Jeudi 28 avril 2022
- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -
La réunion est ouverte à 8 heures.
Audition de Mme Sylvie Retailleau, présidente de l'Université Paris-Saclay
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Mesdames, messieurs, nous avons le plaisir d'organiser une table ronde avec Mme Sylvie Retailleau, présidente de l'université Paris-Saclay, M. Thierry Doré, vice-président recherche et innovation, Mme Isabelle Demachy, vice-présidente formation et vie universitaire, ainsi que Mme Cynthia Vallerand, secrétaire générale du centre de nanosciences et de nanotechnologies (C2N), et M. Giancarlo Faini, son directeur, Mme Sylvia Cohen-Kaminsky, vice-présidente du conseil scientifique de la faculté de médecine Paris-Sud, qui dirige une équipe dédiée à la physiopathologie et l'innovation thérapeutique dans l'hypertension artérielle pulmonaire, Mme Catherine Bonazzi, qui dirige l'unité mixte de recherche (UMR) Say Food, et M. Pascal Corbel, responsable de l'entrepreneuriat.
L'édition 2021 du classement de Shanghai place l'université Paris-Saclay au treizième rang mondial, confirmant ainsi sa position d'université de recherche intensive de rang international.
Au fil de nos auditions, nous avons constaté que la recherche fondamentale constituait le premier maillon de la chaîne de l'innovation. Toutefois, il est loin d'être suffisant. La promotion de l'innovation auprès des chercheurs et des étudiants, le développement de relations étroites avec le monde des entreprises, l'existence à la fois d'un tissu industriel et de personnels formés capables de développer et de soutenir les innovations de rupture sont autant de conditions supplémentaires indispensables pour encourager l'innovation et faire en sorte qu'elle permette l'essor de champions industriels.
Par ailleurs, mener une politique pro-innovation à destination du tissu industriel français peut impliquer de renoncer à certaines publications, au profit de brevets, ou à certains partenariats juteux avec des entreprises étrangères, pour favoriser la souveraineté technologique nationale.
L'innovation ne résulte pas de l'addition de financements et de dispositifs. Elle exige la définition d'une stratégie, avec des objectifs précis, une gouvernance agile, des décisions rapidement mises en oeuvre et une évaluation ex post des dispositifs appliqués.
Nous souhaiterions mieux connaître la stratégie de l'université Paris-Saclay en matière d'innovation, ses succès, les éventuels obstacles que vous rencontrez pour développer une politique pro-innovation performante et les propositions d'amélioration que vous suggérez.
Nous avons déjà mené 60 auditions. Nous ne souhaitons pas produire un énième rapport sur la recherche et l'innovation, mais établir des propositions concrètes et opérationnelles pour aider les start-up et les chercheurs à franchir le pas de l'industrialisation, pour que la France occupe le rang qu'elle mérite en matière de création d'entreprises innovantes, au regard de l'excellence de sa recherche.
Mme Sylvie Retailleau, présidente de l'université Paris-Saclay. - Je commencerai par une introduction générale, avant que mes collègues ne présentent des exemples concrets d'innovation au sein de notre université.
L'excellence de notre recherche et la pénurie de champions industriels constituent bien, comme vous le soulevez, un paradoxe, qui questionne les politiques publiques de ces vingt dernières années, les politiques internes des établissements et les freins rencontrés.
Le programme France 2030, historique - la moitié des 34 milliards d'euros est consacrée aux nouveaux acteurs industriels -, est fondé sur l'innovation de rupture.
Je ne vais pas répéter ce que vous avez entendu lors de vos auditions, donc je me contenterai d'appuyer deux points que j'ai lus dans vos comptes rendus et que nous approuvons entièrement.
Lors de son audition, Bruno Sportisse a inusité sur la notion d'impact. Considérer le transfert comme un poste de coût et non comme une source de recettes est très important, au regard notamment de l'impératif de souveraineté française et européenne. L'université Paris-Saclay dispose d'un vice-président, Michel Mariton, chargé du développement économique auprès de la présidence. Ce poste constitue un guichet pour les industriels et joue un rôle d'affichage politique fort, plutôt qu'un objectif de valorisation.
Le monde de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation (ESRI) vit une transformation profonde. Elle a un coût, mais relève aussi de la responsabilité de l'État et des acteurs de la recherche. Cette responsabilisation des acteurs et des établissements doit se fonder sur l'idée de confiance, autre idée appuyée par Bruno Sportisse. L'État doit faire confiance à ses opérateurs, pour donner une plus grande cohérence à sa politique de recherche, d'innovation et de formation, et converger vers des objectifs de croissance, d'autonomie et de souveraineté stratégique française et européenne. La notion d'impact doit passer par des contrats pluriannuels d'objectifs, de performance et de moyens (COP) entre l'État et les opérateurs, qui doivent aborder la formation, la recherche mais aussi l'innovation et le transfert.
Deuxième point : lors de l'audition de France Universités, trois points cruciaux ont été abordés : l'importance du continuum et du lien entre formation, recherche et innovation - la formation est essentielle pour que la recherche soit pertinente - ; le maintien d'une recherche fondamentale d'excellence, prérequis indispensable à la recherche partenariale et à l'innovation de rupture ; les objectifs de décentralisation et d'autonomie, grâce à un lien fort entre l'ESRI et l'industrie, dans chaque territoire et au sein de chaque site, dans une logique de proximité.
En effet, l'écosystème de Paris-Saclay montre que la présence d'établissements académiques reconnus incite les industriels à s'installer au sein d'un même territoire. Il faut soutenir cette coordination des politiques de site, dans une démarche bottom up de site. Bruno Sportisse a rappelé l'importance du « dynamisme d'écosystèmes centrés sur des territoires et sur des universités, parce que la formation, la recherche et l'innovation sont intimement liées, parce que les universités portent la pluridisciplinarité et la diversité sociale et parce qu'elles sont les seules à pouvoir nous aider à répondre à l'immense enjeu des compétences dans le numérique », dont il parlait plus particulièrement, mais ces propos pourraient être étendus à l'ensemble des domaines de l'innovation.
Pour compléter ces deux points fondamentaux, nous allons dresser quelques constats, prémices de nos propositions.
La France est reconnue pour sa recherche d'excellence. Cependant, malgré le succès des regroupements, nous constatons une certaine érosion des résultats de la recherche française, ce qui constitue une alerte. Il faut réagir, en finançant mieux la recherche et l'innovation. La loi de programmation de la recherche (LPR) est un bon début, mais son application s'apparente à une usine à gaz : les modalités d'application sont trop complexes, et la durée est beaucoup trop longue pour que la France redevienne concurrentielle à l'échelle européenne et mondiale. Il faut amplifier les mesures.
L'excellence en innovation n'est pas encore atteinte, mais nous progressons, à l'image des succès de Quandela et d'Exotec. L'émulation de la French Tech et les efforts de Bpifrance sont manifestes : nous constatons un effet boule de neige. Très vite, de nombreux projets, ayant un impact sociétal clair, vont se concrétiser. La prise de conscience de cet impact sociétal au sein du monde académique fait partie de la transformation de nos établissements, déjà bien engagée. Le rôle de notre université est celui de la diversification des cultures, en rapprochant notamment universités et écoles, d'une part, et monde académique et monde économique, d'autre part.
J'en viens au modèle de l'innovation, qui n'est pas linéaire, mais bien plutôt un foisonnement de modèles ; il n'y a pas un modèle. Il nous faut donc favoriser l'innovation directement issue de la recherche en laboratoire, à court et moyen termes, mais aussi celle qui est issue d'une succession de spirales de connaissances, qui capitalise sur un progrès des connaissances, suivant un calendrier imprévisible.
À cet égard, les applications laser sont emblématiques, puisque les champions industriels français ont su innover de manière foisonnante à partir de connaissances diverses ayant émergé à diverses périodes, d'où cette idée de spirale, développée dans un article de Claude Cohen-Tannoudji de 2004. L'innovation de rupture n'est pas un jardin à la française ; c'est à la fois la difficulté et la richesse de la promotion de l'innovation de rupture.
J'en viens à nos propositions pour faire émerger des champions industriels.
La France dispose de grands groupes, mais, pour avoir travaillé dans un laboratoire de microélectronique avec de nombreux industriels - je suis physicienne -, j'ai pu constater que nos grands groupes sont « accros » à la subvention publique, a contrario d'autres pays.
Par ailleurs, il manque en France un tissu de petites et moyennes entreprises (PME) et d'entreprises de taille intermédiaire (ETI) et un lien entre le milieu académique et ces entreprises. La comparaison avec l'Allemagne est éclairante. Nous devons solidifier et développer le maillon des PME, ETI et start-up, en réseau avec les universités. Les étudiants doivent disposer d'informations claires sur l'évolution des métiers, afin que les universitaires puissent faire évoluer les formations et que les entreprises puissent intégrer les étudiants ou doctorants en CIFRE dans leurs équipes.
Nous pouvons aussi explorer la piste de la consolidation précoce, utile dans certains cas mais pas dans d'autres. Certains pays encouragent la fusion de jeunes entreprises au début d'un cycle technologique ; on dit parfois que le caractère gaulois serait moins enclin à de telles évolutions que le caractère germanique. À excellence scientifique comparable, les leaders français du laser sont dix fois plus petits que les leaders allemands. Ce n'est pas toujours utile, mais ça peut être nécessaire dans certains cas.
Enfin, il faudrait bien choisir les axes d'investissement pour amorcer le développement des champions industriels, avec en ligne de mire une économie, à l'horizon de 2050, qui soit décarbonée et inclusive. À ce titre, un lien fort entre monde académique et monde industriel est essentiel. Les professeurs pourraient intégrer les conseils d'administration des entreprises, de même que les industriels participent aujourd'hui aux conseils d'administration des universités. À Paris-Saclay, le monde économique est bien représenté et des industriels sont présents dans tous les conseils d'administration de nos formations. Nous avons par ailleurs créé un comité d'orientation stratégique uniquement constitué de personnalités extérieures.
Le regard académique dans les entreprises permettrait en effet de mieux identifier les besoins, de repérer les signaux faibles et d'identifier des enjeux, comme sur le climat ou la transition énergétique, avec un prisme toujours à la pointe de l'état de l'art. Les conseils d'administration en Europe incluent 3,6 % d'universitaires, contre moins de 1 % en France. Aux États-Unis, 40 % des conseils d'administration incluent au moins un docteur et les dirigeants eux-mêmes sont souvent docteurs. Cette perspective rejoint le besoin de valorisation du doctorat et notre volonté de former des docteurs qui sauront s'impliquer dans l'industrie.
Je termine par le point crucial de la formation. Les formations à l'entrepreneuriat doivent être encouragées, à tous les niveaux, dès la licence. Au-delà, nous devons développer la curiosité, l'apprentissage du risque, l'exigence, la capacité d'adaptation au marché du travail et l'esprit critique. À ce titre, l'université favorise la diversité des profils et des disciplines. Le rôle de l'université est bien de recréer une forme de pluridisciplinarité, capable de répondre aux enjeux sociétaux. Ainsi, nous pourrons libérer les énergies et arrêter de travailler en silo, en valorisant tous les profils, tout en restant exigeants quant aux objectifs.
Il est donc urgent d'adosser à la LPR une loi de programmation pour l'enseignement supérieur ; une vision pluriannuelle renforcerait la capacité des établissements à anticiper les nouveaux métiers, apporterait à notre jeunesse les connaissances nécessaires à une insertion à niveau bac+3, bac+5 et bac+8, et encouragerait la formation tout au long de la vie, point clef pour encourager l'innovation au sein de nos entreprises.
M. Giancarlo Faini, directeur du centre de nanosciences et de nanotechnologies de l'université Paris-Saclay. - Le centre de nanosciences et de nanotechnologies (C2N) de l'université Paris-Saclay est relativement jeune. Il résulte de la fusion de deux unités anciennes liées au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et au site de Marcoussis d'Alcatel. Créé en 2016, il a intégré le plateau Paris-Saclay en 2018, et compte 400 personnes, dont 200 permanents venant de l'université et du CNRS, personnels administratif et technique inclus. Nous sommes la plus grosse unité de photonique d'Europe ; nous menons aussi une importante activité en nanoélectronique, notamment en spintronique, sur les matériaux, sur les applications dans les microsystèmes et sur les développements médicaux et biomédicaux.
Nous disposons de la plus grosse centrale technologique académique de France, avec 3 000 mètres carrés, et représentons plus de 35 % du potentiel français en nanotechnologies.
Nous partageons les propos de la présidente : nous entendons mener des recherches qui contribuent au progrès scientifique mais aussi économique, social et culturel du pays ; transmettre les connaissances de la rechercher par la recherche ; faire bénéficier la société de nos progrès, grâce à des dispositifs de transfert et de valorisation. Voilà qui représente une carte d'identité des activités du laboratoire, qui brassent toute la chaîne de valeur, de la physique fondamentale aux applications. Tous nos chercheurs font de la recherche fondamentale - c'est du temps long - et collaborent avec les industriels - sur le temps court -, notamment en créant des entreprises. Nous créons aussi des laboratoires communs avec les industriels - le Graal -, où moyens industriels et académiques sont mis en commun pour des projets bien ciblés.
Mme Cynthia Vallerand, secrétaire générale du centre de nanosciences et de nanotechnologies de l'université Paris-Saclay. - Depuis 2021, il existe au sein du C2N une cellule de valorisation, qui comprend trois personnes et oeuvre selon deux axes prioritaires : valoriser les recherches du C2N et favoriser l'émergence de nouveaux champs de connaissance.
Nous avons identifié les freins qui nous empêchaient d'aller au-delà de la recherche fondamentale. Il s'agit de démythifier la complexité administrative de l'innovation et de briser un certain nombre de tabous : le tabou d'une recherche valorisée qui serait moins prestigieuse qu'une recherche académique, celui du chercheur qui serait mercantile et celui d'un monde industriel, lui aussi mercantile, qui viendrait heurter les valeurs fondamentales de la recherche. Pour accompagner ce changement de paradigme, nous avons profité du changement du paysage de la recherche et de l'innovation au sein du tissu local de Paris-Saclay, de la politique d'innovation disruptive de nos tutelles et de la montée en puissance de nouveaux dispositifs, comme la SATT.
Notre cellule forme les chercheurs et le personnel technique, détecte les projets innovants à potentiel de valorisation, cible les appels à projets, aide à l'analyse des inventions et des brevets et à la maturation des projets. Nous fournissons à nos chercheurs des documents génériques qui permettent de réduire les temps administratifs, par exemple pour monter une convention, trouver un hébergeur ou accéder aux équipements. Nous les accompagnons aussi pour les déclarations de brevets et de savoir-faire.
Pour développer l'esprit entrepreneurial, nous avons instauré un parcours d'intégration qui sensibilise les nouveaux entrants à la valorisation et aux partenariats. Lors de cette journée, les contrats de valorisation sont présentés, en fonction des objets de valorisation : savoir-faire, objets, idées, prototypes. Huit mois après le démarrage de leur thèse, nous rencontrons les nouveaux doctorants pour envisager les opportunités de valorisation. Nous organisons des petits-déjeuners avec les start-up hébergées chez nous ; nous misons beaucoup sur la sérendipité et disposons d'un espace pour héberger les start-up, afin qu'elles échangent et constituent un réseau solidaire de jeunes entrepreneurs. Les start-up sont aussi invitées à des événements, pour exposer leur parcours et échanger avec les industriels. Ainsi, nous démythifions la prétendue difficulté à monter une start-up, brisons le tabou du « chercheur mercantile », nous diffusons l'idée d'une recherche à impact direct sur la société, en cassant le mythe de la recherche académique supérieure à la recherche valorisée.
Nous sommes fiers, au C2N, de disposer de deux laboratoires communs, avec le laboratoire de recherche Inredd (Innovations, responsabilités et développement durable) et Stellantis ; deux autres sont en cours de construction, avec Quandela - start-up du C2N qui a développé la première source de photons uniques et qui est à la base du premier ordinateur quantique - et avec Cairdac, qui développe un pacemaker autonome, s'appuyant sur la récupération d'énergie, grâce à des brevets déposés par l'une de nos équipes en microsystèmes et nanobiofluidique. Nous menons aussi quatre projets de prématuration, qui ont tous vocation à se transformer en start-up.
Ainsi, le C2N dispose aujourd'hui de quatre start-up : Quandela, Spin-Ion, CryoHEMT et Klearia. Trois autres sont en cours de montage, en biomédical, photonique hybride et capteurs biologiques. Deux projets France Relance sont actifs et un troisième est en cours de montage avec Airbus. Nous montons une start-up tous les quinze mois, rythme que nous souhaitons conserver.
Enfin, 25 % de nos publications sont produites avec les industriels.
Mme Catherine Bonazzi, directrice de l'unité mixte de recherche Say Food. - Je dirige une unité mixte de recherche (UMR) sous tutelle de l'Institut national des sciences et industries du vivant et de l'environnement (AgroParisTech) et de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). L'UMR Say Food compte 160 personnes et s'intéresse à l'ingénierie des aliments et des bioproduits, depuis la transformation des matières premières agricoles jusqu'à l'acceptabilité par les consommateurs.
L'objectif de nos deux tutelles - grande école et institut national de recherche - est de réaliser des recherches finalisées pour répondre à des enjeux et défis sociétaux portant sur l'alimentation, l'agriculture et l'environnement. Notre proximité est grande avec les secteurs économiques et industriels ; une grande partie de nos recherches est partenariale, avec des entreprises, pouvant déboucher sur des brevets. Nous avons des doctorants sous convention industrielle de formation par la recherche (Cifre) et participons à des projets, avec l'Agence nationale de la recherche (ANR) et l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), en partenariat avec des entreprises. Nous participons aux instituts Carnot Qualiment et 3BCAR, qui permettent de répondre rapidement aux demandes des industriels.
Nous accompagnons de plus en plus les start-up et l'entrepreneuriat. AgroParisTech accompagne les étudiants dès la première année pour faire émerger des idées, jusqu'à la création d'entreprises, avec le soutien de la Fondation AgroParisTech. Nous accueillons aussi le Food'Inn Lab, tiers lieu qui accompagne les projets de Food Tech. Nous organisons des concours deux fois par an, pour des projets qui ont besoin de l'accompagnement scientifique de notre unité. Enfin, nous nous appuyons sur Inrae Transfert, filiale de l'Inrae destinée à la valorisation de la recherche et de l'innovation.
Mme Sylvia Cohen-Kaminsky, vice-présidente du conseil scientifique de la faculté de médecine Paris Sud. - Le conseil scientifique de la faculté de médecine Paris Sud a mis en place des auditions systématiques de projets innovants. S'il est difficile d'inclure dans cette démarche les médecins qui sont au chevet des patients, la faculté dispose néanmoins d'unités de recherche telles que la nôtre.
Notre unité, créée en 2010, dédiée à la physiopathologie et à l'innovation thérapeutique dans l'hypertension artérielle pulmonaire, mêle complètement recherche fondamentale et médecine, et inclut aussi bien des chercheurs que des médecins qui gèrent les patients. L'unité est adossée au centre de référence sur l'hypertension artérielle pulmonaire. Elle est dirigée par le professeur Marc Humbert, de renommée mondiale. Nous échangeons beaucoup avec les associations de patients, ce qui nous apporte une motivation supplémentaire.
En quelques années, pour une maladie sans traitement curatif, dont les patients décèdent dans les trois à cinq ans après le diagnostic, nous avons su développer une innovation de rupture pour un traitement transformant. Grâce à l'environnement de Paris-Saclay, nous avons utilisé tous les leviers financiers de l'innovation et mené une recherche fondamentale qui a conduit à l'identification d'un candidat médicament ; nous avons collaboré avec les chercheurs de la faculté de pharmacie, pour conduire ce candidat médicament aux portes du développement réglementaire et clinique. Au sein de cet environnement académique, nous avons pu parcourir toute la chaîne de valeur. Le projet a été primé au concours i-Lab en 2021.
Très tôt, nous nous sommes attachés à transférer notre recherche grâce aux apports de la prématuration et de la maturation au sein de l'université Paris-Saclay. Le marché est évalué à 7,5 milliards de dollars et projeté à 10 milliards de dollars en 2030, alors même que la maladie est rare.
Je conclurais sur les obstacles que j'ai dû surmonter en tant que chercheuse et pur produit académique, pour sauter le pas et transformer l'essai, puisque nous sommes en train de créer la société qui va mener le développement clinique de ce candidat médicament.
L'innovation en santé est considérée comme risquée, il est donc très difficile de s'adresser aux investisseurs. L'attrition est réelle pour les candidats médicaments. Cette innovation a coûté cher, puisqu'il a fallu lever 3 millions d'euros de fonds académiques, en mettant bout à bout tous les leviers existants, et en incluant par exemple le programme d'investissements d'avenir (PIA). Ce programme a d'ailleurs permis d'obtenir des fonds importants, au début du projet, pour lancer la collaboration pluridisciplinaire entre biologistes, médecins et chercheurs en chimie médicinale.
Une fois le candidat médicament trouvé, il faut lever 25 millions d'euros pour enclencher la phase 2 et espérer intéresser un industriel qui conduira le développement. Cette phase d'amorçage représente un véritable obstacle.
Par ailleurs, j'ai ressenti un manque de formation, étant un pur produit académique. Sans formation pluridisciplinaire, il m'a fallu apprendre à parler le langage de la chimie, et j'ai mis à profit la période de confinement en passant un master in business administration (MBA) - exceptionnel MBA de Paris-Saclay dédié à l'entrepreneuriat en santé -, au sein de la Life sciences leadership school, où l'on apprend en faisant.
À ce titre, il me semble essentiel de pouvoir proposer aux jeunes chercheurs, à l'instar des bourses de postdoctorat à l'étranger, une bourse pour monter leur société et développer l'innovation sur laquelle ils ont travaillé pendant leur thèse. Une telle bourse pourrait être très incitative.
L'aventure entrepreneuriale reste douloureuse, mais il est aussi important de la démythifier.
M. Pascal Corbel, responsable de l'entrepreneuriat. - Nous avons, pour un projet de start-up, une équipe mixte composée d'un ingénieur de recherche en mathématiques, d'un professeur de médecine, ainsi que, pour la dimension « business », un élève de CentraleSupélec et une étudiante de l'École normale supérieure.
Mme Sylvie Retailleau. - Cet exemple montre que le rôle de l'université est de rassembler, de manière très proche, l'ensemble des professionnels et disciplines, par exemple dans le domaine de la médecine, sur le cancer ou encore l'intelligence artificielle. Depuis trois ou quatre ans, les collaborations se sont considérablement développées, grâce à cette intégration des établissements au sein d'une même université. Cela représente un véritable levier pour l'innovation de rupture.
M. Giancarlo Faini. - Au sein de notre laboratoire, près de la salle de technologie, nous disposons d'importantes surfaces dédiées à la R&D menée par les étudiants et à la formation continue, dans le cadre des collaborations entre étudiants et industriels.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Parmi les start-up hébergées, avez-vous des exemples d'entreprises consolidées, qui sont devenues des acteurs de référence ? Ou bien êtes-vous plutôt dans la fabrique de l'innovation industrielle, avant de passer la balle systématiquement aux grands groupes ?
Par ailleurs, pourriez-vous détailler les obstacles liés au manque de financement dans la phase d'amorçage du développement industriel ?
M. Giancarlo Faini. - La montée en puissance de Quandela est un bon exemple de la montée en puissance. Cette start-up compte aujourd'hui 40 personnes, et espère 100 collaborateurs d'ici à la fin de l'année. Elle est la référence européenne dans son domaine, avec des bureaux en Allemagne et en Espagne.
Un autre bon exemple est la start-up Ion-X, qui a développé un propulseur ionique pour les petits satellites et est devenue une référence mondiale.
Le modèle pertinent n'est pas celui d'un chercheur qui se convertit totalement en entrepreneur. Le chercheur joue plutôt un rôle de contributeur comme expert scientifique, une fois que la société a été montée.
Mme Cynthia Vallerand. - Ion-X est une société qui a émergé grâce au développement d'une découverte de 1984. Il a donc fallu près de 40 ans pour aboutir. En 2015 a eu lieu une première mondiale sur un faisceau d'ions à liquide ionique ; en 2017, une recherche technologique a été lancée avec le CNES pour le développement d'un moteur à liquide ionique ; en 2020 a eu lieu le premier essai d'un moteur complet, qui a permis la création d'Ion-X en 2021. La levée de fonds pour cette entreprise s'est faite avec l'investisseur Technofounders, qui investit dans des start-up en devenir, pour 2 millions d'euros.
La technologie de Quandela date de 1990, et la société a été créée en 2017. C'est un pur produit de la recherche fondamentale : à partir d'un prototype, une directrice de recherche et son doctorant ont créé une société de 40 personnes, qui embauche des docteurs, des ingénieurs et des doctorants du C2N. Nous disposons d'un laboratoire commun et nous programmons des achats d'équipements communs.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Quelles sont vos réserves ou déceptions sur l'application de la loi LPR ?
Mme Sylvia Cohen-Kaminsky. - Pour revenir à la question précédente, le problème porte sur l'amorçage financier, pour que les investisseurs puissent faire confiance. Quand on est arrivé au bout de ce que l'on peut faire côté académique, créer une société demande des sommes importantes, même si l'on a gagné le concours I-lab. Selon notre business plan, pour atteindre nos objectifs, nous devons passer en deux ans de 3 à 23 personnes. Le problème de l'amorçage n'est toujours pas résolu. Nous avons été sélectionnés par le Spring 50 de Paris-Saclay et avons déjà, à ce titre, des rendez-vous avec des investisseurs, mais, pour le moment, je n'ai pas de solution.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il manque donc des acteurs sur ce segment en France, voire en Europe ?
Mme Sylvia Cohen-Kaminsky. - Tout à fait. Aux États-Unis, on nous aurait fait confiance plus rapidement qu'en France. Des collègues américains me l'ont confirmé.
L'impossibilité pour les docteurs à participer à la direction des entreprises est aussi un point important. Je ressens une réelle frustration à ne pas pouvoir faire partie des décisionnaires au sein de l'entreprise, tout en continuant mon métier de chercheuse du CNRS.
Mme Sylvie Retailleau. - La première réserve concernant la LPR est la durée. Cette loi vise à atteindre un budget pour la recherche qui s'élèverait à 3 % du PIB. Alors que d'autres pays, comme l'Allemagne, réinvestissent déjà, l'horizon 2027-2030 est trop lointain pour que nous soyons concurrentiels, même si l'effort financier est réel. Dans le quantique, on a injecté de l'argent, l'effort a été réel, mais cet argent est injecté sur des temps trop longs.
Deuxièmement, les contraintes sont trop importantes. On nous parle d'attractivité, il faut attirer des talents de haut niveau à l'international, c'est très bien, mais c'est trop encadré. De manière générale, on nous a imposé trop de règles, trop contraignantes. Le repyramidage est une machine infernale. Les rapports représentent une charge de travail administratif beaucoup trop importante. Les processus de ressources humaines sont beaucoup trop lourds et complexes, et vont à l'encontre de l'attractivité et de la valorisation des carrières.
Mme Sylvia Cohen-Kaminsky. - Nous ne pourrons attirer les talents internationaux avec les salaires de chercheurs français. Les chercheurs sont beaucoup plus valorisés à l'étranger.
Mme Sylvie Retailleau. - Pour nos chaires, nous demandons plus de liberté et d'autonomie en matière de ressources humaines. Cependant, nous rencontrons des problèmes d'acceptabilité interne. Comment faire accepter au sein d'une même équipe des écarts de rémunération importants, entre un chercheur français qui gagne un salaire de misère, de 2 000 ou 2 300 euros, et celui d'une pointure payée à la hauteur du marché international ? Les gens peuvent accepter une différence, mais l'écart est beaucoup trop important ; pour que ce soit accepté, le salaire de base devrait être au moins correct. On a donc du mal à l'appliquer.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Concernant les regroupements entre facultés et écoles, rencontrez-vous des difficultés inhérentes à votre nouvelle taille critique, par exemple en matière budgétaire et d'organisation ?
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - En France, on imagine que plus la taille est importante, plus on est efficace ; or les exemples internationaux montrent l'inverse.
Mme Sylvie Retailleau. - Paris-Saclay n'est pas une énorme structure par rapport à d'autres universités françaises ; Strasbourg, Marseille, Paris sont plus gros. Nous comptons 48 000 étudiants. Le Massachusetts Institute of Technology (MIT) ou l'université de Berkeley ont été créés au XIXe siècle, voire bien avant. Au XXIe siècle, les objectifs sont tout à fait différents : il s'agit de changer de modèle, dans une course mondiale.
Le modèle français des grandes écoles et des universités qui se regardent en chiens de faïence date du XIXe siècle : il n'est plus adapté, ni à la recherche internationale ni à la formation. Le modèle de Paris-Saclay est d'associer une université - Paris Sud - à quatre grandes écoles, sans copier un modèle international. Ce n'est en rien une fusion à la française, où tout disparaît dans une même entité. L'association que nous avons créée respecte les points forts et les identités de chacun, en les faisant évoluer. J'étais présidente de Paris Sud et je ne vois pas beaucoup de différence entre une collaboration de Paris-Saclay avec CentraleSupélec ou AgroParisTech et une collaboration de Paris Sud avec la faculté de médecine : vous ne pouvez pas plus dire à un doyen de médecine qu'à un directeur d'école ce qu'ils doivent faire.
La question est plutôt celle de la taille et de l'autonomie du laboratoire, qui est l'unité de base ; l'université, elle, joue ensuite le rôle de chapeau, pour encourager les interactions interdisciplinaires, lever des fonds, animer des communautés ou faire évoluer les formations. Je pense que personne ne souhaite revenir en arrière, au regard, par exemple, de la valeur du diplôme à l'international ou auprès des industriels. De toute évidence, cette dynamique autour de Paris-Saclay fonctionne.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Mesdames, messieurs, je vous remercie pour l'ensemble de vos interventions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 9 h 20.