait partie des grandes stratégies que nous déployons ; vous aurez raison de percuter cette stratégie de vos questions lors de la prochaine LPM. Nous continuons de préparer les choix, mais il sera logique de se demander collectivement à quoi ressemblera l'aéronavale dans trente ou quarante ans, ce qui concerne également la question de M. Perrin sur les drones.
Des intrants nous permettent d'avancer quelques réponses : certains pays qui n'ont pas vraiment d'aviation de chasse vont vers un « tout-drone », mais, contrairement à ce que j'ai lu dans la presse, nous ne pouvons pas faire de même, car l'une des composantes de la dissuasion est aéroportée.
Il faut procéder rationnellement. Nous travaillons au groupe aéronaval du futur, dont les sous-marins de classe Suffren, issus du programme Barracuda, constituent une part. Il faut se poser des questions de calendrier, de benchmark, regarder ce que font nos alliés, car le système des porte-avions s'inscrit dans un tout, et pas seulement dans une souveraineté individuelle. Où voulons-nous intervenir demain ? Que prévoit-on pour l'indopacifique ? Le Parlement, y compris par ses fonctions de contrôle, doit indiquer des directions à l'exécutif. Je ne veux pas mener dès cet après-midi la réflexion stratégique sur la LPM, mais son coeur est là.
L'opinion publique finit par l'oublier, mais je rappelle que ces technologies nous sont parfois propres. Seuls les États-Unis et la France disposent de la propulsion nucléaire sur leurs porte-avions, ce qui pose des questions d'autonomie. Il faut réinterroger cela de manière globale.
Vous êtes nombreux à avoir évoqué la question des munitions. Avant d'en parler, il faut d'abord parler de ce qui peut les envoyer. Le renouvellement de notre arsenal de canons Caesar représente une enveloppe de 85 millions d'euros. Nous devons recompléter notre arsenal, notamment pour ne pas abîmer les plans de formation de nos artilleurs. Fort heureusement, nous ne sommes pas engagés sur un théâtre d'opérations, et l'enjeu est alors de ne pas perdre en compétence, de ne pas laisser nos artilleurs sans plan de formation. Nos soldats, une fois formés, sont déjà devenus les formateurs d'autres...
L'argent est disponible, dans la gestion de la LPM actuelle, sans bousculer un programme existant. Compte tenu de l'enveloppe du budget du ministère des armées, il n'y a pas besoin d'annuler un programme déjà engagé. Je reviendrai plus précisément sur ce sujet lors de l'examen de la loi de finances pour 2023.
L'enjeu est alors que la base industrielle et technologique de défense (BITD) suive - il s'agit de l'une des grandes discussions que nous avons avec Nexter comme avec l'ensemble des sous-traitants -, ce qui me permet de répondre aux questions concernant l'économie de guerre.
Un enjeu de simplification normative se pose. Il y a la norme civile et la norme militaire. C'est l'honneur de l'armée française et de la DGA que de fournir aux armées du matériel fiable. Mais de la fiabilité du standard de sécurité, il ne faut pas tomber dans un travers trop pointilleux sur le plan administratif.
C'est l'une des commandes que j'ai passées auprès de la DGA : il faut assumer le niveau de risque et classifier nos règles internes pour distinguer ce qui relève d'un socle de contrôle des armements en deçà duquel il serait inconcevable de se trouver, ce qui relève des contrôles faits par acquit de conscience, pour identifier les risques, et, enfin, ce que l'on fait parce que, quand on est Français, on aime parfois faire un peu mieux que tout le monde. Lorsque l'on est vraiment en guerre, il est entendu que le niveau d'intensité des contrôles diminue : le contrôle qualité sur des produits faits à des milliers d'exemplaires ne peut pas être le même que celui réalisé pour seulement quelques pièces. Tel est l'enjeu collectif de cette économie de guerre : comment ne perdre ni en qualité ni en sûreté sans que cela coûte plus cher ? Dans mes cours d'économie, j'ai appris que, normalement, plus on produit, moins ça coûte cher, mais nous ne devons pas non plus exploser les enveloppes des crédits.
Les canons Caesar peuvent devenir un symbole : nous les avons donnés pour la bonne cause, mais ils auraient aussi pu être détruits sur le champ de bataille. Combien de temps nous faut-il, collectivement, pour l'armée, la DGA, le système administratif et budgétaire, ainsi que pour la BITD, avant de recomposer notre arsenal ? C'est le meilleur cas pratique que nous pouvions avoir.
Il faut aussi tenir compte des normes civiles. Il y a trois semaines, je me suis rendu dans le Nord, dans une usine assemblant des missiles, où se posent comme partout des problèmes de capacité d'embauche, de fidélisation et de formation du personnel. Ces questions concernent non pas seulement le domaine militaire, mais bien l'ensemble de l'industrie française. En guerre, le temps de travail peut-il rester le même, sans amoindrir notre modèle social ? Que peuvent faire les entreprises pour intéresser leurs salariés ? Le Parlement doit s'interroger sur ces questions.
Pour les munitions, 600 millions d'euros étaient déjà engagés. Il est question d'engager de nouveaux crédits pour l'année prochaine, mais il est un peu tôt pour détailler ce point. Au-delà de la marche de 3 milliards d'euros, en fonction de ce que les services du ministère et la DGA nous diront, je présenterai les éventuelles mesures d'urgence dans le projet de loi de finances.
Concernant le SDAM, les prochaines semaines sont décisives ; des essais de qualification déterminants pour la suite du programme sont prévus à l'automne. Les crédits sont là ; je pourrai en indiquer le détail à M. le sénateur Perrin.
Sur les drones, forts, notamment, des travaux accomplis par votre commission, nous devons affiner notre feuille de route. Nous avons trop subi - je ne vous dirai pas le contraire. Heureusement que Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense, a pris, en 2013, la décision d'acheter à l'étranger des drones Reaper, que nous avons vu défiler sur les Champs-Élysées. Nous devons continuer le suivi sur les drones EuroMale, et nous interroger sur le produit final, qui doit correspondre aux besoins des théâtres d'opérations. La qualité des théâtres, selon qu'il s'agisse de reconnaissance ou des différentes formes de combats, dictera le niveau de drones et la technologie recherchée. Il faut aussi mentionner le Patroller Safran. Nous évaluons également le Switchblade américain, mais aucune décision n'a été prise pour l'instant.
Enfin, le SCAF est un programme clé, qui mériterait une audition à part entière. Je ne m'effraie pas des difficultés de calage du moment : ce sont les dernières avant de passer la deuxième vitesse. Comparaison n'est pas raison, mais les calages d'Ariane étaient aussi énormes, car ces grosses coopérations industrielles sont toujours une aventure. Nous les soutenons tous, ayant intérêt à développer notre autonomie stratégique européenne. Mais des questions se posent, car il faut respecter les savoir-faire industriels de chaque maison : il est normal que Dassault soit vigilant sur ses commandes de vol. Dans mon agenda, des rencontres sur ce sujet sont prévues à la fin du mois d'août et au début du mois de septembre avec les Espagnols et avec les Allemands.
M. François Bonneau. - À l'aune du départ de nos forces du Mali, au regard des influences étrangères que vous avez indiquées, et compte tenu de l'augmentation des zones d'instabilité dans la région, souhaitez-vous revoir toute la présence militaire française en Afrique de l'Ouest ? Pourriez-vous nous dire comment faire, dans le respect de la souveraineté des États ?
M. André Guiol. - Le président Cambon a relayé avec lucidité les craintes concernant le manque de munitions disponibles pour nos armées, ce qui amènera sûrement à prendre en compte cette inquiétante situation. Cependant, je suis peiné de constater la médiatisation de cet état de fait peu glorieux, et de voir notre vulnérabilité affichée au grand jour dans un contexte tendu d'augmentation de la conflictualité.
Aussi, ne serait-il pas envisageable, si cela n'a pas encore été esquissé par la DGA, de mettre en place deux types de stocks de munitions au sein de nos forces armées ? Un premier stock de munitions stratégiques, dit « de guerre », serait destiné à répondre aux types de conflits les plus probables. Ses contours seraient largement élaborés avec le Parlement, mais sa confidentialité contribuerait à notre crédibilité internationale. Un audit pourrait être organisé pour chaque type de munitions, de manière à maîtriser toute la chaîne de fabrication, ainsi que les approvisionnements et les réquisitions reposant uniquement sur nos moyens humains et industriels nationaux.
Force est de constater que l'économie libérale mondialisée n'est pas adaptée au domaine de la sécurité militaire, et qu'elle nous rend dangereusement vulnérables. Je sais qu'un texte législatif piloté par la DGA est à l'étude pour réquisitionner les matériaux et les entreprises civiles à des fins militaires. Au Sénat, nous l'attendons avec intérêt. Il s'agirait également d'une manière de réindustrialiser la France et de donner corps à l'économie de guerre prônée par le Président de la République. Il sera difficile de mettre en oeuvre cette économie de guerre pour les équipements et les pièces de rechange afin d'atteindre le modèle d'armée complète de demain.
Le second stock de munitions serait constitué par des munitions consommables, susceptibles de répondre aux besoins quotidiens de nos forces armées et à leur entraînement. Ce stock serait davantage soumis aux contraintes budgétaires, le débat pouvant facilement s'instaurer à son sujet, car il serait déconnecté des contraintes de confidentialité de défense, ce qui ne mettrait pas directement en cause notre vulnérabilité.
M. Jean-Marc Todeschini. - Je tiens à exprimer ma satisfaction : cette audition est digne d'une présentation du budget, et vous avez intégré très rapidement tous les enjeux, ce qui nous change par rapport aux deux précédents ministres !
Le précédent quinquennat a été marqué par le rejet, par le Sénat, de la déclaration du Premier ministre relative à l'actualisation de la LPM, ce qui est rare : s'opposer à nos armées n'est pas dans l'habitude de la maison.
Je prends note de ce que vous avez dit concernant le travail à mener avec le Parlement, mais Mme Parly avait dit la même chose. Vous avez évoqué le manque de réaction de tous les partis politiques face à la mise en scène du charnier de Gossi par Wagner. Mais, après le bombardement du village de Bounti, nous avions écrit au président pour que Mme Parly vienne s'expliquer. Si vous voulez que l'on soutienne notre armée - ce que nous faisons, évidemment -, il faut avoir un minimum de respect à l'égard du Parlement ! Il faut nous associer, nous expliquer, éventuellement confidentiellement, auprès d'un représentant par groupe, si des choses ne doivent pas être divulguées. Nous avions fait des propositions à Mme Parly, mais nous étions restés au même point... Chat échaudé craint l'eau froide : nous n'avons pas beaucoup bougé concernant Gossi.
Le Président de la République a d'abord parlé d'une réactualisation de la LPM, puis d'une nouvelle LPM. Mais quelle sera la coordination entre les deux lois de programmation militaire votées en 2019 et en 2025 ? C'est maintenant qu'il faut monter en puissance, et que de gros efforts financiers doivent être faits ! Vous venez de parler du service de santé des armées, qui est très important et ne peut pas rester en l'état, et vous avez indiqué qu'il fallait réinvestir sur de nombreux points. Je ne sais pas avec quels moyens, et je vous souhaite du courage pour la négociation du budget ! Il nous faudrait travailler avec vous sur un bilan réel de la LPM en cours.
Vous avez évoqué le service national universel. Quels moyens le ministère des armées pourra y consacrer, et quels seront les objectifs ? J'ai lu votre déclaration sur le service militaire adapté (SMA). J'avais tenu à installer le premier service militaire volontaire (SMV) à Metz. Pour les armées, le SNU va être important. À effectifs et moyens constants, je ne vois pas comment poursuivre les autres formations et le mettre en place. Pourriez-vous nous faire un premier bilan du SNU ? Si l'on écoute les médias, on a l'impression que, dans un premier temps, il s'agissait d'une colonie de vacances, puis qu'il ne s'agissait pas d'une vraie préparation militaire pour les réservistes.
Concernant l'Ukraine, l'opinion publique a l'impression que nos armées ne résisteraient pas plus de quinze jours en cas d'invasion. Comment comptez-vous rassurer la population et rétablir la confiance des Français dans les armées - nous avons bien vu, avec la police, que ce n'était pas facile à faire ?
M. Olivier Cadic. - Votre propos introductif l'a souligné, une part considérable des équilibres du monde se joue dans l'indopacifique. Votre expérience de ministre des outre-mer vous permet d'avoir une fine connaissance des défis que doivent relever la France et l'Union européenne.
En octobre dernier, j'ai fait partie de la délégation sénatoriale, conduite par Alain Richard, qui s'est déplacée à Taïwan. Lorsque nous sommes arrivés, cinquante-six avions chinois avaient fait une incursion dans la zone d'identification de la défense aérienne de l'île. Taïwan subit un harcèlement continu de la part de l'aviation chinoise, et les incursions d'avions militaires autour de l'île ont progressé de 55 % depuis le début de l'année. Le 4 juillet, des navires de guerre chinois et russes ont fait une incursion près des côtes du Japon. L'amiral Pierre Vandier a récemment évoqué des actes d'intimidation devenus réguliers en mer de Chine. Le contre-amiral Jean-Mathieu Rey, commandant de la zone Asie-Pacifique, a déclaré que nos frégates de surveillance sont légèrement armées.
Face à la militarisation du Pacifique, nos bateaux doivent être mieux armés. Il y a trente ans, ils étaient équipés de sonars, de torpilles, de canons et de missiles. Malheureusement, la zone se militarise et se bipolarise, et la France doit réagir en conséquence. Quelle est votre vision pour mieux affirmer notre présence militaire dans l'indopacifique ?
La Chine entretient de nombreux conflits territoriaux avec ses voisins, qu'il s'agisse du Japon, du Vietnam, des Philippines, de la Malaisie, ou, bien sûr, de Taïwan. Une récente déclaration chinoise affirme que les eaux du détroit de Taïwan relèvent de la souveraineté chinoise. Le Sénat recevra la semaine prochaine la visite du président du Parlement taïwanais. Que pourrons-nous lui dire sur l'approche de la France pour garantir la navigation dans le détroit de Taïwan ?
M. Jacques Le Nay. - Confirmez-vous que la Roumanie souhaite se procurer un sous-marin Scorpène et des hélicoptères français ? Le déploiement en Roumanie de soldats français dans le cadre de l'OTAN a-t-il participé à une meilleure entente sur les projets industriels ?
Par ailleurs, quels sont les moyens militaires actuellement déployés pour lutter contre les feux qui ravagent la France, notamment en Gironde ? Sont-ils suffisants ?
M. François Patriat. - Le ministre a excellemment répondu sur les industries d'armement, en anticipant l'une de mes questions.
Face à l'effort important que consent l'Allemagne, devons-nous garder la parité en matière de financement de la défense ? Quels efforts devrons-nous faire au moment du budget ?
M. Guillaume Gontard. - La généralisation à une classe d'âge du SNU, lancé en 2019, a été réaffirmée le 13 juillet dernier par le Président de la République. Pour l'instant, nous ne disposons d'aucune échéance claire, et nous restons dans le flou. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?
En 2021, le SNU a mobilisé 15 000 jeunes volontaires, soit environ 2 % des effectifs qu'induirait sa généralisation. Mais, même à une si petite échelle, de nombreux problèmes d'organisation sont apparus - citons les incidents d'Évreux, ou la mise en place d'une scandaleuse punition collective à Strasbourg il y a quelques semaines.
Cela illustre un problème majeur : l'encadrement, souvent laissé à des animateurs sous-formés, souffre d'un manque de personnels. Nos armées sont mobilisées sur de multiples fronts et ne disposent pas des capacités matérielles et humaines lui permettant d'organiser un SNU pour 800 000 jeunes. Comment comptez-vous adapter les infrastructures d'accueil ? Y aura-t-il suffisamment de personnels, et quelle sera leur formation ? Le coût est estimé entre 2 milliards et 5 milliards d'euros par an. Cela n'est pas négligeable, et nous avons besoin d'éléments supplémentaires.
À titre de comparaison, l'ouverture du revenu de solidarité active (RSA) aux moins de 25 ans coûterait 4 milliards d'euros par an. C'est donc une question de choix et d'orientation politique. N'y a-t-il pas d'autre message à envoyer à la jeunesse française que cette cotutelle du ministère des armées sur les politiques publiques qui la concernent ? Les moyens financiers et humains nécessaires sont énormes, alors que nous avons du mal à voir le sens de cette politique publique.
M. Philippe Folliot. - La première vocation de l'État est d'assurer la souveraineté, sur terre comme sur mer. Vous êtes le premier ministre des armées à avoir auparavant été ministre des outre-mer. Les forces de souveraineté ont été les grandes oubliées des précédentes LPM. Pourriez-vous préciser comment notre pays pourra assumer ses responsabilités, notamment dans l'indopacifique ? Comment valoriser les possibilités d'appui offertes par nos outre-mer ?
Vous avez parlé des futures frégates multi-missions. En tonnage, 95 % des moyens de la marine nationale sont affectés dans l'Hexagone, alors que 97,5 % de notre zone économique exclusive (ZEE) est liée aux outre-mer. Pourrait-il y avoir un rééquilibrage, une Fremm étant basée dans l'océan Indien et une autre dans le Pacifique ? Cela nous donnerait les moyens d'affirmer la nouvelle volonté française d'assumer ses responsabilités, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies.
M. Rachid Temal. - Le Sénat sera coconstructeur et « coassembleur » de la LPM. L'intention est là, et nous serons à vos côtés.
Ma question concerne la coopération stratégique. En Afrique, depuis de nombreuses années, la France est en recul devant la concurrence de la Chine, de la Russie ou de la Turquie. Au-delà de la question du Sahel, nous avons besoin d'une nouvelle vision stratégique globale sur l'Afrique, qui ne concerne pas seulement les questions militaires.
Sur l'indopacifique, même si la France et l'Europe ont une stratégie, il s'agit en réalité d'une stratégie d'intentions. Alors que les risques, militaires ou concernant l'accès aux matières premières, sont nombreux et réels, nous ne pouvons peut-être pas durablement nous présenter comme une troisième voie source d'équilibre, car nous n'avons pas les capacités d'être un acteur de premier plan face à une Chine de plus en plus agressive. Quelle est votre vision sur l'indopacifique, au-delà des grands enjeux que nous connaissons ? Nous travaillons à un rapport sur le sujet, et nous souhaitons connaître votre point de vue.
Mme Nicole Duranton. - Concernant l'environnement, votre ministère contribue à la politique d'anticipation sécuritaire environnementale dans trois domaines : l'analyse des risques environnementaux, le soutien à des programmes scientifiques ciblés, et l'organisation de conférences sur l'ensemble des zones afin de sensibiliser nos partenaires aux conséquences sécuritaires du changement climatique. Quelles sont les mesures pour enrayer les effets du réchauffement climatique sur nos armées ?
La France a, dès le départ, soutenu le choix souverain de la Suède et de la Finlande d'adhérer à l'OTAN. Cette décision permettra d'assurer leur sécurité face à la menace de leur voisinage, mais aussi de renforcer la place des Européens au sein de l'OTAN et la sécurité collective en Europe. Une complémentarité entre la défense européenne et l'OTAN est nécessaire.
Ce matin, notre commission a adopté le texte permettant la ratification du protocole d'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN, que le Sénat votera demain. À ce jour, plus de la moitié des États membres ont ratifié ce protocole. À quel point un retard, qu'il provienne de lenteurs dans les procédures de ratification ou d'un chantage d'Erdogan, pourrait-il créer un risque militaire supplémentaire pour la région ?
M. Hugues Saury. - Vous avez parlé de la résilience de la Nation, sujet que l'on perçoit sous un jour nouveau compte tenu du conflit ukrainien. Dans son discours de l'hôtel de Brienne, le Président Macron a fait plusieurs annonces, dont le doublement des effectifs de la réserve opérationnelle. Pourquoi une telle augmentation ? Sommes-nous à l'aube d'un changement de modèle de l'armée française ?
Par ailleurs, il a annoncé la généralisation du SNU. Quel est le calendrier prévu, et quels sont les moyens envisagés ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Monsieur le ministre, vous dites que l'OTAN s'est lentement réveillée, mais je vous rappelle que les parlementaires de l'OTAN ont beaucoup travaillé sur les sujets que vous évoquez. Nous avons produit des rapports sur les Balkans occidentaux, la résilience, ou encore sur la cybersécurité et la cyberdéfense. Nous avons beaucoup à apprendre de nos partenaires de l'OTAN, ainsi que des nouveaux entrants, qui ont développé le concept de résilience de leur pays.
Il est nécessaire de développer le lien entre l'armée et les collectivités territoriales, mais il ne faut pas oublier les Français de l'étranger, qui peuvent aider en matière de défense. De nombreux Français de l'étranger veulent s'engager dès aujourd'hui comme réservistes dans le 27e bataillon de chasseurs alpins (BCA) pour aller aider en Roumanie. Cette réserve citoyenne peut aider en matière de cyberdéfense et de cybersurveillance. Les journées défense et citoyenneté (JDC) ne sont pas organisées partout, alors qu'elles sont importantes pour développer ce lien entre l'armée et la Nation.
Vous serez demain au Royaume-Uni. La coopération entre la France et le Royaume-Uni en matière de défense a été un élément moteur depuis les accords de Lancaster House. Malheureusement, depuis l'affaire de l'Aukus, cette coopération est un peu tombée en désuétude. Je suis membre du bureau du conseil franco-britannique, qui organise chaque année une conférence de défense franco-britannique, sauf l'année dernière, en raison de l'affaire autour de l'Aukus. Votre prédécesseure souhaitait attendre davantage avant d'en organiser une nouvelle, du fait de la relation problématique entretenue avec Boris Johnson. Relancer au plus vite cette conférence importante et influente constituerait un magnifique signal.
M. Philippe Paul. - Vous avez évoqué le sujet de la disponibilité des Rafale. Je suis un peu inquiet de la capacité opérationnelle de l'armée de l'air : nous avons perdu 10 % de notre capacité opérationnelle, car nous avons vendu certains de nos avions. Mme Parly nous avait dit ne pas ressentir cette inquiétude, et que tout serait fait pour remplacer ces avions par des appareils neufs. Mais ni le général Burkhard, ni le général Mille, ne semblent partager cet avis !
Je viens de regarder les chiffres du maintien en condition opérationnelle (MCO) : la disponibilité opérationnelle des Rafale de l'armée de l'air ne s'élève pas à plus de 56 %, ce qui veut dire, en arrondissant, que seulement une soixantaine d'appareils sont en état de voler. Quel est votre avis sur ce sujet ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Certains de ces sujets méritent des auditions entières. Monsieur Bonneau, sur la présence militaire en Afrique, le tournant n'est propre ni au seul Mali ni aux seuls Français. Les États amis doivent formaliser leurs besoins, et dire ce qu'ils attendent de nous : il ne doit pas y avoir de malentendu. C'est comme cela que l'on respecte la souveraineté, et que les partenariats peuvent être de très grande qualité. Tel est le message porté au président Bazoum ainsi qu'au président Ouattara en fin de semaine dernière.
Par ailleurs, la présence française ne peut pas être que militaire. Au sein de l'État, nous devons nous coordonner avec l'Agence française de développement (AFD), avec les politiques culturelles, sportives, énergétiques, ou encore autour de l'accès à l'eau potable, car la présence française en Afrique ne doit pas être réduite à la seule présence militaire. L'agenda est lourd, mais j'y crois énormément. Il faut parler entre États et entre parlements, mais il faut aussi parler à la population. Je vous propose d'emmener un certain nombre de parlementaires lors de mes déplacements en Afrique, car les parlementaires africains doivent discuter avec leurs homologues français, et vous devez expliquer les mesures que vous avez votées. C'est important : quand on perd les coeurs, on finit par perdre les foules.
Je ne reviens pas sur ce qui a été dit sur les munitions, mais beaucoup de contre-vérités circulent dans la presse : Mme Mirallès n'a jamais écrit dans son rapport d'information à l'Assemblée nationale que nous ne disposions que de trois jours de stocks de munitions ! Nous devons faire un retour d'expérience, mais dire que tout n'est pas parfait ne veut pas dire que nous avons des problèmes de stocks. Il ne faut pas mélanger les munitions individuelles, les roquettes, les munitions air-air, sol-air, sol-sol... Nos grands chefs militaires ne sont pas des incompétents et des incapables, et il faut faire attention à ce qui se dit ! Nous pouvons discuter de l'argent attribué à ces stocks, et de leur usage : il s'agit de discussions stratégiques. Mais il est faux de dire que nous aurions laissé complètement fondre nos stocks. En revanche, il est clair que les types de combats ayant lieu en Ukraine ne semblaient plus complètement d'actualité, et que, alors que nous avons privilégié le développement de moyens balistiques lourds, nous devons revenir à des stratégies de « petites munitions ».
Monsieur Todeschini, chat échaudé craint l'eau froide. Le meilleur moyen est de dire les choses. Au moment où le Parlement se sentira mis de côté ou négligé, il faudra simplement le dire, et je m'efforcerai d'être là. Nous parlons de souveraineté, et la séance de contrôle ne doit pas devenir une vulnérabilité pour l'extérieur. Il faut trouver les moments adéquats pour un échange de contrôle « à l'ancienne » avec les moyens de nous protéger numériquement.
Le tuilage entre les deux LPM est une clé pour 2023. La marche à 3 milliards d'euros est déjà remplie : de grands projets capacitaires et des programmes de recherche sur la dissuasion nucléaire de troisième génération sont lancés, ce qui consomme des crédits de paiement avant même que la loi de finances ne soit votée. Ce n'est pas la LPM qui ouvre des autorisations d'engagement et des crédits de paiement ! La situation politique de l'Assemblée nationale pourrait conduire à une navette compliquée pour la loi de finances. Des groupes parlementaires pourraient estimer ne pas être liés par la LPM. Il faut intégrer cet élément.
M. Christian Cambon, président. - Il faut aussi intégrer un élément nouveau : l'inflation, qui n'existait pas au moment où nous avons voté la LPM. Son impact est inquiétant.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Tout à fait. Cela concerne l'inflation ou les mesures sociales que nous prenons, comme la revalorisation du point d'indice. Je pourrai y revenir à l'occasion de l'examen du projet de loi de finances.
Le SNU est un sujet majeur. Nous sommes en train d'affiner le cahier des charges pour vous faire des propositions. Sarah El Haïry, secrétaire d'État chargée de la jeunesse et du service national universel, renouvelée dans ses fonctions auprès de deux ministres de tutelle, se tient à votre disposition.
Je le dis en tant qu'élu local, la relation entre les armées et la jeunesse mérite d'être traitée. La journée d'appel de préparation à la défense (JAPD), devenue journée défense et citoyenneté, mérite une évaluation. Le statu quo n'est pas une option : il faut en faire quelque chose de nouveau.
Le service militaire adapté est méconnu dans l'Hexagone. Dans les outre-mer, il s'agit d'un dispositif formidable, alors que d'aucuns, dans les années 1950 et 1960, reprochaient à Michel Debré d'en faire une institution coloniale. Aujourd'hui, cette institution républicaine réconcilie tout le monde. Évitons les caricatures : de jeunes Kanaks de culture politique indépendantiste sont fiers de servir dans les compagnies de Bourail ou de Koné en Nouvelle-Calédonie. Il faut avoir un agenda sur ce sujet, étant entendu que le Président de la République a tracé une ligne claire : les crédits ne seront pas pris sur les moyens dédiés aux armées, qui sont destinés à avoir des effets militaires réels.
M. Christian Cambon, président. - Il s'agissait de notre principal sujet de préoccupation depuis le début de la réunion.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - En revanche, nous ne pouvons plus faire l'économie de la question de la résilience globale. Ce que je disais tout à l'heure sur le SSA constitue un élément de réponse de cette résilience. Il s'agit d'un sujet global, dont le SNU doit être une brique. Il est clair que sa feuille de route doit être affinée - je ne fais pas de langue de bois.
Dans le champ médiatico-politique, d'où sort l'idée que nous ne tiendrions que quinze jours en cas d'invasion ? Nous sommes une puissance dotée de l'arme nucléaire, et il ne faut pas oublier la force réelle de la dissuasion nucléaire. Une doctrine d'emploi existe, et, si nos intérêts vitaux sont menacés, il s'agit d'un élément de réponse défensif suffisant.
Mais nous avons aussi une armée capable de se battre, qui se bat déjà sur des théâtres très différents. Laisser penser que nous serions vulnérables est une contre-vérité totale. Nous n'avons pas tout bon sur tous les points : tel est le sens de l'effort budgétaire historique que nous refaisons collectivement, et que vous votez. Notre modèle d'armée est complet, et nous devons veiller en permanence à le recompléter. Voilà l'enjeu des discussions stratégiques : cela passe par l'innovation, l'hybridité, le cyber, les drones. Il faut autant tenir compte de la disponibilité des avions de chasse que de notre capacité à hybrider nos moyens de réponse. Tel est notre agenda pour le semestre prochain. J'insiste sur le numérique et le cyber, qui sont loin du capacitaire classique, mais qui constituent l'un des gros morceaux de la LPM à venir.
Monsieur Cadic, le dialogue diplomatique doit se poursuivre entre Taïwan et la Chine, comme vous avez dû en discuter avec Mme Colonna hier. Concernant le volet militaire, nous devons garantir le droit international maritime, la liberté de circulation et de navigation. Les missions de patrouille dans les eaux internationales que nous menons participent à cela. Je commence à répondre à vos questions, monsieur Temal, mais le fait d'être une puissance d'équilibre alliée mais non alignée fait que, lorsqu'un sous-marin nucléaire d'attaque français patrouille dans la zone, les différents acteurs comprennent que ce sous-marin vise à faire respecter le droit maritime international. C'est là que la posture diplomatique rejoint la manoeuvre militaire opérationnelle. Je reviendrai sur l'agenda, mais nous devons continuer ces réflexions, soit en projection depuis l'Hexagone, soit depuis les territoires français des outre-mer.
Monsieur Le Nay, j'ai moi-même signé une lettre d'intention pour l'achat de sous-marins de classe Scorpène par la Roumanie. C'est la première marche, et nous devons continuer à discuter. L'activité maritime en mer Noire répond à un nouvel agenda, compte tenu de ce qui se passe en Ukraine.
Sur les incendies, de nombreux moyens militaires sont engagés. Ce sont d'abord des moyens humains : nos bases disposent de sapeurs-pompiers de l'air qui viennent en renfort des services départementaux d'incendie et de secours (SDIS) ; les armées jouent également un rôle clé dans l'accueil et l'hébergement des renforts en Gironde. Ensuite, des matériels particuliers sont confiés par les armées aux autorités préfectorales, comme l'hélicoptère Caracal. Des moyens de renseignement et de surveillance permettent également de suivre les départs de feu. Je confirme que, sur la base aérienne de Cazaux, nous avons mis notre aviation de chasse à l'abri. Les armées sont engagées, et le Président de la République est en ce moment même sur le terrain en compagnie du ministre de l'intérieur.
Monsieur Patriat, l'effort budgétaire allemand est annoncé, ce qui est une bonne nouvelle, mais nous verrons comment il sera exécuté. Ce qui compte, comme nous aurons l'occasion d'en discuter avec nos partenaires, c'est l'effort militaire réel. Les milliards d'euros sont une chose ; la cartographie de l'implantation des bases et des régiments, ou la doctrine d'emploi des forces armées en sont d'autres.
Monsieur Gontard, nous devons clarifier le cahier des charges et le contenu du SNU, qui a aujourd'hui une forme embryonnaire, ce que nous assumons. Ceux qui ont visité les cohortes sur le terrain ont pu constater la joie et l'engagement, la volonté d'y trouver du sens et l'apprentissage de la République. Ces éléments sont consensuels. La question qui se pose concerne la suite budgétaire et organisationnelle, en lien notamment avec les collectivités territoriales. Les armées ont toujours donné de beaux messages à la jeunesse !
Monsieur Folliot, la LPM permet heureusement d'avoir une nouvelle génération de patrouilleurs outre-mer. La technologie des drones peut être mobilisée pour la surveillance de nos ZEE. Il n'est pas aussi facile de contrôler toutes les ZEE : il est évidemment plus difficile de vérifier l'intégrité des eaux territoriales de l'île de Clipperton, alors que, compte tenu des forces positionnées à La Réunion, les choses y sont plus évidentes. Entre 2017 et 2022, les armées ont fait un travail admirable : alors que des navires de pêche illégale blue boats pouvaient auparavant entrer dans les eaux territoriales calédoniennes, les techniques d'entraves développées par nos armées ont déplacé les incursions sur d'autres zones économiques exclusives.
Monsieur Temal, notre stratégie n'est pas qu'une stratégie d'intentions. Les missions militaires vont continuer. Le Président de la République a demandé à l'état-major des armées de planifier des missions de ce type. Cela faisait longtemps qu'il n'y avait pas eu de chasseurs dans le ciel polynésien ! Nos relations avec l'Indonésie, l'Inde ou Singapour s'affermissent. Nos forces sont prépositionnées à Djibouti ou aux Émirats arabes unis, comme dans nos territoires d'outre-mer. Nous sommes donc loin d'un engagement théorique ! Les moyens y sont, et la question est alors de savoir quel art d'exécution de la stratégie nous retenons. Mais il est clair qu'il faudra un titre budgétaire outre-mer et indopacifique pour y dédier des moyens spécifiques et des stratégies. Nous n'avons plus le temps de reparler du rôle de l'OTAN dans les prochaines années, mais je pense que, si nous voulons être crédibles dans l'indopacifique, nous devons repartir de structures comme l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) plutôt que de nous appuyer sur l'Alliance atlantique, car, dans le cadre otanien, ces sujets ne sont pas toujours consensuels. Cela concerne également les questions des câbles sous-marins ou du climat, car nous ne sommes audibles avec les pays d'Océanie que si ce dernier sujet est traité. Notre diplomatie climatique est forte, et nous avons réussi à créer une crédibilité sur ces questions, car nous avons nous-mêmes des territoires ultramarins dans la même situation que ces pays.
Madame Duranton, les stations météo de la marine ont pris une longueur d'avance sur le réchauffement climatique. Il faut pousser et clarifier certains programmes de recherche : malheureusement, le réchauffement climatique a des conséquences sur la sécurité, et nous devrons trouver des réponses militaires au réchauffement climatique dans les décennies qui viennent.
Je vous remercie du travail formidable accompli en peu de temps par le Sénat : en étant l'un des premiers pays à ratifier l'adhésion de la Finlande, nous envoyons un signal politique concret, en tant que membre important de l'OTAN. À ce stade, les procédures parlementaires ne semblent pas entravées pour des raisons exogènes dans aucun pays. En revanche, les vies politiques propres à chaque pays font que les ratifications peuvent prendre du temps. Notre honneur est de traduire la parole du sommet par l'expression rapide des parlements. L'OTAN a suffisamment été caricaturée pendant la campagne présidentielle pour que son assemblée parlementaire reprenne une place particulière. L'OTAN n'est pas qu'une réunion de chefs d'État et de ministres : les peuples y sont également représentés, ce que plus personne ne dit. Nous devons également avoir un agenda parlementaire sur ce sujet.
Nous avons besoin des réserves militaires, car de nombreux métiers ne sont plus permanents. C'est valable pour le SSA, mais aussi pour d'autres compétences : plutôt que de sous-traiter, il vaut parfois mieux convoquer un réserviste quelques journées. Nous parlons du lien entre l'armée et la Nation, mais il n'y a pas de meilleur moyen de renforcer le lien entre la population et l'armée que la réserve. C'est bon pour les finances publiques, pour la citoyenneté, pour l'implantation territoriale des forces armées, car ce tissu résilient ne vaut pas que pour faire la guerre ! Lorsqu'il y a une catastrophe climatique ou sanitaire, les réserves et le SMA se retrouvent en première ligne. La réflexion mérite d'être menée plus finement pour les Français de l'étranger. Vous m'apprendrez des choses, car je ne suis pas expert sur ce sujet.
Je crois beaucoup à ma rencontre demain au Royaume-Uni. Il me semble que le Brexit ne change pas grand-chose à notre agenda collectif de sécurité en Europe. Nous avons deux vieilles armées, assez interopérables, qui ont eu l'habitude de faire beaucoup de choses ensemble. Nous sommes deux pays de l'OTAN dotés de la dissuasion, et nous partageons beaucoup sur le terrain mémoriel. Je passerai une journée entière avec Ben Wallace, et je crois beaucoup aux perspectives d'un nouvel agenda franco-britannique pour permettre certaines actions concrètes, pas seulement sur le plan industriel. Si les parlementaires pouvaient faire de même, il s'agirait d'une bonne chose.
Sur la capacité de l'aviation de chasse française, je n'oppose pas le prélèvement des stocks à l'exportation et la diminution opérationnelle. Il a été suffisamment dit que nous n'arrivions pas à exporter nos Rafale. Maintenant que tout le monde veut en acheter, il serait bizarre, curieux et peut-être bien français de le déplorer ! Le tout est de les remplacer, et de tenir les délais. Nous devons reconnaître que Dassault a une résilience remarquable. Les moyens budgétaires sont là, comme nous en reparlerons au moment de l'examen de la loi de finances. Si une entreprise comprend ce que nous essayons de faire pour l'économie de guerre, c'est bien Dassault Aviation, qui, dans les temps à venir, sera peut-être amené à faire monter en charge ses capacités de production.
M. Christian Cambon, président. - Nous vous remercions pour ce premier contact, permettant de mesurer le travail d'imprégnation de cette formidable matière que vous avez réalisé. Nous en reparlerons à l'occasion des discussions budgétaires, ainsi que pour la mise en route de la prolongation ou du renouvellement de la LPM.
Nous retenons votre volonté de travailler avec le Parlement. C'est la meilleure direction que vous pouvez suivre : ici, au Sénat, nous sommes dans une opposition constructive. Lorsque les choses marchent bien, nous les approuvons et nous les aidons, comme la LPM l'illustre.
Monsieur le ministre, vous pourrez vous appuyer sur notre commission, qui connaît bien ces thématiques et qui est prête à vous aider, si l'on prend en considération le rôle que le Parlement doit jouer dans ces affaires de défense.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 40.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 40.