Mercredi 30 juin 2021
- Présidence de Mme Sabine Van Heghe, présidente -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
Audition d'un laboratoire d'idées du numérique et d'une plateforme de modération, avec la participation de MM. Thierry Jadot, ancien président, Dentsu Aegis Network et contributeur aux travaux de l'Institut Montaigne et Matthieu Boutard, directeur général de la plateforme de modération Bodyguard
Mme Sabine Van Heghe, présidente. - Après avoir auditionné la semaine dernière les représentants des principaux réseaux sociaux, il m'a semblé important de centrer nos auditions de ce jour sur la pratique des réseaux sociaux par les jeunes. Votre regard de praticiens de ces réseaux sociaux nous est précieux. En effet, le cyberharcèlement reste pour une large part, un trou noir du harcèlement en milieu scolaire.
Monsieur Thierry Jadot, vous êtes l'ancien président de Dentsu Aegis Network et collaborez régulièrement avec l'Institut Montaigne. Vous y avez travaillé avec Monsieur Gilles Babinet, conseiller de l'Institut Montaigne sur les questions numériques et co-président du Conseil national du numérique. Nous avons souhaité vous auditionner, car vous avez récemment co-présidé le rapport de l'Institut Montaigne intitulé « Internet : le péril jeune ? ».
Nous avons également le plaisir de vous accueillir Monsieur Matthieu Boutard, directeur général de la plateforme de modération Bodyguard. Vous aurez l'occasion de nous présenter plus en détail ce qu'est cette plateforme. J'indique simplement que cette application permet de repérer les commentaires haineux et de les modérer automatiquement. Bodyguard a emporté en 2020 le trophée For Democracy à l'occasion des Talent Awards qui récompensent les meilleures équipes de la French Tech.
Enfin, je dois excuser, pour motif personnel impératif de dernière minute, Monsieur Sulivan Gwed, influenceur. Dès 13 ans, il avait ouvert une chaîne YouTube sous le nom d'« Un Panda Moqueur ». Il avait rapidement rencontré le succès. À l'aise avec les réseaux sociaux, il avait cependant été victime de cyberharcèlement. Son regard d'utilisateur régulier et de connaisseur des réseaux sociaux ainsi que d'ancienne victime de cyberharcèlement, nous aurait été utile et nécessaire. Nous allons essayer de l'entendre ultérieurement.
Messieurs, votre expertise nous est indispensable pour compléter notre panorama des acteurs de la lutte contre ce phénomène. Nous souhaitons également bénéficier de votre expérience afin de confirmer, infirmer ou nuancer notre approche. À ce titre, il m'a paru indispensable que nos travaux de ce jour soient captés et diffusés. Tous nos travaux l'ont souligné, la dimension « cyber » a radicalement changé la nature du harcèlement en milieu scolaire. Le harcèlement tant alors à se disséminer, à se réfugier derrière un anonymat qui en démultiplie les conséquences dévastatrices. Il ne s'arrête plus aux portes de l'école, mais crée un continuum qui ignore les lieux, les horaires et l'intime de la famille.
Monsieur Jadot, pouvez-vous nous présenter les principales conclusions de votre Rapport ? Estimez-vous en particulier, que les jeunes sont suffisamment formés à l'utilisation raisonnée et aux bonnes pratiques des réseaux sociaux ? Comment est-il possible de mieux former et accompagner les parents en matière de cyberharcèlement ?
Monsieur Boutard, pouvez-vous nous expliquer le fonctionnement de votre application ? Selon vous, les différents réseaux sociaux réagissent-ils suffisamment rapidement lorsqu'un jeune est victime de cyberharcèlement ? Enfin, de manière générale, sommes-nous suffisamment formés à l'utilisation des réseaux sociaux ?
M. Thierry Jadot, ancien président, Dentsu Aegis Network et contributeur aux travaux de l'Institut Montaigne. - Nous avons réalisé pour l'Institut Montaigne, ce rapport diffusé en avril 2020 et bâti à partir d'une enquête menée auprès de 3 000 jeunes. Notre travail s'inspire des travaux du Puri Source Center qui s'intéressait au cyberharcèlement sur des enfants de 13 à 20 ans. Pour notre part, nous avons étendu le panel aux enfants de 11 à 20 ans. En effet, l'âge de 11 ans correspond à l'âge d'entrée au collège et à la fourniture du premier téléphone portable par les parents. Ainsi, 3 000 adolescents ont été interrogés, 1 000 parents de ces adolescents ainsi que 1 000 personnes représentatives de la population française.
Notre premier constat porte sur l'ampleur du phénomène : 56 % des jeunes estiment avoir été attaqués sur internet au moins une fois, 35 % estiment l'avoir été plusieurs fois. Par cyberviolence, on entend l'accès à des contenus violents, la diffusion de rumeurs, de photos ou d'informations intimes.
Il s'agit d'un phénomène massif prévalant en particulier chez les jeunes filles. En effet, le taux de harcèlement de jeunes filles âgées de 11 à 20 ans est 5 points plus élevé. Pendant le confinement, les appels sur les plateformes de protection ont augmenté de 30 % et les requêtes auprès des réseaux sociaux ont, quant à elles, plus que doublé. Notre enquête constate que les jeunes sont conscients de la gravité des cyberviolences : plus de 95 % considèrent qu'il s'agit d'atteintes à leur intégrité et à leur vie personnelle. En revanche, ils sont plus de 60 % à penser qu'ils maîtrisent leur vie en ligne. Or, il s'agit d'une surestimation de leur part.
L'enjeu est complexe. En effet, dans l'univers d'internet, il n'existe pas de transmission intergénérationnelle de l'apprentissage. Les adolescents sont en situation d'apprentissage, au même titre que les parents et les professeurs.
Par ailleurs, nous avons constaté une divergence croissante entre l'usage digital des adultes et celui des adolescents. Il y a quelques années, la plateforme utilisée par le plus grand nombre était Facebook. Aujourd'hui, la plupart des adolescents ont délaissé Facebook au profit de Snapchat, d'Instagram et de TikTok pour les plus jeunes. Il en résulte que la compréhension des usages d'internet des adolescents est de plus en plus difficile pour leurs parents.
L'éducation représente la meilleure réponse pour les adolescents dans ce contexte. Ainsi, 67 % des adolescents font confiance à leurs professeurs lorsqu'apparait une situation de cyberviolence. En revanche, 70 % des parents ne font pas confiance à l'Éducation nationale pour résoudre ce type de problème. 60 % des parents ne savent pas non plus à qui s'adresser quand un problème de ce type se pose. Or, nous savons que les cyberviolences doivent être traitées en gestion de crise. En effet, nous estimons à dix jours le délai au-delà duquel il devient trop tard pour échapper à la viralité d'un contenu. De nombreuses mesures sont prises dans l'Éducation nationale, en particulier depuis la réforme du code de l'éducation en 2019.
Cependant, nous constatons que la maîtrise des usages diffère de la maîtrise de la vie numérique qui nécessite des connaissances en informatique. Or les lycéens ne sont que 8 % à souscrire à la spécialité numérique et science informatique (15 % de garçons contre 2 % de filles). L'enjeu de promotion des spécialités informatiques est donc réel. Il est nécessaire de disposer de plus de professeurs dans cette filière, voire de créer une agrégation spécifique.
De leurs côtés, les parents sont démunis, car ils ne savent pas qui sont leurs interlocuteurs. Ainsi, dans notre rapport, nous recommandons la création d'un guichet unique. Comme vous l'avez souligné, le cyberharcèlement ignore les géographies et les temporalités. Par ailleurs, il est fondamental de ne pas faire de distinction entre cyberharcèlement et harcèlement. Parmi les adolescents, 80 % considèrent que leur vie digitale ne se distingue pas de leur vie réelle. Nous savons également que la cyberviolence se prolonge souvent dans des situations de violence réelle en milieu scolaire.
La lutte contre le cyberharcèlement doit impliquer de nombreux acteurs tels que les opérateurs téléphoniques, les animateurs extrascolaires, etc. Par ailleurs, les plateformes dédiées telles que le 30 20 doivent rester ouvertes au-delà de 20 heures le soir et pendant le weekend. En outre, il sera nécessaire de préciser le rôle de chacune des plateformes, en cas de création d'un guichet unique.
Certaines plateformes exigent la fourniture d'une adresse électronique afin de pouvoir déclarer un fait de cyberviolence. Or un enfant de 12 ans ne dispose pas nécessairement d'une adresse électronique et doit alors solliciter ses parents dans ce but. Cependant, les parents ne sont pas nécessairement les bons interlocuteurs en la matière. Ce point souligne la problématique du rôle des parents dans cet écosystème.
Notre étude révèle que 21 % des adolescents estiment avoir été à l'origine ou complice d'un acte de cyberviolence. Afin de sensibiliser les parents, les victimes et les auteurs d'actes de cyberviolence, nous souhaitons que la lutte contre les cyberviolences et contre le cyberharcèlement devienne une grande cause nationale.
Nous recommandons d'associer les plateformes à ce travail. Suite à l'Accord de 2016 conclu avec la Commission européenne portant guide de bonne conduite, ces plateformes ont commencé à agir. Leur action s'est déployée véritablement à partir de 2018, mais pas toujours avec efficacité, car l'accord de 2016 préserve leur liberté d'action. Ainsi, les requêtes faites à Facebook pour dénoncer des actes de cyberviolence ont doublé entre 2015 et 2019. En parallèle, le taux de transmission des réponses est passé de 40 % à 70 %, ce qui constitue une amélioration.
Nous recommandons le soutien au Digital Service Act à travers d'une part, la nomination d'un responsable légal dans chaque pays de l'Union européenne et d'autre part, l'audit des plateformes via la réalisation de stress tests par des auditeurs indépendants. Étant donné la forte évolutivité du secteur numérique et la rapidité d'obsolescence du droit en la matière, ce travail doit être réalisé en collaboration avec les plateformes. L'idéal serait de mettre en place une approche hybride fondée d'une part sur l'obligation d'agir, et d'autre part sur la collaboration en matière de méthodes d'actions, comme c'est le cas dans le domaine de la finance.
Finalement, pour résumer mon propos, mes principales recommandations sont les suivantes : la création d'une grande cause nationale, la création d'un guichet unique, la mise en place d'une approche systémique impliquant l'ensemble des acteurs et la responsabilisation des plateformes à travers des audits indépendants. L'idée est d'amener progressivement les plateformes vers des pratiques plus transparentes. Au lieu d'analyser les algorithmes, analysons plutôt de quelle manière les plateformes répondent concrètement à la cyberviolence.
M. Matthieu Boutard, directeur général de la plateforme de modération Bodyguard. - Avant de devenir directeur général de Bodyguard, j'ai travaillé sept ans chez Google, puis deux ans chez Google.org. Je suis ainsi expert dans les domaines de la fracture numérique et de la sécurité en ligne. Je peux ainsi vous donner un éclairage sur les mesures prises par Google sur ces sujets.
Bodyguard est une technologie qui détecte en temps réel les contenus toxiques sur Internet. Nous proposons à ce titre trois produits. Le premier est destiné aux particuliers souhaitant être protégés. Il leur suffit de télécharger l'application et de la connecter à leurs réseaux sociaux. Dès qu'un message haineux apparaît, il est intercepté et supprimé en temps réel. Ces actions sont réalisées sur le fondement de partenariats conclus avec les plateformes. Ainsi, ce sont à ce jour 55 000 personnes qui utilisent l'application mobile de façon gratuite pour se protéger du harcèlement, du racisme, de l'homophobie, etc. Nos utilisateurs sont notamment des influenceurs ou des personnalités politiques et 40 % de ces utilisateurs ont moins de 18 ans.
Bodyguard est une réponse à l'autocensure et au fait que nombre de personnes quittent les plateformes pour cause de harcèlement, laissant la place aux extrêmes et aux harceleurs. Nos objectifs sont donc de protéger les personnes qui ont des idées à communiquer, afin qu'elles puissent le faire en toute sécurité.
Nous proposons également une solution pour les familles qui alerte les parents en temps réel, si leur enfant est victime de cyberharcèlement ou de cyberviolence. En même temps que cette alerte, du contenu éducatif est adressé aux parents.
Enfin, nous proposons une solution à destination des entreprises. Nous accompagnons les réseaux sociaux émergents dans leur objectif de protection de leur communauté. Les réseaux sociaux sont des inventions fantastiques destinées à créer du lien entre les personnes. Néanmoins, il existe des dérives qui n'avaient pas été anticipées par leurs créateurs. Tous les nouveaux réseaux ont cette volonté de renforcer leur aspect sécuritaire. Notre travail consiste à formuler des recommandations pour les aider à avancer dans ce domaine.
Concernant les plateformes, des progrès ont été réalisés en termes de produit. Aujourd'hui, toutes les plateformes ont mis en place des équipes destinées à préserver la Trust and Safety. Ces plateformes ont, en effet, intérêt à veiller au bien-être des utilisateurs dont le départ risquerait d'entraîner une baisse de revenus.
En revanche, je considère que le principe du signalement est inefficace et qu'il est inacceptable que les plateformes s'en contentent. En effet, le délai entre le signalement et la réponse de la plateforme est aléatoire. Nous avons réalisé que, pour que ces signalements aboutissent sur des réponses rapides et concrètes des plateformes, plusieurs centaines de personnes devaient réaliser un même signalement au même instant. C'est notamment l'action menée par le collectif Stop Fisha. À mon sens, le signalement n'est donc pas un moyen efficace de lutte contre le harcèlement. Je reconnais cependant que les plateformes reçoivent chaque jour de très nombreux signalements qu'il est difficile de prioriser. Il serait nécessaire de réfléchir à la question de l'anonymat lors de la création des comptes, ainsi que sur les mesures pouvant être prises en amont du problème.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Je vous remercie pour ce premier tour d'horizon. Il s'agit d'une utile contribution à nos réflexions.
Nous avons, la semaine dernière, auditionné les représentants des réseaux sociaux et de nombreuses contradictions sont apparues entre plusieurs principes : la protection des personnes versus le secret des correspondances, la liberté individuelle versus la communication de données personnelles aux réseaux sociaux pour faciliter la reconnaissance d'éventuels harceleurs anonymes, etc.
Estimez-vous que la prise de conscience de l'ensemble de la société face au danger du cyberharcèlement soit suffisante ?
Le dispositif juridique actuel est-il suffisant ? Faut-il le renforcer - notamment au niveau européen pour accroître la responsabilité des réseaux sociaux ? Faut-il mettre en place la règle de la golden hour pour le retrait de contenus de cyberharcèlement au niveau européen ? Existe-t-il des approches différentes liées à des traditions juridiques distinctes ?
De manière générale, avez-vous des idées pour renforcer la prévention du cyberharcèlement, que ce soit à destination des réseaux sociaux, ou des utilisateurs ? Il peut s'agir de renforcer les sanctions, mais aussi la formation.
Selon vous, les réseaux sociaux ont-ils amélioré leur politique sur la prévention et la lutte contre le cyberharcèlement ?
Je vous remercie d'avance pour vos réponses.
M. Matthieu Boutard. - Sur l'aspect juridique, il existe un très grand sentiment d'impunité sur les réseaux sociaux. Chez Bodyguard, nous souhaitons que la peur change de camp. De nombreux utilisateurs profitent de leur anonymat pour relayer des contenus harcelants. Cependant, la vie virtuelle ne se distingue pas de la vie réelle et prend même parfois plus de place. Or, en France, aucune sanction n'a jamais été prononcée sur des cas de cyberharcèlement, à l'exception du cas de Marvel Fitness. Cette impunité s'explique par la complexité du droit français en la matière. À cet égard, la proposition de loi de Laetitia Avia contenait des contradictions, mais aussi un certain nombre d'éléments intéressants qu'il est dommage d'avoir abandonné.
M. Thierry Jadot. - Je partage les propos de M. Matthieu Boutard au sujet du signalement. En effet, une enquête du Haut Conseil à l'Égalité menée en 2018 a montré que les délais de réponse des plateformes dépassaient régulièrement leurs engagements en la matière.
Je suis également très favorable à l'application de la règle de la golden hour.
Concernant l'aspect juridique, il serait souhaitable d'harmoniser le code pénal avec le code de l'éducation. En particulier, le code pénal ne tient pas suffisamment compte de la vulnérabilité des enfants. En outre, les plateformes ne font pas non plus de distinction entre les discours haineux à destination des adultes et ceux à destination des enfants. Même les règles RGPD ne font pas de différence de traitement sur le fondement de la vulnérabilité des mineurs. Il faudrait prendre en considération cette dimension, y compris dans les peines. En effet, plus de 50 % des actions de cyberviolence sont menées par des camarades de classe de la personne harcelée.
En Finlande, l'Université de Turku a mis en place auprès de 117 écoles, un système de jeu de rôle et de confrontation des harceleurs avec leurs victimes en impliquant l'ensemble des acteurs. Grâce à cette méthode, 85 % des cas de cyberharcèlement avaient été réglés et le cyberharcèlement a été réduit de 50 % dans ces établissements.
Il faudrait décentraliser la problématique du cyberharcèlement afin de confier au chef d'établissement une responsabilité et une autonomie plus importantes en la matière. De cette manière, le chef d'établissement pourrait mobiliser l'ensemble des acteurs locaux et agir selon les méthodes de gestion de crise. Je rappelle qu'il s'agit bien d'une gestion de crise. En effet, au bout de dix jours seulement, la viralité des contenus est telle que les conséquences pour la victime sont irréversibles. Le chef d'établissement doit être en mesure de prendre les sanctions adaptées en conseil de discipline, car les peines du code pénal ne sont pas adaptées à des mineurs.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Il s'opère actuellement une prise de conscience dans l'Éducation nationale. Nous avons constaté que des cellules de crise sont mises en place chaque fois que nécessaire dans les établissements. De même, un travail de partenariat est souvent réalisé avec les acteurs locaux. Enfin, les autorités académiques souhaitent mettre en place un programme de formation sur ce sujet dès la rentrée prochaine.
M. Thierry Jadot. - Ces éléments vont dans le bon sens. Néanmoins, la gestion de crise suppose que le personnel y soit formé.
Mme Jocelyne Guidez. - J'ai appris des choses intéressantes à l'occasion de ces interventions. Je m'interroge néanmoins sur un éventuel profil type des auteurs de cyberharcèlement.
M. Matthieu Boutard. - Il n'existe pas de profil en la matière. La plupart des jeunes agissant sur les réseaux sociaux n'ont pas suffisamment conscience de la portée réelle de leurs actes. Je vous rappelle les chiffres en la matière : un enfant sur deux est soit harcelé, soit harceleur.
M. Thierry Jadot. - Il est fondamental de prendre conscience que les usages des réseaux sociaux divergent selon les générations. Afin de communiquer avec les jeunes sur ces questions, il est important d'utiliser les codes de ces jeunes. Par exemple, la plateforme PHAROS, qui suppose la saisie d'une URL pour réaliser un signalement, ne peut identifier un contenu échangé dans une conversation privée. Il est alors nécessaire de permettre le blocage des utilisateurs malveillants.
M. Matthieu Boutard. - Peu de parents utilisent TikTok alors que la majorité des adolescents le font. C'est la raison pour laquelle notre contenu éducatif s'adresse aux parents qui doivent comprendre les usages de leurs enfants en se formant au numérique.
Mme Sabine Van Heghe, présidente. - Cette question a été largement évoquée lors de notre précédente audition. Nous avons également abordé la question de la levée de l'anonymat. Pourquoi ne pas imposer la présentation d'une pièce d'identité à l'ouverture d'un compte ? Quels sont les freins en la matière ? Cette obligation pourrait conduire selon moi à davantage responsabiliser les parents.
M. Thierry Jadot. - En Angleterre, les autorités ont tenté de mettre en place un système similaire, mais cela n'a pas fonctionné. Selon les statistiques recueillies, les jeunes ont autant accès à tous les contenus illicites que leurs parents, que ce soit au niveau des sites pornographiques ou des contenus incitant à la haine raciale ou au terrorisme. Il est fondamental de s'associer aux opérateurs téléphoniques, afin d'alerter les parents sur les dispositifs existants dès le stade de l'achat d'un téléphone pour leurs enfants.
M. Matthieu Boutard. - Ayant travaillé chez Google, je confirme que le contenu auquel ont accès les mineurs n'est l'objet d'aucun contrôle.
Mme Sabine Van Heghe, présidente. - D'expérience, on peut contrôler, depuis son téléphone, les sites et les applications auxquels les enfants ont accès, ainsi que le temps de connexion. Cela montre que les outils existent et qu'un contrôle est possible.
M. Thierry Jadot. - Je vous le confirme. Cependant, les opérateurs téléphoniques ne sensibilisent pas suffisamment à leur existence.
M. Matthieu Boutard. - Certaines solutions permettent également de remédier à l'anonymat sur les réseaux sociaux. Dans ce sens, le système Yoti permet de confirmer l'identité d'une personne via l'insertion d'une pièce d'identité. Ce système se développe aux États-Unis et fonctionne très bien.
En réalité, l'anonymat sur Internet n'existe pas. Il est très facile de retrouver un utilisateur à travers son User ID ou son adresse IP.
M. Thierry Jadot. - C'est la raison pour laquelle il faut se doter d'un droit européen qui impose aux plateformes des réponses sur ces sujets. Il ne faut pas que les plateformes puissent se cacher derrière le fait qu'elles ne disposent pas de représentant légal dans le pays.
M. Hussein Bourgi. - Premièrement, à l'occasion de notre précédente réunion la semaine dernière, j'ai eu un échange assez vif avec les représentants des plateformes que j'accuse de minorer le phénomène du cyberharcèlement. À la suite de cette réunion, j'ai reçu un grand nombre de témoignages. La majorité des messages d'utilisateurs souhaitait la levée de l'anonymat sur les réseaux sociaux, notamment en scannant une carte d'identité à l'ouverture d'un compte. Une minorité de messages expliquait, en revanche, que la levée de l'anonymat pourrait porter atteinte aux lanceurs d'alerte. Ainsi, je suis convaincu que c'est en prenant en considération tous les arguments que nous pourrons avancer sur ce sujet.
Deuxièmement, comment pouvons-nous vous aider pour que la question du harcèlement et du cyberharcèlement retienne l'attention des plus hautes autorités de l'État et devienne une grande cause nationale ? En supposant que ce soit le cas, pensez-vous que les grands réseaux sociaux s'associeront à cette cause?? En effet, ces plateformes affirment être soumises au droit américain qui garantit la liberté d'expression totale. Comment peut-on rendre compatible la lutte contre le cyberharcèlement avec ces réalités juridiques ?
Enfin et troisièmement, combien coûte l'application Bodyguard et pourquoi il n'existe pas davantage de communication sur cette application??
Mme Claudine Lepage. - Je viens à mon tour de découvrir l'application Bodyguard et de la télécharger. Je m'aperçois qu'elle offre une protection sur quatre réseaux sociaux parmi lesquels ne figure pas TikTok. L'intégration de TikTok ou d'autres réseaux sociaux manquants fait-il partie de vos projets ? Par ailleurs, comment faites-vous connaître votre application?? Existe-t-il des applications concurrentes de la vôtre ?
M. Matthieu Boutard. - Tout d'abord, nous avons besoin d'établir un accord avec la plateforme afin de pouvoir nous connecter à celle-ci. Twitter, Facebook, YouTube et Twitch nous donnent cet accord. Snapchat a quant à lui été créé sur le principe que les contenus étaient éphémères, ce qui empêche le fonctionnement de Bodyguard. Enfin, TikTok ne souhaite pas partager ses données, ce qui fait obstacle à la création d'un partenariat.
Ensuite, pour comprendre les raisons pour lesquelles nous ne sommes pas davantage connus, il faut se pencher sur notre réalité économique. La technologie de Bodyguard est unique au monde et a été créée par Charles Cohen, informaticien autodidacte. Entre 2018 et 2020, il a énormément travaillé au développement de l'application Bodyguard. Afin de promouvoir son application, il est parti en recherche de financements et a essuyé de nombreux refus de la part des banques, des fonds d'investissement, etc. C'est finalement notre association, qui a permis de lever ces fonds. Nous avons ainsi levé 2 millions d'euros en 2020, ce qui nous a permis de construire une équipe afin de développer le produit et générer de l'argent. Cependant, ce n'est pas suffisant.
Notre application est gratuite, puisqu'elle a une vocation sociale. Nous générons du revenu à l'aide du produit destiné aux entreprises. Cependant, la promotion de ce produit est assez lente. Nous essayons, en la matière, de nous faire accompagner par le milieu associatif et espérons, à l'avenir, générer davantage de revenus pour financer notre fonctionnement.
Il n'existe pas d'entreprise concurrente en Europe. Or, le marché est gigantesque et la présence de concurrents permettrait de mieux éduquer les utilisateurs des réseaux sociaux sur ces questions. Aux États-Unis, une technologie similaire a été créée par une entreprise avec laquelle nous collaborons.
Mme Claudine Lepage. - Si je comprends bien, votre technologie est l'une des réponses au problème du cyberharcèlement. Pourquoi n'est-ce pas assez connu ? Est-ce un problème au niveau de la communication ?
M. Matthieu Boutard. - Si nous avions plus de financements, nous pourrions réaliser une meilleure communication ! Je profite de ma présence parmi vous, pour vous partager mon agacement. Nous avons été redressés fiscalement, alors que notre entreprise avait seulement un an d'existence. La personne en charge de notre redressement est incompétente et depuis un an et demi, le dossier de redressement n'est pas achevé. Par ailleurs, je dois comptabiliser 150 000 euros de TVA non remboursable et suis toujours dans l'attente de 70 000 euros au titre du CIR. Voici ma réalité de chef d'entreprise. Ainsi, notre problématique est purement financière.
Nos utilisateurs sont actuellement nos meilleurs promoteurs, qu'il s'agisse de politiques ou d'influenceurs. Cette année, notre application a été utilisée par plus de 55 000 personnes, ce que nous considérons comme étant un résultat honorable.
M. Thierry Jadot. - Pour ma part, à titre personnel je suis assez réservé sur la question de la suppression de l'anonymat sur Internet. En effet, la loi Sapin II vient d'ores et déjà limiter l'anonymat et donc les possibilités de dénonciation. Je préfère me focaliser sur la responsabilité des plateformes et sur la création d'un cadre juridique européen.
En revanche, je suis favorable au fait d'imposer aux plateformes un délai de transmission des informations relatives aux auteurs de cyberharcèlement. Pour cette raison, nous recommandons la réalisation d'audits et des stress tests dont les résultats seraient publiés selon le principe du Name and Shame. Les réseaux sociaux sont tellement soucieux de leur réputation qu'ils seront sensibles à cette démarche. Cette démarche est appliquée par les pouvoirs publics dans le domaine de la finance, il serait tout à fait possible de la transposer aux réseaux sociaux.
Par ailleurs, la question de la présence d'une personnalité légale dans chaque pays est centrale. À l'heure actuelle, les structures présentes au niveau national ne sont que des directions commerciales qui n'ont pas l'autorité nécessaire pour décider de la suppression de contenus. Leur seule vocation porte sur la vente d'espaces publicitaires. Les interlocuteurs que vous invitez n'ont pas l'autorité pour faire évoluer les démarches des réseaux sociaux en matière de cyberharcèlement.
Il est ainsi nécessaire de créer des partenariats avec ces structures tout en les responsabilisant. Le bon échelon en la matière est celui de l'Europe. À ce titre, le RGPD constitue un bon exemple de norme européenne capable de s'imposer à l'international. Ainsi, nous sommes en mesure de créer le cadre juridique permettant d'organiser ce sujet.
Concernant la grande cause nationale, j'ai participé à un webinaire avec Jean-Michel Blanquer qui est ouvert à cette possibilité. Madame Brigitte Macron est également très sensible à ce sujet. Le fait d'ériger le cyberharcèlement en grande cause nationale suppose l'organisation d'une journée consacrée à la communication dans toutes les écoles, afin de sensibiliser tous les acteurs sur ces sujets, y compris les médias.
Nous devons créer une approche systémique sur le harcèlement et sur le cyberharcèlement, bien qu'il soit difficile pour l'Éducation nationale de se sentir responsable de violences s'exprimant en dehors des heures de cours. Cette journée pourrait, par ailleurs, être l'occasion de mettre en avant notre guichet unique, comme cela a été le cas pour le 39 19 au sujet des violences faites aux femmes.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Vous avez proposé des audits pour évaluer la réactivité des réseaux sociaux. Selon vous, par qui devraient-ils être réalisés ? Devraient-ils s'assortir d'amendes en cas d'inefficacité??
M. Thierry Jadot. - Dans le domaine de la finance, il me semble que, quand une banque ne réussit pas le stress test, elle doit alors jouer sur les différents postes de son bilan. Je suis favorable dans un premier temps, à bâtir ces audits avec les plateformes et en ayant recours à des auditeurs indépendants, mandatés par les pouvoirs publics. Cette démarche serait similaire à celle du CSA, qui est une autorité indépendante dans le domaine de l'audiovisuel.
Je suis plutôt favorable à ce que les plateformes échouant à ces tests paient des associations. En effet, elles ont tout intérêt à montrer qu'elles travaillent dans ces domaines. Si les grandes entreprises font auditer leurs comptes, c'est dans leur propre intérêt. Par exemple, la société Atos a récemment vu la valeur de ses actions chuter en bourse parce que ses comptes n'étaient pas validés.
M. Matthieu Boutard. - Je partage ces propos et ajoute que la plateforme Facebook réalise d'ores et déjà cette démarche. Facebook partage, en effet, de façon transparente toutes les actions qu'elle réalise. Cette démarche est donc très simple à mettre en oeuvre.
M. Thierry Jadot. - C'est effectivement très simple. Cependant, ce n'est pas la même chose que la réalisation d'un stress test.
M. Matthieu Boutard. - Les stress tests sont également très simples à mettre en oeuvre.
M. Thierry Jadot. - In fine, ils permettront l'amélioration du produit et de l'algorithme.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Vous avez souligné le fait qu'il n'y avait jamais eu de sanctions en France à l'encontre d'actes de cyberharcèlement en raison de la complexité du droit français.
Au sujet de la prise en compte de la vulnérabilité des mineurs, les faits de harcèlement sont assortis de circonstances aggravantes lorsqu'ils sont commis sur des mineurs de moins de 15 ans. Lorsque les faits sont commis par des mineurs, les dispositions de l'ordonnance du 2 février 1945 s'appliquent. Pouvez-vous expliciter votre approche en la matière ?
M. Thierry Jadot. - À mon sens, il faut que le cyberharcèlement soit intégré dans le code pénal, en mettant l'accent sur la vulnérabilité des mineurs en tant que victime ou harceleur. Dans le RGPD, cette vulnérabilité est soulignée, mais il est difficile d'en comprendre les conséquences pratiques, notamment en termes de sanctions.
Le chef d'établissement doit avoir un rôle privilégié en la matière, afin que les sanctions pénales n'interviennent qu'en dernier recours. En Finlande, 85 % des cas sont réglés par le chef d'établissement et les acteurs qui l'entourent. C'est le modèle que nous devons privilégier afin que le droit pénal ne soit que l'ultime recours.
M. Matthieu Boutard. - Dans le cadre de mon activité, les utilisateurs me demandent quel est le protocole à appliquer en cas de cyberharcèlement. Or je ne saurai dire quels sont les bons interlocuteurs en la matière ni comment les contacter. En parallèle de la question juridique, je pense qu'il est aussi nécessaire d'envisager cette question. Je suis convaincu qu'en disposant de protocoles d'actions en cas de cyberharcèlement, nous pourrions avancer plus rapidement sur ces questions.
M. Thierry Jadot. - Un audit débouche sur des protocoles. Quand une entreprise n'obtient pas de bons résultats à un stress test, elle doit être interrogée sur ses protocoles et sur la manière dont ils sont améliorés. Je ne suis donc pas favorable à la sanction, mais davantage porté sur l'idée de nous obliger collectivement à mieux travailler.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Concernant le RGPD et les conditions générales d'utilisation, j'ai interrogé notamment Facebook lors d'une audition par la Commission de la culture et leur réponse ne m'a pas convaincue. À mon sens, ces éléments ne sont pas suffisamment accessibles aux enfants et je me demande si l'une des solutions ne serait pas d'améliorer cette accessibilité.
Ensuite, il me semble que les enfants sont soumis à un mauvais exemple. En effet, dans de nombreux médias américains ou européens, l'insulte est souvent érigée en liberté d'expression.
Enfin, je constate que si un enfant peut facilement harceler ses pairs, il sera tout de même plus hésitant à harceler un adulte. J'aurais souhaité savoir pourquoi, selon vous. Vous avez insisté sur le fait que le harcèlement et le cyberharcèlement sont identiques. Je suis effectivement convaincue de ce point et considère qu'il faut insister sur le fait que le cyberharcèlement n'est qu'une forme de harcèlement dématérialisée.
M. Thierry Jadot. - Je partage votre point de vue sur le fait que tous les outils mis à disposition, tant sur la protection des données personnelles, que les nouvelles politiques publiques, soient accessibles aux enfants. Cela signifie qu'ils doivent être exprimés avec les codes de communication des enfants. Or, une communication ayant pour objectif de simplement dire aux enfants ce qu'ils doivent faire ne peut fonctionner. Les politiques publiques doivent travailler à la mise à disposition d'une application sur le téléphone de l'enfant, la présence d'un bouton de signalement facile sur les applications et l'existence d'un numéro de téléphone accessible. Il faut se doter d'outils utilisant les codes de communication des enfants. Or ces codes s'éloignent progressivement des nôtres. Ces outils doivent permettre aux enfants de comprendre le fonctionnement de la protection des données personnelles dans le cadre du RGPD. Ceux-ci doivent également avoir connaissance des leviers qu'ils peuvent actionner dans ce cadre. En la matière, une approche communicative très formelle et autoritaire n'aura pas d'effet sur les enfants.
Je ne sais pas quelle réponse apporter sur la dégradation du discours à la télévision. Le CSA est sensible à ce sujet et reçoit de nombreuses plaintes à l'encontre de certaines chaînes. Une nouvelle fois, les pouvoirs publics doivent fournir un cadre juridique au sein duquel le CSA puisse agir et délivrer éventuellement des contraventions.
Nous n'avons pas abordé la dimension d'appartenance culturelle des publics. En effet, la cyberviolence diffère selon qu'elle ait lieu par exemple en Asie, en Europe ou aux États-Unis. Ainsi, les plateformes répondront toujours que la règle prévalente est celle du pays de leur siège social. Le code de bonne conduite européen établi en 2016 précise que les plateformes disposent d'une liberté d'action en la matière. Or, ces plateformes étant de droit extraterritorial, elles ne sont pas contraintes par le droit européen. À ce jour, la seule manière de contraindre les plateformes en matière de cyberharcèlement repose sur l'atteinte à leur réputation.
Enfin, je vous rejoins sur la nécessité de rendre accessibles et compréhensibles par les enfants leurs droits et des outils permettant l'exercice de ces droits, sans que ces enfants aient besoin de recourir à l'aide de leurs parents. Sur ce point, la réforme de l'Éducation nationale en 2019 crée des ambassadeurs dans les écoles afin que les enfants puissent trouver un interlocuteur.
Ces éléments vont dans le sens de la nécessité d'ériger le cyberharcèlement en grande cause nationale. Elle permettrait d'associer les médias sur ce sujet.
M. Hussein Bourgi. - J'ai également recueilli l'information suivante : une victime de cyberharcèlement réalisant seule les démarches de signalement aurait beaucoup moins de chance de voir sa démarche aboutir que si elle est accompagnée par une association. En effet, les associations sont susceptibles de mentionner l'inaction des plateformes face au cyberharcèlement dans leur rapport annuel.
J'ai également été contacté par Le Campus des Médiateurs. Il s'agit d'une association agréée qui a été créée par des lycées eux-mêmes victimes de harcèlement. Ces derniers nous contacteront prochainement, car il semblerait qu'ils soient très implantés en France.
M. Matthieu Boutard. - Je considère qu'il est dramatique que, sans les associations, les victimes n'aient pas autant de chance que leurs signalements soient suivis d'effet. En effet, les associations sont limitées financièrement et dans le cadre de leur activité. Les plateformes discriminent les signalements en fonction de la personne ou de la structure qui la porte, ce qui est anormal.
M. Thierry Jadot. - La fonction du guichet unique devrait être d'orienter vers les associations. Il faudra, dès lors, se doter d'une définition claire du rôle et des fonctions de chacun des acteurs afin de ne pas créer de concurrence.
Enfin concernant l'aspect juridique, il est indispensable que le cyberharcèlement puisse faire l'objet d'une procédure de référé afin que le contenu en ligne soit supprimé, qu'il soit public ou contenu dans une conversation privée.
Mme Sabine Van Heghe, présidente. - Je vous remercie, messieurs. Votre contribution a été enrichissante et plusieurs pistes s'en sont dégagées : en faire une grande cause nationale, créer un guichet unique, s'inspirer des pays dont l'approche responsabilise les enseignants pour désamorcer les situations, intégrer le cyberharcèlement dans le code pénal, construire un cadre juridique européen, veiller à l'information et la responsabilisation des parents et adopter une communication adaptée aux enfants. Ces propositions contribueront à nourrir notre rapport.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 05.
Jeudi 1er juillet 2021
- Présidence de Mme Sabine Van Heghe, présidente -
La réunion est ouverte à 10 h 35.
Audition de Mme Claire Hédon, défenseure des droits, et de M. Éric Delemar, défenseur des enfants
Mme Sabine Van Heghe, présidente. - Madame la Défenseure des droits, Monsieur le Défenseur des enfants, comme vous le savez, les auditions de la mission d'information sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement, créée au titre du droit de tirage du groupe Les Indépendants-République et Territoires, sont consacrées au harcèlement en milieu scolaire, et notamment à sa dimension « cyber ».
Vous êtes tous deux, au titre de vos prérogatives, des acteurs importants de la lutte contre ce phénomène. Permettez-moi, à titre liminaire, de vous remercier très vivement pour votre présence. Madame Hédon, voici un an que vous êtes Défenseure des droits et que vous avez notamment la responsabilité, comme autorité constitutionnelle indépendante, de la défense et de la promotion des droits de l'enfant. À cette fin, vous êtes accompagnée par votre adjoint M. Éric Delemar, Défenseur des enfants. Votre expertise conjointe nous est indispensable pour préciser les contours, y compris juridiques, du harcèlement scolaire, compléter notre panorama des acteurs de la lutte contre ce phénomène, mais aussi bénéficier de votre recul afin de confirmer, infirmer ou nuancer notre approche. À ce titre, il m'a paru indispensable que nos travaux soient captés et diffusés le plus largement possible.
Tous nos travaux et les deux déplacements que nous avons effectués sur le terrain l'ont bien démontré : si ce phénomène est depuis une dizaine d'années reconnu et pour partie traité tant au sein de l'établissement scolaire qu'avec les autres acteurs de la politique publique, sa dimension « cyber » en a radicalement changé la nature, la portée et donc les conséquences dramatiques sur les élèves. Le harcèlement tend à se disséminer, à se réfugier derrière un anonymat qui en démultiplie les conséquences dévastatrices. Il ne s'arrête plus aux portes de l'école, du collège ou du lycée, mais crée un continuum qui ignore les lieux, les horaires et l'intime de la vie familiale. Dans ces conditions, il est indispensable d'agir immédiatement pour endiguer ces tsunamis de haine et de violence. Ainsi, de façon positive, nous pourrons valoriser notre vouloir vivre ensemble et préserver les lieux de vie scolaire.
Mais si le harcèlement débute toujours dans un établissement scolaire - on parle plus précisément de harcèlement en milieu scolaire -, sa prise en compte et sa résolution ne peuvent se faire dans le seul cadre de l'établissement d'enseignement. Ce harcèlement en milieu scolaire, qui nie le droit à la singularité et stigmatise la différence de façon inadmissible et surtout illégale, relève doublement, comme atteinte aux droits de l'enfant et comme discrimination, de votre compétence. La réussite de la lutte contre ce fléau passe par la mobilisation d'un réseau efficace, dont vous faites partie, qui vient épauler, soutenir les victimes et leurs parents.
Face à cette « violence en meute », des initiatives ont été prises pour favoriser l'empathie, construire une relation durable de confiance avec les adultes, et pour libérer la parole des enfants. Vous avez publié en novembre dernier un rapport sur le sujet : pourriez-vous nous dire quels sont les obstacles à cette prise de parole ? À un niveau plus général, quel est votre rôle dans le traitement du harcèlement en milieu scolaire en France ? Entretenez-vous des discussions avec vos homologues européens sur cette thématique et en particulier sur celle du cyberharcèlement ? Vos réponses et vos contributions seront précieuses pour enrichir nos travaux dont l'objectif est d'aboutir, à la mi-septembre, à des conclusions opérationnelles en s'appuyant sur l'ensemble des parties concernées.
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - Madame la présidente, je vous remercie de nous avoir invités pour parler d'un sujet qui nous tient à coeur. Je suis accompagnée d'Éric Delemar, Défenseur des enfants, et de Marguerite Aurenche, directrice du pôle Défense des droits de l'enfant, qui est assistée de Maïwenn Yzabel, juriste au sein de ce pôle, ainsi que de France de Saint-Martin qui assure le lien avec les parlementaires.
Le thème de votre mission d'information me tient particulièrement à coeur. La question de l'accès des jeunes et des enfants à leurs droits et en particulier au droit à l'éducation, fait partie des priorités de mon mandat. Or, les conséquences du harcèlement sur ce droit sont lourdes, comme elles le sont sur la santé mentale des jeunes : l'actualité nous le rappelle régulièrement, le harcèlement peut pousser des victimes au suicide. Il peut aussi porter atteinte au droit à l'éducation en aboutissant à des difficultés scolaires, à de l'absentéisme, voire à de la déscolarisation. À cet égard, notre prochain rapport sur les droits des enfants sera consacré à la santé psychologique des enfants, angle sous lequel sera abordé le harcèlement scolaire. Je vous remercie, Madame la présidente, d'avoir fait référence au précédent rapport, car la parole des enfants est au centre de cette problématique.
Le droit à une scolarité sans harcèlement est consacré en droit français depuis la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance. Et il faut le reconnaître, les pouvoirs publics se sont emparés du sujet depuis plusieurs années. Le ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports a mis en oeuvre de nombreux dispositifs afin de favoriser la prévention et la prise en charge des situations de harcèlement au sein des établissements scolaires. Les derniers chiffres du ministère laissent entrevoir une légère baisse de ces situations entre 2011 et aujourd'hui, même si leur nombre et les conséquences qu'elles entraînent demeurent très préoccupants. Lors de ma prise de fonctions en tant que Défenseure des droits, j'ai été frappée de constater que nous continuons à être souvent saisis de situations d'enfants victimes de harcèlement scolaire.
À travers les saisines que nous instruisons, je soulignerai d'abord les difficultés rencontrées sur le terrain pour décliner les instructions et les outils ministériels. Ensuite, je vous ferai part de nos recommandations. Enfin, je vous alerterai sur quelques points d'attention.
Les saisines relatives au harcèlement scolaire se sont stabilisées depuis quelques années. Sur les 3 000 saisines annuelles, le siège en instruit une cinquantaine. Pour 2021, 37 saisines ont à ce jour été enregistrées. Ces saisines permettent de dresser cinq constats.
En premier lieu, certains établissements et autorités de tutelle ne se saisissent pas encore suffisamment des outils existants pour prévenir et lutter contre le harcèlement en milieu scolaire. L'élaboration de tous ces outils à l'échelle nationale est indéniablement une bonne chose, qui a même été saluée par le Comité des droits de l'enfant de l'ONU en 2016. Ce dernier a néanmoins recommandé à l'État français de redoubler d'efforts en insistant sur l'importance des outils de prévention et de traitement, mais aussi sur la formation des personnels. Je ne peux que me rallier à ces recommandations qui sont toujours d'actualité.
Pour être efficaces, ces outils doivent être accompagnés de mesures de sensibilisation des enfants à leurs droits à l'école, notamment le droit d'être protégés contre la violence, qui inclut le harcèlement et les brimades.
En deuxième lieu, certaines équipes peinent à identifier l'ampleur des faits de harcèlement. Ces violences sont encore trop souvent banalisées, minimisées et considérées comme des chamailleries entre enfants ou adolescents. Les chefs d'établissement et les équipes pédagogiques restent souvent démunis face à ces situations, alors qu'il existe un réseau de référents et de protocoles académiques. En conséquence, la réaction de l'institution est souvent absente, tardive, voire inexistante, celle-ci se bornant à rechercher la responsabilité de l'enfant victime, qui embêterait ses camarades ou aurait un comportement difficile.
En troisième lieu, certaines équipes pédagogiques ont du mal à prendre en compte des situations de harcèlement et de cyberharcèlement qui se poursuivent en dehors du cadre scolaire. Vous l'avez fort bien dit, Madame la présidente, le harcèlement crée un continuum, comme c'est le cas lorsque des faits commis sur un élève dans l'enceinte de l'établissement s'inscrivent dans le prolongement d'un harcèlement dit « de quartier ». Les protocoles anti-harcèlement sont alors peu appliqués, les faits étant considérés comme des faits de violence qui ne trouvent pas leur origine au sein de l'établissement. Et la solution envisagée par les chefs d'établissement et les services académiques consiste parfois à déplacer l'enfant victime dans un autre établissement, créant une rupture dans sa scolarité qui peut être très grave et suppose parfois le déménagement de la famille. Cette réalité prend effectivement de l'ampleur avec le développement des réseaux sociaux, mais nous sommes encore très peu saisis des situations de cyberviolence et particulièrement de cyberharcèlement. Toutefois, nos échanges avec les représentants de la société civile et les travaux auxquels nous participons sur ces questions confirment la nécessité de faire de la lutte contre les cyberviolences une priorité.
Les conséquences du cyberharcèlement seraient d'ailleurs encore plus graves que celles du harcèlement « traditionnel », du fait de l'anonymat, du pouvoir de dissémination et de l'élargissement du public concerné. Face à l'écran, les victimes sont souvent très seules. Par ailleurs, le cyberharcèlement est souvent le prolongement, à la maison, du harcèlement subi à l'école, ce qui ne laisse aucun répit à l'enfant victime. J'y insiste, le démarrage des violences survient très souvent en milieu scolaire, comme en attestent les réclamations. Alors qu'il est mentionné dans tous les protocoles anti-harcèlement à disposition des personnels de l'éducation nationale, le cyberharcèlement reste difficilement pris en compte par les chefs d'établissement, en raison de l'anonymat des publications sur les réseaux sociaux ou de l'implication de personnes extérieures à l'établissement.
En quatrième lieu, les chefs d'établissement sont souvent réticents à prendre en charge le harcèlement lorsque des plaintes sont en cours d'enquête ou ont été classées sans suite. Pourtant, les deux procédures sont parfaitement indépendantes et compatibles, puisqu'elles peuvent être menées en parallèle. Ce n'est pas parce que des faits ne sont pas constitutifs d'un délit pénal que le harcèlement ne pourra pas être caractérisé en vertu des outils élaborés par l'éducation nationale.
En cinquième et dernier lieu, les établissements catholiques privés sous contrat sont également touchés par le harcèlement, mais ils font rarement appel aux dispositifs mis en place par les services de l'éducation nationale, notamment aux référents harcèlement désignés au sein des services départementaux. Pourtant, une étroite collaboration entre l'enseignement privé et les services de l'éducation nationale semble essentielle.
J'en viens à nos recommandations pour une meilleure utilisation des outils de lutte contre le harcèlement scolaire.
Nous avons présenté ces recommandations l'an dernier au député Erwan Balanant dans le cadre de sa mission sur le harcèlement scolaire, mais nous les avions déjà portées depuis plusieurs années via différentes décisions, avis au Parlement, rapport annuel et dans le dernier rapport du Défenseur des droits au Comité des droits de l'enfant de l'ONU le 10 juillet 2020.
Ces recommandations visent en particulier à améliorer le repérage des situations de harcèlement scolaire et les réponses qui leur sont apportées. Nombreuses et variées, elles proposent, entre autres, la rediffusion des protocoles et des outils de lutte contre le harcèlement auprès de tous les chefs d'établissement scolaire et leur mise en oeuvre effective par ces derniers. Elles prévoient également la promotion, au sein de chaque établissement scolaire, des droits de l'enfant, notamment le droit d'être protégé contre toute forme de violence. Je citerai à cet égard notre programme Les jeunes ambassadeurs des droits de l'enfant (JADE) et des luttes contre la discrimination : une centaine de jeunes de 17 à 25 ans interviennent chaque année au sein des établissements scolaires dans le cadre de leur Service civique. Très souvent, c'est à la suite de leur intervention sur la Convention internationale des droits de l'enfant (CIDE) que des jeunes, ayant compris qu'ils étaient victimes, viennent les voir et évoquent leur histoire. Nous avons mis en place une procédure à double titre, non seulement pour le recueil de ces paroles inquiétantes, préalable à toute prise charge ultérieure, mais aussi parce que nos jeunes sont parfois ébranlés de ce qu'ils peuvent entendre. Cette formation aux droits devrait être systématique dans les établissements scolaires, car c'est en parlant du harcèlement que les victimes peuvent se reconnaître comme telles et les auteurs prendre conscience de leurs faits.
Nous recommandons la prise de mesures adaptées dès qu'un élève - ou ses parents - allègue d'une situation de harcèlement, et ce même si plainte a été classée sans suite ou est en cours de traitement. Les moqueries doivent être prises en compte, bien qu'elles soient fréquentes dans certains établissements ou filières. La formation au repérage du harcèlement scolaire et à l'utilisation des dispositifs existants doit être largement dispensée aux responsables d'établissements scolaires, aux médiateurs académiques, aux inspecteurs de circonscriptions, aux médecins et infirmiers scolaires. Nous préconisons également la réalisation, dans chaque établissement scolaire d'un bilan régulier des situations de harcèlement survenues et des mesures qui ont été prises à cette occasion, pour les prévenir, les traiter et améliorer les pratiques. Enfin, nous appelons de voeux l'organisation régulière, dans chaque établissement public ou privé sous contrat, d'actions de sensibilisation aux conséquences du harcèlement.
Je souhaite attirer votre attention sur trois points fondamentaux pour lutter efficacement contre le harcèlement scolaire à l'avenir : la pluralité des acteurs impliqués et la formation des professionnels, la nécessité de favoriser l'accueil et la prise en compte de la parole des enfants, notamment les plus vulnérables ; enfin, l'impact du climat scolaire en général sur ces questions de harcèlement.
S'agissant de la pluralité des acteurs impliqués, en novembre 2020, à l'occasion de la Conférence internationale sur la lutte contre le harcèlement entre élèves, le comité scientifique sur la lutte contre le harcèlement et le cyberharcèlement a affirmé clairement que le harcèlement entre élèves se produit dans un système de relations et de structures qui existent à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'école, et qu'il relève à ce titre d'une approche éducative globale. Dès lors, il paraît indispensable que les protocoles de lutte contre le harcèlement et le cyberharcèlement reposent sur un partenariat entre les différents acteurs concernés, non seulement les personnes de l'équipe pédagogique, mais aussi les personnels médicaux, les travailleurs sociaux, les services de police et de justice, les élèves et les familles. Il faut absolument accentuer la formation commune des différents professionnels, cadres et non-cadres, afin de garantir la mise en oeuvre de mesures concrètes adaptées à chaque situation.
Il est aussi fondamental de tout faire pour mieux accueillir et prendre en compte la parole des enfants, en particulier des plus vulnérables. C'est un fait, les situations de harcèlement et de cyberharcèlement sont plus nombreuses dans les établissements défavorisés. En outre, les enfants vulnérables en sont à l'évidence plus souvent victimes. Tel est le cas des élèves porteurs de handicaps, dont la situation de harcèlement peut être mal identifiée par les enseignants. Ils sont résignés à ce que ces enfants fassent l'objet de moqueries de la part de leurs pairs, se retrouvent dans des situations conflictuelles et rencontrent plus de difficultés d'intégration. C'est aussi le cas des enfants issus de l'immigration, notamment lorsqu'ils sont arrivés plus tardivement sur le territoire et des enfants en situation de précarité. Il est primordial que l'enfant puisse formuler lui-même les mesures qu'il estimerait nécessaire de prendre au regard des faits qu'il subit. J'insiste sur cette question de la parole : si l'enfant n'a pas été habitué à s'exprimer en classe et être écouté, comment pourrait-il le faire quand il se retrouvera dans des situations difficiles ?
Les formes de harcèlement varient aussi selon les élèves qui en sont victimes. Une enquête de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) de 2018 a mis en lumière que, si les garçons sont plus susceptibles que les filles d'être frappés ou bousculés, ces dernières sont plus souvent exposées aux mauvaises rumeurs. Il est donc très important de prendre en compte tous les facteurs afin d'adopter une approche adéquate de chaque situation.
Je conclurai sur l'importance du climat scolaire. L'atmosphère générale qui règne au sein d'une classe ou d'un établissement influence la qualité de la relation entre les élèves. La porosité entre ce qui se passe à l'extérieur de l'école et la vie dans l'établissement a également été prouvée. Le fait d'être victime dans le cyberespace affecte de manière négative la perception globale de l'établissement scolaire, et inversement, le fait d'être victime de cyberviolences est lié au sentiment de bien-être ou de mal-être au collège. L'amélioration du climat scolaire doit donc être considérée comme un levier d'action pour réduire ces formes de violence. Il convient par exemple de mettre en place des actions portant sur la qualité des relations interpersonnelles au sein de l'école entre élèves, entre élèves et adultes, et entre adultes, et d'ouvrir des espaces de paroles, spécifiques ou communs pour les élèves, les parents et le personnel. Enfin, le protocole de traitement des situations de harcèlement doit être mis en place dès que des violences en ligne ont un impact sur le climat scolaire.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Madame la Défenseure des droits, je vous remercie pour ce premier tour d'horizon qui constitue une utile contribution à notre réflexion. Permettez-moi donc de prolonger ce premier échange en vous faisant part de plusieurs de mes interrogations.
Nous avons, la semaine dernière, auditionné les représentants des réseaux sociaux et de nombreuses contradictions sont apparues entre plusieurs principes : protection des personnes versus secret des correspondances, liberté individuelle versus communication de données personnelles aux réseaux sociaux pour faciliter la reconnaissance d'éventuels harceleurs anonymes, etc. Comment dès lors opérer une conciliation entre objectifs variés ? Existe-t-il une différence juridique d'approche entre pays européens ?
Nous avons aussi auditionné M. Jean-Pierre Bellon, qui a attiré notre attention sur le développement dramatique du sexting et du revenge porn. Encore lundi dernier, lors de notre visite dans un collège du Pas-de-Calais, l'ensemble de la communauté éducative et des partenaires de l'éducation nationale soulignait les dangers du cyberharcèlement, et la difficulté de lutter contre ce phénomène. Quel est votre regard en la matière ? Comment agir pour supprimer d'internet des photos qui n'ont pas à y être ? De façon générale, entretenez-vous, au titre de vos missions, des relations avec les réseaux sociaux ?
Nous avons constaté une déficience en matière d'éducation au droit, tant des enfants que des parents. Vos préconisations sont très opportunes à cet égard. Les programmes que vous menez en la matière comprennent-ils une composante relative aux délits sous-jacents à des faits de harcèlement et de cyberharcèlement ?
Enfin, que pensez-vous de la proposition consistant à fusionner les numéros 30 18 et 30 20 et à vous en transférer la responsabilité ? Avez-vous actuellement des contacts avec les structures qui reçoivent ces appels ?
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - S'agissant des numéros 30 18 et 30 20, d'après les remontées qui me sont parvenues, ce n'est pas tant le fonctionnement actuel du 30 20 qui constitue un blocage que sa mise en oeuvre effective sur le terrain. En tout état de cause, notre intervention ne peut se substituer à l'action des acteurs sur le terrain. Il revient d'abord à l'éducation nationale d'agir de son côté. C'est seulement en cas d'insatisfaction des parents et de l'enfant - et en deuxième ressort - que nous devons agir à notre tour de façon indépendante. Sinon, notre action n'aurait pas de sens, d'autant que l'éducation nationale met souvent en place des actions positives. Les remontées ont évidemment lieu lorsque les choses tournent mal - nous sommes un observatoire de ce qui est déficient.
M. Éric Delemar, défenseur des enfants. - Le Défenseur des droits et le Défenseur des enfants font partie du réseau européen des Défenseurs des enfants. Je peux vous faire part des déclarations et des remontées très concrètes de la Commission européenne et du Conseil de l'Europe : il s'agit de prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les enfants contre le harcèlement, la violence, l'exploitation et la maltraitance sous toutes leurs formes dans le monde numérique.
Les deux axes fondamentaux sont la prévention et protection. Il s'agit de réaliser les droits de l'enfant à l'ère du numérique. En matière de prévention, cela signifie qu'il faut lutter contre les ruptures numériques, éduquer au numérique, car, lorsque les enfants sont sensibilisés à leurs droits, ils sont plus en mesure de se défendre. Face aux lacunes de notre enseignement, il faudrait prévoir une éducation à l'informatique et sur la façon de se servir des écrans et d'éviter les dangers des réseaux sociaux.
Dans la droite ligne des actions du réseau européen des Défenseurs des enfants, il faut renforcer les dispositifs de protection via des mesures législatives et technologiques. Les plateformes numériques doivent être soumises à réglementation et supervision afin de protéger les droits de l'enfant. Il faut exiger qu'elles remontent les informations concernant les violences faites en ligne et qu'elles en suppriment immédiatement les contenus. Il s'agit également de lutter contre la propagation en ligne des discours de haine raciste ou du proxénétisme. Nous appelons à la mise en place de mesures très concrètes.
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - Des cours d'éducation sexuelle sont prévus par l'éducation nationale, mais ils sont trop rares. L'une de nos préconisations porte d'ailleurs sur l'effectivité de ces cours. S'agissant du lien entre le harcèlement et les réseaux sociaux, les saisines concernent toujours du harcèlement scolaire, qui essaime après sur les réseaux sociaux. Je suis curieuse de savoir s'il existe des situations de cyberharcèlement qui n'ont pas démarré à l'école. Les chefs d'établissement estiment qu'ils ne sont pas concernés dans le cas de harcèlement en ligne, alors que leur intervention est importante à tous les stades. À ce sujet, l'association e-Enfance prodigue ses conseils aux jeunes, notamment sur le 30 18, et les réoriente éventuellement vers les services compétents.
Mme Marguerite Aurenche, directrice du pôle Défense des droits de l'enfant. - Il faut effectivement trouver un équilibre pour concilier le droit au respect de la vie privée des élèves, parfois accusés de harcèlement, et le droit de l'élève victime à être protégé contre toute forme de violence. Les premiers professionnels concernés, face à une dénonciation de harcèlement, veulent avoir la preuve du harcèlement. Ils sont souvent réticents à agir, car ils estiment qu'ils n'ont pas assez de matière pour établir le harcèlement. On ne peut donner aux professeurs et autres acteurs de l'éducation nationale les mêmes pouvoirs qu'un enquêteur ou un magistrat dans le cadre d'une affaire pénale. Nous leur rappelons leur devoir de signalement au procureur lorsqu'ils ont connaissance d'une infraction, car celui-ci pourra ensuite diligenter des enquêtes et des perquisitions, pour connaître par exemple le contenu d'un téléphone portable. C'est pourquoi nous insistons sur la parole de l'enfant et sur la valeur qu'on lui donne. La problématique est identique à celle d'une agression sexuelle de la part d'un autre élève ou d'un professeur. La preuve, et donc la vérité, ne peut sortir que si l'enquête est rigoureuse. Il nous semble donc indispensable que les professionnels soient bien conscients qu'ils doivent apporter à cette parole toute la considération nécessaire, qu'il s'agisse d'accompagner un enfant victime ou un enfant perturbateur, qui a aussi besoin d'aide. Il faut en tout cas déclencher au plus vite tous les outils mis à disposition par le ministère de l'éducation nationale comme le référent anti-harcèlement.
M. Éric Delemar, défenseur des enfants. - La convention du Conseil de l'Europe pour la protection des enfants contre l'exploitation et les abus sexuels du 25 octobre 2007, dite « convention de Lanzarote », vise à protéger les enfants de toutes les formes d'abus et d'exploitation sexuelle. En la ratifiant, la France s'est engagée à criminaliser les gestes sexuels sur les enfants. En outre, la loi du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l'inceste comprend également une dimension relative aux droits des enfants par rapport au corps et à la sexualité. L'enjeu est notamment de doter les enfants de moyens pour se protéger et pour prévenir les abus. Cette loi a justement été permise par l'expression d'anciens enfants victimes. Mais comment faire en sorte qu'aujourd'hui, ce soient les enfants qui s'expriment directement ? Je fais également le lien avec les annonces de l'Éducation nationale, mais aussi avec le dispositif pHARe (Programme de lutte contre le harcèlement à l'école), testé dans six académies en 2019 et élargi en 2021, relatif à la formation des professionnels des établissements et des élèves ambassadeurs, et à la mise en place d'un prix national de sensibilisation. La dimension du « groupe classe » est aussi très importante, car elle renvoie au vivre-ensemble. Il y a une disproportion entre l'enfant victime, qui est complètement isolé, et le groupe harceleur, qui peut être une classe ou un groupe transversal dans l'établissement. Il faut tuer le harcèlement dans l'oeuf, et faire en sorte que le « groupe classe » puisse d'emblée se solidariser avec le camarade victime. Ce processus requiert un équilibre entre une approche par la discipline, transmise au travers des cours, et une approche par l'éducation au sens large. Les enfants le disent très bien : dès lors qu'on quitte la classe, on est dans un endroit moins strict, une forme de no man's land qui peut s'apparenter à une zone de non-droit pour les harceleurs. La solidarisation du « groupe classe » peut aussi passer par des temps prévus, au même titre que n'importe quelle matière, de manière à ce que les enfants puissent s'exprimer dès le matin sur leurs soucis.
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - Les textes contiennent de nombreux éléments nous permettant de lutter contre le harcèlement. La question est maintenant celle de leur application, et des moyens que l'on se donne pour y parvenir.
Mme Sabine Van Heghe, présidente. - C'est le constat qui ressort aussi de toutes nos auditions. Je vais donner la parole à mes collègues qui se sont inscrits.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - J'aurais de nombreuses questions. Tout d'abord, a-t-on à disposition des études sur l'efficacité de la lutte contre le harcèlement dans les écoles privées sous contrat, et notamment les écoles catholiques, qui travaillent selon leurs propres protocoles sur cette question ?
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - Non, nous n'avons pas ces informations à disposition. Il faut juste qu'ils s'emparent de ces outils.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Faut-il déplorer le manque d'intervention des chefs d'établissements en cas de faits caractérisés ?
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - Ce qui frappe est surtout le retard pris et l'inaction au sein de ces établissements. La question du recueil de la parole de l'enfant est également capitale. Il est frappant de voir à quel point cette parole se libère lorsqu'on met en place des formations sur le sujet.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Les mécanismes à l'oeuvre en milieu scolaire semblent similaires à ceux que l'on retrouve dans le cadre des violences faites aux femmes dans le milieu intrafamilial. Une importance toute particulière doit être portée à la manière de nommer les choses. Par exemple, je ne suis pas favorable à l'idée de systématiser le terme de féminicide : il s'agit de crimes sur des femmes. De la même manière, parler de harcèlement et de cyberharcèlement, n'est-ce pas banaliser ces phénomènes ? Ne devrions-nous pas plutôt utiliser les termes de violence ou de délinquance ?
Avez-vous des évaluations précises sur les dégâts psychologiques causés par le harcèlement, aussi bien chez les enfants harcelés que chez les harceleurs, mais aussi au sein des familles ? Sans aller jusqu'au suicide, le harcèlement peut pousser à déplacer l'enfant victime, ce qui peut le mener à une situation d'échec scolaire.
Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par l'éducation au numérique ? S'il s'agit d'éduquer les enfants à l'utilisation du numérique, il me semble que ces derniers en savent plus que nous. Ces jeunes sont quasiment nés avec un ordinateur et un portable à la main. Ainsi, dans les phénomènes de cyberharcèlement, l'éducation au sens classique se retrouve totalement inversée. En outre, les conditions générales d'utilisation et le règlement général sur la protection des données (RGPD) semblent incompréhensibles pour des enfants, si bien que lorsqu'ils créent une page Facebook, par exemple, ils ne sont pas en mesure de les comprendre.
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - Lorsqu'on parle de harcèlement, on évoque bien une violence faite aux enfants, et c'est ce que nous attelons à diffuser.
Nous n'avons pas d'études d'ampleur sur les dégâts psychologiques, mais nous les constatons concrètement dans les situations qui nous sont soumises. À chaque fois, l'effet délétère sur la santé mentale, sur la famille, ou encore sur la scolarisation est extrêmement frappant.
Certes, les enfants sont plus habiles que nous sur les réseaux sociaux, mais le problème renvoie surtout au bon usage de ces derniers. Nous en savons plus qu'eux sur les risques, et nous nous devons de les sensibiliser.
M. Éric Delemar, défenseur des enfants. - Le défenseur des droits a mis en place depuis quelques années un programme « Educadroit », qui s'adresse à tous les pédagogues. Un chapitre sur l'enfant à l'ère du numérique a été ajouté, dans lequel est expliquée, par exemple, la notion de droit à l'oubli, ou encore la manière de faire retirer un contenu. Mais tout cela relève également d'une réflexion plus globale, qui consiste à se demander s'il faut laisser la question de l'apprentissage aux écrans à la cellule familiale. Même si les enfants sont plus habiles dans ce domaine, il n'y a aucune raison de ne pas en faire une discipline à part entière. En tout état de cause, l'outil informatique remplace de plus en plus les outils classiques, et il est donc incontournable d'y être formé. Il faut déterminer à quel âge, et sous quelle forme les enfants se confrontent à l'outil informatique, et cela ne peut pas être laissé à la seule expérience des parents.
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - J'ajoute que la formation par les pairs est un des aspects les plus intéressants de cet apprentissage. L'action de nos JADE est beaucoup mieux perçue que celle des adultes, qui peut apparaître comme déconnectée.
M. Jacques Grosperrin. - Je suis surpris d'entendre qu'il y aurait beaucoup moins de cas de harcèlement depuis 2011. J'ai plutôt le sentiment inverse.
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - Il s'agit des chiffres de l'Éducation nationale.
M. Jacques Grosperrin. - L'Éducation nationale ne semble pas donner les bons chiffres, ou peut-être que les informations ne remontent pas. Les chefs d'établissements peuvent avoir tendance à minimiser les situations. S'il existe un véritable problème au niveau de la parole de ces enfants, l'existence du défenseur des droits n'est-elle pas justement une piste pour la libérer davantage ? Les délégués départementaux ne pourraient-ils pas travailler encore plus au niveau de l'école, en partenariat avec l'Éducation nationale ? Ne pourriez-vous pas être plus incisifs ?
Les enfants harceleurs sont rarement déplacés, sauf éventuellement en fin d'année. Avez-vous des pistes de solutions face à ce problème ? Votre regard extérieur à l'Éducation nationale pourrait être très intéressant.
À partir de quel âge peut-on parler de harcèlement ? Il est légitime de se poser la question, surtout lorsqu'on sait qu'un enfant harcelé peut à son tour devenir harceleur. Je pense qu'il faut agir dès le plus jeune âge. Que pourrait-on mettre en place pour repérer et mieux gérer ces situations ? Vous avez parlé de l'instauration de moments forts, qui permettent aux enfants de se retrouver. Les méthodes Freinet et Montessori instituaient « le quoi de neuf ? ». Ne pourrait-on pas prévoir des moments solennels sur le même modèle ?
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - Il existe un certain nombre de situations dont nous ne sommes pas saisis, et pour lesquelles l'information ne remonte pas au niveau de l'Éducation nationale. L'une de mes préoccupations est d'ailleurs d'agir pour que les personnes éloignées du droit, dont font partie les jeunes et les enfants, puissent nous saisir le plus rapidement possible. Les chiffres de l'Éducation nationale ne reflètent pas forcément l'ampleur du problème. En effet, tandis qu'ils affirment une faible baisse, nous constatons une certaine stabilité dans les réclamations qui nous sont transmises.
Nous avons à notre disposition 550 délégués territoriaux, formés aux questions des droits des enfants, qui nous transmettent au jour le jour les difficultés rencontrées. Je crois également beaucoup à nos cent JADE, qui ont réussi sur l'année scolaire 2020-2021 à former 55 000 enfants et jeunes sur leurs droits, malgré le contexte actuel. Nous n'avons pas les moyens d'intervenir dans l'ensemble des établissements scolaires, mais une des pistes essentielles se trouve dans cette formation au droit. Un autre point important réside dans l'effectivité des cours d'éducation sexuelle.
Il est vrai que c'est souvent l'enfant victime qui est déplacé. Ceci étant dit, il faut aussi se préoccuper de l'éducation de l'enfant harceleur, qui a souvent subi du harcèlement lui-même. C'est bien pour cela qu'il faut entendre le plus tôt possible les enfants, avant que les situations ne dégénèrent. Les situations qui nous sont remontées sont celles qui ont dégénéré pendant plusieurs mois, voire plusieurs années.
Je ne suis pas capable de vous répondre concernant l'âge auquel le harcèlement est susceptible de commencer, mais je pense effectivement que cela peut être très tôt.
Je suis convaincue de l'importance des moments d'échange, où l'on se demande « comment ça va », et je suis favorable à leur systématisation, à un rythme hebdomadaire, voir quotidien. Si l'enfant est habitué à recevoir des questions sur son bien-être, il sera plus apte à oser s'exprimer, et cela permettra de libérer la parole.
M. Éric Delemar, défenseur des enfants. - La convention des droits de l'enfant du 20 novembre 1989 apporte de nouveaux droits, au travers du droit à la participation et à l'expression, l'expression étant le contenu et la participation le contenant. Dans les écoles maternelles, les enfants sont installés en « U ». Dans ce cadre, ils prennent la parole devant tout le monde, sans que l'on constate beaucoup de phénomènes de honte ou de gêne. Mais, dès la primaire, ils se retrouvent installés les uns derrière les autres pour les prises de paroles, où ils s'adressent plutôt à l'enseignant. C'est alors que des tics comme la culpabilité et la honte apparaissent. C'est d'autant plus frappant si le contexte familial ne contribue pas à la prise de parole. Des formes de prises de parole plus libres permettraient aussi de faire s'exprimer les potentiels agresseurs, notamment chez les plus petits. Il s'agit de retrouver cette temporalité que nous, adultes, n'arrivons plus à prendre en compte dans une société qui va très vite, et où les enfants ne sont pas écoutés.
Mme Claudine Lepage. - J'ajouterais à vos propos sur le climat scolaire le terme de « bienveillance », qui est parfois absent de notre institution scolaire. Dans les pays scandinaves, les enfants suivent des sessions où ils apprennent à être bienveillants les uns envers les autres. Bien entendu, il faut des enseignants formés à cela. Au Danemark, ces cours ont lieu sur le long terme, de six à seize ans. Il faut également que les enfants apprennent à s'exprimer devant les autres, sans honte. L'introduction du grand oral au baccalauréat serait peut-être l'aboutissement de cette pratique de l'oral. Par exemple, dans le modèle anglo-saxon, les enfants apprennent à s'exprimer devant leurs pairs dès le plus jeune âge. Dans ce cadre, les sessions de discussions dont vous parliez me paraissent être une étape importante à franchir. Comment faire pour introduire cette notion de bienveillance dans la pratique des personnels de l'Éducation nationale ?
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - Je partage complètement votre point de vue. On constate dans les pays anglo-saxons à quel point cette habitude de l'oral se ressent dans les débuts de la vie professionnelle. Cela m'interroge également sur la violence des adultes entre eux, puisque le harcèlement et le cyberharcèlement ne sont que la reproduction de ce qu'il se passe entre adultes.
Mme Sabine Van Heghe, présidente. - Lors de notre déplacement dans un collège à Melun, nous avions suggéré à l'inspectrice d'académie de dédier un temps à toutes ces questions en début de semestre. Il nous a été répondu que le temps manquait réellement dans les établissements pour de telles initiatives. Il en est de même pour les cours d'éducation sexuelle.
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - Je partage votre analyse. J'en ai parlé au ministre de l'Éducation, qui m'a répondu qu'on n'arrive pas à tout faire : je connais cette problématique, mais je pense que ce temps est absolument primordial, voire plus que certains cours. Cette situation est révélatrice des moyens que l'on se donne. Si votre mission montre que cela est primordial et doit être fait systématiquement, on aura avancé.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Je pense qu'il faut systématiser ce temps de réflexion en début d'année. La problématique de la lutte contre le harcèlement va plus loin que la seule question du harcèlement, en ce qu'elle permet de préparer les citoyens de demain. Il faut aussi évoquer la question de la sensibilisation des parents, qui doivent absolument travailler main dans la main avec les enseignants. C'est cette approche de la citoyenneté, le vivre ensemble dont vous parliez, Monsieur, qui permet de tout globaliser. On ne peut éduquer sur les réseaux sans éduquer de manière générale.
Vous parliez d'apprendre aux enfants comment retirer un contenu, mais justement, c'est impossible. Et ça, il faut le rappeler et l'apprendre aux enfants. Une fois que les photos sont effacées, elles sont envoyées sur des serveurs à l'étranger et peuvent réapparaître. Je suis totalement d'accord sur le fait que les enfants calquent leur comportement sur les adultes. On a érigé l'insulte en liberté d'expression : les enfants apprennent maintenant que ce n'est pas une insulte, mais un « point de vue ».
M. Jacques Grosperrin. - Comment pourrions-nous faire pour responsabiliser les parents ?
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - La journée nationale du harcèlement, qui a lieu en novembre chaque année, pourrait être l'occasion d'évoquer systématiquement ces questions.
Au contraire, je ne pense pas qu'il faille rejeter la responsabilité sur les parents, qui ont du mal à trouver leur place au sein des établissements, et qui ne sont pas forcément écoutés ni associés. Dans de nombreuses saisines qui nous parviennent, nous constatons que ce sont les parents qui nous alertent. Je suis convaincue que pour la réussite des enfants, les parents doivent être associés.
Mme Sabine Van Heghe, présidente. - Ne serait-il pas plus simple de faire distribuer un document en début d'année avec les définitions du harcèlement, les numéros à contacter et les risques encourus ?
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - Mais nous constatons plutôt que les parents sont les premiers à alerter sur les difficultés de l'enfant, et qu'ils ne sont pas entendus par l'établissement. Ne renversons pas la responsabilité sur les parents : en cas de harcèlement scolaire, celle-ci se trouve dans l'école. Il faut aussi voir comment ces parents sont accueillis dans l'école, alors qu'eux-mêmes ont pu être en échec scolaire toute leur vie, et peuvent être tétanisés à l'idée d'entrer dans un établissement.
Mme Sabine Van Heghe, présidente. -Il n'est évidemment pas question de renverser cette responsabilité, mais de la partager.
M. Éric Delemar, défenseur des enfants. - Dans le cadre de notre rapport annuel 2021 sur la santé psychologique des enfants, nous avons procédé à une quarantaine d'auditions en trois mois, avec des infirmières scolaires, des psychologues scolaires, des inspecteurs d'académie, ou encore des enseignants. La situation de la crise sanitaire a été évoquée, et notamment la fermeture d'écoles maternelles aux parents. Certains professionnels de l'Éducation nationale se sont interrogés sur la création d'espaces parents, comme des foyers. Il s'agit ici de vrais choix de société. Il ne s'agit pas de demander au personnel de l'éducation d'être à la fois instituteurs, juristes et infirmiers, mais plutôt de se demander comment faire entrer des professionnels compétents, comment faire entrer la société dans l'école. Avec 700 000 élèves sur 12 millions se disant victimes de harcèlement, il faut véritablement réfléchir à l'organisation de l'école sur ces problématiques. Il convient de trouver un équilibre entre une approche par discipline et l'école comme espace de vie. Il y aurait à aller chercher d'autres formes d'organisation de l'éducation : je pense notamment à l'exemple de l'éducation spécialisée.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Beaucoup de choses importantes ont été dites ce matin. Nous devons parvenir à faire travailler ensemble tous les adultes qui évoluent autour des enfants, et, vous venez de le dire, à faire entrer les parents à l'école. Dès le début de l'année, il faudrait instaurer une réunion pour, petit à petit, rendre les parents plus concernés. Cela peut aussi se faire par le biais du carnet de correspondance ou du règlement intérieur, de manière à informer des règles du jeu en milieu scolaire. Petit à petit, nous arriverons peut-être à ce que tout le monde s'implique. Il y a encore beaucoup à faire. Nous entendons d'ailleurs la semaine prochaine le ministre.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Sait-on pourquoi il y a plus de jeunes filles harcelées que de garçons ?
Mme Claire Hédon, défenseure des droits. - Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question.
Mme Sabine Van Heghe, présidente. - Je vous remercie. Nos débats ont été passionnants.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 40.
Audition de M. Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école et vice-président de l'association « Prévenance »
La réunion est ouverte à 11 h 40.
Mme Sabine Van Heghe, présidente. - Les auditions de notre mission nous conduisent à nous intéresser à un phénomène dont vous êtes l'un des spécialistes et acteurs de premier plan. Permettez-moi donc de vous remercier pour votre présence.
En effet, nos travaux ont montré que le phénomène du harcèlement en milieu scolaire est depuis une dizaine d'années reconnu et pour partie traité par les politiques publiques.
Mais au-delà de ces politiques publiques, c'est une culture du temps, de l'écoute qu'il faut développer. À ce titre, j'ai d'ores et déjà plusieurs interrogations dont je voulais vous faire part.
Selon vous, le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement sont-ils en augmentation, en stagnation ou en diminution ces dernières années ?
Ses modalités d'expression ont-elles évolué récemment notamment avec le confinement ? Car nombre de nos interlocuteurs soulignent l'accroissement de la violence « cyber » autour de stéréotypes stigmatisant toutes les différences.
Par ailleurs, quel regard portez-vous sur les actions mises en place par le ministère de l'éducation nationale pour lutter contre ce phénomène ?
La mise en place d'actions, par le Comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC) et l'ensemble de la communauté éducative, la définition d'orientations visant à lutter contre le harcèlement scolaire et à le prévenir, sont limitées au stade volontariat. Faudrait-il passer à un régime d'obligation, sachant que certains professeurs peinent à terminer leur programme ?
L'existence d'une journée nationale de prévention du harcèlement, en novembre, permet-elle selon vous de faire oeuvre pédagogique utile ?
Cette politique publique est-elle à la hauteur des enjeux sociétaux que comporte la valorisation du vouloir vivre ensemble ? L'humain et les émotions ont-ils la place qui leur revient ?
Enfin, existe-t-il dans d'autres pays comparables au nôtre, des approches différentes ou complémentaires dont nous pourrions nous inspirer ? On parle ainsi beaucoup du cas de la Finlande. Je vous remercie pour les réponses que vous allez pouvoir nous apporter.
M. Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école et vice-président de l'association « Prévenance ». -Pourrez-vous me redire les questions au fur et à mesure.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Je vais le faire car nous sommes très intéressés par les appréciations humaines que vos positions ont reflétées depuis des années. Tout d'abord, le harcèlement scolaire et le cyber harcèlement sont-ils en augmentation, en stagnation ou en diminution ces dernières années ?
M. Éric Debarbieux. - La réponse doit être nuancée car on observe une stagnation globale du nombre des victimes. Il n'y a pas d'augmentation globale ce qui n'est pas pour autant satisfaisant car le cyberharcèlement, qui est un nouveau moyen technique de harceler, concerne les mêmes acteurs que le harcèlement scolaire c'est-à-dire des victimes qui sont de leur établissement scolaire, car on sait que 80 % des agresseurs identifiés sont des élèves de l'établissement.
Les deux phénomènes sont liés et il y a un lien avec le climat scolaire. Le positif c'est qu'après le grand silence des années 70, 80 et 90 jusqu'en 2010-2011, a succédé une période de connaissance, de reconnaissance du phénomène et de tentative de sensibilisation de politiques publiques, avec une certaine médiatisation qui me satisfait car, au moins, cela montre aux victimes qu'elles ne sont pas totalement isolées et seules, avec une prise en charge qui est insuffisante mais qui a progressé.
Par contre, il y a un changement dans les formes avec le cyberharcèlement qui est un phénomène qui a pris de l'ampleur, est un outil de plus utilisé par les harceleurs qui agissent en groupe. Il est dangereux car, dans le monde cyber, les conséquences sont rapides et pour les enfants le monde virtuel c'est leur réalité, « leur monde ». Alors ils ont l'impression que c'est le monde entier qui leur en veut, qui les exclut. De plus, j'ai eu à connaitre de conséquences, en l'espace de 15 jours, qui peuvent être très lourdes, fatales.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Vous l'avez dit, ses modalités d'expression ont évolué, ce qui est très grave et pensez-vous qu'il y a eu une amplification du phénomène récemment, notamment avec le confinement ?
M. Éric Debarbieux. - C'est très compliqué car je suis en train de renseigner une enquête menée dans un très gros lycée sur ce sujet, enquête qui n'a pas montré d'augmentation pendant le confinement. Il peut y avoir eu une augmentation, car les enfants ont été plus souvent derrière leur écran mais à l'inverse cela peut avoir diminué car avec l'enseignement à distance les enfants n'ont pas été en cour de récréation et cela n'a pas autant « engrainé » suivant la formule consacrée. Je reste donc très prudent car scientifiquement des enquêtes comparatives avant/après très précises sont encore à mener, ce qui sera probablement un peu long comme toujours.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Il est encore trop tôt pour donner une réponse précise.
M. Éric Debarbieux. - Il faut connaître les hypothèses sur lesquelles on veut travailler et vérifier, car on ne peut laisser aucune piste, aucune possibilité de côté que ce soit la stagnation, la diminution ou l'augmentation.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Par ailleurs, quel regard portez-vous sur les actions mises en place par le ministère de l'Éducation nationale pour lutter contre ce phénomène ? La mise en place d'actions, par le CESC et l'ensemble de la communauté éducative, la définition d'orientations visant à lutter contre le harcèlement scolaire et à le prévenir, sont limitées au stade du volontariat. Faudrait-il passer à un régime d'obligation, sachant que certains professeurs peinent à terminer leur programme ?
M. Éric Debarbieux. - C'est effectivement très compliqué. Le harcèlement est l'affaire de tous et il n'y a pas une catégorie de personnels qui doive être spécialiste du harcèlement, car il peut se passer n'importe où et chaque adulte doit être à même de déceler, écouter et agir. Il en est de même avec les élèves car la prévention grâce aux élèves formés pour cela est très importante.
Il y a un progrès effectivement quand les conseillers principaux d'éducation (CPE), les infirmières scolaires sont formés pour cela mais c'est plus compliqué dans le primaire car il n'y a pas de vie scolaire. C'est une de nos erreurs de se focaliser sur le second degré et de ne pas suffisamment prendre en compte le primaire alors que la prévention précoce est probablement la plus efficace. C'est complexe d'en faire une obligation, car nos enseignants sont formés par nature à enseigner, à transmettre des savoirs et des connaissances, spécialement en France. Dans notre pays, curieusement, y compris dans le discours ministériel, tout ce qui est en dehors de la transmission des savoirs est considéré comme moins important alors que la recherche montre que le harcèlement est un obstacle, y compris chez les très bons élèves, à la transmission des connaissances.
Il faut donc opérer un changement global de nature idéologique pour régler cette contradiction presque philosophique : qu'est ce qui est premier, l'enfant ou le savoir ? Les deux en réalité. Mais on aimerait bien déléguer, que ce « sale boulot » de la prise en compte du harcèlement soit fait par quelqu'un d'autre, mais malheureusement ce n'est pas possible. C'est donc le rôle de la formation, de la socialisation professionnelle, du travail en équipe que de lutter contre le harcèlement. Mais on en est encore au modèle dit de la « boîte d'oeufs », où on travaille bien, mais chacun pour soi, dans sa classe, et où ce qui ce qui se passe dans l'espace interstitiel, c'est-à-dire souvent le harcèlement, n'est pas suffisamment pris en compte. C'est là une très grande différence dans la manière dont on conçoit même le métier d'enseignant. Si je dis qu'il faut aussi être éducateur, je m'attire les foudres du « clan anti-pédago » et de « supposés penseurs » qui sont très souvent du côté de l'extrême-droite.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Mais je reviens sur ma question du volontariat et de la systématisation, pensez-vous que la lutte contre le harcèlement doive figurer dans le programme scolaire et dans l'organisation de l'établissement ?
M. Éric Debarbieux. - Oui, tout à fait. C'est en principe le cas et la loi est déjà claire : toutes les différentes lois ou les circulaires qu'il faut sont là pour dire qu'un établissement scolaire dans son ensemble doit faire face au harcèlement scolaire. Mais pour changer la réalité du non-travail en équipe, c'est beaucoup plus dur que de poser une obligation qui existe déjà. Vous le savez, j'ai travaillé à l'époque avec plusieurs ministres de bords politiques différents, mais pour inscrire cette obligation dans la loi, cela a été une bagarre et d'ailleurs un amendement en ce sens a été voté par le Sénat dans le texte sur l'école de la bienveillance. Oui, il faut une obligation, mais elle existe déjà.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Merci, c'est très clair. Sur un autre outil de lutte, l'existence d'une journée nationale de prévention du harcèlement, en novembre, permet-elle selon vous de faire oeuvre pédagogique utile ?
M. Éric Debarbieux. - Moi, je n'ai rien contre, c'est bien, comme toutes les journées internationales spécifiques. Cela participe de la prise de conscience même si, je l'avoue, je suis un peu sceptique. Il existe aussi le concours contre le harcèlement dont j'ai été à l'origine et qui a un grand succès, avec des affiches et des vidéos réalisées par les élèves auquel je crois plus car ces réalisations pédagogiques permettent un travail de fond dans la longue durée et une journée de présentation. Comme le harcèlement prend tout son temps, je suis donc sceptique contre un programme magique ponctuel que l'on introduirait dans l'établissement et qui va se perdre. La vraie clef, c'est un changement fondamental de climat, d'habitude et qui dépend d'autre chose que d'une journée. Le vrai problème et je le dis depuis mes premières interventions en 1991 contre la violence, c'est l'absence d'équipe adulte solide et quand on a un turn-over important d'enseignants de 50-60 % dans un établissement. J'ai d'ailleurs un souvenir précis en ce sens dans l'académie de Créteil. Tant que cela ne sera pas réglé, tout le reste sera cosmétique.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Merci, pour ces réponses très claires. Je vais poursuivre sur les numéros 30 18 et 30 20. Sont-ils connus et efficaces pour libérer la parole ? Faut-il un numéro unique ? Les élèves les connaissent-ils ?
M. Eric Debarbieux. - Ces numéros sont des outils parmi d'autres. Je ne suis pas capable de vous répondre précisément sur le fait qu'ils soient bien connus ou bien placés. Il y a eu une vraie « bagarre » pour les mettre en place. Après leur instauration, nous n'avions au départ pas assez d'écoutants. Seul un appel sur cinq était décroché, voire un appel sur dix. Il y a eu du progrès.
Ce sont maintenant des délégations de service public qui prennent en charge ce service. Elles mériteraient d'être interrogées très sérieusement, afin de savoir où en est la continuité de ce type de service qui dépend souvent du monde associatif.
Je ne le prends que comme un outil au service de la lutte, laquelle ne peut être efficace que s'il y a une véritable redescente vers les établissements, avec une régulation au minimum départementale de ces phénomènes. Nous n'avons pas encore assez progressé là-dessus.
Nous avons peut-être progressé sur la question de la prévention et de la prise en charge du harcèlement dur, mais nous avons encore beaucoup à faire, et pas simplement avec un numéro. Je n'ai absolument rien contre le travail formidable que fait Justine Atlan sur le cyberharcèlement avec son association e-Enfance, car ils vont aussi dans les établissements et connaissent le terrain. Un numéro « hors sol » peut avoir une efficacité moyenne, mais ces numéros restent en effet indispensables.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Existe-t-il dans d'autres pays comparables au nôtre des approches différentes, complémentaires, dont nous pourrions nous inspirer ? On parle beaucoup du cas de la Finlande.
M. Éric Debarbieux. - Dans le monde scientifique spécialisé sur la question, deux grandes directions sont prises.
La première recherche le programme bien conçu qui, en étant appliqué dans un établissement scolaire, réglerait la question une bonne fois pour toute Il y a une très forte culture de l'évaluation, par exemple la culture finlandaise. Le programme KiVa - que Salmi Valli et ses collègues ont mis en place - est extrêmement prometteur.
Seulement, plusieurs problèmes se posent. Le principal tient au contexte qui, en Finlande est effectivement différent du nôtre sur le plan du nombre d'élèves par classe, des budgets alloués à la lutte contre le harcèlement, etc.
En outre, le programme KiVa, qui est probablement un des meilleurs du monde, a coûté une nombreuse équipe d'universitaires pendant plusieurs années afin de le mettre en place. En France, il est quasiment impossible d'obtenir simplement 10 000 euros pour mener une enquête de victimation.
Au-delà de ces différences économiques, le contexte diffère au niveau structurel sur le plan de l'école, mais également idéologique. La thématique du bien-être des élèves et du harcèlement a été prise de front dès le début des années 1970 par Dan Olweus en Europe du Nord, ou encore Peter Smith en Angleterre. Cette lutte y est donc beaucoup plus ancienne que la nôtre.
En dehors de la voie du « programme miracle », une deuxième voie commence à être majoritaire. Les évaluations montrent que la réussite d'un programme va dépendre de deux choses : du programme lui-même et de la fidélité à ce programme, mais surtout de ses conditions d'implantation, c'est-à-dire de la mobilisation d'une équipe, d'un chef d'établissement, d'un directeur d'école, pour le faire réussir.
Ces conditions ne sont pas souvent réalisées : il faut une équipe soudée d'adultes formés qui voient dans la lutte contre le harcèlement une partie du sens de leur métier. Nous en revenons à la question de la solidité des équipes éducatives et de leurs choix de valeurs dans les équipes éducatives. Les choix qui seraient optimaux ne correspondent pas - pour des raisons historiques et de construction du métier qu'on peut comprendre mais que je regrette -, ne correspondent pas forcément aux valeurs françaises.
De plus, cette approche montre qu'un programme miracle sans conditions valables d'implantation peut échouer. Il y a eu aux États-Unis une très forte impulsion, avec beaucoup d'argent, sur les questions du programme contre le school bullying ou contre la violence - car ces problèmes y sont très importants. Ils ont tenté de nombreux programmes en partenariat avec la police, ou avec leur communauté, et ont été très déçus. En effet, même si les programmes fonctionnaient au départ, les résultats chutaient au bout d'un an ou deux. Ils se sont donc de plus en plus tournés vers une approche par le climat scolaire ou une approche par le changement global de l'ethos d'un établissement.
En Israël, ce qui est en train de se passer sous l'impulsion de Rami Benbenisthy est intéressant. En effet, à partir des enquêtes de victimation, le diagnostic précis d'un climat est dressé afin d'essayer de faire bouger les équipes. C'est essentiel. Je travaillais à ce sujet ce matin avec un lycée français à l'étranger.
On dit parfois que ce sont d'abord les élèves qui doivent bouger, mais ce sont aussi les équipes. Autrement, on dira que c'est de la faute des élèves et des victimes, ce qui les précipitera à nouveau dans la honte d'être victime. Ainsi, une approche beaucoup plus globale et systémique est absolument nécessaire.
Je souhaite soulever un dernier point. Il ne faut pas oublier que le harcèlement scolaire a des origines qui ne sont pas que scolaires mais multifactorielles. On pense aux facteurs sociaux ou parentaux, mais ce n'est pas si simple. Il faut bien saisir que le harcèlement est très souvent constitué de petits faits. On ne va pas aller sur les faits les plus lourds du harcèlement qui sont les plus médiatisés. Ces petits faits s'accumulent, se combinent entre eux. En s'accumulant ces « micro-violences », comme je les appelle depuis longtemps, pourrissent la vie d'un adolescent ou d'une adolescente, voire parfois d'un professeur en devenant extrêmement dangereux pour leur santé mentale.
Le harcèlement n'est pas seulement le fait d'un individu sur un autre, c'est aussi un phénomène de groupe. Des groupes qui s'identifient contre celui ou celle qui n'en fait pas partie, qui a des différences - réelles ou fabriquées pour rejeter -.Tout ce qui touche à l'homophobie, au sexisme, au racisme, mais aussi à l'aspect physique d'un élève, comme la grossophobie, ou simplement le fait que ce soit un « trop bon » ou « pas assez bon » élève en relève. Peu importe : l'autre, voilà l'ennemi.
Il est évident que, si nous voulons lutter contre la violence en milieu scolaire, il faut aussi la penser comme un problème fondamentalement politique. Quand la politique française prend comme argument électoral la peur ou le marquage de l'autre, il ne faut pas être étonné que cela ait un impact dans les cours de récréation. Nous, les adultes, avons un poids considérable d'exemple à donner. Quand trois adultes ne sont pas capables de parler de politique sans en venir aux mains, il ne faut pas s'étonner que leurs enfants aient eux-mêmes des difficultés à se parler dans les cours de récréation.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Je partage votre sentiment. Je pense que c'est un problème de société. Tant qu'on ne changera pas notre façon de fonctionner, nous n'arriverons pas à modifier le climat qui existe en beaucoup de lieux.
M. Eric Debarbieux. - Au niveau des attitudes pédagogiques possibles, on se contente très souvent de dire que « le harcèlement n'est pas bien », ou bien encore on va lutter directement ou sensibiliser contre le harcèlement. C'est bien, et il faut le faire, je n'ai aucun doute là-dessus, mais je crois beaucoup plus à des stratégies indirectes. Ainsi, comment va-t-on apprendre à des enfants très jeunes à coopérer ? On peut penser à la philosophie pour enfant.
Ayant été instituteur pendant longtemps, et un des responsables nationaux du mouvement Freinet dans les années 1980, je sais très bien que les valeurs de la coopération, du travailler ensemble et non pas simplement du parler ensemble, sont primordiales pour réaliser une oeuvre collective. C'est une attitude pédagogique fondamentale que l'on peut apprendre en formation d'enseignant. Nombre d'entre elles sont encore très verbeuses, ne sont pas assez des formations du « faire » et sont extrêmement limitées quant à la sensibilisation au harcèlement. Quand un enseignant ne reçoit qu'une ou deux heures de formation sur ce sujet, il n'est pas pensable que cela puisse fondamentalement changer les choses. Encore une fois, je crois beaucoup plus aux approches indirectes, où, même sans parler de harcèlement, on va travailler contre le phénomène en toute conscience. Simplement apprendre la discussion est quelque chose d'essentiel.
Il ne faut pas oublier que nous sommes dans une démocratie. Je me rappelle avoir fait le même type d'intervention en Hongrie où je ne m'étais pas privé de dire ce que je pensais des possibilités de discussion.
Mme Colette Mélot, rapporteure. - Je crois qu'il nous faut apprendre à vivre ensemble.
M. Jacques Grosperrin. - Monsieur Debarbieux, que de chemin parcouru depuis votre premier ouvrage La violence dans la classe, paru en 1990. J'ai le sentiment que les choses se sont renforcées. Vous avez dit tout à l'heure « quoi qu'il en soit ». Ce sont des termes à la mode, pour certains, c'est « quoi qu'il en coûte ». J'ai bien compris que vous étiez dans un projet politique et je peux le comprendre. Je suis là pour vous entendre.
Je suis surpris. C'est la première fois que j'entends un professeur ou un chercheur qui nous dit que c'est surtout un phénomène de groupe. Je le comprends, mais avant d'être un phénomène de groupe, c'est un enfant qui commence à embêter un camarade et qui agglomère d'autres enfants pour pouvoir se singulariser au sein d'une classe ou d'un établissement scolaire. Un groupe est constitué d'entités, de singularités.
J'entends votre vision pédagogiste. Je ne sais pas si on peut introduire un cours pour lutter contre le harcèlement, mais si on s'intéresse uniquement aux savoirs académiques, les élèves ne pourront pas apprendre s'ils sont mal à l'aise dans leur établissement scolaire. C'est quelque chose de transversal.
Concernant la Finlande, ce pays est peut-être en avance, mais il dispose d'un modèle économique différent, de l'autonomie, de recrutements différents des enseignants, que certains ont combattu et que vous combattez vous-même. On ne peut pas avoir tout et son contraire.
Concernant la responsabilité des parents, certains ne croient jamais que leur enfant est un harceleur. Comment faire par rapport à cela ?
Enfin, y a-t-il un lien entre les résultats scolaires et le harcèlement ? Ce dernier peut venir des parents et peut-être des professeurs, pour qu'il y ait certains très bons résultats scolaires dans certains pays asiatiques ou autres.
M. Éric Debarbieux. - Je suis d'accord sur le fait que la dynamique de groupe est bien sûr constituée d'individus qui s'agglomèrent. Il y a des leaders de groupes positifs ou négatifs.
Il faut être très clair : nos enseignants ont besoin d'avoir une vraie formation et, en particulier, de formations très concrètes sur la dynamique de groupe. Certaines personnes vont travailler 40 à 45 ans avec des groupes d'enfants et de jeunes qui n'ont pas forcément envie d'être là, sans avoir suivi un cours sur la dynamique de groupe !
Par exemple, quand je parle de minorités et de difficultés liée aux minorités, la psychologie sociale a bien montré comment la minorité pouvait agir avec et sur le groupe lui-même. Cela fait partie des formations qui doivent être beaucoup plus dispensées.
À ce propos, je rappellerai une chose : j'avais obtenu à l'époque de Luc Chatel la mise en place d'un programme de « formateurs de formateurs ». C'est de là que ça part : on manque de formateurs réellement formés. Ce programme devait durer trois ans, mais s'est interrompu.
Les référents harcèlement ont toujours été le problème de l'Éducation nationale, qui place des référents partout. Les référents harcèlement étaient en même temps référent « laïcité », référent « instruction civique », référent « violence »... Ils n'avaient pas le temps. Quelques fois le référent était lui-même inspecteur d'académie, ce qui montrait bien le temps qu'il pouvait consacrer à cela. Il y a là un vrai manque.
Je ne suis pas contre l'idée de l'autonomie des enseignants et des équipes, à partir d'un vrai projet qui comporte tout de même des références nationales et où la lutte contre le harcèlement est menée pour le bien-être des élèves. C'est quelque chose qui, culturellement, nous a semblé en France superfétatoire. Au mieux, cela pourrait être intéressant. C'est là encore quelque chose qui pose question.
Je ne peux pas répondre à tout ce que vous avez dit, mais je partage des points de votre discours.
Concernant votre dernière question, on sait que le harcèlement a un impact très fort sur la scolarité. C'est un des facteurs majeurs du décrochage scolaire. Une enquête faite par Catherine Blaya dans l'académie de Dijon montre que 24 % des élèves décrocheurs le sont directement à cause du harcèlement.
Maintenant, est-ce que le niveau scolaire d'un pays a en lui-même un impact sur le harcèlement ? Je vous avoue que je ne sais pas. Je n'ai pas d'éléments de comparaison. Il faut toutefois se méfier de certains a priori. Par exemple certains des pays qui ont un niveau scolaire bien supérieur au nôtre d'après des enquêtes comme PISA - sur laquelle il y aurait beaucoup à redire -, sont parfois aussi champions du monde du taux de suicide chez les adolescents. Il faut réfléchir sur des corrélations possibles qui sont moins positives que ce qu'on imagine.
Mme Sabine Van Heghe, présidente. - Merci beaucoup pour votre participation à cette audition dans le cadre de la mission que nous menons et de votre approche directe. Je résume en quelques mots vos propos : vous parliez de bouger les équipes, être formé et éduqué à travailler ensemble, faire ensemble. Vous souligniez que l'attitude fondamentale ainsi que l'approche globale et systémique ou encore la transversalité des comportements sont essentielles. Vous proposiez de remettre de la cohérence et de la cohésion entre tous les acteurs qui ont à traiter de cette question.
M. Éric Debarbieux. - Permettez-moi d'ajouter deux choses simplement auxquelles je tiens vraiment.
Tout d'abord, bouger les équipes, oui, mais les stabiliser. Encore une fois, nous avons un problème de gestion des ressources humaines : celui de l'instabilité des équipes éducatives, en particulier dans les lieux les plus difficiles en France. Ce n'est pas uniquement le fait de l'Éducation nationale. Nous avons les mêmes problèmes avec les éducateurs ou les policiers. Le turn over des équipes doit en tout cas être réglé, pas simplement pour le harcèlement, mais pour la violence en milieu scolaire en général.
Ensuite, effectivement Monsieur Grosperrin prenait l'exemple d'un garçon qui en harcelait un autre. Il a raison car cela part plus souvent de garçons que de filles - même si elles ne sont pas non plus inactives et pas forcément toutes des victimes. Je souhaite parler des questions de punition, sur lesquelles je vais publier un livre. On pense souvent que la meilleure manière d'agir est la répression. Je ne suis surtout pas un non-directif et un antirépressif : s'il le faut, il le faut. D'ailleurs dans mes cours, je disais souvent à mes étudiants : « tout sauf rien », dans certaines limites car si vous ne faites rien cela encourage à continuer, à aller plus loin.
Nous savons, en particulier chez les garçons, que plus on punit, plus on aggrave, chez une minorité très active leurs comportements. La punition, chez cette minorité, est une preuve de virilité : « plus je suis punis, plus je suis un homme ». Il faut ouvrir un vrai débat sur le véritable rôle de la répression en éducation, ses limites, ses possibilités et arrêter de penser de manière magique, consistant à dire, ou bien qu'il ne faut jamais punir et qu'il n'y aura pas de problème, ou bien qu'il faut toujours punir et que les choses seront réglées. C'est une pensée très naïve.
Dernier exemple que j'utilise encore quand j'interviens auprès d'établissements, d'élèves et de professeurs. Quand un garçon en embête un autre, le professeur peut coller le premier, qui va continuer d'embêter le second, conduisant à ce que le premier soit encore collé, et ainsi de suite. On obtient comme cela la construction d'un noyau dur dans les établissements scolaires qui sont extrêmement actifs et hyperactifs dans ces questions de harcèlement.
Mme Sabine Van Heghe, présidente. - Merci beaucoup pour ces précisions. En termes d'éducation, il faut être dans la nuance. Merci pour votre contribution qui nous sera très utile.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 25.