Mercredi 18 mai 2022
- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -Table ronde avec des acteurs institutionnels spécialisés dans la lutte contre la traite des êtres humains et la cybercriminalité
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - À titre liminaire, je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo, accessible sur le site Internet du Sénat en direct, puis en VOD.
Nous poursuivons nos travaux sur le thème de la pornographie. Nous sommes quatre rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.
Nous accueillons Élisabeth Moiron-Braud, magistrate, secrétaire générale de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) ; Elvire Arrighi, commissaire divisionnaire, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) à la direction centrale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur ; Jean-Baptiste Baldo, commandant de police, chef de la Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos) à la sous-direction de la lutte contre la cybercriminalité du ministère de l'intérieur ; et Simon Benard-Courbon, substitut du procureur de la République, co-référent prostitution des mineurs et traite des êtres humains à la division de la famille et de la jeunesse du tribunal judiciaire de Bobigny.
Nous avons trois principaux axes de travail. Tout d'abord les conditions de production des contenus pornographiques. Les graves dérives dans le milieu pornographique français, relayées par la presse, nous ont en effet amenés à nous interroger sur les conditions dans lesquelles se déroulent les tournages.
Je salue le travail d'investigation mené, pendant plus de deux ans, par les enquêteurs de la section de recherches de Paris de la Gendarmerie nationale, qui a permis de recueillir les témoignages d'une cinquantaine de victimes de pratiques de recrutement sordides et de viols, agressions sexuelles et traite d'êtres humains, sous couvert de tournages pornographiques.
Le traitement de ces affaires par la Gendarmerie nationale plutôt que par les services de la Police judiciaire, est, semble-t-il, lié à un concours de circonstances et à l'implication et la pugnacité des enquêteurs concernés.
Une instruction a été ouverte, trois juges d'instruction nommés ; à ce jour, nous avons eu connaissance d'une douzaine de mises en examen pour viols en réunion, traite aggravée d'êtres humains et proxénétisme aggravé notamment.
Ce type d'affaires ne devrait-il pas toutefois relever, en principe, de la compétence de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains ? L'Office a-t-il déjà eu à traiter de telles affaires par le passé et est-il appelé à le faire à l'avenir ? Quelle a été son éventuelle implication dans les affaires en cours ? Son expertise en matière de traite des êtres humains a-t-elle été sollicitée ?
Au-delà des dérives révélées par la presse, nous nous interrogeons plus globalement sur les liens qu'entretiennent proxénétisme, prostitution, traite des êtres humains et pornographie. La pornographie, qui implique des actes sexuels tarifés, peut-elle juridiquement être assimilée à de la prostitution filmée ? Cette activité économique peut-elle relever du champ infractionnel du proxénétisme dès lors que l'on considère la pornographie comme une forme d'exploitation sexuelle ? Nous souhaitons connaître votre analyse en la matière.
Notre deuxième axe de réflexion concerne la nature des contenus pornographiques. Ces contenus semblent de plus en plus extrêmes et dégradants. Est-ce une vision que vous partagez ?
Certaines vidéos sont en outre manifestement illégales, lorsqu'elles contiennent de la pédopornographie, des viols filmés, de l'incitation à la haine ou d'autres contenus pénalement réprimés. Comment les agents de Pharos traitent-ils les signalements qui leur sont faits de telles vidéos ? Combien en reçoivent-ils chaque mois et quelles suites y sont-elles données ?
La Miprof et l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains peuvent-ils également intervenir, mener des investigations ou saisir la justice lorsque sont portées à leur connaissance des vidéos filmant des scènes de violence, sexuelle ou physique ? De façon plus générale, quels échanges y a-t-il entre vos différents services ?
Enfin, notre troisième axe de travail porte sur l'accès aux contenus pornographiques, qui s'est massifié depuis l'avènement des tubes, ces plateformes numériques proposant gratuitement et en un simple clic des centaines de milliers de vidéos pornographiques, souvent piratées.
En France, les sites pornographiques affichent une audience mensuelle d'environ 650 millions de visites, dont 19 millions de visiteurs uniques, soit un tiers des internautes français. En outre, 80 % des mineurs ont déjà vu des contenus pornographiques et, à 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à de telles images. Nous nous intéressons aux conséquences de cette exposition précoce, comme la banalisation des rapports sexuels et l'augmentation de conduites à risques chez les adolescents, notamment les pratiques prostitutionnelles. Récemment sont apparues des plateformes telles que Onlyfans ou Mym qui permettent à des femmes, parfois très jeunes voire mineures, de mettre directement en ligne du contenu à caractère sexuel, souvent filmé l'aide d'un smartphone, vendu directement au consommateur, à l'unité ou contre un abonnement. Cette pornographie à l'heure des circuits courts ne s'apparente-t-elle pas à une activité prostitutionnelle ?
Je cède la parole à notre première intervenante, Mme Élisabeth Moiron-Braud.
Mme Élisabeth Moiron-Baud, secrétaire générale de la Miprof. - Merci de votre invitation. J'axerai mon intervention plus particulièrement sur les liens qu'entretiennent proxénétisme, prostitution, traite des êtres humains et pornographie.
À titre liminaire, vous nous avez interrogés sur nos liens avec l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains. Il faut savoir que la Miprof est une mission interministérielle qui n'a aucune compétence opérationnelle. Nous coordonnons la lutte contre la traite des êtres humains mais nous ne sommes pas des acteurs de terrain.
Je reviens de Bruxelles où nous avons tenu la réunion des rapporteurs nationaux sur la lutte contre la traite des êtres humains, dans le cadre des travaux préparatoires à la révision de la directive du 5 avril 2011. Bien que l'exploitation sexuelle soit un sujet majeur, la pornographie, en l'état, n'en fait pas partie. Le rapport que vous déposerez sera sans aucun doute très utile pour porter ce sujet au sein de l'Union européenne et réfléchir aux mesures à prendre pour lutter contre cette forme d'exploitation.
La traite des êtres humains dans un but d'exploitation sexuelle est un marché très lucratif et c'est la troisième source de profits criminels au monde, après le trafic de drogue et le trafic d'armes. Cette infraction est définie à l'article 225-4-1 du code pénal, qui recouvre notamment les agressions sexuelles et le proxénétisme, étant observé que les affaires d'exploitation sexuelle sont le plus souvent poursuivies pour proxénétisme.
La traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle est la forme d'exploitation la plus répandue dans le monde et elle couvre également la prostitution. Plusieurs conventions internationales portent sur la prostitution et l'exploitation qui en résulte, notamment celles de 1949 et de 1979. On estime que 90 % des personnes prostituées sont victimes de la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle.
La pornographie n'est pas visée par les textes actuels, que ce soit au niveau national, européen ou international. Si la prostitution est assimilée à la traite des êtres humains, très peu de pays font le lien entre pornographie et traite des êtres humains. Les travaux que mène votre délégation sur ce sujet nous amèneront à réfléchir sur l'introduction de la pornographie dans la définition de l'exploitation sexuelle dans les textes européens ou internationaux et dans notre législation nationale.
Pourtant, pornographie et prostitution sont deux activités très semblables : il s'agit de la marchandisation des corps dans le but de satisfaire le plaisir d'autrui. La seule différence est que dans la prostitution, le plaisir d'autrui c'est celui du client, dans la pornographie c'est celui de la personne qui prend du plaisir à regarder les images.
Dans notre droit, la prostitution n'est pas définie. La seule définition ressortant de la Cour de cassation parle de rapport physique direct, ce qui exclut la pornographie. Dans le cadre du groupe de travail sur la prostitution des mineurs, auquel la Miprof a activement participé, l'une des recommandations a été d'introduire dans nos textes la dimension virtuelle de l'acte sexuel, en lien avec les changements technologiques qui conduisent à des évolutions des pratiques prostitutionnelles.
La définition de la traite des êtres humains, quant à elle, est large et couvre de nombreuses situations : il s'agit de recruter une personne vulnérable, en échange d'une rémunération ou d'un autre avantage, en vue de l'exploiter sexuellement. Il est possible d'y raccrocher la pornographie, ainsi que nous le faisons avec la prostitution. Avec les affaires en cours qui nous ont ouvert les yeux sur l'industrie pornographique, nous avons pu voir que derrière ce phénomène se trouvent des femmes vulnérables qui ont besoin d'argent et qui sont exploitées par des personnes qui leur promettent une rémunération.
La définition de la traite prévoit en outre qu'il s'agit de mettre la victime à sa disposition personnelle ou à celle d'un tiers afin de commettre des infractions telles que le proxénétisme ou des infractions sexuelles.
Le débat au sujet de la pornographie est le même que celui que nous avons eu lors du vote de la loi de 2016 au sujet de la prostitution : une telle activité peut-elle être acceptable sous prétexte que la victime serait consentante et ne subirait pas de violences ?
La France a répondu en interdisant tout achat d'acte sexuel, donc en choisissant la voie prohibitionniste. D'autres pays européens, comme l'Allemagne ou l'Autriche, ne sont pas du tout sur cette position. Je regrette cependant que la loi de 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel ne soit pas assez appliquée.
Pour moi, la pornographie et la prostitution sont à rapprocher. Le producteur d'un film peut être considéré comme un proxénète puisqu'il tire profit d'actes sexuels réalisés par des tiers. C'est aussi un client, puisqu'il achète l'acte sexuel, pour le filmer.
L'industrie pornographique génère des profits considérables. Il faut donc faire en sorte de décourager la demande. Pour ce faire, nous devons mener des campagnes de sensibilisation sur ce sujet et en parler régulièrement dès l'école primaire.
Le corps n'est pas une marchandise, on ne peut pas en disposer. C'est contraire à nos principes constitutionnels, notamment au principe de dignité humaine. Derrière la pornographie, comme derrière la prostitution, il y a une immense majorité de personnes victimes de la traite des êtres humains et de proxénétisme. Que l'on ne parle pas de libre choix ou d'un métier comme un autre, c'est une forme d'exploitation à combattre. Il faut réfléchir à introduire la pornographie comme un des buts de l'exploitation dans la définition de la traite des êtres humains.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Les difficultés d'application de la loi de 2016 font écho aux réticences qui se sont manifestées lors de son adoption. Songez que seules 1 200 infractions ont été constatées l'an passé, alors qu'il y a 400 000 personnes se livrant à la prostitution en France.
Mme Elvire Arrighi, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) à la direction centrale de la police judiciaire. - Créé en 1958, l'Office central pour la répression de la traite des être humains appartient à la direction centrale de la police judiciaire, dont le coeur de métier est la lutte contre la criminalité organisée et le grand banditisme. Il dispose d'une compétence nationale et se concentre sur la traite des êtres humains à vocation sexuelle et le proxénétisme.
La mission de l'Office est double.
Elle a d'abord un caractère opérationnel. Il s'agit de mener des enquêtes complexes afin de démanteler des réseaux de traite et de proxénétisme de grande envergure. Mes enquêteurs spécialisés utilisent des techniques spéciales d'enquête, comme la géolocalisation, la pose de balises, l'enquête sous pseudonyme, par exemple, dans le cadre d'investigations longues et complexes, d'ampleur nationale ou internationale. Bien sûr, les services territoriaux de la police judiciaire, de la sécurité publique et de la gendarmerie nationale sont également compétents dans ce domaine. Ils effectuent quant à eux des enquêtes d'une ampleur ou d'une complexité moindres, mais également dans le domaine du proxénétisme et de la traite des êtres humains.
Le second volet de notre mission est un volet stratégique : il s'agit de centraliser pour le ministère de l'intérieur l'intégralité des données sur la thématique de la traite à vocation sexuelle et du proxénétisme. Cela permet à l'Office de disposer d'une vision d'ensemble du phénomène, de son évolution, et d'en aviser les services territoriaux afin que les méthodes d'enquête s'adaptent à ces changements, parfois rapides. Nous travaillons de concert avec nos homologues d'autres pays et avec des agences européennes et internationales pour mettre en oeuvre des projets stratégiques de lutte contre l'exploitation sexuelle.
En tant que chef de file de la lutte contre la traite à vocation sexuelle, mission assignée lors de sa création, l'Office doit être, à tout le moins, avisé des enquêtes menées par les services territoriaux de police ou de gendarmerie dans son domaine de compétence et peut tout à fait se voir confier l'enquête dès lors qu'elle a un caractère particulièrement complexe ou vaste. En l'occurrence, nous n'avons eu connaissance des deux enquêtes en cours, l'une à la section de recherche de gendarmerie de Versailles, l'autre au troisième district de police judiciaire de Paris, que par voie de presse.
L'Office n'a pas eu à traiter de telles affaires par le passé. Toutefois il est arrivé que certaines victimes prostituées dans des affaires de traite et de proxénétisme aient été par le passé actrices dans le domaine de la pornographie.
Je suis sur la même ligne que Mme Moiron-Braud. Selon moi, la porosité entre le monde de la prostitution et celui de la pornographie est évidente. Mes enquêteurs, dans leur travail quotidien sur Internet pour démanteler des réseaux de proxénétisme, tombent très régulièrement sur des annonces vantant l'expérience des prostituées dans le domaine de la pornographie. Il y a un acronyme bien connu : PSE, à savoir porn star experience, ce qui veut tout dire. L'intersection est incontestable : celles qui sont exploitées dans le domaine de la prostitution le sont également régulièrement dans le cadre de la pornographie.
Mon office mènera toute enquête qui lui serait confiée par la justice. Je rappelle cependant que la mission de police judiciaire, telle que définie dans le code pénal, est de constater les infractions à la loi pénale, de rassembler les preuves et d'en rechercher les auteurs. Une enquête de l'Office est donc nécessairement conditionnée à l'existence même d'une infraction. Dès lors, il convient de s'interroger sur l'applicabilité des infractions de proxénétisme et de traite des être humains à l'encontre de l'industrie pornographique.
J'écarte tout de suite de mon propos la pédopornographie, pour laquelle l'illégalité est évidente. Idem pour les situations évoquées précédemment de violence extrême, de tromperie quant à la nature des actes sexuels à réaliser, de contrainte physique et de viols collectifs dans le contexte de tournages pornographiques, puisque, de ces situations absolument dramatiques découlent de manière claire et incontestable des responsabilités pénales pouvant être qualifiées de différentes manières, notamment de traite des êtres humains. Sur ces sujets-là, il y a peu ou pas de débats.
La réflexion est bien plus complexe s'agissant de l'industrie pornographique « classique » au sens large. Quel parallèle juridique peut-on établir avec le proxénétisme et la traite à vocation sexuelle ? Pour un juriste, les deux situations font appel aux notions de respect fondamental de la dignité humaine, qui peut être bafouée par l'exploitation sexuelle et la marchandisation du corps.
L'exploitation sexuelle actuellement réprimée dans le code pénal par les infractions de traite et de proxénétisme vise-t-elle uniquement des situations de prostitution au sens traditionnel du terme ou vise-t-elle également des situations de pornographie ?
Penchons-nous d'abord sur la notion de consentement commercial. Dans la pornographie, il m'apparaît que les actes, même consentis, découlent d'une nécessité matérielle et d'une précarité économique dont souffrent ceux qui s'y livrent plutôt que d'un choix libre et éclairé. L'existence du consentement de la personne qui se livre à des actes sexuels empêche-t-il de matérialiser l'infraction de proxénétisme ?
Dans le cas de prostitution au sens classique du terme, il est clair que non. L'esprit de la loi de 2016 et de tous les textes internationaux que la France a signés à ce sujet repose sur l'idée que les victimes doivent être protégées contre leur propre consentement et que la contrainte n'a pas besoin d'être présente pour caractériser l'infraction. La grande majorité des victimes prostituées que nous entendons dans nos enquêtes, à la suite de l'interpellation de leurs proxénètes, affirment s'être prostituées de leur plein gré. Il s'agit même souvent d'un quasi-accord commercial, un peu comme dans la pornographie, entre la victime et son exploitant, avec lequel elle partage les gains et qui assure la logistique. On a même parfois affaire à de véritables petites entreprises de prostitution. Il y a une entente commerciale entre le proxénète et sa victime. Pour autant, l'infraction est tout à fait caractérisée et les victimes sont reconnues dans leur statut et dans les droits qui en découlent. C'est bien l'esprit de notre droit de dire que, même si l'intérêt économique est partagé, personne ne doit profiter matériellement des services sexuels tarifés d'un tiers. La notion de dignité humaine est objective et supplante dans notre droit celle du consentement, qui est, elle, subjective, et donc sujette à manipulation. Dès lors, la question que nous devons nous poser dans le cas de la pornographie n'est pas : s'agit-il d'un accord commercial ? En effet, aucun contrat ne peut être fait au sujet d'une activité illégale.
Le droit pénal prime, peu importe le consentement des actrices, peu importent les contrats signés. Là n'est pas le sujet. Le consentement permet de distinguer un viol d'un acte sexuel consenti. Il ne permet en rien de distinguer le proxénétisme de l'industrie pornographique.
Demeure la dernière problématique, et non la moindre, à savoir la définition de la prostitution. L'infraction de proxénétisme en France présuppose, sans la définir, l'existence de prostitution. L'article 225-5 du code pénal définit le proxénétisme comme le fait d'aider, d'assister ou de protéger la prostitution d'autrui, de tirer profit de la prostitution d'autrui. On a le même problème avec la traite des êtres humains à vocation sexuelle, puisque l'article 225-4-1 du code pénal renvoie au proxénétisme, donc par ricochet, à la prostitution.
Est-ce que pornographie égale prostitution ? C'est la seule question que nous devons nous poser. La répression du proxénétisme est particulière, puisqu'on poursuit une activité par référence à une autre activité, la prostitution, qui, elle-même, n'est ni définie ni réprimée par la loi. La pornographie peut-elle être qualifiée de prostitution ? En l'absence de définition légale, il convient de se tourner vers la jurisprudence, en l'occurrence celle de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 27 mars 1996 : « la prostitution consiste à se prêter, moyennant une rémunération, à des contacts physiques, de quelque nature qu'ils soient, afin de satisfaire les besoins sexuels d'autrui. »
Le récent phénomène des cam girls, ces shows érotiques via webcam souvent rémunérés, ne peut satisfaire aux exigences de cette jurisprudence, les victimes étant pour la majeure partie seules face à leur écran, bien que rémunérées par le spectateur. Il n'y a donc pas de contact physique. D'où la création, en 2021, d'une infraction spécifique pour couvrir ce type de situation quand les victimes sont mineures.
Le cas de la pornographie est différent, me semble-t-il, puisqu'il y a effectivement contact sexuel matériel entre au moins deux personnes filmées, contre rémunération. S'agit-il de prostitution ? Il me semble que les trois critères de la jurisprudence de 1996 sont remplis par la pornographie : l'activité satisfait le besoin sexuel d'autrui, implique une rémunération ainsi qu'un contact physique. Le bémol, c'est que la personne qui rémunère n'est pas celle qui profite de l'acte sexuel, ni physiquement, ni derrière son écran. Celui qui rémunère n'est pas le client, c'est le producteur et il en tire un bénéfice uniquement financier et non pas lié aux services sexuels. Dans la prostitution traditionnelle, on a le trio victime-client-proxénète. Dans la pornographie, on a le trio victime-spectateur-producteur. Or ce n'est pas le spectateur-client mais le producteur-proxénète qui rémunère la victime. Au-delà du circuit financier, distinct, la relation sexuelle matérielle d'au moins deux individus existe bien mais l'acte sexuel physique n'est pas réalisé par le client, qui lui est derrière son écran, tout comme dans le cas des cam girls. Au final, le consommateur de plaisir, si j'ose dire, ne rémunère pas et ne profite pas d'un contact réel et physique avec la personne rémunérée, et ces deux éléments se distinguent de la situation traditionnelle de la prostitution.
Il revient donc au législateur français ou européen de définir la prostitution et de dire si elle couvre également ces cas. S'il précise qu'elle couvre ces cas, alors le proxénétisme et la traite à vocation sexuelle seront systématiquement caractérisés dans le cas de productions pornographiques.
Alternativement, la jurisprudence pourrait évoluer, en tranchant dans un cas d'espèce qui concerne la pornographie.
Le rapport du groupe de travail sur la prostitution des mineurs rendu en juin 2021 à M. Adrien Taquet, auquel mon office a largement contribué, recommandait déjà l'introduction dans le code pénal d'une définition légale de la prostitution, ainsi libellée : « la prostitution consiste à se prêter contre rémunération ou avantages en nature, ou la promesse de l'un d'eux, à des relation sexuelles physiques ou virtuelles ». Pour moi, cette définition englobe la pornographie, mais ce n'est pas à l'institution policière de se prononcer d'un point de vue éthique ou moral sur ce point. Nous avons seulement le devoir d'appliquer la loi, toute la loi. C'est le rôle du magistrat ou du législateur de faire évoluer le droit. C'est une question de politique pénale tant pour le déclenchement de l'action (ouvre-t-on une enquête pour proxénétisme ou traite ? Les poursuites sont-elles possibles ?) que pour la jurisprudence au moment du jugement (l'infraction est-elle caractérisée ?).
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Merci, vous avez mis le doigt sur les questions que nous nous posons depuis janvier en y apportant un éclairage très intéressant.
M. Jean-Baptiste Baldo, commandant de police, chef de Pharos. - La Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation (Pharos) est une plateforme de signalement de contenus illicites sur Internet où tout un chacun, et pas seulement les victimes, peut intervenir. Nous existons depuis 2009. À l'origine, nous étions exclusivement orientés sur la pédopornographie. Aujourd'hui, nous nous intéressons à tous les contenus illicites. Les particuliers, les associations, les administrations et même les acteurs de l'Internet peuvent nous faire des signalements.
À la faveur d'un renfort l'année dernière, ce sont plus de 50 agents, policiers et gendarmes, qui travaillent 24/24, 7/7.
Nous avons trois axes majeurs de travail.
D'abord, le traitement des signalements. L'année dernière, nous avons traité, toutes catégories confondues, 265 000 signalements, contre 50 000 l'année de notre création. Tout signalement est instruit, aucun n'est mis de côté. Notre philosophie est d'orienter les signalements, c'est-à-dire de les envoyer à des services de police territorialement compétents ou à des services centraux. Nous travaillons avec tous les services de police et de gendarmerie de France.
Nous avons un pôle judiciaire qui intervient lorsqu'un signalement nécessite que l'on identifie l'internaute qui se cache derrière un pseudonyme ou qui a pu s'anonymiser. Nous prenons les premiers actes d'enquête, ouvrons un dossier chaque fois que nécessaire et l'adressons, après identification de l'auteur, à un service de police ou de gendarmerie territorialement compétent.
Nous avons un pouvoir de police administrative en matière de pédopornographie ou de lutte contre le terrorisme et disposons en ces matières d'un pouvoir d'injonction à supprimer des contenus illicites. Si l'hébergeur ou l'éditeur ne s'y soumet pas, nous pouvons bloquer les contenus en obtenant la dérivation des requêtes vers une page du ministère de l'intérieur ou le déréférencement. Les mesures que nous avons prises ont empêché 3,5 millions de consultations l'an passé et 90 % concernaient de la pédopornographie. Nous avons traité le mois dernier 1 970 signalements pour atteinte aux mineurs. Sur l'ensemble de l'année 2021, nous avons traité 8 200 signalements. En revanche, la pornographie n'est pas référencée comme rubrique en tant que telle dans notre base, je ne peux donc pas vous donner de précisions sur ce point.
La personne qui effectue le signalement sur notre portail indique le lien URL qui mène à un contenu illicite, sans déposer de pièce jointe pour des raisons de sécurité informatique. Nos agents, qui traitent les signalements en temps réel, dans les minutes qui suivent leur dépôt, récupèrent l'URL, mènent des constatations et prennent toutes les mesures conservatoires nécessaires, captures d'écran ou enregistrements. Au besoin, nous faisons des rapprochements avec d'autres signalements ou des recherches complémentaires. Ensuite, nous trouvons une qualification pénale, puis nous transmettons au service de police ou de gendarmerie compétent ou nous commençons des premiers actes visant à identifier l'auteur avant de réorienter.
En matière de proxénétisme, en 2021, nous avons eu 141 signalements et en avons transmis 83 sans procédure, c'est-à-dire que le contenu était directement exploitable. Nous avons fait parvenir ces signalements à l'OCRTEH. En matière de traite des êtres humains, nous avons eu huit signalements, dont six transmis à l'OCRTEH. En matière de racolage, il y a eu 62 signalements, dont 12 transmis à l'OCRTEH.
L'essentiel de notre activité, depuis le début de l'existence de Pharos, porte sur les images à caractère pédopornographique. Nous avons diligenté plus de 500 enquêtes l'an passé.
Nous sommes tenus par l'état du droit mais chaque fois que nous sommes confrontés à du contenu illicite, nous prenons les mesures nécessaires. Cependant, j'insiste sur le fait que nous n'avons de pouvoir de police administrative qu'en matière de pédopornographie et de terrorisme. Dans ces domaines, l'éditeur ou l'hébergeur qui ne défère pas à notre demande risque d'engager sa responsabilité pénale. Pour le reste, nous ne pouvons qu'invoquer l'article 6 de la loi dans la confiance dans l'économie numérique. Nous devenons auprès de l'éditeur ou de l'hébergeur signalants à notre tour et nous le mettons en demeure de mettre fin au trouble et de retirer le contenu, mais sans pouvoir d'injonction. L'éditeur ou l'hébergeur peut ne pas déférer à notre demande.
M. Simon Benard-Courbon, substitut du procureur de la République, co-référent prostitution et traite des êtres humains des mineurs à la division de la famille et de la jeunesse (Difaje) du tribunal judiciaire de Bobigny. - Substitut du procureur de la République au sein du parquet des mineurs du tribunal judiciaire de Bobigny, je traite au quotidien des affaires de délinquance mettant en cause des mineurs d'une part, et des infractions violentes ou sexuelles commises sur des victimes mineures d'autre part. Depuis bientôt quatre ans, je suis également référent, avec deux autres collègues magistrats, sur la prostitution et la traite des êtres humains dont les victimes sont mineures.
Je peux en témoigner, la prostitution des mineurs prend de l'ampleur, avec, en Seine-Saint-Denis, deux cas signalés par semaine, soit 120 situations nouvelles par an. Ce chiffre d'infractions signalées est très important, mais le chiffre réel l'est sans doute encore plus.
Première question : quels liens pouvons-nous faire entre la pornographie et la prostitution des mineurs ?
Les causes de l'entrée dans la prostitution sont multiples. La première cause est sans nul doute l'existence préalable de violences physiques, psychiques, sexuelles. Mais ce n'est pas la seule. Elle n'explique pas l'expansion du phénomène depuis 2010. La prostitution des mineurs n'est certes pas nouvelle ; elle existe depuis de très nombreuses années, avec des chiffres constants. Les mineurs sont souvent la cible des proxénètes dans les grandes gares, où aboutissent les fugues. Aujourd'hui, avec Internet, le phénomène évolue.
Une autre cause d'entrée dans la prostitution est liée à la banalisation de l'acte sexuel en lien avec l'essor de la pornographie en ligne et de la diffusion des smartphones chez les adultes, mais aussi chez les enfants et les adolescents. La pornographie en ligne a pris son envol à la même période que la prostitution des mineurs a pris son envol, pendant les années 2010. Presque tous les jeunes nés dans les années 2000 ont eu très tôt des portables leur donnant accès à des sites pornographiques - car les outils de contrôle parental sont très limités. Cela marque un décalage énorme avec les générations précédentes, comme la mienne, qui n'avait accès à la pornographie qu'à travers des revues, des livres, des VHS ou des cinémas spécialisés.
La banalisation de l'accès à la pornographie implique nécessairement un effet de banalisation de la sexualité. La fellation est ainsi devenue un acte tout à fait anodin pour la plupart des adolescents - mes collègues et moi le constatons régulièrement dans les affaires de violences sexuelles.
Autre exemple bien plus sordide : dans des échanges de SMS avec l'adolescente qu'il prostituait, un jeune proxénète annonçait avoir trouvé un client pour une prestation pour plusieurs milliers d'euros, car comprenant un aspect scatologique. Dans des échanges très crus, alors qu'elle refuse de s'y prêter, le jeune homme répond : « tu prendras une douche après ! ». Cela montre bien dans quelle mesure la pornographie a banalisé ce genre d'actes dégradants.
Autre facteur, la marchandisation des corps et des échanges sexuels dans la culture médiatique des adolescents, qui se manifeste tant dans les films pornographiques que dans les émissions de téléréalité.
S'agissant des films pornographiques, les travaux de Mme Sophie Jehel, notamment le chapitre sur « la marchandisation des corps et des échanges sexuels dans la culture médiatique des adolescents » dans l'ouvrage collectif dirigé par Mme Bénédicte Lavaud-Legendre, montrent bien à quel point, en plus de banaliser les actes de nature sexuelle, ils présentent de manière quasi systématique la femme comme un objet sexuel, à la disposition des hommes, très souvent violentée et soumise à ces derniers.
Cela correspond à la réalité que je connais, à partir de mes dossiers. Les jeunes garçons que je rencontre pensent que ces échanges sexuels sont la norme sexuelle. Les films pornographiques qu'ils regardent à un moment où ils sont en construction et se socialisent, vont influer sur leurs rapports aux femmes en général et dans leur vie sexuelle, et faciliter leur passage à l'acte en tant que client ou que proxénète.
Lors d'interventions dans des établissements scolaires, lorsque l'on parle de la prostitution avec les jeunes, très souvent les garçons n'ont aucune conscience de ce qu'est le consentement.
Dans les procédures que je traite, l'idée que la mineure exploitée n'est qu'un objet est une constante. Il arrive aux proxénètes de vendre les jeunes filles, pour quelques centaines d'euros, comme des objets, ou de les échanger lorsqu'ils les trouvent trop pénibles ou trop peu rentables financièrement. Ils les brutalisent physiquement souvent, parfois à l'extrême avec des risques de séquelles physiques irrémédiables. Elles ne sont pour eux qu'une marchandise interchangeable.
Ainsi, il y a à mon sens un lien certain entre la pornographie en ligne et l'essor du proxénétisme sur les mineures, avec des jeunes consommateurs qui peuvent devenir des clients ou des proxénètes.
Mais il faut aussi se pencher sur l'image de la femme véhiculée par les émissions de téléréalité comme les Anges de la téléréalité, l'Île de la tentation, Secret Story, le Bachelor gentleman célibataire, la Villa des coeurs brisés, les Marseillais vs le reste du monde... Dans son rapport publié en mars 2020, le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes s'est en effet inquiété du sexisme véhiculé par ces émissions, comme le Conseil supérieur de l'audiovisuel à plusieurs reprises.
Les femmes y sont présentées souvent de manière très sexualisée, peu vêtues à tout moment de la journée, face à des hommes très virilisés et peu vêtus également, comme dans un film pornographique ou érotique. Dans leurs discussions, il va être très souvent question de leur vie sexuelle ou sentimentale, suggérée grâce à des caméras qui filment dans le noir...
Le lien entre l'essor de ces émissions et celui de la prostitution des mineurs au début de la décennie 2010 a été fait, notamment, par deux journalistes à l'origine du documentaire Le monde en face : jeunesse à vendre, diffusé en 2018 sur France 5.
Effectivement, il n'est pas rare que de jeunes victimes mineures de proxénétisme disent très clairement aux policiers qu'elles souhaitent devenir des stars de la téléréalité, avoir la même apparence physique que ces jeunes femmes et gagner beaucoup d'argent rapidement. Dans l'émission Zone interdite intitulée « À 15 ans, ma fille se prostitue » diffusée sur M6 en septembre 2020, une des jeunes filles interrogées le disait aussi très clairement devant la caméra. Les stars de la téléréalité sont aussi celles qu'elles suivent abondamment sur les réseaux sociaux - Instagram, Tiktok, Snapchat - autant de canaux permettant de diffuser la même image stéréotypée et sexualisée de la femme.
Madame la Présidente, vous vous demandez si la vente sur Internet d'un show sexuel s'apparente à de la prostitution.
Les liens entre industrie pornographique et activité prostitutionnelle sont anciens, mais l'usage d'Internet, des smartphones et des réseaux sociaux semble renouveler les liens entre ces deux univers. Le livre du journaliste Robin D'Angelo met en avant la grande porosité entre l'industrie pornographique actuelle et la prostitution de jeunes filles extrêmement vulnérables, parfois tout juste majeures.
La série télévisée américaine The Deuce - La 42e, en français - diffusée sur HBO entre 2017 et 2019 qui retrace la naissance de l'industrie pornographique à New York au début des années 1970 montre que dès l'origine, celle-ci se nourrissait de prostituées de rue.
Mais votre question présente de réels enjeux sur le plan juridique.
La définition de la prostitution par la Cour de cassation exige trois éléments : des contacts physiques, ayant un caractère vénal, dans le but de satisfaire les besoins sexuels d'autrui. L'absence d'un contact physique fait à mon sens échec à la caractérisation d'une infraction en matière de prostitution lorsqu'un mineur fait un show sexuel derrière une caméra. Au sens strict de la loi pénale - et celle-ci est d'interprétation stricte - il n'y a donc pas de prostitution en l'absence de contact.
Mais il peut y avoir débat car la définition n'est pas posée par la loi mais par la jurisprudence, qui peut toujours être renversée. Il pourrait y avoir un intérêt à ce que la question fût tranchée par le législateur. Cette jurisprudence est constante depuis trente ou quarante ans, mais la société a bien changé depuis.
Dans la pratique, je n'ai jamais eu affaire à ce type de phénomènes de prostitution virtuelle par des mineurs sur des plateformes spécialisées. Mais il n'est pas besoin de passer par des plateformes spécialisées : il suffit d'échanger par SMS, Whatsapp ou Facebook des images ou vidéos dénudées, avec une rémunération qui vient par la suite. En outre, ces activités sont cachées, elles se produisent dans le huis clos de la chambre ou de la salle de bain. A l'inverse de la prostitution classique, le mineur n'est pas en fugue ou à l'extérieur de son domicile. La prostitution virtuelle est invisible et est plus difficilement décelable par les proches.
Dans une affaire de l'an dernier, une adolescente de 16 ans se confie à un membre du personnel éducatif ; elle se dit victime de harcèlement scolaire de la part d'élèves qui prétendent qu'elle se livre à des actes sexuels. Elle explique qu'elle correspond avec des hommes qu'elle ne connaît pas à qui elle envoie des photos dénudées, en échange de quoi elle reçoit divers cadeaux : abonnements à des chaînes payantes, livres et vêtements. Lorsque les policiers l'entendent, elle précise qu'elle n'a jamais réalisé de prestations sexuelles physiques et qu'elle a arrêté cette activité depuis qu'elle a un petit ami - elle avait d'ailleurs tout effacé de son téléphone et nous n'avons pas pu poursuivre d'éventuels mis en cause. Sa mère explique qu'elle ne pensait pas sa fille si naïve et inconsciente, qu'elle avait seulement remarqué que sa fille voulait porter des vêtements qu'elle jugeait « trop sexy » pour son âge.
C'est l'une des seules affaires que j'ai eu à traiter. Pour autant, j'ai le sentiment, selon certains échos que j'ai eus, que le phénomène de prostitution virtuelle existe, notamment pour des garçons - sachant que la prostitution masculine des adolescents est un tabou très fort. C'est une réalité mais c'est très peu signalé à la justice et aux différentes institutions qui sont en lien avec des mineurs.
Deux éléments de réflexion pour finir. Premièrement, le rapport du groupe de travail sur la prostitution des mineurs présidé par Mme Champrenault propose d'inscrire dans le code pénal une définition de la prostitution qui inclut les contacts virtuels. Deuxièmement, le délit de sextorsion de l'article 227-22-2 du code pénal, issu de la loi du 21 avril 2021, incrimine le fait pour un adulte d'inciter un mineur à se livrer à des pratiques sexuelles sur Internet, ce qui pourrait faire basculer l'activité sexuelle virtuelle rémunérée dans le champ des infractions en lien avec la prostitution et le proxénétisme. Cet article et les autres infractions pédopornographiques fournissent, en l'état actuel du droit, différents outils pour poursuivre l'exposition sexuelle de mineurs en ligne.
Mme Laurence Cohen, co-rapporteure. - Plus nous avançons, plus nous avons le sentiment d'un mur infranchissable.
Il y a un paradoxe. D'un côté, notre société prend conscience du patriarcat et de l'image stéréotypée des femmes et des hommes qu'il véhicule ; avec #MeToo, les langues se délient et les femmes prennent conscience de la nécessité de s'unir.
De l'autre, nous assistons toujours à l'instrumentalisation du corps des femmes vu comme une marchandise, mais avec des canaux plus modernes qui nous échappent et touchent des publics extrêmement jeunes.
Nous avons besoin de contrebalancer cette marchandisation des corps par l'éducation, de la crèche à l'université - action qui manque terriblement. Notre responsabilité collective est flagrante.
Monsieur Benard-Courbon, vous dites que l'essor de la prostitution des mineurs et la diffusion de la pornographie sont concomitants ; mais le lien de cause à effet est difficile à mettre en évidence. Comment le démontrer ?
J'ai le sentiment qu'il y un angle mort au niveau des définitions comme des sanctions juridiques. Mme Arrighi conclut en disant que la balle est dans le camp du législateur mais elle est aussi dans celui de la justice. Si nous voulons interdire la pornographie, on nous rétorquera que cela brimerait les libertés d'adultes consentants.
Mme Laure Darcos. - Vos récits font froid dans le dos à la mère de famille que je suis.
Siégeant à la commission de la culture, je sais que nous avons longtemps tourné autour du pot concernant les émissions de téléréalité. Il faudrait saisir l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Ces émissions dégradent l'image de la femme. Grâce à vos témoignages, l'Arcom pourrait mesurer à quel point elles ont une influence sur la sexualité des jeunes et sur la prostitution.
Dans un centre éducatif fermé près de chez moi, un jeune condamné pour viol en réunion a ainsi demandé au juge : « À partir de combien de participants c'est interdit ? ». Il n'avait aucune conscience que le viol était interdit. Il était totalement en dehors de la morale et n'avait aucun repère.
Les centres éducatifs fermés peuvent être des lieux de reprise en main de ces mineurs, avec des sessions pour leur montrer combien leurs actes sont graves. Mais serait-il possible de les prendre en main avant qu'ils ne tombent dans le crime ? À quel moment ? L'Éducation nationale est-elle le bon canal ?
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - La loi confie à l'Éducation nationale des responsabilités dans le domaine de l'éducation à la sexualité, mais elle est appliquée de façon très disparate sur l'ensemble du territoire.
Mme Elisabeth Moiron-Braud. - Les magistrats sont là pour appliquer la loi : ils interviennent en fin de parcours. Il faut prendre les choses bien en amont. Contre la marchandisation des corps, il faut répéter l'importance du respect du corps, de la dignité humaine. Pour moi, c'est une question de volonté politique. Il faut en faire une priorité. Ce qui est efficace, c'est la prise de conscience de la société.
La seule campagne contre la prostitution à avoir été organisée date de 2016, à l'occasion d'une compétition sportive. Il faudrait pourtant multiplier les messages de prévention. Toute manifestation, comme bientôt les Jeux Olympiques, multiplie par dix ou par cent la prostitution. La sensibilisation est cruciale.
L'Éducation nationale a un rôle essentiel. La loi de 2016 a prévu que les programmes abordent le danger de la marchandisation des corps. Dans les 1er et 2e plans d'action de la Miprof, nous demandons à l'Éducation nationale d'alerter sur l'exploitation sexuelle. Mais ce n'est pas vraiment mis en oeuvre. Demandez aux enfants ou aux adolescents autour de vous : ils n'ont jamais entendu parler de cela.
Avec l'affaire horrible des malheureuses qui ont été torturées dans le cadre de tournages de films pornographiques, les consciences s'éveillent sur la nécessité d'aider ces victimes. De la même façon, il aura fallu la guerre en Ukraine et le risque d'exploitation des Ukrainiennes pour qu'on commence à parler de la traite des êtres humains.
Nous devons alerter sur tous ces jeunes qui se prostituent. Nous avons proposé des mesures dans le plan de lutte contre la prostitution. Il faut en faire une cause prioritaire.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - M. Baldo cite un nombre important de signalements mais qui pourrait être bien supérieur encore. Disposez-vous de suffisamment de moyens, notamment humains ?
M. Jean-Baptiste Baldo. - Actuellement, oui, car nous avons été redimensionnés l'année dernière - lorsqu'on nous a demandé de passer à la permanence jour et nuit, 7 jours sur 7. Mais peut-être pas dans un ou deux ans. Je ne peux pas vous dire combien il nous faudrait en plus, mais chacun sait, à l'Office, que la montée en puissance est inéluctable.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Le Sénat s'est emparé de ce sujet en début d'année, mais le #MeToo de la pornographie n'a pas encore eu lieu. Quand il aura lieu, il faudra sans doute augmenter encore vos moyens...
M. Simon Benard-Courbon. - Vous demandez des éléments concrets sur le lien entre pornographie et prostitution des mineurs : il y en a.
L'usage du portable par les adolescents est très étudié en France et à l'étranger. Chez les jeunes qui ont des troubles de l'attachement - ceux qu'on retrouve parmi les victimes - c'est un enjeu essentiel. On peut en voir un exemple concret dans le film Polisse, dans lequel une jeune femme pratique une fellation pour récupérer son téléphone portable ; les policiers rient, tant ils sont sidérés. Cela montre le lien très fort des jeunes avec leur portable et tous les accès qu'ils ont dessus.
Sur la consommation de pornographie par les adolescents, j'ai cité Mme Jehel - qui a étudié la population de deux lycées professionnels en Normandie - mais d'autres études existent à l'étranger. Il y a beaucoup d'éléments concrets, mais sans doute un gros travail d'analyse à faire.
Sur le rôle de la justice, je rappellerais que c'est son action, après l'enquête des gendarmes, qui a suscité votre intérêt pour la question...
S'agissant de la prévention, les deux acteurs principaux me semblent devoir être les parents et l'école, qui sont souvent défaillants, volontairement ou involontairement. Encore aujourd'hui, on parle très rarement de sexualité avec ses parents. L'école respecte peu ses obligations en la matière, et quand elle le fait, comme avec Les ABCD de l'égalité qui sensibilisaient sur la question du consentement, cela pose des problèmes.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Vous nous avez éclairés sur la définition de la prostitution qui semble obsolète au regard des évolutions de la société et des outils numériques. Vous avez mis en évidence la porosité entre prostitution et pornographie, relevé des similitudes entre pornographie et prostitution, entre producteurs et proxénètes, mais aussi démontré le lien entre la progression de la pornographie et la prostitution des mineurs, dans un contexte de banalisation des actes et des pratiques sexuels. Vous avez aussi montré que la pornographie s'apparentait parfois à de la traite d'êtres humains alors qu'aucune politique publique ne s'est véritablement emparée, jusqu'à présent, de ces questions. Vous avez, enfin, soulevé les enjeux liés au principe constitutionnel du respect de la dignité humaine.
Non, la pornographie et la prostitution des mineurs ne sont pas des questions secondaires. Nos auditions me laissent craindre un véritable tsunami en termes d'éducation des jeunes générations. Il y a urgence à protéger les victimes de l'industrie pornographique, mais aussi les mineurs qui accèdent trop facilement à ces sites.
Nous allons bien entendu poursuivre nos travaux. La société tout entière doit ouvrir les yeux sur ces enjeux. Nous devons mieux les comprendre, afin d'y apporter des réponses.