Mardi 15 février 2022
- Présidence de Mme Laure Darcos, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 16 h 15.
Audition de M. Philippe Lénée, directeur du partenariat et du transfert pour l'innovation de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAe)
Mme Laure Darcos, présidente. - Nous recevons aujourd'hui Philippe Lénée, directeur du partenariat et du transfert pour l'innovation de l'INRAe, l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement.
Cet institut est né de la fusion, voilà deux ans, de l'INRA et l'IRSTEA (l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement). Dès sa création, l'INRAe s'est engagé dans une réflexion stratégique sur un horizon de dix ans, ayant débouché sur son plan stratégique INRAe2030. Ce document décline les axes scientifiques et politiques de l'Institut pendant la décennie 2020 et l'une des orientations politiques définies consiste à vouloir placer l'innovation au coeur de votre action et de vos relations avec la société.
Cette orientation stratégique s'inscrit pleinement dans la logique ayant présidé à la constitution de notre mission d'information, qui s'est donné pour objectif de comprendre les dynamiques permettant de fluidifier le passage de la recherche au sens large au succès économique.
Par conséquent - vous l'aurez compris à la lecture du questionnaire que nous vous avons adressé, monsieur le directeur -, nous serions très intéressés par votre retour d'expérience sur cette question. Quels dispositifs d'encouragement à l'innovation avez-vous adoptés (appui à l'entrepreneuriat de vos chercheurs, valorisation de la propriété intellectuelle, soutien à l'innovation de rupture, incubateurs, etc.) ? Quelles modalités de coopération et de transfert avec les industriels avez-vous instituées ?
L'agriculture et la recherche agronomique sont souvent considérées comme des points forts de notre pays, mais comment nous positionnons-nous réellement dans ce domaine par rapport aux autres pays en pointe ?
De manière générale, nous souhaiterions connaître le regard que vous portez sur l'écosystème français de l'innovation et sur les actions qui permettraient, selon vous, d'en accroître l'efficacité et d'améliorer notre capacité à faire émerger des champions industriels nationaux.
Je vous propose de prendre la parole pour un propos liminaire d'une vingtaine de minutes, à la suite de quoi notre rapporteur puis les membres de notre mission vous poseront un certain nombre de questions.
Avant de commencer, je cède la parole au rapporteur, Mme Vanina Paoli-Gagin, qui précisera les objectifs de cette mission qu'elle a initiée.
- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Au travers de cette mission d'information initiée par le groupe Les Indépendants - République et Territoires, auquel j'appartiens, nous souhaitons non pas produire un énième rapport, mais identifier le chaînon manquant entre l'innovation et l'émergence de champions français, comprendre ce qui nous empêche de « transformer l'essai ». Nous voulons donc préconiser quelques mesures simples et opérationnelles.
M. Philippe Lénée, directeur du partenariat et du transfert pour l'innovation de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAe). - Je suis directeur du partenariat et du transfert pour l'innovation de l'INRAe. J'ai un parcours plutôt industriel : j'ai été directeur de la recherche du groupe Limagrain et j'ai dirigé une usine agro-industrielle en Nouvelle-Calédonie. Je m'occupe maintenant du transfert de l'innovation à l'INRAe et, à ce titre, j'ai mis en place la filiale de valorisation INRAe Transfert. Mon parcours est donc orienté vers l'innovation et la recherche industrielle.
Premier vecteur de transfert : notre plan stratégique à 2030 centre la politique d'innovation de l'INRAe autour du partenariat de la recherche. Le transfert de la recherche publique passe essentiellement, d'après nous, par ce système : la recherche contractuelle - l'établissement travaille avec des partenaires - ou la recherche collaborative, avec plusieurs partenaires publics et privés autour d'un projet ou d'un programme de recherche.
Pourquoi le partenariat est-il au centre du transfert technologique ? Parce que c'est là que se crée le lien entre l'excellence scientifique des laboratoires - la recherche fondamentale française en matière climatique, de biodiversité ou d'alimentation est reconnue de par le monde - et les besoins du monde industriel. Pour les industriels, l'excellence scientifique est un critère important d'appréciation des laboratoires ; un centre de recherche industriel s'intéresse prioritairement aux publications scientifiques et à l'excellence de la recherche fondamentale. Ainsi, la recherche partenariale permet aux industriels d'avoir accès à des compétences de haut niveau et à des équipements scientifiques de premier plan. À l'occasion de ce rapprochement entre chercheurs et industriels, les industriels relaient leurs questions de recherche et, de leur côté, les chercheurs sont confrontés aux besoins du marché, aux questions de développement ou de frein technologique. Cette mixité est très riche et permet de favoriser l'innovation.
Cela a été rendu possible par le fait que notre institut est très ouvert. Nous travaillons beaucoup, depuis l'origine, avec les instituts techniques, agricoles ou agroalimentaires, comme Idele pour l'élevage ou Arvalis. Nous comptons ainsi, avec ces instituts techniques, une trentaine d'unités mixtes de recherche et de technologie (UMT). Nous avons des réseaux mutualisés avec ces instituts techniques et avec les écoles d'agronomie. Dans ces endroits, nous faisons de la R&D au service des agriculteurs, pour faire du transfert d'innovation.
Nous avons développé cette co-conception et cette coréalisation des programmes de recherche dans nos 1 500 contrats de recherche en cours avec l'industrie ; nous en signons à peu près 500 par an. Nous touchons 30 millions d'euros de recettes contractuelles avec des industriels par an ; cela peut paraître modeste, mais c'est assez important pour un établissement de recherche finalisée.
Nous avons par ailleurs cinq laboratoires labellisés « institut Carnot », qui sont les frontons de notre recherche partenariale et du dialogue avec industriels. Quels sont les avantages de ce label ? Ces instituts représentent un point de contact unique thématique pour les industriels : un institut Carnot s'occupe d'alimentation et de nutrition, un autre de carbone renouvelable, un troisième d'élevage, etc. Les industriels des différents secteurs identifient ainsi un endroit dans lequel on peut les orienter vers les laboratoires adéquats, afin d'accéder à des compétences et à des infrastructures.
Par ailleurs, ces instituts s'engagent au travers d'une charte de bonnes pratiques de partenariat : il s'agit de répondre rapidement aux demandes et de suivre des règles fluides et simples de propriété intellectuelle et d'accès aux équipements.
Enfin, ce modèle permet de disposer de chargés d'affaires, qui vont faire du business development, afin de dialoguer avec les industriels et de construire avec les chercheurs les domaines d'innovation. Un domaine d'innovation n'est pas une discipline - mathématiques, biologie moléculaire, physique... -, c'est la rencontre entre, d'une part, un besoin de marché à 5-10 ans qui bute contre un verrou scientifique et technologique identifié par un industriel et qu'il faut dépasser et, d'autre part, nos compétences scientifiques. Par exemple, nous travaillons, au sein d'un institut Carnot, sur le biocontrôle végétal. Il y a une forte attente industrielle à l'égard de cette technologie pour diminuer les insecticides et les produits chimiques.
Nous sommes fiers de nos cinq instituts Carnot. C'est le fer de lance du développement de la recherche partenariale. Ils couvrent presque la moitié de nos unités de recherche et, en réalité, nous appliquons la charte Carnot des bonnes pratiques à l'ensemble des unités de recherche de l'INRAe, afin que toutes nos unités aient le réflexe de travailler avec des méthodes simples, de répondre dans les délais corrects, etc.
En outre, nous avons mis en place des démonstrateurs préindustriels. Au coeur de la recherche partenariale, il y a le partage des coûts et des risques. La recherche, c'est très risqué et la recherche partenariale permet de partager les coûts et les risques, de dérisquer certains projets. Les démonstrateurs préindustriels permettent, avec un financement public - les investissements d'avenir - et un financement privé, de dérisquer certaines technologies, en mutualisation avec plusieurs industriels. Nous avons un démonstrateur à Toulouse sur les produits biosourcés, un autre à Jouy-en-Josas sur le microbiote intestinal, etc. Ce sont des projets de pointe, avec des innovations à moyen-long terme, grâce auxquels les industriels partagent le risque. Ensuite, à partir des résultats, publics et publiés, ils peuvent développer des applications sur le marché. Là encore, nous avons une co-conception et une coréalisation dans un même lieu, avec un partage de personnel, d'équipements, de compétences.
Enfin, pour aller encore plus loin dans la mixité public-privé des projets industriels, nous avons mis en place des laboratoires partenariaux associés. L'Agence nationale de la recherche (ANR) a des laboratoires communs, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) également, et l'INRAe a ses laboratoires partenariaux associés, qui fonctionnent selon le même principe : une équipe de chercheurs et une entreprise, en général une PME, ont un programme pluriannuel de recherche, un objectif commun - par exemple, supprimer les intrants dans la culture de colza -, et ils choisissent leurs moyens humains, scientifiques, technologiques pour arriver à ce but et trouver des financements. Pendant trois ans, au moins deux ou trois personnes, du public et du privé, travaillent ensemble sur ce projet. C'est très fertile en innovation.
Voilà pour la co-conception et la coréalisation de la recherche avec des entreprises.
Deuxième vecteur important de transfert : la création d'entreprises. L'INRAe a une politique affirmée de soutien à la création d'entreprise. En France, peu de chercheurs créent une entreprise - ce n'est pas plus mal, d'ailleurs, car un bon chercheur n'est pas forcément un bon entrepreneur -, mais un grand nombre de chercheurs souhaitent valoriser leurs travaux à travers la création d'entreprise. À l'INRAe, nous créons entre 5 et 10 start-up par an ; Valneva, par exemple, est issue de la start-up Vivalis, née à l'INRA, de même que Maat Pharma, qui vise à faire des transplants de microbiotes à destination de malades de cancer. Nous avons créé plus de 220 start-up en vingt ans, dont 80 % sont encore en activité. Elles ont créé 1 200 ou 1 300 emplois.
Cela peut se faire naturellement, mais l'INRAe appuie également les créations d'entreprise en proposant un accompagnement aux chercheurs porteurs de projet. En effet, les chercheurs ne sont pas familiers de cette activité : déterminer le marché à viser, faire un business plan, rédiger un pacte d'actionnaires, définir le prototype à réaliser... Nous accompagnons les chercheurs avec des dispositifs spécifiques, pour passer de l'idée au projet. C'est important car cet accompagnement lance les porteurs de projet dans leur création. On les fait également rencontrer des investisseurs, après des opérations de coaching.
Nous accueillons aussi des start-up provenant de l'extérieur. Beaucoup d'ingénieurs d'AgroParisTech créent leur entreprise mais butent sur un problème scientifique. Nous leur proposons de travailler avec nous afin de lever ces verrous. Par ailleurs, nous ne demandons pas de royalties tant que les entreprises accueillies n'ont pas de chiffre d'affaires et nous leur donnons un accès privilégié à nos infrastructures. Ce n'est pas tout à fait un incubateur ; nous les aidons à se positionner dans des incubateurs régionaux existants. La création d'entreprises est donc un vecteur important d'innovation.
Troisième vecteur : la prématuration et la maturation. Du point de vue industriel, les résultats de la recherche scientifique fondamentale sont très amont. À l'INRAe, nous travaillons sur les Technology Readiness Level 1 à 3, en recherche finalisée. La « vallée de la mort » se situe entre les TRL 3 et 6. C'est là qu'il y a trop de pertes, trop de risques, pour qu'un industriel s'y lance. Comment franchir cette vallée de la mort ? Les start-up sont un moyen, car elles ont accès à des investisseurs qui savent prendre des risques. Nous collaborons avec les entreprises pour passer du TRL 3 au TRL 6. Maat Pharma, par exemple, a longtemps collaboré avec nous.
Ce stade est très important, donc nous avons mis en place, comme le CNRS et l'INRIA, un accompagnement de la prématuration, avec un financement massif de projets pour passer du TRL 2 ou 3 au TRL 4 ou 5. Nous finançons des travaux de preuve du concept dans les laboratoires, pour faire des prototypes. On dérisque alors la connaissance scientifique pour l'industriel : par exemple, un vaccin a déjà été testé sur des animaux ou un produit de biocontrôle a déjà été testé en plein champ plusieurs années de suite. Il ne s'agit pas encore de conditions industrielles, mais on est déjà sorti du laboratoire ; on est en conditions semi-industrielles. La prématuration est assez peu financée par les dotations des établissements publics. L'INRAe investit 500 000 euros par an depuis 2014 dans la prématuration, mais c'est largement insuffisant.
Une fois le TRL 4 atteint, les SATT prennent le relais pour des montants plus élevés, afin d'accéder au TRL 6.
Cela fonctionne bien. En effet, sur l'ensemble des demandes de brevets déposées depuis 2014 - 300 ou 400 -, on observe un taux de transfert « naturel » de 15 % : 15 % des brevets sont transférés à des industriels. En revanche, parmi les projets de prématuration que nous avons financés depuis 2014, le taux de transfert aux industriels s'élève à 40 %. Cela montre bien que le fait de dérisquer le projet pour les entreprises, surtout pour les PME - nombreuses dans notre secteur -, est efficace. La notion de risque est sensible pour les PME et le fait d'accompagner la prématuration et la maturation permet aux PME d'accéder à l'innovation.
Voilà donc les trois grands axes de notre politique de transfert : les instituts Carnot, la création d'entreprises et la prématuration et maturation.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Avez-vous des problèmes de recrutement, des difficultés à attirer les talents à l'INRAe ?
Quelles sont vos relations avec les SATT et avec les autres organismes publics de recherche ?
Il n'y a pas trop de problèmes de financement en amont, grâce aux fonds de prématuration et de maturation, mais que faudrait-il après, pour permettre à ces entreprises pour devenir leaders sur leur marché ? Des fonds de plus grande taille, des investisseurs qui acceptent de prendre des risques sur le temps long ? Que faire ?
Nous avons beaucoup d'entreprises innovantes dans le secteur du biocontrôle, mais je constate qu'il y a un blocage en aval : quand les expérimentations plein champ ont montré que le produit était efficace, les autorisations administratives et les homologations prennent beaucoup de temps, ce qui induit un décalage avec les besoins du marché. Tout ce temps administratif est perdu par rapport aux concurrents. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?
M. Philippe Lénée. - Sur les ressources humaines, je ne suis pas spécialiste, je préfère que l'on vous réponde par écrit ultérieurement.
Il y a 14 SATT. Nous avons des accords de collaboration très simples : nous présentons aux SATT toutes nos déclarations d'invention et nos résultats valorisables et, si elles sont intéressées, si elles pensent que cela peut être développé, dès lors qu'elles investissent en maturation et qu'elles valorisent l'innovation selon leurs propres critères, elles ont le mandat unique. Nous acceptons alors le mode de retour qu'elles proposent. Nous avons plus de 250 projets financés par les SATT depuis dix ans, à hauteur de 9 millions d'euros. Nous ne sommes pas actionnaires, sauf dans deux SATT, pour des raisons historiques. Ce partenariat fort fonctionne bien.
Néanmoins, nous nous posons des questions sur les critères de sélection appliqués par les SATT, qui cherchent un retour sur investissement court, de trois à cinq ans. Or nous avons étudié, avec la méthode Asirpa (analyse socio-économique des impacts de la recherche publique agricole), une cinquantaine de résultats et d'inventions valorisables produits par l'INRAe, et l'on se rend compte que la plupart des innovations qui sont sur le marché, qui ont été adoptées, proviennent de collaborations de recherche de long terme. Entre le début de la collaboration de recherche partenariale et l'impact pour la société, il s'écoule dix à quinze ans. Nous travaillons sur un temps très long, beaucoup plus long que dans le numérique. Cela ne correspond pas aux critères des SATT. Nous essayons donc de maintenir des projets d'innovation ouverte, par exemple dans le biocontrôle. Les produits doivent être testés non pas une fois dans trois parcelles, il faut les tester trois ou cinq ans de suite, dans différents pays. Quand on essaie un nouveau produit au champ, il faut donc au moins cinq ans d'essai.
J'en viens à votre question sur l'homologation. C'est vrai, l'homologation est très facile dans certains pays, comme aux États-Unis. C'est également vrai que des agents de biocontrôle - je pense par exemple au célèbre produit d'inoculation de Rhizobium, une bactérie qui produit des nodules sur les racines des plantes en fixant l'azote atmosphérique - ont mis du temps à sortir, à cause de l'homologation pour la mise sur le marché. Aux États-Unis, une PME partenaire l'a développé rapidement et est revenue ensuite en Europe.
Toutefois, c'était il y a quinze ans et cela a beaucoup évolué. L'Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), ex-Afssa (Agence française de sécurité sanitaire des aliments) octroie maintenant des autorisations temporaires. Tous les micro-organismes peuvent donner lieu à une autorisation temporaire. Ce que cette question recèle, c'est l'évaluation répétée au champ. Aux États-Unis, on va vite, mais le taux de perte y est immense. On y vend beaucoup de poudres de perlimpinpin, qui sont vendues cher mais ne servent à rien. Notre système d'homologation est plus long, mais, quand l'autorisation est donnée, cela a une valeur agronomique.
En outre, les coûts ont été réduits. Nous essayons de mettre en place un Consortium de biocontrôle, réunissant l'ensemble des acteurs publics et privés, pour standardiser les méthodes d'évaluation des produits de biocontrôle, afin d'avoir, à l'échelon européen, une seule méthode. Les sociétés auront toutes les mêmes témoins, les mêmes surfaces, etc. Cela permettra aux entreprises d'apporter les mêmes informations à l'Anses et de simplifier les procédures.
Méfions-nous donc de la rapidité d'homologation aux États-Unis ; il faut que, in fine, les produits servent à l'agriculteur...
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je pensais à des agences européennes - la Suisse, la Belgique -, qui mettent un an à répondre alors qu'il en faut quatre en France.
M. Philippe Lénée. - Cela a évolué.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Certes.
Quoi qu'il en soit, le référentiel européen d'évaluation dont vous parlez est un facteur de compétitivité.
M. Philippe Lénée. - La robustesse de ce que l'on pourra sortir sera meilleure. Ce sont des produits vivants, qui ne sont pas forcément « répétables ».
Quelles sont les limites au développement ? Grande question...
La traversée de la « vallée de la mort » et le dérisquage sont, du point de vue industriel, le point nodal, car, sur dix projets collaboratifs, un seul fonctionnera. Il faut donc soutenir, au travers du financement public, la R&D des PME. Cela ne se voit pas forcément, mais ces entreprises ont un besoin d'innovation ; simplement, elles n'ont pas les moyens ni la trésorerie pour acquérir des équipements ni pour recruter des compétences scientifiques. Elles ne prennent pas de risque car elles n'en ont pas les moyens, c'est ainsi ; pour elles, c'est une question de vie ou de mort. Il est donc indispensable de soutenir leur R&D, de leur permettre de faire de la recherche collaborative ou partenariale. Il convient également d'encourager davantage les bourses des conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE).
Ces bourses sont un outil très important. Il faut faire un effort dans ce domaine, car 1 500 CIFRE par an, c'est très faible par rapport au nombre de PME françaises. Nous avons des doctorants CIFRE au sein de l'INRAe ; ce dispositif permet de former de jeunes chercheurs, qui instillent une « ambiance scientifique » dans les PME. Cela rapproche les patrons de PME de la question de la recherche et de l'innovation.
Ensuite, il y a la question du risque que les investisseurs sont prêts à prendre : c'est vrai, en France, les industriels prennent moins de risque qu'outre-Atlantique. Bpifrance l'a d'ailleurs bien vu, qui accompagne les industriels pour diminuer le risque de certains financements.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Je suis intéressée par vos propos sur la prématuration, du TRL 2 au TRL 4. Vous dites qu'un investissement de 500 000 euros par an est insuffisant ; quel niveau vous paraîtrait raisonnable ? Si l'on multipliait par deux ce niveau, multiplierait-on par deux le taux de transfert ?
Dans vos contrats de recherche partenariale, avez-vous beaucoup de PME ? Comment pourrait-on en accroître le nombre ?
Les entreprises qui font de la recherche partenariale bénéficient-elles par ailleurs du crédit d'impôt recherche (CIR) ? Est-ce un bon outil ? Faudrait-il cibler davantage ce dispositif, le renforcer ?
M. Philippe Lénée. - En ce qui concerne la prématuration, nous allons répondre, dans le cadre du quatrième programme d'investissements d'avenir (PIA 4), à un appel à projets de l'ANR de prématuration-maturation, avec les SATT et les universités, afin de multiplier par trois notre capacité en la matière. Aujourd'hui, nous finançons chaque année autour de 150 projets dans le cadre de notre stratégie d'accélération sur l'alimentation, l'agriculture et les produits biosourcés et il s'agit de passer à 500 dossiers par an. C'est raisonnable, il ne faudrait pas aller plus loin, nos chercheurs doivent principalement faire de la recherche fondamentale, mais multiplier par trois nos flux de projets en prématuration est une bonne cible. Nous allons donc postuler pour bénéficier de cette aide du PIA 4.
Pour ce qui concerne les contrats avec les PME, j'en reviens aux instituts Carnot. Vous le savez, il y a un abondement public proportionnel au financement privé et il y a un bonus si le contrat concerne une PME ou une ETI. Ce bonus est un levier important, qui stimule nos équipes. Ainsi, sur 4 instituts Carnot, nous sommes passés de 20 % à 40 % de contrats avec des TPE et des PME. Nous encourageons les chercheurs à travailler avec des PME, en construisant une offre, en leur donnant un accès préférentiel aux équipements, en appliquant nos bonnes pratiques de partenariat, en répondant rapidement aux demandes de contrats de recherche, etc., car une PME n'a pas toujours un cahier des charges aussi bien structuré qu'un grand groupe.
J'en viens à la question sur le CIR. La plupart des entreprises recourant au CIFRE bénéficient aussi du CIR. Les instituts Carnot ont bien sûr déploré l'arrêt du doublement des dépenses prises en compte pour le CIR quand les travaux étaient confiés à un laboratoire public de recherche. Ce doublement a été remplacé par le crédit d'impôt collaboration (CICo), qui permet à une PME de bénéficier de 50 % de crédits d'impôt quand elle travaille avec un organisme public. Cela ne remplace pas le doublement du CIR mais cela en compense partiellement la suppression. En tout cas, toutes les sociétés avec lesquelles nous travaillons bénéficient du CIR et bénéficiaient de son doublement.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Un des axes scientifiques du plan INRAe2030 porte sur la partie société et territoire : comment avez-vous intégré cet axe de recherche dans votre programme de recherche, notamment la question de l'acceptabilité de l'innovation ? Celle-ci n'est transférable que si elle est acceptée par les consommateurs. Comment tenez-vous compte de cette dimension ? Recourez-vous aux sciences humaines et sociales ?
M. Philippe Lénée. - Je ne suis pas spécialiste de cette question. Ce que je puis vous dire, c'est que l'INRAe est partenaire de 7 territoires d'innovation, dont deux que nous portons directement : en Bretagne, nous avons créé le laboratoire d'innovation territoriale Ouest territoire d'élevage (OUESTEREL), autour des problématiques d'élevage respectueux des animaux et de l'environnement, et, en Occitanie, nous avons mis en place OccitANum, travaillant sur l'agriculture numérique. Dans ce cadre, l'INRAe travaille avec les entreprises mais aussi avec les acteurs du développement : les instituts techniques, les chambres d'agriculture, les agriculteurs et les consommateurs. Ce sont des « living labs », dans lesquels on a non pas une approche linéaire du transfert, telle que je vous l'ai exposée, mais une approche plus complexe, qui fait remonter les besoins des agriculteurs, des consommateurs ou des résidents ruraux, que les chercheurs, les entreprises, les professionnels transforment en questions de recherche ou de développement. C'est assez fécond.
Prenons l'exemple du projet d'agriculture numérique. Pour assurer la transition agroécologique, on sait qu'il faudra modifier fortement nos équipements agricoles, pour les adapter à une plus grande diversité des cultures, à des parcelles plus petites, à des sols plus superficiels, à de nouveaux travaux comme le tri de semence ou de récolte, et à diminuer les intrants. Cette modification de nos équipements agricoles passera par l'analyse des besoins des agriculteurs dans des systèmes de polyculture et d'élevage, différents de nos systèmes actuels. Or cette transformation des agroéquipements ne peut se faire qu'avec les utilisateurs, agriculteurs et coopératives.
Pour ce qui se rapporte à OUESTEREL, une association s'est constituée pour développer de bonnes pratiques d'élevage, associant des consommateurs et des résidents, afin de trouver des solutions aux questions environnementales et de bien-être. Voilà notre approche, que l'on adopte aussi pour la gestion de la forêt en Grand Est ou l'alimentation durable en Bourgogne.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Est-ce que ces perspectives ouvrent de nouveaux horizons de financement ?
M. Philippe Lénée. - Les territoires d'innovation sont largement financés par la Banque des territoires. Je pense que cela ouvre surtout de nouveaux horizons du côté des fronts de sciences, car ce modèle alimente la science, au plus près des besoins de la société.
Mme Laure Darcos. - En tant qu'élue du plateau de Saclay, je connais bien le projet Maat Pharma. Cette entreprise a eu du mal à trouver des partenaires pour financer sa croissance, après avoir quitté l'INRAe. Elle a finalement trouvé un financement auprès de Bpifrance, mais on a l'impression que cet acteur s'investit plus dans l'industriel ou la technologie que dans l'agriculture ; accompagne-t-il convenablement votre secteur ?
Êtes-vous approchés par le programme européen Liaison entre actions de l'économie rurale (Leader) ? Nombre d'associations demandent à bénéficier de ces fonds européens. Avez-vous la possibilité d'entrer dans ce dispositif pour les aider ?
M. Philippe Lénée. - Nous participons, me semble-t-il, aux programmes Leader au travers des programmes des parcs naturels régionaux pour l'agriculture durable et les circuits courts, mais je préfère que l'on vous réponde par écrit sur cette question.
Bpifrance nous accompagne bien sur le secteur agricole, sur l'alimentation et la santé. Sur les produits biosourcés, nous avons travaillé, dans le cadre de Toulouse White Biotechnology (TWB) - un laboratoire INRAe -, avec plusieurs entreprises, notamment Carbios, qui développe des plastiques renouvelables et recyclables et qui est issue de TWB. Bpifrance intervient sur des structures existantes, des sociétés et en cofinancement, mais intervient peu sur la recherche.
Mme Laure Darcos. - Pourtant, Maat Pharma s'est trouvée confrontée à un vide : la recherche fondamentale était bien aboutie mais est arrivé un moment de désarroi, quand les dirigeants ont commencé à envisager d'aller toquer à la porte des Américains ou des Chinois pour avoir le financement suivant. Il y a un trou : Bpifrance n'accompagne que des projets déjà cofinancés.
M. Philippe Lénée. - Bpifrance accompagne des projets créés, en effet, des entreprises, y compris des startups, par exemple en phase de préamorçage, avec le concours annuel i-Lab, qui finance des projets. En revanche, elle n'accompagne pas la recherche.
Cela revient à la question du retour sur investissement. Maat Pharma est financée par des investisseurs français ou européens. L'INRAe a investi en fonds propres dans sept entreprises - dont Maat Pharma - et notre critère pour investir dans une entreprise c'est que les investisseurs soient européens. La question est celle du temps et du niveau de retour sur investissement demandé ; une durée de dix à quinze ans est un peu longue pour les investisseurs traditionnels. En outre, sur les transplants de microbiote, il y a peu de malades mais il y a de gros marchés ; sur un système de suivi des pucerons sur la betterave, le marché est moins porteur...
C'est là que réside la différence : le temps et le niveau du retour sur investissement attendu. Peut-être faudrait-il se poser la question de critères différents pour le secteur agricole.
Mme Laure Darcos. - Plus de temps.
M. Philippe Lénée. - Et des taux moins élevés. Il commence à y avoir des investisseurs qui acceptent des taux de retour sur investissement plus faibles, de 3 ou 4 %. Cela vient de la green taxonomy : certains investisseurs cherchent des projets ayant un impact environnemental ou un effet sur le changement climatique, fussent-ils moins rémunérateurs.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Le Crédit agricole apparaît-il comme un investisseur important lors de vos tours de table ?
M. Philippe Lénée. - Il n'apparaît pas directement, car il investit plus dans les projets agricoles, mais il intervient au travers de ses filiales portant des fonds d'investissement, comme CapAgro.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il n'apparaît pas early-stage ?
M. Philippe Lénée. - Pas beaucoup, plutôt en capital développement, mais il y a une nouvelle filiale pour intervenir plus tôt.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Peut-être est-ce une piste pour le rapport : repenser les relations avec les banques coopératives, qui pourraient avoir une stratégie moins de court terme et plus risquée.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Le domaine du vivant, qui est le vôtre, est quelque peu accaparé par de grands groupes de taille internationale. Ces entreprises jouent-elles le jeu avec cet écosystème naissant ou imposent-elles des barrières à l'entrée pouvant stériliser l'innovation ? En effet, les innovations de rupture risquent de saper un marché juteux et amorti de longue date...
M. Philippe Lénée. - Les grands groupes avec lesquels nous travaillons jouent plutôt le jeu. Dans le consortium qui standardise les méthodes d'évaluation des agents de biocontrôle, il y a de grands groupes mais aussi des ETI et des PME. L'IBMA (International Biocontrol Manfuacturers Association) réunit de grands groupes, des ETI, des PME, des startups.
Dans le domaine de l'alimentation, il y a, en plus des grands groupes, des centaines de PME. Au travers de nos connaissances du microbiome, nous adoptons une approche orientée vers les ferments du futur, pour développer une alimentation plus fermentée, et, dans ce domaine aussi, on retrouve à la fois de grands groupes et des PME et des ETI. Il y a un attrait des grands groupes, qui savent qu'il y a des marchés à prendre, mais nous veillons à équilibrer nos partenariats pour avoir grands groupes, PME et start-up.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je vous remercie, monsieur Lénée.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 20.
Mercredi 16 février 2022
- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -
La réunion est ouverte à 16 h 45.
Audition de M. Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA)
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous recevons aujourd'hui M. Bruno Sportisse, président-directeur général de l'INRIA, l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique.
L'activité de cet institut, créé en 1967 dans le cadre du plan Calcul, s'inscrit dans l'un des secteurs centraux de l'innovation du XXIe siècle : le numérique. C'est donc naturellement que nous en recevons aujourd'hui le PDG, afin d'examiner les problématiques auxquelles il fait face et de comprendre sa stratégie en matière d'innovation.
M. Sportisse, de nombreux dispositifs d'encouragement à l'innovation existent en France ; lesquels vous semblent les plus pertinents ? La recherche et l'innovation constituent l'activité centrale de votre organisme. Pouvez-vous nous présenter votre organisation en équipes-projet et nous dire en quoi celle-ci vous permet de garantir un haut niveau de performance ?
Comment favorisez-vous l'innovation de vos chercheurs et le transfert de technologie, afin de « renforcer l'impact économique » de votre recherche, pour reprendre les termes de votre contrat d'objectifs et de performance ? Quels sont les principaux partenariats auxquels participe l'INRIA ? La réflexion stratégique est un exercice indispensable pour anticiper les évolutions du marché à 3-5 ans ; comment votre institut élabore-t-il sa stratégie ?
Traditionnellement, la France était considérée comme performante dans la recherche en automatisme, en informatique et en intelligence artificielle ; est-ce toujours le cas ? Dans l'affirmative, comment parvenir à maintenir notre rang en la matière ?
Nos services vous ont envoyé la semaine dernière un questionnaire, qui servira de trame à notre entretien. De manière générale, nous souhaiterions connaître le regard que vous portez sur l'écosystème français de l'innovation et sur les actions qui permettraient, selon vous, d'en accroître l'efficacité et d'améliorer notre capacité à faire émerger des champions industriels nationaux.
Peut-être pourrez-vous également nous donner votre point de vue sur l'échec du cloud français et sur l'incapacité de l'Europe à se doter d'un cloud souverain ?
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Cette mission d'information a été lancée à l'initiative du Groupe « Les Indépendants - République et Territoires ». Un rapport sera publié à l'issue de celle-ci. Nous aimerions retenir de ces auditions quatre ou cinq préconisations, pouvant devenir des orientations ou des mesures opérationnelles.
M. Bruno Sportisse, président-directeur général de l'INRIA. - Je vous remercie de me donner l'occasion de partager avec vous quelques convictions sur l'innovation de rupture, sur ses liens avec la recherche et avec la formation, dans un monde qui est devenu numérique. Notre réussite collective dans ces domaines sera un des éléments permettant à la France de demeurer une puissance mondiale. Mes expériences variées au sein de la recherche publique et privée, de l'industrie, de startups et dans la conception de politiques publiques m'ont permis d'appréhender le sujet de l'innovation sous plusieurs angles. Elles ont été autant d'occasions de mener des combats pour faire bouger les lignes de notre logiciel de pensée sur l'innovation, l'un des enjeux de votre mission.
J'ai fondé et dirigé le premier laboratoire commun entre EDF et le monde académique et j'ai été directeur du transfert et de l'innovation de l'INRIA. J'ai également été le conseiller chargé de l'innovation de Mme Geneviève Fioraso, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche.
J'ai initié à l'Agence nationale de la recherche (ANR) le programme « LabCom » - laboratoires communs -, entre les PME et le monde académique, deux mondes qui n'ont pas les mêmes échelles de temps, avec l'objectif d'aller vite et de faire simple. L'accouchement fut difficile car l'approche était inhabituelle.
J'ai aussi été le directeur de cabinet adjoint de Mme Fleur Pellerin, ministre de l'économie numérique et de l'innovation. À ce titre, j'ai été l'un des concepteurs du programme French Tech visant à bousculer la manière française de penser l'innovation, en mettant les startups technologiques au centre pour en faire de futurs champions industriels. L'accouchement fut, là aussi, extrêmement difficile, car nous faisions face à toutes les forces de rappel du public et du privé.
J'ai dirigé une entreprise de taille intermédiaire dans le secteur du textile médical implantée en France, dont j'ai engagé la transformation numérique grâce à des partenariats avec des startups technologiques. J'ai moi-même créé et dirigé une startup technologique de l'intelligence artificielle.
Par ailleurs, j'ai été missionné en 2018 par le Gouvernement pour proposer un concept d'implémentation du futur Conseil européen de l'innovation (EIC), doté d'un budget de 10 milliards d'euros. C'est par cet outil que l'Union européenne finance les startups technologiques au niveau européen. Je suis également membre de son conseil d'administration.
Enfin, à la tête, depuis 2018, de l'INRIA, j'ai engagé un plan d'action pour repositionner cet établissement comme bras armé de l'État en matière de souveraineté numérique par la recherche et l'innovation, en menant, au coeur de la stratégie de l'établissement, une politique pro-innovation à destination du tissu économique français. Vous trouverez le détail de cette rupture dans le document écrit de réponse à vos questions.
De nombreuses initiatives ont été lancées depuis plusieurs années, avec des investissements massifs mobilisés, comme les programmes d'investissements d'avenir (PIA) dotés de 77 milliards d'euros et l'action d'opérateurs de l'État tels que Bpifrance. D'autres programmes ambitieux ont été annoncés, tels que le plan « France 2030 ». Nous commençons à récolter les fruits de cette politique d'innovation engagée il y a 10 ans. Ainsi, les startups françaises sont les premières bénéficiaires des programmes de l'EIC et la France compte plus de 25 licornes, dont, il faut le noter, peu sont technologiques.
Néanmoins, il reste beaucoup à faire, comme en témoigne votre mission. Vos travaux sont d'autant plus importants que le plan « France 2030 » est historique. Celui-ci est doté de 34 milliards d'euros, dont près de la moitié sera consacrée aux futurs champions industriels, fondés sur l'innovation de rupture. Toutes les conditions sont-elles réunies pour garantir le rendement de l'euro public ? Tout se résume-t-il à une question de financement et de moyens ?
Je suis convaincu que non, nous devons opérer collectivement des changements profonds et majeurs, trouver des réponses concrètes à des blocages qui demeurent dans la durée en France. Votre mission me semble très bien nommée, car l'existence d'« erreurs françaises » - plutôt au pluriel, d'ailleurs - explique qu'il soit si long de faire bouger les lignes. Je souhaite que vos travaux puissent accélérer les changements dont la France a besoin.
Je partagerai avec vous cinq convictions relatives au soutien de notre politique de transfert et d'innovation :
- sur le fondement politique de l'innovation : notre objectif doit être l'impact, non les euros ;
- sur le référentiel de l'innovation : l'innovation n'émerge pas d'un jardin à la française ;
- sur les stratégies des acteurs publics, notamment sur leur management : les dirigeants doivent faire des choix et les assumer ;
- sur le terrain de jeu que doit instituer l'État : plutôt que de multiplier les dispositifs et les appels à projets, l'État doit responsabiliser les établissements publics, leur faire confiance a priori mais évaluer les résultats obtenus et savoir en tirer les conséquences ;
- sur l'agilité : notre capacité à décider vite et à exécuter rapidement est vitale, car, en matière d'innovation technologique, tout va de plus en plus vite et le premier arrivé est le gagnant, car il a un très fort retour d'expérience qui lui permet de gagner sur le champ de bataille.
Premier message : l'intentionnalité des politiques de transfert et d'innovation. Je commencerai par une anecdote : quand j'ai pris mes fonctions en 2018 à la tête de l'INRIA, les partenaires industriels privilégiés de l'Institut étaient les GAFA. En repositionnant l'INRIA sur la souveraineté numérique, nous avons évidemment initié une politique très volontariste à destination du tissu industriel français. Cela s'est traduit concrètement par un objectif : que 10 % des 200 projets d'INRIA - l'organisation en projets dont vous parliez en introduction, monsieur le président - soient communs avec des industriels français en 2023, contre 0 % en 2018.
Ainsi, des accords structurants ont été signés avec des fleurons industriels français - Orange, Naval Group, Atos, Dassault System, La Poste - et avec des entreprises de taille intermédiaires leaders de l'édition logicielle (telles que Berger-Levrault). Cela ne signifie pas que nous nous fermions à des partenariats avec des entreprises étrangères, mais notre priorité est claire : c'est le tissu industriel national.
Les deux ministères de tutelle de l'INRIA (ministère de la recherche et ministère de l'industrie) ont soutenu cette stratégie. Pourtant, la réorientation de notre stratégie de partenariat des GAFA en direction du tissu industriel français nous a été explicitement reprochée en 2019, lors de la présentation de cette nouvelle stratégie industrielle devant le comité d'experts Carnot, dont le but est de renforcer les partenariats industriels de la recherche publique.
Cette anecdote révèle la difficulté pour toutes les composantes de l'État à avoir une stratégie alignée. Surtout, elle révèle que, dans le monde académique et au sein de l'État, la politique de transfert et d'innovation n'est pas considérée comme visant, en premier lieu, un impact économique, mais comme une source de financement de la recherche. Le terme de « valorisation » démontre cet implicite, de même que la structuration du rapport annuel de performance, au sein du PLF, de la mission interministérielle « Recherche et enseignement supérieur » (MIRES). Ce rapport comprend deux indicateurs : l'impact du crédit impôt-recherche (CIR) et le financement des opérateurs publics par le secteur privé. Tout est dit...
Si l'objectif est d'avoir des financements, c'est clair qu'il vaut mieux travailler avec les grands leaders de la tech américains et chinois, avec les GAFAM et les BATX, peu importe notre souveraineté. Si, a contrario, le but est de parvenir à un impact pour la Nation et pour le tissu économique français, il faut travailler avec notre tissu industriel. Or celui-ci ne dispose pas, dans mon domaine - le numérique -, des laboratoires académiques des Gafam ou de Huawei ; il n'a pas le même niveau d'investissement. Qui peut rivaliser avec un acteur qui vient d'annoncer 76 milliards d'euros de bénéfices, soit dix fois le budget annuel du Programme 172, trois fois celui de la MIRES ou la somme des quatre PIA ? Aucun acteur industriel français. C'est donc une question de choix que de travailler ou non avec lui...
La question du but recherché par la politique de transfert et d'innovation est majeure pour les établissements publics, et les stratégies, les dispositifs, les partenariats découleront de la réponse à cette question. La politique de transfert et d'innovation doit d'abord être considérée comme un investissement public au même titre que la recherche. Elle va coûter aux établissements publics qui la mettent en oeuvre ; c'est un poste de dépenses, non de recettes. La performance en la matière ne peut pas se mesurer en « nombre d'euros privés encaissés ».
Ma première recommandation est donc que l'État sorte de l'ambiguïté et précise à tous ses opérateurs que la politique de transfert a pour objectif l'impact socioéconomique et non la recherche de financement. Tout doit être aligné en ce sens : les mots, les indicateurs de performance, la fin du phantasme sur les modèles de revenus et d'équilibre économique et les contraintes qui en découlent sur les choix stratégiques et les projets lancés. Ce n'est pas théorique, car de cela découle tout le reste, avec des implications très concrètes.
Mon deuxième message porte sur le référentiel utilisé en matière d'innovation.
Il y a plus de 50 ans, la NASA a inventé l'échelle TRL (Technology Readiness Level), qui s'étend de 0 à 9, pour suivre l'avancement de son programme Apollo, afin d'envoyer une fusée sur la Lune, à une époque où les startups et le numérique n'existaient pas. Depuis 20 ans, c'est cette échelle TRL qui sert de base conceptuelle immuable de toutes les politiques d'innovation en France. C'est une vision linéaire, extrêmement standardisée, qui rassure les jardiniers des jardins à la française : « recherche fondamentale », « recherche appliquée », « démonstrateur », « preuve de concept » et, un jour, on débouche sur le produit. Nous complétons même cette vision normative de concepts, tels que la prématuration ou maturation, qui n'ont pas de traduction en anglais.
Dans le numérique, qui joue un rôle structurant pour les dynamiques d'innovation - la simulation numérique fonde le développement de nouveaux médicaments, de nouveaux matériaux, mais le numérique en tant que tel est également un grand domaine d'innovation -, cette vision théorique n'existe pas. Qui peut sérieusement imaginer que les scientifiques et les ingénieurs de Tesla, de Google, d'Apple utilisent cette échelle TRL ? Qui a trouvé une seule référence à cette échelle dans les écrits de Marc Andreessen, grand investisseur de la Silicon Valley, auteur de l'article « Le logiciel dévore le monde », qui a fait date il y a une dizaine d'années, et concepteur du premier grand navigateur web complet et cofondateur de Netscape, première entreprise entièrement dédiée à Internet ? Désormais, à l'heure du numérique, l'innovation est un théorème au tableau, une thèse qui ne se finit pas, une rencontre avec un investisseur qui a un parcours académique ou une création de startups - c'est l'histoire de Google -, puis cette startup revient vers le laboratoire quand elle identifie un verrou et, lorsqu'elle doit déployer son produit à l'échelle mondiale, elle n'active pas un nouveau dispositif pour passer du TRL 3,4 à 4,5. Les investisseurs ont une vision globale de bout en bout du projet.
Toute politique publique pour l'innovation fondée sur un jardin à la française est vouée à l'échec et reproduira immanquablement les erreurs du passé. Une politique publique qui met les acteurs dans de petites cases le long de la divine échelle TRL ne peut réussir. Elle permet le financement d'acteurs publics et parapublics qui font de la R&D, mais pas de l'innovation, à travers des dispositifs dédiés, car chaque évaluation conduit immanquablement à découvrir un chaînon manquant le long du chemin linéaire de 0 à 9. C'est normal parce que ce chemin linéaire de la recherche au marché n'existe pas ; nous mélangeons innovation et R&D. La première nécessite plus de dimensions que la seconde (marketing, connaissance du marché, régulation, équipes diversifiées, capacité à exécuter une feuille de route.)
Ma deuxième recommandation est donc que l'État abandonne définitivement ses vieilles lunes conceptuelles, à tout le moins en matière d'innovation numérique, afin de disposer d'un cadre conceptuel moderne pour l'innovation, aux standards internationaux. Ce n'est pas théorique, cela a des implications très concrètes ; un constructeur automobile qui ne jurerait que par des roues carrées ne devrait pas s'étonner que ses voitures ne soient pas performantes.
Mon troisième message porte sur les stratégies des acteurs publics et leur mise en oeuvre, c'est-à-dire sur l'importance du management.
On peut énumérer tous les dispositifs variés dont dispose la France pour soutenir le transfert et l'innovation ; on peut souhaiter en améliorer certains, demander des financements supplémentaires pour d'autres, proposer la création de nouveaux dispositifs, mais je ne ferai pas cet inventaire, car je pense que ce n'est pas le sujet : tous les 3 à 5 ans, l'État constate une sous-performance collective, lance de nouveaux dispositifs qui s'ajoutent aux précédents, sans jamais rien remettre en cause.
Le sujet, c'est la stratégie des acteurs existants et leurs choix managériaux : la politique d'innovation est-elle au coeur de leur stratégie ? Le reste est de second ordre. Tous ceux qui parlent du continuum serein de la recherche au marché ne décrivent pas la réalité ; il y a des injonctions contradictoires, il y a des choix à faire en permanence, des ruptures à mettre en oeuvre, des tensions qu'il faut dénouer, une politique à assumer et cela doit être le fait de dirigeants, de manageurs.
De nombreux scientifiques ne veulent pas s'engager dans des projets de transfert, par exemple via la création d'une entreprise issue de leurs travaux. C'est tout à fait normal parce que le coeur de leur métier, c'est la production de connaissances, non la création de start-up. D'ailleurs, sans une recherche de très haut niveau, il n'y aura pas d'innovation de rupture. À cet égard, les plus fervents sponsors de la recherche de très haut niveau, ce sont justement les promoteurs de l'innovation de rupture.
Pourquoi y a-t-il des choix à faire et non un continuum serein ? Prenons quelques exemples.
Imaginons qu'un scientifique jouant un rôle clé dans son équipe de recherche me présente son projet de création d'entreprise. Si ma priorité en tant que dirigeant est la science, je le dissuaderai de créer son entreprise, parce que son départ va évidemment déstabiliser son équipe de recherche. Mais si ma priorité est l'innovation et l'impact, je ferai tout pour l'accompagner dans sa création d'entreprise, même si cela entraîne forcément des effets collatéraux négatifs sur le plan scientifique. J'assumerai ce choix dans le cadre de ma politique et de mes priorités. En outre, je ferai tout pour que l'évaluation de son parcours prenne en compte sa prise de risque et son engagement, qui n'est pas académique et ne peut donc être jugé à l'aune de la science.
Si ma priorité est la recherche de financement, je ferai un contrat de licence avec sa start-up pour maximiser les revenus tirés de l'exploitation de la propriété intellectuelle issue du public. Cela conduira la start-up à démarrer avec une dette, ce qui sera dissuasif pour tout investisseur privé, et elle ne réalisera donc pas sa croissance. Ou encore je demanderai à entrer massivement au capital pour maximiser mes retours financiers, ce qui aura le même effet. Si au contraire ma priorité est l'impact économique, je privilégierai d'abord la dynamique de croissance de l'entreprise créée, tout en assurant l'existence d'un juste retour vers le secteur public en cas de succès : des clauses contractuelles concrètes qui ne pénalisent pas l'entreprise et l'équipe entrepreneuriale, qui prend les risques, mais qui assurent une clause de succès pour le secteur public.
Autre exemple : un acteur public qui protège une technologie par un brevet et dont la priorité est la recherche de financements se contentera de promouvoir une culture de la protection. Or un brevet n'a pas d'impact économique en tant que tel. Au contraire, si sa priorité est l'impact, il s'engagera dans une action de transfert et dans une création d'entreprise pour embarquer ce brevet. La culture de l'impact doit primer sans ambiguïté la culture de la protection dans l'évaluation des scientifiques.
Quand une entreprise souhaite accéder à une technologie publique, si ma priorité est la recherche de financements, je lui proposerai que l'on construise ensemble un projet de R&D collaborative financé par un appel à projets de financement de la R&D collaborative. Si ma priorité est l'impact économique, j'agirai autrement, car l'intérêt de l'entreprise est d'aller très vite sur le marché, où arrivent déjà ses concurrents, et vite.
Il y a plein d'autres exemples d'injonctions contradictoires et de choix. Quand des organismes nationaux concluent des partenariats avec Facebook ou Huawei alors que l'INRIA et l'État cherchent à développer une stratégie de souveraineté numérique, comment rester crédible auprès des scientifiques ? Où est l'alignement des politiques publiques ? Quand un grand groupe du CAC 40 s'engage dans un partenariat stratégique avec Google sur l'intelligence artificielle plutôt que saisir la main tendue par l'INRIA pour construire de nouveaux partenariats plus intégrés dans une vision de long terme, comment construire une alternative souveraine préservant nos filières industrielles et nos emplois ? Quelle est la vision de long terme quand on externalise sa R&D chez Google ?
Ainsi, pour résumer mon message : un politique d'innovation menée par une entreprise, par un acteur public ou par l'État relève d'une stratégie et d'un management qui met celle-ci en oeuvre. C'est donc une affaire de choix de la part des décideurs. J'ai souvent envie de dire à ceux qui sont en position de responsabilité « Just do it ! » Il ne s'agit pas de créer de nouveaux dispositifs avec de nouveaux financements, qui complexifieront le millefeuille existant. C'est culturel. Les dirigeants au sein de l'État et du monde académique doivent avoir des parcours public-privé et une connaissance non livresque de l'innovation.
Ma troisième recommandation est donc que l'État comprenne l'importance du management et de l'évaluation des actions des acteurs publics, en déployant une politique sans ambiguïté, recherchant l'impact, dans un référentiel dépoussiéré, et endosse son rôle d'actionnaire des établissements publics, en les responsabilisant sur leurs performances réelles. La politique de transfert n'est pas la cerise sur le gâteau à côté de la politique de la recherche, c'est un objectif en soi.
Mon quatrième message porte sur l'indispensable responsabilisation par l'État des acteurs, en instaurant un terrain de jeu adapté, grâce à ses politiques publiques, et une confiance à l'égard de ses opérateurs. Il ne tient qu'à l'État d'utiliser ses acteurs comme le bras armé de sa politique d'innovation.
Avoir une connaissance non livresque de l'innovation éviterait de croire que mener une politique d'innovation et affirmer des choix stratégiques peut se faire en multipliant les appels à projets. Ces AAP peuvent soutenir la recherche bottom-up mais non de construire des feuilles de route industrielles et technologiques. On ne construira pas la souveraineté numérique de la France avec des AAP fragmentés, mais en concevant une feuille de route technologique, avec une vision à 10 ans, en mandatant un acteur auprès de l'État pour suivre la production des infrastructures technologiques dont nous avons besoin, pour construire des consortiums publics-privés et pour amender rapidement la feuille de route au besoin. Autrement, nos efforts de financement de l'innovation et des startups finissent dans les infrastructures logicielles des GAFA. C'est ainsi qu'est captée la valeur de nos start-up, avant même leur rachat.
Pour un bricoleur du dimanche qui s'achète un marteau, tout problème ressemble à un clou. De même, depuis 15 ans, pour répondre à tout enjeu identifié dans le domaine de l'innovation, on crée un appel à projets ou un dispositif. C'est tellement délétère que tous les jeunes hauts fonctionnaires qui commencent leur carrière ont ce référentiel en tête et n'arrivent pas à concevoir une autre politique d'innovation.
Non, on ne fait pas une stratégie d'innovation avec un ensemble fragmenté d'AAP s'appuyant sur des jurys internationaux dans lesquels, par-dessus le marché, se trouvent nos concurrents, car cela entraîne une perte de temps en évaluation a priori sur papier et aucune évaluation a posteriori des résultats réels, quitte à arrêter les projets. Que ce soit clair, je ne parle pas du tout de l'évaluation de la recherche, notamment du travail mené par le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (HCERES), mais de l'évaluation de l'innovation : nous avons une culture de l'évaluation théorique ex ante et non une culture de suivi opérationnel dans une logique d'investisseur, une culture de l'impact. L'organisation en AAP fait qu'aucun acteur n'a à prendre la responsabilité de l'exécution opérationnelle et de la garantie des résultats. Cela a aussi des effets pervers : cela renforce la culture de recherche de financement et non de l'impact ; surtout, cela entraîne des comportements de type : « allez à la soupe, take the money and run »...
Tant que l'État ne disposera pas de bras armés thématiques connaissant parfaitement leur filière et les écosystèmes associés (par exemple, le numérique et la microélectronique sont adjacents, mais ne sont pas identiques), tant qu'il n'aura pas de véritables agences de projets, responsabilisées sur la bonne exécution des projets et mobilisant de larges écosystèmes d'acteurs public-privé au meilleur niveau scientifique et technologique, et ne cherchant pas leurs propres voies de financement, nous ne disposerons d'aucun instrument pour garantir des résultats, pour concevoir et mettre en oeuvre cette vision technologique au soutien de la culture de l'impact. C'est tout l'enjeu d'avoir des agences thématiques dans les grands domaines stratégiques de la Nation (santé, agriculture, numérique, énergie...), parce que, en face, les Gafam et les BATX ont une vision à 10 ans et ils savent l'exécuter. Sans cette vision technologique, nous n'avons aucune chance.
L'État ne pourra pas avoir confiance dans ses opérateurs tant qu'ils ne se transformeront pas au regard de cette exigence d'impact. Il doit accompagner leur transformation, qui ne peut réussir que si elle est sous-tendue par une dynamique pro-innovation. En ce domaine, l'échec signifie la dépendance technologique.
Créer de nombreux dispositifs annexes en espérant faire bouger ou remplacer les acteurs existants ne fonctionne pas, car il y aura toujours des lobbies, des jeux d'acteurs faisant que les acteurs existants continuent d'être structurants. C'est doublement perdant parce que, d'une part, externaliser la politique de transfert et d'innovation dissuade les acteurs de la recherche publique d'en mener une et, d'autre part, la fragmentation fragilise les acteurs qui se transforment en assumant une politique d'innovation.
Ma quatrième recommandation est donc que l'État franchisse le pas et clarifie sa stratégie en faveur de la transformation des établissements publics dont il est actionnaire, en les responsabilisant avec des contrats d'objectifs et de performances.
Mon cinquième message porte sur la nécessaire agilité.
Lorsque j'ai pris la responsabilité de l'INRIA en 2018, il fallait 24 mois de préparation pour créer des projets s'étendant sur 48 mois d'exécution, alors pourtant que cet établissement est réputé, à juste titre, pour son agilité. En outre, il n'était pas possible de créer des projets pluridisciplinaires à cheval sur plusieurs laboratoires, ce n'était pas dans les cadres canoniques académiques.
Notre stratégie 2019-2023 entend réduire le délai de préparation des projets à 4 mois et fluidifier la création de projets pluridisciplinaires entre laboratoires. La pluridisciplinarité est d'après moi une affaire de projet et non de structure. L'INRIA parvient également à rassembler des scientifiques de toutes disciplines autour d'une même ambition : l'impact ; cf. notre projet mené avec l'IFREMER sur les jumeaux numériques de l'océan ou nos projets en neurosciences, avec l'Institut du cerveau ou avec l'université de Côte-d'Azur.
Est-ce facile ? Non, car notre système n'est pas agile, il ne pense pas « impact », mais « règles immuables ». À cet égard, je rends hommage aux universités engagées dans notre dynamique de transformation en revenant à l'esprit originel de l'INRIA : les projets en mode commando, pour aller vite, d'exécuter vite au plus haut niveau scientifique et technologique, avec l'ambition de l'impact.
Dès le début de la pandémie, le 20 mars 2020, l'INRIA a lancé un dispositif interne pour identifier et accompagner les projets opérationnels d'appui des hôpitaux. 40 projets en ont émergé grâce à l'engagement de tous nos collègues, dont la majorité a été déployée opérationnellement (exemples : disponibilité en temps réel des lits de réanimation, suivi des données Covid de l'AP-HP, prévision des arrivées aux urgences). Certaines décisions de go/no-go ont été prises en quelques jours, voire en quelques heures, dans une démarche d'accompagnement entrepreneurial, avec des réallocations de financement et la consigne de ne pas répondre aux appels à projets. Il ne s'agissait pas de trouver des financements, mais d'exécuter, de faire, afin de donner des outils numériques aux acteurs en première ligne dans la lutte contre la pandémie.
Ma cinquième recommandation est donc que l'État privilégie les démarches agiles. Ce n'est pas une incantation, les acteurs agiles existent : IFPEN, INRAE, INSERM, etc. La vitesse de décision et de réflexion - et d'arrêt d'un projet le cas échéant - doit primer.
Pour résumer, le sujet n'est pas le financement, mais la transformation ; il faut réaffirmer la primauté de l'impact sur toute autre considération ; il faut changer définitivement le référentiel de l'innovation ; responsabiliser les dirigeants et les établissements publics plutôt que multiplier les AAP et les dispositifs ; promouvoir la vitesse et l'agilité.
Les pays réussissant au niveau international dans l'innovation de rupture rassemblent ces ingrédients :
- le dynamisme d'écosystèmes centrés sur des territoires et sur des universités, parce que la formation, la recherche et l'innovation sont intimement liées, parce que les universités portent la pluridisciplinarité et la diversité sociale et parce qu'elles sont les seules à pouvoir nous aider à répondre à l'immense enjeu des compétences dans le numérique,
- la capacité d'investissements publics et privés affranchis de l'échelle TRL,
- la commande publique et privée, parce qu'une entreprise innovante a besoin d'une commande beaucoup plus que d'une subvention pour faire de la R&D,
- dans un nombre restreint de domaines prioritaires, une stratégie technologique assumée dans la durée par un État fort, avec une gouvernance simple, pour laquelle la variable temps prime toutes les autres, le suivi de l'exécution est majeur,
- et des acteurs mandatés explicitement pour mettre en oeuvre ces stratégies (les agences thématiques que j'évoquais), responsabilisés, agiles.
Enfin, comme évoqué par Xavier JARAVEL devant votre commission, il est nécessaire d'exposer beaucoup plus fortement nos concitoyens à l'innovation, notamment parmi les jeunes en milieu scolaire. Cela rejoint les enjeux de dialogue entre science, technologie et société, parce que, sans explicitation de tous ces enjeux dans le débat public auprès de tous nos concitoyens, il est difficile de construire un consensus national sur ces sujets complexes.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci de la structuration et de la liberté de vos propos.
Le rejet de votre stratégie de souveraineté par le comité Carnot était-il le reflet de la crainte qu'avaient certaines entités pour leurs sources de financement ?
M. Bruno Sportisse. - Je vous rassure, nous avons bien obtenu le label Carnot in fine, parce que l'État avait tout de même de la suite dans les idées.
Cette réaction résultait plutôt d'une conviction selon laquelle une politique de partenariat industriel doit avoir pour objectif prioritaire l'obtention de financements pour la recherche. Dans une telle logique, il est en effet inopportun de ne pas travailler avec les GAFA. Cette réaction tenait à des motivations divergentes vis-à-vis de la politique de transfert.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - J'ai rencontré Huawei récemment, en raison de sa construction d'une usine en Grand Est. La politique d'attraction des cerveaux de ce groupe s'appuie sur un recrutement local des ingénieurs et des chercheurs. Il crée donc un environnement de recherche attractif, sur place, avec des niveaux de salaires sans commune mesure avec ceux des autres agents économiques, notamment publics. De plus, son organisation selon un modèle coopératif met en avant un partage égalitaire des profits, ce qui la rend d'autant plus attractive auprès des jeunes ingénieurs et chercheurs demandant une rémunération aux standards internationaux et des financements importants pour leurs recherches. Nourrissez-vous des inquiétudes à ce sujet ? Ne risque-t-on pas de voir nos ingénieurs et chercheurs se faire siphonner ?
M. Bruno Sportisse. - Construire des murs n'aurait pas de sens, dans un monde de circulation, mais il est important que, en entrée, dans la recherche publique, il y ait un flux important, pour construire les innovations de demain. C'est cela qui compte. C'est positif que nos chercheurs connaissent d'autres manières de travailler, mais il faut que l'on ait des flux d'entrée significatifs dans la recherche publique.
En outre se pose la question des coalitions souveraines. Il faut que les acteurs de la recherche publique construisent des alternatives, dans le cadre de partenariat avec de grandes entreprises françaises du numérique. Ma vision du monde est offensive et liée à des agendas d'action.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Pensez-vous que l'atomisation des appels à projets génère un effet d'aubaine permettant à des groupes ad hoc pour obtenir des financements, sans répondre à un objectif d'impact ?
M. Bruno Sportisse. - Tout est question d'équilibre. L'existence de grandes agences de financement de la recherche, comme l'ANR, correspond aux standards internationaux, pour soutenir des projets bottom-up ou des secteurs prioritaires. Mon propos ne portait pas sur ces modes de financement, mais sur les moyens adaptés pour l'élaboration de feuilles de route industrielles ou d'innovation.
De même, l'État expérimente de nouveaux instruments de financement de la recherche dans le cadre du plan de relance (tels que les programmes prioritaires de recherche, dans la stratégie d'accélération) pour faire évoluer ce cadre d'appels à projets et disposer d'une vision stratégique. Nous devons tenir compte du retour d'expérience des quinze dernières années.
Mme Laure Darcos. - Nous avons reçu hier M. Nicolas BOUZOU, qui plaide en faveur d'un ministère de plein exercice de l'innovation associant l'énergie, l'industrie et la recherche. Qu'en pensez-vous ? Serait-ce une solution adéquate ?
Faut-il élargir le champ du HCERES à l'évaluation de l'innovation ou est-il préférable de disposer d'un autre organe pour disposer d'un bilan et d'un suivi complets des « pépites à la française » ?
M. Bruno Sportisse. - Il m'est délicat de répondre à votre première question en tant que directeur d'un établissement public dont les deux ministères de tutelle sont respectivement chargés de la recherche et de l'industrie.
L'organisation de l'État est importante, mais l'essentiel réside dans la définition d'une doctrine de notre politique d'innovation. Les configurations ministérielles ne me semblent pas être de premier ordre par rapport à la définition d'une doctrine. Une structuration idéale mettant en oeuvre une mauvaise doctrine conduirait à de mauvais résultats.
Pour répondre à votre seconde question, la commande politique et le cadre d'évaluation doivent primer la structuration retenue et toute autre considération. Il faut disposer d'un acteur éclairant l'évaluation et l'action des décideurs sur les dispositifs évalués.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Le cloud souverain était un projet dont l'échelle semblait pertinente, puisqu'il était mené au niveau européen. Quel regard portez-vous sur son échec et sur ses conséquences en matière de souveraineté, de sécurité des données et de dépendance à l'égard de grands acteurs américains ?
M. Bruno Sportisse. - Vous vous référez certainement à l'échec de la politique structurée autour d'acteurs tels que Cloudwatt et Numergy. Cela démontre que, dans le numérique, les cartes sont rebattues très rapidement. Bien sûr, les investissements des grands acteurs américains sont majeurs, il y a des agendas d'actions parce que les cartes sont rebattues, de nouvelles générations de cloud arrivent, de nouveaux cas d'usage du cloud émergent. Nous devons surtout nous préparer aux batailles de demain, en tirant les leçons de notre expérience.
De mon point de vue, il est toujours possible d'entrer dans le jeu dès lors qu'il y a une volonté politique, avec des consortiums public-privé ; l'INRIA a un véritable rôle à jouer. Il est primordial de construire des coalitions technologiques, ce qu'a mis en évidence la conférence sur la souveraineté numérique organisée par la présidence française de l'Union européenne la semaine dernière.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je vous remercie de votre intervention éclairante et riche.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Stéphane Siebert, directeur de la recherche technologique du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Monsieur le Directeur, mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Stéphane SIEBERT, directeur de la recherche technologique au CEA.
Le CEA joue un rôle majeur en matière de recherche et d'innovation dans le paysage français. Votre rapport d'activité pour 2020 donne le ton puisqu'il annonce, sur sa couverture, que l'objectif du CEA est d'« assurer à la France et à l'Europe un leadership scientifique, technologique et industriel ».
Concrètement, le CEA valorise les technologies qu'il développe dans les domaines clés des énergies, de la santé, du numérique, dans l'objectif de soutenir la compétitivité des entreprises, de favoriser la création d'emplois et, plus globalement, de contribuer à la souveraineté industrielle de la France. Il est ainsi le premier organisme de recherche en France et en Europe en matière de dépôt de brevet, avec un portefeuille constitué de plus de 7 200 familles de brevets actifs.
Nous serons donc particulièrement intéressés d'entendre les raisons qui, selon vous, nous empêchent collectivement de transformer l'innovation en de nouvelles applications industrielles leaders sur le marché mondial.
Dans le domaine de l'espace, SpaceX a révolutionné les technologies des lanceurs, mettant à mal le modèle économique de la fusée Ariane.
Dans le domaine nucléaire, le CEA, à travers le projet ITER (réacteur thermonucléaire expérimental international ou International Thermonuclear Experimental Reactor), est impliqué depuis les années 80 dans le développement d'un réacteur à fusion en collaboration avec de nombreux pays. Pourtant, ce projet semble de plus en plus concurrencé par des projets issus de start-ups dont les plus avancées, telles que CFS et Tokamak Energy, ambitionnent de créer d'ici 2030 un premier tokamak.
Est-ce que la flexibilité et la culture entrepreneuriale de structures comme CFS et Tokamak Energy sont les éléments qui manquent à la France pour imposer des innovations de rupture ? Les activités du CEA ne se résument certes pas au secteur nucléaire. Toutefois, cet exemple me paraît illustrer notre problématique. Le rapport d'évaluation du CEA par le HCERES publié il y a un an soulignait la grande qualité de la recherche fondamentale et technologique du CEA tout en l'encourageant à faire preuve de « plus d'agilité dans son fonctionnement et de transversalité dans ses approches scientifiques et technologiques ».
Est-ce que le soutien à des filières industrielles serait donc un frein à l'innovation dans la mesure où toute innovation de rupture exige une forte interdisciplinarité ? Est-ce que la France souffre d'une culture de l'évaluation insuffisante, qui l'empêche à la fois d'arrêter de financer des projets voués à l'échec, mais également de financer des projets certes risqués, mais qui, s'ils aboutissent, constitueront une véritable innovation de rupture ? Est-ce que notre système d'aide à l'innovation en France reste trop complexe et fragmenté ? Est-ce que les jeunes entreprises n'arrivent pas à disposer à la fois de financements suffisants et des équipements nécessaires pour réaliser l'industrialisation de leurs innovations ? Est-ce que la commande publique n'encourage pas assez l'innovation ? Voici un échantillon des questions que nous souhaiterions vous poser afin de comprendre pourquoi, en France, nous n'arrivons pas à transformer l'essai de l'innovation en applications industrielles ayant vocation à devenir leaders sur les marchés européens et mondiaux.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Cette mission d'information a été lancée à l'initiative du Groupe « Les Indépendants - République et Territoires ». Un rapport sera publié à l'issue de celle-ci. Nous aimerions retenir de ces auditions quatre ou cinq préconisations, pouvant devenir des orientations ou des mesures opérationnelles. Le passage de l'innovation à la construction d'acteurs de rang européen ou mondial demeure un talon d'Achille pour le tissu industriel français par rapport aux pays voisins.
M. Stéphane Siebert. - Je ne pourrai pas répondre à toutes vos questions, qui sont riches et nombreuses, car nous n'aurons peut-être pas le temps de tout aborder. Mon propos se concentrera sur ce que je connais le mieux : le secteur industriel et la relation entre la recherche fondamentale et la mise sur le marché d'un produit - si possible à grande échelle -, qui est la mission principale du CEA.
1. L'attrait de la R&D
Le besoin d'« open innovation » s'accroît en France et dans le monde - ce concept était peu répandu il y a encore 10 ans, car la plupart des grands groupes faisaient leur recherche en interne », parce que la plupart des éléments de compétitivité ne concernent pas le coeur de métier de l'entreprise. Ainsi, dans le secteur de l'automobile, une grande part de la valeur d'une voiture réside aujourd'hui dans l'aide à la conduite, l'« infotainment » et la propulsion électrique, autant de domaines se situant hors des compétences internes. La demande de collaborations renforcées entre les entreprises et le monde de la recherche croît donc particulièrement vite. Cette réalité se manifeste dans tous les secteurs : automobile, nucléaire et énergies renouvelables, semi-conducteurs, domaine médical, etc.
Ce besoin s'inscrit dans un contexte de compétition internationale très forte en matière de R&D. Il faut distinguer la science, qui fait avancer les connaissances avec des publications, et la technologie, fondée sur le dépôt de brevet pour conserver le bénéfice de l'avance. La majorité de l'innovation est issue des grandes entreprises, qui sont pour la plupart multinationales. Cela signifie qu'elles ont le choix de leurs collaborations de R&D. En conséquence, les attirer suppose que la qualité de l'offre de R&D en France soit au moins équivalente à celle que proposent les autres pays, voire qu'elle la dépasse. Le CEA est en concurrence avec ses équivalents européens (Fraunhofer en Allemagne, Institut de microélectronique et composants, IMEC, en Belgique ou encore TNO aux Pays-Bas) et mondiaux (grandes universités chinoises ou américaines). L'excellence est nécessaire pour conserver la R&D en France, indépendamment des questions liées aux financements. Sans cela, les grandes entreprises ayant désespérément besoin de la meilleure technologique, elles iront la chercher là où elle se trouve.
2. La spécificité de la technologie
La technologie est une activité spécialisée, distincte de la science ; on le confond souvent dans un grand paquet « Recherche » indistinct. La recherche fondamentale et la production industrielle sont deux domaines différents et passer de l'une à l'autre demande de franchir les barreaux de l'échelle TRL.
La première dépassera rarement le stade TRL 2, tandis que le développement industriel débute à TRL 6 ou 7. Autrement dit, une entreprise ne s'intéressera pas à une initiative faiblement cotée sur l'échelle TRL - car le franchissement d'un stade de cette échelle demande un an en moyenne. Pour passer d'un stade 2 à un stade 6 (pour intéresser une entreprise), il faut travailler 5 ans. On a toujours l'impression qu'une innovation de laboratoire devrait demain donner lieu à un produit ; c'est impossible. Pour commencer à parler de développement industriel (organiser une ligne de production, réfléchir au marketing, à la supply chain, etc.,), il faut avoir levé nombre de difficultés, bien au-delà de la preuve de concept scientifique.
Cette spécificité de la technologie a plusieurs conséquences. Tout d'abord, la recherche doit être menée avec des plates-formes technologiques disposant d'équipements proches de ceux des industriels, afin de réduire les modifications qu'ils auront à apporter pour la commercialiser. Si l'on n'a que de petites plateformes de laboratoire, tout le développement reste à faire pour passer à l'échelle industrielle. Nous disposons d'environ 20 plates-formes de nature industrielle, représentant 20 milliards d'euros cumulés. Peu d'endroits disposent de cette capacité, d'où une barrière à l'entrée.
Deuxièmement, il faut une masse de propriété intellectuelle. On ne peut pas engager une entreprise sur un développement sans lui donner la garantie que, si ça marche, elle sera protégée. Il faut disposer d'un ensemble de brevets de base. Il ne s'agit pas de faire de l'argent, mais de protéger l'argent investi, qui est considérable, dans le développement du produit. Ainsi, quand on mène un programme de développement, sur 4 ou 5 années, il faut privilégier le brevet. Or c'est contradictoire avec la manière dont le chercheur est évalué, qui repose sur les publications, car, dès lors que l'on publie, on divulgue ce que l'on a fait. Il faut donc arbitrer entre publication et brevet ; dans un organisme de recherche technologique, on privilégie donc le brevet, en faisant en sorte que les chercheurs ne soient pas lésés. Dans le monde de la recherche académique libre, c'est difficile. Il ne faut pas opposer ces deux domaines, mais ils obéissent à des logiques différentes.
Troisièmement, le développement d'une grosse technologie nécessite de coordonner de grosses équipes ; à titre d'exemple, le projet du CEA sur les semi-conducteurs mobilisera 350 chercheurs, ce qui exige une organisation particulière au sein de l'organisme public de recherche. On ne peut pas le faire avec de toutes petites équipes indépendantes.
3. Coût de développement de la technologie
Le coût de développement d'un noeud avancé en semi-conducteurs représente entre 20 et 25 milliards de dollars. Or les ressources allouées à la recherche technologique sont insuffisantes en France.
Le millefeuille en termes de recherche est toujours mis en exergue, alors que la réalité est inverse : nous n'avons pas assez de recherche technologique. Les moyens allemands dans ce domaine sont quatre fois supérieurs à ceux de la France. Le Fraunhofer comprend 25 000 personnes, tandis que la Direction de la recherche technologique du CEA n'en compte que 4 000. Notre subvention annuelle totale représente 125 millions d'euros.
C'est presque culturel. Il est indispensable de faire évoluer la perception de la technologie en France, car la compétition mondiale se joue sur la technologie. Or le modèle français reste scindé entre la recherche fondamentale et l'industrie et sous-estime l'importance et la difficulté de la recherche technologique. Les établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) et les établissements publics industriels et commerciaux (EPIC) ne doivent pas être opposés, mais traités chacun avec leurs caractéristiques propres ; ils ne font pas le même travail.
4. Sujet des appels à projets
Le mécanisme de l'appel à projets n'est pas un problème en soi. Quand on mène un projet important, établir un calendrier et des jalons, rédiger un programme, préparer un budget, etc., il faut de toute façon le faire. Le problème n'est donc pas là.
Il serait toutefois opportun d'améliorer la rapidité dans les appels à projets nationaux et européens. Le développement d'une technologie doit aboutir dans les deux ou trois ans à un produit assez mûr et le fait d'élaborer un appel à projets pendant un ou un an et demi est autant de temps de perdu sur ce délai. Quand on lance un AAP, c'est qu'on a déjà identifié une technologie, donc la compétition a déjà commencé ; c'est déjà trop tard. Il faudrait pouvoir ouvrir un appel à projets en quinze jours et non en 12 mois. Nous cherchons donc à réduire nos délais chaque jour et l'administration doit faire de même.
Par ailleurs, les appels à projets sont ponctuels, avec des montants et durées limités. Or un important programme technologique est onéreux et exige du temps et de la continuité. Ainsi, le programme de développement des technologies dans le domaine des semi-conducteurs, qui explose actuellement à l'échelle internationale, a été initié il y a 25 ans. Faire un AAP sur cette question est hors sujet... Il est indispensable, en matière d'appels à projets, d'équilibrer les volets programmatiques, contractualisés et inscrits dans la durée, et les volets plus ponctuels, portant sur des objets dont le périmètre est plus réduit et pouvant être menés plus rapidement. Nous ne devons pas nous borner à un système unique. Si l'on voulait développer un processeur pour la conduite autonome, il faudrait se lancer dans un programme de trois ans rassemblant des dizaines d'ingénieurs, comme l'a fait Tesla. Il n'y a pas de miracle...
Un dernier point qui m'étonne : les jurys internationaux. Quand on répond à un AAP de technologie très avancée, on dévoile son savoir-faire. Je suis surpris que l'on fasse cela devant des gens très compétents, mais qui ont leurs propres intérêts nationaux...
À côté d'AAP ponctuels, qu'il faut accélérer, nous devons pouvoir engager des programmes de long terme. Il y a eu de très belles réussites récemment. Sur les batteries, on a fait quelque chose de remarquable dans le cadre d'un Projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) : Saft et le CEA ont été mobilisés face à deux grands utilisateurs finals (Stellantis et Mercedes), dans le cadre d'un accord de gré à gré ; il n'aurait servi à rien de faire un AAP ouvert. C'est l'exemple à suivre. Il en est de même dans les semi-conducteurs, qui ont aussi bénéficié d'un PIIEC : on mobilise les acteurs compétents sur un programme ambitieux et c'est un projet formidable. Il ne faut pas oublier qu'un emploi direct créé dans le domaine des semi-conducteurs génère en moyenne quatre emplois connexes et que le retour sur investissement des aides publiques s'obtient en seulement deux ans. Voilà une machine à créer de la valeur sans commune mesure, mais c'est parce que l'investissement initial est important que le retour l'est aussi.
5. Le financement
La fin du doublement du plafond du crédit impôt recherche (CIR) a été rude pour les organismes de recherche, malgré l'instauration du crédit d'impôt collaborations de recherche (CICo). Le premier aboutissait, pour un grand groupe, à 60 % d'aides contre 40 % pour le second. Tous les retours que l'on a sont inquiétants, certains acteurs envisageant, dans ces conditions, de travailler avec des laboratoires étrangers... Cela nous inquiète beaucoup. On a compris qu'il y a des raisons juridiques, mais cela pose problème.
L'aide publique doit varier en fonction de la durée de maturité du projet, comme en témoigne l'expérience du CEA avec STMicroelectronics. L'industriel ne souhaitera pas financer une technologie pendant ses trois premières années de développement, car sa priorité est l'amélioration de ses produits existants, afin de conserver ses contrats. Il est toutefois intéressé par la conduite d'une recherche nouvelle en parallèle lui ouvrant de nouvelles possibilités. Au bout de 3-4 ans, quand on atteint un certain niveau de maturité, il prendra le relais et collaborera à son développement, par des cofinancements et des moyens humains.
Autrement dit, il est nécessaire de financer le laboratoire public sans aide de l'industriel pendant la première période et, à l'approche de la phase de production, c'est-à-dire dans un second temps - s'il n'y a pas d'échec -, de mettre fortement l'industriel à contribution.
La recherche fondamentale cherche à multiplier les opportunités et distribue des financements réduits à de nombreux laboratoires, en espérant qu'il en sorte au moins un résultat positif. Au contraire, la recherche technologique concentre les moyens, seul axe de réussite.
6. Préconisations
a. L'alignement des feuilles de route
Les stratégies d'accélération ont, pour la première fois, suivi une approche complète, qui doit être généralisée : il y a une partie amont avec les PEPR, une partie aval avec la maturation et l'ensemble est à la fois synchronisé et coordonné. C'est important car cela assure une continuité entre la recherche fondamentale et la maturation.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Un précédent intervenant estimait que la vision d'un continuum logique et linéaire ne permet pas de faire émerger un « game changer ». Cette vision d'un « jardin à la française » pourrait même s'opposer à la réussite de nos projets.
M. Stéphane Siebert. - Bien sûr.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Mais peut-être les réponses sont-elles toutefois différentes selon que le domaine est l'industrie lourde ou le numérique ?
M. Stéphane Siebert. - Le CEA a plusieurs secteurs d'intervention et la transition numérique, sur ses volets hardware et cybersécurité (on ne fait pas de logiciels), en fait partie, de même que les nouvelles technologies de l'énergie ; dans les batteries, par exemple, tout part de nouveaux matériaux, donc il faut partir des matériaux trouvés par recherche fondamentale pour développer une nouvelle chimie de batterie.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Pourquoi, alors que nous avons inventé la batterie Lithium-Ion dans les années 1970, n'avons-nous pas un leader industriel dans ce domaine ? Que s'est-il passé dans ce beau continuum ?
M. Stéphane Siebert. - L'École d'électrochimie de Grenoble a initié le développement des batteries tout-solide avec 40 ans d'avance, en étant convaincue de l'importance du développement de la propulsion électrique. Or le marché n'existait pas pour cette innovation et aucun partenaire n'a été trouvé en France pour la développer. Ces recherches ont donc été menées avec Hydro-Québec et tout le savoir-faire s'est déplacé au Canada. Il n'y a donc pas eu de continuité. Cela rejoint mes propos précédents : le tissu industriel ne préexiste pas aux technologies de rupture.
Ce même problème se rencontre dans le domaine des nouvelles technologies de l'énergie. Le CEA mène des recherches sur l'hydrogène depuis quinze ans, mais ne trouvait personne en face pour la production d'hydrogène propre et à bas coût. Actuellement, l'hydrogène n'est pas rentable, car la production d'un kilogramme coûte 5 euros, contre moins de 2 euros pour les énergies fossiles. De plus, sa production ne présente pas d'intérêt en termes d'émissions de carbone, car il est actuellement généré à partir d'énergies fossiles.
Nous avons néanmoins réussi à conserver notre savoir-faire en ce domaine et nous avons construit une société conjointe avec Schlumberger l'année dernière : Genvia. Celle-ci a pour but la fabrication de masse d'électrolyseurs haute performance. Il y a des paris, dans cette affaire, mais si on veut être prêt quand la vague part, il faut être préparé. Seuls trois projets d'électrolyse de haute performance sont menés au niveau mondial : Bloom Energy (États-Unis), Sunfire (Allemagne) et Genvia (France). Dans les trois cas, ces projets sont issus de recherches anciennes et lancées par la recherche fondamentale. Le continuum entre la recherche fondamentale et la technologie est une réalité dans le milieu industriel.
C'est pour cette raison que les feuilles de route doivent être alignées. Le besoin pour les batteries portant sur de nouvelles électrodes, nous avons intérêt à ce que les laboratoires de recherche fondamentale travaillent sur les matériaux d'électrodes les plus prometteurs. Il en va de même dans les semi-conducteurs. Le numérique pose des problèmes de consommation énergétique : on parle d'une consommation par ce secteur de 20 % de l'électricité à horizon 2030 ; c'est insoutenable. Il faudra donc inventer de nouvelles manières de calculer.
b. Moyens de la Direction générale des entreprises
Administrer correctement la technologie requiert des personnes spécialisées et expérimentées. Cet état de fait est frappant dans le domaine des semi-conducteurs : dans ce secteur, tous les décideurs mondiaux ont entre 60 et 70 ans. Il y a un savoir-faire qui s'acquiert progressivement.
Or la Direction générale des entreprises (DGE) du ministère de l'Industrie est compétente, mais dispose de trop peu de crédits. Développer l'innovation industrielle exige d'augmenter ses crédits et de disposer d'une administration spécialisée connaissant profondément les problématiques d'ingénierie, pour que l'on puisse disposer d'un interlocuteur compétent. La technologie, c'est un sujet d'ingénieurs...
c. Concentration des moyens et renforcement du CEA
La France n'est pas un pays suffisamment grand pour disposer de nombreux organismes généralistes dans la technologie. De la même façon, l'Allemagne n'en dispose que d'un - le Fraunhofer - et de quelques puissantes universités technologiques. Il en est de même en Finlande avec le VTT (Centre de recherche technique de Finlande) et aux Pays-Bas avec le TNO. La situation est assez similaire aux États-Unis, bien qu'ils en aient un peu plus, en raison de leur taille ; cela se résume à Stanford, au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et aux manufacturing institutes. Il ne faut pas disposer de nombreux organismes, mais assurer la puissance des existants. Renforcer ces organismes - c'est-à-dire le CEA en France - est essentiel pour capitaliser.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - La mutualisation des plates-formes de recherche fondamentale et opérationnelle est-elle envisageable ?
M. Stéphane Siebert. - Il ne s'agit pas des mêmes outils. Une ligne pilote technologique demande des équipements industriels d'un montant d'une centaine de millions d'euros, jusqu'au milliard. À l'inverse, les machines utilisées pour la recherche fondamentale tiennent sur une paillasse, avec un montant d'un million d'euros. Et ce ne sont pas les mêmes équipements. Il n'est pas possible de mutualiser, il faut assurer une continuité entre la recherche fondamentale et la recherche opérationnelle.
En conclusion, sachez que je suis assez optimiste sur la capacité de la France à réoccuper des espaces importants dans les domaines de la haute technologie. Les facteurs sont favorables pour y parvenir - par exemple, l'absence de monopoles de grands groupes américains dans le domaine de l'hydrogène et des semi-conducteurs. Être exclu de ces domaines n'est pas une fatalité. Il ne manque pas grand-chose.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - C'est tout l'objet de notre mission, car nous avons la même conviction.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je vous remercie de vos propos et de votre expérience.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 25.
Jeudi 17 février 2022
- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Madame la ministre, mes chers collègues, la France possède un dispositif de recherche performant sur le plan scientifique, qui produit des résultats de grande qualité, reconnus au niveau international, même si le rapport de l'Institut Montaigne d'avril 2021 s'alarme d'un « déclin d'ensemble de la recherche française », aussi bien au niveau quantitatif que qualitatif. Pour autant, les retombées économiques de notre recherche et innovation sont largement insuffisantes comparées à celles obtenues dans d'autres régions. Il suffit, pour s'en convaincre, de regarder le nombre de start-ups créées en France, leurs chiffres d'affaires ou leurs capitalisations.
De nombreuses mesures ont été adoptées depuis cinq ans par le gouvernement - loi PACTE, loi de programmation de la recherche - et la crise liée à la pandémie a conduit à l'adoption de nouveaux dispositifs - France Relance, PIA 4, France 2030 - ayant tous vocation à soutenir l'innovation, en amont comme en aval. Ainsi, la loi de programmation de la recherche a consacré l'augmentation durable des crédits de base affectés aux organismes de recherche, ainsi que des crédits liés aux appels à projets gérés par l'ANR, afin de garantir l'excellence de la recherche fondamentale, condition sine qua non de l'innovation. En aval, le gouvernement s'est efforcé de faciliter le financement de l'innovation de rupture, à travers le fonds pour l'innovation et pour l'industrie créé en 2018, ou de soutenir les industries stratégiques et les nouvelles filières porteuses d'emplois et de valeur ajoutée comme les biotechnologies, l'hydrogène et le quantique.
Il est encore trop tôt pour porter un jugement définitif sur l'efficacité de ces mesures. Néanmoins, actuellement, la transformation de start-ups de la deeptech en leaders européens ou mondiaux reste encore balbutiante, même si nous nous félicitons du succès d'EXOTEC.
Par son intitulé, votre ministère apparaît comme le principal protagoniste du soutien à l'innovation, même si la réalité est un peu différente, compte tenu de l'importance de certains ministères et du secrétariat général pour l'investissement.
Néanmoins, en tant que ministre de l'innovation, nous serons particulièrement intéressés d'entendre votre diagnostic sur l'efficacité des mesures prises et sur les efforts restant à faire pour « transformer l'essai de l'innovation ».
Jusqu'à présent, nous avons réalisé plus de vingt auditions et certaines préconisations sont revenues de manière récurrente : investir davantage dans l'enseignement supérieur ; attirer des talents dans le monde de la recherche, notamment en relevant le niveau de rémunération des chercheurs et en augmentant les crédits récurrents à leur disposition pour éviter que ces derniers passent une partie considérable de leur temps à chercher de l'argent au lieu de se consacrer à leurs recherches ; renforcer la définition d'une stratégie de la recherche et arrêter cette dernière en lien avec le secteur privé ; renforcer l'interdisciplinarité et le développement d'écosystèmes ; systématiser les évaluations en fixant, dès la création des dispositifs ou la mise en oeuvre des politiques d'aide à la recherche et à l'innovation, des objectifs chiffrés et des indicateurs quantitatifs susceptibles d'être évalués ; renforcer le rôle des régions et décentraliser certains décisions et dispositifs.
Nous serions intéressés par votre opinion sur ces recommandations.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - L'objectif de la présente mission n'est pas de se lamenter, mais de mettre en exergue les dispositifs qui doivent encore être musclés, pour assurer un continuum entre recherche et industrie. En effet, le hiatus entre l'excellence de la recherche et la pénurie de champions est à l'origine de nos travaux, à l'issue desquels nous souhaitons proposer quelques mesures opérationnelles, faciles à mettre en oeuvre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. - Je vous remercie.
L'intitulé de votre mission met en relief un paradoxe bien connu depuis plus de 20 ans : bien que d'excellents diplômés, chercheurs et enseignants-chercheurs, mondialement reconnus, soient présents en France, et que notre tissu économique soit structuré par de grands groupes, dont le rayonnement est international, notre tissu de PME et d'ETI est moins dense. Cela est probablement dû à l'existence d'une faiblesse structurelle dans le financement et l'accompagnement des start-ups, pour en faire des groupes plus importants.
Ce paysage connaît néanmoins un véritable bouleversement. Le constat ne se pose plus complètement dans les mêmes termes, au regard des avancées réalisées, même si une dernière impulsion reste à donner.
Un objectif a été fixé en termes d'accompagnement des licornes, c'est-à-dire les entreprises capitalisées au-delà d'un milliard d'euros. Or en cinq ans, 25 licornes ont été créées. Nous avons donc dépassé l'objectif que nous nous étions fixé. La dynamique est enclenchée.
Insuffler l'esprit d'entreprendre était l'un des éléments clés du projet qui m'a été confié par le Président de la République. Il a justifié que l'innovation soit rattachée à mon périmètre ministériel, étant donné qu'il concerne directement les jeunes et les étudiants. Nous avons fait en sorte non seulement de soutenir l'approche entrepreneuriale au sein des établissements, mais aussi de continuer à accompagner les étudiants qui se lancent dans une telle démarche.
Avoir l'esprit d'entreprendre suppose, d'abord, d'accepter l'échec et d'être capable d'en tirer des enseignements, pour recommencer avec plus de chances de succès. Voilà ce que nous avons voulu développer chez les étudiants. 5 500 d'entre eux ont aujourd'hui le statut de jeune entrepreneur. Certains consacrent un semestre entier de leur formation à la création de leur entreprise.
Par ailleurs, nous avons créé des concours d'innovation, tels que i-PhD, i-Lab et i-Nov. Le concours i-Lab a ainsi permis de créer plus de 256 entreprises depuis 2017, grâce au développement de programmes d'incubation au sein des établissements. Le taux de succès à cinq ans de ces entreprises se révèle supérieur à 90 %. Cependant, il est important de ne pas laisser vivre de vieilles start-ups. Une fois créées, les start-ups doivent définir leur marché à l'international et être accompagnées, pour grandir le plus vite possible.
Le travail réalisé auprès des étudiants, parfois très tôt dans leur cursus, se poursuit auprès des doctorants. En effet, le doctorat jouit désormais d'une meilleure reconnaissance, puisqu'il est enregistré, depuis 2018, au répertoire national des compétences professionnelles. Le fait de reconnaître que notre plus haut diplôme national apporte des compétences était évidemment essentiel, pour faire le lien entre le monde académique et le monde de l'entreprise. Cependant, nous souhaitons aller plus loin encore, grâce aux dispositifs de la loi de programmation de la recherche. L'objectif est de développer la reconnaissance du doctorat en entreprise et de donner de nouveaux débouchés à nos jeunes scientifiques. Les contrats doctoraux ou postdoctoraux de droit privé et le doublement des bourses CIFRE prouvent qu'il est aujourd'hui possible de s'engager dans un doctorat en visant autre chose qu'une carrière académique, pour contribuer au développement du tissu entrepreneurial et industriel français.
En outre, nous devons être capables de libérer les carrières. La loi Allègre de 1999, fondant la politique de transfert, a été modernisée par le gouvernement, au travers de la loi PACTE et de la loi de programmation de la recherche. De nouveaux outils ont été introduits. Ainsi, il est désormais possible de passer des conventions avec le monde de l'entreprise, des fondations, des administrations publiques ou des collectivités territoriales, dans le cadre de la création de chaires de professeur junior, pour que lesdits professeurs voient leurs dotations abondées et travaillent à la frontière entre le monde académique et la société civile. Ce dispositif se veut le plus souple possible. Nous avons également travaillé sur la reconnaissance dans les carrières, de manière à ce que toutes les facettes du métier de chercheur (y compris celle de chercheur-entrepreneur) soient mieux valorisées.
Au sujet de l'attractivité de la carrière scientifique, je rappelle que le premier accord syndical majoritaire à l'échelle de mon ministère a été signé en octobre 2020. Il permettra aux chercheurs et enseignants-chercheurs de gagner entre 7 000 et 8 000 euros de plus par an, dès 2027. De plus, la rémunération au moment du recrutement a été réévaluée à hauteur de deux SMIC, à compter de cette année.
La question de la gouvernance est fondamentale. Plusieurs ministères sont effectivement impliqués, aux côtés du secrétariat général pour l'investissement (SGPI) et de la banque publique d'investissement (Bpifrance), car la politique de soutien à l'innovation ne doit pas être pensée de façon univoque. Nous avons donc besoin des outils les plus souples possible, pour accompagner les politiques de transfert. Telle est l'ambition des pôles universitaires d'innovation, réunissant les établissements d'enseignement supérieur et les collectivités, actuellement en phase d'expérimentation. Ils ont pour consigne de trouver le modèle le plus efficace pour soutenir le développement économique des territoires. Cela peut passer par le fait de proposer l'expertise des étudiants aux PME et TPE, pour résoudre des verrous technologiques ou encore de fluidifier l'incubation au sein des établissements. D'ailleurs, la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (loi 3DS) offre la possibilité aux établissements de travailler avec les collectivités territoriales, afin de consacrer des bâtiments à des activités de maturation, de transfert ou d'incubation. Cela permet d'intégrer les jeunes pousses dans un environnement scientifique ; c'est cela qui est efficace.
Par ailleurs, la BPI a conclu une convention avec l'Agence nationale de la recherche (ANR), pour avoir plus de visibilité sur les projets de recherche les plus percutants et se préparer à accompagner les résultats de ces recherches vers l'innovation et la création d'entreprises. L'accompagnement financier est, en effet, un enjeu crucial. Au-delà de la BPI, il est nécessaire de mobiliser des fonds ou des fonds de fonds, car, lorsqu'une idée donne naissance à une start-up et que celle-ci fonctionne, elle finit le plus souvent par être rachetée. Pour créer de grands groupes industriels sur notre sol, nous devons faire en sorte que les start-ups soient financées et puissent grandir, pour devenir des groupes à part entière.
Nous avons choisi de conduire cette action sur des sujets identifiés comme des priorités stratégiques. Ainsi, les stratégies nationales consacrent des financements à la recherche fondamentale, puisqu'il ne peut y avoir d'innovation sans recherche financée, et assurent un soutien structurel et financier au développement des start-ups et à leur transformation en PME, en ETI, voire en licorne. La construction de ces stratégies est faite conjointement par le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation et celui de l'économie et de l'industrie, au travers des fonds pour l'innovation. Bien entendu, d'autres ministères, tels que ceux de la santé ou de l'agriculture, peuvent parfois être associés à ces réflexions. Le principe consiste à définir des stratégies, pour ensuite les financer, en répartissant les fonds entre soutien à la recherche fondamentale, soutien au développement du tissu industriel et soutien à l'arrivée sur le marché. Cette approche est coconstruite avec le secrétariat général à l'investissement (SGPI).
Parallèlement à cette approche stratégique, il a été décidé, dans le cadre de la loi pour la recherche, de financer la recherche fondée sur la curiosité, parce qu'elle nous permettra d'alimenter ces stratégies ; en effet, il aurait fallu être médium pour anticiper que la physique des lasers permettrait de traiter le glaucome un jour... Les laboratoires recevront donc 25 % de dotations de base supplémentaires et l'ANR sera, enfin, à la hauteur des standards internationaux.
Je suis convaincue que les stratégies d'innovation doivent se construire en lien avec le territoire, non seulement parce qu'elles soutiennent le développement économique, donc l'insertion professionnelle des étudiants, mais aussi parce que les sociétés doivent trouver des ressources humaines correctement formées pour s'installer dans les territoires. C'est la raison pour laquelle il a été inscrit, dans la loi de programmation de la recherche, la possibilité de conclure des contrats tripartites (État, établissements, collectivités). Les premiers contrats de ce type seront signés dans les prochaines semaines.
En résumé, il s'agit de créer des écosystèmes au plus près du terrain, de faire preuve de souplesse, d'insuffler l'esprit d'entreprendre, c'est-à-dire de supprimer la peur de l'échec chez les jeunes, et d'accompagner nos jeunes pousses, pour qu'elles puissent bénéficier à notre pays. Le monde académique est prêt. L'innovation doit être pensée comme une spirale vertueuse et non comme une flèche rectiligne. La phase immédiate de transfert n'est plus réellement un enjeu, car les outils sont en place. En réalité, l'enjeu le plus crucial est celui de l'accompagnement des start-ups et des jeunes entreprises dans leur croissance et dans la levée de fonds.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci, madame la ministre. Vous avez d'ores et déjà répondu à un certain nombre de questions que je souhaitais vous poser. En effet, je comptais vous demander s'il fallait améliorer notre performance dans la construction de champions en modifiant le cadre de la doctrine française en matière de stratégie d'innovation.
Toutefois, comment comptez-vous mesurer l'impact des outils, l'efficacité des dispositifs mis en oeuvre ? Quel sera le retour sur investissement de l'argent public investi ? Le financement du passage à l'échelle est un enjeu important, selon moi. Nous avons besoin de financements massifs rapidement. Une fois que la recherche fondamentale et l'amorçage ont été financés par les deniers publics, le passage à l'échelle industrielle pose des difficultés, car il faut souvent investir dans une unité de production. Or aucun investisseur et aucune banque ne veulent prendre un tel risque. Je doute qu'il soit possible de trouver des fonds ou des fonds de fonds privés pour intervenir sur ce plan. Ne serait-il pas nécessaire de mobiliser des fonds plus souverains pendant cette période délicate, pour empêcher les raiders de se servir chez nous ? Je ne suis pas sûre que l'industrie privée du capital-développement et ses logiques de taux de rentabilité interne (TRI) puissent couvrir ce segment. Outre le risque de voir nos start-ups rachetées, il existe un risque de « zombification » si les fonds publics n'interviennent pas.
Par ailleurs, je m'inquiète de notre capacité à garder nos chercheurs et nos cerveaux sur le territoire. Je ne suis pas sûre que des moyens suffisants soient consacrés à cette problématique. À cet égard, ne devrions-nous pas mobiliser des méta-moyens à l'échelle européenne ? De cette façon, notre stratégie d'innovation pourrait être portée au niveau supérieur, grâce à des moyens mis en commun. Nous garderions ainsi un pied dans des secteurs clés de la scène internationale.
Enfin, je m'interroge au sujet de la rapidité d'exécution. En effet, nos chercheurs perdent trop de temps à remplir des dossiers et à répondre à des appels à projets, au détriment de leurs travaux de recherche. Dans un contexte mondial où des États-empires mobilisent énormément d'argent, rapidement, pour capter les ruptures d'innovation, nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas améliorer la rapidité d'exécution. À ce titre, des programmes contractualisés sur des temps plus longs ne seraient-ils pas préférables aux appels à projets, dont certains conduisent des équipes à se constituer uniquement pour capter des financements, quitte à perdre de vue l'objet premier du projet de recherche ?
Mme Frédérique Vidal, ministre. - Il est extrêmement difficile d'évaluer l'impact économique de la recherche. En revanche, il est possible d'évaluer l'impact des stratégies menées en la matière. Par exemple, j'ai demandé à l'INRIA d'accompagner la création d'une centaine de start-ups par an, c'est-à-dire d'encourager les spin-offs.
Lorsque leur démarche est soutenue par les organismes de recherche ou les universités, les chercheurs sentent leur envie de faire une spin-off légitimée. Ce système fonctionne. Il est néanmoins important de savoir quelle part des projets parvient à se transformer, sachant que l'innovation est, par définition, un risque. À cet égard, l'argent public sert à dérisquer. Toutefois, les fonds privés doivent ensuite prendre le relais, en prenant eux-mêmes des risques ; c'est ainsi que cela fonctionne dans tous les autres pays. Dans le cadre des plans France 2030 et France Relance, des budgets ont été spécifiquement dédiés à l'accompagnement accru de l'innovation. Le plan Deeptech, lancé voilà deux ans, représente 870 millions d'euros d'investissement direct de la BPI et 2,5 milliards d'euros de capital pour les 200 sociétés créées. Une fois l'amorçage réalisé, le relais est pris par des fonds. Dans ce cadre, nous avons voulu moduler la durée d'accompagnement par des fonds tels que la BPI, car cette durée est plus importante en biotechnologie, par exemple.
« Garder nos cerveaux » est un sujet important. Certes, des chercheurs s'expatrient, mais il faut avoir à l'esprit que 30 % de nos recrutements sont internationaux. Autrement dit, la mobilité, sortante et entrante, est consubstantielle à l'activité même de recherche et d'innovation.
Les Français installés durablement dans des pays étrangers m'ont expliqué que c'était le fait de pouvoir prendre le risque de développer leur propre projet qui les y avait attirés. En France, ils auraient intégré une équipe de recherche, sans être sûrs de pouvoir développer leur projet. Ils ont trouvé à l'étranger une possibilité, par AAP, d'être maître à bord et de développer leur projet. Voilà le point sur lequel nous travaillons avec les chaires et les European Research Council (ERC) à la française. L'Union européenne soutient également ce modèle, par le biais des ERC starting grants. Considérant qu'un chercheur peut vouloir porter son projet, lui offrir cette possibilité est évidemment attractif.
Vous avez probablement entendu des personnes expliquer que, avec un taux de succès de 15 %, les chercheurs s'épuisent à demander des financements. C'est la raison pour laquelle nous avons augmenté le taux de succès de l'ANR. Il est aujourd'hui de 25 %, mais nous visons un objectif de 30 %, pour nous inscrire dans la dynamique internationale.
Par ailleurs, vous avez évoqué la nécessité de mobiliser des fonds européens. Nous avons précisément milité pour qu'Horizon Europe inclue les European Innovation Council (EIC), c'est-à-dire l'équivalent des ERC pour l'innovation, pour passer à la production sur le territoire européen. De plus, nous avons créé des missions, c'est-à-dire des financements qui accompagnent des consortiums publics-privés, sous réserve de pouvoir expliquer en quoi ces consortiums transformeront la vie réelle des citoyens européens.
Enfin, je partage votre avis en ce qui concerne la rapidité d'exécution. Il est évidemment essentiel que nous accélérions. Même avec des taux de succès améliorés et malgré le travail exceptionnel conduit par l'ANR, les dossiers restent lourds et compliqués à monter. Des formations ont donc été mises en place, pour que des personnes soient capables de remplir la partie administrative des dossiers. De plus, il existe désormais un dossier type de demande de financement, quelle que soit l'agence sollicitée. Enfin, nous tâchons de faire en sorte que les personnes n'ayant pu être lauréates au niveau européen puissent être accompagnées, pour que leur demande suivante soit fructueuse. Comme vous, je pense que la part administrative des dossiers pourrait être simplifiée.
Mme Laure Darcos. - Le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) évalue la recherche, mais certains de nos interlocuteurs ont regretté l'absence d'un tel outil pour le transfert de l'innovation. Doit-on ajouter une mission au Hcéres en la matière ? Faut-il créer un nouvel outil ou une instance existante pourrait-elle faire ce travail ? Comment, en outre, rattraper à temps nos pépites qui vont être rachetées ?
Par ailleurs, il est très compliqué de solliciter la BPI ; ne faut-il pas prévoir une politique plus audacieuse de cet acteur sur certains sujets ?
Enfin, j'observe qu'il est plus compliqué pour les femmes de s'exprimer et de vendre leurs projets. J'ai rencontré une start-up créée par deux associés, une femme et un homme : la cofondatrice a présenté son projet à la BPI mais n'a pas été retenue ; l'année suivante, son associé l'a présenté avec les mêmes termes, et il a obtenu un financement. Elle avait peut-être une manière de s'exprimer qui n'était pas claire. Sans parler de quota, ne faudrait-il pas prévoir une formation spécifique pour les femmes ?
Mme Frédérique Vidal, ministre. - Il était très important pour moi d'avoir des contrats non seulement d'objectifs et de performances, mais aussi de moyens, dans la mesure où il s'agit d'investissement public. Étant donné que nos concitoyens consentent à ce qu'une partie de l'argent public soit consacrée à la recherche, il est normal qu'ils puissent bénéficier des progrès issus de ces connaissances.
Sur l'évaluation, le Hcérès commence à introduire la question du transfert et de l'impact dans ses évaluations. Ce n'est pas le même métier, c'est vrai, mais plus les chercheurs ayant créé leur propre spin-off seront nombreux, plus nous pourrons les mobiliser pour évaluer ces aspects.
Sur l'audace, lorsque nous avons conçu le fonds d'innovation avec Bruno Le Maire, nous nous sommes inspirés d'un système existant dans des territoires extrêmement énergiques en termes d'innovation, tels que Singapour ou Israël. L'idée est, la première année, de répartir une enveloppe entre toutes les personnes ayant une idée à explorer, puis de procéder à une évaluation au bout d'un an et d'arrêter les projets ne menant à rien. Ainsi, l'année suivante, la même somme d'argent se concentre sur les personnes qui ont passé la première étape. Si l'on a plus de 10 % de succès dans ce que l'on finance, c'est que ce n'est pas de l'innovation, surtout de rupture.
Il est essentiel d'accepter la notion de risque et d'échec, donc de perte, si nous voulons véritablement soutenir l'innovation de rupture. Tel est le principe des ANR Flash : on paie pour voir puis on trouve d'autres moyens pour continuer. Les fonds d'innovation doivent avoir un pilote, capable de décider s'il faut financer ou non un projet, puis s'il faut continuer de le faire (go/no go). À cet égard, il est très important que les jeunes apprennent durant leurs études qu'un projet arrêté n'empêche pas d'en soumettre un autre par la suite. Il est indispensable de tirer des enseignements de ses erreurs et d'en faire une force. Il s'agit d'un état d'esprit porteur, que nous devons parvenir à réintroduire.
Enfin, dans le cadre du plan « L'esprit d'entreprendre », 40 % des 5 500 étudiants entrepreneurs sont des femmes. Un apprentissage est effectivement nécessaire et, s'il est fait suffisamment tôt, la capacité d'entreprendre se retrouvera autant chez les jeunes garçons que chez les jeunes filles. Même si, au départ, davantage d'étudiants que d'étudiantes ont demandé le statut d'étudiants entrepreneurs, il se trouve que les étudiantes sont aujourd'hui 40 %. Toute personne qui souhaite porter un projet doit apprendre à le faire. Je ne pense pas que les femmes aient moins de compétences que les hommes. En revanche, il faut leur montrer, si elles en doutent, qu'elles en ont autant.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Israël et les États-Unis sont identifiés comme des pays très libéraux, mais ils disposent d'un corpus d'outils liés à la commande publique très vigoureux. En revanche, en France, lorsqu'une collectivité souhaite faire preuve d'audace, elle se retrouve vite limitée. Le dispositif « achats innovants » (100 000 euros maximum) est insuffisant pour financer un démonstrateur dans le domaine des énergies, par exemple. À cet égard, que penseriez-vous d'un Bayh-Dole Act à la française ?
Parallèlement, le Small Business act se fait attendre. Pourquoi ne parvenons-nous pas à faire ce que les autres ont déjà fait depuis longtemps ? Il nous faut être capables d'acheter du temps, pour laisser les entreprises devenir compétitives et commettre leurs premières erreurs auprès des opérateurs publics. Tel a été le parcours des GAFAM.
Mme Frédérique Vidal, ministre. - Nous avons progressé sur ce sujet, notamment grâce au dispositif « achats innovants ». Chaque fois que cela est possible, nous devons collaborer avec les start-ups. Amélie de Montchalin a travaillé sur la transformation publique et le fait de faire appel à des start-ups « d'État ». Ainsi, la commande publique assure la montée en puissance de la start-up et devient son premier démonstrateur. Nous devons poursuivre dans cette voie, mais la démarche ne peut être qu'interministérielle.
Mme Gisèle Jourda. - Il me semble qu'il serait bon de créer une force de frappe européenne en matière de recherche et d'innovation, notamment pour faire progresser le domaine spatial. Qu'en pensez-vous ? Les ministres européens chargés de la recherche se réunissent-ils ? Comment abordent-ils ces enjeux ? L'échange entre chercheurs européens peut être très porteur. Je suis convaincue que l'Europe a un rôle à jouer, d'autant que les jeunes croient beaucoup à l'Union européenne.
Mme Frédérique Vidal, ministre. - Nous avons travaillé sur ce sujet avec le commissaire européen Carlos Moedas et nous continuons à la faire avec Mariya Gabriel. Il a été décidé de reproduire l'ERC pour l'innovation. Ainsi, Horizon Europe inclut un nouvel outil, l'EIC, dont la vocation est de soutenir l'innovation au niveau européen. Lors du premier appel d'offres, les résultats de la France se sont d'ailleurs révélés excellents. En effet, non seulement nous avons oeuvré à la création de l'EIC, mais nous avons aussi préparé nos chercheurs, grâce à nos agences nationales de l'innovation.
Par ailleurs, l'Agence de l'innovation de défense favorise également la disruption. Il nous faut investir dans le New Space. Des joint-ventures ont d'ores et déjà été créées, entre le CNES et ArianeGroup, notamment, afin de travailler sur les moteurs réutilisables. De nombreux projets de New Space sont développés au niveau européen (micro-lanceurs, microsatellites, usages des données, stockage des données d'observation). Ils sont d'ailleurs très soutenus par la Commission européenne, en particulier par Thierry Breton. Ils doivent également s'articuler avec l'Agence spatiale européenne. Nous aurons toujours besoin de gros lanceurs et de gros satellites, mais il nous faut néanmoins aborder l'espace de façon plus agile.
Il est vrai que l'Europe fait partie intégrante de la vision de l'avenir qu'ont les jeunes.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Eu égard aux difficultés rencontrées par certains secteurs pour attirer les jeunes filles, nous ne pouvons que constater qu'un long chemin reste à parcourir, même si le statut des étudiants entrepreneurs tend à se féminiser.
Vous avez évoqué l'amélioration de la rémunération des chercheurs, mais nos auditions nous ont appris que l'environnement était également un élément essentiel pour attirer et fidéliser des chercheurs. Ainsi, il est important de leur garantir des moyens et un accompagnement sur le long terme, afin de leur donner de la visibilité.
La rupture entre la recherche et l'innovation est frappante. La notion de risque est au coeur de cette problématique. Jusqu'où les fonds publics sont-ils prêts à aller pour financer ce risque ? À partir de quand le secteur privé est-il résolu à prendre le relais ? Il me semble qu'un fossé persiste entre les deux. Notre travail doit consister à proposer des solutions pour résorber la rupture qui existe actuellement entre l'amont et l'aval. Je ne reviendrai pas sur le passage du TRL (Techology Readiness Level) 3 au TRL 8, mais il y a parfois un précipice à franchir...
Mme Frédérique Vidal, ministre. - Nous avons beaucoup progressé sur les questions de TRL. Nous avons mis en place des outils nous permettant de monter dans l'échelle. Il est toutefois nécessaire que les conditions de confiance et de souplesse soient suffisantes pour que, inversement, les industriels descendent dans les TRL.
Or créer des laboratoires communs est un moyen de combler l'écart. Il est important de créer des écosystèmes au sein desquels se croisent des chercheurs qui obtiennent des résultats et des personnes qui imaginent ce qu'il est possible d'en faire. Il faut aussi permettre aux chercheurs qui souhaiteraient devenir entrepreneurs de revenir en arrière s'ils le souhaitent. Telle est l'ambition des dispositifs mis en place dans le cadre de la loi PACTE et de la loi pour la recherche : allers-retours, mi-temps, doctorants partagés, laboratoires communs... Il n'existe pas une solution unique pour combler ce fossé, plutôt que précipice. Différents outils existent.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Le travail n'est pas linéaire. À ce titre, les allers-retours ne sont peut-être pas encore rendus assez faciles.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Les Asiatiques ont un avantage culturel compétitif sur nous, dans la mesure où ils raisonnent en termes de flux. Or le monde de l'innovation est un monde de flux.
Je vous remercie, madame la ministre.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11h35.
- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de MM. Vincent Aussilloux, directeur du département Économie-Finances, Philippe Frocrain, chef de projet et Rémi Lallement, chef de projet de France Stratégie
M. Christian Redon-Sarrazy. - Monsieur le Directeur, Messieurs, mes chers collègues, nous auditionnons maintenant MM. Vincent Aussilloux, directeur du département « Économie » de France Stratégie, Rémi Lallement et Philippe Frocrain, auteurs du rapport publié en novembre 2020 sur « Les politiques industrielles en France -- Évolution et comparaisons internationales ».
Je rappelle que France Stratégie est une institution placée auprès du Premier ministre, mais qu'elle est autonome et a pour objectif de contribuer à l'action publique par ses analyses et ses propositions. Elle anime le débat public et éclaire les choix collectifs sur les enjeux sociaux, économiques et environnementaux. Elle produit également des évaluations de politiques publiques à la demande du gouvernement. Les résultats de ses travaux s'adressent aux pouvoirs publics, à la société civile et aux citoyens.
Dans ce rapport, vous réalisez un diagnostic approfondi des causes de la désindustrialisation en France. Vous pointez notamment l'impact des prélèvements obligatoires pénalisants, les efforts consentis depuis une dizaine d'années pour y remédier et pour améliorer l'environnement des entreprises industrielles. Vous avez également adopté une approche comparative permettant de situer la France par rapport à ses voisins européens.
Notre mission d'information se concentre sur les difficultés de la France à transformer les innovations en applications industrielles et à créer des champions nationaux, voire mondiaux.
Nous sommes donc particulièrement intéressés par vos conclusions sur l'efficacité de notre politique d'aide à l'innovation ainsi que sur les obstacles à surmonter et les mesures à prendre pour rendre notre écosystème de l'innovation performant.
Je vous propose de vous donner la parole pour une trentaine de minutes environ.
Ensuite, notre rapporteur Vanina Paoli-Gagin vous posera un certain nombre de questions.
Puis, je donnerai la parole à l'ensemble des participants à cette audioconférence qui le souhaitent.
Avant de commencer votre audition, je laisse la parole à Mme Paoli-Gagin qui précisera l'objet de la mission d'information qu'elle a initiée avec son groupe au Sénat.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Cette mission, créée à l'initiative de mon groupe Indépendants République et Territoires, vise à identifier, tout en ayant conscience du chemin déjà parcouru - possibilité pour les chercheurs de créer des entreprises, financement des start-ups, création d'écosystèmes, etc. -, le maillon faible de notre écosystème. En effet, nous rencontrons des difficultés à faire passer des start-ups à l'échelle, notamment dans des domaines d'innovation susceptibles d'applications industrielles, pour en faire des acteurs compétitifs sur les marchés européens et mondiaux. Pourtant, une recherche performante est conduite en amont.
Notre mission est de savoir quels sont les verrous qui pourraient être levés et quelles préconisations directement opérationnelles, micro ou macro, pourraient être formulées.
M. Vincent Aussilloux, directeur du département « Économie » de France Stratégie. - La désindustrialisation explique en grande partie notre moindre capacité à transformer l'innovation en application industrielle sur le marché mondial d'une part en raison de la baisse des dépenses de recherche et développement (R&D) dans l'industrie et d'autre part par la difficulté à transformer cette R&D dans le domaine industriel en innovations et en applications industrielles sur le marché mondial.
Notre rapport de 2020 indique que si le poids de l'industrie était resté constant depuis le début des années 2000, à 18,7 % du PIB contre 13 % aujourd'hui, l'intensité en R&D des branches industrielles à la fin des années 2010 serait supérieure de presque un demi-point de PIB. Cela correspond à plus de 10 milliards d'euros de recherche supplémentaires : 1,6 % du PIB contre 1,15 % aujourd'hui de dépenses de R&D privées dans ce secteur.
Si l'industrie avait le poids qu'elle représentait en 1980 en France, plus de 23 % du PIB, l'effort de R&D du secteur industriel serait supérieur de 1,12 point du PIB par rapport aux dépenses actuelles. Notre effort global à l'échelle nationale, en R&D, dépasserait les 3 % du PIB, soit davantage que l'objectif de Lisbonne. Aux chiffres des entreprises du secteur industriel sont ajoutés ceux de la recherche publique, des services et de l'agriculture. Ainsi, actuellement, nous n'atteignons pas l'objectif de Lisbonne, en raison de l'effondrement de la part de l'industrie dans l'économie.
L'effort de R&D est largement concentré dans l'industrie manufacturière, d'où l'influence forte, sur les dépenses totales du pays en R&D, de la réduction de l'industrie dans la part de la valeur ajoutée. En effet, l'industrie représente près de 70 % des dépenses de R&D en 2019.
Cependant, la capacité à transformer cet effort de recherche et développement, même s'il est réduit, dépend d'autres facteurs plus systémiques.
Cela tient à la manière dont le système d'innovation fonctionne en France, notamment dans l'articulation entre les différents acteurs concernés (recherche publique, entreprises...), ainsi qu'à la marginalisation de l'industrie française dans les secteurs innovants : télécommunications, électronique, numérique et énergies renouvelables. Dans les secteurs où les industries françaises sont restées fortes - l'automobile, l'industrie pharmaceutique et l'énergie -, la forte décroissance des sites industriels en France s'est traduite par une faible industrialisation des innovations : batteries pour véhicules automobiles, biotechnologies, éoliennes ou petits réacteurs nucléaires modulaires.
M. Philippe Frocrain, co-auteur du rapport publié en novembre 2020 sur « Les politiques industrielles en France - Évolution et comparaisons internationales ». - Pour répondre à la question sur l'influence des mesures récentes sur l'évolution de la compétitivité-coût de l'industrie et comprendre l'impact des mesures, il est nécessaire de rappeler quelle a été cette évolution.
À partir du début des années 2000, une détérioration de la compétitivité-coût s'est déclenchée et a creusé l'écart vis-à-vis de l'Allemagne. Deux facteurs principaux l'expliquent :
· une divergence des coûts
salariaux en raison du coût du travail indirect, c'est-à-dire chez
les fournisseurs de l'industrie et non du coût unitaire du travail dans
l'industrie ;
· un écart grandissant en
matière de fiscalité, en particulier sur la production. Selon les
calculs de Rexecode, la différence de prélèvements
obligatoires, en part de valeur ajoutée du secteur manufacturier
vis-à-vis de l'Allemagne, est de 11 points. Par ailleurs, les PO
sont plus élevés dans l'industrie que dans d'autres secteurs, en
moyenne. Cet écart avec l'Allemagne est essentiellement dû aux
impôts de production, mais il existe également une divergence des
impôts sur les sociétés.
Depuis le milieu des années 2010, l'écart de coût salarial avec l'Allemagne s'est globalement résorbé pour plusieurs raisons : une accélération salariale en Allemagne ; les réformes du CICE, transformées en baisse de cotisation sociale ; et le pacte de responsabilité.
En ce qui concerne les impôts de production, nous constatons une baisse de 10 milliards d'euros à partir de 2021, annoncée comme pérenne. Nous n'avons pas évalué, ex post, les effets de cette baisse, mais elle devrait, à l'évidence, renforcer la compétitivité-coût de l'industrie française qui bénéficie d'une baisse des impôts de 3 milliards d'euros sur le total des 10 milliards d'euros.
Par ailleurs, des études ex ante des impacts montrent que la diminution des impôts de production se traduirait, dans le secteur automobile, par des gains très significatifs pour la production, l'emploi et l'exportation.
Ces 10 milliards d'euros ont constitué un complément utile aux mesures d'urgence prises en faveur des entreprises dans le contexte de la relance et du soutien à l'économie, en soutenant leurs taux de marge, comme indiqué dans le rapport final du comité de suivi et d'évaluation des mesures de soutien aux entreprises, présidé par Benoît Coeuré.
Pourtant, comparé à l'Allemagne, l'écart de fiscalité sur la production demeure, contrairement à ce qui est observé sur le coût unitaire du travail.
M. Rémi Lallement, co-auteur du rapport publié en novembre 2020 sur « Les politiques industrielles en France - Évolution et comparaisons internationales ». -. Votre troisième question portait sur le niveau de gamme.
Dès les années 1970-1980, l'Allemagne a opté, face à l'augmentation de ses coûts, pour la montée en gamme pour se positionner dans la concurrence internationale. Elle a construit une forte image de marque, le fameux « Made in Germany ».
L'industrie française a choisi la stratégie de la délocalisation pour faire face à ses problèmes de coûts. La compétitivité a pu être maintenue, mais au détriment de l'emploi industriel sur le territoire. Pour 100 emplois industriels basés sur le sol national des groupes français, 62 sont basés à l'étranger contre 52 pour les groupes anglais, 38 pour les groupes allemands, 28 pour les groupes italiens et 10 pour les groupes espagnols.
La situation est différente dans les secteurs du luxe, qui constituent un des points forts de la spécialisation française, ainsi que pour l'alcool et quelques niches, comme les navires de plaisance. Dans ces secteurs, l'industrie française est positionnée dans le haut de gamme depuis longtemps et l'image du « Made in France » est plutôt positive sur les marchés étrangers. Nous pouvons déplorer qu'il n'en ait pas été de même pour l'automobile, à la différence de l'Allemagne, dans la mesure où ce secteur aurait été beaucoup plus porteur d'emplois que ne l'est le segment haut de gamme de notre industrie du luxe.
Toutefois, le problème n'est pas fondamentalement le niveau de gamme, mais le niveau technologique. Sous l'angle du commerce extérieur, les indicateurs chiffrés montrent que la France est spécialisée dans le domaine des hautes technologies : aéronautique, matériel militaire, industrie pharmaceutique, à l'image des États-Unis et du Royaume-Uni. Ce n'est pas le cas concernant l'Allemagne ou le Japon qui sont spécialisés dans les secteurs d'intensité technologique moyenne-supérieure : automobile, mécanique, chimie, électrotechnique... qui sont nettement plus porteurs de l'emploi que les seuls secteurs du high-tech. Cette orientation contribue à l'érosion de la base industrielle en France concernant les emplois.
La Commission nationale d'évaluation des politiques d'innovations (CNEPI) a publié, en juin 2021, un rapport sur le crédit impôt recherche qui se fondait sur une étude de l'école de commerce NEOMA, que nous avons cofinancée. Ce rapport examinait les performances relatives des multinationales de différents pays pour leurs activités de R&D. La conclusion principale est que, si nous mesurons l'effort de R&D en nous basant sur le ratio dépense de R&D/valeur ajoutée, l'intensité technologique est moins prononcée pour les groupes français que pour les groupes américains, suisses, chinois ou coréens. Le diagnostic n'est pas le même avec d'autres pays européens comme l'Allemagne, mais les pays que j'ai précédemment mentionnés sont les pays dont les champions mondiaux se sont le plus développés dans le domaine des dépenses R&D depuis une quinzaine d'années. Les champions de la technologie actuelle, ceux qui se développent le plus, font preuve d'une plus grande intensité technologique que les groupes français.
Sur l'impact du crédit impôt recherche et ses effets, nous nous sommes appuyés sur l'étude de NEOMA qui a réuni et croisé un grand nombre de sources de données en se focalisant sur les grands groupes. Nous observons que le crédit impôt recherche, pourtant plus généreux depuis 2008, n'a pas empêché la perte d'attractivité de la France pour la localisation R&D des groupes étrangers. Concernant les groupes français, le résultat est légèrement plus positif puisqu'ils ont davantage privilégié la France pour les dépenses R&D.
L'étude de NEOMA se fondait sur des éléments quantitatifs, mais également qualitatifs. La série d'entretiens auprès de responsables d'entreprises suggère que les dispositifs financiers visant à promouvoir la R&D ne sont pas le facteur dominant pour les choix de localisation des multinationales. Cette conclusion se retrouve dans plusieurs travaux à l'international.
Concernant le dispositif fiscal introduit en Allemagne au début 2020, ciblé sur les PME, et proche de notre crédit impôt recherche, il a été motivé, non par des considérations d'attractivité internationale, mais pour renforcer l'effort de R&D d'entreprises de taille plus modeste. Ce dispositif a permis également de rééquilibrer l'effort de R&D en faveur des PME par rapport aux grandes entreprises.
Une autre conclusion de l'étude de NEOMA mentionne une recherche à deux vitesses, qui oppose la logique des grands groupes, en perte de vitesse sur le plan mondial par rapport à leurs concurrents, aux entreprises qui ne sont pas multinationales et qui souffrent davantage, malgré les différentes aides fiscales ou directes, et ne sont pas en mesure de développer leurs dépenses de R&D.
Au-delà de l'attractivité, l'avis de la CNEPI de juin 2020 s'est aussi fondé sur une importante avancée concernant l'évaluation ex post, au travers d'une simulation économétrique. Ces travaux permettent clairement de détecter la causalité. Les résultats sont assez contrastés : l'étude identifie des impacts positifs significatifs du point de vue statistique du CIR sur les activités de R&D et d'innovation, mais peu significatifs sur les variables d'activité économique : valeur ajoutée, investissement, etc.
D'un point de vue statistique, le contraste est net entre les impacts significatifs pour les PME et les impacts faibles pour les grandes entreprises et les ETI. Les travaux de l'OCDE parviennent également à la même conclusion. Le rendement de ces incitations fiscales en faveur des activités de R&D est plutôt décroissant avec la taille des entreprises.
Vous souhaitez savoir également dans quel sens le CIR aurait besoin d'être réformé. Notre commission d'évaluation s'est arrêtée au constat que je viens d'évoquer. Cependant, le relais a été pris par d'autres acteurs, notamment le Conseil des prélèvements obligatoires, qui, dans un rapport publié début février de cette année, avance trois grandes pistes de réformes, l'une d'elles consistant à recentrer le CIR sur les PME et les ETI. La CNEPI n'a pas mené de travaux quantitatifs pour se prononcer sur ces pistes-là.
M. Vincent Aussilloux. - Sur les autres dispositifs de soutien à l'innovation, notamment le crédit d'impôt innovation (CII) et les jeunes entreprises innovantes (JEI), vous souhaitez savoir si nous avons des travaux permettant de juger de leur efficacité. Ces dispositifs n'ont pas été directement évalués par la commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation. Cependant, des travaux de l'INSEE et du Trésor sur les JEI concluent à un effet faible et incertain sur l'emploi des entreprises bénéficiaires.
Concernant le crédit d'impôt innovation (CII), instauré en 2013 et ciblé sur les PME, il porte essentiellement sur des dépenses liées à la conception de prototypes ou à des installations pilotes pour de nouveaux produits. La première évaluation, qui portait sur la période 2013-2016, indiquait qu'il représentait 120 millions d'euros de créances d'impôt en 2014 pour environ 5 300 bénéficiaires. Cette évaluation a mis en évidence, chez les entreprises bénéficiaires du dispositif, une hausse plus forte de l'emploi, du chiffre d'affaires, de la probabilité de déposer une demande de brevet et, notamment pour les entreprises de l'industrie manufacturière, du nombre de produits fabriqués.
Aucune relation de causalité n'a été démontrée entre le CII et les effets mesurés que je viens de citer.
Nous n'avons pas encore évalué les mesures fiscales qui visent à promouvoir l'innovation, particulièrement les réductions d'impôts accordées en contrepartie d'investissements dans les PME innovantes, ou encore la fiscalité du capital-risque. Ce sont des travaux que nous allons entreprendre.
Nous n'avons pas effectué de travaux spécifiques sur la fiscalité des holdings et le régime fiscal des stock-options, qui aurait été critiquée par des intervenants lors d'auditions précédentes comme constituant un frein à l'innovation. Cependant, nous avons une analyse empirique sur les investissements étrangers dans l'ensemble des 27 pays européens. Elle montre que les choix de localisation des centres de R&D sont déterminés, en particulier, par les incitations fiscales (de soutien à la R&D), notamment le CIR.
Les choix de localisation des sièges sociaux sont impactés négativement par les taux d'imposition sur les sociétés et les impôts de production. L'imposition sur les sociétés a donc un impact négatif sur l'implantation des sièges sociaux, mais non sur les activités d'innovation ni sur les centres des sites de production. Ces résultats démontrent, selon nous, des pratiques d'optimisation fiscale. Dans un travail mené avec la Banque de France, nous avons démontré que ces pratiques des multinationales concernent essentiellement leurs investissements immatériels, en lien avec les brevets et la R&D. L'optimisation fiscale de la production de biens matériels est plus difficile, en raison des prix de transfert entre les filiales et la maison mère, contrôlés par les administrations fiscales de différents pays. Il est plus difficile de contrôler les prix de transfert des actifs immatériels.
Par contraste, les PME et les ETI, qui ont moins de marges de manoeuvre en termes d'optimisation fiscale, ne peuvent se soustraire à des taux d'imposition élevés. Cela contribue à expliquer que le tissu industriel se soit plus réduit en France que chez nos partenaires européens et que l'industrialisation des produits innovants se fasse plutôt à l'étranger.
M. Rémi Lallement. - La question suivante porte sur l'arbitrage entre les aides fiscales (CIR par exemple) et une autre utilisation de l'argent public vers la recherche publique, les universités en particulier.
Le constat est net : le levier de la recherche publique a été négligé en France ces dernières années. L'Allemagne est aujourd'hui devant la France en matière de part de la recherche publique dans le PIB, ce qui n'était pas le cas au début des années 2000.
L'attractivité d'un pays pour la R&D privée repose sur une recherche publique importante. Aux États-Unis, la recherche fondamentale, sur fonds publics, est forte. Pour avoir des performances dans le privé, il est nécessaire d'avoir un socle robuste dans la recherche publique.
Pourrait-on faire basculer les financements publics d'un côté vers l'autre ? Je pense qu'il est important de rester prudent. En favorisant uniquement la recherche publique, nous n'avons aucune garantie que les retombées de cet effort soient importantes sur l'économie et à la hauteur des espérances qui y sont placées. Les coopérations publiques-privées sont un des vecteurs importants pour atteindre de bonnes performances économiques et faire croître les entreprises sur la base de résultats de la recherche et de l'innovation. L'enjeu est de combiner efficacement cet effort public et cet effort privé.
Vous aviez une question sur les politiques verticales, en faveur des filières par exemple, susceptibles de nuire à l'interdisciplinarité. Si l'on est puriste, on peut dire que l'enjeu de l'interdisciplinarité ne se pose pas pour la technologie, mais plutôt pour la science ; cela dit on voit l'idée : dans les deux cas, il y a un besoin de décloisonnement, d'interconnexion et de fluidité. À l'international, on observe en effet que le ciblage en fonction d'objectifs technologiques préétablis peut poser des problèmes, car la pratique montre que, souvent, les retombées économiques se font dans des domaines qui ne sont pas ceux imaginés au départ. Il faut donc se méfier des découpages préétablis. Les avancées technologiques se font fréquemment dans les interstices de ces nomenclatures, dans la combinaison des champs technologiques. C'est un des points à mettre à l'actif d'un dispositif fiscal comme le CIR, a priori neutre du point de vue des choix technologiques. Les pouvoirs publics ne flèchent pas, avec ce dispositif, les efforts de R&D, ce sont les entreprises. Nous sommes dans l'antithèse d'une politique verticale et ciblée.
Ainsi, au sein d'une filière - si l'on promeut les filières -, les projets doivent, pour réussir, être ancrés dans différentes disciplines scientifiques et différents domaines technologiques.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci beaucoup.
Nous comprenons qu'il est nécessaire de combiner approche holistique et reconcentration sur certaines thématiques.
Quel est le bon dosage entre les politiques transversales et les politiques de filières ? Existe-t-il une doctrine stratégique française arrêtée sur ce dosage, cette partition et cette hybridation ?
Quelle est la gouvernance que nous mettons au service de notre stratégie nationale de l'innovation, entre le conseil de l'innovation, le secrétariat général pour l'investissement, etc. ? Comment ces structures s'organisent-elles entre elles ?
Selon vous, quelles seraient les 4-5 mesures immédiates à prendre pour répondre aux attendus de l'intitulé de notre mission ?
M. Rémi Lallement. - Sur le bon dosage entre politiques verticales et politiques transversales, il est difficile de répondre. Il n'existe pas de standards internationaux. Les dosages sont fluctuants dans l'espace et dans le temps.
Néanmoins, on observe que, depuis la crise de la COVID, les politiques verticales sont moins réprouvées et suscitent un sursaut d'ambition.
M. Vincent Aussilloux. - En complément, sur les politiques transversales, il était important de rétablir l'attractivité du territoire pour les sites de production industrielle. Nos caractéristiques transversales nous faisaient perdre nos sites. La dynamique, depuis 2016-2017, s'est légèrement inversée et il est nécessaire de poursuivre les mesures transversales (sur l'environnement des affaires au sens large, et non uniquement en termes de mesures de soutien à l'innovation). En effet, on aura beau avoir les meilleures politiques de filières, si les sites de production en France ne sont pas compétitifs en raison d'une fiscalité trop élevée, dans un monde ouvert, les entreprises délocaliseront. Les mesures transversales sont donc absolument essentielles.
Quant aux stratégies de filières, elles ont été complètement abandonnées pendant des décennies. Or elles sont réactivées depuis la crise de la COVID. Ces stratégies de filières sont importantes puisque d'autres pays, qui ont réussi le développement de leur base industrielle, mettent en oeuvre de telles politiques. Dans un monde en pleine transition des systèmes productifs pour faire face à la transition climatique, le soutien actif aux filières innovantes, répondant à ces enjeux, est essentiel.
France Stratégie et la commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation n'ont pas réalisé de travaux sur la question de la gouvernance de la politique d'innovation. Il est donc difficile de se prononcer. Nous pensons qu'il est absolument essentiel d'avoir une meilleure gouvernance, une meilleure articulation et la capacité de prendre certains risques et de les assumer. Ces risques sont nécessaires pour l'innovation, il faut soutenir certaines technologies, quitte à ce qu'il y ait des échecs. Si quelques-unes fonctionnent, les bénéfices, du point de vue macroéconomique, peuvent être très importants.
Les réformes sont trop récentes, notamment avec le plan France 2030, pour se prononcer sur la performance de cette gouvernance. Cependant, l'enjeu est essentiel.
Des évolutions ont toutefois eu lieu dans les années passées. Nous pouvons citer le conseil de l'innovation, par exemple, qui a permis de coordonner davantage les différents ministres dans des choix collectifs. Nous avons longtemps eu, en France, une approche en silos. Les développements industriels, les innovations, n'étaient pas suffisamment pris en compte par les ministères qui n'étaient pas chargés de l'industrie. Par exemple, au ministère de la Santé, il y avait une muraille de Chine entre l'administration et les entreprises qui avaient des solutions à proposer ou à expérimenter. Des entreprises innovantes existaient, mais ne pouvaient pas développer leurs solutions en France et quittaient le territoire ou étaient rachetées par des entreprises étrangères.
Concernant les mesures, pour industrialiser des solutions innovantes, il est nécessaire que notre pays redevienne attractif pour les sites de production et de fabrication. Les impôts de production doivent donc continuer de diminuer. La baisse récente de 10 milliards d'euros a permis à l'industrie de bénéficier d'une baisse de 3 milliards d'euros. Il est nécessaire de poursuivre l'effort et de rejoindre la moyenne européenne puisque le niveau des impôts de production est de six fois supérieur à celui de l'Allemagne.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Ne pensez-vous pas que cela devrait pouvoir s'accompagner de notre faculté à proposer des sites clefs en main ? Sur mon territoire, nous avons eu nombre de projets que nous n'avons pas pu conserver. Même si le niveau fiscal est bon, il est important de pouvoir exécuter rapidement, au moins en étant compétitif par rapport à nos voisins. Concrètement, il y a les fouilles archéologiques, les autorisations de la DREAL (direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement)... pouvant décourager les nouvelles installations.
M. Vincent Aussilloux. - Nous sommes tout à fait d'accord. Cette année, nous avons un projet dans notre programme de travail qui porte sur cette question, pour améliorer et accélérer les procédures, de manière à rendre notre territoire plus attractif. Outre les questions de fiscalité, nous avons un problème de longueur et de complexité des procédures pour les nouveaux sites industriels. Certaines mesures ont été déjà prises, mais nous devons aller plus loin en accélérant et en simplifiant les procédures, tout en conservant nos objectifs et nos intérêts, notamment de défense de l'environnement. D'autres pays européens, qui ont des exigences aussi élevées que les nôtres, parviennent à avoir des procédures plus rapides.
La commande publique représente un autre levier majeur. Nous ne sommes pas très stratégiques dans l'utilisation de cette commande pour soutenir l'émergence des solutions innovantes et leur industrialisation. Une action est à mener par la formation des agents administratifs responsables des achats, pour définir des critères de défense de l'environnement qui permettent de sélectionner des solutions innovantes et performantes.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je suis d'accord avec vous ; quand on est élu local ou national, on ne comprend pas que, sur certains marchés, il ne soit pas possible de rester dans un petit périmètre sans enfreindre le droit de la concurrence. En optimisant les critères de circuits courts, on crée un effet d'éviction qui, tout en respectant la réglementation, va attirer uniquement dans notre zone les acteurs pouvant fournir la prestation.
Dans les réflexions que vous conduisez, ne pensez-vous pas que les modes de passation des marchés publics aujourd'hui, même le marché dit innovant, sont en deçà de ce qu'il faudrait faire ? Le marché innovant, dont le plafond est de 100 000 euros, est suffisant pour acheter des applications, des logiciels, mais il ne permet pas d'investir, par exemple, dans un démonstrateur de récupération des eaux de pluie pour refroidir un data center. Il est dommageable que l'on ne distingue pas, sous le terme « innovant » ; entre la partie logiciel et la partie matérielle. Des pistes de réflexion existent-elles ? Certes, les comptables publics veillent au bon usage des deniers publics, mais les compétiteurs étrangers en tirent parti et prennent des marchés de proximité. Cette situation, en tant qu'élue, m'interpelle.
M. Vincent Aussilloux. - Le cadre actuel offre quelques possibilités. Prenons comme exemple une entreprise locale, capable de faire du béton-bois et qui a un bilan carbone du béton négatif. Dans les critères du marché public, on peut faire figurer l'exigence d'un bilan carbone zéro pour une construction en béton. Or l'entreprise locale a la solution et c'est la seule. Il y a donc des moyens de soutenir les entreprises innovantes. La question du circuit court n'est pas la seule. Il n'est pas possible d'utiliser un critère de proximité dans l'appel d'offres. En revanche, des critères de choix peuvent être définis pour permettre de soutenir des entreprises innovantes. Beaucoup de pays s'y emploient, y compris en Europe, malgré des règles similaires.
M. Rémi Lallement. - Par exemple, en définissant à l'avance les normes techniques à mettre en oeuvre pour répondre à l'appel d'offres ; les Allemands le font beaucoup.
M. Vincent Aussilloux. - Il est nécessaire de progresser sur la maîtrise de ce que les règles européennes permettent. Une agence nationale pourrait travailler à développer cet aspect. Elle pourrait assurer les collectivités territoriales qui auraient choisi une solution innovante n'ayant pas encore fait ses preuves. En cas de problème, cette agence ferait intervenir un fonds de garantie. La RATP avait développé un tapis roulant qui allait beaucoup plus vite, mais que les usagers ne pouvaient maîtriser. Sa suppression a engendré un coût important. Les entreprises publiques et les collectivités territoriales ont tendance à limiter ce type de risque et à limiter leur soutien à des solutions innovantes. Dans d'autres pays, notamment aux États-Unis, il s'agit d'un des leviers principaux de développement des innovations et de leur industrialisation. Une fois que l'entreprise a un brevet ou une technologie, pour passer à l'échelle, elle a besoin d'un marché de taille. Les marchés publics peuvent être importants et donnent en outre une crédibilité, un effet de réputation, sur les autres marchés aux niveaux national et international.
Bien évidemment, cela implique des risques. Nous n'avons pas formulé de propositions, mais nous allons travailler sur ce sujet.
Les dépenses de R&D dans le domaine public sont à la fois un vecteur très important d'attractivité pour les entreprises étrangères et des sources d'innovation tout à fait déterminantes. Par conséquent, il est important de continuer à augmenter les soutiens à la recherche publique.
Par ailleurs, il est nécessaire de simplifier les procédures concernant les droits de propriété intellectuelle, qui freinent la valorisation des résultats de la recherche publique par les entreprises privées. Quand une entreprise privée veut valoriser le résultat de la recherche publique, il est très difficile de se mettre d'accord sur la question de la titularité des droits, à qui le brevet est attribué, notamment quand l'institution de recherche publique a plusieurs tutelles comme l'université, le CNRS, l'INSERM, etc. Les délais sont donc très longs pour les entreprises privées, qui ne peuvent pas attendre. Par ailleurs, elles sont également freinées par cette incertitude juridique. La France est donc peu performante dans la coopération entre public et privé et dans l'industrialisation des innovations issues de la recherche publique.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous vous remercions beaucoup. Nous avons apprécié ces échanges qui vont nourrir notre réflexion et certaines des préconisations de notre rapport d'informations.
M. Vincent Aussilloux. - Nous sommes très intéressés par les résultats de votre rapport et nous allons continuer à approfondir plusieurs de ces thèmes.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous également, notamment par vos travaux sur la commande publique. Nous pensons qu'il s'agit d'un levier qui n'est pas bien utilisé et qui reste mal perçu. Dans des pays comme les États-Unis, de nombreuses innovations ont émergé grâce à la commande publique, qui est une autre forme de soutien public à l'innovation.
M. Rémi Lallement. - Absolument. Par la demande et non par l'offre.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 40.