Mercredi 20 juillet 2022
- Présidence de M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et de Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente de la commission des affaires économiques -
La réunion est ouverte à 10 heures.
Audition de M. Rodolphe Saadé, président-directeur général de CMA CGM
Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente de la commission des affaires économiques. - Merci infiniment, monsieur Saadé, d'avoir accepté cette audition. La présidente Sophie Primas vous prie de l'excuser, elle est retenue dans son département pour des obsèques. Je sais qu'elle aurait aimé être là.
Le groupe CMA CGM (Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime) est un fleuron français et le beau succès d'une entreprise familiale, ancrée à Marseille sur le port de la Joliette dans la tour Zaha-Hadid. Premier armateur français et troisième armateur mondial de porte-conteneurs, son chiffre d'affaires s'élève à 50 milliards d'euros en 2021 et il emploie la bagatelle de 160 000 salariés dans le monde, pour une flotte de près de 600 navires.
Je voudrais d'abord revenir sur le contexte pour le moins incertain dans lequel votre groupe est parvenu à se développer.
Les restrictions aux échanges pendant la pandémie de covid-19 ont été un test de résilience majeur pour une entreprise comme la vôtre, qui joue un rôle absolument central dans la mondialisation des échanges. On prédisait des lendemains difficiles pour le transport maritime international, avec une activité durablement atrophiée. Or, il n'en a rien été : on a plutôt connu des embouteillages, des pénuries et des hausses de prix, avec une croissance de 8 % de la demande de conteneurs au premier trimestre 2021.
Mais s'agissait-il d'un simple rebond lié à la reconstitution de stocks ? Il semble que, depuis peu, l'on revienne à des volumes plus classiques : on a enregistré au premier trimestre 2022 une baisse de la demande mondiale de conteneurs de 1 %. Est-ce un simple retour aux tendances normales du commerce mondial, est-ce dû au ralentissement industriel de la Chine, ou est-ce dû au contraire à des problématiques logistiques, par exemple une forme de congestion de nos ports ou une hausse des tarifs de fret dans un contexte d'inflation ?
Portée par cette conjoncture, CMA CGM est devenue en 2021 l'entreprise française qui a dégagé le plus de bénéfices - 18 milliards de dollars -, devant TotalEnergies. Et il est dit que l'année 2022 sera encore meilleure. Au premier trimestre, vous avez affiché un spectaculaire bénéfice net de 7,2 milliards de dollars, pour un chiffre d'affaires de 18,2 milliards de dollars, en hausse de 70 %. Aussi ma deuxième question porte sur les origines de ces bénéfices qui ont suscité de nombreux commentaires, voire des propositions de taxation de ces profits, considérés comme des surprofits.
Dans ce contexte, vous avez annoncé, à compter du 1er août, « des mesures ciblées pour contribuer à l'effort de modération des prix à la consommation pour les ménages français », en complément d'un gel des taux de fret déjà décidé à l'automne pour les contrats « spot », de court terme, qui représentent 20 % de vos activités. À nouveau, ces mesures consisteraient en des baisses de taux de fret - 500 euros pour un conteneur 40 pieds -, mais uniquement pour les importations de la grande distribution en France - pour les outre-mer, toutes les importations sont concernées. Pourriez-vous, monsieur le président-directeur général, détailler l'articulation de ces mesures ciblées avec les précédentes et leur durée d'application ? Cela signifie-t-il que, dans certains cas, vous devrez travailler à prix coûtant, voire à perte ?
Surtout, quel est l'impact attendu de ces réductions, d'abord sur la chaîne logistique et, ensuite, sur le pouvoir d'achat des consommateurs ? Pourriez-vous, si tant est que cela soit possible, nous détailler la composante « transport maritime » dans le prix de vente de produits emblématiques que vous transportez, en particulier les biens de première nécessité ? Pour beaucoup, en effet, l'impression est que ce coût reste marginal dans le coût total, comparé par exemple aux coûts de production, mais aussi aux autres coûts logistiques : coûts de stockage, de manutention portuaire, de transport routier, etc.
À propos de la chaîne logistique, j'aimerais maintenant m'attarder sur votre stratégie de diversification de vos activités.
Traditionnellement centré sur le transport maritime, vous avez initié une concentration verticale, amont et aval, par des acquisitions hors de votre coeur de métier, en diversifiant vos activités pour vous rapprocher du consommateur : rachat de CEVA Logistics en 2019, spécialiste des entrepôts, et de Colis Privé, concurrent de La Poste dans les livraisons, en février 2022. Au-delà du transport maritime, vous êtes ainsi devenu un acteur à part entière de la logistique terrestre. Votre but est-il de maîtriser l'ensemble de la chaîne logistique pour sécuriser vos activités traditionnelles ? Ou cherchez-vous au contraire à vous déplacer peu à peu vers l'aval, dont on imagine qu'il connaît des taux de marge plus importants ?
Par ailleurs, vous avez conclu un partenariat avec Air France-KLM en devenant son actionnaire stratégique, via une montée à son capital à hauteur de 9 % - 400 millions d'euros. Champion européen du fret, vous compléterez votre flotte de porte-conteneurs par une flotte d'avions-cargos. Sur quelle analyse des évolutions du commerce mondial cette entrée au capital se fonde-t-elle ? Quelle sera la temporalité du redressement d'Air France-KLM, dont on sait qu'il doit encore rembourser un quart des aides d'État dont il a pu bénéficier durant la crise ?
J'aimerais terminer par une réflexion plus prospective et plus générale sur les évolutions du commerce extérieur.
Notre commission des affaires économiques vient de publier un rapport sur la souveraineté économique et certains voient poindre une régionalisation du commerce, puisque plusieurs États cherchent à raccourcir les chaînes de valeur, voire à relocaliser.
Or, nous avons acquis la conviction que l'un des leviers pour renforcer notre souveraineté économique est la diversification de nos fournisseurs, de nos sources d'approvisionnement. À ce jour, vous desservez 420 ports dans le monde, mais on sait que certains gros ports concentrent l'essentiel des flux - Rotterdam, Anvers ou Le Havre en Europe, Shanghai en Chine. Dans quelle mesure pouvez-vous être un acteur à part entière de cette stratégie de diversification ? Vous paraît-elle économiquement viable et rentable ou les économies d'échelle rendent-elles cette diversification peu crédible ?
Je laisse le président Jean-François Longeot vous interroger sur les tendances actuelles du transport maritime de marchandises et sur les enjeux de décarbonation du secteur.
M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Je suis heureux d'accueillir aujourd'hui M. Rodolphe Saadé, qui est à la tête, non seulement d'un fleuron de l'économie française, mais de l'un des leaders mondiaux du fret maritime, aux côtés de Maersk Line et de MSC.
Je pense que mes collègues sont d'autant plus satisfaits de cette opportunité que la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable n'avait, me semble-t-il, pas eu l'occasion d'entendre la CMA CGM dans le cadre de la mission d'information lancée en son sein sur la performance et la gouvernance des ports maritimes français il y a deux ans. Je rappelle que ces travaux ont donné lieu à l'adoption par le Sénat fin 2020 d'une proposition de loi de Michel Vaspart comportant près de vingt mesures destinées à moderniser nos ports et à mieux les armer face à la compétition internationale.
Mais venons-en au vif du sujet : outre la stratégie de votre groupe, son rôle dans l'évolution récente du commerce mondial ou encore votre contribution à l'effort de modération des prix à la consommation pour les ménages à travers la baisse de vos taux de fret, nos commissaires souhaiteront sans doute aborder de nombreux autres sujets avec vous, notamment votre stratégie en matière de multimodalisme, l'attractivité du pavillon français et de nos ports maritimes ou encore les enjeux de décarbonation du secteur. Je laisserai également Philippe Tabarot et Évelyne Perrot, rapporteurs pour avis des crédits budgétaires affectés aux transports maritime et aérien, vous interroger sur la stratégie de diversification qui a conduit votre groupe à se lancer dans le fret aérien.
Avant toute chose, je souhaiterais faire un état des lieux du fret maritime, qui subit une forte pression depuis le début de la crise sanitaire : il a connu un important ralentissement du fait des restrictions sanitaires prises au cours du premier semestre 2020, suivi d'un rebond brutal qui a désorganisé le marché en entraînant une pénurie de conteneurs et, mécaniquement, une flambée des prix.
Monsieur Saadé, pourriez-vous nous dire où en est le transport maritime de marchandises en ce début du deuxième semestre 2022 ? Quels sont les points de tension qui subsistent dans le monde sur les routes maritimes et dans les ports ? Quand pouvons-nous espérer une normalisation du trafic ?
Je souhaiterais aussi que vous évoquiez les conséquences du conflit en Ukraine sur le trafic maritime, que ce soit à travers la hausse du prix du carburant ou l'engorgement de certains ports du nord de l'Europe. Comment la CMA CGM s'est-elle organisée face à cette crise ? Alors que les Russes et les Ukrainiens représentent près de 15 % des effectifs de la marine marchande mondiale, le secteur risque-t-il de rencontrer des difficultés de main d'oeuvre ?
Pourriez-vous également faire un point sur la flotte de CMA CGM, en nous indiquant le nombre de navires porte-conteneurs que vous détenez et l'évolution de votre flotte ces dernières années ? Pouvez-vous plus particulièrement nous indiquer quelle part de vos navires est immatriculée au régime français et si vous estimez que le cadre fiscal actuel devrait être réformé pour rendre le pavillon français plus attractif ?
Enfin, je souhaite évoquer les récents accords passés par la CMA CGM, notamment avec Engie et le Fonds mondial pour la nature (WWF), en faveur de la décarbonation du transport maritime. Pouvez-vous nous dire un mot sur ces partenariats ? Où en est par ailleurs votre groupe en matière d'intégration de technologies de propulsion peu carbonées dans sa flotte ? Parmi les technologies actuellement disponibles, lesquelles vous semblent les plus prometteuses à court et moyen terme pour la marine marchande ?
M. Rodolphe Saadé, président-directeur général de CMA CGM. - C'est un grand honneur de m'exprimer devant la représentation nationale. Comme vous l'avez souhaité, mon propos visera à clarifier la situation, les enjeux et les perspectives du secteur de la logistique. Je le ferai à partir de l'exemple et de l'expérience d'une entreprise française et familiale qui, en moins de cinquante ans d'existence, est devenue le leader mondial du transport et de la logistique, couvrant toute la chaîne du premier au dernier kilomètre.
Son succès a une histoire, qui croise l'histoire d'une famille, de la France et de la mondialisation. Cette histoire, c'est celle de la CMA CGM. Elle peut vous aider à comprendre comment la France pourra, à l'avenir, garder sa place au premier rang de l'économie mondiale.
Le succès de notre groupe repose sur un principe très fort : l'investissement. C'était déjà le coeur de la vision que portait le fondateur de notre compagnie, mon père Jacques Saadé, lorsqu'il a fui la guerre au Liban pour venir s'installer en France. J'avais 8 ans. Mon père a choisi Marseille, car cette ville lui rappelait Beyrouth. Nous devions y rester quelques semaines ; nous y sommes depuis plus de quarante-quatre ans.
Car Jacques Saadé a fait le pari d'investir en France. En septembre 1978, il a créé la Compagnie maritime d'affrètement (CMA), avec une double intuition. D'abord une vision de l'avenir : Jacques Saadé était convaincu qu'avec la mondialisation, les échanges par voie maritime allaient se développer et que le conteneur y occuperait une place prépondérante. Pourquoi le conteneur ? Il avait découvert cette boîte métallique lors d'un stage aux États-Unis. L'armée américaine l'utilisait, pour acheminer son matériel au Vietnam. Jacques Saadé avait anticipé son immense potentiel, l'avenir lui a donné raison.
À cette anticipation s'ajoute l'ambition d'anticiper l'explosion future de la mondialisation. À sa création, la CMA comptait quatre collaborateurs et un seul et unique bateau en location, qui reliait Marseille, Livourne, Lattaquieh et Beyrouth. Aujourd'hui, nous comptons 150 000 collaborateurs, 570 navires, 580 entrepôts et 6 avions-cargos.
La CMA se développe en même temps que la mondialisation s'intensifie. D'abord sur le plan géographique en s'ouvrant à l'accès à de nouvelles zones, via le Canal de Suez en 1983 et trois ans plus tard vers l'Asie, ce qui nous a permis d'ouvrir, en 1992, notre premier bureau à Shanghai, presque dix ans avant l'entrée à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) de cette Chine dont mon père pressentait qu'elle deviendrait l'usine du monde. Ensuite, sur le plan capitalistique : en 1996, nous avons racheté et redressé la compagnie nationale CGM, héritière de la Transatlantique, avant de fusionner pour donner naissance au premier armateur français. En 2005, avec le rachat de Delmas, CMA CGM est devenu le numéro trois mondial du transport maritime par conteneurs.
Dans un secteur où les profits sont cycliques, l'entreprise a toujours maintenu le cap de l'investissement, dans les moments favorables comme dans les moments difficiles. D'un côté, entre 2000 et 2008, portés par notre croissance annuelle de près de 20 %, nous avons étendu notre réseau commercial et nos lignes maritimes en couvrant 420 ports sur les cinq continents. D'un autre côté, lorsque la crise de 2008 a frappé l'ensemble de l'économie mondiale et particulièrement le secteur des échanges, notre groupe a bien évidemment connu de grandes difficultés. Mais alors que beaucoup pariaient sur notre dépôt de bilan, nous avons tenu bon notre objectif d'investissement, en faisant entrer au capital de notre compagnie à la fois un groupe industriel familial turc, Yildirim, et le Fonds stratégique d'investissement (FSI) devenu depuis Bpifrance, qui nous accompagne encore aujourd'hui, conserve une participation symbolique de 3 % et un siège à notre conseil. Lorsque les échanges mondiaux ont repris, notre groupe était en mesure d'entamer une nouvelle phase de son histoire.
Ainsi, nous avons pu affermir notre place de leader en rachetant certains de nos concurrents asiatiques comme, en 2015, le Singapourien NOL, devenant par là même le leader entre l'Asie et les États-Unis. L'année suivante, nous avons signé avec des armateurs asiatiques, Ocean Alliance, un accord de partenariat à long terme afin de partager l'espace à bord des navires et opérer des bateaux plus grands, ce qui renforce à la fois notre compétitivité et notre solidité face aux aléas du marché.
Lorsque j'ai pris la direction générale et la présidence du groupe en 2017, ma priorité a été d'anticiper les évolutions de la supply chain. J'ai alors décidé de nous diversifier dans la logistique et d'offrir à nos clients une solution complète, qui couvre l'ensemble de leurs besoins. Nous avons ainsi racheté le groupe suisse, CEVA Logistics, douzième mondial, qui propose notamment du transport aérien, routier, ferroviaire et de l'entreposage. Ma première décision a été de rapatrier cette entreprise en France, à Marseille, où nous avons créé 200 emplois supplémentaires, et progressivement redressé CEVA pour en faire un leader mondial de la logistique.
Nous avons également cherché à renforcer chacun de ses métiers par des rachats ciblés : la société d'entreposage américaine Ingram, reconnue pour la logistique de l'e-commerce, en 2021, puis Colis Privé, pour couvrir le dernier kilomètre. Tout récemment, nous avons racheté en un temps record le transporteur automobile Gefco à son actionnaire russe, ce qui nous a permis de faire revenir Gefco sous pavillon français et de sauvegarder plus de 10 000 emplois, dont 3 500 en France.
Enfin, nous avons étendu nos activités au fret aérien, en créant l'an dernier notre propre division CMA CGM Air Cargo. Nous avons acquis nos propres avions-cargos : quatre Airbus A330 et deux Boeing 777. Deux autres sont en commande, ainsi que quatre Airbus A350. Nous avons également développé une alliance stratégique et commerciale avec Air France-KLM pour mutualiser les soutes de nos avions. C'est un secteur crucial pour offrir de nouvelles solutions expresses à nos clients dans le contexte de tensions actuel. Et nous avons choisi de devenir leur actionnaire à hauteur de 9 %, ce qui fait de nous le numéro un du fret aérien européen et le numéro quatre mondial. Le développement du fret contribuera à leur redressement.
Permettez-moi de m'arrêter quelques instants sur les tensions qui frappent actuellement les chaînes logistiques mondiales, car elles sont riches d'enseignements pour l'avenir. Notre secteur a connu des tensions inédites ces deux dernières années sous l'effet de la crise sanitaire, de la forte reprise économique qui a suivi les confinements et, dans une certaine mesure, de la guerre en Ukraine. Elles se sont traduites par certaines disruptions des chaînes logistiques et par des difficultés d'approvisionnement pour les entreprises.
Revenons à février 2020 : avant la mise en place du premier confinement, le commerce international a connu un fort ralentissement. La plupart des entreprises, notamment en France, avaient soit fermé leurs portes, soit fortement ralenti leur activité. Nous avons ajusté nos capacités, en ralentissant nos navires et en jouant sur le levier des navires affrétés pour réduire nos capacités, à l'exception - je tiens à le souligner - des outre-mer, où tous nos services ont été maintenus, même si nos navires n'étaient pleins qu'à 65 %.
Dès le quatrième trimestre 2020, la demande en transport est repartie avec vigueur. Les politiques des différents gouvernements ont soutenu la consommation. Privés de déplacements, les consommateurs se sont reportés sur l'achat de biens manufacturés, principalement en provenance d'Asie. La pandémie et la digitalisation ont favorisé le boom de l'e-commerce - une tendance de fond -, intensifiant les flux logistiques mondiaux. Les volumes du marché ont ainsi fortement augmenté en 2021 : +12 % au global, +10 % sur le marché Asie-Europe, +18 % sur le marché transpacifique, +16 % sur le marché transatlantique. Personne n'avait anticipé la forte reprise qui a suivi le premier confinement.
L'industrie maritime a certes réagi rapidement et CMA CGM plus encore : depuis le début de la crise sanitaire, nous avons augmenté nos capacités de 18 %, contre 8 % en moyenne pour le secteur. Nous avons renforcé nos infrastructures par de nouveaux terminaux - FMS à Los Angeles, Abu Dhabi, Alexandrie, Beyrouth et dernièrement Nava Sheva à Bombay -, acheté ou commandé 137 navires la même année et fait entrer en flotte plus de 500 000 conteneurs en 2021.
Nous avons particulièrement veillé à trouver des solutions à nos clients en France, ce dont témoigne la progression de nos volumes à l'import : +30 % par rapport à 2019. Pour y parvenir, nous avons affrété trois navires supplémentaires à l'approche des fêtes de fin d'année pour le marché français.
Vous le voyez : nous avons répondu rapidement et fortement à la crise, mais dans des conditions aussi difficiles, nous ne pouvons être tenus pour seuls responsables des dysfonctionnements constatés. D'abord, parce que l'ajustement entre les capacités et la demande a pris du temps. Ensuite, nous avions beau augmenter nos capacités disponibles, la capacité dynamique réelle plafonnait, particulièrement pour la filière du conteneur, en raison du temps d'immobilisation des navires de commerce. On estime qu'en 2021, la congestion a absorbé à elle seule 17 % des capacités mondiales.
Mais les transporteurs maritimes ne détenaient qu'une partie de la solution. Ce sont en réalité les infrastructures terrestres, notamment portuaires, qui ont été saturées, avec un pic de congestion fin 2021 ou début 2022, selon les régions du monde : jusqu'à vingt jours d'attente à Los Angeles en janvier 2022, jusqu'à vingt-quatre jours à Seattle en décembre 2021. Il y a deux raisons à cela : des infrastructures portuaires sous-dimensionnées et des pénuries de main d'oeuvre, parfois conjoncturelles dans le cas des dockers mis en quarantaine à la suite de la crise du covid.
Je note depuis quelques semaines un ralentissement de la croissance : les stocks sont importants un peu partout dans le monde et la consommation faiblit. Certains évoquent une récession. Je parlerai plutôt d'un atterrissage en douceur ou de normalisation des flux, ce qui fera nécessairement baisser le prix du transport. Nous sommes soumis à la loi de l'offre et de la demande, à la hausse comme à la baisse.
De cette crise, on peut tirer les enseignements suivants, qui concernent les échanges mondiaux, mais qui engagent aussi la décision politique. Le premier me semble aujourd'hui appeler à certaines réformes. La résilience des chaînes d'approvisionnement passe par la mise en place d'infrastructures terrestres, notamment portuaires, plus adaptées et plus performantes. Il faut pouvoir gérer les pics de demande à terre également ! Je rejoins ainsi les conclusions du rapport remis par M. Vaspart, lorsqu'il était sénateur, qui préconisait que les ports français réfléchissent à leur avenir. Pour notre part, nous sommes prêts à y contribuer.
Le deuxième enseignement concerne la stratégie des entreprises. Les crises récentes, notamment la période de pandémie et la guerre en Ukraine, ont confirmé notre vision et la validité des choix opérés par notre groupe. Elles n'ont qu'accéléré des tendances que nous avions enclenchées. C'est parce que nous avions préparé l'avenir par nos investissements que nous avons pu, en cinq ans, passer de 37 000 collaborateurs en 2017 à 150 000 en 2022 et tripler notre chiffre d'affaires, de 21 milliards à 56 milliards de dollars.
Tout au long de son histoire, notre groupe a souvent été décrit de façon variable, tantôt vu comme trop endetté, tantôt comme trop profitable. La vérité est qu'il a toujours investi : le fil conducteur de son histoire, comme de son succès, ce sont les investissements ! Nous réinvestissons 90 % de nos bénéfices. Ainsi, nos bénéfices d'aujourd'hui sont le fruit de nos investissements d'hier ; ce sont aussi les germes de nos investissements pour demain !
Le troisième enseignement concerne le rôle que peut jouer un leader mondial français en période de crise. À cet égard, je souhaite rappeler combien notre engagement a été exemplaire tout au long de la crise issue de la pandémie et mettre à l'honneur la mobilisation de toutes les équipes du groupe CMA CGM.
Conscients que le leadership s'accompagne d'une grande responsabilité, nous nous sommes collectivement mobilisés, dès les débuts de la crise sanitaire, pour les populations fragilisées. Nous avons acheminé plus de 800 millions de masques vers la France en deux mois et nous avons donné plus d'un million de masques aux structures sanitaires de différents pays : France, États-Unis, Liban, Algérie, Côte d'Ivoire, Nigeria, Mauritanie, Sénégal et Cameroun. Avec Action contre la faim et le Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef), nous avons distribué des kits sanitaires à 5 000 personnes sans-abri, ainsi que de la nourriture pour les jeunes enfants et nourrissons. À Marseille, avec la Banque alimentaire, nous avons offert six tonnes de denrées à 12 000 familles et nous avons mené de nombreuses autres actions.
Aujourd'hui encore, face à l'inflation, CMA CGM a montré son esprit de responsabilité, portant une attention particulière en France aux outre-mer, aux PME et au pouvoir d'achat des consommateurs. Nous avons été le premier transporteur maritime, en avril 2021, à geler les tarifs de fret « spot » pour les outre-mer et, en septembre 2021, pour la métropole. Depuis l'été dernier, nous avons réservé des capacités à tarif réduit - près de 500 conteneurs par semaine - pour les PME exportatrices françaises. Nous ne transportons ni blé, ni pétrole, ni gaz : notre impact sur l'inflation est donc très faible ! Selon une étude réalisée par Barclays en janvier dernier, le coût du transport ne représente en moyenne que 4 % du coût d'un produit. Il faut donc garder le sens de la mesure dans ce qui est demandé à notre secteur.
Parce que nous sommes un groupe engagé, nous avons toutefois proposé de nous-mêmes de diminuer le coût de certains transports pour aider les consommateurs français. Nous avons annoncé fin juin une baisse de 500 euros par conteneur pour toutes les importations dans les DOM-TOM ainsi que les importations en métropole de quatorze principaux distributeurs français. Cette baisse sera effective à compter du 1er août pour une durée d'un an. Nous voulons toutefois être sûrs que cette mesure profite aux consommateurs, voilà pourquoi nous avons demandé aux services du ministère de l'économie d'évaluer son impact. Enfin, deux marchandises sur trois importées en France dans des conteneurs ne le sont pas par nos soins. Cela signifie que les autres compagnies maritimes doivent, elles aussi, être mises devant leurs responsabilités.
L'exemplarité d'une entreprise n'est pas, pour moi, un idéal abstrait, mais une façon d'être utile aux autres et au monde. J'ai toujours voulu que nos bénéfices soient utiles, tant à notre transformation et aux valeurs que nous portons qu'à la France.
En faisant le choix de réinvestir nos profits dans le développement du groupe, nous avons construit, depuis la France et en France, un leader mondial du transport et de la logistique. Alors que nous n'y réalisons qu'une faible partie de notre chiffre d'affaires, nous avons toujours assumé une responsabilité particulière vis-à-vis de la France. Nous avons notamment oeuvré à y développer l'emploi : nous avons doublé nos effectifs en France en cinq ans.
Notre groupe est par ailleurs soumis, d'une part, à l'impôt sur les sociétés classique pour nos activités logistiques et portuaires, d'autre part, à une fiscalité européenne à travers la taxe au tonnage. Ce système d'imposition a permis de maintenir en Europe de grandes compagnies maritimes et les emplois associés et de contrer la montée en puissance des compagnies asiatiques. Il est donc crucial pour nous que la France nous aide à maintenir un jeu à armes égales entre prestataires européens.
Par notre histoire, nous avons aussi un profond ancrage dans le territoire, à Marseille, où se trouve notre siège social, où nous employons le tiers de nos salariés français - plus de 3 000 personnes - et où nous générons 5 000 emplois indirects. Afin de promouvoir l'innovation et l'esprit entrepreneurial, nous y avons ouvert en 2018 un incubateur de start-up, Zebox, qui se développe aussi à l'international - en Amérique, dans les Caraïbes et en Afrique. Et nous y ouvrirons en 2024 un centre d'innovation et de formation, Tangram, pour inventer le transport et la logistique durables de demain avec d'autres grands groupes, des start-up et des chercheurs. Enfin, notre fondation d'entreprise aide plus de 75 associations, à Marseille comme au Liban et nous avons créé avec Aix-Marseille Université une chaire médicale autour de l'oncologie et de la neurologie.
Vous le voyez, l'ancrage local est pour nous le vecteur d'un engagement humaniste mondial. Malgré sa taille, notre groupe est resté profondément humain, sans doute parce que nous savons que les échanges entre les êtres nourrissent aussi les liens.
C`est d'abord vrai dans l'entreprise : pour nous, la richesse humaine de nos équipes est notre plus bel actif. Pour l'encourager, nous pratiquons une politique de redistribution active. En 2021 à la suite des très bons résultats obtenus par notre activité maritime, nous avons accordé à tous nos employés de cette division dans le monde deux mois de salaire supplémentaires, auxquels se sont ajoutées des augmentations et primes représentant 11 % de la masse salariale et un intéressement équivalent à deux mois de salaire pour nos collaborateurs français. Le mois dernier, face à l'inflation, nous avons décidé d'allouer à tous nos collaborateurs en France touchant jusqu'à deux fois le SMIC une prime de 4 500 euros.
Ancrés dans le territoire, forts de notre humanité, nous sommes aussi engagés pour la protection de l'environnement dans lequel nous opérons, et sans lequel nous ne pourrions poursuivre notre développement. Si les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) sont pour nous des indicateurs de gestion essentiels, nous faisons, depuis longtemps, de la transition énergétique un objectif de notre transformation.
En ce domaine aussi, nous avons été pionniers. Nous avons été les premiers à décider qu'aucun de nos navires ne passerait par la route du Nord, ouverte certains mois de l'année en raison de la fonte des glaces - d'autres nous ont suivis. Nous avons aussi été les premiers à développer des navires propulsés au gaz naturel liquéfié (GNL), qui sont depuis devenus un standard pour notre industrie. Nous en avons déjà 29 en service, ils seront 77 d'ici quatre ans.
Nos investissements dans la recherche et notre engagement dans la transformation durable du groupe nous ont permis de développer l'usage du GNL. Grâce à lui, nous pouvons supprimer la quasi-totalité des émissions de particules fines et réduire de 20 % nos émissions de CO2. Bien sûr, le GNL n'est qu'une énergie de transition. Mais la technologie que nous avons développée nous aidera à utiliser bientôt le biométhane et le méthane de synthèse, qui nous permettront de réduire, pour l'un, d'au moins 67 % nos émissions de CO2, pour l'autre, jusqu'à 80 % de nos émissions.
Mais ces carburants n'existent pour l'instant qu'en quantités très faibles et leurs filières de production doivent être renforcées. J'ai donc décidé de créer une division Énergie et nous avons signé plusieurs partenariats sur le sujet. Avec Engie, par exemple, nous allons investir dans des sites de production de biométhane et de méthane de synthèse, en France notamment. Parallèlement, nous avons aussi passé commande de navires propulsés au méthanol.
Nous travaillons au sein du groupe à décarboner l'ensemble de nos autres activités - transport routier et aérien, logistique -, mais nous voulons aussi contribuer à forger un élan collectif qui fasse une vraie différence. Voilà pourquoi nous avons créé en 2020 une coalition regroupant dix-sept grandes entreprises internationales. Nous travaillons ensemble sur douze projets concrets : de l'électrification du transport au projet de production de biométhane liquéfié, en passant par le développement d'un biocarburant à partir de déchets de bois.
Nous devons continuer collectivement à identifier toutes les solutions pour parvenir au « net zéro » et les mettre en oeuvre rapidement. Cet engagement pour une transformation durable est crucial selon moi pour l'avenir de notre groupe, mais aussi pour la pérennité de notre secteur. L'exemplarité doit donc être une recherche d'action à toutes les échelles, par tous les moyens, avec toutes nos parties prenantes.
En conclusion, la crise issue de la pandémie n'a pas fait naître de nouvelle situation, mais elle a révélé ce qui était latent. Pour notre entreprise, elle a accéléré les orientations stratégiques en cours, sans modifier notre engagement de fond : nous n'avons cessé de nous développer en réinvestissant la quasi-totalité de nos profits dans le développement de notre entreprise pour offrir de nouvelles solutions à nos clients et accélérer notre transition énergétique. C'est ce que je qualifierais de « bénéfice utile ». C'est bien cette politique de réinvestissement dans l'entreprise qui explique notre formidable développement et qui légitime notre position de leader.
Pour notre pays, la crise a été l'occasion d'une salutaire mise en garde : le transport et la logistique sont des activités et des outils stratégiques pour un pays. Pour renforcer la compétitivité et la souveraineté de la France dans le secteur portuaire et logistique, il est nécessaire de mettre en place, avec les pouvoirs publics, un plan d'investissements ambitieux. Nous sommes prêts à y travailler avec vous.
Envisager à la fois le devenir de CMA CGM et celui de la France, tel a été le coeur de mon analyse, telle est aussi l'ambition à laquelle je suis fier d'oeuvrer. Depuis sa fondation, notre groupe familial porte haut les couleurs de la France et de ses valeurs dans la mondialisation. Y contribuer aussi par ces quelques pistes est un grand honneur.
Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente de la commission des affaires économiques. - Je vous remercie pour cette présentation. Votre groupe joue effectivement un rôle central dans la mondialisation des échanges.
M. Jean-Claude Tissot. - Vous avez déjà répondu à la plupart des questions que je voulais vous poser...
M. Rodolphe Saadé. - Vous me rassurez !
M. Jean-Claude Tissot. - Vous l'avez dit, la taxation au tonnage vous est très favorable d'un point de vue fiscal. De quelle manière pouvez-vous participer aux investissements nécessaires à la transition écologique ?
Vous avez évoqué la transformation énergétique de vos navires vers le GNL, puis à terme vers d'autres carburants comme le biométhane. Quel est le bilan de cette transformation d'un point de vue environnemental et en termes d'efficacité pour les navires ?
Enfin, vous avez signé un partenariat stratégique avec Air France-KLM en matière de fret aérien. Est-ce que la même volonté de transition énergétique fait partie de cet accord ?
M. Rodolphe Saadé. - En ce qui concerne notre partenariat avec Air France-KLM, nous avons commandé de nouveaux avions, notamment des A350, qui respectent les normes environnementales.
S'agissant de la décarbonation de l'activité de transport maritime, nous nous sommes engagés à un objectif de « net zéro » pour 2050. Vous me direz que cet objectif est encore lointain et il est vrai qu'il y a urgence à agir. C'est pour cette raison que le groupe CMA CGM a décidé, depuis maintenant plusieurs années, d'investir dans une flotte de navires au GNL, ce qui nous permet de réduire nos émissions de CO2 de 20 %.
Nous savons bien que ce carburant est une énergie de transition, si bien que nous réfléchissons à de nouvelles étapes. Pour cela, nous avons noué plusieurs partenariats. Avec Engie, nous voulons développer le biométhane, en sélectionnant un site en France : ce carburant nous permettra de réduire nos émissions de CO2 de 80 %, mais il est encore difficile de trouver ce produit, si bien qu'on ne peut guère avancer plus vite. Nous avons aussi noué une coalition avec dix-sept groupes internationaux pour réfléchir à la décarbonation des secteurs du transport, maritime ou aérien, et de la logistique.
Le GNL est une bonne énergie de transition, mais elle n'est pas suffisante pour atteindre notre objectif de long terme de neutralité et nous travaillons, de notre côté et en partenariat avec d'autres acteurs, pour avancer.
La taxe au tonnage a été mise en place en 2003 au niveau de l'Union européenne pour donner un avantage aux entreprises européennes de transport maritime face à leurs concurrentes asiatiques. Elle nous a permis de réinvestir dans l'entreprise et de développer notre activité pour atteindre la troisième place mondiale. La modifier donnerait donc une prime à nos concurrents asiatiques, sans nécessairement répondre à la problématique du pouvoir d'achat des Français. Pour améliorer le pouvoir d'achat, nous avons réduit nos tarifs de fret à destination des outre-mer comme de la métropole et nous aidons les petites et moyennes entreprises en leur attribuant de la capacité à bord de nos navires à des tarifs compétitifs ou en les encourageant à signer des accords sur plusieurs années. Il me semble qu'il faut privilégier ce type de mesures, c'est-à-dire des actions commerciales, à une modification structurelle qui pourrait avoir des effets dramatiques sur notre secteur.
M. Didier Mandelli. - Je voudrais m'exprimer en tant que président du groupe d'études Mer et littoral. Le Sénat s'est beaucoup investi ces dernières années sur les sujets de politique maritime et je voudrais vous interroger sur trois sujets particuliers.
Tout d'abord, l'attractivité et la compétitivité des ports français. Vous avez fait référence au rapport de notre ancien collègue Michel Vaspart qui soulignait les résultats insuffisants de nos ports par rapport à leurs concurrents européens, ce qui au regard des nombreux atouts maritimes de la France est une déception. En 2020, 40 % des conteneurs à destination de la France ont transité par des ports étrangers ! Comment améliorer le trafic portuaire dans notre pays et réorienter des flux vers nos ports ? Quel regard portez-vous sur la stratégie nationale portuaire, présentée par le Gouvernement en 2021 ?
Ensuite, en matière de logistique, le même rapport pointait du doigt l'insuffisance des capacités de stockage des ports maritimes français et la sous-utilisation des modes massifiés de transport comme des facteurs de restriction de leur hinterland. Quelle stratégie mettez-vous en oeuvre pour développer l'offre logistique et le report modal dans les ports français dans lesquels vous possédez des terminaux ?
Enfin, j'évoquerais les nouvelles routes de la soie développées par la Chine entre l'Asie, l'Europe et l'Afrique orientale par voie terrestre et maritime. Votre groupe a une longue histoire de coopération avec la Chine. Quel regard portez-vous sur la stratégie chinoise ? Quelle stratégie la France devrait-elle, selon vous, adopter face au développement des prises de participation des groupes chinois dans les ports européens, comme en Grèce ou en Italie ?
En conclusion, je voudrais simplement dire que la France a beaucoup de chance d'avoir sur son sol un groupe comme le vôtre qui a une stratégie, une philosophie et une éthique. Merci de battre pavillon français !
M. Rodolphe Saadé. - Je suis persuadé que les ports français peuvent rattraper leur retard. Ayons à l'esprit que la situation actuelle est exceptionnelle.
À cet effet, je veux vous faire part de quelques pistes de réflexion.
Tout d'abord, il importe de développer l'intermodalité. Ensuite, nous devons développer des zones logistiques d'excellence. Enfin, nous pourrions mettre en place de zones de soutage de biocarburants. Ainsi, à Fos-sur-Mer, nous avons mis en place en place un partenariat avec Total où nous opérons le soutage directement. Pourquoi ne pas l'imaginer dans d'autres ports ?
Pour les outre-mer, il faut moderniser les infrastructures, par exemple augmenter les tirants d'eau, améliorer les services d'escale et associer les acteurs privés dans les conseils de surveillance des ports.
Dans les ports où nous sommes actionnaires, nous essayons de développer des zones logistiques, car nous avons remarqué que nos clients, outre le transport de leurs marchandises, nous demandent aussi de pouvoir les stocker. Il faut développer cela.
S'agissant de la Route de la soie, si l'on a pu remarquer une augmentation du trafic au départ de la Chine, on a également constaté une augmentation de trafics régionaux autour de la Turquie, de l'Inde ou d'autres pays d'Asie du Sud-Est. Les clients ne veulent plus être tributaires de la Chine et de sa gestion particulière du Covid pour s'approvisionner. C'est ce que l'on appelle la stratégie China + 1 : on continue à acheter en Chine, mais on trouve d'autres endroits pour acheter ses produits.
M. Bernard Buis. - Vous l'avez rappelé, CMA CGM travaille avec des conteneurs conçus pour le transport de marchandises qui sont faits d'acier léger et favorables à l'environnement. Cependant, avec la massification du trafic, de plus en plus de conteneurs mal arrimés se perdent en mer. Comment agissez-vous sur ce problème ?
M. Rodolphe Saadé. - Le pourcentage de conteneurs perdus en mer est très faible. Cela peut arriver lorsque la météo est mauvaise, mais cela résulte surtout de mauvaises manipulations dans les ports, souvent à cause du matériel de saisissage obsolète. C'est à nous de prendre nos responsabilités en investissant ou en donnant nos instructions dans les ports, mais, je le répète, c'est très rare.
M. Philippe Tabarot. - Ma région d'élection est fière d'être la base d'un acteur portuaire de référence mondiale, un fleuron de l'économie française. J'ai également pu mesurer l'attachement viscéral à la cité marseillaise de votre entreprise familiale CMA CGM. Je ne parlerai pas ici du rachat du titre La Provence ni de la coopération avortée avec le précédent ministre des transports ou de la taxation des profits, qui, pour nous, n'est pas un gros mot. Je souhaite vous interroger sur quatre points particuliers.
Tout d'abord, le verdissement de la flotte. En 2018, le secteur maritime était responsable de 13,5 % des émissions de l'Union européenne, malgré une volonté forte de votre entreprise. On devrait passer à 39 % d'ici à 2050. Partant de ce constat, des réformes ont été entreprises, notamment par l'Organisation maritime internationale (OMI), qui fixe un objectif de neutralité carbone d'ici à 2050, ou encore la Commission européenne, qui a annoncé l'intégration du transport maritime au marché carbone européen dès 2025. Quel regard portez-vous sur cette réforme ? Ne craignez-vous pas de potentiels effets d'évitement des ports européens sur les activités de transbordement ? Quel est votre avis sur les leviers publics pour favoriser la décarbonation, notamment le suramortissement vert ? Identifiez-vous d'autres moyens ?
Concernant l'accessibilité des grands axes, pouvez-vous confirmer qu'à court terme, ces derniers ne devraient pas être bouleversés ? Cependant, on voit qu'à moyen terme, compte tenu de la baisse des besoins en pétrole brut au profit des produits raffinés et de l'augmentation des besoins en gaz naturel, l'importance stratégique de certaines routes pourrait évoluer. J'aimerais connaître votre positionnement sur ces questions, même si vous nous avez dit que ce n'était pas le coeur de votre activité. Par ailleurs, vous avez l'interdiction d'emprunter certaines routes du nord pour protéger les écosystèmes fragiles. Nous ne pouvons que saluer cette décision, mais la France s'est-elle exprimée pour inviter des armateurs étrangers à suivre votre exemple ?
S'agissant de la sécurité des ports, nous venons, avec mes excellents collègues Pascal Martin et Martine Filleul, de rendre un rapport sur le transport de nitrate d'ammonium par voie fluviale et maritime, à la suite de l'accident de Beyrouth, une ville qui est chère à votre coeur. Une circulaire de la Première ministre sur la sûreté maritime et portuaire vient de tomber, le 18 juillet dernier, c'est-à-dire avant-hier. Quelle est votre position sur ce sujet ?
Enfin, je voudrais essayer de comprendre ce qui a motivé vos investissements, à la fois dans le terminal à Los Angeles pour les colis privés et dans le capital d'Air France. Avez-vous démarché Air France ou est-ce Air France, l'État qui vous a sollicité ?
M. Rodolphe Saadé. - Vous m'avez posé beaucoup de questions, mais je vais essayer de répondre à toutes.
La sécurité des ports est un enjeu majeur. Nous sommes confrontés à de nombreux trafics, notamment de drogue. Nous essayons de faire face à cette problématique, en France et ailleurs dans le monde, en collaboration avec les services des douanes. Dans les terminaux où nous opérons, nous développons une politique Qualité, santé-sécurité, approvisionnement (QSSE) au bénéfice de tous nos collaborateurs.
S'agissant du verdissement de la flotte, j'en ai déjà parlé, il n'y a pas de solution miracle. Il faut du temps et des investissements, mais c'est indispensable.
Au sujet de la logistique, c'est un secteur que nous développons pour répondre aux besoins des grands comptes pour qui nous opérons en tant que transporteurs. Je pourrais vous citer Decathlon ou Walmart. Il s'agit de leur offrir des services supplémentaires : formalités douanières, entreposage, dernier kilomètre. C'est un secteur de CMA CGM que nous renforçons, notamment par achats externes d'opérateurs complémentaires de nos propres activités.
Le transport maritime est un secteur cyclique en termes de rentabilité. La logistique est plus stable. Aujourd'hui, un navire de grande taille coûte 250 millions de dollars. Il nous en faut 13 pour assurer notre trafic Chine-Europe. Je vous laisse faire le calcul. Les investissements dans la logistique sont beaucoup moins importants et la rentabilité est meilleure.
C'est cette même logique qui nous a conduits vers l'aérien. Au début de la crise covid, les avions des lignes commerciales étaient cloués au sol, or beaucoup de nos clients recouraient également au transport en soute. Ils se sont tournés vers nous pour des solutions. Au début, nous avons commencé avec 4 avions-cargos - il y en aura 12 en 2025. Pour être plus fort, il vaut mieux être deux, donc nous avons recherché un partenariat avec un acteur du transport aérien qui pourrait apporter un réseau plus fiable à nos clients. Le choix du groupe Air France-KLM s'est imposé à nous. Nous avons mis un an à mettre en place ce joint-venture qui fait de nous le 4e acteur mondial du secteur et le 1er européen, avec une flotte de 22 avions-cargos. Nous entrons au capital à hauteur de 9 %, pour un montant de 400 millions d'euros, et nous disposons d'un siège au « board », donc je pense avoir bien sécurisé notre investissement.
M. Fabien Gay. - Vous avez évoqué votre responsabilité sociale. En deux ans, on est passé de 2 000 euros à 13 000 euros le conteneur. Ce n'est pas rien. Considérez-vous que les 500 euros en moins demandés par le Gouvernement sont suffisants ? Comment s'assurer qu'ils seront répercutés à l'autre bout de la chaîne ?
J'ai lu dans La Croix, excellent journal, un article sur la fiscalité des grands groupes. L'an dernier, vous avez réalisé 16 milliards d'euros de bénéfices, pour seulement 370 millions d'impôt, soit 2 % du montant de vos profits. Considérez-vous que c'est suffisant, quand des petits commerçants ou artisans sont taxés à hauteur de 30 % ? Que pensez-vous d'une taxe sur les superprofits ?
M. Rodolphe Saadé. - Concernant les tarifs de fret, nous vivons une période de demande exceptionnelle, du fait de la pandémie. On ne s'attendait pas à une telle explosion du marché à la hausse. J'entends les clients qui trouvent que les tarifs sont trop élevés. Nous avons donc pris une série de mesures pour atténuer les effets de cette explosion, notamment le gel des tarifs de fret pour la métropole et les outre-mer ; j'ai aussi proposé à Bercy de réduire de 500 euros les tarifs de fret. Nous avons également aidé les PME, par des tarifs réduits et de la capacité réservée. Nous sommes la seule compagnie maritime à le faire : aucun de mes concurrents n'a bougé ! En tant que Français, j'ai pris des mesures et j'ai fait des propositions : au Gouvernement de décider ce qu'il veut faire, s'il faut faire plus. Cependant, notre devoir est aussi de continuer à investir, à créer de l'emploi et à rester rentables. Quand les tarifs de fret étaient de 350 dollars seulement, où étiez-vous ? Personne n'est venu nous parler, nous nous sommes débrouillés tous seuls. L'impact des tarifs de fret reste modéré : sur une paire de baskets venant de Chine, vendue 50 euros en France, il n'est que de 1 euro. Il est certain que ni les tarifs d'il y a quelques années ni ceux d'aujourd'hui ne reflètent la réalité ; il faudra que le marché trouve un juste équilibre. Les programmes que nous avons mis en place, ce n'est pas seulement de la charité ; nous aidons les consommateurs en faisant ce qu'il faut. Alors, qu'on arrête de regarder CMA CGM et qu'on aille voir nos concurrents, surtout ceux qui sont actifs sur le marché français !
Quant à l'imposition, nous sommes assujettis à deux taxes en France : la taxe au tonnage, sur notre activité maritime, et l'impôt sur les sociétés, de 25 %, sur notre activité portuaire et logistique. Si le taux de la taxe au tonnage devait changer, cela pourrait nous placer dans une situation désavantageuse par rapport à nos concurrents européens. Ce ne serait pas honnête pour ce fleuron du transport maritime en France ! Il faut que les recommandations soient réalistes : je ne veux pas être le seul à payer, alors que je suis déjà seul à agir pour le pouvoir d'achat.
Mme Martine Filleul. - Le transport maritime s'inscrit dans une chaîne logistique globale. Je m'interroge sur son articulation avec les modes de transport terrestre et notamment le transport fluvial. La France s'est fixé des objectifs ambitieux en matière de fret fluvial, inscrits dans le contrat d'objectifs et de performance signé avec Voies navigables de France (VNF). Vous avez décidé en mars dernier d'internaliser le surcoût engendré par la manutention fluviale dans les ports du Havre et de Marseille ; c'est un signe fort de votre intérêt pour ce mode vertueux d'acheminement des marchandises. Ce gain de compétitivité a été salué par l'ensemble de la profession, mais le fret fluvial progresse encore trop lentement en France par rapport à nos voisins du nord. Avez-vous identifié d'autres freins à lever ? Quelle est votre vision de l'articulation entre transport fluvial et transport maritime sur les axes de la Seine et du Rhône ?
M. Rodolphe Saadé. - Je voudrais d'abord dire un mot sur le fret ferroviaire, dont nous soutenons le développement : nous acheminons d'ailleurs certaines marchandises par train depuis la Chine jusqu'au nord de l'Europe. Quant au fret fluvial, il faut le développer, mais il reste très peu compétitif, par rapport à la route, au vu de la faible fréquence des barges, par exemple sur le trajet Fos-Lyon. Si la fréquence des barges sur cet axe pouvait être améliorée, nous dérouterions volontiers certaines marchandises vers le Rhône.
M. Daniel Salmon. - Vous nous avez exprimé votre pleine conscience des problématiques du réchauffement climatique et exposé les actions que vous menez en la matière, notamment le GNL et le biométhane, mais vous n'avez pas évoqué la propulsion éolienne. Où en êtes-vous de vos réflexions sur l'usage de la voile, qui pourrait faire baisser de 10 % à 40 % les émissions de gaz à effet de serre sur un trajet maritime ? La réduction de la vitesse est aussi un élément à envisager : une réduction de 1 à 2 noeuds permettrait de faire baisser ces émissions de 10 % à 20 %. Enfin, quels seront les effets selon vous de la relocalisation de l'économie actuellement évoquée sur le trafic maritime international ?
M. Rodolphe Saadé. - La plupart de nos navires sont de très grande taille ; je doute qu'il soit possible de changer complètement leur mode de propulsion pour répondre à cette question. En revanche, nous réfléchissons à la possibilité d'une assistance vélique sur certains tronçons d'une rotation. Le problème est que ces équipements prennent beaucoup d'espace sur un navire, mais nous sommes ouverts à la discussion.
Quant à la réduction de la vitesse, de nouvelles normes environnementales entreront en vigueur en janvier 2023, qui vont nous obliger à réduire la vitesse de ceux de nos navires qui ne correspondent pas totalement à leurs exigences. Ce sujet est pris à bras-le-corps par l'Europe et les Nations Unies.
Concernant la relocalisation, certains produits continueront à être produits en Asie, en particulier pour l'électronique. D'autres marchandises voient leurs centres de production se rapprocher des centres de consommation : je pense notamment au développement de l'industrie textile en Turquie ou en Tunisie. Il y aura donc un développement de trafics plus régionaux, mais je ne prévois pas de bouleversement majeur de nos relations commerciales avec l'Asie et notamment la Chine.
Mme Angèle Préville. - Le GNL ne pourra être qu'une étape. Quel regard portez-vous sur des initiatives comme le navire expérimental Energy Observer, où l'on étudie un mix énergétique incluant énergie éolienne et panneaux photovoltaïques ?
Dans le transport de marchandises, l'avenir est-il toujours à la grande taille ? Des corridors verts vont être mis en place où tous les navires n'auront plus le droit de circuler de la même manière. Pour un transport plus vertueux, envisagez-vous des investissements dans le fret ferroviaire, encore insuffisamment développé en France ?
Les conteneurs perdus en mer me préoccupent ; ce problème risque de s'amplifier si le trafic maritime augmente. Quelle connaissance avez-vous du contenu de vos conteneurs ? Je pense notamment à la pollution plastique issue de conteneurs perdus contenant de petits jouets, ou encore aux granulés plastiques qui ont recouvert des plages du Sri Lanka, nuisant au tourisme dans ce pays déjà confronté à de terribles difficultés. Il s'agit certes de pollutions irrégulières, qui n'affectent que de petits territoires, mais ce parfois très fortement ; en outre, les conteneurs perdus se détériorent lentement au fond des océans, libérant parfois bien plus tard leur contenu. Des fonds internationaux d'indemnisation ont été mis en place pour les marées noires ; serait-il possible de suivre ce modèle pour cette forme de pollution ?
M. Rodolphe Saadé. - Nous sommes partenaires d'Energy Observer, nous avons une étroite collaboration avec ce projet et nous continuerons les partenariats de ce type pour réfléchir ensemble aux énergies de demain.
Concernant la taille des bateaux, il me semble que nous sommes aujourd'hui parvenus au maximum possible commercialement, même si des navires encore plus grands sont techniquement possibles ; la plupart des commandes actuelles sont pour des navires de plus petite taille, car les plus grands porte-conteneurs, d'une longueur de 400 mètres et d'une capacité de 23 000 conteneurs, sont difficiles à manoeuvrer et à remplir. On va plutôt vers des vaisseaux portant 10 000 à 15 000 conteneurs. La plupart des navires produits actuellement fonctionnent au GNL et au méthanol. L'industrie du transport maritime, CGA CGM en tête, a pris conscience de son rôle environnemental ; je me suis donc engagé à ce que tous nos nouveaux bateaux de 10 000 conteneurs ou plus fonctionnent au GNL, en attendant mieux.
Nous faisons de notre mieux pour encourager le développement du fret ferroviaire, mais il coûte aujourd'hui plus cher que le fret maritime, dont on se plaint déjà du coût... On a atteint un pic pour les tarifs de fret ; ils ont commencé à baisser, de 40 % en quelques mois. Peut-être cela permettra-t-il un nouveau développement du fret ferroviaire.
Des conteneurs continuent malheureusement d'être perdus en mer, même si leur quantité reste extrêmement faible. Peut-être l'industrie du transport maritime devrait-elle examiner que faire quand cela arrive ; on ne peut se contenter de dire que l'on n'a rien vu ! Quoi qu'il en soit, nous connaissons le contenu des conteneurs perdus. Quant à récupérer les conteneurs qui flottent, c'est extrêmement difficile.
M. Rémi Cardon. - Je vous remercie pour votre réussite entrepreneuriale, mais je m'intéresse à son impact environnemental. La Ville de Marseille a mis en ligne une pétition pour l'interdiction des navires les plus polluants, fruit d'un ras-le-bol de nombreux habitants face à la dégradation de leur littoral. Êtes-vous favorable à une interdiction des escales pour ces navires pendant les pics de pollution ? Comment valoriser ceux qui font des efforts ? Certaines communes ont instauré des zones à faibles émissions pour le trafic routier, mais il faudrait des efforts similaires pour le trafic maritime, notamment à Marseille. Un projet de réglementation est examiné par l'Organisation maritime internationale visant à limiter les émissions de soufre à l'échelle de la Méditerranée. Alors que les épisodes caniculaires se font de plus en plus fréquents, avec des effets sur les concentrations de polluants dans l'atmosphère, il faut agir. Pourriez-vous nous fournir une feuille de route plus précise en la matière ?
M. Rodolphe Saadé. - Je ne peux m'exprimer sur les navires de croisière, mais en matière de transport maritime de conteneurs, la flotte de CMA CGM est relativement moderne et répond aux normes européennes et internationales qui nous sont imposées. Ces normes vont être plus strictes encore à partir de janvier 2023. Nous ferons le nécessaire pour lutter contre la pollution dans notre secteur, je m'y engage.
M. Bruno Belin. - Je vous remercie pour votre présentation en ouverture, qui m'a impressionnée.
Ma première question reprend celle de Philippe Tabarot, car je ne suis pas certain que vous ayez complètement répondu à la deuxième partie de sa question qui portait sur Air France. Je souhaiterais également avoir votre avis sur cette très belle compagnie, une compagnie phare pour la France, dans une période où l'« avion bashing » est si facile.
Ma seconde question a trait à l'aménagement du territoire, qui nous est cher dans cette maison ; quel est votre avis sur l'état des ports en France ?
M. Rodolphe Saadé. - Au sujet de l'investissement dans Air France, la marque Air France-KLM est une marque magique. C'est une compagnie formidable qui connaît des difficultés, mais qui dispose aussi d'un très fort potentiel. Si en investissant au capital d'Air France, je peux contribuer à son développement et à la résolution de certains de ses problèmes, je réponds présent.
Notre groupe est un groupe patriote très attaché à la France, et qui a un rôle important en la matière. Nous avons mené l'opération Air France-KLM, parce qu'elle avait un sens : il s'agissait de mettre en commun les flottes d'avions.
Concernant l'état des ports français, comparé à celui des ports européens, ceux-ci fonctionnent bien, qu'ils soient situés en métropole ou en outre-mer. Au regard des volumes traités, il faut continuer à les développer et à les agrandir, installer des zones de stockage et des zones logistiques dans les enceintes portuaires lorsque c'est possible et essayer de régler les quelques difficultés révélées durant la crise du covid. Cela ne sert à rien de critiquer quand la tendance est bonne, même si on peut sûrement faire mieux.
Mme Patricia Schillinger. - Le transport de produits pharmaceutiques représente-t-il un grand marché pour votre entreprise ? C'est un sujet essentiel, car des ruptures d'approvisionnement ont eu lieu pendant la crise du covid.
Vous avez beaucoup parlé de l'Asie, mais l'Afrique représente-t-elle un marché important pour l'activité de transport ?
S'agissant du bien-être animal, dans quelles conditions se déroulent les transports d'animaux ? Des images horribles de certains transports de bétail ont en effet été diffusées à la télévision.
M. Rodolphe Saadé. - J'avais essayé d'anticiper toutes les questions possibles, mais je n'avais pas identifié celle sur le transport des animaux vivants !
Nous transportons des animaux vivants, aussi bien par avion que par bateaux. Nous n'en transportons pas tout le temps, mais quand c'est le cas cela se passe bien en faisant preuve de professionnalisme.
Concernant le transport de produits pharmaceutiques, il s'effectue dans des conteneurs réfrigérés - ces transports ont eu lieu surtout durant la période du covid -, mais aussi par avions-cargos. Une logistique spéciale doit être mise en place, car la conservation de ces produits nécessite le maintien d'une certaine température. Nous sommes en train de l'élaborer avec CEVA Logistics, afin que tout se passe au mieux.
L'Afrique est un continent où nous sommes très présents. Nous avons 25 % de parts de marché sur le continent africain et nous intervenons dans un port au Nigeria, un port au Cameroun. Nous nous y développons rapidement et fortement et nous sommes contents d'être implantés sur ce continent très important à l'avenir. Comme sur tous les continents, des difficultés existent, mais on essaie de les gérer au mieux.
M. Ronan Dantec. - Je voudrais revenir sur l'intégration de vos émissions au système d'échange de quotas d'émission européen (ETS), évoqué précédemment par Philippe Tabarot, pour lequel la mise en oeuvre des dernières décisions du Parlement et de la Commission européenne s'annonce a priori pour 2026-2027.
Selon un calcul rapide prenant en compte la totalité de vos émissions entrant dans le système ETS, votre contribution serait comprise entre 1 et 2 milliards d'euros par an, notamment à destination de l'Ocean Fund, ce qui est quand même assez important. Ce système concernerait tous les opérateurs européens, il n'y aura pas, a priori, de problèmes de concurrence.
Comment s'annonce, selon vous, la mise en oeuvre du système ETS dans un délai très court, d'ici à 2026-2027, surtout s'agissant de sommes si conséquentes ? Au sujet du transport aérien, la Commission européenne avait d'ailleurs dû battre en retraite face, notamment, à l'hostilité chinoise au nom du principe de responsabilité commune, mais différenciée. Ce coût de mise en oeuvre peut-il être facilement absorbé par votre entreprise ou peut-il vous poser problème ?
Enfin, une question incidente à votre présentation en ouverture de l'idée d'utiliser des carburants de synthèse neutre en carbone : au regard du coût du mégawattheure (MWh) d'électricité, qui est l'énergie permettant de produire ces carburants, pensez-vous qu'un modèle économique peut être trouvé ?
M. Rodolphe Saadé. - De nombreuses actions seront entreprises en matière de protection de l'environnement. En tant que transporteur maritime et aérien, nous sommes entrés, comme nos concurrents, dans ce système ; c'est tant mieux d'ailleurs !
Il n'est pas toujours évident de comprendre comment cela va se passer : les échéances sont-elles trop courtes ? Serons-nous prêts en temps et en heure ? Tout sera fait pour que ce soit le cas ; c'est important.
Les nouvelles normes environnementales, qui interviennent à partir de janvier 2023 et que j'évoquais précédemment, comprennent également cette question. Les montants concernés sont colossaux : qui va les payer ? Ce sujet devra être examiné avec nos clients. Mais nous n'avons pas le choix : la planète est en souffrance, nous devons être parmi les leaders dans le domaine de la protection de l'environnement. Une série de mesures est en train d'être mise en place ; on est d'ailleurs parfois un peu perdu face à leur profusion et il est difficile de déterminer ce qui doit être fait.
Comme je vous le disais, nous étions les premiers à avoir des navires propulsés au gaz naturel liquéfié. Ce n'est que 20 %, mais c'est déjà un avantage pour faire face aux problématiques environnementales. Il faut cependant continuer à progresser.
M. Pierre Cuypers. - La question de l'accessibilité ou de l'inaccessibilité de la mer Noire liée au conflit ukrainien a-t-elle des conséquences pour votre compagnie ? Comment compensez-vous cette situation afin de permettre au marché des exportations de ces pays d'exister ?
M. Rodolphe Saadé. - Tout d'abord, la situation de l'Ukraine, située aux portes mêmes de l'Europe, est dramatique. Comme je l'expliquais, nous ne transportons ni blé, ni pétrole, ni gaz. Cependant, depuis le début du conflit, nos navires n'effectuent plus d'escales en Russie et en Ukraine. Des volumes de marchandises ont évidemment disparu de nos bateaux, mais ces volumes sont relativement faibles s'agissant aussi bien de la Russie que de l'Ukraine. Nous avons suspendu nos dessertes et nos investissements dans ces deux pays, même si nos parts de marché y restent modérées.
M. Guillaume Chevrollier. - En tant que représentant d'une entreprise familiale, leader mondial français, une entreprise patriote comme vous l'avez dit, vous disposez d'une politique de responsabilité sociale des entreprises (RSE) et vous avez évoqué vos engagements en matière environnementale, mais pouvez-vous préciser vos engagements en matière de préservation de la biodiversité ? Quelle est votre perception de la RSE en termes d'attractivité ou de difficultés éventuelles de recrutement qu'elle engendrerait pour les métiers de votre filière ? Beaucoup d'entreprises ont des difficultés de recrutement.
Enfin, concernant l'Afrique, quels investissements souhaitez-vous y faire ? Quelle est votre évaluation de son potentiel ? Des différences peuvent-elles être faites entre les diverses zones de ce vaste continent ? Et quelle est la place de l'Afrique francophone dans vos projets ?
M. Rodolphe Saadé. - Tout d'abord, depuis quelques mois, recruter devient difficile, parce que le marché de l'emploi est très tendu. Les difficultés sont quasiment les mêmes en France et à l'étranger.
Ensuite, avoir une stratégie RSE est un élément qui compte lorsqu'une personne veut rejoindre notre société - ce n'est même plus pour nous -, et elle va nous interroger sur cette stratégie avant de prendre sa décision. Nous menons de nombreuses actions au niveau environnemental, mais aussi à travers la fondation d'entreprises CMA CGM : par exemple, nous venons en aide aux populations défavorisées, aux familles qui ont été touchées par l'explosion du 4 août 2020 au Liban, mais également celles des quartiers difficiles de Marseille. Nous avons aussi un projet d'éducation en Afrique.
Nous sommes donc dotés d'une stratégie RSE ambitieuse, qui doit continuer à l'être, afin d'oeuvrer à la résolution des problèmes tellement nombreux dans ce monde. Les entreprises qui en ont les moyens doivent le faire.
Concernant l'Afrique, nous sommes très présents sur ce continent depuis au moins 2005, avec l'acquisition de Delmas. Nous agissons en Afrique de l'Ouest, de l'Est et du Nord, avec des parts de marché importantes dans les trois pays du Maghreb, en Tanzanie, avec des opérations de croissance externe, ou encore au Mozambique ; au-delà du transport maritime et de la logistique, nous avons développé un incubateur de start-up qui ouvrira ses portes à Abidjan dans les prochains mois. En matière de transport maritime, nous offrons des services depuis l'Afrique de l'Ouest vers le nord de l'Europe, ainsi que depuis l'Asie vers l'Afrique de l'Est. Nous avons sécurisé un terminal au Cameroun et nous en opérons un au Nigeria. Au Maroc, nous avons un terminal à Tanger et un autre à Casablanca. Nous ne faisons pas de transport aérien pour le moment en Afrique, mais beaucoup de logistique et de transport maritime.
Mme Amel Gacquerre. - Je vous adresse toutes mes félicitations pour votre parcours et vos engagements pour la logistique de demain. Fixez-vous des limites à votre développement, qu'il s'agisse de collaborations, de rachats, ou de produits transportés ?
Vous avez évoqué des pistes d'amélioration de nos ports et de notre transport maritime, vous formulez des recommandations pour leur développement. Travaillez-vous sur ces sujets avec les membres du Gouvernement ?
M. Rodolphe Saadé. - Le groupe CMA CGM compte 150 000 collaborateurs de très haut niveau, que je tiens à saluer. Je leur dis que le ciel est la limite ! Dès lors que je bénéficie d'une telle équipe et que j'ai les moyens requis, je ne vois pas pourquoi je m'arrêterais. Aujourd'hui, nous nous développons beaucoup, nos moyens humains nous le permettent.
Nous avons de très bonnes relations avec le Gouvernement, nos discussions sont fréquentes sur des sujets importants et notre dialogue est très positif. Certaines de nos opérations sont réalisées en bonne intelligence avec lui.
M. Rémy Pointereau. - Merci pour vos réponses à la fois précises et synthétiques. Concernant les énergies renouvelables, vous n'avez pas évoqué l'hydrogène vert, alors qu'il semble être l'avenir du transport de marchandises.
M. Rodolphe Saadé. - Je ne parle pas beaucoup de l'hydrogène parce que je n'y crois pas beaucoup, du moins pour les porte-conteneurs, qui requerraient des batteries énormes. C'est peut-être envisageable pour des bateaux de plus petite taille et des traversées plus courtes, mais le coût risque d'être prohibitif. C'est pourquoi nous mettons l'accent sur les énergies de synthèse et GNL. En revanche, nous nous intéressons à l'hydrogène pour nos flottes de camions.
Mme Nassimah Dindar. - Les territoires ultramarins dépendent fortement du transport maritime ; je salue les investissements très forts du groupe CMA CGM, notamment à la Réunion. Je salue le geste de votre société de baisser de 500 euros pour un an le coût du fret outre-mer. Mais nous dépendons aussi du transport aérien : envisagez-vous des aides similaires dans ce domaine ? Je salue votre investissement dans Air France. Quant aux ports, vous avez évoqué la possibilité de moderniser les infrastructures. Un triangle pourrait être développé entre les ports de l'île Maurice, ceux de la Réunion et celui de Tamatave, à Madagascar, île très prometteuse pour les échanges avec la France, notamment comme centre de production de textile. Quel est votre regard sur le transport maritime dans l'océan Indien ?
M. Rodolphe Saadé. - Le port de la Réunion est notre plateforme de transbordement pour l'océan Indien, il joue un rôle majeur pour la CMA CGM. Nous sommes présents sur ce territoire depuis de nombreuses années et nous continuerons de nous y développer, d'autant que cette partie du monde connaît une forte croissance. Nous avons choisi la Réunion plutôt que l'île voisine...
M. Gilbert Favreau. - Vous considérez que les ports maritimes français sont bien gérés, mais ils ont souvent été agités par des mouvements sociaux, qui ont causé de grandes difficultés. Les ports français demeurent-ils attractifs en dépit de ces problèmes ?
M. Rodolphe Saadé. - La gestion des ports français est bonne, en métropole comme outre-mer. Les difficultés que nous avons connues avec la pandémie ont en revanche montré que leurs infrastructures pouvaient connaître une saturation très rapide. Des investissements sont nécessaires pour que ces difficultés ne se reproduisent pas. Une réflexion doit être menée pour augmenter la taille de certains ports et de leurs zones de stockage, pour que des bateaux n'aient pas à attendre dix jours faute de main-d'oeuvre et d'espace.
M. Daniel Gremillet. - Je vous prie de bien vouloir m'excuser si le sujet qui m'intéresse a déjà été abordé car j'ai dû m'absenter quelques instants. J'aurais en effet aimé aborder le rôle important que vous pouvez jouer au travers de la décarbonation de nos activités. En la matière, pensez-vous que l'hydrogène puisse être un atout ?
Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente de la commission des affaires économiques. - M. Saadé a évoqué cette piste dans sa réponse à M. Pointereau.
M. Laurent Somon. - Vous investissez dans le transport aérien et la logistique. Voyez-vous un avenir dans les liaisons intérieures françaises, notamment avec les petits aéroports, pour le transport de marchandises ?
M. Rodolphe Saadé. - Bien sûr ; d'ailleurs, notre investissement dans la société Colis privé nous donne la possibilité d'offrir le dernier kilomètre en France dans un contexte de fort développement de l'e-commerce. Nous envisageons à cet égard différentes pistes de développement.
Mme Laurence Muller-Bronn. - Nous avons entendu vos engagements en matière de politique sociale, environnementale et patriote. Posez-vous un tel regard en amont et aval, c'est-à-dire vis-à-vis de vos fournisseurs - chantiers navals, fabricants de conteneurs -, mais aussi des entreprises chargées du recyclage des navires et des conteneurs, souvent dans des pays aux normes moins développées et au traçage moins exigeant ?
M. Rodolphe Saadé. - Nous étudions évidemment les pratiques de nos fournisseurs, qui doivent respecter certaines règles, notamment environnementales. Si tel n'est pas le cas, nous ne travaillerons pas avec eux. Notre politique environnementale est très forte : nous avons même décidé de ne plus transporter, à compter du 1er juin dernier, de déchets plastiques à bord de nos porte-conteneurs. Il faut en faire beaucoup plus, mais nous sommes sur le bon chemin.
M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Je vous adresse un grand merci pour la clarté et la franchise de vos propos, ainsi que pour votre patriotisme. Ce débat a intéressé de nombreux membres de nos deux commissions.
Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente de la commission des affaires économiques. - Au nom de la présidente de la commission des affaires économiques et de tous ses membres, je veux à mon tour vous remercier de vous être prêté à cet exercice, que vous avez parfaitement réussi, par votre disponibilité et par la rigueur et la clarté de vos propos. Nous sommes fiers du fleuron français qu'est le groupe CMA CGM et nous espérons vous revoir au Sénat !
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 20.