Mardi 6 juillet 2021
- Présidence de Mme Martine Berthet, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 20.
Audition de Mme Salwa Toko, présidente de Becomtech, ancienne présidente du Conseil national du numérique et auteure du rapport « Travailler à l'ère des plateformes. Mise à jour requise »
Mme Martine Berthet, présidente. - Madame, je vous remercie d'avoir accepté de répondre à notre invitation pour cette audition dans le cadre de la mission d'information sur le thème : « l'ubérisation de la société : quel impact des plateformes sur les métiers et l'emploi ? ». Vous avez présidé le Conseil national numérique (CNNum) et piloté le groupe de travail qui a produit le rapport : « Travail à l'ère des plateformes : mise à jour requise », publié en septembre 2020.
Ce rapport correspond parfaitement au thème de la mission d'information qui s'est constituée récemment au Sénat. Celle-ci n'a pas l'ambition de revenir sur la question de la qualification juridique des travailleurs des plateformes.
Nous constatons par ailleurs que la régulation par le dialogue social, que le rapport du Conseil national du numérique appelait de ses voeux en septembre dernier, se met en place progressivement, notamment avec l'ordonnance du 21 avril 2021 qui permet aux travailleurs indépendants des plateformes de mobilité (VTC et livreurs à deux roues) de désigner leurs représentants en 2022 et crée l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (ARPE), nouvel établissement public chargé de réguler les relations sociales entre plateformes et travailleurs indépendants. Vous nous direz si cette ordonnance répond aux préoccupations que vous avez exprimées dans ce rapport.
Notre attention se concentre sur le management par algorithme, qui fait l'objet de la recommandation n°12 de votre rapport. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) apporte déjà de nombreuses garanties : sur la portabilité des données personnelles, sur le droit à ne pas être soumis à une décision entièrement automatisée, sur le droit à l'explicabilité des algorithmes ou l'interdiction de la discrimination algorithmique. Vous préconisez, à cet égard, de compléter l'article L.1132-1 du code du travail afin de transposer cette interdiction. Les garanties apportées par le RGPD sont-elles suffisantes ou devraient-elles être complétées ? Sont-elles transposées en droit interne ou devraient-elles l'être ?
Après votre propos liminaire, le rapporteur de la mission d'information, mon collègue Pascal Savoldelli, pourra vous poser des questions, de même que les autres sénateurs qui participent à cette audition. Je vous cède la parole.
Mme Salwa Toko, présidente de Becomtech, ancienne présidente du Conseil national du numérique. - Je suis très honorée par cette invitation malgré le fait que j'ai quitté mes fonctions au CNNum en février dernier. Nous avons beaucoup travaillé sur le sujet sur lequel vous m'auditionnez aujourd'hui. Cela m'interpelle également au titre des missions que je poursuis aujourd'hui en tant que consultante indépendante, notamment sur le continent africain où je constate la mise en place de cette plateformisation du travail au détriment des travailleurs et travailleuses.
Le rapport dont vous parlez était le fruit d'une auto-saisine. Nous n'étions pas en accord avec les décisions prises par le Gouvernement, notamment dans le cadre de la loi d'orientation des mobilités, qui laissait entendre que seules les plateformes pouvaient, à leur convenance, entamer un dialogue ou éventuellement accorder des protections sociales. Le CNNum s'est interrogé, pour voir comment contrebalancer l'autorité que pouvait avoir les plateformes vis-à-vis de ces travailleurs dits indépendants. Nous n'avons pas abordé, dans notre rapport, la question du statut de ces travailleurs. Nous pensons que c'est à eux d'en faire le choix. Par contre, nous avons repris l'idée de la création d'un observatoire du dialogue social pour donner la possibilité à ces travailleurs de se choisir des interlocuteurs reconnus par l'ensemble des parties prenantes et de voir dans quelle typologie d'activité ils pourraient se qualifier. Lors de la rédaction de ce rapport, ces travailleurs étaient eux-mêmes très dubitatifs et interrogatifs sur le fait de rester soit indépendant, soit de devenir salarié, selon les situations personnelles, voire territoriales. Il ne nous a pas semblé pertinent de donner des préconisations spécifiques concernant le statut des travailleurs des plateformes. Toutefois, la mission Frouin, qui a rendu son rapport à la fin de l'année 2020, a soumis la possibilité de les mettre sous portage salarial, à la surprise du CNNum. Je ne sais pas où en est cette proposition. Nous n'avons pas pu remettre notre rapport dans des conditions optimales en raison de la crise sanitaire, ni le diffuser aussi largement que nous l'aurions souhaité. Cela dit notre rapport est de plus en plus cité !
Mme Martine Berthet, présidente. - Je vous remercie pour vos propos. Vous nous avez dit avoir été étonnée par les préconisations du rapport Frouin, qu'en est-il de l'ordonnance publiée en avril dernier ?
Mme Salwa Toko. - Je suis rentrée d'Afrique récemment et je n'ai pas suivi toute l'actualité en France.
Mme Martine Berthet, présidente. - Cette ordonnance créé l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (ARPE) et prévoit la mise en place des instances nécessaires au dialogue social, cette réglementation étant applicable en 2022.
Mme Salwa Toko. - Nous savions que le chemin serait long avant que notre préconisation de créer un observatoire du dialogue social, puisse aboutir. Nous avons, en effet, à faire à une pléthore de catégories de travailleurs indépendants dans ces plateformes. Ces derniers ont des statuts d'activité différents. Le spectre du public concerné est large entre un jeune en recherche d'emploi issu d'un quartier prioritaire qui a bénéficié d'une aide au transport et quelqu'un qui décide de travailler pour une plateforme pour avoir des revenus complémentaires. Il faut déjà clarifier la catégorie des travailleurs des plateformes qui pourront exigés d'avoir ce dialogue social dans le cadre de leur activité. Nous avons un spectre tout aussi large de plateformes. Certaines fonctionnent sous un mode de « coopérative », sont de nationalités différentes... Il y a un travail préalable de définition. Il a toujours été important de bien spécifier que le travail mené par la France sur ce sujet, devait être porté à l'échelle européenne. Cette ordonnance est peut être une première étape mais je doute qu'elle atteigne les objectifs que le CNNum préconise.
Après tout, pourquoi ouvrir un dialogue social ? Il existe des syndicats en France. Ces travailleurs pourraient bénéficier des actions menés par les acteurs sociaux traditionnels. La question de la rémunération est la seule problématique à laquelle sont confrontés les travailleurs de grandes plateformes. Comment ces revenus sont versés ? Quel type de revenu on peut avoir ? Quel montant ? C'est le point fondamental. Tout le reste ne pourra venir s'y adosser après que l'on aura réglé cette question du revenu. Quand ils se réfèrent au travail indépendant en France, ces travailleurs nous disent qu'un graphiste ou un coiffeur indépendant fixe ses tarifs, ce qui n'est pas leur cas ! On ne négocie pas le prix du brushing. Et en tant que client, j'accepte ou non les tarifs affichés. Or, ce n'est pas la position dans laquelle sont mis ces travailleurs. Ces derniers sont soumis à un tarif proposé au client final qui a le choix d'accepter ou de refuser le service pour lequel il fait appel à la plateforme. Les tarifs présentés ne sont pas fonction d'une garantie minimum de revenu pour l'ensemble des travailleurs qui vont effectuer ce service, que ce soit de la livraison ou du transport de personnes ou autre.
Je pense que cet organisme qui se met en place dans le cadre de cette ordonnance, doit s'attaquer réellement à ce sujet ... Si je prends Doctolib, c'est une plateforme qui n'intervient pas sur les tarifs des médecins référencés, mais elle uberise le travail des médecins. Un même phénomène est en train de se produire avec les avocats, qui décident également de leurs propres honoraires. Il y a toute une définition des personnes concernées, qui ne soit pas forcément rigide. Je pense qu'il serait important que cet organisme qui se crée ne soit pas uniquement dédié aux travailleurs indépendants des plateformes, comme on les connait aujourd'hui. Elle devrait associer toutes les plateformes comme Doctolib qui explose la manière dont on qualifie aujourd'hui le travail.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Il y a de la passion sur la fin de votre intervention. C'est aux travailleurs d'organiser l'expression sociale de leur statut, de leur protection sociale, de leur contrat et de leur travail. Pour ma part, j'ai vu des travailleurs renvoyés à une totale solitude face à un outil de management qui s'appelle l'algorithme. Dans votre rapport, vous avez fait 15 recommandations. J'ai particulièrement noté la recommandation n°12 sur la protection des droits et libertés numériques des travailleurs. Je voudrai voir avec vous comment pourraient être traduites sur le plan législatif, trois types de problématiques sur la portabilité des données personnelles, sur les décisions prises par les algorithmes et sur l'explicabilité des algorithmes. Qu'est-ce que notre mission pourrait préconiser du point de vue législatif ?
Mme Salwa Toko. - Il est très difficile de segmenter ces sujets, car tout tourne autour du statut de ces travailleurs. On peut partir du principe que ces travailleurs, quelle que soit la plateforme sur laquelle ils exercent, devraient avoir la possibilité de récupérer l'ensemble des données qui les concernent et qui auront été générées tout au long de cette activité exercée via la plateforme. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Des plateformes comme Uber ne donnent pas accès à l'ensemble des données générées par le travailleur, notamment l'historique des trajets pour un chauffeur dont la voiture lui appartient, l'historique des connexions... Ces données ne sont jamais remises aux travailleurs pour une simple raison liée au fait que s'ils avaient connaissance de ces données, ils pourraient établir cette subordination aux algorithmes. Certains ont noté que le fait de s'être déconnecté un jour ou deux, ils étaient moins sollicités pour les missions suivantes. L'algorithme est fait de telle sorte qu'il récompense ceux qui travaillent beaucoup et « punit » ceux qui travaillent moins, alors qu'ils sont censés être indépendants et pouvoir choisir leur plage horaire. Il faudrait une obligation pour les plateformes de donner accès à l'ensemble des données et qu'elles appartiennent au travailleur et non pas à la plateforme. La plateforme met à disposition un outil qui leur permet d'exercer un service mais ne doit pas garder ces données qu'elle génère. Je ne pense pas qu'elles puissent être qualifiées de données personnelles. Mais il faut tout explorer !
L'idée n'est absolument pas de « tuer » ces entreprises. Un service est rendu, il y a des clients qui bénéficient de ces services et cela génère un revenu pour d'autres. Il ne faut pas « tuer » cette activité économique naissante. Comment obliger que la rédaction de ces algorithmes ne soit pas systématiquement effectuée au détriment de ceux qui l'utilisent pour travailler ? C'est là-dessus qu'il faudrait légiférer. Cela pose également la question des contenus haineux et des contenus terroristes. Comment accéder à ces algorithmes, pas compréhensibles pour tous, pour pouvoir dire à quel moment un algorithme peut avoir des conséquences néfastes pour l'activité humaine quelle qu'elle soit. Il faudrait avoir un cahier des charges de sécurité comme on en a pour la construction d'un immeuble ou d'un véhicule pour que ne soit plus mis sur le marché des algorithmes qui asservissent automatiquement l'utilisateur travailleur. C'est pour moi le sujet sur lequel il faut travailler. Nous ne sommes pas sur une question uniquement de droit du travail, sur l'exercice d'une activité, on est dans un bouleversement dans la manière de travailler. Soit on considère que ces travailleurs sont les travailleurs miniers industriels du XIXème siècle qui ont acquis des droits sociaux et on mène une vraie révolution pour que le travail ne soit plus aliénant, soit nous aurons des dégâts les années à venir, voire des accélérations de l'asservissement lié à la question algorithmique managériale. Nous avons besoin d'un travail législatif avec l'aide d'ingénieurs pour comprendre comment fonctionnent ces algorithmes et faire écrire aux développeurs des algorithmes plus respectueux du droit humain. Il faut ensuite voir comment cette écriture peut correspondre avec un business model. Aujourd'hui, le business model de ces plateformes est de payer le moins possible les travailleurs qui utilisent ces plateformes et de répondre à des demandes croissantes. Sur d'autres types de plateformes, type Google ou Facebook, on reste sur un business model très négatif pour l'activité humaine de façon générale. Se pencher sur l'écriture des algorithmes et voir la possibilité de créer un modèle de sécurité algorithmique pour protéger l'activité humaine, sera notre prochain défi. Il ne faut pas avoir peur de mettre au défi les ingénieurs et les développeurs. Ils ne doivent pas être les seuls décideurs et détenteurs du savoir, car eux-mêmes sont également soumis à la pression de ceux qui les paient.
Mme Martine Berthet, présidente. - Le RGPD apporte déjà beaucoup de garanties sur la portabilité des données personnelles, sur le droit, sur l'explicabilité ... Il manque peut-être une transcription en droit interne ?
Mme Salwa Toko. - En effet, il manque sans doute une transcription en droit interne et dans le droit du travail qui n'est pas encore très clair. Le RGPD a beau être mis en place en Europe, aujourd'hui Uber gagne ses procès quand on lui réclame les données. Il manque une case ! Nous aimerions ne pas arriver à une législation coercitive. Mais l'être humain a-t-il besoin d'être fouetté pour avancer ? Cette construction législative doit s'accompagner de pédagogie, d'explication et d'éducation à l'utilisation de ces plateformes, que l'on soit client, travailleur ou entrepreneur. Tant que nous n'accompagnerons pas ce phénomène de manière plus cadrée et plus pédagogique, nous serons toujours confrontés à un nouvel algorithme qui risque de faire pire. Ainsi le réseau Tik Tok a décidé de mettre sur le marché un objet qui fait fureur en Chine, une lampe de chevet de bureau pour enfant qui inclut une caméra et une alarme directement connectées au téléphone des parents. La caméra surveille l'activité de l'enfant et détecte quand celui-ci se met au repos. Est-ce vraiment légal ? A-t-on le droit de fabriquer des objets guidés par des algorithmes en vue de surveiller ou d'asservir ? Je pense que c'est une vraie question à la fois philosophique, économique et numérique qu'il faut se poser avant de mettre des pansements sur chaque petite faille que l'on découvre au fur et à mesure. Nous devons nous pencher sur les vrais sujets éthiques et légaux si nous voulons continuer à utiliser ces algorithmes qui commencent à régir notre quotidien.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Dans votre 12e recommandation, il y avait la demande d'une « loi RGPD » incluse dans le code du travail. Tout le monde convient que l'article 15 du RGPD intervient mais se pose la question de savoir ce qui relève des données personnelles ou bien professionnelles. Mais sur le sujet qui nous occupe, il est prévu d'entendre la CNIL et de réaliser des investigations plus poussées du code du travail, en restant bien sur l'aspect de l'emploi et du travail. J'essaye également de relayer les préoccupations de mes collègues membres de la mission. Notre institution s'est penchée à de nombreuses reprises sur les travailleurs indépendants.
À votre avis, cette plateformisation va-t-elle accentuer la polarisation du marché du travail entre les travailleurs indépendants très qualifiés et ceux qui sont peu qualifiés ? En vous écoutant, derrière les indépendants que vous avez cité, il y a des professions et des métiers qui sont qualifiés. Ainsi, en France, la coiffure faire l'objet d'un CAP. Comment voyez-vous l'évolution du marché du travail ?
Mme Salwa Toko. - Je pense que cette polarisation existe déjà, même si nous n'avons pas su l'anticiper. Une partie des travailleurs dits indépendants, peu qualifiés, sont des personnes qui subsistaient par un travail au noir. Aujourd'hui, les plateformes leur offrent la possibilité de ne plus être dans une économie parallèle mais dans une économie transparente, qui les met cependant parfois dans une situation de précarité importante. Quand des États africains me questionnent sur la possibilité de l'ouverture de certaines plateformes comme Uber ou Deliveroo, je leur réponds franchement que les populations africaines sont plus fragiles qu'en Europe, plus précaires, moins formées et que la population formée est souvent déjà uberisée. Les personnes qualifiées et diplômées ne trouvent pas d'emploi dans des secteurs d'activité classique et se retrouvent chauffeur de taxi, petits commerçants ou pompiste. C'est le mal de l'Afrique. Il est difficile d'avoir des données précises par pays. Et ce type de petits métiers touche une majorité de femmes. On trouve une majorité de travailleurs du clic en Afrique qui gagnent deux centimes de l'heure ! J'ai pu constater, pendant ma présidence de deux ans et demi du CNNum, que l'évolution technologique a permis à une certaine époque à l'être humain de s'émanciper, d'alléger des contraintes et des aliénations du travail, notamment physiques. Aujourd'hui, elle tend vers un asservissement des travailleurs car nous sommes sur une technologie de service. Je pense que cette polarisation va se renforcer, mais qu'il est utopique de penser que c'est la mort du salariat. Je ne crois pas qu'un jour tout le monde sera à son compte. En fait, on va accentuer la polarisation entre les travailleurs non qualifiés et ceux extrêmement qualifiés et il arrivera un moment où on ne pourra plus soutenir ce système sans crise sociale. Je fais un parallèle avec la pandémie. On pourrait croire que les outils technologiques peuvent nous aider, mais ils ont aidé qui ? Ceux qui disposaient déjà de la technologie, des outils et/ou la compétence. J'attends toujours cette issue technologique qui permettra à l'épidémie de s'arrêter. Pour moi, les clefs sont pédagogie et éducation. Il faut faire monter en compétence toute la population sur l'usage personnel et professionnel de ces plateformes. Dans le cadre de la réinsertion publique à l'emploi, l'éducation technologique est particulièrement importante. La population doit être armée et outillée, et ne pas croire que tous auront la carrière d'une influenceuse beauté ! On devrait également se pencher sur ces influenceurs. Comment leurs revenus sont-ils générés ? La pression est telle que des revendications syndicales apparaissent. Ils ont le droit de vouloir gagner leur vie de cette manière, nous sommes au XXIème siècle ! Nous ne sommes pas tous obligé de travailler dans un secteur d'activité classique. Mais comment faire que ces outils n'aboutissent pas à l'effet inverse et qu'ils restent un support ?
Mme Martine Berthet, présidente. - On voit bien la question de l'éducation au numérique. Le sujet est d'importance.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Je vous précise que nos interlocuteurs ont la possibilité de nous transmettre une note écrite complémentaire sur leurs préconisations s'ils le souhaitent.
Mme Martine Berthet, présidente. - Je vous remercie de votre intervention.
La réunion est close à 10 h 05.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Jeudi 8 juillet 2021
- Présidence de Mme Martine Berthet, présidente -
La réunion est ouverte à 15 h 35.
Audition de Mmes Sarah Abdelnour, maîtresse de conférences en sociologie, Sophie Bernard, professeure de sociologie, M. Emilien Julliard, post-doctorant et Mme Dominique Méda, professeure de sociologie, à l'Université Paris-Dauphine
Mme Martine Berthet, présidente. - Le Sénat vous entend une nouvelle fois sur l'impact des plateformes numériques. Ces dernières développent une offre de travail, mais l'emploi est atypique : les horaires de travail sont plus élevés pour des rémunérations plus faibles. Toutefois, votre enquête « CAPLA » a relevé que la polarisation de l'emploi s'effectuait au sein même de la plateforme, entre ceux qui s'en sortent bien et la majorité, qui est précarisée.
Nous nous demandons, notamment, si tous les emplois sont « plateformisables », si ce néologisme est possible, y compris les professions libérales et intellectuelles, et si tous les métiers peuvent être managés par des algorithmes.
Vous prônez une action régulatrice, forte, de l'Etat. Celle-ci n'est-elle pas prématurée et ne risque-t-elle pas de freiner la capacité d'innovations que l'économie de plateforme induit ? Tous les travailleurs sont-ils déçus, à l'instar des chauffeurs Uber, par ces plateformes ? Sagit-il, au contraire, d'un modèle économique propre à ce secteur, qui produit inexorablement une dégradation des conditions de travail, alors que d'autres plateformes proposent des revenus plus décents ?
Après votre propos liminaire d'une vingtaine de minutes, le rapporteur de la mission d'information, mon collègue Pascal SAVOLDELLI, pourra vous poser des questions, de même que les autres sénateurs qui participent à cette audition. Je vous cède la parole.
Mme Sarah Abdelnour. - Le périmètre de notre enquête « CAPLA » (CApitalisme de PLAteforme), entre 2016 et 2021, qui a mobilisé 14 chercheurs, a concerné les travailleurs plutôt que les plateformes elles-mêmes, car elles sont difficiles à observer.
Une partie du travail de plateforme, ceux concernant la livraison ou les chauffeurs de VTC, déstabilise des professions ou des métiers réglementés, traditionnellement masculins. Ils entrent donc dans le sceptre de l'intervention du politique. Certaines concernent des activités en lisière des loisirs ou qui sont accessoires ou périphériques. C'est le cas du micro-travail qui procure des revenus dérisoires pour des auto-entrepreneurs de quelques euros ou dizaines d'euros par mois, soit moins que nous pensions avant l'enquête, et pour un volume de travail important. Ces plateformes ont une vocation marchande de mise en relation commerciale, sauf quelques exceptions. Certaines, comme Etsy, se présentent comme proposant des produits artisanaux, faits maison, qui sont en réalité de fabrication industrielle. La Ruche Qui Dit Oui se revendique de l'économie sociale et solidaire dans la mesure où elle distribue des alimentaires locaux d'auto-entrepreneurs. En contrepoint, certaines plateformes sont des coopératives militantes. C'est un autre modèle « d'utopie réelle ». Un autre fonctionnement des plateformes est donc possible.
Nous n'utilisons pas le terme d'uberisation. Nous avons en effet une démarche scientifique. Or, ce terme, qui se réfère à une entreprise précise, n'est pas assez explicite. C'est le cas également du « capitalisme de plateforme », en partie inapproprié.
Le point commun de ces plateformes est l'organisation de l'externalisation du travail, des salariés, vers des travailleurs formellement indépendants, ou des particuliers, des amateurs. Nous avions identifié une tension dans cette externalisation, qui fait reposer les risques sur les travailleurs, qu'il s'agisse des fluctuations de l'activité ou des accidents du travail, tout en coordonnant le travail, bien qu'elles se présentent comme de simples intermédiaires. Elles prétendent rendre des services, aux travailleurs comme aux consommateurs, alors qu'elles sont des entreprises marchandes, des intermédiaires, comme l'ont qualifié ainsi les tribunaux judiciaires.
Mme Sandrine Bernard. - Nous nous sommes également intéressés aux mobilisations collectives, notamment des chauffeurs des VTC. Nous avons souligné une tendance à la monopolisation du secteur par un acteur dominant. Les profits des chauffeurs changent à mesure des conditions de travail et des rémunérations. La première étape de l'implantation de la plateforme, avec des professionnels préexistants, consiste à les attirer par l'octroi de primes, élevées au départ. La population des chauffeurs est homogène, est issue de la grande remise, avec une clientèle privée. Les revenus tirés de la plateforme sont des compléments. Lorsque Uber s'impose comme l'acteur central, on assiste à une dégradation des conditions de travail et des rémunérations. Tant que les chauffeurs disposent d'une clientèle privée, ils sont peu sensibles aux risques de déconnexion de leur compte qui peut être décidé par la plateforme. Lorsqu'ils sont totalement dépendants d'une plateforme, ou de plusieurs d'entre elles, ils sont soumis aux injonctions de la plateforme et perdent l'indépendance qui a motivé le choix de leur métier. Cette dépendance économique induit une subordination. Elle repose sur un monopole, un leader sur le marché de la livraison.
Mme Dominique Méda. - Dans un autre volet de notre enquête, nous avons travaillé avec des avocats de salariés, avec des corps d'inspection et de contrôle, l'inspection du travail, ou les URSSAF. Nous avons accompagné des contrôles sur place. Il existe beaucoup de fraudes, de fausses cartes, de fausses déclarations. C'est une économie parallèle. Des fonctionnaires parlent de « mafia », avec des transactions peu recommandables.
Le profil des livreurs a également changé. À l'étudiant, s'est substitué le migrant sans papier, précaire et exploité. La plateforme donne certes de l'emploi, mais pour un travail de faible qualité. Il manque des cotisations sociales, alors que les plateformes sont des employeurs. On assiste à un contournement des obligations des employeurs notamment pour le financement de la sécurité sociale ou des obligations de protection des employeurs.
Il ne serait pas très grave de freiner le développement de ces plateformes dans la mesure où ce serait freiner le développement de la fraude et de l'exploitation de cette main d'oeuvre. Si cette régulation augmentait les prix et les salaires de 30 %, afin d'éviter que n'importe qui commande n'importe quoi à n'importe quelle heure, ce ne serait pas très ennuyeux. Il faut moraliser ce secteur.
On dit que ces travailleurs ne veulent pas du salariat, mais ils ne savent pas toujours quel statut ils ont et ils méconnaissent le régime du salariat, voire la nature de leur emploi salarié. Ils ont une image dégradée du salariat, assimilé aux employés des chaînes de fast food. Le salariat leur offrirait pourtant de meilleures protections que celles dont ils bénéficient dans le cadre actuel.
M. Emilien Julliard. - Vous avez indiqué, en nous présentant, que nous préconisions une intervention forte de l'Etat, mais ce sont les acteurs, l'URSSAF, l'inspection du travail ou les magistrats qui le prônent. Cette intervention de l'Etat a déjà été effectuée. Les plateformes ont en effet pu se développer grâce au statut de micro-entrepreneur, de 2009, et à la dérégulation de métiers réglementés.
Par ailleurs, les praticiens du droit du travail considèrent que la relation d'emploi sur les plateformes serait compatible avec une relation salariale telle qu'elle existe actuellement dans le code du travail, avec le critère de la subordination.
Mme Sandrine Bernard. - Pour compléter, l'enquête a souligné que la création d'emplois est moindre que l'on ne pensait. La majorité des chauffeurs occupait un emploi, mais il était précaire, avec des conditions de travail pénibles, mais aussi un très fort attachement au travail. Or, ces travailleurs assimilent le salariat à la précarité et à la pénibilité mais pas aux protections associées au salariat.
Mme Martine Berthet, présidente. - Merci pour ces premiers éléments, qui permettent d'appréhender la multiplicité et la complexité de ces situations, puisque dans certaines plateformes, ces travailleurs sont assimilés à des salariés, alors que d'autres plateformes sont associatives et que, pour d'autres encore, des indépendants qui tiennent à le rester s'y procurent des compléments de revenus.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Je remercie votre équipe pour la présentation de votre enquête, financée par l'Agence nationale de la recherche. Vous constatez l'essor du capitalisme de plateforme. S'inscrit-il totalement, ou partiellement, dans le prolongement dans les politiques d'externalisation du travail des entreprises, depuis les années 80 ? Quels sont les métiers concernés en dehors du transport, de la livraison ou de la santé ? Vous avez souligné que, davantage que de créer des services nouveaux, de nombreuses plateformes proposent des services nouveaux ou de meilleure qualité, tout en créant des emplois. Selon notre audition, récente, de l'ANACT, la rareté d'un service permettrait d'améliorer les conditions de travail, bien plus que le niveau de qualification. C'est un enjeu considérable.
Mme Sarah Abdelnour. - La plateformisation est en effet une nouvelle étape de la déstabilisation du travail, qui est un phénomène ancien. On assiste au détricotage du statut du salariat, à la remise en cause du contrat à durée indéterminée au profit des contrats à durée déterminée et des contrats spécifiques, créés par chaque gouvernement, à l'essor des auto-entrepreneurs comme des sous-traitants. Pour ces derniers, les conditions de travail se dégradent, les temps partiels s'accroissent, comme les CDI. Il s'agit d'une déconstruction, corrélée à la sous-traitance, avec des sédimentations : des salariés en haut de la chaîne de valeur, des indépendants et des intermédiaires au milieu, et en bout de chaîne des contournements du droit du travail. On assiste au retour des conditions de travail de la proto-industrie avec la distribution du travail, à domicile, par les tâcherons. Or, l'organisation de l'entreprise moderne s'est construite, au XIXème siècle, sur l'interdiction du tâcheronnage. Le travail à domicile générait également des accidents du travail, des incendies. L'externalisation du travail constitue une phase d'accélération de cette déconstruction.
Mme Dominique Méda. - J'ajoute l'apparition d'un discours sur le recentrage de l'entreprise sur son coeur de métier, au détriment de ses marges, phénomène décrit dans « Deux millions de travailleurs et des poussières. L'avenir des emplois du nettoyage dans une société juste », par François-Xavier Devetter et Julie Valentin, pour ce qui concerne l'externalisation du nettoyage des entreprises qui s'est accompagnée d'une dégradation des conditions de travail des travailleurs du secteur. Le risque, pour l'entreprise, est de disparaître complètement. Elle devient un point nodal de prestations effectuées par des micro-tâches et se traduit par un relâchement complet du lien entre le salarié et l'entreprise. L'étape suivante est l'accroissement des délocalisations car rien n'empêche le recours à des travailleurs à l'autre bout du monde.
M. Emilien Julliard. - Le droit du travail s'est construit contre le marchandage, afin d'inclure un maximum de travailleurs dans le salariat. Avec l'essor des plateformes, le droit du travail accompagne, depuis les années 2010, le retour au marchandage avec la loi El Khomry puis la loi d'orientation sur les mobilités. On a inclus dans le code du travail des dispositions sur les travailleurs indépendants des plateformes.
Mme Sarah Abdelnour. - En dehors du secteur de la mobilité, nous avons constaté des formes de plateformisation, notamment pour les métiers du droit, ou, pour la santé, avec les consultations médicales en visioconférence. Cependant, ces personnes conservant leur statut d'emploi, et notre enquête ne les a pas concernés. Toutefois, même en conservant le même statut, les conditions et le temps de travail comme l'organisation économique changent.
Mme Sophie Bernard.- Les plateformes de mobilité ont des spécificités. Elles constituent une activité principale pour les travailleurs. Elles sont, partout dans le monde, progressivement régulées. Elles focalisent l'attention des rapports et études.
Mme Dominique Méda. - Dans notre ouvrage consacré aux « Nouveaux travailleurs des applis », des collègues chercheurs ont étudié les services nouveaux comme les repas à domicile, qui se sont considérablement développés avec la pandémie.
Mme Sarah Abdelnour. - Le micro-travail était également en périmètre de notre étude. Il s'agit d'une nouvelle division du travail. Plutôt que d'avoir une tâche longue et ennuyeuse, la tâche est fragmentée entre des milliers de travailleurs qui vont l'effectuer pendant leurs temps morts, comme les attentes de transport. Les problématiques se rapprochent de l'externalisation. C'est le cas de la retranscription des entretiens, dans les entreprises.
Il y a de moins en moins d'emplois et de plus en plus de travail, effectué par des personnes qui ne sont pas des travailleurs. Un travail est distribué à la foule qui n'est plus réunie dans un espace commun de travail mais est atomisée. Cette dispersion permet le contournement les régulations.
Mme Dominique Méda. - Vous nous interrogez sur l'apparition de « services nouveaux » ou de « meilleure qualité ». Les VTC ont remplacé les voitures de grande remise, un service rare et cher, mais de grande qualité. Est-elle aussi bonne avec les VTC ? Je n'en suis pas sûre. La livraison de repas existait aussi mais était aussi plus chère. Cette « démocratisation » du service se paye par l'exploitation d'une main d'oeuvre. Je suis scandalisée de voir nos propres étudiants commander des repas à l'université. Le faible coût de la livraison s'explique par une compression du coût de la main d'oeuvre. Il n'y a ni nouveauté ni qualité accrue, mais des conséquences sociales graves.
Mme Sarah Abdelnour. - Les plateformes communiquent beaucoup pour valoriser leur image : apporter de nouveaux services aux consommateurs. Mais cela s'accompagne de la dégradation des conditions de travail et de la résurgence de métiers anciens. Les VTC ne sont pas nouveaux.
Les interfaces numériques sont bien conçues. Elles apportent de la valeur ajoutée, par leur facilité d'utilisation. Mais commander un VTC avec un smartphone n'est pas une grande nouveauté. Comme le regrettaient les promoteurs du régime du micro-entrepreneur, on a perdu des activités de cireurs de chaussures ou de porteurs de valise. Mais c'était des services de domesticité. Ils ne peuvent ressurgir que si l'on contourne les règles du salaire minimum. Les chauffeurs de VTC se vivent souvent comme des domestiques de consommateurs qui achètent un service luxueux pour un prix dérisoire, celui d'un transport collectif, grâce à l'abondance d'une main d'oeuvre qui ne coûte rien à la plateforme quand elle attend un client. Quand les chauffeurs tournent à vide, cela n'affecte pas la plateforme, qui ne partage que très peu les bénéfices qu'elle réalise.
Mme Dominique Méda. - Je pense à l'instant au livre « Supergonflé », l'enquête de Mike Isaac, qui démontre que le fondateur d'Uber, M. Travis Kalanick, était obsédé par le contournement des régulations. Les plateformes recrutent des chauffeurs, prennent un marché et augmentent ensuite leurs prix.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Je souhaite avoir des précisions sur vos propositions concernant une éventuelle rémunération minimale, sur la protection sociale et l'adaptation du droit du travail.
Mme Dominique Méda. - Je suis obligée de convenir que la proposition de loi que vous aviez proposée, intégrant ces travailleurs dans le livre VII du code de travail avec une adaptation par la négociation collective, était une piste très intéressante, tout comme celle du sénateur Jacquin sur la requalification des travailleurs en salariés. Vous nous interrogez mais vous avez fait des propositions permettant de fortes avancées. Nous avons lu les débats en commission des Affaires sociales puis en séance publique, sans comprendre toujours pourquoi elles n'ont pas été adoptées. Les propositions qu'elles contenaient, la salarisation ou la présomption du salariat, auraient freiné ce « détricotage » du salariat.
M. Olivier Jacquin. - La qualité des données des plateformes est-elle fiable ? Elles me paraissent peu crédibles, comme l'ont montré les travaux de Laetitia Dablanc. Le coopérativisme de plateforme est-elle une solution généralisable ? Des livreurs ont été victimes d'insultes racistes : certains consommateurs jouissent à s'acheter un service qui paraissait inaccessible et les font paraître « riches » et dominants. Qu'en pensez-vous ? On confond par ailleurs autonomie et indépendance, précarité et capacité à négocier des droits sociaux sans disposer du minimum vital. Le gouvernement propose du dialogue social à des travailleurs qui n'ont pas de quoi manger. Robert Castel a montré qu'il a fallu 50 ans pour obtenir des droits sociaux. Or, nous avons ici une asymétrie de relations. Enfin, avez-vous des informations sur le modèle économique de la plateforme Just Eat qui n'aurait pas de modèle économique lui permettant de salarier ses travailleurs grâce à d'autres sources d'activités plus profitables.
Mme Sophie Bernard. - Les données sont manquantes, ce qui est frustrant, notamment pour Uber. Nous voudrions utiliser le registre des VTC pour nos instigations mais nous n'y avons pas accès alors que cela nous serait très utile pour quantifier le phénomène et mieux décrire les populations concernées.
Mme Sarah Abdelnour. - J'ajoute, sur cette opacité des données, que les enquêtes réalisées par des collaborateurs de Uber et des universitaires sont très lacunaires. D'autres universitaires, comme Augustin Landier et David Thesmar, ont critiqué les données concernant les chauffeurs d'Uber, et la manière dont est comptabilisée une heure travaillée, incluant ou non le temps de connexion. L'accès à l'algorithme, les sanctions prononcées à l'encontre des chauffeurs sont opaques, comme les modèles économiques de ces plateformes. Nous n'avons pas non plus de données fiables sur les comptes des plateformes. Uber affiche régulièrement des pertes. S'expliquent-elles par des investissements dans les voitures autonomes ou en raison de ventes à perte ? Que promettent-ils aux investisseurs pour lever autant de fonds sur les marchés financiers ?
Mme Dominique Méda. - Même les URSSAF n'arrivent pas à obtenir des informations fiables et précises des plateformes, malgré de nouveaux outils, et évoquent un « jeu du chat et de la souris ». Elles mettent des années à obtenir des renseignements. Quand l'administration s'approche trop, certaines plateformes disparaissent...
M. Emilien Julliard. - Sur les questions de quantification, de la part d'Uber, des chercheurs ou des deux, il existe un fort lobbying allant dans le sens de leur modèle économique. Les administrations ont pour objectif de faire rentrer des cotisations sociales donc d'appréhender des données avec du big data et du data mining. Elles ont pourtant du mal à en obtenir et elles sont très dégradées. Des travailleurs peuvent utiliser plusieurs allias. Pour quantifier ces populations, les opérations de contrôle sur 30 à 50 chauffeurs dans les aéroports révèlent qu'au moins 90 % des chauffeurs sont en situation de fraude : sous déclaration ou absence de déclaration de revenus, non respect de la règlementation.
Mme Dominique Méda. - Sur le coopérativisme de plateforme, la thèse de Guillaume Compain a montré qu'elles subissent une concurrence déloyale de la part des plateformes marchandes qui disposent d'énormes liquidités. Au départ, les municipalités les ont encouragées, notamment aux Etats-Unis, mais ces promesses d'aide n'ont pas été tenues. C'est la lutte de David contre Goliath. Les plateformes coopératives ne peuvent affronter la concurrence.
Sur les discriminations subies par certains livreurs, on s'oriente vers une société de serviteurs avec un effet d'éviction des profils étudiants au profit de profils de migrants avec un effet de ségrégation très important dans les villes.
Mme Martine Berthet, présidente. - Le quasi-monopole de ces grandes plateformes pose problème. Vous proposez le salariat pour les travailleurs de ces plateformes de mobilité ou de livraison qui régulent le salaire et le temps de travail, mais il existe d'autres plateformes avec des travailleurs qui ne veulent pas du salariat, ni même du portage, mais souhaitent une amélioration de leur protection sociale. Ne pourrait-on alors s'inscrire dans une relation contractuelle commerciale, qui deviendrait obligatoire, entre la plateforme et l'auto-entreprise, définissant le contenu de l'algorithme et permettant aux travailleurs des plateformes de recueillir les données qui leurs sont relatives ?
Mme Dominique Méda. - L'introduction du rapport Frouin indiquait que le salariat était la meilleure des solutions mais que le gouvernement ne le souhaitait pas...
Mme Martine Berthet, présidente. - Le gouvernement et une bonne partie des travailleurs des plateformes.
Mme Dominique Méda. - Je ne suis pas convaincue qu'ils ne le veulent pas. On peut être autonome et salarié. C'est tout l'enjeu.
M. Olivier Jacquin. - Sur la confusion, précisément, entre autonomie et indépendance et la capacité à réclamer des droits sociaux lorsque l'on est précaire, quelle est votre position ?
Mme Martine Berthet, présidente. - Que pensez-vous de la contractualisation ?
Mme Sophie Bernard. - Les travailleurs ne veulent pas être salariés mais il faut dissocier autonomie et indépendance, car ils voient du salariat la contrainte et la subordination, mais pas la dimension de la garantie des droits sociaux. Le portage salarial du rapport Frouin, très complexe, a suscité des oppositions, car elle créée un nouvel intermédiaire peu pertinent d'un point de vue économique pour les personnes concernées. Cette proposition ne permet pas à la plateforme d'assumer ses responsabilités d'employeur.
Mme Dominique Méda. - S'agissant de votre proposition de contractualisation, le contrat commercial contiendrait des clauses à la place de conditions générales d'utilisation ?
Mme Martine Berthet, présidente. - Le travailleur de la plateforme saurait comment sont régulés les algorithmes de la plateforme et les données qui le concerne.
Mme Dominique Méda. - A défaut de la présomption de salariat et du renversement de charge de la preuve, ces contrats commerciaux devraient en effet contenir de telles dispositions.
Mme Sophie Bernard. - La transparence ne suffit pas. Cela dépend de la manière de négocier ces contrats. S'ils sont imposés de manière unilatérale par la plateforme, cela ne changera pas grand-chose.
Mme Dominique Méda. - Comme l'a rappelé le sénateur Jacquin, nous sommes dans une relation de pouvoir asymétrique. La situation pourrait changer si ces travailleurs ont des représentants, mais actuellement le rapport de force ne leur est pas favorable.
Mme Sarah Abdelnour. - Les travailleurs des plateformes ne formulent pas une envie d'être salariés mais il faut décomposer ce refus : ils ne veulent pas des 35 heures chez Uber avec des horaires contraints, mais personne ne refuse le modèle social adossé au salariat. Ils veulent leur indépendance mais, tant que la plateforme peut modifier les conditions de rémunération et de temps de travail, ils cumulent les inconvénients du salariat et de l'indépendance. Ils veulent choisir leur clientèle, fixer leur prix, travailler comme ils le souhaitent alors qu'ils ne bénéficient pas de l'intégralité de leur rémunération. Nous sommes fermes sur le salariat car il existe une erreur d'interprétation sur ce « refus du salariat ».
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Je n'ai pas voulu revenir sur ma proposition de loi car je dois produire un rapport. Il est nécessaire pourtant de parler de statut, d'en faire l'histoire. Le statut d'auto-entrepreneur a été un mensonge éhonté en faisant croire à une plus grande liberté non par l'indépendance du travailleur mais par l'indépendance du travail. On a fait fausse route. Nous débattons du contrat de travail, du contrat commercial. On peut en discuter. Mais le problème commun est l'absence de définition du management algorithmique. Il existe un vide juridique, c'est donc un sujet. Il s'agit d'un outil qui peut être aliénant et dominant et permet une « société de serviteurs » en transformant le travail en service, ce qui change de paradigme. Nous devons prolonger ce dialogue. Vous avez la possibilité d'envoyer des éléments de réponse complémentaires à la mission d'information, notamment sur les réformes législatives prioritaires. Une plateforme de consultation des travailleurs concernés a été ouverte par le Sénat jusqu'au 30 juillet et nous vous remercions de la relayer pour accompagner notre travail.
Mme Dominique Méda. - Vous pouvez compter sur nous.
Mme Martine Berthet, présidente. - Quand l'étude CAPLA sera-t-elle disponible ?
Mme Sarah Abdelnour. - L'Agence nationale de recherche, à qui elle a été transmise la semaine dernière, doit la valider et elle sera ensuite disponible.
Mme Dominique Méda. - Il faut la compléter sur la partie des contrôles.
Mme Sarah Abdelnour. - L'étude condense des enquêtes et d'autres articles développent les sujets qui vous intéressent que nous vous enverrons.
Mme Martine Berthet, présidente. - Je vous remercie d'avance pour cette contribution et pour votre apport.
La réunion est close à 17 heures.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.