Jeudi 18 novembre 2021
- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -Audition de Mme Catherine Champrenault, procureure générale honoraire et de M. Gilles Charbonnier, avocat général
Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, nous accueillons ce matin, dans le cadre de nos travaux sur la prostitution des plus jeunes, Mme Catherine Champrenault, procureure générale honoraire, qui a présidé le groupe de travail sur la prostitution des mineurs, mis en place en septembre 2020 par Adrien Taquet, secrétaire d'État en charge de l'enfance et des familles. Elle est accompagnée de M. Gilles Charbonnier, avocat général, chef du département des affaires pénales générales à la Cour d'appel de Paris, qui était également membre de cette instance collégiale et qui a participé à l'organisation de l'ensemble de ses travaux. Bienvenue à vous deux. Merci d'être présents ce matin.
Ce groupe de travail était à la fois interministériel et interdisciplinaire. Il a rassemblé une soixantaine de personnes parmi lesquelles étaient représentés les institutionnels ainsi que les acteurs de terrain et les associations.
La lettre de mission du Gouvernement fixait comme objectifs au groupe de travail de faire des constats, de signaler des bonnes pratiques et de formuler des recommandations pour mieux prévenir la prostitution des mineurs, mieux réprimer le proxénétisme sur les mineurs, et mieux accompagner les victimes mineures de la prostitution.
Ses travaux ont débouché sur la présentation par le Gouvernement, lundi dernier, d'un plan de lutte contre la prostitution des mineurs doté de 14 millions d'euros. Il sera déployé en 2021 et 2022.
Nous avons donc invité aujourd'hui Mme Champrenault et M. Charbonnier afin qu'ils nous présentent les principales conclusions et recommandations du rapport du groupe de travail remis au Gouvernement le 28 juin dernier.
Je rappelle que notre audition ce matin fait l'objet d'un enregistrement audiovisuel et est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat.
Madame Champrenault, vous aviez participé à la table ronde organisée par notre délégation le 8 avril dernier sur le bilan d'application de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel, à l'occasion des cinq ans de son adoption. Vous étiez notamment intervenue sur le sujet spécifique de la prostitution des mineurs, en précisant que, depuis trois ans, ce phénomène augmentait considérablement, et que les mineurs prostitués étaient souvent de très jeunes filles, l'entrée en prostitution pouvant commencer dès l'âge de 12 ans. Vous aviez indiqué que la tranche d'âge de la sixième à la troisième était particulièrement exposée.
Vous aviez également insisté sur l'indispensable prévention en matière de prostitution des mineurs, que ce soit :
- la prévention primaire, consistant à permettre aux parents de penser le risque prostitutionnel de leur enfant ;
- la prévention secondaire, résidant dans le rôle essentiel de l'Éducation nationale ;
- la prévention tertiaire, incombant à la police, la gendarmerie et la justice.
Pour mémoire, la prostitution des mineurs est prohibée sur le territoire national depuis la loi du 4 mars 2002. Les mineurs prostitués sont considérés comme des victimes et le recours à la prostitution des mineurs, par les clients ou les proxénètes, fait l'objet d'une incrimination en droit pénal.
Nous attendons donc de vous aujourd'hui une présentation à la fois des constats faits dans le cadre du groupe de travail, notamment ceux relatifs à la complexité de l'appréhension de cette activité prostitutionnelle et à la prise en charge des victimes, qui souvent ne se vivent pas comme telles. C'est bien la particularité des témoignages que nous avons pu entendre.
Nous souhaitons également vous entendre sur les principales recommandations qui ont résulté de ces constats : comment lutter aujourd'hui contre ce phénomène que vous jugez très inquiétant et en expansion ? Quelles actions, fondées notamment sur l'interdisciplinarité et le décloisonnement des compétences, peuvent être mises en place ?
Pouvez-vous également nous indiquer quelle est votre appréciation du plan interministériel de lutte contre la prostitution des mineurs présenté lundi 15 novembre par le Gouvernement ?
Je vous cède la parole, et vous laisse vous organiser comme vous le souhaitez. Puis mes collègues membres de la délégation vous poseront des questions dans le cadre d'un temps d'échanges, notamment les quatre sénatrices plus particulièrement en charge du suivi de ce dossier : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Annick Jacquemet et Laurence Rossignol.
Mme Catherine Champrenault, procureure générale honoraire. - Madame la Présidente, Mesdames les Sénatrices, vous m'avez effectivement déjà entendue le 8 avril. Vous faisiez le bilan de la loi de 2016, une avancée très forte dans la lutte contre la prostitution, qui est désormais interdite pour tous ceux qui y avaient recours. Elle ne pénalise plus la prostituée en tant que telle, mais tous ceux qui gravitent autour d'elle, et en premier lieu les clients.
Vous nous aviez également donné la parole sur notre rapport, qui en était à mi-parcours, et sur le groupe de travail dont la présidence m'a été confiée par Adrien Taquet le 30 septembre 2020. Un peu plus de cinq mois plus tard, nous lui avons remis notre rapport, relativement volumineux, puisqu'il contient 188 pages sans les annexes. Le 15 novembre dernier, Adrien Taquet, accompagné des ministres de l'intérieur et de la justice, et des secrétaires d'État aux collectivités territoriales et à la jeunesse et à l'engagement national, a présenté le premier plan du Gouvernement pour lutter contre la prostitution des mineurs.
Notre rapport comprend une centaine de préconisations. Nos travaux se sont voulus exhaustifs. Ils explorent toutes les pistes permettant, de notre point de vue, d'éviter qu'un enfant ne se prostitue, de repérer au plus vite son entrée en prostitution, le cas échéant, puisqu'il est pris dans un piège destructeur, et de lui ménager un accompagnement, qui soit individualisé, en fonction de son histoire, et interdisciplinaire. En effet, la complexité des raisons de cette entrée en prostitution et la complexité du psycho-traumatisme en résultant méritent des regards croisés.
Pour cette raison, qu'il s'agisse de formation des professionnels, de sensibilisation des parents, des enfants, de la communauté éducative, ou de la prise en charge des victimes, le dénominateur commun sera toujours l'interdisciplinarité. Ces regards croisés seront notamment fondamentaux dans l'approche vis-à-vis des victimes.
Je vais laisser la parole à Gilles Charbonnier pour vous expliquer la méthodologie de nos travaux, qui ont duré huit mois au travers de treize séances. Nous avons entendu énormément d'acteurs, de témoins, de professionnels.
En avril, je vous avais livré deux constats. D'abord, je parlais de la difficulté d'agir. Les victimes que sont les jeunes gens qui se prostituent ne se vivent pas comme telles. Les professionnels sont en outre sidérés devant cette entrée en prostitution et devant la personnalité développée par la victime au contact d'une telle activité.
M. Gilles Charbonnier, avocat général près la Cour d'appel de Paris. - Merci, Madame la procureure générale. Je vous remercie, Madame la Présidente, pour votre invitation. J'essaierai, en quelques mots, de vous indiquer comment nous avons travaillé dans ce groupe de travail. Il est important de contextualiser nos travaux. Cela pourra donner des idées, paramètres et pistes pour affronter efficacement ces situations. L'interdisciplinarité doit en effet primer. Elle doit être intégrée dans le logiciel des travaux qui doivent être faits maintenant ou dans le futur pour aller de l'avant.
D'abord, pourquoi ce groupe ? Le phénomène de la prostitution des mineurs touche de plus en plus de jeunes. Tous les chiffres émanant de toutes les sources possibles montrent une progression très inquiétante. Ce phénomène prend de nouvelles formes et est particulièrement difficile à combattre. Pourtant, malgré son expansion, peu d'études sont faites. Peu de matière scientifique est mise à disposition. Les recherches sont peu nombreuses. Les Inspections générales de l'administration, de la justice et des affaires sociales, qui avaient rédigé un rapport d'évaluation de la loi de 2016 en novembre 2019 et que vous avez entendues le 8 avril dernier, avaient pourtant insisté sur la nécessité d'avoir une structure travaillant sur la question pour établir un diagnostic et émettre des propositions. Adrien Taquet, secrétaire d'État à l'enfance et à la famille, avait dévoilé le 20 novembre 2019 un plan triennal de lutte contre les violences faites aux enfants dans lequel était prévue la constitution de ce groupe de travail. Celui-ci visait à mieux appréhender les différentes formes de prostitution des mineurs et les leviers d'actions pour mieux la prévenir et agir plus efficacement.
Nous nous sommes saisis de ce sujet avec d'autant plus d'intérêt qu'il y avait très peu d'études sur la question. Quand nous avons regardé dans l'Histoire, nous avons trouvé un équivalent de la démarche initiée par le Gouvernement il y a plus d'un siècle, en 1903. Une commission extraparlementaire s'est à l'époque réunie pendant trois ans pour échanger sur la prostitution. Une sous-commission portait sur la prostitution des mineurs. Elle a abouti à la loi de 1908, premier texte de notre droit prévoyant une procédure spécifique de protection pour les mineurs victimes de prostitution. Nous remontons donc à très loin.
Le challenge était d'autant plus grand que nous avons constaté que les professionnels sur le terrain étaient particulièrement investis, qu'il s'agisse des éducatifs, des médecins, des autorités de police ou de justice. Ils attendaient d'être entendus et de pouvoir partager un certain nombre de constats.
Pour cette raison, nous avons porté beaucoup d'attention à la constitution du groupe de travail, à son fonctionnement et à l'organisation de ses travaux. Environ 60 personnes ont suivi nos travaux, mais nous avons compté à l'intérieur du groupe une trentaine de membres opérationnels, ayant assisté à toutes les réunions et ayant été extrêmement actifs dans leurs contributions. Là encore, nous avons veillé à l'interdisciplinarité et la pluridisciplinarité. Le groupe comprenait des magistrats, des représentants de la police, de la gendarmerie, des départements, du milieu médical, du milieu éducatif, des administrations concernées, des psychologues, des chercheurs, et des responsables d'associations. Nous avons réuni des acteurs de terrain, mais aussi des responsables institutionnels. Nous avons aussi eu à coeur de garantir une certaine représentativité des territoires, pour qu'il n'y ait pas uniquement des représentants de la région parisienne. Chacune des réunions a été présidée par Mme Catherine Champrenault.
Compte tenu de la charge de travail que constitue l'animation d'un groupe, nous avons constitué une équipe restreinte que nous avons appelé la task force. Elle était composée de moi-même en tant que coordinateur et de représentants du ministère de la justice, de la protection judiciaire de la jeunesse, du ministère des solidarités et de la santé et de sa direction générale de la cohésion sociale. Nous avons tenu à ce que cette task force intègre elle aussi un champ très large et qu'elle soit pluridisciplinaire avec la justice, la santé et le milieu éducatif. Ce choix a été payant et nous a permis d'atteindre un spectre beaucoup plus large que si nous étions tous restés dans nos domaines respectifs.
Nous avons été affectés dans nos travaux par l'épidémie de Covid. La réunion de lancement s'est tenue en septembre 2020. Nous avions prévu un programme s'étalant d'octobre 2020 à avril 2021. Nous avons été obligés d'annuler nos réunions d'octobre et novembre 2020. Nous nous sommes interrogés sur notre capacité à conduire nos travaux et à les faire aboutir dans un tel contexte. Nous avons tout de même décidé de nous accrocher et de profiter de la disponibilité de salles d'audiences de la Cour d'appel pour organiser nos réunions en respectant les distanciations sociales. Nous avons tenu ces réunions en présentiel, avec des possibilités de connexion en distanciel. Nous avons obtenu du secrétaire d'État un report de la remise du rapport d'avril à juin 2021, pour n'avoir à sacrifier aucun point.
Nous avons tenu treize réunions entre le 30 septembre 2020 et le 20 mai 2021, sur un mode présentiel et distanciel, avec un équipement technique adapté. Nous avons abordé, de manière aussi exhaustive que possible, les cinq axes préalablement identifiés de ce sujet si complexe et vaste de la prostitution des mineurs. Le premier portait sur les constats et la prostitution des mineurs et la prévention primaire auprès des parents, des familles et des jeunes. Le deuxième concernait la prévention secondaire et l'identification des conduites à risque, ce qui nous a permis d'aborder les sujets de l'aide sociale à l'enfance, des foyers, de la protection judiciaire de la jeunesse et des établissements de l'Éducation nationale. Le troisième avait trait au traitement judiciaire des procédures et à la prise en charge des auteurs ainsi qu'à l'accompagnement des victimes. Dans le quatrième axe, nous avons abordé la formation des professionnels. Enfin, le dernier axe nous a permis d'évoquer la problématique d'Internet et des réseaux sociaux, dont nous avons dressé un état des lieux, de procéder à l'évaluation du cadre législatif et réglementaire existant et de réfléchir sur la stratégie à conduire pour les campagnes d'information et de sensibilisation à venir sur le sujet.
La dernière réunion a été conclusive et a permis d'établir les lignes directrices du rapport et les préconisations. Ce que nous avons présenté a donc pu être débattu au cours d'une réunion spécifique le 20 mai 2021.
Ces treize réunions représentent 65 heures de séance et ont réuni en tout 409 participants, soit une moyenne d'environ trente participants par séance. Il a été procédé à 154 auditions, dont 52 % par des intervenants extérieurs au groupe de travail. De nombreuses contributions écrites nous ont été adressées. Nous avons également visionné quatre films en séance : Shéhérazade, Alexandra en juin, Pretty Zahia et Entr'Actes en mode mineur, qui nous ont permis de pénétrer beaucoup plus directement dans la réalité des situations rencontrées par les mineurs tombés en prostitution. Le dernier film nous a permis d'auditionner des mineurs étant sortis de la prostitution et de dresser un état de ce qu'ils avaient vécu et de leurs perspectives de vie. Un garçon figurait parmi les six ou sept témoignages recueillis. Il nous a présenté un bilan sans filtre, donc particulièrement intéressant. Un compte rendu a été rédigé pour chaque réunion, ce qui nous a aidés pour la rédaction du rapport.
Les auditions et échanges se sont toujours déroulés dans un climat très constructif. Chacun a pu exposer ses constats et analyses. La recherche de solutions s'est faite dans un esprit positif marqué par le consensus. Nous avons abordé des points particulièrement délicats, dont :
- la levée du secret médical, sur laquelle nous avons travaillé avec les médecins et qui a fait l'objet d'une proposition ;
- la gouvernance territoriale et nationale pour traiter de la prostitution des mineurs, point capital ayant également fait l'objet de propositions ;
- l'articulation des politiques de lutte contre la prostitution des mineurs et contre la traite des êtres humains, qui sont souvent en silo alors qu'elles devraient être complémentaires.
De nos travaux a émergé un rapport contenant cent recommandations, remis par Catherine Champrenault au secrétaire d'État Adrien Taquet le 28 juin 2021. S'y ajoutent la constitution d'un fonds documentaire de près de deux cents documents, rapports, études, contributions des membres du groupe et supports audiovisuels, ainsi que la rédaction d'articles et la participation à des colloques pour développer notre méthodologie et nos diagnostics et propositions.
Mme Catherine Champrenault. - Ce rapport nous a demandé beaucoup de travail, mais nous a aussi procuré beaucoup de joie. Il a engendré une véritable mobilisation, un engagement. Cette mobilisation est certes à la hauteur du fléau, mais elle a donné envie de continuer à agir.
Nous ne sommes pas en mesure de vous dire combien de jeunes se prostituent aujourd'hui en France. Il y a des approximations dans les chiffres, des évaluations qui valent ce qu'elles valent. Les associations estiment leur nombre entre 7 000 et 10 000. Compte tenu du chiffre noir, de tous ceux qui ne sont pas repérés, nous l'estimons autour de 15 000. Il est en tout cas certain que tous les services de police, de justice et les associations notent que le phénomène est en augmentation. Nous pouvons le mesurer à la Cour d'appel de Paris, puisque certains parquets ont été très concernés par le phénomène. Le parquet de Bobigny accuse par exemple une augmentation de 87 % sur cinq ans. Les parquets de Créteil, d'Évry ou de Paris constatent eux aussi une expansion de cette prostitution des mineurs. Les enquêtes progressent. La commissaire Elvire Arrighi, dirigeant l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), évoquait une augmentation de 600 % des affaires lui étant signalées. La brigade de protection des mineurs à la direction générale de la police judiciaire engrange quant à elle au moins cinquante dossiers par an. Nous avons le sentiment qu'il s'agit là de la limite de sa capacité d'action, et qu'elle refuse les affaires qu'elle ne peut gérer. Il est en tout cas certain que le phénomène est en augmentation.
Nous pouvons d'abord dresser des constats en matière de sociologie. Les mineurs prostitués sont majoritairement des jeunes filles, à hauteur de 90 % environ, bien qu'il ne faille pas oublier les garçons, surtout concernés lorsqu'ils sont mineurs non accompagnés. Les jeunes filles tombent majoritairement dans la prostitution entre 15 et 17 ans. Nous en avons toutefois vu y entrer dès 12, 13 ou 14 ans.
Les études montrent qu'une très grande majorité de ces jeunes filles ont subi des violences dans leur enfance ou leur jeunesse. Certaines études parlent de 70 à 80 % d'entre elles, d'autres d'au moins 50 %. Ces violences sont d'un double registre. Il s'agit soit de violences intrafamiliales, psychologiques, d'inceste, ou de violences conjugales, qui atteignent psychologiquement les enfants, même lorsqu'ils ne sont pas des victimes physiques, ou de violences en dehors de la famille, souvent dans le milieu scolaire ou sportif (agressions sexuelles, harcèlement ou violences physiques). C'est là le premier dénominateur commun qui va montrer que la prise en charge de la victime exigera qu'on remonte à son histoire, et qu'on détricote ce qui a pu lui faire perdre son estime d'elle-même et la faire banaliser des comportements violents, qu'elle peut aller jusqu'à s'imposer. Nous savons en effet que la prostitution est une activité extrêmement violente.
Comment tombe-t-elle en prostitution ? Les causes sont multiples. Les facteurs déclenchants diffèrent, et peuvent être liés à :
- l'entraînement entre les jeunes. Des jeunes filles entrées en prostitution en font la promotion au sein de l'école, expliquant que cette activité n'est pas si terrible, et qu'elle permet surtout de gagner beaucoup d'argent ;
- le phénomène lover boy : l'amoureux va dire qu'il aime la jeune fille et lui demander de se prostituer pour qu'ils aient ensemble une vie plus heureuse, phénomène classique existant depuis très longtemps ;
- la tombée dans un réseau, qui se structure souvent petit à petit après - il est, en effet, rarement dans la prédation initiale.
Pourquoi ces jeunes filles tombent-elles dans une activité qui doit être appréhendée comme violente, et qui fait l'objet de l'opprobre social ? Le passé de violence peut laisser penser que celle-ci est banalisée, qu'elle est perçue comme un vecteur normal de communication ou d'activité, ou comme un métier normal. Cette violence de l'enfance peut donc avoir des répercussions. Nous avons également vu d'autres situations où les filles étaient conscientes de la violence qu'elles s'imposaient, où elles faisaient preuve d'une volonté quasi suicidaire de s'abîmer - au sens de l'abîme et de la destruction - dans la prostitution pour cacher telle ou telle violence extrêmement traumatisante.
Ces constats nous amènent à nous dire qu'il faudrait mener une grande étude nationale. Les services de police devraient, dès qu'ils ouvrent une enquête sur un proxénétisme concernant un mineur de moins de 18 ans, en référer à un organe central. L'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) pourrait tout à fait être ce lieu de recensement et de collecte de ces affaires. Il l'est d'ailleurs en principe. Il serait toujours bon de comparer et de corréler ces chiffres avec ceux des associations sur le terrain.
Au-delà de cette étude nationale, nous préconisons également, à l'aube de la présidence française de l'Union européenne, une étude au niveau européen. Nous sommes persuadés que la France n'est pas la seule à affronter ce fléau.
La pornographie, en étant facile d'accès, en donnant une image de la sexualité violente, mais aussi de domination de l'homme sur la femme, en banalisant des comportements extrêmes, joue également un rôle.
Les réseaux sociaux, par le biais des influenceurs, vantent une société de consommation très normée, axée sur une mode inaccessible pour la majorité des jeunes filles. Ils banalisent l'acte sexuel, mais alimentent aussi le sentiment d'un besoin de ressources pour correspondre à un idéal de réussite. Pour certaines jeunes filles, la prostitution est, en effet, une forme de réussite sociale, du moins au début. Elle donne l'impression de palper beaucoup d'argent. Elle permet d'aller dans les magasins de luxe, d'acheter des sacs, des chaussures, des vêtements. Elle donne un sentiment de puissance, de luxe, de reconnaissance. L'effet « Zahia » a été particulièrement dévastateur. Une cover-girl, une prostituée de luxe ayant vendu son corps à des personnalités du monde sportif notamment, a été présentée comme un modèle de réussite en montant les marches du Palais des Festivals à Cannes. Elle a pu imprimer, chez certaines jeunes filles, l'idée qu'il est possible de réussir par la prostitution. Il faut intégrer ce facteur dans l'accompagnement des victimes.
Tout cela est complexe, entre l'histoire tourmentée, la banalisation de la sexualité et la volonté d'exister, de réussir, et la violence qu'on accepte comme passage obligé.
C'est vrai, nos préconisations sont multiples. Nous pouvons les regrouper en plusieurs grandes actions.
D'abord, il nous faut développer une prévention primaire en amont, notamment à l'égard des parents. Ceux-ci doivent accepter de penser la prostitution de leur enfant, pas seulement d'un point de vue moral. Ils doivent la voir comme une conduite à risque qui peut détruire leur enfant. L'honneur passe bien après, il n'est rien par rapport à un enfant détruit. Il faut absolument les sensibiliser pour qu'ils ne soient pas dans l'inhibition morale de l'opprobre et leur donner des clés pour détecter la bascule. Il faut des actions de soutien à la parentalité, c'est évident. L'Éducation nationale et la santé ont leur rôle à jouer là-dessus.
Il faut aussi développer des actions de sensibilisation sur le sujet dès la petite enfance. Nous avons entendu beaucoup de pédiatres, pédopsychiatres et psychologues qui ont insisté sur l'importance d'inculquer, à l'âge des apprentissages, les notions de respect du corps, de respect de l'autre, de solidarité et de consentement. L'âge critique, ce sont les années collège, où on sort du regard permanent et protecteur de l'instituteur. Les disciplines se succédant, il y a moins d'accompagnement et d'attention par enfant. C'est aussi l'âge de l'adolescence, des pulsions sexuelles, où tout bascule.
L'Éducation nationale nous dit qu'elle agit. Ce n'est pas vrai. Nous savons que les trois séances annuelles d'éducation à la sexualité, en principe obligatoires, sont les premières à être sacrifiées lorsqu'on n'arrive pas à boucler le programme. Il faut pourtant les maintenir et les développer, dans un cadre pluridisciplinaire, pour essayer de sensibiliser les jeunes sur plusieurs aspects. Un représentant de l'Éducation nationale doit absolument être accompagné du service social, du service médical, d'un représentant d'une association, d'un magistrat, d'un policier ou d'un travailleur social, pour donner une vision pluridisciplinaire et essayer de sensibiliser les jeunes sur plusieurs aspects.
Ces actions de prévention au collège doivent à notre sens toujours être menées de façon interdisciplinaire avec l'Éducation nationale, des associations, des médecins. Le corps médical est certainement un levier à actionner davantage qu'il ne l'est aujourd'hui.
Face aux jeunes qui voient la sexualité dévoilée sur les réseaux sociaux, dans sa forme la plus négative de la pornographie et de la facilité, nous devons absolument réintroduire l'intime de la relation, le consentement, leur expliquer que le désir, l'élan et l'attraction sont des expériences intimes, pas à mener sur les réseaux sociaux, encore moins avec des inconnus. Ce doit être une grande révolution dans la façon de les concevoir. L'éducation à la sexualité et à la vie, à l'autre, doit vraiment être reprise. Une grande révolution est nécessaire dans la façon de les concevoir. Certains départements sont assez avancés sur le sujet. Les intervenants dans les classes laissent leurs numéros pour être appelés par les élèves qui le souhaitent à l'issue de leurs présentations. Très souvent, ils reçoivent un, deux ou trois appels. Cet échange est très important.
Ensuite, évoquons l'amélioration du repérage et le renforcement de la vigilance des adultes. Bien entendu, l'Éducation nationale, qui garde nos enfants au moins six heures par jour, constitue un poste d'observation des jeunes. Chaque établissement doit compter un référent, qui peut être le Conseiller principal d'éducation (CPE), l'infirmière scolaire, ou un enseignant particulièrement concerné et souhaitant se mobiliser. Il doit pouvoir bénéficier d'une formation pluridisciplinaire rappelant les fondamentaux, que les adultes spécialistes d'une matière ont un peu oubliés. Il faut rappeler que la prostitution des mineurs est interdite, que l'enfant n'exerce pas sa liberté, et que cette activité rend le jeune éligible à la protection de l'enfance. Il s'agit d'une situation à haut risque, et non d'une expression de la liberté individuelle. L'enfant qui dit qu'il ne veut pas aller à l'école n'a pas de liberté pour vivre son absentéisme scolaire qui reste d'ailleurs pénalisé. Il faut expliquer au référent ou à la communauté éducative les signaux forts et faibles à identifier, tels que la déscolarisation, l'échec scolaire, l'absentéisme, l'isolement, l'attitude provocante, les changements de tenues pour des vêtements inhabituels ou coûteux, les conduites addictives, la fatigue. Les activités prostitutionnelles conduisent, en effet, bien souvent, à des addictions aux stupéfiants ou à l'alcool. Une action doit être menée vis-à-vis de la communauté éducative et des établissements scolaires.
S'agissant du corps médical, nous avons entendu un certain nombre de médecins ayant une expérience intéressante, de terrain. Nous avons entre autres auditionné la présidente de la Société française de pédiatrie, qui nous a beaucoup éclairés. Le corps médical ignore la loi, mais aussi la complexité de cette tombée en prostitution. Il doit être sensibilisé. Il est essentiel d'offrir aux médecins et aux infirmières des outils de repérage.
Nous devons également leur donner la possibilité légale de lever le secret professionnel. L'article 226-14 du code pénal pourrait laisser penser que la prostitution est déjà englobée. Cependant, le code pénal est d'interprétation stricte. Il est inscrit que le médecin qui constate des sévices, des privations laissant présumer des violences physiques, sexuelles ou psychiques, peut les signaler, et qu'il ne sera pas poursuivi pour violation du secret professionnel. Il n'évoque pas expressément la prostitution. Nous qualifions la prostitution de violence sexuelle, mais elle n'est intégrée comme telle dans aucun code. Il nous semble donc important de clarifier la législation sur ce point, et d'inscrire « laissant présager une activité prostitutionnelle » dans l'article du code pénal que je viens de citer. Nous avons consulté le corps médical, qui s'accorde de façon quasi générale pour que les professionnels aient la possibilité de lever le secret médical lorsqu'ils ont conscience que leur patient mineur s'adonne à la prostitution.
L'approche éducative doit être fondée sur la relation de confiance. Le médecin est extrêmement bien placé de ce point de vue, car il dira ce qui est bon pour la santé, et pas ce qui est bien sur le plan moral. C'est là-dessus qu'il faut s'appuyer dans un premier temps, plus que sur le bien moral qui sera rejeté, car jugé ringard.
Enfin, pour le repérage, il y a les associations de terrain. Nous connaissions le Mouvement du Nid et l'Amicale du Nid, mais nous avons découvert des associations qui labourent nos cités, les trottoirs. La prostitution des mineurs se fait en effet encore dans la rue, et pas uniquement dans les hôtels bas de gamme et les Airbnb. Une association lilloise, Itinéraire, nous l'a montré. Elle va au-devant des jeunes en errance et leur propose un accompagnement médical, voire plus si les victimes sont prêtes à aller jusque-là.
Il faut bien comprendre que la prostituée ne se vit pas comme victime, même si elle est tombée dans le cercle vicieux des passes à répétition qui lui rapportent de moins en moins d'argent. Elle a le sentiment qu'elle ne sera pas capable de faire autre chose. Elle se dévalorise. Elle a aussi un sentiment de culpabilité vis-à-vis d'une activité qui recueille l'opprobre des adultes. Elle n'aura donc pas tendance à aller spontanément vers un adulte, et surtout pas vers un policier. Les associations jouent donc un rôle fondamental d'intermédiation et contribuent à ce qu'on ne perde pas de vue ces jeunes.
Le troisième axe vise à améliorer le traitement judiciaire, qui a son rôle à jouer dans le repérage.
Il est impératif d'approfondir le traitement des fugues inquiétantes, qui le sont d'autant plus lorsqu'elles durent. Une fugue longue est une fugue qui doit interroger sur les moyens de subsistance du jeune durant ce laps de temps. Nous devons donc nous attaquer aux retours de fugues. Nous préconisons l'établissement d'une grille d'audition type. Nous recommandons aussi que les parents venant signaler une fugue, voire la prostitution de leur enfant, soient accueillis prioritairement. Cette préconisation émane des témoignages des parents. Il existe des prostituées de tous milieux. Dans tous les milieux, des parents veulent récupérer leur enfant, le sortir de cette activité. Ils nous ont indiqué être accueillis au commissariat comme s'ils venaient déclarer le vol de leur voiture. Ils peuvent attendre des heures. Les policiers se découragent lorsqu'ils viennent déclarer une fugue pour la troisième, quatrième, cinquième fois. Ces derniers estiment, assez étonnamment, que « c'est la liberté de votre fille ». Tous les professionnels ont besoin d'être formés. Même certains policiers ignorent la prohibition de la prostitution des mineurs. Certains ne savent pas que cette activité doit entraîner la prise en charge judiciaire au titre de la mise en danger de l'enfant. Ces parents sont trop mal accueillis. Ils ne sont pas pris en charge. Ils s'entendent dire « on ne peut rien faire ». C'est désastreux. Une mère a récemment témoigné du fait que la police ne voulait tellement rien faire qu'elle a elle-même téléphoné à SFR pour connaître le numéro de sa fille en se faisant passer pour un policier. Elle a en outre vu des photos de sa fille dans des situations de sexualité violente sur Internet, qui lui ont causé une profonde émotion.
Il faut absolument qu'il y ait un accueil de ces parents, de ces familles, comme nous parlons aujourd'hui d'un accueil prioritaire pour les violences conjugales. La vie des familles, des êtres, doit primer sur les dégradations ou les vols.
Enfin, les inspecteurs sur le terrain doivent être formés pour savoir ce qu'est la prostitution, pour être au fait de son interdiction et de la nécessaire sauvegarde d'une personne potentiellement en danger.
Améliorer le traitement judiciaire, c'est aussi faciliter la recherche de la vérité. De nombreux enquêteurs nous disent que les hôtels et les fournisseurs d'accès ne répondent pas aux réquisitions judiciaires. Je ne suis pas revenue là-dessus, mais la prostitution des mineurs s'organise en effet bien souvent sur Internet, les jeunes se faisant passer pour des majeurs en utilisant les cartes d'identité d'autres jeunes filles. Je passe sur cette ingénierie que les professionnels maîtrisent parfaitement. Nous avons indiqué qu'il faudrait créer une obligation de répondre aux réquisitions judiciaires pour les fournisseurs d'accès, et les professionnels de l'hébergement, hôtels comme Airbnb.
Pour chercher la vérité, nous avons besoin de la victime. Pas s'agissant de la plainte, puisque le Procureur de la République peut agir sans celle-ci. Nous avons besoin de la victime, car elle expliquera, et donnera peut-être des indications sur l'identité de ses proxénètes. Elle doit être mise en confiance. Ce n'est pas facile, pour une victime de prostitution qui sait l'opprobre qui pèse sur cette activité, de venir déposer plainte. Il faut donc chercher à la préparer pour son audition, en désignant notamment une association pour l'accompagner, voire un psychologue. Surtout, et cela n'a pas été repris dans le plan triennal, la victime a très souvent besoin d'un administrateur ad hoc, de quelqu'un qui la défendra, l'assistera sans être son père ou sa mère. Nous manquons cruellement de ces acteurs. Une campagne de recrutement devrait être lancée.
La prise de conscience de la victime se fera aussi parce qu'elle va mesurer que son proxénète est poursuivi. Il faut que les proxénètes soient poursuivis rapidement, sachant que le proxénétisme des mineurs n'est souvent pas très structuré - parce qu'il est, je l'espère, éradiqué à temps. Les parquets doivent donc choisir des poursuites rapides à l'égard des jeunes majeurs proxénètes. Le fait qu'ils soient condamnés peut en effet être un signe, pour la victime, qu'elle n'est plus en danger, qu'elle n'est plus sous sa menace, et que le fait de l'avoir exploitée et d'avoir profité de son activité prostitutionnelle était une infraction.
Vous me direz que les peines sont encore trop indulgentes. Vous aurez raison. Pourquoi le sont-elles ? Parfois, le proxénète est lui-même mineur. Parfois, c'est une ancienne prostituée. Nous avons en effet vu des montées en hiérarchie d'une prostituée devenue recruteuse, puis proxénète de ses camarades. Nous voyons parfois des situations mixtes de prostituée/proxénète. Surtout, l'argument de la défense de ces jeunes proxénètes s'appuie sur l'affirmation selon laquelle la prostituée était consentante, comme si ce consentement à la destruction les rendait non coupables. Il revient au ministère public et au procureur de rétablir la situation, et d'indiquer qu'on a profité de la vulnérabilité des victimes, d'expliquer ce que peut être l'emprise, d'indiquer l'exploitation faite de ces jeunes, et le gain des proxénètes ainsi que leur absence de risques. En effet, les proxénètes ne se mouillent pas. Ils publient éventuellement des annonces sur Internet ou s'installent dans une chambre à côté pour vérifier que le tout se passe bien, mais ne font rien. Ce qui compte pour eux, c'est que le client paye. La santé de la prostituée ne les intéresse pas. Il faut rompre l'idée, qui existe dans l'esprit de ces jeunes, selon laquelle la prostituée et le proxénète forment une équipe économique. C'est toujours la jeune femme qui a le mauvais rôle. Plus la situation évolue, moins elle voit la couleur de l'argent qui résulte de son activité.
La justice a, en effet, encore du chemin à parcourir en matière de traitement judiciaire de ces situations.
Sur l'accompagnement des victimes, il est une chose de faire de la prévention, mais il faut aussi les aider à sortir de la prostitution, le cas échéant. Cette entreprise est longue et complexe. Des constats nous permettent de cerner la psychologie des victimes, qui ne se sentent pas comme telles. Elles peuvent se sentir un peu coupables. Elles protègent parfois leur proxénète. Leur culpabilité inconsciente nourrit l'idée selon laquelle elles commettent elles-mêmes une infraction. Elles sont donc plutôt anti-autorité, anti-police. Elles sont anti-adultes si elles ont subi des violences familiales. Dans ce cas, elles ne reconnaissent pas la famille comme légitime. Elles rejettent le discours moralisateur et stigmatisant. Il faut donc une approche sur ce qui est bon pour elles, et pas sur ce qui est bien, même si nous savons que la loi n'a que cette fonction. « C'est bien » ou « ce n'est pas bien » signifie « c'est bon » ou « ce n'est pas bon » pour l'être et pour l'autre.
Le médecin a encore un rôle très important. Il l'accueille, la soigne, l'empêche de trop se dégrader, la répare, parfois. Il est aussi en capacité de lui indiquer les risques physiques et psychologiques qu'elle encourt. Il faut une approche davantage centrée sur la sauvegarde. Il vaut mieux dire à la jeune fille qu'elle se détruit, plutôt que lui dire que ce qu'elle fait est mal. Le réflexe de sauvegarde doit être recherché, tout comme la prise de conscience par la mise en garde sur les risques physiques et psychologiques. Il est, de plus, essentiel de rompre l'idée selon laquelle elle fait équipe avec le proxénète.
La prise en charge doit être à la fois extrêmement réactive et s'inscrire dans la durée. Les associations indiquent qu'il y a parfois un appel, une demande fugace, qu'elles se doivent de saisir immédiatement. Pour cette raison, il faut des lieux d'hébergements d'urgence. Puisque nous savons qu'un appel ne garantit pas qu'il n'y aura pas de retour vers la prostitution, il est primordial que l'accompagnement s'inscrive dans la durée. C'est un long chemin. Il est nécessaire de faire comprendre à la jeune fille pourquoi elle est entrée en prostitution, quelle est l'origine de son mal-être.
Pour cette prise en charge, nous préconisons des lieux diversifiés, des accueils d'urgence, mais aussi des lieux d'accueil s'inscrivant dans la durée, qui soient diversifiés. Il peut s'agir de familles d'accueil, parfois éloignées, parfois rapprochées. La prise en charge doit être individualisée, sur la durée et en équipes pluridisciplinaires avec des éducateurs, des médecins, des psychologues, des juges des enfants. Il est essentiel de travailler sur tous ces leviers pour occasionner une prise de conscience et une envie de s'en sortir. Le rapport à l'argent est fondamental pour que le jeune comprenne qu'il peut se réaliser en sauvegardant son identité, sans gagner des sommes astronomiques. Dans la prostitution, la dissociation entre le corps et l'esprit est terrible. La personnalité est éclatée. Il faut la recoller.
Vous le voyez, cette prise en charge est complexe, et certainement longue.
J'ai abordé un dénominateur commun : le développement de la formation des professionnels de tous bords (juges, gendarmes, enquêteurs, enseignants, éducateurs, médecins...). J'ai vu un éducateur indiquer qu'il n'avait jamais appris comment parler à une jeune prostituée. Il est vrai que ce n'est pas évident. Une formation pluridisciplinaire est donc nécessaire.
J'en viens donc à la formation pour tous les acteurs, qui doit être pluridisciplinaire et s'appuyer sur une gouvernance interdisciplinaire. Monter des stages, des formations, des interventions avec des intervenants de plusieurs établissements et de plusieurs institutions demande un centre de ressources, au niveau local, départemental. Il nous faut créer une structure de gouvernance territoriale qui aurait pour but de rassembler les ressources pour faire de l'interdisciplinarité, de la sensibilisation et de l'information, mais aussi pour faire de l'interdisciplinarité sur les situations individuelles, dans le secret partagé. C'est fondamental. C'est peut-être ce qu'il manque au plan gouvernemental.
Un grand sujet reste difficile. Il s'agit de la prévention des risques prostitutionnels sur Internet. Les réseaux sociaux facilitent la prostitution des mineurs. Ils permettent de publier des annonces, des photos, des prestations. Il peut parfois être très difficile de détecter si une jeune fille est mineure ou majeure. De toute façon, elles peuvent prendre l'identité d'une jeune femme majeure. Nous pensons que les réseaux sociaux doivent devenir des partenaires de la lutte. Nous en avons réuni un certain nombre, qui ont fait des déclarations d'intention et semblaient de bonne volonté pour accueillir des actions de prévention pour les jeunes sur les plateformes qu'ils utilisent. Nous ne devons, en effet, pas nous tromper de vecteurs. Je pense notamment à TikTok. Il y en a d'autres, que je ne connais pas personnellement.
Des campagnes de sensibilisation devraient être développées sur Internet au sujet de l'exploitation sexuelle sous toutes ses formes. Nous avons, en outre, pensé qu'il serait bon que se créé un groupe d'échange entre les institutions, les associations spécialisées dans la lutte contre la prostitution et les acteurs du numérique, sous l'égide du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), pour un meilleur repérage du proxénétisme, une modération des contenus et une diffusion des messages de prévention. C'est à développer. Il nous a semblé que les réseaux sociaux, conscients de leur rôle, étaient prêts à s'engager.
Je dénonçais tout à l'heure les influenceurs. Peut-être certains pourraient-ils aussi être vecteurs de messages de prévention. Tout comme certains peuvent être des leaders négatifs, d'autres peuvent être des leaders positifs.
Vous pourrez me demander ce que nous n'avons pas fait. Nous n'avons pas eu le temps d'étudier le phénomène en outre-mer. C'est un manque. Nos outre-mer sont concernés, nous le savons. Nous n'avons pas étudié la spécificité du phénomène sur ces territoires. Nous n'avons pas non plus approfondi la prostitution des mineurs non accompagnés (MNA), qui procède, elle, plutôt d'une économie de survie, contrairement à celle de nos villes, quartiers et cités, qui banalise cette activité comme un métier et une forme de promotion sociale. Nous n'avons, de plus, pas eu le temps de consulter nos homologues européens.
Le plan gouvernemental comprend quatre priorités et treize actions. De grands chapitres reprennent beaucoup de ce que nous détaillons dans nos cent propositions : ouvrir les yeux, sensibiliser les adultes et les enfants, renforcer la vigilance pour le repérage, protéger les victimes prostituées, accélérer les procédures contre les proxénètes...
Avec les membres du groupe, nous sommes globalement satisfaits de ce plan, mais nous vous faisons part de quelques inquiétudes. En matière de gouvernance, le plan parle, au futur, d'une task force interministérielle qui serait relayée par un partenariat territorial. Elle est selon nous un prérequis pour commencer à travailler. Nous avons également des recommandations de modifications législatives, notamment pour renforcer la levée du secret médical en cas de prostitution. Le garde des Sceaux nous a indiqué qu'il inscrirait dans le code de l'action sociale et des familles l'éligibilité de l'enfant prostitué à la protection des mineurs. Nous aurions souhaité qu'à cette occasion soit réaffirmée la prohibition de 2002 sur la prostitution des mineurs. Si nous l'avons inscrite dans la loi, elle n'a jamais été écrite dans aucun code de la République. C'est dommage. Lorsque nous indiquons aux policiers que la prostitution des mineurs est interdite, ils nous demandent où figure cette disposition. Ils ne le savent pas tous. Nous avons aussi demandé d'unifier, sur le plan du droit pénal, tout ce qui concerne les pénalités en matière de traite des êtres humains et de proxénétisme à l'égard des mineurs.
Nous pouvons dire que ce plan rejoint nos préoccupations et porte un certain nombre d'idées fortes. Il prévoit un budget de 14 millions d'euros. Il n'est pas indiqué si c'est un budget annuel reconductible. Je vous ai aujourd'hui parlé d'actions dans la durée. Sortir de la prostitution ne se fait pas dans un claquement de doigts. Organiser l'interdisciplinarité non plus. Il est donc nécessaire de s'inscrire dans la durée.
Mme Annick Billon, présidente. - Cette présentation à deux voix a été extrêmement précise et intéressante, mais aussi particulièrement inquiétante. Je retiens en particulier le portrait des jeunes prostituées que vous avez dressé et le fait qu'elles ne se considèrent pas comme victimes, avec donc de grandes difficultés pour les accompagner et les aider à sortir de la prostitution.
La parentalité est un élément fort. Nous concevons aisément qu'il est très difficile pour un parent d'imaginer la prostitution de son enfant à 12, 13, 15 ans ou même plus tard. C'est toute la particularité de cette prostitution qui concerne des mineurs et qui est difficile à appréhender et même à imaginer.
J'allais vous interroger sur les outre-mer, vous m'avez devancée. Nous manquons souvent d'études sur ces territoires. Il y a ainsi des études sur les violences faites aux femmes qui n'existent pas sur tous les territoires ultramarins. Or, pour bien combattre un mal, il faut le connaître.
Je laisse la parole à mes collègues.
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. - Merci pour vos contributions. C'est un témoignage ô combien important ! Vous avez déjà répondu à bon nombre de questions.
Dans le cadre de nos travaux, nous envisagions de nous intéresser à la prostitution des étudiantes, bien entendu différente de celle des mineurs mais elle aussi en expansion Avez-vous une analyse sur ce sujet ?
Dans vos recommandations, vous parlez du rôle de l'Éducation nationale, et de la sensibilisation de la petite enfance, pour les moins de six ans. Comment l'Éducation nationale pourra-t-elle pleinement jouer son rôle ? Comment les enseignants vont-ils réussir à sensibiliser ces enfants ? Comment le sujet va-t-il rentrer dans le programme ? Les enseignant ont-ils déjà répondu présents ?
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci beaucoup pour tout ce que vous nous avez apporté ce matin. Nous avons également pu prendre connaissance du rapport, qui est extrêmement riche. Au niveau de la délégation aux droits des femmes, comme vous le savez, nous sommes un certain nombre à vouloir travailler sur la prostitution des mineurs depuis un bon moment. Je voulais moi-même vraiment établir un rapport sur ces questions. Votre travail, avec tous les moyens que vous avez pu mettre en oeuvre, est colossal, bien que le temps ait été réduit et que certains sujets n'aient pu être traités. Face à ce travail et en tant que législateurs et parlementaires, pourrons-nous envisager des angles d'attaque pour compléter votre rapport et être utiles ?
Dans vos travaux, l'angle des clients ne semble pas abordé. Vous rendez hommage à la loi qui les pénalise, qui semble d'ailleurs peu soutenue et appliquée au vu du faible nombre de condamnations. Leur nombre est-il limité parce qu'il faut laisser du temps au temps, ou par mauvaise volonté ? Nous parlons ici de la prostitution des mineurs, qui est totalement interdite, vous l'avez rappelé. Donc, quid des clients qui ne semblent pas avoir fait l'objet de vos recherches ? Nous pourrions éventuellement travailler sur ces questions.
Je n'aime pas le terme d'« entrée » dans la prostitution. Je préfère la notion de « tombée » dans la prostitution. Les proxénètes sont des prostitueurs. Le système lui-même est prostitueur.
À chaque fois que nous avons rencontré des prostituées apportant leur témoignage et affirmant leur volonté de sortir de la prostitution, au sein de cette délégation ou dans le cadre de nos différentes activités, j'ai été frappée par la défaillance des institutions. Ces femmes ont lancé des appels au secours. Elles n'ont pas été entendues, ou mal. Elles ont souvent été complètement négligées. Je dresse un parallèle avec Valérie Bacot, qui nous a récemment livré un témoignage terrible des violences qu'elle a pu vivre. Toutes les institutions vers lesquelles elle s'est tournée ont failli, qu'il s'agisse de l'aide sociale à l'enfance, de l'Éducation nationale, des médecins, des élus ou surtout des gendarmes. J'ai eu le sentiment, dans votre témoignage, d'entendre également une certaine défaillance. J'entends que des policiers ne connaissent pas la loi, bien que cela me choque. Pour autant, il s'agit de non-assistance à personne en danger.
Voilà ce que je retiens de vos propos très enrichissants, mais aussi source d'espoir pour mener le combat.
Mme Annick Billon, présidente. - Il est vrai que vous avez milité plusieurs années pour que nous inscrivions ce sujet dans notre calendrier, hélas souvent contraint.
Mme Annick Jacquemet, rapporteure. - Merci pour toutes les indications dont vous nous avez fait part ce matin. J'avais déjà pris connaissance du rapport et du plan de lutte contre la prostitution des mineurs. Un certain nombre de sujets m'ont alertée.
Je trouve tout d'abord que la place des parents est un peu inexistante. On en parle dans le rapport entre les pages 96 et 100. Il faut attendre la page 7 pour en voir une mention dans le dossier de presse sur le plan national à l'initiative du Gouvernement. Lorsqu'on parle des acteurs qui ont un rôle à jouer, ils n'apparaissent à aucun moment aux côtés des travailleurs sociaux, de l'Éducation nationale, des professionnels du médico-social, des services de police, de gendarmerie, de justice, des réseaux ou de l'hôtellerie. J'ai bien entendu qu'une partie des jeunes prostitués vivaient un peu en dehors des schémas classiques. Vous disiez toutefois que tous les milieux sociaux et toutes les familles affrontent cette problématique. Je ne voudrais pas qu'ils soient laissés en dehors des autres structures pour accompagner ces jeunes.
Vous avez parlé de parentalité. J'ai été vice-présidente du département du Doubs en charge des solidarités. Nous avons essayé de mettre en place ces thématiques de parentalité, dans l'accompagnement à l'éducation notamment. Nous avons rencontré une grande difficulté. Lorsqu'un budget est donné aux associations, on se rend compte qu'il y a très peu de réalisations sur le terrain. Je pense qu'énormément de propositions sont faites ; j'attends de voir comment elles seront déclinées sur le terrain. Il faut que toutes les structures réussissent à mener des actions communes. Vous avez beaucoup insisté sur l'interdisciplinarité. Qui va la chapeauter ? Qui fera en sorte que toutes les structures évoquées parviendront à se parler et à mener des actions communes ?
Avez-vous constaté que l'entrée en prostitution si jeune se poursuit à l'âge adulte ? Ou est-ce limité à la période de l'adolescence, durant laquelle les jeunes sont fragiles ? Lorsqu'ils y sont tombés, y restent-ils ? Jusque quand, si tant est que le sujet ait été étudié ? Comment pouvons-nous les faire sortir de la prostitution lorsqu'ils y sont entrés ?
Enfin, je suis souvent choquée par les émissions de télévision à des heures de grande écoute, au cours desquelles est diffusée une violence qui devient totalement banale. Je pense notamment au téléfilm Fugueuse, diffusé sur TF1 en plusieurs épisodes à la rentrée. Il relate l'histoire d'une jeune fille entrée dans une école de danse dans le milieu du rap, qui l'a plongée dans la prostitution. Plus de quatre millions de téléspectateurs ont suivi ce programme. Ne risque-t-il pas de donner des idées à ces jeunes ? Je sais que des questions orales ont déjà été posées au Gouvernement concernant la violence que l'on peut voir dans certaines émissions, certains films ou certains épisodes. N'y a-t-il pas quelque chose à faire ? Je sais que le CSA s'en occupe, mais est-ce suffisant ? Pouvons-nous jouer un rôle à ce niveau ?
Mme Annick Billon, présidente. - Concernant la parentalité, je laisserai nos invités répondre, mais bien souvent, dans 50 à 80 % des cas, les mineurs tombant dans la prostitution ont été eux-mêmes victimes de violences, notamment au sein de leur famille. En réalité, leur cadre familial n'est pas en capacité de les protéger.
S'agissant des études, nous manquons encore de connaissances, à la fois en outre-mer, mais aussi dans l'hexagone. Les chiffres disponibles sont flous. Il s'agit d'estimations. Tant que nous connaissons mal le phénomène, il est difficile d'agir.
Mme Annick Jacquemet, rapporteure. - Si 50 à 80 % de ces jeunes ont subi des violences, il reste tout de même 20 à 50 % de ces enfants n'en ayant pas subi. Dans ce cas, il reste des structures familiales qui pourraient les aider.
Mme Annick Billon, présidente. - Tout à fait.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Merci pour ce rapport qui était attendu, dont vous nous aviez déjà livré des observations en avril dernier. Il n'était pas simple d'enquêter sur un sujet comme celui-ci.
J'ai eu l'occasion de m'intéresser à deux lois de 2016, l'une sur la protection de l'enfance, l'autre sur l'abolition du système prostitutionnel. La question de la prostitution des mineurs se trouve à la croisée deschemins de ces deux textes. C'est à la fois un problème de protection de l'enfance et cela nous renvoie à l'approche globale que nous avons de l'activité prostitutionnelle. Je pense, pour ma part, que la question de la prostitution des mineurs ne peut pas être dissociée de la protection de l'enfance ni de notre approche de l'activité prostitutionnelle. Toutes les carences des deux systèmes se concentrent et se croisent dans ces situations précises.
Vous évoquez un travail pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Il s'agit de l'un des principes posés par la loi de 2016 sur la protection de l'enfance. Nous savons que le travail en silo occasionne des carences, en matière de prostitution, mais pas uniquement, et que l'interdisciplinarité est indispensable. Encore faut-il une volonté politique et une énergie pour la mettre en place. Ce n'est pas forcément une question d'argent. La pluridisciplinarité se fait en effet avec les acteurs déjà présents. Nous savons que six intervenants sociaux se succèdent auprès des familles en difficulté. Nous voyons donc bien que de l'argent est dépensé. Pour autant, ces intervenants ne se croisent pas. Ils ne se parlent pas. Il manque donc à mon sens une énergie politique pour transformer les pratiques et les cultures du travail social auprès des familles et des enfants. Merci d'insister sur l'évidence de la pluridisciplinarité pour surplomber les propositions.
Dans le rapport comme dans les préconisations, j'ai moi aussi été frappée par l'absence du client. Il est aussi absent dans les procédures. Nous voyons régulièrement tomber des réseaux de proxénétisme de mineurs. Où sont les clients ? Je suis convaincue que si nous appliquions correctement et avec volonté la loi de 2016, nous attraperions des clients de la prostitution de mineurs. Nous voyons là des carences, non pas de la loi - en tant que législateurs, nous pourrions alors agir -, mais de son application et de sa mise en oeuvre. Nous sommes alors un peu démunis.
Merci d'avoir rappelé que la prostitution était une violence. Ce n'est pas dans l'air du temps de le dire. Nous sommes face à un courant idéologique fort, libertaire, selon lequel le « travail du sexe » serait un travail comme un autre, et le client est un individu libre tant que tout le monde est consentant. Je pense que c'est une violence avant 18 ans et après. Cela ne devient pas une liberté une fois que la personne prostituée devient majeure. Tant que des gens expliqueront un peu partout dans les débats que la prostitution relève de la liberté individuelle, comme expliquer que ce n'en est pas une pour les jeunes ? En effet, les mineurs n'ont qu'une volonté, celle d'accéder à la liberté des majeurs. Si c'est un signe de liberté, il devient culturellement très difficile de faire comprendre à des jeunes que ce n'est pas une liberté, mais une violence à leur égard. Nous avons un travail idéologique et culturel à mener. Nous devons rompre avec les conceptions ancrées chez de nombreux professionnels de la police ou de la justice. Je ne suis absolument pas surprise de ce que vous décrivez sur l'accueil des parents lorsqu'ils viennent effectuer un signalement.
Je signale que le service de pédopsychiatrie addictologie de l'hôpital Robert Debré accueille des mineurs non accompagnés. Il traite les questions d'addictions, mais aussi la prostitution avec les moyens du bord. Il reste ouvert à tous renforts ; l'abandon des médecins et services hospitaliers est un autre sujet.
J'ai entendu votre proposition de modification du code pénal pour que la prostitution soit bien incluse dans les motifs permettant aux médecins de lever le secret médical. J'en comprends le but, mais nous devons être très attentifs dans notre rédaction. Nous ne devons pas donner, dans un amendement au code pénal, l'impression que la prostitution n'est pas, par définition et par nature, une violence. La meilleure rédaction, pas en termes de légistique, mais en termes de message, serait d'indiquer que la prostitution est déjà par ailleurs une violence.
Les bras m'en sont tombés quand j'ai entendu qu'il était discuté du consentement de la victime lors des procès des proxénètes. C'est une aberration totale. Le consentement de la victime est déjà largement discuté pour exonérer les violeurs. Le sujet du proxénétisme est totalement indépendant de la volonté de la personne prostituée. Si nous devons le réécrire dans la loi, quitte à faire de la mauvaise légistique, faisons-le pour éviter toute ambiguïté dans les tribunaux.
Enfin, votre proposition relative aux administrateurs ad hoc me semble être une très bonne idée.
La loi Taquet sur la protection de l'enfance a été adoptée en première lecture à l'Assemblée nationale il y a quelques mois. Elle arrivera en première lecture au Sénat au mois de décembre. C'est le moment d'essayer de faire discuter et adopter tous vos amendements, que nous proposerons au ministre Taquet.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci de vos interventions. Nous auditionnerons Adrien Taquet avant le passage de la loi devant le Sénat, jeudi 2 décembre.
Mme Catherine Champrenault. - Nous n'avons absolument pas investigué le champ des étudiantes, qui sont en général majeures et que nous pouvons estimer un peu plus matures. Nous avons le sentiment que cette prostitution est différente. C'est une prostitution, qu'on ne peut sans doute pas qualifier de survie, mais à tout le moins de recherche de moyens financiers.
Comment contraindre l'Éducation nationale ? Nous constatons toujours un décalage entre ses affirmations selon lesquelles les trois séances sont bien organisées, et ce qui se passe sur le terrain. Nous devons demander aux établissements de justifier de cette organisation, et les inciter à une meilleure qualité de l'intervention. Nous l'avons suffisamment dit, il est important qu'il y ait un « après » l'intervention. Les jeunes doivent pouvoir identifier des interlocuteurs qu'ils pourront éventuellement contacter ultérieurement, s'ils en ont besoin. Des possibilités de relais doivent être créées. Nous savons bien que l'Éducation nationale a toujours été assez réticente à prendre en compte le phénomène de la prostitution, comme celui des violences sexuelles. Elle ne veut pas entendre, par exemple, que des agressions sexuelles ont pu avoir lieu dans les toilettes d'établissements, ce qui arrive pourtant depuis plus de vingt ans. Elle est toutefois au pied du mur aujourd'hui. La ministre de la jeunesse et de l'engagement républicain représentait le ministre de l'éducation nationale lors de la présentation du plan.
En tant que législateur, comment pouvez-vous agir ? Je pense que vous pouvez encore faire quelque chose. Effectivement, j'adhère aux réserves que vous évoquiez sur le secret médical. La prostitution est une violence, c'est évident puisqu'elle détruit. C'est toutefois une appréciation humaine, qui n'est pas juridique. C'est pour cette raison que nous avons souhaité ardemment que l'abolition de la prostitution des mineurs apparaisse dans un code avec son corollaire, la protection judiciaire de l'enfant. Nous souhaiterions également que soit inscrite au code pénal, au chapitre des agressions sexuelles, une phrase définissant la prostitution, et rappelant qu'elle constitue une violence, tant pour les mineurs que pour les majeurs. Il est des déclarations qui sont certes symboliques et non normatives, mais qui fixent les choses.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Lorsque nous avons discuté du fait que soit considérée comme un viol une relation sexuelle entre un majeur et un mineur de moins de 15 ans, nous avions avec des collègues proposé un amendement pour qu'une relation sexuelle entre un client et un mineur de moins de 18 ans soit également qualifiée de viol. Cette proposition n'a pas plu. Le garde des Sceaux et une partie de la majorité du Sénat s'y sont opposés. Nous faisons donc face à des résistances importantes. Le garde des Sceaux a indiqué que le client n'était peut-être pas informé de l'âge de la prostituée.
Mme Catherine Champrenault. - Vous avez évoqué notre carence vis-à-vis des clients. J'ai eu l'honneur de présider un parquet général à l'intérieur duquel se trouvaient neuf procureurs territoriaux. J'ai pu constater que là où il y avait une prostitution notoire, il y avait des actions de police ou de gendarmerie pour verbaliser les clients. Je parle notamment de Fontainebleau, ou de l'Essonne et du parquet d'Évry. Ces parquets ont suscité l'organisation de stages de sensibilisation à l'exploitation sexuelle pour les clients, en y associant les associations de lutte contre la prostitution, telles que le Mouvement du Nid et l'Amicale du Nid, entre autres. Les restitutions nous ayant été faites ont rapporté plusieurs centaines de verbalisations et de sanctions par ce biais. Les retours de ces stages interactifs, réunissant une dizaine de clients à qui s'adressent des intervenants avant de lancer des discussions, ont montré un effet salutaire de prise de conscience. Pour autant, la pénalisation des clients n'est pas forcément recherchée dans tous les territoires de la République. En région parisienne, j'ai toutefois vu des parquets s'y attaquer très sérieusement.
Par la loi, vous avez fait incriminer les clients de prostitués mineurs par une infraction délictuelle punie d'une peine d'emprisonnement et d'une amende. Vous avez eu raison. Avec les majeurs, il ne s'agit que d'une infraction de cinquième classe, passible d'une amende. Les enquêteurs nous disent néanmoins que les clients indiquent qu'ils ne pouvaient pas se rendre compte que la prostituée était mineure, qu'ils ne lui demandent pas de carte d'identité et qu'ils ne peuvent préjuger de son âge. Il est vrai que certaines de ces jeunes peuvent donner l'illusion, surtout grimées et vêtues comme elles le sont, qu'elles ont plus de 18 ans. Le manque d'investigations vient aussi de la pauvreté des effectifs d'enquête. Nous sommes extrêmement inquiets de voir que les Officiers de police judiciaire (OPJ) sont de moins en moins présents sur le terrain, et qu'ils mènent de moins en moins d'enquêtes approfondies. Ils font du flagrant délit, du vol à l'arraché dans le métro, mais c'est plus compliqué lorsqu'il faut re-convoquer la prostituée, - faut-il encore qu'elle vienne -, et la confronter avec le client. Il faudrait également avoir des actes d'investigation qui pourraient à coup sûr démontrer que le client ne pouvait pas ignorer sa minorité, sauf à présumer que toutes les prostituées sont mineures et qu'il revient au client de démontrer qu'elle est majeure. Nous n'en sommes pas encore là. C'est à l'accusation de prouver que le client savait que la jeune fille était mineure. Je vous accorde que face à une prostituée de 14 ans, n'importe quel adulte devrait faire la différence avec une majeure, même si elle est bien grimée. Je pense que nous ne disposons pas de suffisamment de forces de police pour mener des enquêtes.
Sachez néanmoins qu'en région parisienne ou dans les grandes agglomérations touchées, telles que la région lilloise ou à Toulouse, les policiers traquent les proxénètes de mineurs lorsqu'une situation de prostitution est révélée. À l'inverse, je ne suis pas certaine qu'on s'intéresse beaucoup à ce phénomène à Marseille.
Nous avons incontestablement des progrès à faire.
Vous évoquiez la défaillance des institutions. Je vous l'ai dit, nous avons entendu plusieurs familles, plusieurs parents nous ayant indiqué qu'ils avaient été mal accueillis, car ce sujet est considéré comme marginal et ne fait pas l'unanimité sur le fait qu'il s'agisse ou non d'une liberté... Dans les commissariats et brigades non spécialisés, il peut y avoir un déficit dans la prise en charge de ces familles qui arrivent avec leurs angoisses, leur détresse. Vous avez raison, toutes les familles ne sont pas défaillantes ou violentes. Celles que nous avons rencontrées décrivent un parcours du combattant. Les enquêteurs doivent être formés. Ils doivent prendre le temps d'accueillir ces victimes, même si les signalements sont récurrents. Il faut aussi des accueils privilégiés. Nous pouvons certainement faire beaucoup mieux.
Lors de la présentation du plan, nous avons redonné la parole à certains membres du groupe de travail, dont l'association Agir contre la prostitution des enfants (ACPE). Sa présidente a montré au ministre Adrien Taquet une affiche datant de 2008 dénonçant la prostitution des mineurs. À cette époque, personne n'a relayé cette volonté de campagne de sensibilisation. Très longtemps, une chape de plomb a pesé sur ce sujet. On considérait que c'était un mal nécessaire de la société. Nous voulons réveiller les consciences. La prostitution des mineurs peut toucher tous les milieux. Tous les adultes peuvent voir leur enfant tomber dans la prostitution, tout comme ils peuvent tous connaître la dépendance aux stupéfiants de leur enfant. C'est malheureusement encore plus généralisé. Une prise de conscience est nécessaire et doit être suivie d'actions.
Je l'ai dit, il y a des familles pathogènes. D'autres sont bienveillantes, aimantes. Dans certains milieux, notamment religieux, la prostitution, c'est l'opprobre de la famille. Le jeune est rejeté. Il faut accueillir les parents, les accompagner et les aider à accepter leur enfant, même prostitué. Une jeune prostituée a écrit le livre Papa, viens me chercher. Il faut replacer le parent dans sa fonction, dans son devoir de protection.
Toutes les prostituées majeures ont-elles commencé lorsqu'elles étaient mineures ? Je n'ai pas de réponse à cette question, mais le Nid estime à 25 % la part de prostituées majeures ayant commencé lorsqu'elles étaient mineures.
Sur le rôle des médecins, vous avez qu'ils font face à une pénurie. Je ne sais pas si c'est du ressort législatif, mais libérez le numerus clausus ! Il y a une pénurie de pédiatres sur le terrain.
Mme Annick Billon, présidente. - C'est fait. Cette mesure montrera un effet dans dix ans. Il y a une pénurie dans toutes les spécialités.
Mme Catherine Champrenault. - Madame Rossignol, vous m'avez interpellée sur le fait que, dans un prétoire, on puisse parler du consentement de la victime prostituée. C'est effectivement extrêmement choquant. Il s'agit seulement de la réaction de certains juges. Mais le ministère public a un rôle à jouer pour présenter le proxénétisme dans toutes ses dimensions d'exploitation, de destruction. Ça a toujours été au coeur de nos réquisitions. Pour autant, vous n'empêcherez pas un juge de considérer que le proxénétisme est plus grave lorsqu'il est face à une victime démolie, défigurée, exploitée. Même en matière de proxénétisme, il y a la bonne et la mauvaise victime. Il appartient au ministère public, qui met les infractions en perspective de la nocivité et des dégâts qu'elle cause, d'expliquer cela à ses collègues. Je pense que l'école de la magistrature pourrait également organiser des séances beaucoup plus précises sur ce sujet. Nous avons d'ailleurs également recommandé la formation des magistrats.
Qui va chapeauter l'interdisciplinaire ? C'est ce que nous regrettons dans le plan : la gouvernance n'a pas été annoncée. Nous avons plusieurs idées. Puisqu'il existe une commission départementale de lutte contre la prostitution, nous pourrions créer un groupe annexe qui concernerait la prostitution des mineurs, et qui serait présidé par le président du conseil départemental pour y apporter une tonalité territoriale et d'aide sociale à l'enfance. Nous avions également souhaité une forme de délégation ou de mission interministérielle pour assurer un suivi de tout ce qui se passe sur le terrain et créer une impulsion. Les administrations participant à cette task force de gouvernance interministérielle pourraient motiver et vérifier ce que font leurs agents. Ça reste en devenir.
Si votre délégation était amenée à entendre le ministre, cette question pourrait lui être posée. Je pense qu'il s'agit d'un préalable à toute action. J'ai pris beaucoup de bonheur à diriger ce groupe, mais il faut de l'énergie, et un peu d'autorité pour faire travailler ensemble les différentes administrations qui, pour certaines, peuvent avoir une défiance réciproque.
Mme Annick Billon, présidente. - Je remercie mes collègues d'avoir participé à cette réunion. Merci, Madame Champrenault et Monsieur Charbonnier.
Nous parlions de travail en silo. J'intervenais hier à une table ronde à l'AMF sur le Grenelle de lutte contre les violences faites aux femmes. La délégation avait mené des travaux sur ses suites. Les sénateurs ayant travaillé dans leur département ont constaté que c'était la première fois que les acteurs se réunissaient pour échanger. Ils ne sortent pas de leur domaine, et ne partagent pas leurs compétences et leurs informations. C'est une vraie difficulté pour que les politiques publiques et l'énergie politique se traduisent par des actions fortes sur le terrain.
Nous avons vu avec vos propos que le sujet de la prostitution restait difficile dans la société. Certaines personnes ne voient pas la prostitution comme une violence. En outre, regarder en face la prostitution des mineurs, c'est aussi avouer un échec de la société et des institutions qui devraient être présentes et mobilisées sur ce sujet. Je pense notamment à la protection de l'enfance qui devrait protéger les enfants. C'est tellement violent, incompréhensible et inadmissible qu'on peine à prendre la mesure du problème.
La difficulté d'apporter des réponses découle également de la méconnaissance du phénomène. Les estimations varient du simple au double.
Vous nous avez donné quelques pistes. Lorsque nous auditionnerons le ministre Adrien Taquet dans les prochaines semaines, nous pourrons revenir sur les propositions que vous nous avez faites.
Nous allons aussi voir comment vos propositions peuvent s'articuler avec le texte d'Adrien Taquet. Nous devons faire attention à ne pas laisser penser que la prostitution est acceptable dès lors que la victime n'est plus mineure
Je reviens sur la non-application de la loi de 2016. La délégation a mené un travail sur les cinq ans de la loi, qui n'est pas appliquée, ce qui est inadmissible. Il y a encore des territoires dans lesquels les commissions départementales ne sont pas installées. Nous ne pouvons imaginer des parcours de sortie de la prostitution dans ce contexte. La lutte contre la prostitution avance donc toujours très difficilement, et de manière extrêmement aléatoire.
Merci encore. Je vous souhaite une excellente fin de journée.