Mardi 22 février 2022
- Présidence de M. Michel Canévet, président -
La réunion est ouverte à 17 heures.
Audition de MM. François Chartier, chargé de campagne Océan et pétrole de Greenpeace France et Ludovic Frère Escoffier, responsable du programme Vie des océans de WWF
M. Alain Cadec, président. - J'ai beaucoup de plaisir à vous accueillir pour cette table ronde de notre mission d'information. Je remercie l'ensemble des intervenants qui sont présents.
Nous avons d'ores et déjà auditionné des représentants du gouvernement et des organismes de recherche. Dans les prochaines semaines, nous entendrons des représentants des territoires et des entreprises, ainsi que des acteurs français et étrangers, afin de faire un tour qui soit le plus large possible des acteurs et des intérêts en présence.
Notre mission porte sur l'exploration et l'exploitation, mais aussi sur la protection des grands fonds marins. Il s'agit d'un sujet majeur. La vie provient des océans. Les grands fonds jouent un rôle crucial dans la régulation du climat et de la vie sur la planète. Tous les mécanismes de cette régulation ne sont pas parfaitement connus à ce jour. La recherche s'intensifie, tirée par des objectifs scientifiques, mais également par un intérêt croissant pour les ressources de ces grands fonds, que certains décrivent comme un nouvel eldorado.
L'UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) s'est prononcée pour un moratoire sur l'exploitation minière des grands fonds marins. Vous nous direz si les organisations que vous représentez ont des positions alignées ou s'il existe des nuances entre vous.
Le gouvernement a récemment relancé la politique des grands fonds marins dans le cadre d'une stratégie nationale. Des financements de l'ordre de 300 millions d'euros sont prévus. La ministre des armées a présenté une stratégie de maîtrise des grands fonds, qui sont un nouveau champ de compétition, voire de confrontation, au plan international. La régulation et le contrôle sont source de nombreuses inquiétudes légitimes.
Monsieur Chartier, vous avez la parole.
M. François Chartier, chargé de campagne Océan et pétrole de Greenpeace France.- Merci beaucoup pour cette invitation. Le sujet est important. D'une certaine manière, les enjeux s'accélèrent. La question est restée hypothétique pendant des décennies. À présent, elle figure dans le plan de relance France 2030 qui fait suite aux annonces du CIMer en janvier 2021 et à la stratégie « grands fonds » publiée par le Premier Ministre. La France va dans donc cette direction. Les choses s'accélèrent également au niveau de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM), avec la possibilité que le code minier sur l'exploitation soit adopté en 2023.
Nous considérons donc que ce que nous considérons comme une menace se précise. Il s'agit d'un sujet de société, de civilisation - une nouvelle frontière inexplorée - qui ne peut pas être traité simplement en interministériel. Il est nécessaire que tous les acteurs de la société civile soient impliqués, au niveau national comme international. C'est aussi ce qui nous pousse à porter un moratoire.
En France, c'est quelque chose d'assez nouveau, sur lequel Greenpeace travaille depuis peu de temps. Mais Greenpeace international étudie le sujet depuis 2004, avec notamment un statut de membre observateur à l'AIFM, de même que nous sommes observateurs aux Nations unies dans les négociations sur la haute mer et sur la biodiversité marine (conférence BBNJ). Nous suivons ces sujets de gouvernance internationale de près. Nous avons publié un certain nombre d'articles sur les enjeux industriels, environnementaux et de gouvernance de l'exploitation et de l'exploration minière. Nous suivons ce sujet avec attention et inquiétude.
Globalement, au plan international, dans le cadre de la Deep Sea conservation coalition dont Greenpeace et membre, et au niveau national, nous portons la position qu'a votée l'UICN avec le soutien de 34 États, c'est-à-dire l'idée d'un moratoire sur l'attribution de nouvelles licences d'exploration et sur l'exploitation. L'objectif consiste à se donner le temps d'analyser tous les éléments et d'avancer sur la connaissance. L'adoption accélérée du code minier constitue un risque.
Il est question d'un moratoire sur les eaux internationales qui concernerait toutes les parties contractantes à l'AIFM. Il ne s'agirait en aucun cas d'un moratoire isolé de la part de la France, qui la mettrait hors-jeu et permettrait à d'autres États de prendre de l'avance. C'est une décision politique à porter collectivement au niveau de l'AIFM.
Aujourd'hui, nous ne sommes pas en mesure d'évaluer de manière fiable et pérenne l'impact qu'aurait cette activité industrielle. Quelques tests ont été menés sur de petites parcelles. Les résultats sont plutôt inquiétants : les signes de reconstitution sont très lents et les menaces importantes. Il reste beaucoup de travaux de recherche à faire avant de pouvoir adopter un code minier. La stratégie française le reconnaît.
Les enjeux de transparence et de gouvernance au sein de l'AIFM sont un autre élément à prendre en compte. Il faut se donner les moyens de mettre en place une gouvernance internationale multilatérale qui corresponde aux standards du droit.
L'AIFM n'est pas le seul organisme compétent pour discuter de la conservation des océans. Il faut prendre les choses dans le bon ordre. Nous ne pouvons pas avancer sur un code minier tant que le traité sur la haute mer, qui comprend un volet de conservation, n'a pas été adopté. Cela n'aurait pas de sens. Il en est de même pour la convention sur la biodiversité. Enfin, les enjeux miniers sont aussi présents dans la conférence des Nations Unies sur les objectifs de développement durable (ODD14). Il n'est pas possible d'adopter un code minier avant que tous ces processus internationaux, qui chapeautent l'architecture du droit international, n'aboutissent.
Par ailleurs, nous ne savons pas, aujourd'hui, si nous avons réellement besoin de ces minerais. Dans le cadre d'une économie circulaire faite de sobriété et de recyclage, a-t-on vraiment besoin de ces gisements ? Personne n'est capable de répondre à cette question de manière affirmative, fondée et chiffrée. Menons ce travail d'analyse et de réflexion. Nous pensons que l'extraction durable de ces minerais n'est pas possible. Donnons-nous le temps collectivement d'en débattre.
Depuis la convention de l'UICN, et depuis les déclarations du président Macron, il existe une grande confusion entre exploration et exploitation. La principale confusion porte sur le terme d'exploration, avec peut-être une communication institutionnelle de mauvaise foi. Quand on pense à l'exploration, on pense à la découverte, à la science. C'est quelque chose que nous défendons évidemment. Nous pensons que les décisions en termes de protection et de gestion des océans doivent être fondées sur la science. Mais en l'espèce, il est question d'exploration minière. L'article 2 du code minier de l'AIFM parle d'exploration en vue d'identifier des gisements qui serviront à être exploités et d'une exploration qui permette de se donner les moyens techniques d'exploiter ces gisements. Il ne s'agit, à aucun moment, de science. C'est de ces licences d'exploration dont il est question à l'AIFM. En cas de moratoire, ces licences pourront continuer à être utilisées.
La stratégie « grands fonds » porte sur l'exploration et l'exploitation. Ses deux premiers chapitres reposent sur l'acquisition de connaissances qui visent tout autant la science qu'une exploitation potentielle. Le chapitre 3 évoque aussi l'exploitation. Ce dont il est question dans la stratégie française, c'est d'exploiter des gisements de cobalt, de nickel, de terres rares dans les eaux internationales ou éventuellement en Polynésie, possiblement en partenariat avec d'autres pays ou d'autres acteurs. C'est sur ce point que la discussion de fond doit avoir lieu, et pas sur l'exploration, qui n'en est que le préliminaire.
M. Ludovic Frère Escoffier, responsable du Programme Vie des océans de WWF France.- Je vous ferai part de la position du réseau international du WWF, qui fait partie lui-même d'une coalition d'ONG, la Deep sea coalition, au même titre que Greenpeace et Bloom. Il est important de savoir que ces organisations sont collectivement favorables à un moratoire. Je baserai mon propos sur les questions qui nous ont été adressées.
Concernant l'action publique en faveur des grands fonds, nous avons été consultés dans le cadre de la mission conduite par Jean-Louis Levet. La stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins invite à un certain doute. Lorsque l'on écoute les propositions du président Macron dans le cadre de France 2030, il est question d'exploration, mais si l'on fait référence à la stratégie nationale, on voit bien qu'il y a derrière la question de l'exploitation. Ces deux sujets sont liés. C'est pourquoi la Conférence de l'UICN a proposé en septembre un moratoire sur les licences d'exploration et d'exploitation. L'État français en fait partie mais s'est abstenu. Dès le départ, une certaine confusion a été apportée par l'intitulé de cette stratégie. Cette confusion n'a pas été levée par les propos du président de la République.
Concernant la gouvernance qui est proposée autour de cette stratégie d'exploitation des ressources minérales profondes, WWF demande, avec d'autres ONG, la mise en place d'un groupe de travail de type « Grenelle » pour continuer de réfléchir sur les conditions d'un moratoire sur l'exploitation. Le Grenelle de la mer a ainsi eu pour particularité de réunir aussi bien des entreprises que des scientifiques, le secteur associatif, les syndicats et l'État. Les points de vue sont certainement divergents, mais ils peuvent se rejoindre sur un point : la France peut-elle, l'année prochaine, porter un moratoire sur l'exploitation des fonds marins à l'Autorité internationale des fonds marins s'il existe un risque que l'exploitation se fasse dans de mauvaises conditions ?
Suite à la proposition de Nauru de ne pas attendre la fin de la réflexion sur le code minier, une exploitation pourra être mise en place de facto à partir de 2023. C'est peut-être le moment pour l'État français de pousser au niveau européen et au niveau international l'idée d'un moratoire sur l'exploitation des ressources marines profondes.
Concernant la réflexion sur l'exploration des grands fonds marins, le WWF, en tant qu'organisation basée sur la science, n'est absolument pas opposé à l'exploration de l'écosystème marin, y compris en profondeur. Nous avons besoin de connaissances pour protéger la biodiversité et pour mieux connaître les capacités de stockage de carbone de l'océan. En revanche, le WWF demande un moratoire sur l'exploration visant une exploitation des ressources minérales profondes. Ce point est particulièrement important.
L'exploitation des grands fonds marins est-elle une obligation au vu des demandes de ressources minérales actuelles et à venir ? Nous souhaitons poser cette question. Un certain nombre d'études contredisent la nécessité de rechercher de nouvelles ressources minérales profondes. L'intelligence collective des entreprises et des États doit permettre d'aller vers davantage de circularité. Nous demandons également qu'il soit tenu compte des différentes innovations qui permettront d'utiliser moins de minéraux ou des minéraux différents, plus facilement utilisables. Un questionnement économique est nécessaire.
Il est assez facile de répondre à la question de la compétition avec d'autres pays dans la mesure où la demande est celle d'un moratoire porté par la France au sein de l'AIFM. Par définition, si le moratoire est acquis, il n'y aura pas de compétition.
Concernant le projet de démonstrateur, nous ne pouvons pas nous prononcer à ce stade. Nous sommes ouverts à une réflexion avec les différents acteurs afin de définir les conditions de ce démonstrateur.
Concernant le système international de l'AIFM, il y aurait beaucoup à dire. Cette organisation souffre de lacunes en termes de transparence ou de possibilités pour des non-contractants d'avoir accès à des communications. Des réformes sont nécessaires au niveau des différents votes qui sont mis en place. Nous avons mené une analyse point par point des manquements de cette autorité, qui est beaucoup plus axée sur l'exploration et l'exploitation que sur la protection de l'environnement. L'Autorité mène parfois des opérations conjointes avec des entreprises, ce qui ne relève pas de ses fonctions.
La France peut apporter sa réflexion sur les conditions d'un moratoire et agir grâce à son réseau diplomatique, qui est le troisième au niveau mondial, pour aller vers ce moratoire.
Un certain nombre d'acteurs institutionnels, de représentants de régions, de pays et de scientifiques se sont positionnés pour un moratoire. C'est le cas du Parlement européen, de la stratégie de l'Union européenne en faveur de la biodiversité ou encore de Peter Thomson, Envoyé spécial des Nations unies pour l'océan. Des entreprises qui dépendent de ces ressources pensent aussi qu'il est possible d'aller vers un moratoire : Google, Volvo, ou encore Renault qui l'a annoncé lors du récent sommet de Brest.
Vous trouverez de nombreuses ressources sur notre site internet.
M. Alain Cadec, président. - Je constate que Greenpeace et WWF se retrouvent sur de nombreux points, notamment s'agissant d'un moratoire à la fois sur l'exploration et l'exploitation.
M. François Chartier.- Nous sommes favorables à un moratoire sur le déclenchement du code minier sur l'exploitation et à un moratoire sur l'attribution de nouvelles licences d'exploration. Les licences d'exploration actuelles peuvent être utilisées.
M. Alain Cadec, président. - Est-ce également la position de WWF ?
M. Ludovic Frère Escoffier.- Tout à fait.
M. Alain Cadec, président. - Nous avons également entendu les inquiétudes de Greenpeace et les doutes de WWF, ainsi que la proposition d'organisation d'un « Grenelle » des fonds marins.
M. Jean-Michel Houllegatte.- Il existe une ambiguïté sur le terme d'exploration. Si l'on fait une analogie avec l'activité des pétroliers, le moratoire que vous demandez porte sur la prospection et non sur la connaissance du milieu.
Sommes-nous suffisamment proactifs pour améliorer nos connaissances des fonds marins, que ce soit dans le domaine de la cartographie, de l'identification des espèces ou des processus géologiques ? Sommes-nous bien outillés ? Quel vous semble être le bon échelon - national, européen ou international - pour progresser dans la connaissance des fonds marins ?
M. François Chartier.- Nous sommes tout à fait favorables à une approche scientifique. Nous connaissons mieux la surface de la Lune que les fonds marins, dont nous ne savons presque rien, que ce soit en termes de surface ou de variété des écosystèmes. Récemment, dans le cadre d'une mission sur les impacts de l'exploitation minière, une collecte a permis de trouver plus de 500 échantillons d'ADN totalement inconnus. On trouve des espèces nouvelles à chaque fois que l'on plonge à ces profondeurs. Nous avons besoin de plus de science et d'une science détachée des intérêts des entreprises privées, dont l'objectif est l'exploitation. Il faut une science publique et indépendante. La science publique et la recherche manquent de moyens. Les besoins scientifiques ne doivent pas être inféodés aux intérêts des entreprises. Nous sommes les premiers, avec nos navires, à avoir des partenariats pour aller sur zone. Il faut contribuer à la science, et nous cherchons à le faire avec nos moyens logistiques.
M. Jean-Michel Houllegatte.- Est-il possible de distinguer la connaissance du plateau continental et des grands fonds ? Serait-il possible de dissocier le moratoire ?
M. François Chartier.- Rien n'empêche de faire de la science en haute mer. Nul besoin de l'AIFM pour cela. Le traité BBNJ définira les enjeux de partage des connaissances et d'accès aux ressources génétiques. Pour faire de l'exploration, il faut une concession de l'AIFM ; la France en a deux. Cette concession est définie par un code minier. Les licences d'exploration correspondent en effet à de la prospection minérale comme il y a de la prospection pétrolière.
M. Ludovic Frère Escoffier.- Pour lever le doute et dépasser les inquiétudes récurrentes, la mise en place d'un groupe de travail sur les conditions du moratoire permettrait à la France d'avoir les idées claires. Ce point est particulièrement important.
Nauru pourrait commencer l'exploitation en 2023 sans attendre la mise en place du code minier. La France n'a-t-elle pas la responsabilité de prendre les devants sur le plan diplomatique pour demander la mise en place d'un moratoire au niveau de l'AIFM pour éviter ce type d'exploitation ? Les entreprises qui sont réunies au sein du Cluster maritime français seraient tout à fait enclines à ce que la France évite que des compagnies peu scrupuleuses se lancent dans l'exploitation des fonds marins. Ce moratoire serait donc dans l'intérêt de la France, de ses industries, et dans l'intérêt de la science.
L'océan présente la particularité, par rapport au milieu terrestre, d'être en partie inconnu, que ce soit en termes de biodiversité ou dans sa fonction de pompe à carbone. Les changements climatiques augmentent cette complexité. Nous avons besoin de davantage de connaissances pour savoir si l'océan pourra continuer à jouer son rôle de captation du carbone. Entre 25 et 30 % des émissions de gaz à effet de serre anthropiques sont captées par l'océan. Il faut mettre en place des recherches dans ce domaine.
Dans une étude internationale à paraître, des chercheurs ont passé à la loupe les différents types de recherche d'exploration mis en place par les entreprises. Ils montrent que cette recherche sur les minéraux se concentre sur une toute petite problématique de la science de l'océan. Il ne faut pas se baser sur ce coup de projecteur donné par un certain nombre d'entreprises pour considérer que le travail de compréhension de l'écosystème des océans a été réalisé. Plutôt qu'un coup de projecteur, nous demandons le contraire, c'est-à-dire la mise en place d'une recherche internationale permettant d'avoir une vision systémique. La décennie de l'océan lancée par les Nations unies est une opportunité à saisir.
M. Jacques Fernique.- La motion de l'UICN évoque, parmi les points justifiant un moratoire, le principe de précaution : tant qu'il n'est pas possible d'agir en connaissance de cause, on ne va pas agir en apprenti-sorcier. C'est bien de cela qu'il s'agit ?
M. Ludovic Frère Escoffier.- Exactement.
Mme Angèle Préville.- J'ai bien relevé la notion de menace sur les écosystèmes, ainsi que l'inquiétude et les doutes que vous avez. Vous avez mentionné l'ODD14. La gestion durable des ressources marines y est présentée comme une opportunité de développement économique et touristique pour les petits États insulaires et les pays les moins avancés. Ce point fait-il référence à l'exploitation ?
Vous avez également évoqué la collecte d'ADN inconnus dans les grands fonds. Pouvez-vous préciser ce que serait l'impact sur les fonds marins de l'exploration et de l'exploitation ?
M. François Chartier.- S'agissant des États insulaires, évoqués dans le cadre de l'ODD14, à l'inverse de Nauru, une coalition d'États du Pacifique, dont les Fidji, sont extrêmement inquiets face aux enjeux de distorsion que pourrait créer une économie de rente, avec des micro-États qui seraient sponsors de multinationales géantes. Cela pose des questions de responsabilité juridique.
L'enjeu s'étend au-delà de la zone explorée ou exploitée en raison des panaches et des interactions avec les écosystèmes pélagiques. Les ressources halieutiques, vivrières, de ces populations pourraient être impactées.
L'enjeu sur le climat est encore méconnu. Lors des opérations de collecte et de concassage des monts et des cheminées, les machines retournent énormément de sédiments, créant des panaches encore mal mesurés. Des essais montrent que la diffusion de ce sédiment peut être extrêmement lointaine, ce qui comporte des risques pour les écosystèmes nourris depuis la surface. Le panache de sédiments risque de bloquer l'accès à la nourriture.
Il se pourrait même que ce processus libère du carbone stocké, agissant comme une bombe à retardement, à l'image du permafrost. Ces hypothèses méritent d'être étudiées.
Les pressions et les niveaux d'acidité des cheminées hydrothermales sont invivables pour nous, avec des températures qui peuvent atteindre 400°C, mais il y a de la vie. Cette vie représente est une oasis au milieu d'un immense désert. La capacité de reconstitution des monts et cheminées détruits et de leurs écosystèmes est incertaine. Lorsque l'on plonge des caméras dans les zones testées dans les années quatre-vingts, des traces sont encore visibles et les espèces ne sont revenues que très marginalement.
L'étude que j'ai mentionnée précédemment sera prochainement publiée. Elle est liée aux travaux d'exploration de l'entreprise belge GSR. Des tests ont été réalisés pendant six heures de collecte. Le collecteur utilisé était de petite dimension mais a créé un panache important. L'étude de l'ADN environnemental a révélé la présence de 500 espèces d'ADN inconnues. La surface sous-marine abrite une vie foisonnante mais avec des croissances extrêmement lentes. Certaines espèces ne se reproduisent pour la première fois qu'à quatre-vingts ans par exemple.
M. Gérard Lahellec. - Merci pour vos recommandations. Il ne faut pas faire n'importe quoi ni même prendre le risque de faire n'importe quoi. C'est dire la finesse des connaissances dont nous avons besoin, y compris pour l'exploration. Il nous faut des connaissances solides et non pas motivées par des intentions hâtives.
Le terme de doute a réveillé en moi de vieux réflexes. Il existe deux formes de doute : le doute sceptique, qui pourrait conduire à ne rien faire, et le doute méthodique qui consiste à dire qu'il faut de la connaissance. On ne trouve d'ailleurs pas toujours ce que l'on cherche. On trouve parfois des choses que l'on ne cherche pas ou dont l'utilité n'est pas évidente. C'est le propre de la recherche.
Nous aurons certainement à réfléchir à l'organisme qui est le mieux placé pour coordonner la construction de cette connaissance. Nous avons auditionné des entreprises qui nous ont expliqué que leurs travaux de recherche servaient la cause de la recherche publique. Sauf que la motivation qui les conduit à ces recherches n'est pas désintéressée. Que préconisez-vous en matière de formation, de connaissances et de recherche ?
Si nous ne nourrissons pas une ambition collective, d'autres s'en occuperont, et le résultat pourrait être désastreux.
M. Alain Cadec, président. - Soutenez-vous les efforts de cartographie et de recherche réalisés, y compris sur le terrain, par des organismes tels que l'Ifremer, le BRGM, le SHOM ou le CNRS ?
M. François Chartier. - Oui. La cartographie marine doit progresser. La question des ressources génétiques doit être explorée. Une recherche publique, transparente, permettant de mutualiser les données, est nécessaire.
Nous avons nous-mêmes mené une mission en commun il y a deux ans avec le CNRS sur le plateau guyanais sur un récif mésophotique (en basse lumière à environ 100 mètres). L'enjeu était un forage pétrolier de Total. Tout le monde pensait que ce récif était mort. Or il y a un écosystème totalement inconnu avec des espèces nouvelles. Il y aura une publication du CNRS cette année à ce sujet. On ne peut donc qu'approuver cette recherche, pour comprendre les écosystèmes ou encore pour évaluer l'interaction entre la biodiversité et le climat.
M. Ludovic Frère Escoffier. - Je suis évidemment d'accord. La recherche consiste à réduire nos champs d'ignorance. Les entreprises définissent leur champ de non-ignorance à partir de leurs activités. Nous proposons que la réflexion soit beaucoup plus large, y compris au niveau international. Une partie de l'administration française et des entreprises disent ne pas vouloir rester sur le bas-côté et laisser les autres travailler à leur place. C'est l'argument qui nous est souvent opposé. Mais ce ne sera pas le cas si un moratoire est mis en place au moins sur la Zone internationale gérée par l'AIFM, soit environ 60 % des océans. Ce moratoire pourra avoir des implications sur les actions des pays dans leurs ZEE.
Dans ce cadre, un groupe de travail serait chargé de réfléchir aux conditions de ce moratoire, du point de vue environnemental, mais aussi du point de vue économique. Nous proposerions que des études économiques internationales soient menées pour identifier les besoins réels de ressources minérales profondes au regard de ce que peuvent apporter l'économie circulaire et l'innovation. Le WWF étudie ces questions importantes.
Ce sont les convergences de points de vue qui nous permettront d'aboutir à une feuille de route sur la définition des orientations de la recherche. France 2030 prévoit un financement de 300 millions d'euros. Plutôt que de laisser l'Ifremer décider seul, sans transparence, où travailler et avec qui, un cahier des charges devrait être élaboré en tirant parti de la convergence de différentes intelligences, dans le cadre de la stratégie nationale et des orientations proposées par le président de la République.
Mme Angèle Préville. - La sédimentation dans les grands fonds marins me semble difficile à explorer. Comment explorer ces fonds sans provoquer de panaches ?
M. François Chartier. - La recherche scientifique consiste à utiliser des sous-marins et des robots opérés à distance ou autonomes. Il est possible de procéder à de la collecte d'échantillons à la pince, en étant très peu intrusif. La technique de l'ADN environnemental permet de savoir, grâce à des techniques de filtration, quelles espèces sont passées dans les eaux analysées.
L'exploration est en revanche intrusive et destructrice. Il s'agit de tester les gisements en descendant avec un collecteur du même type que les machines qui serviront à l'exploitation. D'où le parallèle avec l'exploration pétrolière. En parallèle, on essaie de mesurer et de comprendre l'impact de cette collecte sur le fond marin et le sédiment. L'exploration n'est intrusive que lorsqu'on mesure notre capacité à détruire.
M. Alain Cadec, président. - Avez-vous été associés à la réforme du code minier ?
M. François Chartier. - C'est une très bonne question. France Nature Environnement (FNE) suit plus particulièrement cette réforme. Nous avons reçu les différentes ordonnances. Le sujet est très technique et mériterait un débat parlementaire. L'enjeu porte notamment sur les études d'impact. Il me semble indispensable que les études d'impact s'appliquent aussi aux projets d'exploration et pas seulement à l'exploitation.
M. Alain Cadec, président. - Ça ne répond pas à ma question : avez-vous été associés à la réforme du code minier ?
M. François Chartier. - Non, pas directement.
M. Ludovic Frère Escoffier. - WWF est intervenu sur le sujet de la Guyane.
M. Alain Cadec, président. - Avez-vous connaissance d'éventuelles pollutions sur les fonds marins ?
M. Jean-Michel Houllegatte. - Quel est l'état de votre réflexion sur la gouvernance globale des océans ?
M. François Chartier. - Nous pensons qu'il faut réformer le droit international de la mer car un certain nombre d'éléments n'avaient pas été pris en compte dans la Convention de Montego Bay. La conservation des aires marines protégées nécessite des instruments juridiques. L'architecture internationale actuelle ressemble à un millefeuille inefficace. Il faut que le traité ait une portée globale et que les approches sectorielles s'inscrivent dans une logique de hiérarchie des normes, avec un traité qui se place au-dessus de ces intérêts sectoriels. De la même manière, en matière de climat, il est devenu évident pour tous que les objectifs de l'accord de Paris font foi. S'agissant de la biodiversité, nous devons avoir l'objectif de protéger 30 % des écosystèmes et que le reste soit géré de manière durable. Il faut remettre de l'ordre dans les différentes couches de gouvernance.
M. Jacques Fernique. - En milieu terrestre, lorsqu'une exploitation a des impacts négatifs, on y répond avec la démarche « éviter, réduire, compenser ». Est-il envisageable, s'agissant des fonds marins, de mettre en place une logique de compensation des dégâts des exploitations ?
M. Alain Cadec, président. - Lorsqu'une zone humide est supprimée, il est possible de la compenser. Cela paraît plus compliqué en mer.
M. François Chartier. - Cela paraît effectivement très compliqué.
M. Ludovic Frère Escoffier. - Nous n'en sommes pas là car cela signifierait que l'exploitation a déjà commencé. Le signal que les ONG, mais également des parlementaires et des États, mettent en avant est d'ordre philosophique : nous sommes conscients que des actions et des réflexions d'urgence seront nécessaires au cours des dix prochaines années.
Il est possible de s'inscrire dans la perspective d'une économie circulaire plutôt que linéaire. L'innovation peut avoir une visée environnementale et conduire à la réduction de l'utilisation des minéraux qui attirent l'appétit des États et des entreprises. Ces réflexions de fond sont absolument nécessaires. La biodiversité ne concerne pas que de petits animaux que l'on trouverait sympathiques. Elle a des conséquences sur l'alimentation humaine. L'océan nourrit près de trois milliards de personnes et il est important pour 1 milliard de personnes en termes de protéines animales. Le climat n'est pas un petit sujet. Les connaissances ne sont pas suffisantes pour bien comprendre la manière dont fonctionnent les courants et l'océan profond, notamment l'impact des panaches.
C'est bien de cela qu'il faut parler en premier. Ces écosystèmes qui couvrent une grande partie de la planète doivent être mis à l'étude avec des points de vue différents pour savoir s'il est vraiment nécessaire de mettre en place des activités d'exploitation ou s'il ne faut pas penser différemment.
M. François Chartier. - Tout le monde a en tête le temps qu'il faut à une forêt ou à une zone humide pour se reconstituer. Imaginez le temps qu'il faut pour que, dans l'eau, des dissolutions de minéraux se réagrègent, des encroûtements ne reconstituent. Or la vie sous-marine a besoin d'un substrat solide où s'accrocher. La temporalité n'est plus biologique, ici, mais géologique.
M. Ludovic Frère Escoffier. - Très souvent, l'Autorité internationale des fonds marins est présentée comme prenant en compte la protection de l'environnement. Pourtant, les objectifs de l'AIFM en termes de protection de l'environnement sont très inférieurs à ceux des organisations régionales de pêche. Il existe tout un travail à faire, en termes de gouvernance, de transparence et d'objectifs, que la France devrait porter. Prenons garde à la manière dont est présentée cette Autorité.
M. Alain Cadec, président. - Nous avons rencontré un problème technique, au cours de cette table ronde, qui nous a empêchés d'échanger avec les personnes présentes à distance, et notamment notre rapporteur. Nous en sommes vraiment désolés. Quoi qu'il en soit, nous vous avons bien écoutés. Nous avons entendu vos positions, qui sont assez proches. Merci pour ces échanges et pour les informations que vous nous avez apportées. Elles ne manqueront pas de nourrir notre réflexion.
M. François Chartier. - Nous sommes à votre disposition pour continuer à échanger. Le sujet est nouveau. Nous sommes prêts à participer à un groupe de travail. Nous tenons également des ressources à votre disposition.
M. Alain Cadec, président. - N'hésitez pas à nous envoyer des documents.
M. Ludovic Frère Escoffier. - Merci pour votre intérêt. Nous sommes sensibles au fait que le rapporteur est polynésien. Nous sommes à votre disposition pour d'autres éléments. Nous espérons que l'État français donnera une suite à cette réflexion.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18h30.