- Mardi 8 mars 2022
- Audition de Mme Claire Chabrier, présidente de France Invest et M. Laurent Vronski, secrétaire général de Croissance Plus
- Audition de MM. Philippe Poletti, président du directoire d'Ardian France, membre du comité exécutif et responsable d'Ardian Buyout, Laurent Foata, responsable d'Ardian Growth et managing director, et Laurent Fayollas, deputy head d'Ardian Infrastructure
- Audition de M. Bruno Bonnell, secrétaire général pour l'investissement, et Mme Patricia Barbizet, présidente du Comité de surveillance des investissements d'avenir (CSIA)
- Audition de MM. Julien Cantegreil, fondateur de SpaceAble, Éric Carreel, président-directeur général de Withings, et Pierre Garçon, président-directeur général d'EcoMundo
- Mercredi 9 mars 2022
Mardi 8 mars 2022
- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -
La réunion est ouverte à 9 h 50.
Audition de Mme Claire Chabrier, présidente de France Invest et M. Laurent Vronski, secrétaire général de Croissance Plus
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en accueillant M. Alexis Dupont, directeur général, et Mme France Vassaux d'Azemar de Fabrègues, directrice générale adjointe de France Invest, tous deux en téléconférence, et M. Laurent Vronski, secrétaire général de Croissance Plus.
Dans le cadre de cette mission d'information, nous nous interrogeons sur la difficulté en France de transformer l'innovation en applications industrielles et de voir émerger des entreprises leaders sur leur marché.
Au fur et à mesure des auditions, nous avons constaté que le dispositif de financement de la phase d'amorçage jusqu'à la série A fonctionnait désormais relativement bien. En revanche, la série B - qui exige plusieurs dizaines de millions d'euros - est plus compliquée. Quant aux séries suivantes, qui exigent des investissements supérieurs à 100 millions d'euros, elles sont quasi inexistantes, en l'absence de fonds français et même européens capables de débourser de telles sommes.
Par ailleurs, nous avons constaté que si les fonds de capital-risque investissaient volontiers dans la « tech », ils sont beaucoup plus réticents à financer les start-up industrielles, qui exigent souvent des investissements beaucoup plus importants dans la mesure où elles doivent s'équiper d'outils industriels coûteux. En outre, l'horizon « temps » pour les retours sur investissement est beaucoup plus long.
Néanmoins, ce sont ces entreprises, qui ont vocation à créer de l'emploi, dont il conviendrait de soutenir le développement. Par ailleurs, on peut s'interroger sur la pertinence de notre dispositif d'aide à l'innovation : tant que l'entreprise ne fait pas de bénéfice, elle est soutenue par les pouvoirs publics ; si elle est rachetée in fine par une société étrangère, celle-ci récupère ainsi le fruit de l'investissement public dans la recherche et l'innovation et les gains réalisés par l'entreprise.
Enfin, les médias et les pouvoirs publics se focalisent souvent sur les start-up, mais les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) représentent un vivier important de sociétés qu'il faut aider à se développer, grâce à l'innovation et au capital-investissement, pour qu'elles deviennent des leaders sur leurs marchés. Nous avons constaté qu'elles avaient plus de mal à nouer des liens avec les universités et les organismes de recherche, que leurs relations avec les grands groupes relèvent plus de la sous-traitance que de la coopération et qu'elles ont du mal à être innovantes et à se développer.
Nous sommes donc particulièrement heureux de vous accueillir aujourd'hui pour vous entendre sur ces sujets qui vous tiennent certainement à coeur.
France Invest représente 365 sociétés de gestion et 180 sociétés de conseil adhérentes qui forment une communauté de 7 000 professionnels et experts du capital-investissement. Monsieur Dupont, madame Vassaux d'Azemar de Fabrègues, peut-être pourrez-vous nous préciser la différence entre capital-risque et capital-investissement et nous dire si le capital-risque, qui me paraît plus tourné vers les start-up, fait partie de vos domaines d'intervention.
Selon votre site internet, à la fin de l'année 2020, les adhérents de France Invest accompagnaient près de 8 300 entreprises, dont 7 800 entreprises françaises.
Le réseau Croissance Plus compte 350 entrepreneurs engagés pour favoriser la croissance des entreprises. Monsieur Vronski, nous sommes impatients de connaître vos actions en faveur du développement d'un tissu de PME innovantes sur le territoire.
Avant de vous laisser la parole, notre rapporteur souhaite vous apporter quelques précisions sur l'objet de notre mission.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Cette mission d'information, qui a été constituée sur l'initiative du groupe Les Indépendants - République et Territoires, a pour objet les difficultés que rencontrent les entreprises industrielles à « transformer l'essai ».
En effet, les temps de retour, les montants à mobiliser et les espoirs de rendement ne sont pas les mêmes pour ces entreprises. Dans le contexte actuel, remédier à ces difficultés de financement devient une nécessité vitale. Nous avons donc besoin de vos retours d'expérience.
M. Laurent Vronski, secrétaire général de Croissance Plus. - J'ai une double casquette puisque je suis à la fois industriel depuis 29 ans et secrétaire général de Croissance Plus. Notre réseau regroupe 350 entreprises de croissance, et seulement 15 industriels : cela plante le décor !
Mon entreprise, Ervor, est la dernière entreprise française qui fabrique des compresseurs d'air. Nous exportons 90 % de notre production - nous sommes implantés dans les centrales nucléaires, le transport, dans le militaire -, et nous avons 15 concurrents allemands et 17 concurrents italiens. Nous nous battons sur la planète.
Je suis très reconnaissant que les pouvoirs publics aient mis le projecteur sur le secteur industriel. Avant la bulle internet, des esprits « éclairés » avaient imaginé un monde sans usine. Aucune banque ne voulait alors financer l'acquisition d'un site industriel par mon entreprise, alors même que nous disposions de fonds propres équivalents à notre chiffre d'affaires. On m'avait expliqué que j'étais ringard, que j'étais dans le « brick & mortar » alors qu'il fallait être dans le numérique.
Quand la bulle a éclaté, il y a eu un revirement de situation ; nous avons racheté un site qui fabriquait des relais pour la 3G. En raison de la chute du prix des licences, du jour au lendemain, la banque s'était retrouvée avec le local sur les bras et, alors que 15 jours plus tôt, personne ne nous aurait financés, le comité de crédit était désormais ravi de pouvoir revendre le site à un industriel. C'est donc une question d'état d'esprit avant d'être une question de disponibilité des fonds.
Nous sommes installés à Argenteuil, qui est la plus grande zone industrielle d'Île-de-France, qui était autrefois la première région industrielle de France. Il y a un an et demi, nous aurions été incapables d'organiser une réunion en visioconférence comme celle que nous avons ce matin, tout simplement parce que la fibre optique n'a été installée à Argenteuil qu'après le premier confinement...
Nos sites industriels manquent d'infrastructures, ils subissent des invasions récurrentes de gens du voyage et ils n'ont aucun lien avec les universités. À titre d'exemple, à Argenteuil, nous avons dû nous battre pour que le transport soit assuré entre notre site industriel et le RER, situé à 1,6 kilomètre. Comment recruter une femme sans un tel système ?
Ainsi, avant de parler de financement, il faut un écosystème industriel. Or, pendant plus de 30 ans, celui-ci a été le parent pauvre de notre économie. La grande débâcle de la production de respirateurs - qui ne sont rien d'autre que des compresseurs de bas niveau - pendant la crise sanitaire l'a, hélas, démontré ; j'ai été effaré de constater le niveau de déliquescence de notre industrie.
La création d'un écosystème industriel est fondamentale. Pour commencer, il faut être attractif. Pour cela, il faut éviter les zones délabrées et il faut créer des zones de vie, comme cela se pratique dans la Silicon Valley. Une entreprise comme la nôtre, qui ne compte pourtant que 45 salariés, a été démarchée par la Chine et par le Gabon pour rejoindre des zones industrielles parmi les meilleures au monde. Ces pays ont compris que la captation de savoir-faire et de talents était un enjeu stratégique, voire géopolitique. Premier élément, donc : travailler sur les infrastructures industrielles.
Deux mots sur la taxe professionnelle, ou les « impôts de production ». Ces derniers sont censés être une juste rétribution pour l'utilisation des ressources locales. Je vous invite à visiter ma zone industrielle et à constater l'état de nos « ressources locales »... Ces impôts perdurent et sont extrêmement pénalisants : on commence à payer de l'impôt avant même de gagner de l'argent. Pour notre entreprise, la conséquence de la suppression de la taxe professionnelle, c'est-à-dire sa réincarnation, a été une augmentation de 30 % de ces impôts de production. Il faudrait à tout le moins qu'ils permettent de construire un véritable écosystème.
Argenteuil est situé entre l'université de Cergy-Pontoise et Saint-Ouen, où est implantée une des rares universités de mécanique. Or il n'existe aucun lien entre ces universités et la zone industrielle. Il y a un IUT à trois minutes à pied de mon entreprise ; nous avons un besoin constant de stagiaires et d'apprentis, mais pour mettre une affichette de recrutement d'un stagiaire, il faut se lancer dans des démarches administratives sans fin...
Jadis, on disait aux enfants qui ne travaillaient pas bien à l'école qu'ils iraient en pension ; puis on leur a dit qu'ils iraient à l'usine. Heureusement, nombre d'industriels, dont je suis, ont fait leur révolution copernicienne et sont allés évangéliser dans les lycées professionnels et les universités. Cela dit, je le répète, il n'y a aucun lien entre notre entreprise et l'université de Cergy ou la pépinière d'entreprises qui est située à côté de nos locaux. Si nous voulons encourager l'innovation, il faut certes des financements, mais il faut aussi des candidats, des vocations, et pour en avoir, il faut développer les frottements entre les entreprises industrielles et les candidats potentiels.
Je connais bien l'industrie allemande : pour beaucoup de composants, nous devons nous approvisionner en Allemagne et en Italie, parce qu'il n'y a plus de fabricants français. Tels des pélicans, les grands industriels allemands soutiennent les plus petites entreprises au lieu de les écrabouiller ou de s'en servir comme de paillassons, car ils ont compris qu'ils dépendent de leur écosystème. Nos grands industriels fonctionnent au contraire par le rapport de force. Si la médiation du crédit a été créée, c'est par exemple parce que les grands considéraient les petits comme leurs banquiers en jouant sur les délais de paiement. Or, si vous détruisez votre réseau de sous-traitance, vous aurez un impact sur l'écosystème.
Nous avons donc besoin d'un Small Business Act parce que la commande publique est importante et que certains pays, comme l'Allemagne, pratiquent un protectionnisme déguisé depuis 30 ans. L'Allemagne est officiellement ouverte à la concurrence, mais Ervor, qui exporte ses produits dans 38 pays, n'a jamais pu en vendre un seul en Allemagne. Il nous faut rompre avec l'angélisme. La France a parfois fait du zèle dans la transposition des normes européennes, au détriment de son réseau industriel. Il est urgent de renverser la vapeur.
Je veux mentionner la norme CE. Aujourd'hui, certains produits traversent les frontières et bénéficient par un simple coup de tampon de la norme CE, qui est autocertificatrice. Comment instaurer une concurrence loyale avec de tels produits en provenance de l'Orient, de la Chine ou du Vietnam ? Nous devons soumettre les produits importés aux mêmes normes que les produits locaux.
S'agissant de l'écosystème fiscal, j'estime que le crédit d'impôt recherche (CIR) est un très bon outil, simple et efficace. Je ne vois rien à y changer. De manière générale, nous bénéficions de nombreux dispositifs de soutien, mais, je le répète, ils ne servent à rien tant que nous n'avons pas de candidats pour travailler chez nous. J'en reviens donc à l'imbrication nécessaire entre tous les maillons de la chaîne éducative, du lycée professionnel à l'université.
Je termine avec l'écosystème financier. On parle, pour les États-Unis, de marché libre, d'initiatives privées, mais ce sont des programmes publics ! L'État américain investit massivement dans le spatial et dans la Silicon Valley, car il a compris que la commande publique était un levier très important. Depuis 15 jours, la vision stratégique et géopolitique de l'Europe a changé et on peut de nouveau parler sans tabou de redévelopper l'industrie de l'armement, du nucléaire pour assurer notre souveraineté militaire et énergétique. Mais il ne suffit pas d'appuyer sur un bouton, c'est de l'industrie : certains savoir-faire ont disparu, cela exige trente ans de travail. Nous n'étions même pas capables de faire des respirateurs ! L'industrie, cela ne se décrète pas en un claquement de doigts. Si nous voulons développer des savoir-faire, il importe de stimuler la dépense publique et d'avoir de la stabilité dans la durée.
Enfin, il nous faut un marché boursier européen qui soit de taille à rivaliser avec le Nasdaq. Croissance Plus milite beaucoup pour un tel marché boursier.
Nous devons construire une histoire d'amour : si l'industrie manque de financement, c'est d'abord parce qu'elle n'intéresse personne parmi les investisseurs. Ervor dispose de 100 % de son chiffre d'affaires en fonds propres, parce que je gère ma sixième crise, et que je sais qu'en temps de crise on ne prête qu'aux riches et selon les modes du moment. C'est bien de redécouvrir l'industrie, mais nous l'avons négligée pendant trente ans...
M. Alexis Dupont, directeur général de France Invest. - Je vous prie d'excuser Claire Chabrier, présidente de France Invest, qui a été conviée à une réunion de dernière minute à l'Élysée. Je suis accompagné par France Vassaux d'Azemar de Fabrègues, directrice générale adjointe, et par Damien Brisemontier, chargé d'affaires institutionnelles.
France Invest est une association professionnelle des acteurs du non-coté - le capital-investissement, la dette privée et le financement des infrastructures - qui compte près de 550 membres, dont environ 400 sociétés de gestion.
En 2020, les membres de France Invest ont investi 31 milliards d'euros dans un peu plus de 2 300 entreprises et projets d'infrastructures, soit l'équivalent de ce qui avait été levé auprès d'investisseurs institutionnels et privés la même année. Entre 2017 et 2020, pas loin de 125 milliards d'euros ont été injectés par nos adhérents dans l'économie pour investir dans des projets de croissance ou de transformation d'entreprises de toutes tailles, sachant que 80 % des entreprises financées sont des start-up et des PME.
Nos membres accompagnent 7 500 entreprises sur notre territoire et 9 000 partout dans le monde, principalement en Europe. Au total, ces entreprises emploient quelque 3 millions de salariés.
Nous préférons le terme de capital-innovation à celui de capital-risque, car la finalité est de financer non pas le risque mais des entreprises innovantes, des start-up la plupart du temps. Ce segment s'intègre dans le segment plus large du capital-investissement, qui comprend le capital-innovation, le capital-développement et le capital-transmission (LBO), qui permet de favoriser les changements d'actionnariat.
Le segment du capital-innovation est en forte croissance depuis quelques années du fait des bonnes performances de cette classe d'actifs et de l'attractivité de la « French tech ». L'enjeu est aujourd'hui que cette tendance, dont la coloration est assez technologique, bénéficie aussi à l'innovation industrielle.
Les montants levés et investis sur ce segment sont en forte croissance, de l'ordre de 1,2 milliard d'euros au premier semestre 2021.
Au sein de l'Union européenne, la France est le premier pays pour les montants levés et investis dans les start-up en 2020. Le système est de plus en plus mature. En revanche, si les financements d'amorçage sont assez bien dotés, plus les tours de table sont importants et moins les acteurs français ou européens susceptibles d'investir sont nombreux ; passé un certain niveau, il n'y en a plus du tout et seuls les acteurs américains peuvent investir.
C'est pourquoi nous avons soutenu l'initiative Tibi, qui vise à favoriser la constitution d'équipes d'investissement dédiées au financement des entreprises de croissance au-delà d'une certaine taille en France et en Europe. Ce travail de pédagogie a permis l'émergence d'un écosystème de financement de la croissance de ces entreprises.
Dans le cadre du plan France 2030, des moyens importants sont déployés pour le financement de l'industrialisation et de l'innovation industrielle. Certains de nos membres sont déjà assez présents dans le financement de certains domaines, comme la santé ou les biotechnologies. L'enjeu est aujourd'hui de financer les start-up industrielles, notamment de la « deep tech », dont les besoins sont importants.
L'innovation ne s'arrête pas au capital-innovation, et notre rôle est de l'encourager dans toutes les PME et toutes les ETI. À ce titre, le fait que l'industrie - biens et services industriels - soit un des premiers secteurs financés par le capital-investissement nous permet d'apporter une contribution positive au renforcement de l'innovation dans ce secteur.
Le rôle des acteurs du capital-investissement est de catalyser les phases de changement et de transformation importantes dans une entreprise : passer de la PME à l'ETI, croître à l'international par croissance externe, faire de la R&D... Nous le faisons modestement mais efficacement, puisque les entreprises que nous accompagnons grandissent deux fois et demie plus vite que les autres.
Les entreprises sont capables d'innover quand elles sont bien accompagnées et bien financées, mais aussi quand elles sont compétitives ; l'enjeu fiscal est donc aussi primordial.
Je ne sais pas s'il y a un trou dans la raquette dans le financement des start-up industrielles. Si les entreprises de la « tech » ont focalisé l'attention, aujourd'hui les mentalités changent. Le contexte géopolitique et la pandémie ont révélé les besoins d'industrialisation et de modernisation de l'outil industriel ; il y a des chantiers importants en la matière qui exigeront des investissements massifs en fonds propres. Par ailleurs, le chantier de la transition énergétique et écologique nécessitera beaucoup d'argent et d'innovations pour décarboner l'industrie. Notre rôle sera de soutenir et d'accompagner les entreprises dans ce mouvement.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Les propos que vous tenez montrent que notre sujet n'est pas qu'une lubie de sénateurs.
Il me semble que la plupart des financements qui sont consentis par les membres de France Invest ne sont pas forcément en phase, ni dans leur horizon ni dans leurs modalités, avec les projets industriels. Quand on a besoin de financer un outil de production industrielle de zéro, personne ne vous finance. Il n'existe pas, aujourd'hui, un fonds actif de ce segment. Partagez-vous cette perception ?
Vous avez soulevé la question de la solidarité entre entreprises de différentes tailles au sein de l'écosystème, monsieur Vronski. Si nous comparons l'attitude des grands groupes en France et en Allemagne, en Italie ou en Espagne, nous sommes l'exception. L'état d'esprit qui anime les équipes dirigeantes des entreprises qui composent notre CAC40 constitue un point de blocage. Pour le dire de manière politiquement incorrecte, les grands groupes cherchent à s'approprier l'innovation, à la stériliser ou à la capter à la barre du tribunal de commerce. Quel levier d'action efficace envisagez-vous pour changer ce système de « motivation par la peur » au sein des grands groupes ?
Les pays considérés comme les plus libéraux sont pourtant ceux qui aident le plus leur tissu industriel et technologique par d'autres biais que des dispositions comme le crédit d'impôt recherche. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont non seulement un Small Busisness Act, le Bayh-Dole Act et toutes sortes de dispositifs fiscaux favorisant l'investissement des personnes physiques dans les entreprises, mais ils ont encore la DARPA et tout un système de commande publique qui constitue de l'aide indirecte à l'innovation. Le fait que les Gafam soient nés en Californie est la conséquence logique d'un travail cohérent mené dans la durée et de beaucoup de milliards de dollars déversés pour rendre les écosystèmes fertiles autour des universités et laboratoires de recherche.
Face à cela, il me semble que nous n'avons pas les moyens de maximiser la chaîne de valeur que constituent nos universités, nos lycées professionnels et nos instituts technologiques. Nous disposons de tous les actifs, économiques autant qu'intellectuels, mais nous devons les consolider stratégiquement. Nous formulerons certainement dans notre rapport une préconisation en faveur d'un maillage cohérent de la chaîne de valeur de la connaissance, de la formation et du transfert. Quelles sont vos réflexions à ce sujet ?
M. Laurent Vronski. - Vos propos sont de la musique à mes oreilles, madame.
Il y a un élément très important que les industriels négligent : le Patriot Act. Aujourd'hui, deux logiciels se taillent la part du lion dans la conception assistée par ordinateur : celui de Dassault Systèmes et celui de Solidworks, qui a été racheté par une entreprise américaine. Or de plus en plus de logiciels ne peuvent être installés sur les serveurs de nos entreprises, donc on les installe dans le cloud, terme romantique qui désigne un serveur se situant on ne sait où. Or, au nom du Patriot Act, si la société qui gère vos fichiers est américaine, on peut avoir accès à ces données, y compris lorsque le serveur est situé en France. Il faut mettre fin à cet angélisme, car le préalable à l'innovation est de pouvoir la protéger.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Aujourd'hui, le cloud, c'est soit Microsoft Azur, soit Alibaba.
M. Laurent Vronski. - Exactement.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Cela commence en effet par là.
Or certaines sociétés technologiques ne pourraient pas travailler sans ces clouds. C'est très grave. Au fond, nous n'avons plus l'alphabet.
M. Laurent Vronski. - C'est la baignoire qui se remplit et se vide en même temps. Nous pouvons stimuler l'innovation, mais si nos savoir-faire sont pillés, nous serons forcément perdants.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - L'ensemble des données de nos centrales nucléaires sont actuellement stockées sur des systèmes américains avec un droit de regard sur ce sujet sensible.
M. Laurent Vronski. - La protection des actifs immatériels est une prérogative régalienne. L'État et l'Europe seraient pleinement dans leur rôle s'ils s'emparaient de ce problème auquel il faut remédier de manière urgente.
Je partage votre diagnostic, madame, sur les causes du rapport de force entre grands groupes et PME. Les conditions générales d'achat et de vente sont l'un des éléments centraux du rapport de force entre les entreprises. Mon entreprise équipe 580 centrales de production d'électricité dans le monde, mais ces marchés sont conditionnés à l'acceptation de conditions générales d'achat dont le volume est tel qu'un cerveau humain ne peut pas les assimiler. Mais si nous les refusons, nous n'avons pas ces marchés.
Il en va de même des délais de règlement : lorsqu'elle a été créée, les entreprises n'osaient pas solliciter la médiation du crédit, car elles avaient peur d'être marquées au fer rouge et de perdre leurs clients. Aujourd'hui, la médiation du crédit n'arrive plus à répondre aux demandes... Elle s'est en outre saisie des difficultés qu'engendre la hausse du prix des matières premières, car certaines entreprises entendent faire supporter cette hausse par leurs sous-traitants au nom des contrats qu'ils ont signés avant celle-ci. Le risque est un affaiblissement, voire la disparition de certaines entreprises, au nom du contrat. Il y a quelque chose à faire pour infléchir ces comportements, au risque de perdre l'écosystème.
A contrario, le luxe a très bien compris l'importance de ménager les différents acteurs de son écosystème. Prenez LVMH, qui sous-traite la fabrication de dentelle à la seule entreprise qui, en France, a conservé ce savoir-faire. Le groupe est en prise directe avec ce sous-traitant, dont il anticipe les besoins en permanence, afin d'assurer sa survie.
Un dernier enjeu très important est la transmission des entreprises. J'ai 58 ans, et je fais partie des plus jeunes dirigeants industriels. Parmi mes sous-traitants, nombreux sont les dirigeants qui ont plus de 65 ans. Il faut répertorier les savoir-faire et les entreprises pour aider les patrons qui veulent vendre leur entreprise. Il faut aussi susciter les vocations et donner aux jeunes qui veulent racheter des entreprises industrielles les moyens de le faire. Bpifrance est à ce titre un outil formidable parce qu'elle « capillarise » le territoire, dont elle est capable de faire un relevé topographique, et qu'elle peut jouer un rôle de catalyseur.
Dans le bâtiment, on manque actuellement de fer de ferraillage pour le béton. Or, sans ces maillons qui précèdent les technologies les plus avancées, c'est un nouveau noeud coulant vis-à-vis de nos voisins européens, voire chinois, qui se crée peu à peu.
M. Alexis Dupont. - Les acteurs du capital-investissement sont tout à fait volontaires pour accompagner les transmissions d'entreprises, mais à ce stade, les difficultés ne tiennent pas aux ressources.
Avant la transmission, la transformation des entreprises qui ont passé un certain stade de maturité nécessite parfois l'intervention d'un tiers, par exemple d'un acteur du capital-investissement, pour repartir dans un cycle d'entrepreneuriat.
Sur les fonds d'investissement dans le segment de l'innovation industrielle, il existe des acteurs. Ces fonds spécialisés ne sont pas extrêmement nombreux, mais ils existent.
Comme vous l'avez indiqué, madame le rapporteur, le rapport rendement-risque et la période d'immobilisation des sommes étant très spécifiques sur ce segment, la réorientation du fléchage d'une petite fraction de l'épargne permettrait de couvrir les besoins. Les outils existent, il faut maintenant flécher cette épargne et accompagner ce changement de mentalité.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il faut notamment réorienter une partie de la « surépargne covid » pour constituer des fonds axés sur les problématiques que nous évoquons.
M. Alexis Dupont. - Tout à fait, l'épargne doit être davantage fléchée vers les entreprises, notamment pour financer l'innovation industrielle.
Enfin, s'agissant du dialogue entre le monde académique et celui de l'entreprise, notamment en ce qui concerne la deep tech, nous pouvons également avoir un rôle à jouer.
Mme France Vassaux d'Azemar de Fabrègues, directrice générale adjointe de France Invest. - Nous avons effectivement trop peu de fonds spécialisés dans le financement des start-up industrielles. Or, depuis deux ou trois ans, la demande est bien réelle sur ce segment. Bpifrance a d'ailleurs ouvert récemment un fonds dédié aux start-up industrielles. La création de nouveaux fonds prendra un peu de temps, mais le mouvement est amorcé.
S'agissant du corporate venture et les partenariats gagnant-gagnant, je rappelle que le dispositif prévu à l'article 217 octies du code général des impôts permet à toute entreprise d'investir dans des start-up et de participer à leur développement. Mais les entreprises qui souhaitent recourir à ce dispositif doivent passer sous les fourches caudines de la réglementation européenne sur les aides d'État, ce qui implique de longues tractations auprès de la Commission européenne pour chaque dossier.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - N'existe-t-il pas de règlement d'exemption par catégorie ?
Mme France Vassaux d'Azemar de Fabrègues. - Si, mais bien souvent les entreprises sont amenées à demander des dérogations à ce règlement, et donc à solliciter l'aval de la Commission européenne. Quoi qu'il en soit, nous ne disposons pas, à ce jour, de l'ensemble des textes d'application relatifs au dispositif de corporate venture, qui a pourtant été adopté depuis des années.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Monsieur Vronski, vous avez évoqué l'aménagement des sites industriels. L'État n'est pas seul en charge de celui-ci, dans le cadre duquel les régions peuvent également jouer un rôle central.
M. Laurent Vronski. - Je vais vous répondre par une anecdote vécue. Jusqu'en 2003, Ervor était installée à Clichy-la-Garenne, berceau de L'Oréal et de Bic. À l'époque, le maire avait gentiment poussé les industriels dehors pour construire de nouveaux logements, afin de suivre l'exemple de son voisin Levallois-Perret. C'est bien d'avoir des logements, mais il faut aussi que ceux qui y vivent aient du travail... Bic et Ervor ont ainsi été les deux derniers industriels à quitter Clichy-la-Garenne. Nous avons mis cinq ans à trouver un nouveau site. À défaut, nous serions partis nous installer en Allemagne, car beaucoup de nos concurrents allemands nous avaient alors proposé de nous racheter.
Si les régions et les communes ont un rôle important à jouer, encore faut-il que les élus comprennent que l'industrie permet d'ancrer les populations dans le territoire et que leur horizon ne doit pas s'arrêter à la prochaine élection...
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je vous remercie de vos propos très directs et très utiles dans le cadre de nos travaux.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 10.
- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -
La réunion est ouverte à 15 h 00.
Audition de MM. Philippe Poletti, président du directoire d'Ardian France, membre du comité exécutif et responsable d'Ardian Buyout, Laurent Foata, responsable d'Ardian Growth et managing director, et Laurent Fayollas, deputy head d'Ardian Infrastructure
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous recevons aujourd'hui MM. Philippe Poletti, membre du comité exécutif d'Ardian et responsable d'Ardian Buyout, Laurent Foata, responsable d'Ardian Growth, et Laurent Fayollas, responsable adjoint d'Ardian Infrastructure.
La société Ardian est issue de la filiale AXA Private Equity d'AXA, créée par Dominique Senequier, à la demande de Claude Bébéar, en 1996. Elle est devenue Ardian lorsqu'elle a pris son indépendance en 2013, à la suite du rachat de la filiale par les salariés. Aujourd'hui, cette société d'investissement en capital de 850 personnes a 125 milliards d'euros d'actifs sous gestion.
Messieurs, notre mission d'information sur l'innovation en France s'est constituée il y a deux mois et a entendu plus de trente organismes ou personnalités. Une question émerge quasi systématiquement lors de nos entretiens, au point de devenir un enjeu central de notre étude : le problème du financement du développement des start-up et des petites et moyennes entreprises (PME) innovantes. Les différences de points de vue exprimées par les personnes reçues par notre mission ne nous permettent pas de nous faire une idée claire des capacités du marché français et même européen de l'investissement en capital à financer l'innovation, notamment des structures petites ou jeunes.
Il semble que, au-delà de quelques dizaines de millions d'euros, les start-up aient les plus grandes difficultés à se financer sur le marché européen pour « passer à l'échelle » et devenir des sociétés d'envergure européenne ou mondiale, d'où des rachats par des industriels ou des fonds étrangers, généralement américains. L'émergence et la forte croissance d'un fonds comme le vôtre sont de nature à nous redonner quelque espoir, mais nous éprouvons tout de même des inquiétudes fortes sur la capacité de notre économie à financer le développement d'entreprises innovantes en crise de croissance.
C'est pourquoi votre regard sur l'aptitude de la place de Paris et des autres places européennes à jouer son rôle dans le financement de l'innovation et de la croissance des entreprises innovantes nous intéresse fortement. Se pose également la question de la taille du marché de ces entreprises : le marché français est restreint, le marché européen, si tant est qu'il existe, est fragmenté, alors que le marché américain est à la fois vaste et unifié.
Je vous propose de prendre la parole pour un propos liminaire de quinze à vingt minutes, à la suite de quoi notre rapporteur puis les membres de notre mission vous poseront un certain nombre de questions.
Avant de commencer, je cède la parole au rapporteur, Mme Vanina Paoli-Gagin, qui précisera les objectifs de cette mission, dont elle est à l'initiative.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci, messieurs, de nous consacrer un peu de votre temps pour nous aider à mieux comprendre les enjeux qui relèvent du champ de notre mission d'information, créée à l'initiative du groupe Les Indépendants - République et Territoires, dont je suis membre.
Nous sommes très attachés à ce que nos travaux restent focalisés sur l'industrie, qui, dans nos esprits, recouvre non pas exclusivement l'industrie lourde, mais tout ce qui implique un processus de production, que ce soit de la production de nouvelles molécules pour fabriquer des médicaments, de la production de produits de biocontrôle pour remplacer des pesticides, ou encore de la production plus lourde de produits industriels.
Nous estimons - mais peut-être allez-vous nous donner des contre-exemples - que la France a un relativement bon écosystème dédié au financement, à l'amorçage, au capital-développement autour de la French Tech, mais que l'on ne s'y retrouve pas dans le secteur biomédical, où l'on a quelques succès, mais aussi beaucoup d'entreprises achetées par des acteurs étrangers à un stade critique, par exemple celui des essais cliniques, ni dans le domaine plus spécifique des start-up purement industrielles, pour lesquelles les banques, mais aussi les fonds traditionnels de private equity, à la fois par leur taille, leurs obligations de taux de rentabilité interne (TRI) et leur horizon de temps, ne nous paraissent pas adaptés. Or il nous semble que, dans le contexte actuel, financer des start-up industrielles est devenu une impérieuse nécessité : on va de plus en plus devoir produire là où l'on se trouve, à commencer évidemment par l'énergie.
Nous vous proposons de nous présenter les réflexions que vous inspire la thématique de notre mission, à la suite de quoi nous vous interrogerons pour obtenir des précisions et pour recueillir votre avis sur les pistes que nous envisageons de proposer. Notre objectif n'est pas d'écrire un énième rapport sur la recherche et l'innovation en France ni de proposer un grand soir. Nous nous demandons comment on peut se retrousser les manches pour essayer d'agir dans le domaine industriel et formuler des propositions qui soient véritablement opérationnelles.
M. Philippe Poletti, président du directoire d'Ardian France, membre du comité exécutif et responsable d'Ardian Buyout. - Je vous remercie, au nom de toute l'équipe, d'avoir pris l'initiative de cette mission, dont le sujet est important pour l'économie française, la compétitivité et l'emploi, et de nous offrir la possibilité de partager notre expérience.
Ardian est aujourd'hui un leader mondial de l'investissement privé. Nous sommes une société française, dont le siège est à Paris, avec une présence globale, puisque nous avons 15 bureaux dans le monde et employons plus de 850 personnes.
Ardian est majoritairement détenu par les salariés depuis 2013. Nous gérons aujourd'hui plus de 125 milliards de dollars d'actifs, ce qui fait de nous le leader européen du capital-investissement et le sixième acteur mondial dans ce domaine, derrière des fonds américains.
À l'origine, Ardian a fait du capital-risque, à destination de start-up. Ayant constaté que l'épargne avait été fortement véhiculée vers ce secteur, nous nous sommes déplacés vers le capital-investissement au-delà du capital-risque.
Nous avons, aujourd'hui, cinq domaines d'activité.
Les fonds directs - 21 % des fonds que nous gérons - accompagnent les entreprises à divers stades de leur développement - PME, ETI, grandes entreprises -, en tant que partenaires majoritaires ou minoritaires. Nous avons des fonds de croissance, d'expansion, de LBO (Leveraged Buy-Out), de co-investissement. Les fonds d'infrastructures représentent 16 % de nos actifs et visent notamment à accompagner la transition énergétique. Les fonds de crédit représentent 8 % des fonds gérés ; l'immobilier, 2 % ; et les fonds de fonds, dont le rôle est d'investir dans d'autres fonds directs et/ou de donner une liquidité à des investisseurs, représentent 53 % de nos actifs.
En quoi consiste notre métier ? Notre premier rôle est d'investir l'argent de nos clients, donc l'épargne des salariés, des retraités. On le fait de manière prudente et à long terme, avec la volonté d'avoir un impact sociétal positif. Notre second rôle consiste à accompagner les entreprises dans leur développement, pour les aider à croître durablement, à s'internationaliser, à se structurer, à relever les défis liés à la transformation digitale, aux problématiques environnementales et sociales - en fait, à devenir les leaders de demain. Nous intervenons dans des secteurs divers - industrie, services, infrastructures - et principalement dans des pays développés - Europe et Amérique du Nord -, en tout cas pour ce qui est des investissements.
Chacun de nous trois représente un domaine d'expertise d'Ardian. Nous pourrons vous donner, à travers des exemples concrets, des éclairages différents et complémentaires sur l'innovation et l'accompagnement de champions industriels français.
Pour ce qui me concerne, au-delà de mon rôle de président du directoire d'Ardian France, je gère l'activité LBO (leveraged buy-out), qui investit de façon majoritaire et minoritaire dans des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et de grandes entreprises. Laurent Foata s'occupe de l'activité Growth, qui investit dans des PME et des ETI technologiques en forte croissance, et Laurent Fayollas, de la partie Infrastructure. Avant d'aborder les projets, je vais les laisser se présenter et dire quelques mots de leur activité.
M. Laurent Foata, responsable d'Ardian Growth et managing director. - Je dirige, depuis une quinzaine d'années, l'activité qui accompagne les entreprises d'innovation, de croissance - « Growth », en anglais. Ce sont, pour une large majorité, des entreprises françaises qui ont des ambitions très fortes à l'international, tout en gardant leur équipe de R&D en France.
Nous avons accompagné plus de 120 de ces entreprises sur les quinze dernières années, et avons, pour une partie d'entre elles, réussi à créer des champions internationaux, voire des champions globaux sur les secteurs concernés.
Nous intervenons en investissant aux quatre coins de l'Europe continentale.
M. Laurent Fayollas, deputy head d'Ardian Infrastructure. - Je suis responsable adjoint de l'équipe Infrastructure. Chez Ardian, cette activité repose sur trois grands piliers : les transports, l'énergie et les télécommunications.
Nous gérons des actifs réels, donc beaucoup de dépenses d'investissement - les Capex - et de développement. Notre spécificité, par rapport à d'autres équipes, est la durée de nos investissements, avec des fonds qui vont jusqu'à quinze ans, mais que l'on peut renouveler, avec des fonds de continuation, ou des fonds qui n'ont quasiment pas de fin. En France, nous avons mis en place cette vision de très long terme sur l'A88 ou sur la ligne de chemin de fer Tours-Bordeaux, par exemple.
Nous travaillons énormément sur l'énergie de transition. Ainsi, pour tous nos actifs, y compris dans les transports et les télécommunications, nous mesurons les émissions de CO2. Nous disposons, par exemple, d'outils de mesure sur les aéroports et sur les autoroutes en temps réel. Nous poussons énormément cette dimension d'innovation et de nouvelles technologies, ainsi que la dimension environnementale.
Toute notre démarche consiste à aider les sociétés et les managements à développer leur activité, soit en France, soit à l'étranger. Nous investissons en Europe et en Amérique.
M. Philippe Poletti. - Nous avons commencé par un premier fonds LBO de 90 millions d'euros. Au tout début de notre aventure, nous avons également financé des start-up. Nous nous sommes rapidement rendu compte que l'épargne était bien véhiculée vers ce type de projets. Nous avons donc évolué. Nous sommes montés en taille pour pouvoir, aujourd'hui, couvrir toutes les phases de développement au niveau du LBO, jusqu'à des tailles de 2 à 3 milliards d'euros de valorisation. Sur la partie Growth, nous avons un fonds de 320 millions d'euros.
Tout l'enjeu pour nous a été de croître et d'accompagner le développement de ces PME, voire de ces start-up innovantes, qui sont devenues des ETI ou de grandes entreprises. Nous avons assuré cet accompagnement au cours des vingt-cinq dernières années. Nous considérons qu'il est fondamental de continuer, au niveau du LBO, de flécher l'épargne vers des fonds d'investissement qui pourront être de plus grande taille encore, afin de poursuivre l'aventure.
Parmi les sociétés qui figurent dans notre portefeuille, je veux évoquer Solina, qui fabrique des pâtes à tarte et des pâtes à pizza surgelées. Cette société, qui est déjà passée dans les mains de trois autres financiers, réalise aujourd'hui plus de 500 millions d'euros de chiffre d'affaires. Nous continuons à l'accompagner. Nous l'avons accompagnée en Amérique du Nord, qui est extrêmement innovante dans son domaine. Nous avons investi 250 millions d'euros en trois ans, ce qui représente 20 % de son chiffre d'affaires. Bien évidemment, ce n'est pas de l'innovation fondamentale, mais cette société est très innovante dans son secteur, par les nouveaux produits qu'elle sort.
Pour nous, il est fondamental de pouvoir aider l'industrie du capital-investissement à grossir de façon que l'on puisse continuer à accompagner ces entreprises dans le temps.
M. Laurent Foata. - Tibi est une initiative qui illustre assez bien - en l'occurrence dans le domaine des technologies, mais cela est également vrai dans le domaine industriel - la nécessité, à chaque étape de développement des entreprises, d'un écosystème de partenaires financiers qui interviennent aussi dans la gouvernance pour aider ces entreprises à passer l'étape suivante.
Un trou dans cette chaîne de l'accompagnement conduit, comme cela a été le cas il y a un peu plus d'une décennie dans l'univers des technologies en France, à une pression d'acquéreurs internationaux - en l'occurrence, il s'agissait d'acquéreurs américains - qui se positionnent très en amont sur des entreprises n'ayant pas encore atteint une taille critique ni externalisé toute la valeur stratégique de leur innovation.
Pour répondre à cette difficulté, Bpifrance et l'écosystème public ont consenti des efforts d'accompagnement très significatifs en France ces dix dernières années. Tibi est la dernière initiative en date : elle a permis de flécher plus de 6 milliards d'euros des assureurs pour faire émerger, en France, un écosystème d'une vingtaine d'acteurs financiers intervenant après la phase de capital-risque, dans la phase de capital-croissance, donc capables de donner une continuité aux entreprises concernées.
Au cours des dernières années, beaucoup d'efforts ont été consentis sur le financement des start-ups. Aujourd'hui, beaucoup sont faits sur l'étape d'après, l'étape du capital-croissance, sur laquelle Ardian se positionne depuis maintenant une quinzaine d'années. Cela a permis de faire émerger dans notre portefeuille Growth des acteurs français qui sont des leaders mondiaux dans leur domaine, qui sont indépendants et qui ont de grandes ambitions, puisque leur chiffre d'affaires est en grande majorité réalisé à l'international.
L'initiative Tibi a permis de combler ce gap. Il faut aujourd'hui un relais à l'échelle européenne, une étape supplémentaire pour offrir une continuité à nos meilleurs champions de la technologie. Cela pourrait aller jusqu'à envisager un Nasdaq européen, alternative à la nécessité d'une cotation à l'étranger. En effet, la cotation, pour nos entrepreneurs du domaine de l'innovation, est aussi une certaine garantie d'indépendance dans leur gouvernance. Pour les meilleurs d'entre eux, le Nasdaq est bien plus attractif aujourd'hui qu'Euronext.
Je veux citer, à titre d'exemple, deux sociétés de notre portefeuille dans lesquelles nous sommes entrés il y a maintenant un peu plus d'une dizaine d'années et pour lesquelles nous nous inscrivons comme investisseurs de long terme - les cycles d'investissement des acteurs anglo-saxons sont plus courts. Je pense à Ivalua, qui a réussi à multiplier son chiffre d'affaires par plus de dix et à devenir aujourd'hui l'un des trois acteurs mondiaux dans le secteur du logiciel pour les services achat. Je pense également à Planisware, société spécialisée dans les logiciels pour tout ce qui est gestion de projet. Ces deux sociétés ont leur équipe R&D en France, emploient plus de 700, voire 800 personnes - contre moins de 50 quand nous sommes entrés dans ces sociétés - et réalisent aujourd'hui plus de 75 % de leur chiffre d'affaires en dehors de notre pays, avec une majorité du capital détenu par les fondateurs, ce qui est particulièrement remarquable dans le domaine du logiciel.
Il existe donc aujourd'hui des champions, qui envisagent, d'ailleurs, à terme, de s'introduire en bourse pour pouvoir continuer leur expansion et devenir des acteurs de compétitivité mondiale, tout en restant indépendants et français.
M. Philippe Poletti. - Je pense que nous avons pris le problème par le bon bout : il faut d'abord qu'il y ait des start-up innovantes, puis qu'on les accompagne.
Tibi a été une première phase pour créer des fonds français d'une certaine taille. Scale-Up est une seconde phase. Le fait d'avoir ensuite une dizaine de fonds européens à plus de 1 milliard d'euros va nous permettre d'avoir un certain nombre de sociétés de grande taille, qui créeront naturellement un écosystème qui permettra peut-être un jour d'avoir l'équivalent d'un Nasdaq européen. De fait, vouloir aujourd'hui créer ce Nasdaq européen alors qu'on n'a, pour le moment, ni les sociétés ni l'écosystème paraît prématuré.
Nous sommes véritablement des investisseurs de croissance, qui accompagnent les sociétés dans leur phase d'internationalisation. Ce sont très souvent des entreprises familiales que nous devons aider à se structurer et dont nous devons renforcer les équipes de management.
Nous faisons beaucoup de projets de croissance externe. Nous avons aujourd'hui la possibilité d'user d'une nouvelle génération de fonds, de fonds de continuation, de fonds evergreen, qui permettent de s'inscrire dans une durée plus longue. Malgré tout, au bout de cinq, sept, dix ans, il va falloir passer le flambeau. Il faut donc que nous créions l'écosystème français et européen qui permettra de continuer à accompagner ces sociétés.
S'agissant de l'innovation de rupture, comment inciter les entreprises à prendre plus de risques ? Je vais laisser Laurent Fayollas évoquer un premier exemple. J'en évoquerai un autre, dans le cadre industriel.
M. Laurent Fayollas. - Sur la partie infrastructures, nous avons récemment créé un fonds pure player pour l'hydrogène. Toute la filière doit être créée, que ce soit les piles pour les véhicules ou les électrolyseurs pour créer de l'hydrogène vert. Nous pensons qu'un partenariat public-privé (PPP) est nécessaire pour passer à l'échelle sur cette énergie de transition.
Je veux, sur ce sujet, évoquer le modèle californien : grâce à l'équivalent d'un PPP, le privé a pu construire et mettre à disposition 80 stations, la perception d'un loyer permettant de trouver un équilibre même si les stations ne sont pas très utilisées. Ce faisant, à peu près 12 000 voitures roulent à l'hydrogène aujourd'hui en Californie.
C'est vraiment le problème de la poule et de l'oeuf : sur un certain nombre de sujets, il faudra soutenir les projets au départ pour leur permettre de démarrer. Rien n'empêche un partage de valeur, avec, in fine, une restitution à l'entité publique.
Au-delà de la mobilité, il en va de même pour les électrolyseurs pour pousser la production de l'hydrogène vert. Un certain nombre de sociétés se positionnent déjà sur les électrolyseurs. L'enjeu est de passer à l'échelle. Ce saut est important pour développer la filière en France.
M. Philippe Poletti. - Pour des innovations de ce type, c'est en faisant travailler ensemble le public et le privé - à la fois les fonds d'investissement et les industriels - que l'on pourra innover davantage. Il n'y a pas de secret.
Je veux prendre l'exemple, dans l'industrie, de la société Unither. Ce sous-traitant pharmaceutique CDMO (Contract Development Manufacturing Organisation) fabrique des unidoses destinées à contenir des gouttes pour les yeux ou le nez. Il dispose d'une technologie unique, qui s'appelle « BFS » (Blow Fill Seal). C'est une très belle société, et l'un des leaders mondiaux dans le domaine. Unither a réfléchi à la possibilité de fabriquer des vaccins à partir de ses petites fioles en plastique, en y associant une seringue. Cela permettrait de disposer de 1 milliard de vaccins par an à des coûts très faibles. Or ce projet nécessite aujourd'hui 68 millions d'euros, une nouvelle unité de production et beaucoup de recherches. Nous ne nous serions pas lancés dedans si l'État n'était pas venu nous aider, avec Bpifrance. Nous avons proposé ce projet à l'occasion d'un appel à manifestation d'intérêt (AMI) lancé par l'État. Celui-ci en financera 50 %, sachant que si, in fine, le projet, pour une raison ou une autre, n'aboutit pas, 24 millions d'euros, sur les 34 financés par l'État, n'auront pas à être remboursés.
C'est par des partenariats de ce type que nous pourrons faire de l'innovation de rupture.
M. Laurent Fayollas. - Je veux évoquer un autre exemple, que j'aime beaucoup. Je pense qu'on peut amener de l'innovation sur les immenses actifs mobilisés pour les sociétés existantes dans le domaine des autoroutes ou des aéroports. On peut, par exemple, les orienter vers les énergies de transition.
Nous devons être un peu plus flexibles et malins sur la définition, par exemple, des ratios à respecter sur les contrats public-privé. Ainsi, nous avons investi dans une petite société qui fait de l'intelligence artificielle : elle analyse les images de caméras. On pourrait très bien décider, par exemple, de discriminer entre les conducteurs qui prennent des passagers et ceux qui roulent seuls pour optimiser l'utilisation des actifs au travers d'un tarif différencié.
Dans le même esprit, au sein de l'aéroport de Naples, l'alternative était de construire un nouveau terminal ou un complément de terminal ou d'optimiser les flux, mais cette dernière option, qui a finalement été retenue, impliquait un important travail d'électronique et de numérique. Dans un cas, on est rémunéré sur la valeur de l'actif ; dans l'autre, on optimise - ce qui a, pour moi, beaucoup de sens -, on n'a pas cette rémunération dépendant de la valeur d'actif. Je pense donc qu'il faut également réfléchir sur ces volets et se demander comment faire entrer l'innovation dans la gestion de tels actifs.
M. Philippe Poletti. - Ces vingt-cinq dernières années ont permis de démystifier un peu ce qu'était le capital-investissement.
C'est l'épargne des épargnants, donc des retraités, que nous investissons. Nous devons le faire de façon précautionneuse et à long terme. Il est faux que nous ne nous intéressions qu'au rendement. Aujourd'hui, de plus en plus nos investisseurs s'intéressent à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Ardian lui-même est l'un des pionniers en la matière.
Même si je crois que c'est un changement inéluctable, la crise et ses conséquences dans un certain nombre de domaines sont venues nous rappeler que notre devoir était aussi sociétal. Nous y travaillons. Nous nous sommes également rendu compte que le capital-investissement n'était pas plus risqué et qu'il l'était probablement moins que les marchés cotés, dans la mesure où notre gouvernance est vraiment différente de celle des sociétés cotées et nous permet d'être très réactifs. Nous sommes aux côtés des équipes de management.
Nous sommes donc très heureux aujourd'hui que le Gouvernement permette à des investisseurs privés d'investir dans des fonds de capital-investissement et de private equity comme le nôtre, ce qui va amener plus d'argent et permettre l'émergence de fonds de taille supérieure. Ce fléchage est fondamental si l'on veut continuer à accompagner nos entreprises françaises et européennes. La possibilité de mettre les produits dans l'assurance vie est un très grand changement.
M. Laurent Fayollas. - Je pense aussi qu'il faut aller vite.
Je reprends l'exemple de l'hydrogène. Si l'on va très vite à l'échelle, si l'on développe très vite la structure Hy24, les industriels suivront. Si l'on y va petit à petit, si l'on attend que les voitures et les stations de recharge arrivent, nous nous ferons dépasser par d'autres zones. On le voit par exemple déjà sur les électrolyseurs en Chine.
Oui aux innovations, mais essayons de faire des choses à l'échelle.
M. Philippe Poletti. - L'époque où l'on opposait le public et le privé, les fonds d'investissement et les industriels est révolue. L'enjeu est tel que l'on ne peut faire autrement que de travailler ensemble.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je suis entièrement d'accord avec vous sur l'approche public-privé : elle est primordiale pour transformer l'essai.
Je souscris également à ce que vous avez dit sur la nécessité de la massification et de l'accélération. Nous sommes en train de basculer dans le tout véhicule électrique, mais cela fait vingt-cinq ans que les Chinois ont amorti les usines qui fabriquent des batteries lithium ! Il ne faudrait pas que l'histoire se répète sur la mobilité issue de l'hydrogène.
Je partage dans une large mesure les analyses que vous avez développées et que vous avez étayées par des exemples concrets.
Vous avez évoqué l'idée que l'on devrait repenser les modèles de rémunération des services dans une démarche responsable de décarbonation de l'économie : avez-vous déjà travaillé sur cette piste avec les pouvoirs publics ? Partagez-vous avec nous l'idée qu'un rôle important doit être joué par la commande publique ? Pour accélérer les choses, l'idée de la commande par l'État ou par les collectivités locales d'une part de ces innovations industrielles, par exemple dans le domaine de la transition écologique, de la rénovation, de l'efficacité énergétique des bâtiments, est-elle une piste qui vous semble devoir être creusée ?
Enfin, pensez-vous que l'on ne peut pas mieux faire aujourd'hui, notamment pour drainer davantage d'épargne publique ? Pensez-vous qu'il y aura un déploiement à grande échelle et une consolidation au niveau européen, avec des fonds de taille plus importante, sur des sujets comme l'hydrogène, où la première unité, quand on veut vraiment essayer de changer la donne, est quasiment le milliard d'euros ?
Conviendrait-il de redrainer une part de l'épargne publique vers le financement de start-up industrielles ? Financer l'accompagnement d'acteurs industriels, même de petite taille, pour les aider à se déployer à l'international et à atteindre d'autres marchés est une chose, mais on a aussi tout un vivier de start-up industrielles, issues notamment de la recherche publique, qui ne trouvent ni banquiers ni fonds de capital-risque pour financer l'unité de production qui leur permettra de produire un nouveau produit en France. Ne pensez-vous pas qu'il y a, à cet égard, encore un trou dans la raquette ?
M. Philippe Poletti. - Sur ce point, je pense que le plan de relance européen et français de 750 milliards, consécutif à la crise du covid, est une chance incroyable. La part perçue par la France est considérable et doit permettre d'investir dans les domaines de la transition énergétique et de la transition digitale. Cette opportunité est immense. Elle est inédite. Saisissons-nous en.
Par ailleurs, les fonds que nous gérons aujourd'hui viennent, pour 38 %, de l'assurance et, pour 33 %, de fonds de pension, donc d'Europe du Nord ou d'Amérique du Nord. 10 % viennent de fonds souverains, de riches individus, de family offices. N'y a-t-il pas une réflexion à mener dans notre pays sur la façon de drainer de l'épargne ?
M. Laurent Fayollas. - Nous faisons déjà pas mal de choses. Nous anticipons en poussant beaucoup les innovations technologiques sur les actifs réels.
Je reviens sur mon exemple de l'analyse des images caméras : au départ, on ne sait pas trop ce que l'on peut en faire... Il faut discuter avec les industriels sur l'utilisation de ces actifs pour passer à une seconde génération.
Comment encourager financièrement ces mouvements ? On peut penser qu'inciter au covoiturage, pour reprendre cet exemple, fait, pour l'instant, plutôt perdre du revenu, puisque cela fait passer moins de voitures par le péage. Or émettre moins d'émissions, générer moins de flux, permettre une meilleure utilisation est aussi une création de valeur, un « upside », qui permet de trouver un équilibre. Je pense que des expériences existent. Il faudrait pousser cela à grande échelle.
Je pense également à la régulation des aéroports. L'utilisation de nouvelles technologies pour optimiser les flux, au niveau des bagages ou des passeports, avec, par exemple, des portes automatiques, requiert très peu d'investissement, mais crée énormément de valeur, en évitant de construire encore plus. Il faudrait que l'on puisse, sur la base de certains ratios, retrouver un certain équilibre dans la rémunération des actifs.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Oui. Il faudrait presque trouver un indice de sobriété, de non-consommation, de non-artificialisation et l'introduire dans les modèles économiques.
M. Laurent Fayollas. - Exactement.
On peut aussi imaginer un important fléchage vers l'énergie de transition. Par exemple, comment aider un terminal qui recourait au gaz ou au fioul pour l'électricité et le chauffage à utiliser une pile à hydrogène, qui permettra de diminuer considérablement les émissions de CO2 ?
M. Laurent Foata. - Je veux apporter une précision sur l'accompagnement de l'émergence de nouvelles start-up industrielles. Il est intéressant de voir comment la France est parvenue, sur les dix ou quinze dernières années, à se positionner en Europe comme leader dans le financement de l'innovation sur les start-up du numérique. Deux conclusions me semblent pouvoir être tirées de notre expérience.
Premièrement, il faut pouvoir accompagner les start-up industrielles avec des fonds spécialisés. En effet, si la compétition est très forte pour les entrepreneurs, elle l'est aussi pour les partenaires qui les accompagnent. En particulier, les partenaires étrangers ont des niveaux d'expertise, de connaissance sectorielle très importants, et, dans l'émergence d'une nouvelle génération de fonds pour ces start-up industrielles, il est important que la spécialisation soit valorisée.
Deuxièmement, le marché européen étant - à la différence du marché américain - très fragmenté, l'enjeu est de désenclaver ces start-up le plus tôt possible. Pour ce faire, il est important que les partenaires qui financent et accompagnent ces entrepreneurs aient une dimension internationale et sachent dresser des ponts en Europe, au moins dans un premier temps, de façon que, dès le départ, ces start-up partent avec un référentiel, une cartographie qui procède d'une lecture européenne de la compétition.
C'est tout l'enjeu auquel nous avons été confrontés dans le secteur des technologies de l'information : des acteurs français commencent aujourd'hui à être bien placés dans la compétition internationale pour constituer une alternative à des fonds anglo-saxons. Cela a pris quelques années, mais c'est déterminant pour pouvoir accompagner ces entreprises au mieux.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Vous intervenez beaucoup dans le secteur des services ou du numérique, mais les besoins s'expriment aujourd'hui surtout dans des domaines comme l'industrie ou la santé. Les sommes nécessaires y étant beaucoup plus élevées, les porteurs de projets rencontrent des difficultés.
Est-ce, de votre part, un choix de prudence ou de raison, inspiré notamment par des considérations de rentabilité ? Que pensez-vous d'un éventuellement basculement vers l'industrie, que nous appelons de nos voeux ?
M. Philippe Poletti. - Votre perception est fausse : une grande partie de nos investissements sont réalisés dans l'industrie. Il est possible que l'on en parle moins parce que la presse s'intéresse davantage à des start-up innovantes, mais 35 % de notre plus gros fonds - doté de 6,5 milliards d'euros - sont investis dans la santé et le bien-être. Or les sociétés concernées sont des CDMO. C'est donc bien de l'industrie. Par ailleurs, 25 % de ce fonds sont investis dans la chaîne de valeur alimentaire, et nous avons aussi beaucoup investi dans la chimie. Notre segmentation ne distingue pas l'industrie et les services : nous travaillons par secteurs finaux - santé, bien-être, chimie, agro... Cela ne facilite peut-être pas la lecture, mais je peux vous assurer que nous avons énormément investi dans l'industrie.
Le fonds Growth représente 320 millions. Le fonds de LBO est un fonds de 6 milliards, et c'est la septième génération de fonds. On a 15 milliards sous gestion. L'échelle n'est donc pas du tout la même.
Nous avons bien conscience que l'enjeu est d'avoir des start-up et des entreprises digitales, mais aussi de digitaliser toute l'économie et toute l'industrie. Notre rôle est donc non seulement d'accompagner des sociétés dans la croissance et l'internationalisation, mais aussi d'aborder d'autres problématiques fondamentales, comme la politique environnementale - il peut y avoir des risques climatiques suivant l'endroit où sont implantées les usines - et la politique digitale, qui concernent toutes nos entreprises. Notre rôle consiste à aider les sociétés à aborder ces thématiques.
On peut y ajouter la problématique sociale. Ardian a été l'un des premiers du secteur - en 2008 - à partager la valeur : non seulement nous faisons investir nos managers dans la société, mais, lorsque nous cédons une société, nous redistribuons aux salariés une partie de la valeur, qui représente entre un et six mois de salaire en fonction de la performance. Personne ne nous oblige à le faire. Nous l'avons fait naturellement. De fait, si l'on ne prend pas la mesure de l'enjeu social, qui va aller en s'accroissant, si on ne l'anticipe pas, c'est un problème que nous devrons résoudre demain.
M. Laurent Fayollas. - On a souvent l'industrie lourde en tête quand on parle d'industrie, mais, pour vous donner quelques exemples, nous gérons près de 7 gigawattheures d'énergies renouvelables ou de chaleur, des centrales à gaz à cycle combiné, ou CCGT (Combined Cycle Gas Turbine) à 700 mégawattheures, 53 000 kilomètres d'autoroutes... C'est aussi de l'industrie, même si c'est dans la partie infrastructure.
M. Philippe Poletti. - J'aimerais évoquer deux autres thématiques.
Premièrement, pour faire grossir la taille des fonds qui vont pouvoir investir, il faut drainer l'épargne en France, mais aussi attirer les capitaux étrangers. Dans les 125 milliards que nous gérons aujourd'hui, 50 % sont des fonds européens, dont la moitié ne sont pas français, et 50 % sont des fonds non européens. La capacité à rendre notre pays attractif grâce à une stabilité fiscale et juridique et à une bonne visibilité est fondamentale pour continuer à drainer des fonds qui seront investis dans nos sociétés. Ces dernières années, beaucoup de fonds étrangers ont investi dans nos pays, d'abord parce que l'on a des entreprises fabuleuses et des équipes de management incroyables. Nous avons, en France et en Europe, un potentiel de PME hors du commun.
Deuxièmement, l'enjeu de la souveraineté est fondamental. Il faut essayer de préserver et de développer nos sociétés. Il est également important, aujourd'hui, de bien comprendre ce que l'on entend par souveraineté. Nous avons besoin de clarté sur ce que l'on veut faire, sur ce qui est stratégique ou pas.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - À cet égard, monsieur le président, vous pouvez peut-être évoquer l'exemple que vous avez donné tout à l'heure sur les données dans le nucléaire. Il s'agit bien d'un enjeu stratégique, mais nous n'avons malheureusement plus les ressources nationales pour les héberger.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - À la suite d'un appel à projets lancé, me semble-t-il, dans le cadre de France Relance, un cloud a été créé, que l'on voulait souverain, notamment pour héberger toutes les données des centrales nucléaires. Ces données ne figurent plus aujourd'hui dans des bases de données : elles sont stockées dans ce que l'on appelle les « data lakes », de manière anarchique, en vrac, parce qu'elles sont tellement nombreuses qu'on ne peut plus les organiser. On y puise au fur et à mesure des besoins.
Malheureusement, la technologie qui a été retenue est un cloud sous technologie américaine. Autrement dit, les Américains ont le droit d'attaquer l'ensemble des données de toutes les centrales nucléaires françaises, d'en faire ce que bon leur semble, pour des évolutions technologiques, du contrôle ou du piratage. Nous n'avons pas été capables de sécuriser ces données dans un cloud national ou européen.
M. Philippe Poletti. - Sur ce sujet, je peux vous donner un exemple frappant. Nous avons investi pendant plus de dix ans dans Siaci Saint-Honoré, société de courtage française, que nous avons transformée, au bout de sept ans, en leader européen. Cette société récupère énormément de données extrêmement confidentielles, notamment auprès de la quasi-totalité des sociétés du CAC 40, qu'elle transmet à des assureurs. Ses concurrents sont tous américains. Nous avons défendu un modèle français, européen, estimant que l'on devait avoir, en Europe, un leader dans le domaine du courtage. Au départ, cela faisait sourire, mais, aujourd'hui, Siaci travaille avec quasiment toutes les entreprises du CAC 40, qui ont compris le caractère stratégique de leurs données.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Ce n'est pas sous technologie américaine ?
M. Philippe Poletti. - Non, c'est sous technologie française.
Le maintien de la souveraineté implique parfois de suivre toute la chaîne, y compris de services.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous vous remercions de votre présentation et de vos compléments d'information. Si vous pouvez nous transmettre vos réponses aux points du questionnaire que nous n'avons pas abordés, cela nous sera très utile pour le rapport.
M. Philippe Poletti. - Nous vous les transmettrons.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Cela nous intéresse notamment de savoir ce qui se passe quand vous vous êtes trompés ou quand vous avez investi dans un projet qui n'a pas prospéré.
M. Philippe Poletti. - Ardian n'étant pas positionné sur les start-up et venant d'un groupe d'assurance, sa stratégie d'investissement est relativement prudente. Nous avons connu très peu d'échecs. Sur plusieurs générations de fonds LBO, le taux d'échecs est très faible : il est de l'ordre de 3 à 4 %.
Nous investissons sur de très belles sociétés en croissance, que nous voulons rendre encore plus belles. Nous limitons le risque dans le choix des actifs. Si nous nous trompons, nous gardons l'actif plus longtemps ; nous essayons de le transformer.
Pour les investissements qui ont eu lieu ces derniers temps dans certains segments comme l'automobile ou l'aéronautique, il est certain qu'il faudra davantage de patience.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Les plus belles entreprises de demain sont peut-être les investissements les plus risqués d'aujourd'hui... C'est toute la difficulté de l'arbitrage.
M. Philippe Poletti. - Exactement !
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Merci de votre présence aujourd'hui et du temps que vous avez consacré à notre mission d'information.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Bruno Bonnell, secrétaire général pour l'investissement, et Mme Patricia Barbizet, présidente du Comité de surveillance des investissements d'avenir (CSIA)
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous poursuivons nos auditions en accueillant M. Bruno Bonnell, secrétaire général pour l'investissement, également chargé de la coordination du plan d'investissement France 2030, et Mme Patricia Barbizet, présidente du Comité de surveillance des investissements d'avenir (CSIA).
Dans le cadre de cette mission d'information, nous nous interrogeons sur les relations entre les entreprises et les laboratoires de recherche et sur les freins au développement industriel des innovations issues de partenariats de recherche.
Nous reconnaissons que des efforts récents et importants ont été faits pour favoriser le financement de la recherche et de l'innovation et que de multiples dispositifs d'accompagnement existent. Mais, au fil des auditions, nous constatons également les difficultés liées au développement des grandes entreprises industrielles. Nous cherchons à comprendre pourquoi, et si les grands plans d'investissement nationaux permettent de véritablement résoudre ces questions.
Au cours des auditions, plusieurs intervenants ont critiqué les logiques propres aux filières et aux plans d'investissement quinquennaux successifs. Ils ont notamment regretté un manque de continuité, de lisibilité et de vision stratégique de long terme, empêchant d'anticiper et de s'approprier les innovations de rupture de demain. Que pensez-vous de ces critiques ?
Les plans d'investissement d'avenir (PIA) ont permis de structurer la recherche et l'innovation françaises et de combler, en partie, le retard de la France en matière d'investissement dans la recherche et le développement. Néanmoins, de nombreux intervenants ont critiqué l'existence de structures hors-sol, comme les sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT) ou les instituts de recherche technologique (IRT), qui, selon eux, devraient être intégrés aux universités. Par ailleurs, l'objectif de rentabilité nuit fortement à l'efficacité de ces dispositifs.
Que répondez-vous à ces remarques ? Quelles évolutions peut-on envisager, sans bouleverser le paysage français de la recherche et de l'innovation, déjà bien complexe ? L'enjeu est notamment d'assumer le fait que l'innovation est un investissement et non un gisement de ressources.
De nombreux intervenants nous ont également indiqué que le plan France 2030 permettait de répondre en grande partie à nos interrogations. Toutefois, nous manquons d'informations et de visibilité sur la mise en oeuvre de ce plan, sur l'origine des crédits annoncés et sur son articulation avec le PIA 4. Pourriez-vous nous apporter quelques éclairages à ce sujet ?
Enfin, nous sommes évidemment intéressés par les mesures concrètes et les dispositifs financés par les PIA et France 2030, qui permettent de soutenir la valorisation de la recherche, les transferts de technologie et l'industrialisation des entreprises innovantes. La question du financement du passage à l'échelle revient régulièrement, ainsi que l'absence de fonds de série B et, surtout, de série C. Or nous devrions être à même de consacrer une centaine de millions d'euros aux start-ups industrielles, ces entreprises qui créeront réellement l'emploi de demain.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci d'avoir pris de votre temps pour nous faire part de vos réflexions.
Cette mission d'information a été créée sur l'initiative du groupe Les Indépendants - République et Territoires, auquel j'appartiens. Son intitulé est un peu provocateur, mais résolument optimiste : selon nous, la France peut mieux faire - il s'agit là d'une impérieuse nécessité - et elle en a les moyens.
Nous n'avons pas l'intention de produire un énième rapport sur la recherche et l'innovation françaises ; il en existe déjà de très bons. Nous nous focalisons sur ce qui, à nos yeux, constitue un chaînon manquant du financement écosystémique, car il convient à présent de transformer l'essai.
Dans l'ensemble, la French Tech est très bien financée : on s'y attelle depuis des décennies et, récemment encore, l'exécutif a fait de nombreux efforts en ce sens, même s'il faut encore aménager à l'échelle européenne un Nasdaq digne de ce nom. En revanche, il en est tout autrement pour les start-up industrielles. Alors que notre époque exige désormais des innovations disruptives, on constate un véritable trou dans la raquette : ni les banques ni les fonds d'investissement de la place n'assurent les financements nécessaires.
M. Patricia Barbizet, présidente du Comité de surveillance des investissements d'avenir. - Pour comprendre les tenants et les aboutissants de la question, cruciale, posée par Mme la rapporteur, il faut d'abord mesurer le chemin parcouru.
C'est en 2008, lors de la crise financière, que le Président Sarkozy a créé, à la suite du rapport Juppé-Rocard, le premier Commissariat général à l'investissement et le premier PIA, doté de 35 milliards d'euros. L'objectif était très clair : financer la recherche et la spécialisation de certaines universités pour qu'elles puissent se hisser au rang mondial.
Cette initiative était une première. De même, les jeunes pousses de la French Tech n'avaient pas d'écosystème de financement ; mais, quelques années plus tard, la création de la Banque publique d'investissement (BPI) a considérablement favorisé leur apparition.
Ont suivi le PIA 2, doté de 12 milliards d'euros, et le PIA 3, doté de 10 milliards d'euros.
En 2018, le Premier ministre m'a demandé de présider le CSIA et de procéder à une évaluation des dix premières années de PIA. Cette évaluation avait été prévue par le rapport Juppé-Rocard, mais elle n'avait jamais été mise en oeuvre. J'ai mené ce travail avec l'appui d'un certain nombre de parlementaires et de personnalités qualifiées. J'ai également conduit un grand nombre d'auditions, recevant en particulier les bénéficiaires des crédits des PIA pour savoir ce qui avait fonctionné ou non, et pourquoi.
La spécialisation de certaines industries, la constitution de jurys extérieurs pour attester des choix d'investissements opérés, l'organisation des filières de financement pour démarrer un certain nombre de recherches sont apparues, avant tout, comme une petite révolution. Si beaucoup restait à faire, d'importants résultats avaient été obtenus.
De même, nous avons été frappés par la bonne connaissance des PIA à travers le pays. Partout, ce dispositif bénéficiait d'une très bonne image ; il avait permis d'irriguer et de moderniser l'innovation et la recherche en transformant le rapport à l'investissement.
Toutefois, le volet d'évaluation manquait encore : c'est tout le sens de l'action conduite pendant plus d'un an et des recommandations formulées au terme de ce travail.
Les PIA ont été efficaces pour les universités. Ils ont notamment permis de créer les initiatives d'excellence (IDEX) et les laboratoires d'excellence (Labex), attestant de la qualité d'un certain nombre d'institutions. Ils ont accompagné le nécessaire approfondissement de la culture de l'évaluation. Au fil du temps, l'environnement de l'évaluation est ainsi devenu presque quotidien pour les bénéficiaires de ces crédits, qu'ils viennent des PIA, des fonds d'investissement, de la BPI ou des fonds européens. La nécessité d'évaluer était déjà beaucoup plus répandue qu'on ne pouvait le croire.
Ce qui avait bien fonctionné, c'est ce qui avait été bien défini, bien incarné et bien soutenu dès l'origine. C'est pourquoi, pour les PIA suivants, nous avons préconisé des évaluations ex ante, et cette proposition a été retenue. Les évaluations in itinere sont également indispensables, qu'il s'agisse de redresser une trajectoire d'investissement, de l'adapter ou d'abandonner un investissement dont on constate qu'il restera sans effet afin de réorienter aussi vite que possible l'argent vers des initiatives qui, elles, donneront des résultats.
L'environnement des start-up et de la French Tech commençait alors à prospérer : c'est aussi pourquoi cette culture s'était considérablement renforcée.
Sur cette base, le CSIA a retenu un certain nombre de priorités, résumées dans un rapport que j'ai remis au Premier ministre et au Président de la République le 20 décembre 2019. Malgré la pandémie, nous avons pu élaborer le PIA 4, doté de 20 milliards d'euros et signé à la fin 2020. Ce plan reprenait les priorités que nous avions fixées suivant les thématiques suivantes : l'agriculture ; la biodiversité ; la santé et le vieillissement, sous l'angle de la prévention ; enfin, l'éducation primaire et les savoirs fondamentaux. Ces axes devaient permettre de dégager un certain nombre de thèmes et, pour les différents acteurs, de s'organiser en conséquence.
En 2021, le Président de la République a annoncé le plan France 2030, qui n'est pas un PIA 5 - ce plan procède à la refonte des priorités -, mais qui part de tous les acquis précédents. De même, si son organisation est renforcée, elle s'appuie sur les nombreux succès obtenus et sur les leçons de l'expérience.
De son côté, le CSIA contribue à la définition des priorités tout en assurant le suivi et l'évaluation du plan France 2030. Il est composé pour moitié de personnalités qualifiées, représentant en particulier le secteur de l'innovation, et pour moitié de parlementaires, à savoir quatre sénateurs et quatre députés.
M. Bruno Bonnell, secrétaire général pour l'investissement. - Le plan France 2030 suit une philosophie totalement différente des PIA, même s'il s'inscrit dans leur continuité. Il découle de deux analyses présidentielles.
La première est purement factuelle : France Relance, ce guichet ouvert de 100 milliards d'euros, a été administré « au galop » et un certain nombre d'entreprises ou d'organismes ont pris l'habitude de solliciter l'aide de l'État ; une mode un peu étrange... Ainsi, en 2021, 800 appels à projets ont été adressés dans le cadre de France Relance pour la stimulation des entreprises, contre 200 habituellement, tous interlocuteurs confondus. Les demandes de subventions pour relais ou complément d'activité sont presque devenues un réflexe pour beaucoup d'entrepreneurs. Il fallait donc sortir de ce réflexe d'attente de la subvention et revenir à une logique de sélectivité.
La seconde a déjà été rappelée par Mme Barbizet : les objectifs d'un plan de financement doivent être incarnés, faute de quoi les investissements risquent fort de se perdre en chemin. L'innovation n'est pas une invention ou une offre formulée sur un marché, mais une réponse à une problématique sociétale - c'est ainsi que les véhicules électriques et connectés ont vocation à répondre à l'enjeu de décarbonation.
Dans son discours du 12 octobre 2021, le Président de la République a fixé une liste de dix objets, que je ne rappellerai pas aujourd'hui. Sur cette base, il a annoncé le déploiement du plan France 2030, qui présentera une grande sélectivité. En parallèle, le secrétariat général pour l'investissement (SGPI) doit poursuivre la gestion du PIA 4, qui est en cours d'engagement. Au total, ces deux plans cumulés représentent une masse de 54 milliards d'euros, dont 52 restent à engager.
On a souvent opté pour la politique des petits pas, en accordant les fonds de manière progressive pour assurer un pilotage fin, accompagnant le continuum d'innovation ; mais ce n'est pas toujours la bonne méthode. Si l'on finance la construction d'une maison au travers de petites enveloppes successives, le chantier risque de s'éterniser, voire d'être abandonné en cours de route. Pour que l'assistance de l'État ait un impact, il faut souvent assumer des risques plus élevés lors de la phase d'industrialisation. On ne peut pas construire une première moitié d'usine, puis attendre avant de construire la seconde.
D'aucuns prétendent que les SATT, les IRT ou les instituts pour la transition énergétique (ITE) sont hors-sol et plaident pour leur intégration au sein de l'université : mais qu'est-ce que l'université ? C'est un lieu où travaillent des chercheurs de grande qualité. Certains d'entre eux peuvent se tourner vers l'entreprise, la valorisation et le transfert de technologies, mais tous n'ont pas cette vocation. En plaçant au coeur de l'université des personnes qui sont par essence plus extraverties, plus agressives, plus en demande de résultats, parfois court-termistes, on s'expose à une dérive objective : transformer la nature même de l'université. À mon sens, mieux vaut conserver des structures déportées, spécialement consacrées au transfert de technologies.
Certaines SATT sont excellentes, d'autres fonctionnent moins bien : il en est ainsi pour toutes les organisations. Ce n'est pas une raison suffisante pour remettre en question le modèle lui-même. À ce jour, les structures intégrées ne me semblent pas avoir obtenu des performances beaucoup plus spectaculaires - je me fonde à la fois sur ce que j'observe aujourd'hui et sur ce que j'ai vécu en tant que chef d'entreprise.
Certaines personnes que vous avez auditionnées ont déploré un manque d'information au sujet du plan France 2030 ; mais il n'a commencé qu'en janvier 2022 et il a vocation à s'appliquer pendant une dizaine, voire une quinzaine d'années. Nous sommes en phase de décollage et nous faisons un véritable effort de transparence. Donnez-nous un petit trimestre de plus !
L'origine des fonds n'a rien de mystérieux : ces derniers ont été votés au titre de la dernière loi de finances, après l'adoption de l'amendement dit « le plus cher de l'histoire ». Quant au PIA 4, il a été intégré au plan France 2030, mais conserve les axes définis précédemment.
J'en viens au dimensionnement des aides pour ce qui concerne le passage à l'échelle. Le moment le plus difficile, c'est le passage du prototype à la production industrielle : il faut évaluer non seulement la qualité du produit, mais celle de l'équipe chargée de ce travail, ce qui suppose un accompagnement.
Concrètement, au total, 2,3 milliards d'euros du plan France 2030 sont spécialement dédiés à l'industrialisation, au travers d'AAP spécifiques. Si trou dans la raquette il y a, c'est dans la notion de l'accompagnement. Paradoxalement, c'est la phase la moins critique sur le plan de l'innovation et la plus critique sur le plan de la réalisation. L'innovation est prête - molécule pour un biomédicament, matériau pour un avion bas carbone, technologie des batteries pour les véhicules électriques, etc. -, mais, souvent, l'encadrement fait défaut. Dès lors, il faut changer d'équipe pour changer d'échelle.
Enfin, au titre des mesures concrètes pour le transfert de technologies, le SGPI accorde un soutien économique aux SATT, aux IRT et aux ITE.
Il faut également saluer le travail mené par les IDEX et les initiatives science innovation territoires économie (I-SITE). Il s'agit notamment de qualifier les universités qui ont su attirer en leur sein différentes compétences. Pour ma part, j'ai beaucoup soutenu ces stratégies, notamment la création des IDEX, pour qu'un maximum de compétences se concentre sur des sujets qui sont par définition complexes, et qui procèdent donc de plusieurs recherches différentes. C'est un aspect de la qualité des produits éligibles à l'industrialisation.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous soulignez que 2,3 milliards d'euros sont destinés à assurer le passage du prototype aux premières séries industrielles. C'est effectivement une étape décisive, qui exige beaucoup d'accompagnement. Mais, en France, l'administration n'est jamais au rendez-vous à ce moment précis, bien au contraire : elle impose des délais excessifs, qui ralentissent la vitesse d'exécution et le déploiement commercial sur les marchés. Il serait bon que, dans l'équipe France, il y ait aussi l'administration...
M. Bruno Bonnell. - En tant que député, j'ai été chargé du premier rapport, remis à Édouard Philippe, au sujet des territoires d'industrie. J'avais pour mission de coordonner l'administration pour faciliter les implantations industrielles, mais je n'avais pas les fonds correspondants. Aujourd'hui, je dirige le SGPI, qui, lui, dispose des crédits. Bien sûr, il faut travailler avec les territoires au sens large. Depuis mon arrivée, j'ai veillé de manière presque obsessionnelle à rencontrer les préfets et les représentants des organismes périphériques.
Sans doute certaines améliorations normatives sont-elles encore nécessaires, mais elles sont du ressort des assemblées parlementaires. En d'autres temps, on a créé les zones franches en matière commerciale ; de même, on pourrait concevoir des territoires francs pour l'industrie. Les sous-préfets à la relance, qui ont obtenu d'indéniables résultats, pourraient poursuivre leur activité en ce sens en devenant sous-préfets à l'investissement - ce projet est à l'étude.
Au-delà, au stade des appels d'offres, il faut prévoir une composante administrative chargée d'apporter une assistance, qu'il s'agisse des financements ou du « design » - conception de l'usine, des processus, etc. -, domaine qui reste sous-estimé. Ainsi, les différents types de financement prévus au titre de ces 2,3 milliards d'euros pourraient être adaptés. Nous y réfléchissons au sein du SGPI.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - En Allemagne, les essais cliniques dédiés aux biotechnologies seraient de deux à quatre mois, contre deux à quatre ans en France. Les comparatifs, toutes réglementations confondues, ne sont pas en la faveur de notre pays. Le chemin est long, et c'est normal ; mais, en France, il l'est tout particulièrement, même dans les domaines concurrentiels.
De nombreux dispositifs permettent déjà de soutenir l'innovation - le crédit d'impôt recherche (CIR), les conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre), etc. Qu'en est-il de la commande publique ? Les pays ultralibéraux n'hésitent pas à y recourir, depuis la Seconde Guerre mondiale. C'est aussi grâce à de nombreux biberonnages que sont nés les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft).
Quel regard portez-vous sur la structuration de la commande publique en France ? Tout en respectant le droit européen, on pourrait, comme un certain nombre de nos voisins, procéder à des achats fléchés. Les achats innovants expérimentaux sont plafonnés à 100 000 euros ; c'est peut-être suffisant pour une solution logicielle locale, mais c'est insuffisant pour construire un démonstrateur dans le domaine de l'énergie.
Enfin, j'insiste sur la question du temps administratif : tous les maires que je rencontre sont effarés des délais d'instruction, qui viennent saper les énergies. Aller vite, au nom d'une impérieuse nécessité, c'est aussi éviter la déperdition d'énergie et donc assurer une meilleure utilisation de l'argent public. C'est un enjeu de souveraineté et d'autonomie des territoires : qu'on le veuille ou non, nous allons vivre une décentralisation de la mondialisation.
M. Bruno Bonnell. - Pour ce qui concerne la commande publique, ce qui nous contraint aujourd'hui, ce sont les règlements européens en matière de concurrence. Nous avons fait un choix collectif. Devons-nous, comme d'autres États membres, prendre certaines libertés avec ces normes, ce qui conduirait à leur abandon ? À l'inverse, devons-nous faire la police pour assurer leur respect, quitte à ce que les seuils soient relevés ? La réponse n'est pas de mon ressort.
En tant qu'entrepreneur, je connais, par exemple, le modèle coréen. Il n'y a pas d'équivalent du SGPI ou de soutien à l'investissement en Corée. En revanche, le pays a recours à la commande publique.
Culturellement, la France a opté depuis quelques années pour une stratégie différente : l'État soutient l'innovation, le plus souvent par le biais de subventions ou d'avances remboursables - c'est environ 85 % de notre budget -, mais, à tort ou à raison, il n'intervient pas en tant que client. C'est un choix européen ; je n'ai pas de réponse à votre question. Restent un certain nombre d'exceptions, comme le domaine militaire et le secteur de la culture ; mais nous avons aussi pour mission de bâtir une Europe plus cohérente.
J'ai dirigé plusieurs entreprises de taille significative. L'une d'elles était présente dans cinquante-deux pays : États-Unis, Allemagne, Japon, Corée, Australie, etc. Ce que j'ai constaté personnellement, c'est que, considérées dans leur ensemble, les procédures administratives prennent le même temps ici ou ailleurs, mais pas au même stade.
Prenons garde aux mythes. La rapidité est un argument que brandissent souvent les pays concurrents de la France ; mais dans la pratique ces États ont eux aussi leurs points de blocage, souvent inattendus, qu'il s'agisse des ressources humaines, de la fiscalité, des taxes à l'importation ou à l'exportation.
Je ne crois pas que nous soyons particulièrement contre-performants dans ce domaine. Sur certains points, nous avons adopté une position extrémiste ; mais cette question est du ressort du Parlement.
Mme Géraldine Leveau, secrétaire générale adjointe pour l'investissement. - Jusqu'en 2019, une année normale d'exécution des PIA représentait 2,5 milliards d'euros de décisions d'engagement signées par le Premier ministre. En 2021, nous avons engagé près de 6 milliards d'euros : nous avons donc été au rendez-vous de la relance. Ainsi, plus de 800 millions d'euros ont été mobilisés pour développer des capacités industrielles en matière de santé.
Nous savons être très rapides, mais on ne peut pas assurer à la fois la rapidité et l'excellence : tout ne peut pas être décidé séance tenante. S'il faut avant tout aller vite, l'on risque de ne financer que des projets qui sont déjà sur étagères ; et il sera plus compliqué pour nous d'aller chercher de petits acteurs, très petites entreprises (TPE) ou petites et moyennes entreprises (PME). À l'inverse, les grands groupes ont très facilement accès aux dispositifs proposés par l'État.
Cela étant, je ne crois pas que l'on puisse nous accuser de lenteur. Au titre du plan France 2030, quarante-deux projets très concrets sont d'ores et déjà lancés, qu'il s'agisse du spatial, de l'automobile ou de l'agriculture. Reste le travail de sélection des projets, qui exige un minimum de temps ; il faut aller chercher les acteurs de toute taille partout où ils se trouvent, dans les laboratoires comme dans les territoires.
Enfin, depuis 2021, nous nous efforçons d'assurer la cohérence de nos différentes actions conformément aux feuilles de route élaborées. Je pense par exemple aux stratégies relatives à la cybersécurité ou à l'hydrogène, qui sont renforcées par France 2030. À cette fin, nous avons construit un appareil réglementaire et législatif, dont certains volets doivent encore être adoptés, permettant d'actionner tous les leviers. C'est un des enseignements du rapport de Mme Barbizet : il ne suffit pas de déverser de l'argent pour transformer l'économie française.
Mme Laure Darcos. - Je suis totalement d'accord avec vous au sujet des IRT et des SATT. Qu'en est-il des instituts Carnot ?
Mme Géraldine Leveau. - Ces instituts ne sont plus financés par le SGPI, mais, pour l'essentiel, par le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. Ils avaient fait l'objet d'un certain nombre d'actions au titre du PIA 2 - il s'agissait de développer, par filière, de grands consortiums Carnot -, mais les résultats n'étaient pas très bons.
Cela étant, les instituts Carnot sont impliqués dans beaucoup de programmes de recherche que nous finançons, notamment pour la recherche technologique : sur les 54 milliards d'euros du plan, près de 5 milliards d'euros sont dédiés au transfert de technologies.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Vous insistez sur la nécessité d'une évaluation ex ante, que certains jugent excessive, alors que l'évaluation ex post serait, elle, insuffisante. Les porteurs ou futurs porteurs de projets peuvent craindre que certains dossiers ne continuent d'être financés pour la simple raison qu'ils ont été bien présentés. Or le montage des dossiers exige beaucoup de temps et de moyens budgétaires, notamment pour rétribuer des cabinets de conseil.
M. Patricia Barbizet. - Au titre du bilan des dix premières années des PIA, on a constaté que, malgré les préconisations du rapport Juppé-Rocard, l'impact économique était encore peu évalué. Cette évaluation ex ante n'est pas strictement mathématique : il s'agit surtout d'analyser les actions entreprises au regard des attentes.
Mme Géraldine Leveau. - J'ajoute que nous devons composer avec des injonctions contradictoires. Ainsi, la loi française comme le droit européen nous imposent 100 % de projets sans impact négatif sur l'environnement, et c'est normal ; mais, en conséquence, les bénéficiaires potentiels doivent nous en apporter la preuve, ce qui leur demande du temps et de la méthodologie.
Par ailleurs, nous travaillons actuellement à la simplification de l'accès à nos différents dispositifs afin de réduire les coûts pour les entreprises. Nous sommes évidemment conscients de la question de l'accompagnement par les cabinets de consultants et nous avons pour ambition d'ouvrir le plan à des acteurs émergents, car nous voulons toucher de plus en plus de bénéficiaires potentiels.
Depuis le premier PIA, la communication se faisait avant tout par le truchement de nos opérateurs - BPI, Agence nationale de la recherche (ANR), Caisse des dépôts et consignations, Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Désormais, nous voulons mobiliser tous les services déconcentrés, les fédérations professionnelles et leurs branches départementales et régionales pour toucher tout le monde. Ce n'est pas aux entreprises d'assumer la complexité administrative.
M. Bruno Bonnell. - Je puis vous assurer que beaucoup de personnes, notamment des consultants, sont à l'affût, dès que nous publions un appel d'offres. En parallèle, sur certains dossiers récurrents, on observe que 60 % des mêmes acteurs reçoivent les budgets : il faut absolument casser cette logique.
Il est essentiel d'élargir la base de la pyramide. Voilà pourquoi il faut utiliser tous nos canaux d'information ; à ce titre, je vous confirme ma passion pour les préfets. Ma première initiative a d'ailleurs été de les rencontrer, place Beauvau, pour leur dire qu'ils peuvent utiliser tous les services déconcentrés de l'État afin de rappeler l'existence de ces crédits.
Ensuite, il faut simplifier. C'est un chantier de normalisation considérable : il faut que plusieurs administrations et opérateurs s'engagent à accepter de traiter un unique modèle de dossier, quelle que soit sa structure.
Enfin - c'est un rappel de bon sens -, obtenir un soutien budgétaire, c'est une bataille ! Il faut accepter d'entrer dans le jeu ! Bien sûr, il faut réduire le coût d'entrée et assurer les simplifications qui s'imposent ; à ce titre, le numérique aide considérablement. Reste la problématique des sociétés dont la chasse aux crédits est devenue la spécialité : elles se contentent de déposer sans cesse les mêmes dossiers, ce qui conduit à l'engorgement du système aux dépens des autres.
Mme Géraldine Leveau. - Je précise que nous n'exigeons pas des dossiers d'une même complexité pour une bourse French Tech ou une aide de 30 000 euros et pour une aide à la démonstration industrielle de 15 millions d'euros.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Beaucoup de dossiers sont aujourd'hui cofinancés, notamment avec les régions : retenez-vous une approche spécifique à ce titre ?
M. Bruno Bonnell. - Dans le PIA régionalisé, nous disposons d'un format dit « 1 euro pour 1 euro », lequel permet d'obtenir un effet de levier.
À mon sens, il est encore plus intéressant de s'adresser à la région pour simplifier les problématiques territoriales, en particulier au titre de l'implantation. Les régions peuvent notamment apporter une aide technique ; de leur côté, les métropoles peuvent par exemple fournir du foncier.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Disposez-vous d'un prémodèle de cahier des charges commun aux différents organismes concernés - BPI, Caisse des dépôts, Banque des territoires, etc. - ou d'un appel à projets simplifié « type » ?
Mme Géraldine Leveau. - Ce chantier ne fait que commencer et il s'agit là d'un véritable travail collaboratif, mené avec l'intégralité des ministères et avec les opérateurs. Or chacun d'eux a ses particularités et nous dialoguons avec des entreprises de toute taille.
M. Bruno Bonnell. - Ce travail demandera au moins un an, mais la volonté est là.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Enfin, les stratégies France Relance, France 2030 et Horizon Europe sont-elles coordonnées ?
M. Bruno Bonnell. - Le plan France Relance a permis à beaucoup d'entreprises de garder des perspectives de développement. En ce sens, il s'inscrit dans la continuité des précédents, tout en étant en rupture.
Ces plans ne sont pas coordonnés stricto sensu ; mais les entreprises soutenues face au traumatisme causé par la covid sont nécessairement mieux à même de développer des innovations.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Encore merci de vos éclairages.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de MM. Julien Cantegreil, fondateur de SpaceAble, Éric Carreel, président-directeur général de Withings, et Pierre Garçon, président-directeur général d'EcoMundo
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous poursuivons nos auditions en accueillant M. Julien Cantegreil, fondateur de SpaceAble, M. Éric Carreel, président-directeur général de Withings, et M. Pierre Garçon, président-directeur général d'EcoMundo.
SpaceAble s'intéresse aux risques de collision en basse orbite liés à la multiplication à venir des satellites. Cette société propose des solutions innovantes pour préserver l'environnement spatial : un logiciel de traitement des données spatiales ainsi qu'un satellite d'inspection fournissant des données sécurisées.
EcoMundo accompagne les entreprises dans la mise sur le marché de produits soumis à la réglementation Reach (Registration, Evaluation, Authorisation and restriction of Chemicals). Cette société gère deux plateformes logicielles : Reach Factory et Cosmetic Factory.
Enfin, Withings développe et commercialise des objets connectés. Rachetée par Nokia Technologies en 2016, elle était devenue Nokia Technologies France en 2017 et commercialisait ses produits sous la marque Nokia Health. Fin mai 2018, Nokia a revendu la société à son cofondateur ici présent, Éric Carreel, et l'entreprise a repris son nom initial, Withings.
J'ajoute que vous êtes membre du Conseil de l'innovation. En conséquence, nous souhaitons connaître votre opinion sur cette instance et sur la manière dont la France élabore sa stratégie en la matière.
Dans le cadre de cette mission d'information, nous nous interrogeons sur la difficulté de la France à transformer l'innovation en applications industrielles et à voir émerger des entreprises leaders sur leur marché.
C'est pourquoi nous sommes particulièrement intéressés par vos témoignages en tant que créateurs d'entreprises. Quelles étapes avez-vous suivies pour la création de vos sociétés respectives ? Quels ont été les soutiens dont vous avez bénéficié ? Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez été confrontés et celles que vous continuez de rencontrer ? Le dispositif de soutien à l'innovation et à la valorisation en France vous paraît-il performant ?
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Si le groupe Les Indépendants - République et Territoires a demandé la constitution de cette mission d'information, c'est pour traiter d'un chaînon manquant du domaine industriel : le financement et peut-être aussi l'accompagnement - vous nous éclairerez sur ce point - des entreprises innovantes.
Nous entendons formuler cinq ou six propositions opérationnelles pour créer un environnement favorable au financement de start-up industrielles. Il s'agit là d'une impérieuse nécessité, qui plus est pour le Sénat, car l'industrie assure l'irrigation économique des territoires et leur développement structurel. Qu'il s'agisse de la pandémie de covid ou du conflit en Ukraine, l'actualité montre que la France doit impérativement retrouver une véritable souveraineté de production, au regard de ce que nous consommons.
M. Julien Cantegreil, fondateur de SpaceAble. - Pour ma part, j'ai suivi un triple parcours scientifique, économique et juridique.
J'ai tout d'abord donné mes dix ans à l'État comme enseignant-chercheur à l'École normale supérieure (ENS) et au Collège de France. Puis, en 2010, j'ai rejoint le groupe Pinault, où j'ai travaillé comme directeur juridique adjoint jusqu'en 2015. C'est alors que j'ai commencé à aborder les problèmes de disruption, de globalisation et de distribution. En 2015, je suis allé en Californie, où je suis resté deux ans et où j'ai compris que l'avenir de l'environnement spatial serait la multiplication des acteurs privés, laquelle entraînerait un certain nombre de problèmes à l'horizon de 2020. Tout l'enjeu, à cet égard, c'était la fiabilité des infrastructures dans l'orbite terrestre basse.
J'ai tenu à fonder cette société dans mon pays : de retour en France, en 2018, j'ai créé SpaceAble, qui dénombre aujourd'hui quarante-trois salariés répartis entre Paris, Toulouse et la Corrèze. Nous ne fixons aucune exigence de diplôme pour notre recrutement, mais le niveau de nos collaborateurs est incroyablement élevé. J'ajoute que nous nous situons sur un marché complètement globalisé.
Tout d'abord, l'écosystème français ne voyait pas bien la multiplication des acteurs spatiaux qui se profilait alors et le problème de congestion qu'elle allait entraîner.
Ensuite - c'est une traduction de la loi de Moore -, les satellites étaient de plus en plus fragiles, les acteurs avaient de moins en moins de legacy spatial et l'on s'exposait à un risque de collision.
Enfin, en la matière, le cadre juridique avait été conçu dans les années soixante et soixante-dix. Les projets étaient alors très peu nombreux ; ils étaient systématiquement soutenus par des États et de très grande ampleur. Aujourd'hui, il faut créer un code de la route : ce travail est en cours.
Voilà comment a commencé l'aventure de SpaceAble, qui, à ce titre, propose deux produits.
Le premier, c'est une plateforme de data spatiale : cet outil permet une forme de mapping très précis de l'orbite terrestre basse, pour savoir où vous êtes, où sont les autres - à savoir les satellites ou les débris - et quel est l'environnement du soleil. Il s'agit là d'une solution logicielle.
Le second, destiné aux constellations spatiales, c'est un satellite inspecteur de l'orbite basse, qui, sur demande, procède aux observations. C'est moins simple qu'il n'y paraît : ce satellite se déplace à 25 000 kilomètres à l'heure et s'approche à 50 mètres, à 600 kilomètres de hauteur, de l'autre côté de la terre. Il s'agit là d'un asset essentiel pour de nombreuses activités souveraines. Notre but est de produire depuis la France, pour le marché global de l'environnement spatial, une plateforme multiface de data. En la matière, nous sommes probablement les seuls en Europe et si nous tenons nos délais - c'est ce qui se dessine - nous serons l'un des trois premiers au monde.
Ce travail relève de l'industrie dure et de l'ingénierie, laquelle est assurée à Toulouse. D'un point de vue technologique, il implique également de la cryptographie fonctionnelle, de la blockchain et du code, ce qui suppose des compétences tout à fait rares en matière de deep learning et des positions juridiques raffinées.
Notre objectif est d'atteindre 120 salariés dans deux ans. Nous avons commencé notre activité avec environ 5 millions d'euros d'investissements personnels de business angels et 6 % à 7 % d'aides publiques.
Nous agissons dans un cadre industriel, institutionnel et régional assez fort. SpaceAble a été la première start-up membre de la commission espace du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas). Ce mois-ci, nous allons entrer à Eurospace, qui est son équivalent européen. Dans cet écosystème, nous nous efforçons de constituer une filière unie.
Sauf erreur de ma part, malgré de très beaux projets, malgré les grandes quantités d'argent public mobilisé et les beaux projets, aucune start-up industrielle n'a pleinement réussi en France.
À mon sens, cette situation résulte d'au moins quatre difficultés.
Premièrement, pour ce qui concerne l'écosystème spatial français, j'ai pu le constater encore récemment : les grands groupes, en tout cas leurs cadres dirigeants, n'ont pas de culture de start-up. Il ne s'agit pas d'un groupe d'étudiants en master qui ont des prêts bancaires pour faire 10 milliards de dollars en deux ans... Ils ne comprennent pas notre modèle économique, nos enjeux et nos contraintes, ce qui peut entraîner de la défiance. De mon côté, je m'efforce systématiquement d'expliquer notre modèle et de tordre le cou aux préjugés, qui, le plus souvent, sont caricaturaux. J'y insiste, cette méconnaissance est extrêmement dangereuse dans nos négociations avec les grands groupes.
Des décennies durant, la France a favorisé les grands groupes, surtout dans les secteurs dits « régaliens ». S'est ainsi développée une mentalité de marché captif : ces groupes ont longtemps bénéficié de l'exclusivité des aides étatiques et des plans de relance. Or, avec France 2030, l'État opte à juste titre pour une logique différente. En effet, l'approche gouvernementale prend désormais en compte l'écosystème industriel dans son ensemble.
Certes, les comités sont intitulés « grands groupes, industrie et start-up ». À l'évidence, nous ne sommes pas encore assimilés à l'industrie ; mais, au moins, on commence à nous associer à ce titre.
De plus, à l'égard des petites et moyennes entreprises (PME), des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et des start-up, la politique menée se révèle beaucoup plus offensive : elle commence à prendre en compte les spécificités des petites structures industrielles. Il s'agit, pour nous, d'enjeux très simples relevant de la trésorerie, de la gestion en flux tendu ou encore du recrutement des talents, notamment d'étudiants en thèse en CIFRE. De tels soutiens sont décisifs pour les débuts d'une start-up.
Les start-up ont besoin d'une politique incitative, comme celle menée en matière de parité, qui a porté ses fruits. Ce n'est qu'avec une action forte de l'État qu'elles pourront se développer, créer des emplois, attirer des talents et nouer des relations fortes - mais justes - avec les grands groupes. La concentration est clairement un frein à l'innovation. Dans le spatial, nous avons besoin de tous les acteurs : grands groupes, PME et start-up.
En deuxième lieu, nous constatons une amélioration sur la question du timing, mais c'est encore trop lent : les plans de soutien de l'État mettent plusieurs années à aboutir, quand nos levées de fonds se font sur dix-huit mois. Tout ce qui dépasse six mois pose problème.
Troisièmement, je déplore la multiplicité des instruments de financement et la lourdeur du millefeuille administratif : trop d'acteurs sont supposés nous aider, font commerce d'expliquer, moyennant 10 %, les aides et ne servent, en définitive, à rien. Sur 43 membres du personnel, deux sont dédiés à la compréhension des dispositifs de soutien. Au final, nous n'avons rien reçu de la Corrèze et seulement trois jours de nos frais de structure ont été couverts par les aides de la Région Occitanie, censée être une région dynamique en la matière...
Quatrième difficulté : la propriété intellectuelle. Pour obtenir la moindre aide, nous devons dévoiler nos projets aux experts, qui sont issus de la concurrence. De surcroît, ce n'est pas de cette expertise que nous avons besoin. J'ai besoin d'un expert en logiciel, pas forcément de mon secteur, qui puisse me dire si la solution peut passer à l'échelle. On s'expose à nos concurrents directs, ce n'est pas possible...
En revanche, le Gouvernement veut engager des actions pour aider les start-up. La direction générale des entreprises (DGE) nous aide, nous écoute et nous considère. France 2030 est un exemple concret du soutien de l'État.
Par ailleurs, la recherche française est de très bon niveau, et la relation se fait facilement, grâce notamment aux bourses Cifre (conventions industrielles de formation par la recherche). Les start-up permettent à de nombreux jeunes chercheurs de rester en France.
Enfin, le CIR est fondamental : c'est la seule subvention que nous recevons chaque année. La suppression du doublement du plafond est très grave pour les organismes publics...
Nous avons donc tout pour réussir en France.
M. Éric Carreel, président-directeur général de Withings. - Ancien chercheur avec Jacques Lewiner à l'ESPCI, j'ai créé ma première entreprise dans les télécoms il y a 36 ans. L'environnement pour les start-up était alors bien différent : à l'époque, les grands groupes étaient dans une relation de cousinage et finissaient toujours par racheter rapidement les start-up ; en outre, nous n'avions ni financements ni CIR.
J'insiste aussi sur l'importance du CIR ; à la limite, il faudrait fondre tous les financements publics dans le CIR : cela serait beaucoup plus simple et éviterait bien des commissions. Ce crédit d'impôt contribue au développement des entreprises, mais aussi des compétences : c'est donc profitable à tout le pays.
J'ai créé plusieurs autres entreprises : Withings, Invoxia, Zoov et Sculpteo. Cette dernière fabriquait en France, mais les autres fabriquent dorénavant en Chine. Pourquoi pas en France ? Non pas pour des raisons de coût, mais par manque de qualité et de réactivité. Dans le domaine de l'électronique, il y a deux types d'acteurs. Les fabricants d'électronique qui travaillent pour l'automobile fabriquent des produits très compétitifs, sur de grosses quantités, après cinq ans de développement et sur la base d'un engagement de fabriquer le même produit pendant dix ans. Dans le secteur du spatial, de l'aviation et de la santé, il s'agit de petites quantités, de moindre qualité puis les produits sont corrigées par la répétition des tests. Pourquoi ne peut-on être bon du premier coût ? Parce que les compétences ont été perdues, et que la mentalité chinoise est plus réactive et attentive à créer un écosystème efficace.
Withings est spécialisé dans les objets connectés en santé. Nous atteindrons bientôt 50 % de malades chroniques dans nos sociétés développées ; or leur suivi est à l'origine de 85 % des coûts de santé. Le malade chronique est laissé tout seul dans sa vie quotidienne et ne voit son médecin que dix minutes tous les six mois. Le numérique permet de mieux accompagner ces patients, avec une économie immédiate. C'est pourquoi l'Obama Care a prévu le remboursement des médecins qui suivent à distance ces malades. C'est pourquoi notre premier marché est aux États-Unis.
Pour fabriquer en France, nous aurions besoin d'une qualité et d'une réactivité plus grandes dans le domaine électronique. En France, chaque territoire est tenté de tirer la couverture à lui : mieux vaudrait concentrer des compétences spécifiques sur un territoire, comme à Toulouse ou dans la Silicon Valley. Nous avons besoin d'un écosystème efficace. Attention donc à ne pas céder à toutes les sollicitations des régions, qui veulent localiser une partie des bénéfices sur leur territoire.
Deuxième point : la confiance. En 2016, Withings a été racheté par Nokia. Pourquoi mes investisseurs m'ont-ils retiré leur confiance ? Parce que j'avais commis une grave erreur : j'avais considéré qu'il allait y avoir une évolution dans le domaine de la santé et j'avais souhaité expérimenter dans mon pays plutôt qu'aux États-Unis. Mais la France n'était pas prête et les investisseurs se sont affolés. Aujourd'hui, j'ai des équipes commerciales à Boston, car la santé américaine est prête à des évolutions, et c'est là que l'on se développe le plus. Si l'on continue, que va-t-il se passer ? Apple va proposer un jour au gouvernement français de réaliser 10 milliards d'économies contre un chèque de 5 milliards et on acceptera dans la seconde.
On ne fait pas assez confiance à l'expérimentation. Je salue le projet Mon espace santé et la généralisation des programmes de suivi de patients à domicile, mais nous avons cinq ans de retard sur d'autres pays. Nous n'expérimentons pas suffisamment, par peur du risque. Or toute évolution est une médaille à deux faces, avec ses risques et ses opportunités : voyez le couteau ou l'automobile, l'invention qui a pour l'instant occasionné le plus de morts ! Nous, Français, avons tendance à regarder le risque puis à sauter sur l'opportunité. Autre exemple : l'utilisation de la carte bancaire sur internet. Les banques déconseillaient d'utiliser la carte sur internet. PayPal a identifié le risque, a appris à la gérer et a offert l'opportunité au client. Nous, qui commerçons en ligne, passons par PayPal pour certifier nos clients et être sûrs d'être payés ; nous leur laissons donc un pourcentage de notre business, qu'on ne laisse pas à la BNP, à la Société générale ou au Crédit agricole. Je vous en conjure : n'adoptez plus jamais de principe de précaution et ouvrons largement le droit à l'expérimentation ! La France démarre tard, puis accélère pour rattraper son retard... Mais cela handicape nos entreprises, qui doivent expérimenter à l'étranger, dans un environnement qui n'est pas le leur. C'est un travail de long terme mais essentiel.
Je salue le magnifique travail réalisé par Bpifrance. Il y a 15 ans, j'en aurais rêvé.
Vous connaissez les difficultés des entreprises pour signer des contrats de licence avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Il y avait dans cet organisme des brevets extraordinaires, mais qui mouraient et faisaient mourir les entreprises qui voulaient les exploiter. Cela progresse doucement.
Sur le volet industriel, il n'y aura probablement pas de grand soir : l'évolution sera progressive. Withings assure jusqu'à l'expédition du produit ; nous faisons venir le produit de Chine et nous l'assemblons, avec une forte personnalisation du produit et de son emballage en fonction du client ; nous travaillons à augmenter la quantité de finition du produit assurée dans nos centres logistiques français et cela s'applique à un certain nombre d'industries. Dès lors qu'une partie du travail est réalisée en France, que l'on touche e produit, essayons d'accroître cette part.
Withings est n° 1 sur les pèse-personnes connectés aux États-Unis, en Allemagne et en France. La carte électronique est fabriquée en Chine. Le morceau de verre est actuellement fondu en Chine - avec des centrales à charbon... -, mais il pourrait très bien être fabriqué en France avec un meilleur bilan RSE (responsabilité sociétale des entreprises) : je sollicite régulièrement Saint-Gobain à ce sujet, sans grand résultat à ce stade. Quant à l'élément plastique de la balance, il pourrait être injecté dans le Jura. Nous pourrions ainsi automatiser des tests en France d'ici deux ans et créer 30 emplois dans une usine d'assemblage d'un million de balances par an. Mais pour cela, nous avons besoin de robotique et ce n'est pas notre métier : il serait opportun qu'une région française se spécialise dans le contrôle des minirobots, qui puissent fabriquer différents types de produits. Je pense qu'on est sur le bon chemin, mais il faut concentrer les compétences par région, sans disperser.
M. Pierre Garçon, président-directeur général d'EcoMundo. - Pour ma part, je ne suis pas un scientifique, même si EcoMundo est une société scientifique. Diplômé d'une école de commerce et d'une école de cinéma, j'ai créé six ou sept entreprises : la première en 1990, dans le domaine de la gestion des photos et des films. Nous avons ainsi géré jusqu'à 50 % des archives audiovisuelles des entreprises du CAC 40, celles de l'armée, celles d'une direction générale de la Commission européenne, etc. Puis la bulle est arrivée et j'ai redémarré à zéro.
Dans le cadre d'un projet de recherche européen sur la traçabilité de substances dangereuses, j'ai créé EcoMundo en 2007, à une époque où la protection de la santé humaine et de l'environnement n'était pas à l'ordre du jour. L'Europe s'est saisie de cette question à la suite des scandales sanitaires de l'amiante et du plomb, en adoptant le règlement Reach qui oblige l'industrie chimique à être transparente sur les substances mises sur le marché. EcoMundo est aujourd'hui mondialement reconnu et compte une centaine de collaborateurs, avec des filiales à Montréal, Séoul, Barcelone, Londres, Hyderabad et tout récemment Pékin.
Au tout début, je voulais faire du logiciel, mais je manquais de fonds. J'ai donc vendu des prestations d'accompagnement à la mise sur le marché de produits afin de vérifier leur conformité à la réglementation. Depuis, nous avons développé de nombreux logiciels, avec des financements de très court terme, faute de mieux. Il y a cinq ans, EcoMundo s'est trouvé en quasi-faillite ; aujourd'hui, notre chiffre d'affaires annuel est de 7 millions d'euros. Nous avons risqué de disparaître pour 500 000 euros...
L'Europe a choisi très tôt de protéger la santé humaine et l'environnement : depuis 2008, plus aucune molécule ne peut être mise sur le marché européen sans enregistrement Reach. Les États-Unis ont mis plus de temps à s'intéresser à ces problématiques, mais ils sont désormais beaucoup plus regardants et la Chine a également adopté une réglementation très exigeante sur la cosmétique.
Ainsi, depuis un ou deux ans, je reçois chaque semaine un appel d'un fonds américain intéressé par EcoMundo. Nos logiciels sont en effet au plus haut niveau mondial et nous avons de prestigieux clients en cosmétique, tels LVMH, Chanel et Sisley, mais aussi les trois plus gros cosméticiens du Brésil, de Corée, etc. Je suis administrateur du pôle de compétitivité Cosmetic Valley. Mais notre société est encore toute petite : quand EcoMundo s'engage auprès de grands groupes sur des logiciels à cinq, dix ou quinze ans, il est parfois perçu comme trop fragile.
C'est la chronique d'une disparition annoncée : depuis un an et demi, toutes les entreprises françaises du secteur ont été rachetées. J'ai fait la preuve du marché et j'ai mon logiciel, mais je dois investir massivement en marketing commercial, et je ne trouve pas les financements en France. Une entreprise d'Ottawa a levé 500 millions de dollars en trois ans uniquement pour se développer sur le marché européen. Nous risquons donc d'être happés par un fonds américain, car nous ne pouvons pas lutter et nous sommes obligés de nous adosser à un groupe financier, car je ne peux pas lutter contre des sociétés qui arrivent avec des centaines de millions de dollars en poche. D'ici un an, il n'y aura plus de société indépendante.
Il s'agit d'un problème culturel de financement : mon entreprise n'est plus une start-up, elle n'a pas suffisamment grossi, ne fabrique pas de vélos... Pourtant, nous déployons des logiciels réglementaires énormes, qui traitent de quelque 300 000 substances. Les logiciels de réglementation représenteront des milliards d'euros, comme les progiciels de gestion intégrés aujourd'hui. Nos efforts de recherche sont considérables : depuis notre création, nous avons investi 10 millions d'euros et reçu 1,5 million de CIR. Puis, dix ans après, les Américains, qui ne s'y intéressaient pas du tout, arrivent et raflent tout. Je ne sais pas quelle solution proposer...
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Avec quels acteurs pourriez-vous vous consolider ? L'Europe peut-elle vous aider ? Il serait paradoxal de faire appel à une société canadienne ou asiatique pour garantir une conformité Reach !
M. Pierre Garçon. - Nous nous sommes rapprochés d'une société norvégienne dont le chiffre d'affaires annuel est de 30 à 40 millions d'euros, mais nous serions encore trop petits à nous deux. Une société qui intervient dans la cosmétique vient de lever 1 milliard de dollars... Les enjeux financiers et stratégiques de la réglementation sont considérables. Des groupes mondiaux sont en train de se constituer dans ce secteur, avec des fonds américains extrêmement actifs.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il faudrait une sensibilisation sur ce marché, comme ce fut le cas à l'époque du développement de la Fintech.
Monsieur Careel, vous préconisez une approche ricardienne de l'économie entre les territoires : comment mutualiser les outils de production entre acteurs de secteurs différents ?
M. Éric Carreel. - La production est très souvent mutualisée : peu d'acteurs ont leur propre usine de A à Z, des prestataires fabriquent ou assemblent pour le compte d'une autre entreprise. Des régions se sont spécialisées dans certains domaines - spatial, nanotechnologies, santé - : profitons-en pour mutualiser les compétences.
Nous assistons à une disruption dans l'assemblage des parties électroniques et mécaniques et dans les tests, grâce à une robotique simplifiée et agile qui s'adapte à tous les produits : c'est une chance à saisir. Withings a créé une manufacture de montres à Issy-les-Moulineaux, mais cela reste difficile. Nous partons de la logistique et nous remontons progressivement la chaîne de fabrication, cela prendra probablement cinq ans. Pour cela, nous avons besoin d'un environnement dans lequel les compétences préexistent.
Mme Laure Darcos. - Monsieur Cantegreil, vous nous avez dit que vous étiez au troisième rang mondial dans votre secteur : ai-je bien compris ?
Quels sont vos rapports avec SpaceX, qui s'est imposé très vite sur le marché, avec des moyens considérables ? Quels sont vos concurrents américains et chinois ?
M. Julien Cantegreil. - Sur l'orbiter, nous serons n° 2 ou n° 3 mondial en 2024.
Mon projet est né de SpaceX, dont j'avais rencontré un des hauts dirigeants en 2016 et qui m'avait exposé leur projet et avait anticipé le risque de congestion de l'espace. Il m'avait dit que si je me lançais dans mon projet, il serait acheteur. SpaceX s'intéresse aux constellations depuis 2012, alors que l'écosystème français n'a démarré qu'en 2020 : ce n'est pas SpaceX qui a été rapide, c'est nous qui avons été lents.
J'ai une admiration totale pour Elon Musk. Sur la question des constellations, il a quinze ans d'avance sur nous.
Sur ce marché, il n'y aura probablement pas de « winner takes all ». Dans le monde de demain, avec des enjeux de souveraineté, il y aura de la place pour plusieurs solutions régionales.
Mme Laure Darcos. - En cybersécurité aussi ?
M. Julien Cantegreil. - Oui. Il y aura plusieurs acteurs internationaux. Nous pouvons aller vers une solution de souveraineté française et nous déployer sur un marché européen. Il y aura probablement six ou sept constellations.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Vos 43 salariés sont basés à Paris, Toulouse et en Corrèze : pourquoi ces trois implantations ?
M. Julien Cantegreil. - À Paris, car les affaires publiques de la Tech s'y traitent. À Toulouse, pour des raisons que j'ai déjà évoquées. En Corrèze, car, après deux ans de pandémie, les salariés y sont bien ; c'est aussi entre Paris et Toulouse. J'y ai installé notre centre administratif ; en outre, il y a là le plus beau ciel de France et la topographie facilite les tests radars.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Quels sont vos liens avec le monde universitaire local ?
M. Julien Cantegreil. - Nous travaillons notamment avec Toulouse et Limoges.
Quatre personnes ont été embauchées en Corrèze, sur des postes administratifs. Des postes de chercheurs sont en cours de recrutement. Je suis convaincu que de nombreux Corréziens qui sont partis seraient heureux d'y revenir travailler, mais cela reste un pari. Notre implantation sur trois lieux est un facteur d'attractivité. Cela nous permet aussi d'organiser des séminaires dans un très beau lieu.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Merci de ces témoignages rassurants.
La réunion est close à 18 h 30.
Mercredi 9 mars 2022
- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -
La réunion est ouverte à 8 h 00.
Audition de M. Jean-Luc Beylat, président de l'Association française des pôles de compétitivité, et de Mme Fadwa Sube, vice-présidente du pôle de compétitivité Systematic Paris-Région
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous recevons aujourd'hui M. Jean-Luc Beylat, président de l'Association française des pôles de compétitivité (AFPC), et Mme Fadwa Sube, vice-présidente du pôle de compétitivité Systematic Paris-Région.
Nous souhaitons vous entendre, madame, monsieur, nous présenter le fonctionnement, le mode de financement et le bilan des pôles de compétitivité. Ces structures ayant été créées en 2005, nous disposons maintenant d'un recul suffisant pour en apprécier l'action et les concrétisations, mais aussi les insuffisances, voire les échecs.
Nous vous saurions également gré de nous expliquer qui évalue les performances des pôles de compétitivité et selon quelles modalités. Les quelques évaluations dont on dispose démontrent l'existence d'un effet substantiel sur les dépenses internes de recherche et innovation (R&D) des entreprises, mais seulement en deçà d'une certaine taille, soit environ 250 salariés ; au-delà de ce seuil, on n'observe pas d'effet sensible. En outre, nulle étude n'a pu prouver l'existence d'une incidence sur la création de richesse et sur l'emploi. Pouvez-vous nous confirmer cette analyse ?
Par ailleurs, nous aimerions aussi entendre votre point de vue sur les instituts de recherche technologique (IRT), avec lesquels les pôles de compétitivité entretiennent des liens forts. Quelles sont les modalités de l'évaluation de leur action ? Parviennent-ils à attirer suffisamment de chercheurs issus du monde académique ? Quel est leur modèle économique ?
Je vous propose de prendre la parole pour un propos liminaire quinze à vingt minutes, à la suite de quoi notre rapporteur vous posera un certain nombre de questions.
Avant de commencer, je cède la parole au rapporteur, Mme Vanina Paoli-Gagin, qui précisera les objectifs de cette mission qu'elle a initiée.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Cette mission d'information, créée sur l'initiative du groupe Les Indépendants - République et Territoires auquel j'appartiens, souhaite se focaliser sur les questions de financement et l'approche sectorielle. Le niveau de la R&D française reste d'un bon niveau ; or nous constatons en France, qui compte une seule licorne industrielle, une pénurie de champions industriels de rang national, européen et a fortiori international. Notre objectif n'est pas d'écrire un énième rapport sur ce sujet mais d'identifier au sein des écosystèmes, ainsi que des secteurs du financement et de la recherche, ce qui empêche de « transformer l'essai », puis d'émettre des propositions concrètes dont pourra s'emparer le futur gouvernement, au vu notamment du contexte international de crise sanitaire et géopolitique.
M. Jean-Luc Beylat, président de l'Association française des pôles de compétitivité. - À leur création, en 2004, la mission des pôles de compétitivité a été d'établir des passerelles entre le secteur privé et le secteur public. Ces pôles - au départ au nombre de 71, et actuellement de 54 - constituent un outil unique permettant de rassembler des entreprises de toutes tailles, des laboratoires publics, des universités. Ils comptent 20 000 membres à l'échelle de la France, 18 000 entreprises et 2 000 acteurs publics. Ces structures, très professionnelles, emploient environ 900 personnes très qualifiées, anglophones et connaissant tous les outils d'animation des écosystèmes. En près de vingt ans, la France a su construire un réseau d'écosystèmes majeurs, quadrillant presque intégralement le territoire ; on observe d'ailleurs que la présence de pôles coïncide avec un moindre taux de chômage.
Dans une deuxième phase, les pôles ont construit de la R&D collaborative au travers de projets qu'ils ont labellisés, à hauteur de plus de 10 milliards d'euros. Cette recherche garantit un excellent niveau d'expertise et permet d'établir une dynamique unique entre PME et grands groupes. Le système est vertueux : pour 1 euro d'argent public, l'effet de levier, côté privé, est de 2,50 euros.
La troisième phase a davantage été tournée vers le marché, avec l'arrivée d'investisseurs au sein des pôles, des projections à l'international, des interactions plus fortes avec le programme d'investissements d'avenir (PIA).
La quatrième phase (2018-2022) a été particulièrement tournée vers l'Europe. Les PME françaises étant insuffisamment présentes dans les projets soutenus par la Commission européenne, nous avons développé des actions spécifiques et contribué à la création de deux associations à l'échelle européenne, l'une visant à faire le lien entre les clusters, l'autre à définir un label de qualité, et ce en cohérence avec la politique du commissaire Thierry Breton. Au cours de cette phase, la présence des PME au sein des projets de l'Union a augmenté de 50 % par an, même si l'on partait de bas.
L'impact de ces actions se mesure au sein de chaque pôle. Ainsi, au sein du pôle de compétitivité Systematic Paris-Région, 100 000 emplois ont été créés durant les deuxième et troisième phases. En effet, les PME innovantes créent beaucoup d'emplois ; la difficulté qui se pose, en 2022, est de trouver les compétences. Globalement, la performance économique liée à l'activité des pôles est remarquable. Cet outil efficace et vertueux se coordonne avec les politiques régionale et nationale ainsi qu'avec une ambition européenne.
Si les pôles constituent une structure résiliente, notamment au regard des alternances politiques, la quatrième phase a connu des à-coups. Chaque pôle est géré par une association et financé à 50 % par des fonds publics - 25 % en provenance des régions ; 25 % de l'État -, et à 50 % par des fonds privés, ce qui donne de la force à la gouvernance. En 2018, l'État contribuait au fonctionnement des pôles à hauteur de 18 millions d'euros, mais une ligne d'optimisation a été définie afin que cette contribution ne s'élève plus qu'à 9 millions. On parle bien d'une réduction de 50 % de la contribution de l'État dans le secteur de l'innovation ! La logique d'une telle demande m'échappe, mais les pôles ont joué le jeu, en se regroupant et en optimisant leurs modes de fonctionnement. Alors que la quatrième phase s'achève, des questions se posent donc pour le futur...
Dans le même temps, les budgets de R&D collaborative labellisés par les pôles, qui relevaient des fonds uniques interministériels (FUI), à hauteur d'environ 80 millions d'euros par an, relèvent désormais d'un nouveau support, les projets structurants pour la compétitivité (PSPC)-Régions, portés dans le cadre du PIA. Ce nouveau dispositif devait permettre de porter le budget de la recherche collaborative à un montant situé entre 100 et 150 millions d'euros, mais il n'en a rien été : seuls 20 à 30 millions d'euros ont été décaissés par l'État.
Cette baisse significative des moyens consacrés à la recherche collaborative a été compensée notamment par les plans de filière et les plans de relance. Il n'en reste pas moins que la diminution des crédits de l'État affecte le fonctionnement des pôles et l'animation de la R&D collaborative. En outre, d'un point de vue fonctionnel, l'État a transféré sa charge de dotation vers les régions ; on peut donc parler d'un détricotage lors de cette quatrième phase de la politique nationale des pôles au cours des trois phases précédentes, qui avait pourtant réussi.
Nous engageons désormais la préparation de la cinquième phase, qui démarrera en 2023 et s'achèvera en 2027. Les pôles ont défini quels seront alors leurs grands principes d'orientation.
Le premier principe est la coordination des politiques d'innovation entre les régions entre elles et avec l'État et avec l'Europe. Il convient aussi de porter une attention particulière à la recherche partenariale, qui peut avoir un effet d'entraînement sur les PME, sachant qu'en France peu de ces entreprises sont engagées dans une démarche d'innovation.
Le deuxième principe est l'accompagnement, au sein des pôles, des transitions sociétales, économiques, industrielles et climatiques. La présence d'un pôle dans un territoire permet de développer les compétences et les interactions, et de préserver l'emploi ; c'est particulièrement vrai concernant les compétences numériques, qui ne sont pas réparties de façon uniforme sur le territoire.
Le troisième principe est la réindustrialisation au coeur des territoires, laquelle ne saurait être décidée à Paris : il faut des écosystèmes locaux, avec des compétences particulières, et les pôles, qui ont désormais vingt d'existence, sont des acteurs à même de les identifier. Il convient également de fixer une nouvelle ambition pour les pôles, cet outil magnifique pour l'animation des écosystèmes, reliant les politiques nationale et régionale aux ambitions européennes.
Le quatrième principe vise à définir un modèle économique des pôles qui aille davantage de l'avant. Pour ma part, je le répète, je ne comprends pas que l'on réduise de 50 % les crédits de fonctionnement dédiés à l'innovation ; cela n'a pas de sens. Il faudrait retrouver le niveau antérieur de dotation, à hauteur de 18 millions d'euros par an. Aujourd'hui, en mars 2022, nous ne savons pas comment fonctionnera la cinquième phase ; nos centaines de collaborateurs ne peuvent pas se projeter. Il est nécessaire de leur apporter davantage de certitudes, au travers d'une visibilité et d'un engagement renforcés sur le modèle des pôles.
Pour résumer, cet outil a largement atteint ses objectifs en termes de décloisonnement public-privé et d'impact sur l'innovation. Le pôle Systematic a défini voilà quelques années les orientations sur les technologies quantiques, en mettant en avant des start-ups des chercheurs spécialisés sur ce sujet : le travail fait en amont dans les pôles, pas toujours visible, a contribué à l'émergence de cet écosystème français grâce à la connexion entre un pôle académique puissant, des entrepreneurs et des grandes entreprises, à l'instar de Thales.
Mme Fadwa Sube, vice-présidente du pôle de compétitivité Systematic Paris-Région. - Je suis une professionnelle du capital-innovation et de la consolidation stratégique, et je participe à la gouvernance de Systematic Paris-Région au titre, à la fois, du collège d'investisseurs et de la diffusion des deeptech dans les territoires. Systematic compte parmi ses membres 130 grands groupes, parmi lesquels Atos et Thales, 600 start-ups et PME, 140 acteurs académiques, 20 investisseurs et des collectivités territoriales.
Mon objectif initial, en tant qu'investisseur, était de chercher du deal flow, d'être au contact des PME et des start-ups et de la recherche collaborative pour détecter des champions. La France compte ainsi 26 licornes dans la French tech, après vingt-cinq ans d'investissement sous forme de capital-risque et de capital-innovation. Quant aux pôles de compétitivité, ils regroupent des sociétés de deeptech, qui sont des briques technologiques dans des filières stratégiques pour notre pays, ses territoires et son industrie.
Les membres de Systematic Paris-Région travaillent sur des sujets très importants pour l'avenir de la France : data science, intelligence artificielle ; optique photonique et quantique ; digital engineering ; internet des objets ; open source ; cyber, etc. - autant de technologies qui traversent les enjeux de transformation de l'industrie et de la société.
Or il n'y a pas en France de champions de la deeptech faisant l'objet d'une valorisation de l'ordre de 1 ou 2 milliards d'euros et travaillant sur ces sujets dans les territoires. Or Systematic a investi entre 3 et 4 milliards d'euros de budget de R&D collaborative dans 600 projets collaboratifs, dans lesquels il y a souvent un grand groupe, plusieurs PME ou start-up, des laboratoires académiques et éventuellement des collectivités. Toutefois, si l'on veut créer de gros acteurs, il faut fluidifier le passage avec le financement privé et concentrer les efforts sur les sociétés innovantes à fort potentiel qui ne sont plus vraiment des start-up car elles existent depuis 10 ans mais ne dépassent pas 3 ou 4 millions d'euros de chiffre d'affaires. À cet égard, les pôles sont très intéressants, car ils constituent des morceaux de filière ; or les sociétés de deep tech doivent s'imbriquer dans une filière. De même qu'il existe un partenariat dans le domaine de la R&D, il faut établir des partenariats d'industrie et des partenariats business. C'est une voie pour faire émerger les futurs champions.
Je prendrai un exemple : une PME de Toulon, dont le chiffre d'affaires est de quelques millions d'euros et qui fabrique des câbles très innovants pour la sécurité et la défense, travaille au sein d'un programme collaboratif sur le quantique. Cette PME pourrait devenir un leader régional et national en tant que sous-équipementier quantique.
Les grands groupes jouent, bien évidemment, un rôle important. Pour autant, des sociétés plus petites et innovantes peuvent devenir des leaders à condition de se consolider et d'être mieux financées. L'infrastructure des pôles et leur maillage sont à cet égard primordiaux, car ils sont les lieux où ces entreprises se rencontrent et testent des cas d'utilisation. Au cours de la cinquième phase, il conviendra de faire la passerelle avec les investissements privés - cela ne se décrète pas - et de densifier les liens entre les écosystèmes dans les territoires. Systematic Paris-Région le fait en créant une usine dans le domaine de l'internet des objets : il ne s'agit pas là de réindustrialisation, mais bien de nouvelle industrie.
M. Jean-Luc Beylat. - Les pôles de compétitivité sont inscrits dans les territoires, mais ils suivent aussi une politique nationale. Nous insistons donc fortement sur l'aspect interrégional. J'ai ainsi rencontré le président de la région Grand Est, Jean Rottner, qui souhaite accroître la compétence de son territoire dans le numérique. C'est pour répondre à de telles problématiques qu'il faut établir une coordination entre les régions, l'État et l'Europe.
Je vais désormais répondre aux questions que vous nous avez adressées.
Pour ce qui est du bilan des pôles, les PME créent des emplois ; le problème est au contraire de trouver les compétences. La performance est donc réelle.
Vous nous avez interrogés sur le désengagement de l'État. Le problème est surtout que l'État ne sait pas financer l'innovation sur les crédits récurrents, ceux-là mêmes qui sont utilisés pour l'éducation ou la défense ; au lieu de cela, il consacre à ce champ des crédits spécifiques. C'est une erreur.
Quant au nombre de pôles, il s'agit d'un faux sujet d'économiste en chambre. Tous les pôles de compétitivité, qu'ils soient de grande taille comme Systematic Paris-Région, ou plus petits comme le pôle européen de la céramique à Limoges, ont du sens et un mode de fonctionnement adapté à leur territoire. Au sein de l'AFPC, certains voulaient créer un club de « pôles riches », un CAC40 des pôles. Pour ma part, j'ai préféré que l'on regroupe des pôles de toutes tailles au sein de l'association. Ce sens du collectif ainsi qu'une certaine forme d'agilité profitent à tous.
Le nombre de membres au sein d'un pôle est fondamental, mais il faut aussi que ceux-ci soient actifs ; dans le cas contraire, ils en sortent. Le turn-over est de 10 % à 20 % par an. Le premier métier d'un pôle est d'animer un écosystème, lequel doit être le plus riche, puissant et divers possible.
Pour évaluer la performance des pôles, le meilleur critère est la création d'emploi. Toute politique nationale d'innovation doit se mesurer à cette aune.
Pour ce qui concerne l'étude de France Stratégie, j'observe que les représentants des pôles n'ont pas été interrogés. Je vous recommande plutôt le rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE) intitulé Les pôles de compétitivité : faire converger performance et dynamique territoriale, ou ceux de la Cour des comptes, laquelle avait suggéré que l'État augmente sa contribution.
S'agissant de l'accès des PME au marché, il est important de rejoindre un projet collaboratif non pas avec l'objectif de vendre à un grand groupe son produit, mais d'améliorer celui-ci au sein de l'écosystème. Nous devons travailler sur le sujet de l'innovation au travers de l'achat public, à l'instar de ce qui se pratiquait dans les années 1970 et 1980. Les grands groupes français sont timides par rapport à l'achat innovant, c'est un aspect culturel à faire évoluer avec eux.
Quant à nos préconisations, elles sont les suivantes : un réengagement fort de l'État, notamment auprès des régions, pour l'animation des écosystèmes - 18 millions d'euros, à l'échelle de l'État, ce n'est rien au regard des milliards investis dans l'innovation et surtout des centaines de milliers d'emplois créés à rapporter aux 200 emplois d'une licorne dans le secteur du logiciel - ; une intensification de la politique de l'innovation via la finance, l'esprit d'entreprise, les compétences et les écosystèmes.
Les IRT ont pour vocation de créer des plateformes, des lieux physiques, afin de favoriser les échanges d'informations technologiques ; dans un pôle, chacun mène sa recherche, fût-elle collaborative, dans ses locaux en se coordonnant. Une dizaine de ces instituts ont vu le jour, tous parrainés par un pôle. Mais le modèle économique posé au départ, basé sur les revenus de la propriété intellectuelle, n'était pas le bon - il n'existe aucun modèle équivalent, basé sur les revenus de la PI, dans le monde -, car c'est le marché qui est important. Le modèle fondé sur le revenu tiré des brevets coûte en réalité plus qu'il ne rapporte. Il faudra donc faire évoluer ce modèle à partir de 2025, et la part de l'État devra diminuer et celle des entreprises devra augmenter. Les IRT apportent de la valeur en termes de développement de compétences, dans un contexte de compétition internationale.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il existe un problème d'adaptation des ressources humaines au nouveau modèle industriel : on a besoin de personnel formé et compétent dans des secteurs très pointus. Par ailleurs, il convient d'inciter les grands groupes à être davantage responsables dans leur politique d'achat, en privilégiant le sourcing local ; à défaut, on n'obtiendra jamais de massification. Il se peut que ce mouvement se fasse naturellement, mais quel peut être le rôle des pôles à cet égard ?
M. Jean-Luc Beylat. - Dans les grands groupes, la politique d'achat est centralisée et ce n'est pas une politique locale qui pourra la modifier, d'autant qu'elle est souvent tirée par le coût, même si l'innovation gagne de l'importance.
En revanche, des incitateurs peuvent jouer un rôle en la matière, de même que des mesures prises au titre de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ou les évolutions de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (loi Pacte). De nombreux grands groupes révisent également leur chaîne logistique, pour des raisons de souveraineté. Une fois ces transformations intervenues, les pôles pourront faire le lien entre les différents acteurs.
Mme Fadwa Sube. - Les PME innovantes doivent se retrousser les manches pour devenir des groupes moyens ou grands via des consolidations stratégiques. C'est ainsi qu'elles pourront vendre leurs produits aux collectivités et aux groupes importants et se développer à l'international.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Partagez-vous le constat selon lequel il manque un outil de financement approprié des nouvelles activités de production ?
M. Jean-Luc Beylat. - Bpifrance a mis en place un outil d'investissement richement doté afin de soutenir le déploiement industriel des start-ups technologiques. J'ai fait remarquer à ses représentants que cette aide ne devait pas être limitée à la French tech ; d'autres entreprises innovantes, qui ne sont pas des start-up, ont besoin d'un financement important mais, dans leur cas, le retour sur investissement ne sera pas rapide. Encore faut-il que l'outil industriel visé soit au niveau de l'état de l'art. Pour que les PME parviennent à franchir cette étape, la mutualisation des compétences dans les territoires est nécessaire.
Mme Fadwa Sube. - Bpifrance ne doit pas calquer sur les PME qu'elle sélectionnera, dotées d'un potentiel et d'un fort leadership, le modèle appliqué à la French tech, qui est basé sur les start-ups. Il s'agit de financement de long terme, avec des rendements moindres dans les premières années et il faudra passer par un mélange d'obligations convertibles et d'investissement en fonds propres, car il ne s'agit pas en l'espèce de vendre ou de coter les entreprises 7 ou 8 ans après. Nous travaillons sur les questions d'organisation, de durée et de rendement de ces instruments financiers.
Mme Laure Darcos. - Élue du plateau de Saclay, j'ai constaté que le Genopole était initialement en avance par rapport au pôle de compétitivité Paris-Saclay, mais la tendance semble s'être inversée. La pépinière du Genopole semble n'être portée ni en amont par l'université d'Évry ni en aval par des IRT ou des sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT). Que pensez-vous du rôle d'intermédiaire que peuvent jouer les SATT ?
M. Jean-Luc Beylat. - Je suis impressionné par le modèle du Genopole, une pépinière qui a bien rempli son rôle depuis une vingtaine d'années. Il est normal que les sociétés la quittent quand elles grandissent.
Mais pour grandir, il faut se connecter avec l'écosystème. Notre pôle de compétitivité travaille beaucoup avec le Genopole, notamment pour les sujets liés à la donnée, qui sont cruciaux pour la santé. Le Genopole doit développer des liens en termes de compétences avec le milieu académique et les entreprises. C'est ce que fait avec succès la SATT Paris-Saclay dans un territoire très riche en compétences, qui attire de ce fait les investisseurs, plutôt que de se concentrer sur les revenus tirés de la PI.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - En tant qu'élu de la Haute-Vienne, je constate que les compétences sont aussi dans les territoires, où l'emploi est un enjeu majeur.
M. Jean-Luc Beylat. - Les régions étant devenues trop grandes, les pôles se plaignent de perdre le lien de proximité avec les territoires. Il faudrait revenir sur la logique selon laquelle la politique d'innovation se conduit à l'échelle régionale, car le lien avec les acteurs locaux est fondamental.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - De grandes régions, comme la Nouvelle-Aquitaine, agissent pour que les pôles irriguent l'ensemble de leur territoire.
M. Jean-Luc Beylat. - La Nouvelle-Aquitaine est un cas à part, avec une volonté forte de soutenir les secteurs de l'innovation.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Les grandes régions ne me paraissent pas être la maille idéale pour assurer la connexion entre tous les acteurs de l'innovation. Le département me semble être une collectivité de taille plus adaptée pour faire ce travail d'orfèvre.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Merci, madame, monsieur, pour vos propos très précis sur le rôle des pôles de compétitivité.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 9 h 15.