Jeudi 14 octobre 2021
- Présidence de M. Stéphane Artano, président -
Étude sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale - Audition de MM. Cyrille Poirier-Coutansais, directeur de recherches au Centre d'études stratégiques de la Marine (CESM), Yann Briand, capitaine de vaisseau, membre du cabinet du chef d'état-major de la Marine et Mikaa Mered, secrétaire général de la chaire outre-mer de Sciences Po
M. Stéphane Artano, président. - Dans le cadre de son programme de travail 2021-2022, la délégation sénatoriale aux outre-mer engage une étude sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale. Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth en sont les rapporteurs.
Alors que la stratégie nationale pour la mer et le littoral arrive à échéance en 2022 et que les tensions régionales maritimes continuent de s'accentuer, notamment dans la zone Pacifique, cette étude vise à cerner les atouts et les défis pour la France des espaces maritimes en outre-mer.
Nous accueillons pour cette première audition thématique MM. Cyrille Poirier-Coutansais, Yann Briand et Mikaa Mered.
Messieurs, nous avons souhaité vous auditionner ensemble afin de disposer en ouverture d'un panorama de notre stratégie maritime au niveau national, et de la manière dont les outre-mer s'insèrent dans ce dispositif. Je demanderai ensuite aux rapporteurs de formuler leurs questions, avant de laisser la parole à nos collègues souhaitant intervenir.
Cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle, et sera disponible en VOD sur le site internet du Sénat.
M. Cyrille Poirier-Coutansais, directeur de recherches au Centre d'études stratégiques de la Marine (CESM). - L'importance des outre-mer tient aujourd'hui pour l'essentiel à sa biodiversité, qui représente 80 % de celle de la France. C'est un patrimoine, un trésor biologique de faune et de flore marine qui nous offre un avenir. Les outre-mer présentent en effet trois atouts extraordinaires. D'abord dans l'aquaculture. Aujourd'hui, l'essentiel du poisson consommé dans le monde provient de l'élevage. La France, deuxième espace maritime mondial, est plutôt en retard de ce point de vue. Elle a un énorme potentiel de développement. Ensuite, l'algoculture prend de l'importance. Les algues sont utiles à deux niveaux, sur lesquels notre pays compte des acteurs économiques de premier plan. L'algue rouge, par ses vertus reminéralisantes, est essentielle dans les cosmétiques. De même que la faune et la flore marine en général, les algues sont également nécessaires pour mettre au point les médicaments du futur, dont des traitements anti-cancer. En Polynésie française, l'éponge marine présente en outre des propriétés intéressantes dans le traitement contre le diabète.
En dépit de ces atouts, nous faisons tout de même face à des freins très importants dans nos territoires d'outre-mer. J'en identifierai trois principaux.
En premier lieu, le coût des transports, notamment aériens. Pour faire venir des investisseurs ou différentes entreprises sur ces territoires, ils doivent être attractifs.
Ensuite, l'énergie, car nous affichons une ambition d'autonomie énergétique des outre-mer à l'horizon 2030, notamment basée sur les énergies renouvelables. Malgré les possibilités réelles, le sujet inclut des vulnérabilités nouvelles. La flambée du gaz est d'ailleurs en bonne partie due à des problèmes au niveau des énergies renouvelables. La Chine a connu une sécheresse très importante cet été, entraînant une baisse du niveau de ses barrages hydro-électriques. En Angleterre, une panne de vent a réduit drastiquement la production d'électricité des éoliennes offshore. Dans ces pays, un recours plus important au gaz a été nécessaire.
Enfin, le dernier frein porte sur les investissements. Ces dernières années, la France a attiré énormément de capitaux en métropole, mais pas assez dans les outre-mer. Nous disposons de très bonnes startups sur nos territoires, dont Exodata à La Réunion, mais les fonds d'investissement métropolitains ne les connaissent pas.
Nous disposons donc d'outils considérables pour exploiter la faune et la flore marine, mais devons aussi faire face à des freins dans le domaine de l'énergie, du transport et des fonds.
M. Yann Briand, capitaine de vaisseau, membre du cabinet du chef d'état-major de la Marine, ministère des armées. - Il me semble utile de vous livrer d'abord une présentation globale de l'action de la Marine.
Les zones de crise sur lesquelles la Marine est sollicitée ne sont pas sans impact sur les outre-mer. Nous nous efforçons de faire respecter le droit, et donc le droit de navigation en haute mer, en mer de Chine méridionale notamment. Notre capacité à assurer des flux maritimes sécurisés dans cette zone est extrêmement importante pour l'approvisionnement de la métropole et des outre-mer, particulièrement dépendants.
Au milieu du Pacifique, des câbles acheminent plus de 95 % des informations internet. Ils relient également nos outre-mer, en passant notamment par les États-Unis. Un nouveau domaine de lutte, le cyber warfare, s'est développé. Certaines nations, dont la Russie, ont notamment la capacité d'intervenir sur ces câbles, de les couper, de les endommager, voire de les espionner. Nous devons les protéger. C'est un vrai défi, puisqu'il faut pouvoir intervenir sur des profondeurs allant jusque 6 000 mètres. Nous travaillons notamment avec nos alliés de l'OTAN sur ces questions.
Bien évidemment, nous assurons la sécurisation des zones économiques exclusives contre une multitude de prédations, notamment des ressources halieutiques. En commandant la frégate Nivôse à La Réunion, j'ai pu me rendre à deux reprises aux îles Kerguelen. C'est un bel exemple de protection des ressources halieutiques, d'un point de vue de la biodiversité, mais également économique, la légine étant un poisson assez fragile dans cette zone. C'est le deuxième poste d'exportation de La Réunion. La pêche illégale y est maintenant presque insignifiante.
S'agissant des Antilles et de la Guyane, la lutte principale concerne le trafic de cocaïne venant d'Amérique du Sud. Nous avons saisi plus de 31 tonnes de drogue en 2021, contre une moyenne de 18 tonnes les années précédentes, sans qu'on puisse y apporter d'explications. Je pourrais vous dire que nos services de renseignement et la Marine sont plus efficaces, mais d'autres raisons expliquent sans doute cette explosion.
Le golfe de Guinée retient beaucoup l'attention de notre Marine, mais plus largement de l'Union européenne en raison du brigandage et de la piraterie. Un appel au soutien des États de la région a été lancé. La sécurisation de cette zone sera certainement un sujet au coeur de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE).
Dans l'Atlantique Nord, les sous-marins russes peuvent chercher à fragiliser notre dissuasion nucléaire. Nous les détectons et les pistons avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, pour leur montrer que des options qu'ils pourraient envisager ne sont pas viables d'un point de vue militaire, puisque nous sommes présents.
Nous agissons de concert avec les États-Unis et la Grande-Bretagne pour prévenir ces menaces.
Sur l'océan Indien, le détroit de Bab-el-Mandeb retient lui aussi notre attention, pour nous assurer que la guerre civile atroce ayant lieu au Yémen ne s'étende pas en mer, et ne fragilise pas les flux maritimes passant dans cette zone.
Ensuite, le narcotrafic, le long des côtes est-africaines, épargne pour l'instant La Réunion mais il faut veiller à ce qu'il ne la menace pas. J'ai pu en effet constater son impact économique et social en faisant escale aux Seychelles. L'engagement de la Marine est aujourd'hui important. Le fait géopolitique et l'émergence de nouvelles puissances en mer occasionnent une sollicitation dans de nombreux endroits. Les outre-mer sont particulièrement fragiles face à ces menaces. Je pourrais y ajouter la menace du dérèglement climatique, ces territoires étant les premiers à en subir les conséquences. Si ces évènements deviennent encore plus violents et se multiplient, aurons-nous les moyens d'intervenir aussi fréquemment à La Réunion, aux Antilles ou ailleurs ?
J'ai souhaité projeter quelques images pour vous montrer l'accélération du contexte géostratégique et géopolitique, avec l'émergence de nouveaux outils : les drones, internet, la contestation par la force et non plus par le droit de certaines nations comme la Chine ou la Turquie. Vous voyez ici un bâtiment d'exploration turc escorté par cinq frégates turques en Méditerranée orientale, ou plus bas une île de mer de Chine méridionale colonisée par les autorités chinoises. S'y ajoutent quelques images du dérèglement climatique permettant d'envisager des routes au nord de la Russie et du Canada.
La présentation suivante porte sur le réarmement naval, dans la zone Indopacifique. Entre 2008 et 2030, le tonnage de la marine chinoise devrait augmenter de 138 %. L'ensemble des marines de la zone suit cette tendance, que ce soit à Singapour ou en Australie, pour des raisons différentes. Elles sentent une menace arriver et se réarment. C'est un signe assez inquiétant.
Il me semble important de vous présenter l'ensemble de la Marine, et pas uniquement les moyens que vous connaissez, qui sont déployés dans les territoires d'outre-mer. Les moyens déployés outre-mer y sont relativement réduits. Il n'en reste pas moins qu'ils visent à assurer une protection sur nos zones économiques exclusives.
La situation a changé. Lorsque je commandais le Nivôse, il y a encore cinq ans, on pouvait dire que le pavillon français était mon système d'armes principal. Aujourd'hui, lorsque vous vous rendez en mer de Chine méridionale avec une frégate de surveillance et une Alouette 3, notre pavillon n'est plus suffisant.
Ces moyens visent également à éviter le fait accompli en représentant un premier rideau d'intervention. C'est ensuite l'ensemble de la Marine qui doit pouvoir se déployer.
Nous bénéficions d'une loi de programmation militaire ambitieuse, avec 1,7 milliard d'euros supplémentaires chaque année pour l'ensemble des armées. Cet effort inédit de la Nation commence à se faire sentir. Pour autant, les programmes ont été engagés avec un certain retard. C'est en 2022 que nous atteindrons le point bas en termes de patrouilleurs outre-mer, avant que les financements ne montrent leurs effets à partir de 2025. La zone Antilles-Guyane bénéficie déjà de bâtiments modernes. Les autres zones attendront cette période pour les avoir. Avec un matériel vieillissant et certainement trop peu nombreux, c'est un vrai défi pour nous de pouvoir intervenir et maîtriser toutes ces zones qui, sans contrôle, sont pillées.
Les réductions temporaires de capacité touchent aussi d'autres dimensions stratégiques, dont la dissuasion avec notre capacité de lutte contre les mines, et notre capacité d'intervention avec nos ravitailleurs assez vieillissants également. Le premier remplaçant a été mis sur cales à Saint-Nazaire très récemment.
La Marine fait face à deux défis principaux. Le premier vise à ne pas perdre la guerre technologique dans laquelle nous sommes engagés. Même des nations telles que la Turquie maîtrisent parfaitement l'emploi des drones. Nous en sommes très loin. Nous avons pour objectif d'avoir un drone par bâtiment. Nous ne sommes pas à ce rendez-vous. Nous expérimentons actuellement un drone Schiebel en attendant d'autres drones qui devraient arriver.
La révolution technologique impose également de réussir le virage du numérique. Il ne faut surtout pas prendre de retard sur ces questions. Nous utilisons des moyens tels que le Rafale ou le NH-90, très numérisés, mais n'ayant pas été pensés d'un point de vue de cyber défense.
Les programmes d'armement sont pensés sur le temps long. Il nous faut disposer de matériels que nous pourrons incrémenter au fur et à mesure - c'est déjà possible pour un certain nombre d'entre eux - ou avoir recours à des effets de levier. Nous devrons être capables, avec des investissements raisonnables et en partenariat avec des entreprises privées, de développer des capacités d'intervention dans les fonds marins très rapidement, en allant beaucoup plus vite qu'un programme d'armement classique. C'est une véritable course contre la montre face à des compétiteurs très rapides.
S'y ajoute un défi humain. La Marine est à - 10 % en termes de personnel. Ce n'est pas tant un problème de recrutement, puisque nous faisons le plein depuis deux ans. De Gaulle avait écrit, à l'aube de la Seconde Guerre mondiale, que lorsque des nuages s'annonçaient à l'horizon, l'élite de la Nation rejoignait les armées. Six polytechniciens ont fait le choix de la Marine l'année dernière. Notre difficulté porte plus sur la fidélisation. La moyenne d'âge atteint 29 ans dans la Marine. C'est tout à fait raisonnable lorsqu'il faut se lever à 4 heures du matin pour aller pister un sous-marin russe. L'âge de départ moyen s'établit à 39 ans pour les marins, et 33 ans pour les recrues féminines. Aménager les cursus de carrière pour le repousser représente d'ailleurs un vrai défi. Aujourd'hui, nos marins partent tôt car ils sont fatigués par un rythme opérationnel, par les incertitudes des embarquements et des urgences opérationnelles qui arrivent assez fréquemment, après 15 années de réduction générale des politiques publiques (RGPP) durant lesquelles il a fallu faire mieux avec moins. La question des ressources humaines est donc au coeur de nos priorités.
Face à cela, l'amiral Vandier, le chef d'état-major de la Marine, a mis en place le plan Mercator accélération. Il vise à développer une Marine de combat, en pointe, de tous les talents, en recrutant et en offrant des mobilités pour tirer le meilleur de nos marins.
M. Mikaa Mered, secrétaire général de la chaire outre-mer de Sciences Po. - Mon premier point portera sur le dérèglement climatique localisé dans les bassins régionaux, et son impact sur l'intégration régionale des outre-mer français. Il y a une logique d'assistance environnementale sur des catastrophes touchant les territoires ultramarins français et leurs voisins, mais aussi une dynamique de territoires contestés tels que les îles Éparses, Clipperton ou l'espace maritime de Saint-Pierre-et-Miquelon.
Plus généralement, je veux mettre l'accent sur la submersion possible de territoires à l'horizon 2050 ou 2100, surtout dans une trajectoire de 3 degrés supplémentaires à horizon 2100. Les impacts associés, y compris juridiques, pourraient être importants. Aujourd'hui, un questionnement porte sur la souveraineté associée aux territoires émergés, si ces derniers venaient à ne plus l'être à cause de la montée des océans. Dans le Pacifique Sud, certains petits États insulaires essaient déjà d'acheter des terrains ou de bâtir des accords bilatéraux avec des voisins plus grands, pour trouver un point de chute s'ils venaient à être submergés.
S'y ajoute le positionnement de navires prédateurs à l'extérieur de certaines ZEE pour faire du pillage après la pêche. C'est un nouveau modus operandi.
Mon deuxième point porte sur l'évolution des flux maritimes, notamment liés à l'impact de l'ouverture de l'Arctique. La Commission européenne a d'ailleurs publié hier sa nouvelle stratégie arctique. Le sujet s'inscrit également dans le travail de stratégie polaire nationale confié au nouvel ambassadeur des pôles et des enjeux maritimes. Il sera marginalement lié à Saint-Pierre-et-Miquelon, mais aussi à certains ports de l'Hexagone. L'ouverture de l'Arctique induit de nouvelles dynamiques de développement de flux portuaires et maritimes, notamment sur le vrac et le conteneur. Nous voyons aujourd'hui une pénétration d'acteurs des routes sud vers l'Arctique pour limiter les manques à gagner face à des États rivaux mieux positionnés.
Nous ne pouvons parler de l'Arctique sans évoquer Saint-Pierre-et-Miquelon. Malgré son potentiel maritime important, les points bloquants sont loin d'être négligeables. On peut penser à la dynamique liée au Canada, à la représentation nationale dans l'espace régional, au sujet encore récemment évoqué à l'Organisation des pêches de l'Atlantique Nord-Ouest (OPANO), et surtout au potentiel de l'archipel en termes de tourisme maritime, en tant que tête de ligne potentielle. Ce point me permet d'introduire la notion de multimodalité. Si la France est un pays maritime, elle ne peut l'être sans un continuum terre-mer et mer-air. Saint-Pierre-et-Miquelon pourrait devenir une tête de ligne si l'aéroport de Pointe-Blanche voyait sa piste rallongée de 300 mètres. Existe aussi l'enjeu de la lutte contre l'érosion des côtes et les évènements littoraux soudains. Je pense notamment à l'impact des flots maritimes sur la route reliant Miquelon à Langlade.
Cette nécessaire multimodalité entre mer et air s'exprime aussi par l'espace. La Marine nationale ne serait pas aussi performante sans une armée de l'air et de l'espace et sans les moyens importants du Centre national d'études spatiales (CNES) et de l'Office national d'études et de recherches aérospatiales (ONERA). Mentionnons également les stations Galileo développées à Saint-Pierre-et-Miquelon, à Kerguelen et ailleurs. Cette multimodalité est très importante, et induit des logiques de clusterisation au niveau national et surtout local.
Je ne peux pas ne pas parler du Pacifique. Le cadre de l'accord Aukus (Australia, United Kingdom et United States) entre les États-Unis, l'Angleterre et l'Australie s'invite au coeur de la pré-campagne présidentielle. La France a été victime de son faible positionnement de moyens dans les outre-mer. Pour certains États, elle a pu être vu comme un junior partner, limitant les velléités de l'inclure dans l'accord.
Au-delà d'Aukus et de ses impacts régionaux sur l'Indopacifique, représentant plus de 85 % de notre ZEE et de nos nécessités de protection, je dois citer les travaux menés par le programme de recherche Océanides. Ce programme permet de comprendre pourquoi l'Indopacifique est si important, pour nous comme pour les autres.
Les relations entre l'Inde et les communautés d'origine indiennes de La Réunion sont aujourd'hui un facteur géopolitique sous-évalué et sous-valorisé. Elles peuvent permettre de trouver une alternative aux partenariats avec l'Australie.
S'agissant de l'Antarctique, la question de la protection de la ZEE autour des îles australes a été particulièrement importante ces dernières années. Nous pouvons citer le développement du patrouilleur polaire Astrolabe, 4ème génération, armé par la Marine nationale en partenariat avec l'Institut polaire français. Des évolutions assez importantes permettent à la France de se faire entendre, notamment à la Convention sur la conservation de la faune et la flore marine de l'Antarctique (Commission for the Conservation of Antarctic Marine Living Resources, CCAMLR). Cette dernière est aujourd'hui en panne en termes d'installation et de création de nouvelles aires marines protégées, malgré les efforts de la diplomatie française entre autres. La Russie et la Chine opèrent toujours un blocage pour des raisons économiques, mais aussi géopolitiques. Ils prétendent que nous pourrions, au travers des aires marines protégées, utiliser le droit environnemental pour nous arroger ou essayer de capter un peu plus de poids géopolitique dans la région.
La France est aujourd'hui le seul pays du G7 à ne pas disposer en propre d'un brise-glace, ce que n'est pas l'Astrolabe de 4ème génération. Notre besoin en la matière se fait sentir.
Enfin, les outre-mer ont un énorme potentiel en termes d'utilisation de l'hydrogène pour se décarboner dans le cadre de l'ambition décarbonation 2030. Certains territoires peuvent aussi devenir des territoires d'exportation d'hydrogène vert. Je pense notamment à la Guyane, qui pourrait s'appuyer sur l'hydroélectricité et pourquoi pas le photovoltaïque. Une première mondiale a d'ailleurs été réalisée la semaine dernière, portée par Hydrogène de France (HDF Énergie). La Polynésie française et Wallis-et-Futuna pourraient également devenir des territoires de développement d'hydrogène pour l'exportation, au-delà des besoins de décarbonation locale. Nous identifions aujourd'hui un enjeu autour des énergies marines renouvelables telles que l'éolien au large, le solaire flottant, une complémentarité avec la biomasse ou le stockage naturel pouvant être envisagé sur certains territoires. La question du capital-risque doit être étudiée.
M. Philippe Folliot, rapporteur. - Les enjeux de souveraineté sont particulièrement importants. Quel bilan dressez-vous pour les outre-mer de la stratégie maritime nationale 2017-2022 ? Quelles seraient les priorités à l'avenir compte tenu de ce bilan ? Quel peut-être l'apport concret des outre-mer à la stratégie indopacifique ? Au-delà des actions dans le domaine militaire industriel, quelles peuvent être les conséquences pour les collectivités de cette région ? Après la crise des sous-marins, quel peut être l'avenir des coopérations entre les collectivités du Pacifique et l'Australie ? Dans la zone Antilles-Guyane, quels moyens l'État peut-il mettre en oeuvre dans la lutte contre la pêche illégale et le narcotrafic ?
Quel est l'avenir du programme Extraplac pour la France ? Y a-t-il encore des projets d'extension du plateau continental ? Quels conflits maritimes avec des États de l'environnement régional des outre-mer restent pendants ? Lesquels sont en voie de résolution ? Quelle est notamment la situation s'agissant de Tromelin et des îles Éparses ? Les submersions d'îles sont une réalité. Au-delà de l'aspect juridique important, quels sont les moyens mis en oeuvre pour assumer cette souveraineté ?
Enfin, pouvez-vous nous communiquer des éléments sur la souveraineté de l'île Clipperton ? Quelle est la situation actuelle ? Quels ont été les derniers passages effectués, et quels sont les prochains prévus ?
M. Cyrille Poirier-Coutansais. - Sur Extraplac, sept demandes ont été validées par la Commission des limites du plateau continental. Six d'entre elles ont été traduites en droit interne. La dernière porte sur le golfe de Gascogne. La France, l'Irlande, l'Angleterre et l'Espagne doivent se mettre d'accord sur la délimitation de cette zone avant qu'elle soit traduite en droit interne.
La commission n'a pas travaillé pendant la « période Covid », et les dossiers ont pris du retard. Les demandes pour Wallis-et-Futuna et la Polynésie française devraient respectivement être instruites en 2025 et 2030. Elles ne devraient pas poser de problème.
La demande concernant Crozet, déposée conjointement par la France et l'Afrique du Sud, est également pendante. Le dossier a été instruit une première fois par la commission, qui a émis des remarques devant être prises en compte.
Pour rappel, la commission ne se prononce que lorsqu'il n'y a pas de différents entre États. Pour Saint-Pierre-et-Miquelon par exemple, un accord entre la France et le Canada est un préalable à l'examen de la demande.
La France dispose aujourd'hui du deuxième espace maritime du monde. Qu'en faisons-nous ? Un effort réel a été consenti pour développer l'aquaculture en outre-mer, pour un bilan en demi-teinte, la production totale étant inférieure à 2 000 tonnes. L'Ifremer a été très présent en Guyane, à Mayotte ou à La Réunion pour développer des alevins. La difficulté tient à plusieurs éléments. Aucune structure privée n'a été capable de prendre le relais de ces investissements publics. Nous identifions également un problème de formation. Nous devons réussir à structurer une véritable filière dans ce domaine pour qu'il décolle. Seule la Nouvelle-Calédonie présente de bonnes perspectives en aquaculture, autour de l'élevage de crevettes qui représente 80 % des 2 000 tonnes que j'évoquais. Un relais privé, la création d'une filière et la mise en place d'une formation professionnelle ont permis aux fermes aquacoles d'atteindre une dimension suffisante pour s'épanouir. Nous avons toujours des perspectives réelles, comme en Guyane avec la pisciculture. Nous devons être capables d'analyser le bilan pour voir ce qui n'a pas fonctionné, et d'identifier les leviers dont nous disposons pour améliorer la situation. Les financements privés sont majoritairement présents en métropole. Il est nécessaire d'organiser des rencontres régulières auprès des investisseurs sur les possibilités en outre-mer.
Les Assises de l'économie de la mer se tiennent chaque année. Pour la première fois, des Assises économiques des outre-mer se tiendront le 7 décembre. Cette mise en avant des ressources, des entreprises et des possibilités est importante. Elle doit être liée aux différents fonds d'investissement présents en métropole afin de développer des filières naissantes.
Notre espace maritime est gigantesque, notre biodiversité est extrêmement riche, et nous disposons d'acteurs économiques sur ce secteur. Je pense notamment à L'Oréal ou Sanofi. Il nous manque une plateforme pour qu'ils prennent conscience des potentiels en outre-mer, et s'y implantent.
Concernant l'aquaculture, nous disposons de multiples capacités en outre-mer. L'Ifremer est un des champions mondiaux dans la production d'alevins. Il les exporte dans le monde entier. Nous comptons en outre des entreprises spécialisées dans l'élevage d'insectes, mettant au point des farines pour nourrir les poissons d'élevage. Nous serons en mesure de faire naître une aquaculture durable. Nous avons les possibilités de faire naître et décoller les filières du médicament, de la cosmétique et l'aquaculture en outre-mer, pour en faire de véritables leviers de développement.
Nous devons ensuite nous attacher à construire un projet de territoire, en nous centrant sur deux ou trois secteurs de développement économique, en fonction des possibilités de chacun.
M. Yann Briand. - Il me sera difficile de dresser un bilan de la stratégie maritime nationale, éminemment économique et scientifique. La Marine y joue toutefois un important rôle de soutien. Les exemples sont nombreux. Je pense notamment à la lutte contre la piraterie au large de la Somalie. Dans le cadre de l'opération Atalante, nous avons réussi à ramener à des niveaux raisonnables des primes d'assurances qui avaient été multipliées par trois ou quatre entre 2008 et 2012 pour le transport maritime. Le soutien à l'économie passe également par la lutte contre les pollutions, comme ce fut le cas en juillet 2020 lors de l'échouage du Wakashio à l'origine d'une marée noire à l'île Maurice, ou en permettant à l'économie touristique de poursuivre son développement sur nos territoires. Je pourrais également évoquer la protection de la pêche. Dernièrement, l'un de nos patrouilleurs est en outre intervenu au large de la Guyane pour interpeller deux tapouilles brésiliennes lors d'une opération assez violente.
N'oublions pas le soutien à la science. En plus de l'Astrolabe, qui va ravitailler notre station antarctique, nous menons notamment un partenariat avec le CNRS et la Sorbonne pour embarquer à bord de nos bateaux des capteurs pour mesurer le plancton.
Concernant la stratégie indopacifique, je pense que les outre-mer de cette zone éminemment importante sont essentiels. Grâce à eux, nous n'y sommes pas de passage. Nous y sommes inclus. Nous sommes le seul pays européen à disposer de territoires dans cette zone. Nous pouvons ainsi nouer des relations durables et de confiance avec les partenaires de la région, dont l'Indian Ocean Naval Symposium (IONS). Nous pouvons parler entre marins, au-delà même des divergences politiques, grâce à La Réunion ou Mayotte. Nous pouvons en outre contribuer aux flux et partages d'informations de surveillance maritime. En effet, les moyens de la Marine sont limités en outre-mer. Nous devons toutefois distinguer la capacité de surveillance et la capacité d'intervention. Avec les moyens dont nous disposons, la surveillance passe aujourd'hui beaucoup par les satellites et le partage d'informations, qu'il soit ouvert ou qu'il découle de notre capacité à détecter les trafics en mer. Étant présents dans la zone, nous pouvons envoyer facilement des officiers de liaison dans les différents centres de fusion de données, à Singapour, à Madagascar ou ailleurs.
Si nous allons vers des montées en tension et des situations militaires beaucoup plus complexes, les outre-mer seront bien évidemment des points d'appui logistiques pour le déploiement de forces navales beaucoup plus importantes.
Enfin, si j'évite de me prononcer sur ce sujet éminemment politique, je précise toutefois qu'il ne s'agit pas véritablement de la crise des sous-marins, mais de la crise d'un partenariat stratégique avec l'Australie, au-delà de l'accord commercial avec Naval Group.
N'oublions pas en outre que le compétiteur principal reste la Chine. Nous devrons probablement reconstruire quelque chose avec l'Australie, avec la Grande-Bretagne et avec les États-Unis. Le niveau de dépendance ou d'interaction avec ces derniers est tel qu'il nous faut très rapidement agir. Des dialogues sont déjà en cours. Pour la Marine, je peux citer le développement du prochain porte-avions dont les catapultes seront américaines, l'avion de guet aérien qui sera américain, et bien d'autres collaborations « gagnant-gagnant ».
M. Philippe Folliot, rapporteur. - 95 % des moyens de la Marine nationale sont affectés à la métropole. Or, 97,5 % de notre ZEE se trouve dans les outre-mer. N'y voyez-vous pas un problème d'équilibre ?
M. Yann Briand. - Non, pour une raison de maintenance d'abord, puisque celle d'un sous-marin nucléaire ou d'un porte-avions ne peut se faire à La Réunion à l'heure actuelle. Par ailleurs, l'essence même de nos bâtiments est d'être déployée. Que le port se trouve à Toulon, à Brest ou à La Réunion ne change pas grand-chose. Nous sommes en permanence déployés dans le nord de l'océan Indien avec un bâtiment venant généralement de Toulon.
M. Philippe Folliot, rapporteur. - J'y vois une incidence en termes d'image et de géopolitique. Baser des bâtiments à La Réunion, en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie française n'a pas le même impact que s'ils viennent de l'Hexagone.
M. Yann Briand. - Patrouiller en mer de Chine méridionale avec une frégate de surveillance, pensant que notre système principal est son pavillon, a effectivement une portée limitée. Au-delà du nombre de bâtiments, nous devons sûrement nous interroger sur leur capacité dans les outre-mer. Un travail est actuellement mené sur le renouvellement des frégates de surveillance dans le cadre de l'European patrol corvette. Elles seront plus lourdement armées qu'elles ne le sont actuellement. Il y va en effet de la crédibilité de la France dans la zone indopacifique notamment, au regard des moyens stationnés en permanence.
Nous disposons de 15 frégates de premier rang. Ces moyens sont aussi nécessaires dans l'Atlantique Nord pour pister des sous-marins nucléaires russes. À l'heure actuelle, compte tenu de l'environnement, nous avons besoin de moyens de patrouiller qui soient en nombre suffisant et suffisamment armés. Pour autant, déployer en permanence une frégate de premier plan à La Réunion, assez excentrée des zones de crise, reviendrait à perdre un moyen d'intervention dans l'Atlantique nord. Nous prendrions des risques. La Méditerranée est également, d'un point de vue géopolitique, extrêmement exigeante.
M. Philippe Folliot, rapporteur. - Nous ne pouvons tout de même pas négliger la notion d'affichage politique régional. Une partie des problèmes liés à la situation avec l'Australie découle peut-être du fait que nous n'avons pas affiché assez tôt une certaine détermination et une certaine volonté. L'un de vous a noté que la France avait été considérée comme un junior partner dans la région. C'est une conséquence de ces non-choix.
Vous évoquiez des questions relatives aux câbles sous-marins, autour desquels navigue fréquemment le navire océanique russe Yantar. Celui-ci serait capable de déployer un sous-marin de taille réduite pouvant descendre à 6 000 mètres. Avons-nous aujourd'hui les capacités opérationnelles de le détecter et de le contrer, ou éventuellement de faire la même chose ?
M. Yann Briand. - C'est tout l'enjeu de la course technologique que j'évoquais. Avons-nous la capacité d'intervenir comme les Russes, qui vont probablement jusqu'à 6 000 mètres de profondeur? Nous y travaillons. Il nous reste une marche à franchir pour arriver aux mêmes capacités d'intervention que les Russes. Par des effets de levier ou des partenariats avec des entreprises privées, nous essayons de les rejoindre.
M. Mikaa Mered. - J'appellerais la crise des sous-marins la « crise australienne ». Je partage les propos du commandant. Je parlais de junior partner dans la vision américaine de la situation, ce qui n'empêche pas la France d'être une puissance d'équilibre dans cette zone, pas uniquement grâce à ses moyens aériens, navals ou spatiaux, mais aussi grâce à sa fameuse présence directe. Elle compte 1,6 million de ressortissants ultramarins dans cette région. Depuis le départ des Britanniques, elle est le seul pays de l'UE disposant de possessions territoriales submergées et immergées au sud de l'équateur. Cet élément n'a, à mon sens, pas encore été valorisé à sa juste valeur dans la politique française de l'Union européenne. Nous pouvons espérer que le One Ocean Summit permettra de remettre le sujet sur le tapis. La PFUE permettra peut-être de le porter pour que les outre-mer soient bien représentés. En tant qu'élus, vous avez également un rôle de lobbying à jouer.
Il est important de noter que la France est le pays européen le plus présent au sein d'organismes de gouvernance régionale. Je pense à l'Economic and Organised Crime Office (EOCO), à l'Organisation des pêches de l'Atlantique Nord-Ouest (Opano) ou à la communauté du Pacifique Sud (CPS). C'est un atout insuffisamment valorisé auprès de l'UE.
Nous ne pouvons passer par l'Antarctique qu'en passant par l'Australie, notre premier voisin en termes d'espace maritime frontalier. Dans les années 1990, nous avons essayé de développer un deuxième partenariat avec la Nouvelle-Zélande, sans succès. Notre dialogue ne peut donc être rompu.
Pourquoi les Anglais sont-ils présents dans l'accord Aukus, puisqu'ils le sont bien moins que nous dans l'espace indopacifique ? L'ensemble des ressortissants britanniques se résume aux 56 habitants de Pitcairn. Ils ont toutefois eu l'occasion de valoriser le BIOT (british Indian Ocean Territory) inhabité, grâce à la base américaine de Diego Garcia. Il fait l'objet d'une contestation devant les organismes internationaux compétents par l'île Maurice pour obtenir une rétrocession, comme la France avec les îles Éparses.
M. Philippe Folliot, rapporteur. - Il est très clair que quand la France a rétrocédé l'île Maurice au Royaume-Uni, un certain nombre d'îles ont été nommées. Cela n'a jamais été le cas de Tromelin. Les choses sont closes sur le plan juridique. Je ne reviendrai pas sur tous les enjeux de ce traité de cogestion signé par notre pays, mais non ratifié par le Parlement. À l'inverse, Diego Garcia était spécifiquement nommé dans le traité.
M. Mikaa Mered. - J'exposais le point de vue des pays contestataires, et non le nôtre. Il n'empêche que Maurice ou Madagascar, sur certaines îles Éparses dont Tromelin, expriment des contestations. Sinon, je suis bien évidemment d'accord avec vous.
Fondamentalement, cette valorisation géostratégique du BIOT explique la présence des Britanniques dans l'accord. Nous, nous n'avons jamais accueilli de base américaine à La Réunion, à Mayotte ou en Nouvelle-Calédonie.
M. Pierre Frogier. - Permettez-moi un point d'histoire. En 1942 et durant quatre ans, la Nouvelle-Calédonie a été le deuxième port américain après San Francisco !
J'ai l'impression d'assister à un cours de Sciences Po comme s'il ne s'était rien passé dans le Pacifique. À moins d'un mois du référendum en Nouvelle Calédonie, vos propos me posent problème. Tout relève d'un arbitrage politique.
Pensez-vous que les Américains ou les Australiens vont nous respecter parce que nous produisons des algues et que nous avons la meilleure biodiversité du monde ? Essayons de revenir sur Terre. J'aspire à ce que la France retrouve sa place dans le Pacifique, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
M. Mikaa Mered. - Lorsque j'indiquais que les Américains n'étaient pas présents sur des territoires français, je ne parlais pas du contexte de la Seconde Guerre mondiale, mais du temps de paix que nous connaissons depuis.
Si vous jugez mon propos un peu trop superficiel, je peux entrer dans le détail. Dans le bilan à dresser pour les outre-mer, il y a un volet scientifique et économique important, en plus du bilan militaire. La multimodalité autour des enjeux énergétiques et spatiaux est un vecteur de puissance dans la zone indopacifique, mais pas uniquement. La logique à dépasser en termes de diplomatie est celle des irritants. Nous avons tendance à être un peu timorés sur certains dossiers pour essayer de limiter ces facteurs. Je vous propose d'inviter des diplomates ou le ministre des affaires étrangères à ce sujet.
La formation aux enjeux maritimes est essentielle. Madame la sénatrice Annick Petrus, Saint-Martin est un très bon exemple du défaut d'assistance aux collectivités d'outre-mer ayant des potentiels pour aller chercher des fonds européens, mais qui manquent de moyens et d'expertise locale pour les ramener. Le manque de formation en gestion de projets complexes et internationaux est également problématique. Sur certains territoires, nous ne comptons qu'une poignée d'experts capables de monter des projets d'envergure et d'aller lever des fonds partout où c'est possible.
J'en reviens à la collaboration avec l'Australie. Un vecteur a été développé récemment autour des énergies renouvelables, marines et à terre. J'évoquais plus tôt la question de l'hydrogène. Aujourd'hui, le QUAD - dialogue quadrilatéral entre le Japon, l'Inde, l'Australie et les États-Unis - n'est plus un simple accord de gouvernance, de développement de capacités ou d'exercice militaire, mais aussi un accord de développement industriel autour de l'hydrogène maritime. Ces sujets de gouvernance purement sécuritaires sont aujourd'hui élargis pour prendre en compte la souveraineté énergétique et alimentaire ainsi que l'assistance environnementale comme des vecteurs de puissance à traiter.
Enfin, la crise avec l'Australie a soulevé la question de la signification du terme « allié ». Visiblement, la France, l'Australie et les États-Unis n'en ont plus la même définition. La question se pose aussi en Europe. Si nous n'avons pas réussi à valoriser massivement le partenariat avec l'Australie sur le long terme, c'est aussi parce que des industriels comme Naval Group ont subi du lobbying intraeuropéen de concurrents allemands ou italiens. La dimension des alliances est aujourd'hui fondamentale pour les outre-mer dans leurs bassins, ce qui se joue aujourd'hui avec l'Australie pouvant se jouer demain avec d'autres.
Tous ces points nécessitent de la recherche en sciences humaines et sociales. Soutenir des organismes, tels que l'Institut polaire Paul-Émile Victor, la flotte océanographique française ou l'Ifremer, mais aussi des acteurs des sciences humaines et sociales tels que Sciences Po, est important. Nous avons aujourd'hui un déficit de données de base pour bâtir des politiques publiques liées aux outre-mer et les évaluer.
M. Yann Briand. - La crise est bien une affaire de partenariat stratégique, et pas de sous-marins. Il ne s'agit pas uniquement d'un contrat commercial perdu. Je maintiens que par nos partenariats et nos territoires, nos populations et nos entreprises présentes dans la zone, nous continuons à peser malgré tout. Nous avons noué des accords forts avec d'autres États tels que l'Inde. Le fond de la question que vous soulevez reste éminemment politique. Ce n'est pas le capitaine de vaisseau en charge du bureau stratégie et politique qui va définir la réponse politique devant être apportée à cette crise.
L'ancien premier ministre australien s'est récemment déclaré étonné du choix fait par son successeur, la protection américaine étant de facto acquise. Jamais les États-Unis n'auraient abandonné son pays dans le cas d'une crise de haute intensité avec la Chine. Renonçant à son partenariat stratégique avec la France, l'Australie a en partie perdu un soutien français, y compris diplomatique. Nous ne devons pas dire que nous avons perdu cet accord en raison de moyens limités. La France apportait, à mon sens, beaucoup dans ce partenariat stratégique.
Enfin, le référendum en Nouvelle-Calédonie est suivi avec beaucoup d'attention par la Marine, puisque ses conséquences pourraient être profondes. Nous sommes très engagés auprès de ce territoire, ne serait-ce que pour les questions de pêche illégale.
Mme Annick Petrus, rapporteure. - Merci de nous avoir présenté une vision très large de nos forces, faiblesses et perspectives sur la stratégie maritime française.
L'État valorise-t-il suffisamment les atouts stratégiques maritimes des outre-mer ?
M. Cyrille Poirier-Coutansais. - La valorisation passe par plusieurs éléments. Les premières Assises économiques des outre-mer seront déjà un premier pas. Ensuite, le sujet doit infuser auprès de toute la population métropolitaine. La mer est entrée dans les programmes scolaires. C'est une manière de mieux faire connaître les problématiques. Nous aurons gagné la partie sur la valorisation des outre-mer lorsque nous ne la traiterons plus à part. C'est un enjeu d'aménagement du territoire, et pas un enjeu spécifique.
Mme Annick Petrus, rapporteure. - Les Assises de l'économie de la mer marquent-elles une réelle prise en compte de nos territoires ?
M. Cyrille Poirier-Coutansais. - La tenue des Assises de l'économie maritime illustre cette prise en compte. Dans les programmes d'investissement annoncés hier par le Président de la République, 2 milliards d'euros ont été affectés aux fonds marins, et donc essentiellement ciblés sur les territoires d'outre-mer. Je crois vraiment à une meilleure exposition des atouts de ces territoires en métropole. Nous restons un État centralisé. Tout se passe à Paris. Si nous ne parvenons pas à mieux y exposer ces territoires, beaucoup de sujets ne bougeront pas.
Mme Annick Petrus, rapporteure. - Alors que la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE) débute en janvier 2021, comment faire en sorte que les outre-mer deviennent des points d'appui stratégiques pour l'Union européenne ? Pouvons-nous envisager des coopérations entre marines européennes dans certaines zones ?
M. Yann Briand. - L'enjeu maritime est bien pris en compte dans le cadre de la PFUE. Un séminaire de sûreté maritime aura d'ailleurs lieu à Brest en janvier. Un projet de coordination des Marines de l'UE est effectivement étudié. Cette initiative est testée dans le golfe de Guinée. Lors de la PFUE, nous nous efforcerons de développer ce même type de coordination pour la zone nord de l'océan Indien. La stratégie de l'UE pour l'Indopacifique mentionne d'ailleurs l'importance de nos territoires d'outre-mer dans la zone.
Nos outre-mer peuvent-ils devenir des points d'appui stratégiques pour l'UE ? S'il s'agit de développer des bases militaires d'une échelle plus large avec des bâtiments d'autres nations de l'UE, je n'ai pas connaissance d'initiatives allant dans ce sens. Je note à l'heure actuelle que les déploiements des autres marines de l'UE se font globalement dans le nord de l'océan Indien.
M. Mikaa Mered. - Dressons une liste de quatre points de valorisation importants.
La valorisation par la connaissance d'abord via la recherche scientifique mais également sur le terrain. Les territoires ultramarins et les écosystèmes locaux doivent pouvoir valoriser eux-mêmes les documents stratégiques de bassin. Plus ceux-ci sont détaillés et puissants d'un point de vue quantitatif et qualitatif, plus ils peuvent générer de la politique publique. L'évaluation des politiques est également cruciale pour comprendre qui a réussi à développer l'industrie, la connaissance, la formation, la connectivité, le désenclavement territorial. Une forme d'harmonisation et un vrai programme de travail et de recherche sur ce sujet permettront d'alimenter la prochaine Stratégie nationale pour la mer et le littoral (SNML).
Nous avons parlé de valorisation militaire et industrielle. On parle peu de la question des statuts, pourtant relativement importante. Ils peuvent être inadéquats sur certains aspects de compétences par rapport à ce qu'ils demandent en termes d'investissements de l'État. Cette réflexion sur les statuts, qui a été vive dans certains territoires et assez faible dans d'autres, doit être posée. Mais peut-elle l'être aujourd'hui de manière dépassionnée dans le contexte actuel ? Qui dit statuts à la carte, spécification et spécificités, dit besoin de modernisation en fonction des évolutions géopolitiques et géoéconomiques. Elles sont aujourd'hui trop lentes et rigides.
C'est valable pour à peu près tous les territoires. Nous essaierons, avec la Chaire outre-mer de Sciences Po, de quantifier ce besoin pour apporter des données dépassant l'hypothèse de recherche que je viens de formuler.
Les Assises de l'économie de la mer marquent un intérêt pour les outre-mer, notamment sur les questions énergétiques qui sont apparues dans toutes les tables rondes. D'autres organisations telles que l'Union maritime et portuaire permettent (UMEP) d'y apporter une visibilité. Les Assises économiques des outre-mer, qui se tiendront début décembre, seront aussi une occasion de débattre de ces enjeux.
Enfin, vous avez parlé de la PFUE. Nous constatons aujourd'hui un déficit de moyens, tant humains que financiers et d'expertise, alloués à la représentation des outre-mer à Bruxelles. Les sujets ultramarins passent après tous les autres sujets.
Mme Annick Petrus, rapporteure. - Il appartiendra à chaque territoire de faire entendre sa voix pour ne plus être sous-représenté, de façon à porter notre pierre à l'édifice, sur nos territoires respectifs, mais aussi pour le rayonnement de toute la France.
M. Philippe Folliot, rapporteur. - Quelles sont les modernisations prioritaires des infrastructures portuaires ? 10 ans après la réforme de 2012, quel est le bilan de l'acquisition du statut de Grand port maritime par les DROM ? Face à l'augmentation des tarifs portuaires - particulièrement élevés, notamment en Guyane - quelles solutions préconisez-vous ? Que devrions-nous mettre en place pour accélérer les éléments de multimodalité évoqués plus tôt ?
M. Mikaa Mered. - Quand je n'ai pas la réponse, je préfère ne pas m'avancer. Je vous propose d'inviter le président de l'Union des ports de France, Jean-Pierre Chalus, ou la fondation Sefacil ayant mené des travaux très poussés sur le sujet. Aujourd'hui, la possible inversion des flux va se poser dans les Caraïbes. Ils passent aujourd'hui par le canal du Panama, et pourraient à terme passer plutôt par l'Arctique. Des programmes de recherches sont menés à Antigua-et-Barbuda, par exemple. Ces territoires s'inquiètent des répercussions de ces routes maritimes de l'Arctique qui ne concurrenceront pas le canal de Suez, mais qui pourront concurrencer celui de Panama.
M. Cyrille Poirier-Coutansais. - La politique à mettre en place ne doit pas uniquement porter sur les ports. Nous devons également attirer des acteurs en capacité de générer des flux. Nous devons être placés sur de grandes lignes de transit. Ça fonctionne pour CMA CGM à La Réunion, car ce territoire est placé sur les liaisons entre Europe et Asie.
La crise Covid-19 a révélé la forte dépendance de nos territoires d'outre-mer aux flux maritimes, ne serait-ce que pour les besoins essentiels de l'alimentation. Dès que ces flux sont coupés, les difficultés d'approvisionnement sont immédiates. Des réflexions doivent porter sur la protection de ces flux. Nous mettons souvent en avant le rôle de la Marine nationale sur la protection des flux d'hydrocarbures ou de conteneurs. Nous ne devons pas oublier celle des flux alimentaires. La crise a également révélé les importations très importantes de tourteaux de soja permettant de nourrir le bétail. Une rupture de ces flux peut rendre la situation très compliquée. Identifier ces vulnérabilités alimentaires est très important. Identifier ces flux l'est aussi, pour pouvoir les protéger en cas de crise.
M. Mikaa Mered. - Nous l'avons également constaté à Mayotte lors de la crise du poulet. Je vais prendre la question des flux alimentaires dans l'autre sens. À Saint-Pierre-et-Miquelon, le développement des produits de la mer souffre aussi des infrastructures locales et de l'intermodalité air-mer pour exporter des produits vers l'Hexagone et l'Europe en général. Aujourd'hui, la question alimentaire est importante dans l'océan Indien comme à Saint-Pierre-et-Miquelon, en termes d'importations, mais aussi comme frein au développement économique de certains territoires.
Mme Lana Tetuanui. - Vous avez développé une vision assez technocratique. N'oublions pas la réalité de nos territoires. L'affaire des sous-marins a fait bondir bon nombre d'élus. Nous avons l'impression que tout le monde - les États-Unis, la Chine, l'Australie - se renvoie la balle. En fin de compte, les premiers concernés, géographiquement et politiquement parlant, ne sont pas conviés à participer à la discussion. Jean-Marc Regnault et Sémir Al Wardi, auteurs d'un ouvrage sur l'Indopacifique, considèrent pourtant que la France pourrait avoir intérêt à augmenter une présence militaire qui a eu tendance à baisser dans les dernières années.
Les collectivités du Pacifique ont un statut d'autonomie et sont compétentes en matière de développement économique. Si l'État finance et cofinance les programmes de recherche ou les câbles de la fibre, tirés via la Nouvelle-Zélande, Hawaï ou l'Amérique du Sud, nous avons également mis beaucoup d'argent dans la balance pour des raisons stratégiques.
Je me permets une parenthèse. Lors du toilettage de notre statut, en 2019, nous avions évoqué les compétences en matière d'exploitation des ressources marines et de terres rares. Il nous a été répondu qu'il fallait une délimitation du plateau continental. Vous nous parlez d'une échéance à 2030 pour l'extension du plateau. Ne pouvons-nous pas aller plus vite ?
Je ne remets pas en cause le positionnement et la stratégie, mais j'en appelle à une mise à disposition de moyens, qui sont aujourd'hui bien insuffisants. Le déséquilibre est effrayant.
La surveillance maritime est au coeur de la compétence régalienne. Depuis mon arrivée au Sénat en 2015, nous n'avons eu de cesse de demander plus de patrouilleurs, tant pour la lutte contre le trafic de drogues que celle des pillages de nos eaux. J'ai été très inquiète suite à l'affaire des sous-marins. Quid des accords FRANZ ? Lors d'évènements météorologiques tels que ceux qui ont touché Saint-Barthélemy et Saint-Martin, des opérations de coopération ont eu lieu avec les Australiens, les Américains et les Calédoniens. J'ai peur que cette affaire ne provoque une grave crise dans le bassin du Pacifique.
Je suis consciente que nous attendions un positionnement politique. En juillet, on claironnait que le projet indopacifique serait une priorité. Je reste très dubitative car il y a la réalité du terrain, et ce que j'ai entendu au cours de cette audition.
M. Stéphane Artano, président. - La semaine prochaine, nous recevrons la ministre de la mer pour des sujets plus politiques.
M. Yann Briand. - Pour preuve que la Marine prend en compte la réalité du terrain, je peux vous montrer une planche sur la tyrannie de la distance en Polynésie française. Deux hélicoptères et trois équipages vont parfois y chercher des gens malades ou des femmes enceintes. Pour sauver des populations aux Marquises, c'est l'équivalent de décoller de Lourdes et se poser au sud de l'Irlande. Avec les moyens dont nous disposons, nous devons surveiller cette zone assez incroyable. Autre preuve de la prise en compte des outre-mer, l'amiral Vandier a présenté à l'Assemblée nationale une planche illustrant les tailles respectives des différentes zones économiques exclusives. La Polynésie française représente la plus importante, Madame la sénatrice.
Pour ce qui est des moyens de la Marine en Polynésie française, nous identifions un enjeu important de renouvellement des Falcon, commun avec la Nouvelle-Calédonie conformément à la loi de programmation militaire (LPM). Des Falcon 50 arriveront prochainement, avant une nouvelle génération. Même si un retard sera certainement affiché par rapport à ce qui avait été prévu initialement.
Enfin, la frégate de surveillance sera certainement remplacée par une European patrol corvette à l'horizon 2030, ce qui est très lointain, je l'admets. Nous aimerions avancer ce calendrier, car ces bateaux seront plus armés et plus crédibles lorsqu'ils seront déployés.
Enfin, je souligne l'importance des efforts de la Marine en rappelant le déploiement de longue durée de l'Émeraude en mer de Chine méridionale, ainsi que les déploiements réguliers de la Jeanne d'Arc et du Charles-de-Gaulle.
M. Mikaa Mered. - Il sera difficile d'avancer le calendrier. L'horizon 2030 d'Extraplac ne peut être avancé. La commission des limites du plateau continental (CLPC) se réunit deux fois par ans, pour une courte période, et doit traiter un nombre très important de dossiers. Ceux-ci sont étudiés dans l'ordre d'envois des premiers dossiers déposés. En Arctique, la propriété du pôle Nord est discutée entre la Russie, le Canada et le Danemark. La Russie a déposé son premier dossier en 2001. Les Canadiens et les Danois n'ont déposé le leur que 10 ans plus tard. Pour cette raison, ce dossier ne sera pas traité avant 2030, si ce n'est plus tard. Ils essaient de prendre position et de forcer la main. Vous pouvez en faire de même. Aujourd'hui, rien n'empêche de bâtir un accord bilatéral ou multilatéral avec des pays voisins pour s'accorder sur une délimitation de vos plateaux continentaux. La CLPC n'est pas décisionnaire.
Mme Lana Tetuanui. - Nous sommes ici dans une compétence régalienne.
M. Mikaa Mered. - Tout à fait. Depuis 2017, vous avez aussi la possibilité de tenter d'accélérer le processus grâce à la loi Letchimy, permettant de développer un réseau diplomatique territorial en complément du réseau diplomatique national. La Nouvelle-Calédonie l'a fait en formant quatre diplomates envoyés dans l'espace régional pour accélérer des dossiers en plus des moyens mis en place par le Quai d'Orsay.
M. Philippe Folliot, rapporteur. - Je reviens sur Extraplac. En cas de contestation entre deux pays, il peut y avoir un enjeu ou des difficultés parce que les zones continentales s'entrecroisent. Dans le cas de la Polynésie, l'extension du plateau continental porte sur des eaux internationales. Dans ce cas, faut-il attendre 2030 ?
M. Mikaa Mered. - Dans le cas d'extension sur les eaux internationales, la Russie n'attend pas la validation de la CLPC. Cette dernière ne vise qu'à s'assurer qu'il n'y aura pas matière à contestation. Ce point s'inscrit dans le cadre des négociations pour le Biological diversity of areas beyond national jurisdiction (BBNJ).
M. Cyrille Poirier-Coutansais. - La CLPC est importante, car elle traduit l'accord en droit interne et rend opposable. Nous pouvons donc contrôler les agissements de pays extérieurs qui ne devraient pas être présents sur l'extension du plateau continental. Nous ne pourrions pas le faire si nous prenions cette décision seuls.
M. Mikaa Mered. - Peut-être n'a-t-on pas encore assez abordé les implications pour les territoires du Pacifique de la crise des sous-marins. À la Chaire outre-mer, nous avons tenté de faire entendre leur voix sur les grands médias nationaux, sans effet. In fine, le sujet a surtout été traité par Outre-mer La 1ère ou Outremers360 sans mobiliser les medias hexagonaux. Nous nous sentons un peu démunis. C'était déjà le cas lors de la crise Covid. Nous allons essayer d'apporter cette connaissance, et un point de référence, pour le débat national sur les outre-mer, ici à Paris. Fondamentalement, c'est aussi votre présence qui se joue. Nous espérons travailler ensemble pour dépasser cet obstacle.
Enfin, le déséquilibre que vous avez pointé entre les ZEE et les moyens navals alloués dans l'effort national est structurel et logique, bien que trop important. Nous ne pourrons pas déployer 93 % des moyens navals français sur la zone Indopacifique. Fondamentalement, la question des risques environnementaux pourrait être problématique, mais aussi nous amener à un renforcement des moyens locaux. La multiplication des épisodes climatiques et l'augmentation de leur intensité dans les bassins dans lesquels sont situés nos territoires ultramarins induiront de fait un besoin de positionner des moyens supplémentaires, voire permanents. J'imagine que cette perspective sera traitée dans la prochaine loi de programmation militaire. Ces besoins d'investissement en moyens et infrastructures sont déjà bien identifiés, notamment par le Centre d'études stratégiques de la Marine (CESM).
M. Yann Briand. - Nous avons renouvelé beaucoup de nos capacités, avec des moyens beaucoup plus performants. Pour autant, nous en avons aussi perdus. Des bâtiments de transport léger (BATRAL), qui sont amphibie, permettraient d'aller ravitailler les atolls ou d'intervenir en cas de catastrophes naturelles. Les Bâtiments de soutien et d'assistance outre-mer (BSAOM), nouveaux bâtiments de soutien aux outre-mer, n'ont pas cette capacité amphibie, pourtant utile dans le cadre de ces interventions.
M. Victorin Lurel. - J'approuve les propos de mes collègues. J'ai été ministre, et ai été invité plusieurs fois dans les conseils de défense lorsque nous élaborions la loi de programmation militaire. Les discussions étaient très animées. La France n'a pas les moyens d'assurer une surveillance planétaire de son aire maritime, nous le savons. La planification, la programmation et l'étalement dans le temps sont une solution. Or, aucun gouvernement n'a jamais affiché la volonté politique de donner une priorité au maritime et aux outre-mer. Je me suis battu avec Jean-Yves Le Drian sur les BATRAL, et le problème capacitaire qui est le nôtre. À l'époque, il m'a été répondu que les satellites assureraient la surveillance que nous ne pouvons effectuer en surface. Rien n'a changé !
Le rapport de la délégation devra faire des propositions au Gouvernement. Nous devrons faire entendre notre voix auprès des ministères des armées et des affaires étrangères. Ces questions ne sont manifestement pas assez prises en charge par les sénateurs ultramarins. Ils sont trop peu nombreux à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Bien entendu, le développement des outre-mer ne passe pas uniquement par les forces armées. Pour autant, il est certain que la prise de conscience est insuffisante.
Ensuite, une explication est passée un peu inaperçue dans l'affaire des sous-marins. La France a été écartée, au sein de l'OTAN, de l'alliance de renseignement appelée les five eyes. Nous dépendons totalement des États-Unis. Si nous n'avions pas souffert d'un déficit en matière de renseignements, si nos services avaient été efficients, si nous avions au moins lu la presse australienne, nous aurions pu anticiper la résiliation du contrat. Nous pouvons parler d'une absence de « lutte informatique d'influence ». La France n'a pas pris conscience des risques, malgré tous les Livres blancs et lois de programmation militaire. Dans le cas présent, les outre-mer ne comptent pas pour grand-chose. Nous devrions pourtant affirmer une présence de souveraineté.
À notre insu, nous avons vendu l'île d'Aves, localisée à 1 500 km du Venezuela et en cours de submersion, pour un montant inconnu. J'ai dû insister pour obtenir le traité. Elle présenterait a priori un intérêt plus que géologique. Des soldats vénézuéliens y sont présents.
J'étais ministre des outre-mer lors de l'affaire de la rétrocession de Tromelin. Laurent Fabius m'avait demandé de défendre le sujet. Lorsque j'ai pris conscience de l'affaire, nous nous sommes insurgés et le Parlement n'a pas ratifié le traité.
Autour de Madagascar, nous constatons également une absence de présence souveraine. Il y a une histoire tragique sur les îles Éparses, jusqu'en 1973. Là encore, c'est l'indifférence des médias, des élus, du Gouvernement, de certains ministères.
La France prendra en janvier la présidence du conseil de l'UE. Celui-ci n'affiche pas véritablement de politique étrangère, de sécurité et de défense commune. Ce sont des affaires nationales. Nous n'arrivons pas à nous entendre sur le Système de combat aérien du futur (SCAF) ou le Main ground control system - Système principal de combat terrestre (MGCS). Si l'Europe a pourtant les moyens d'agir, le Haut représentant pour les affaires extérieures ne pèse pas très lourd. Je demande une mobilisation des élus afin qu'ils siègent dans ces commissions.
La Polynésie française compte plus de 250 000 habitants, et représente plus 4,8 millions de km². Elle est plus vaste que l'Europe. Il faut en prendre conscience. C'est pourtant la croix et la bannière pour obtenir une programmation. Nous devons affirmer davantage cette nécessité d'une présence. Nous savons que cela peut poser d'autres problèmes, sur l'acceptabilité sociale notamment. Sur la valorisation économique, il n'y a pas de soucis, car il y aura bien une filière aquacole. En Guadeloupe, il ne reste aujourd'hui qu'une seule ferme aquacole au large de ses côtes.
L'électrochoc australien devrait faire prendre conscience à la France de la nécessité d'une réorientation stratégique vers les outre-mer, vers la mer, vers l'espace, vers la lutte informationnelle d'influence comme le font tous les pays.
Nous partageons le constat. Des propositions concrètes doivent être échelonnées dans le temps pour que la France se donne les moyens d'une meilleure prise en compte des outre-mer.
Je n'oublierai pas Clipperton, qui est laissée à la merci du Mexique. Nous avons besoin de moyens et d'une programmation pour affirmer notre place.
Enfin, la France doit se tourner vers l'ASEAN, et passer des accords avec l'Inde, avec le QUAD ou le Japon. Elle est accusée publiquement par les États-Unis de ne pas prendre position face à la montée aux extrêmes, dans une guerre froide entre la Chine et les États-Unis. Ces derniers demandent une fidélité absolue. La France a toujours voulu une autonomie stratégique européenne qui ne vient pas. D'autres États membres demandent la protection américaine, ou refusent d'affirmer une politique commune, par loyauté ou par faiblesse. Une présence visible et permanente nous laisserait plus de chances d'être respectés et de ne pas simplement être invités en bout de table dans les réunions de l'ASEAN. Un redéploiement stratégique doit être réalisé, avec une meilleure prise en compte des outre-mer.
M. Stéphane Artano, président. - Vous avez bien compris que nos interlocuteurs étaient présents pour planter le décor sur ces sujets parfois sensibles sur nos territoires. Ils n'avaient pas de réponses à des sujets éminemment politiques ne relevant pas de leurs sphères.
Merci de nous faire part de vos réflexions et de supports écrits, le cas échéant, sur le sujet que nous travaillons.