- Mercredi 2 juin 2021
- Innovation en santé - Audition de MM. Marc Frouin, directeur général de Bioserenity, Franck Grimaud, directeur général de Valneva, Franck Mouthon, président de France Biotech et Stéphane Piat, directeur général de Carmat
- Proposition de loi relative à la protection sociale globale - Examen du rapport et du texte de la commission
- Audition de M. Norbert Ifrah, en application de l'article L. 1451-1 du code de la santé publique, candidat à son renouvellement à la présidence du conseil d'administration de l'Institut national du cancer
Mercredi 2 juin 2021
- Présidence de Mme Catherine Deroche, présidente -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Innovation en santé - Audition de MM. Marc Frouin, directeur général de Bioserenity, Franck Grimaud, directeur général de Valneva, Franck Mouthon, président de France Biotech et Stéphane Piat, directeur général de Carmat
Mme Catherine Deroche. - Mes chers collègues, dans la perspective du prochain Conseil stratégique des industries de santé, le CSIS, notre commission a souhaité lancer des travaux sur l'innovation en santé dont les rapporteurs sont Annie Delmont-Koropoulis et Véronique Guillotin. Nous recueillons ce matin le témoignage d'entreprises qui se sont affrontées au processus d'accès au marché des produits innovants dans notre pays.
Nous entendons M. Marc Frouin, directeur général de Bioserenity, M. Franck Grimaud, directeur général de Valneva, M. Franck Mouthon, président de France Biotech, et M. Stéphane Piat, directeur général de Carmat
J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat et disponible en vidéo à la demande.
Je vais vous laisser la parole pour un propos liminaire de quelques minutes chacun, avant de la passer aux rapporteurs, puis aux collègues qui souhaitent vous interroger.
Mme Delmont-Koropoulis, qui ne peut être présente ce matin, m'a fait part de ses questions, dont je vais vous donner lecture.
M. Franck Mouthon, président de France Biotech. - Je vous remercie de nous donner l'opportunité d'exprimer aujourd'hui un certain nombre de forces et de faiblesses de l'innovation en santé.
Je suis PDG co-fondateur de l'entreprise Theranexus qui est un essaimage du commissariat à l'énergie atomique. Comme souvent dans le domaine de la health tech, ce sont des solutions issues de la sphère académique qui sont passées dans le privé à travers la création de start-ups. Je suis le pur produit d'un tel transfert ; j'étais moi-même chercheur au CEA. Avant d'être président de France Biotech, je présidais un groupe de travail sur les partenariats public-privé dans le domaine de la santé, devenu observatoire du transfert de technologie.
France Biotech a vingt ans d'existence et anime le secteur de la health tech. Comme le nom ne le reflète pas nécessairement, nous avons au sein de nos adhérents des medtech, des biotechs et des solutions de la e-santé. Il y a environ 2 000 entreprises de ce secteur en France, avec à peu près 800 biotechs, un peu plus d'un millier de sociétés développant des dispositifs médicaux, le reste en e-santé qui, avec les téléconsultations et les solutions de santé digitale, a une forte croissance. On crée environ 60 entreprises dans ce domaine par an. Beaucoup de start-ups sont créées au travers des offices de transferts de technologies - les SATT, Inserm Transfert ou le CEA.
M. Franck Grimaud, directeur général de Valneva. - Je suis directeur général de Valneva, qui est une société spécialisée dans le vaccin, issue de la fusion d'une société que j'ai créée il y a vingt ans, Vivalis, et d'une société autrichienne, Intercell. Nous avons créé un nouveau pure player dans le domaine du vaccin. Nous commercialisons des vaccins dans le domaine du voyage en particulier. Nous développons le premier vaccin contre la maladie de Lyme, dont le développement est en cours avec Pfizer. Nous sommes les premiers à avoir un vaccin contre le chikungunya qui arrivera sur le marché, nous l'espérons, en 2023. Enfin, vous le savez sans doute, nous sommes en phase finale pour l'enregistrement d'un vaccin contre la covid-19 que l'on espère voir aboutir à l'automne.
La société compte aujourd'hui 600 personnes et est implantée sur différents sites en Europe. En plus de la France, l'Autriche pour la recherche, l'Écosse et la Suède pour la production, avec également une infrastructure commerciale aux États-Unis et au Canada. Je suis par ailleurs président du pôle de compétitivité du Grand ouest. Je vous remercie pour votre invitation.
M. Marc Frouin, directeur général de Bioserenity. - Je suis directeur général d'une start-up, BioSerenity, qui est issue de la Pitié-Salpetriètre. Elle a la particularité d'avoir des médecins ou infirmiers pour la moitié de ses effectifs de 650 personnes et l'autre moitié qui est technologique, centrée sur le développement des devices et l'intégration de ceux-ci dans les parcours de soins, au service des hôpitaux ou à distance. Nous sommes présents à Paris et avons une assez forte présence dans le Grand-Est. Nous disposons d'un plateau de production et de plateaux techniques au niveau transnational. 60 % de notre chiffre d'affaires est réalisé aux États-Unis. Je suis par ailleurs membre du conseil d'administration du pôle de compétitivité Medicen.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vous remercie pour vos présentations. Nous savons la place que les biotechs prennent dans l'innovation et les difficultés qu'elles rencontrent.
Annie Delmont-Koropoulis avait plusieurs questions à vous poser, je me permets de les relayer.
Quel est votre sentiment sur la qualité de l'examen des demandes d'essais cliniques par l'ANSM et les CPP ? Certains industriels indiquent être parfois désarçonnés par les questions posées, voire par des décisions de refus qu'ils attribuent à une mauvaise connaissance par les experts de l'ANSM ou les membres des CPP des nouveaux mécanismes de l'innovation. Partagez-vous ce sentiment ?
La deuxième question concerne Valneva. Il semble que le Royaume-Uni se soit positionné très tôt comme un partenaire proactif de votre croissance sur toute la chaîne, de la recherche clinique à la production, avec un soutien financier significatif. Dans quelle mesure vos négociations avec les Britanniques contrastent-elles avec celles que vous aviez engagées avec la Commission européenne ? L'Europe s'est-elle positionnée uniquement comme acheteuse dans ces négociations ? Vous a-t-elle approché en 2020 pour vous accompagner dans vos développements ? Comment se fait-il que le Royaume-Uni ait « grillé la priorité » à l'Europe pour l'accès à un vaccin conçu par une biotech pourtant française ?
Lors des précédentes auditions réalisées dans le cadre de la mission, plusieurs intervenants ont fait état de difficultés dans l'accès aux financements au-delà d'un certain seuil. On parle notamment d'un « plafond de verre » pour des investissements de 500 millions d'euros, soit des montants qui, par exemple aux États-Unis, peuvent être obtenus très rapidement. Partagez-vous ce ressenti ? La durée nécessaire pour réunir les fonds utiles à vos investissements vous paraît-elle excessive ? Avez-vous des propositions à formuler pour permettre un meilleur accès des start-ups à des financements d'envergure ?
M. Franck Grimaud. - Sur la question de l'approche du sujet covid par l'Europe, en comparaison des États-Unis ou de l'Angleterre par exemple, une très bonne chose est à souligner : l'Europe a choisi de centraliser les commandes très tôt, en juillet 2020. Une autre gestion avec une compétition entre pays européens aurait été délétère. Cependant, l'Europe n'ayant pas d'outil de financement préexistant pour ce type de crises, les négociations avec les industriels se sont faites en juillet mais les premiers contrats ont été signés en septembre, octobre, novembre 2020. Or, la course pour les vaccins devait nécessairement démarrer dès le premier trimestre 2020.
Les États-Unis, qui ont un outil qu'est la Barda, avec une dotation de plusieurs milliards de dollars, ont pu financer à risque six programmes dont notamment celui de Sanofi, de Moderna, de Novavax, d'Astra Zeneca. Cela a permis de mettre sur chacun 500 millions d'euros, soit la somme nécessaire pour aller de la phase 1 à la phase 3 et financer tout ou partie de l'industrialisation. Les doses achetées au troisième et quatrième trimestresd e 2020 par l'Europe avaient en réalité principalement été financées à risque par le Barda et non par l'Europe.
Nous nous sommes retrouvés dans une situation intermédiaire : du fait de notre implantation en Écosse, le Royaume-Uni a considéré que c'était un positionnement stratégique, a cru très vite en notre vaccin inactivé et a trouvé intéressant de pouvoir financer très vite. Le pays a décidé d'un financement à risque, non remboursable, de 470 millions d'euros, dont nous avons déjà reçu la moitié.
La leçon que j'en tire c'est que ce n'est pas un défaut de ressources de l'Europe : l'Europe va commander et dépenser probablement autant que les États-Unis. Le problème est un problème d'outil, il faudrait un outil équivalent au Barda. Des discussions sont en cours pour créer une agence européenne HERA. Il faut, pour qu'elle soit effective, qu'elle soit dotée de 10 à 20 milliards d'euros. Il faudrait qu'elle soit autonome en décision, comme la Banque centrale, et n'ait pas besoin de l'avis de chacun des 27 avant de lancer des investissements et paris dans tel ou tel vaccin avec en contrepartie des doses. C'est à mon sens la leçon de l'histoire : le point positif était la centralisation des commandes, la lacune était l'absence d'agence européenne équivalente au Barda.
Nous avons aujourd'hui un financement nous permettant d'être en phase 3, nous avons un financement total pour une nouvelle usine. Nous n'en serions pas là sans soutien ; sans le Barda nous n'aurions sans doute pas été si vite. Il faut absolument une agence européenne autonome, bien dotée et en capacité de réagir très rapidement en cas de crise sanitaire. En ce qui concerne la grippe pandémique, nous avons constaté jusqu'ici des agents très infectieux mais peu pathogènes ou très pathogènes mais peu infectieux. Il y a un risque que les deux soient un jour cumulés. Une prochaine crise pandémique peut arriver ; l'Europe a tout à fait les moyens de s'y préparer, il faut les outils institutionnels pour y répondre.
M. Franck Grimaud. - En matière d'essais cliniques, nous sommes confrontés à un problème culturel. L'innovation dans le domaine des biotechnologies repose forcément sur de nouvelles approches, de nouveaux types de médicament, et emprunte souvent un nouveau mode de « delivery ». Par essence, la plupart des innovations en biotechnologie sortent des cases, de ce qui est déjà connu. Or, en France mais pas seulement, on privilégie une approche « to the book » : si on ne rentre pas dans les cases, dans des choses déjà décrites, on demande un niveau de protection maximal, alors que d'autres pays adoptent une approche plus pragmatique du rapport bénéfices-risques. Ce n'est donc pas une question d'infrastructures pour réaliser des essais, dont la France est très bien dotée. Un certain nombre de processus doivent être accélérés, mais le principal enjeu est bien culturel.
La covid-19 l'a montré : les approches ont été plus ou moins pragmatiques selon les pays et les agences, dans un contexte particulier. En termes de soutien et de rapidité dans l'accès au marché, la phase d'essais cliniques constitue un enjeu majeur pour les biotechs, car le fait de pouvoir arriver sur le marché en six ans plutôt que huit est un facteur de compétitivité déterminant. Beaucoup de sociétés françaises de biotechnologie vont réaliser leurs essais ailleurs, le problème est donc bien principalement culturel.
Les essais précliniques coûtent entre deux et cinq millions d'euros, un essai de phase 1 peut requérir quatre à cinq millions d'euros, quand un essai de phase 2 nécessite vingt millions. Pour ces étapes, on trouve des financements au travers notamment de capitaux-risqueurs. La banque publique d'investissement (BPI) est à cet égard très performante : elle a, par exemple, contribué à la fusion et la création de Valneva dont elle détient 10 % du capital.
Les biotechs françaises et européennes rencontrent cependant des blocages pour devenir les laboratoires pharmaceutiques de demain et arriver sur le marché par elles-mêmes. Nous faisons partie des rares sociétés en Europe qui disposent de leur propre réseau commercial. Le défi est de trouver le financement d'une phase 3 qui va coûter, grosso modo, entre 500 et 600 millions d'euros. Est alors requise l'intervention d'investisseurs prêts à injecter 50 à 100 millions d'euros pour une phase 3 dont le risque d'échec est de 50 %.
L'Europe compte un ou deux fonds capables de réaliser de tels investissements, contre 30 à 35 fonds aux États-Unis. C'est à ce niveau que le verrou se situe. France Biotech milite depuis dix à quinze ans pour qu'une partie de l'assurance-vie - 2 à 4 % - soit redirigée pour alimenter des fonds dotés de plusieurs milliards d'euros capables de réaliser ce type d'investissements pour accompagner les biotechs dans cette dernière phase. Il ne s'agit pas de demander des aides à l'État mais bien des incitations fiscales pour encourager cette allocation. L'enjeu est français et, plus largement, européen.
On a en Europe, à la différence des États-Unis, un problème de remboursement des médicaments. À l'heure actuelle, toutes les biotechs qui commercialisent leurs produits réalisent grosso modo 60 % de leur chiffre d'affaires aux États-Unis, avec 70 à 75 % de la profitabilité qui est réalisée dans ce pays. Cette profitabilité sert à réinvestir dans la recherche et développement (R&D). Sur dix phases 1 lancées, un seul médicament connaît le succès : le risque est donc significatif. L'Europe a, en général, opté pour une politique de remboursement économe. C'est un sujet puisque, aujourd'hui, l'essentiel de la profitabilité est réalisée aux États-Unis. Or les centres de recherche ont tendance à être localisés à proximité des clients finaux importants. C'est donc un point très sensible politiquement.
M. Stéphane Piat, directeur général de Carmat. - Carmat est une société dont on a trop et parfois mal parlé en France.
Il y a quarante ans, la covid-19 n'aurait pas frappé comme elle a frappé aujourd'hui, car on vivait jusqu'à 65 ans et les complications auraient été moindres. En traitant de mieux en mieux les gens, on crée une population fragile. Apparaissent de nouvelles pathologies, dont l'insuffisance cardiaque avancée avec la défaillance des deux ventricules, c'est-à-dire des deux chambres inférieures de notre coeur. Il s'agit d'une maladie dont on ne parlait pas il y a cinquante ans.
En repérant ce problème, le professeur Alain Carpentier, visionnaire, a révolutionné la cardiologie moderne : il s'est aperçu que les valves vieillissaient après soixante ans et que les personnes concernées mouraient. Il a alors eu l'idée d'utiliser des tissus bovins pour remplacer les valves cardiaques du corps humain. Avec cette invention, il a créé un colosse américain, le groupe Edwards, qu'une autre invention française a contribué à faire grossir. Ce groupe américain, désormais valorisé à 80 milliards de dollars en bourse, s'est ainsi développé à partir de deux innovations françaises qui n'ont pas été soutenues. Puis le professeur Carpentier a compris que, si on répare les valves, c'est le muscle du coeur qui arrêtera de battre. Il a alors sollicité le soutien de Jean-Luc Lagardère. Trouver un franc à l'époque pour un projet très risqué porté par une start-up, c'était déjà un défi. Jean-Luc Lagardère, entrepreneur visionnaire lui-même, a accepté en lui mettant à disposition une dizaine d'ingénieurs à titre gratuit au sein de Matra. C'est l'histoire de Carmat (Carpentier-Matra).
Notre société a obtenu un agrément pour sa commercialisation, qu'on espère débuter en Allemagne. On va lancer également une étude américaine, on l'espère dans les semaines qui viennent.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Vous êtes en négociation de prix en France ? Quelles raisons expliquent que la commercialisation démarre en Allemagne ?
M. Stéphane Piat. - La France a cette particularité de penser que le patient français est différent du patient allemand. La France réclame des études françaises à l'appui de dossiers de remboursement, alors qu'une seule étude est suffisante dans tous les autres pays d'Europe, quelle que soit l'origine du patient. Nous allons donc réaliser une étude « EFICAS » qui a été, certes, financée en partie par la Haute Autorité de santé. Dans ces conditions, le remboursement n'arrivera en France probablement qu'en 2025 ou 2026.
Un cas d'école unique dans le domaine du dispositif médical : j'ai développé un clip pour la régurgitation mitrale dans une entreprise américaine il y a dix ans. Nous avons battu le record du monde en termes de délai au remboursement. Nous avons eu deux ans de retard sur les États-Unis - pourtant déjà très lents par rapport à l'Europe pour le remboursement du dispositif médical, contrairement aux produits pharmaceutiques - qui avaient accumulé huit ans de retard sur le marquage CE. Au final, les Français ont bénéficié du clip, qui sauve la vie de milliers de gens tous les ans, avec dix ans de retard sur le marquage CE.
Le système est assez rigide pour le dispositif médical en France. Pourquoi conditionner le remboursement en France à des données sur des patients français ?
M. Franck Mouthon. - Je serai moins pessimiste sur les essais cliniques : les choses évoluent plutôt favorablement, d'abord du côté de l'agence nationale de la sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour les phases précoces. Il est en effet important que les phases précoces se réalisent en France car le choix du pays est clé pour le développement. On peut se réjouir que les choses aient progressé à l'ANSM en termes de délais et d'instruction, avec la mise à disposition d'équivalents temps plein pour l'examen des essais de phase précoce.
Le premier point d'amélioration concerne les comités de protection des personnes (CPP). Une réforme porte sur leur tirage au sort. Quand on dépose une demande d'essai clinique, l'ANSM en juge la recevabilité en examinant la sécurité du produit et le CPP examine la méthodologie et les questions éthiques. Le tirage au sort des CPP conduisait à ce qu'une demande d'essai en neurologie peut être adressée à un CPP plutôt spécialisé sur la dermatologie.
Un autre point de faiblesse est le résultat de certains scandales sanitaires : la question des conflits d'intérêts dans l'expertise. La grande crainte est que ceux qui ont travaillé avec l'industrie soient en situation de conflits d'intérêts et ne puissent participer à l'expertise. Souvent l'industrie fait appel aux gens les plus compétents, si bien qu'on peut se retrouver avec des personnes qui ne sont pas forcément les plus compétentes sur les domaines ciblés par les essais. En outre, une autre difficulté réside dans le fait que c'est au CPP de s'estimer compétent ou non. Il est toujours difficile pour un être humain de se juger non compétent dans tel ou tel domaine. On espère que les choses évolueront pour que le tirage au sort tienne compte des compétences des personnes qui sont dans ces CPP. N'oublions pas que les CPP reposent sur des bénévoles qui bien souvent sont des hospitaliers avec une charge de travail importante.
Ces éléments peuvent constituer un frein, d'abord en termes de délais dans un environnement international compétitif. Interrogés sur la réalisation d'essais de phase 2 internationaux, nos adhérents estiment que l'inclusion du premier patient français est sans doute la plus tardive par rapport à d'autres pays.
Quand on contractualise avec les centres hospitaliers, on doit établir un contrat unique valable pour tout le monde. Reste un point de faiblesse : dans l'annexe financière qui résulte d'une phase de négociation, parfois avec une dizaine de centres en France, peut prendre des délais importants. Les industriels ne sont pas fermés à la possibilité de revaloriser ce contrat unique si, en contrepartie, cela permet de réduire les délais.
Sur le financement, la mobilisation de l'épargne française est un peu l'arlésienne. Le développement d'un médicament peut nécessiter entre dix à douze ans à partir de l'identification de sa cible, et entre un et 1,5 milliard d'euros, chiffre qui tient compte de l'attrition due au taux de succès. C'est un domaine particulier pour les investisseurs. Nos sociétés sont bâties sur des jalons de création de valeur, comme la démonstration d'apport pour le patient ou encore de sécurité, et non sur des métriques financières classiques, de revenus, de chiffre d'affaires... Il faut donc acculturer les investisseurs à cette industrie.
Vous avez sans doute entendu parler du dispositif développé par Philippe Tibi, professeur d'économie de l'école poytechnique qui a écrit un essai sur le financement de la 4e révolution industrielle de la France, en passant par les technologies. En France, on a bien identifié l'enjeu des phases précoces d'amorçage qui sont désormais plutôt bien dotées. Le défi est désormais centré sur les phases de « scale up » : il manque les financements pour soutenir les étapes plus tardives de passage à la phase industrielle, notamment les phases 2b et 3 et de pré-enregistrement. Pour ces phases, des montants de plusieurs centaines de millions d'euros sont à sécuriser.
Philippe Tibi a mis en place, face à 22 assurantiels et parapublics, 33 fonds opérant dans le domaine des biotechnologies, dont neuf interviennent dans le domaine de la santé. Ces investisseurs assurantiels se sont engagés à mettre plus de six milliards dans le domaine de la technologie. Certains ont mobilisé entre 400 et 450 millions d'euros, comme le fonds Jeito, dirigée par Rafaèle Tordjman, avec une capacité d'investissement d'une cinquantaine de millions d'euros par entreprise. Avec une telle dynamique, vous attirerez d'autres investisseurs internationaux. D'une façon générale, par rapport à d'autres domaines technologiques, les investisseurs généralistes assurantiels ont plus de mal à s'engager dans la santé car il y a besoin de cette acculturation et de mieux comprendre ce que sont les caractéristiques de notre secteur.
M. Marc Frouin. - Mon entreprise n'est pas une biotech. Elle intervient en complément des prises en charge et des traitements des patients atteints de pathologies chroniques ou dégénératives, en appui aux médecins et en sous-traitance des établissements de santé. Il s'agit de proposer aux patients des parcours de santé d'excellence.
En matière d'essais cliniques, la complexité est différente : nos essais concernent l'organisation des parcours de soins, pour accompagner les patients. Des innovations, sous la forme d'améliorations continues en petits incréments, sont également attendues sur ce secteur dans lequel les publications n'ont souvent pas de valeur en tant que telles. Nous ne sommes pas en retard en France sur ces publications, souvent suivies de guidelines déployées dans le système de soins, mais leur capture dans la médecine 2.0 ou 4.0 constitue encore un enjeu.
Il s'agit de « petits » essais, qui ne sont pas des essais lourds, mais qui sont multiples et demandent une certaine flexibilité. Il peut s'agir par exemple de valider le recours à une intelligence artificielle. Pour ces essais, nous travaillons avec les hôpitaux et les laboratoires pharmaceutiques. Avec ces derniers, les essais se déroulent principalement hors de France, essentiellement, il me semble, pour des raisons économiques alors même que les essais qui se déroulent à l'étranger peuvent être pilotés par des Français.
Sur le financement, nous rencontrons des problèmes similaires aux biotechs même si la situation est différente. Pour un entrepreneur, qui a pour objectif de créer un maximum de valeur actionnaire, c'est un privilège de gagner de l'argent. Notre modèle se rapproche plus du secteur du numérique : on peut gagner plus d'argent et pendant plus longtemps, la demande de levée de fonds est plus élevée et atteint des échelles supérieures qui se comptent, pour mon entreprise qui est dans une position intermédiaire, en centaines de millions. Il faut pouvoir travailler avec des investisseurs qui vont déclencher l'investissement des autres : c'est difficile en France même si la situation s'est améliorée. Une partie des financements peut aussi venir des clients sur certains produits qui sont immédiatement rentables. Idéalement, nous viserions un cofinancement entre capital et commande publique, qui reste difficile en France. Par exemple, tous les actes que nous pratiquons à l'hôpital sont codés, notamment dans les groupes homogènes de séjour. Toutefois, nous n'avons pas de possibilité, en tant qu'entreprise privée, de facturer directement à l'assurance maladie : il existe sur ce point un blocage de principe du ministère de la santé, qui contrôle les dépenses autant par l'offre que par les prix.
Le marché américain « paie » mieux que le marché français mais il est aussi plus concurrentiel.
M. Marc Frouin. - S'agissant de notre développement financier (scale up), nos besoins se chiffrent en centaines de millions d'euros. Une partie viendra des investisseurs et, à l'inverse des biotechs, une autre partie viendra de nos clients, c'est-à-dire de celles de nos activités qui sont déjà rentables. En tout cas, ce besoin reste important car la rentabilité ne se concrétise pas immédiatement dans notre secteur.
S'agissant des vaccins, idéalement, il faudrait associer un financement par le marché et la commande publique, ou a minima l'autorisation de travailler avec le secteur médical - puisqu'il faut un délai court de mise sur le marché.
Nous avons un peu de mal en France sur ce point, c'est vrai. Par exemple, nous travaillons en sous-traitance d'une centaine d'établissements de santé, tous nos actes étant codés par les établissements ou dans la facturation à l'acte. Mais afin de travailler avec toute une région, nous aurions besoin de pouvoir prendre directement le numéro de sécurité sociale des patients et de facturer l'assurance maladie, ce qui suscite un blocage de principe du ministère des solidarités et de la santé. Je comprends bien que le contrôle de nos dépenses de santé passe par le contrôle de l'offre et je ne le conteste pas ; je constate simplement que les champions mondiaux du secteur peuvent, eux, s'appuyer sur une base territoriale.
Nous faisons 60 % de notre chiffre d'affaires aux États-Unis, marché plus rémunérateur que la France mais également plus concurrentiel et plus complexe. Ainsi, nous avons passé des contrats avec quelque 500 payeurs afin de pouvoir couvrir les besoins de 250 millions d'Américains.
Enfin, s'agissant des essais cliniques, je pense qu'il faut pouvoir faire un nouveau type d'essais, en incrément, qui correspond plus au modèle du numérique. Notre système ne me semble, hélas, vraiment pas prêt à cela. Nous devons également mieux lier le financement des essais à la commande publique. En somme, avoir envie de consommer sur le territoire ce qui est produit et développé sur le territoire, comme cela a pu se faire avec les vaccins. Ce modèle devrait concerner le secteur pharmaceutique, les biotechs ou l'e-santé si l'on souhaite avoir des entreprises qui marchent.
Mme Véronique Guillotin. - Je voudrais revenir sur les essais de phases 1 et 2, que l'on dit peu développés en France. Notre pays ne figurerait qu'au cinquième rang européen, avec environ 5 % de ces essais. Pouvez-vous nous confirmer cela, par exemple dans le domaine des vaccins ou de la cardiologie et, le cas échéant, comment expliquer une telle faiblesse ? S'agit-il selon vous d'une frilosité des autorités chargées de l'examen des phases d'essai ? Constatez-vous une différence par rapport à des pays comme l'Allemagne ou la Belgique par exemple ?
En matière de valorisation de la recherche publique, avez-vous, en tant qu'industriels, été amenés à négocier avec des structures publiques de recherche pour acquérir des brevets ? Si oui, avez-vous rencontré des difficultés, notamment avec les sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT) ?
Enfin, au sujet de la « course au vaccin », pensez-vous que le registre national de candidats aux essais cliniques dont s'est doté le Royaume-Uni est un outil pertinent et pourrait se révéler comme un facteur d'attractivité pour un pays comme la France ?
M. Stéphane Piat. - Au sujet des essais de phases 1 et 2, je confirme que l'ANSM a changé son état d'esprit en profondeur depuis l'an dernier. Peut-être est-ce lié au changement de direction. C'est en tout cas de bon augure pour la suite.
En effet, par définition, l'innovation, c'est de l'incertitude, ce que j'avais dû expliquer à l'ancien directeur de l'ANSM dans une lettre ouverte lors de mon arrivée chez Carmat. C'est dommage, car c'est ce que l'agence doit traiter tous les jours... Dans la recherche et l'innovation, on a un dessein et un plan mais on ne sait pas ce qu'on va trouver et, bien sûr, des problèmes peuvent survenir. Face à cela, on peut soit se cloîtrer, soit réfléchir aux meilleures façons de continuer à avancer.
Donc, depuis trente ans que je travaille dans les dispositifs médicaux, je n'ai jamais fait d'étude en France car on s'y heurte à des lenteurs pour les approbations puis à des blocages incessants en cours de processus.
Je pense que cette frilosité s'explique par le manque de personnels compétents pour traiter les dossiers. Ils ne sont pas assez nombreux et ont des périmètres de compétences bien trop larges, pouvant aller, par exemple, des cosmétiques au coeur artificiel. Nos interlocuteurs n'ont donc à la fois pas assez de temps ni assez d'expertise pour être pleinement efficaces, ce qui les frustre d'ailleurs. Dès lors, soit on fait confiance et on laisse aller soit on freine, ce qui est plutôt la règle pour Carmat du fait de notre médiatisation et de l'enjeu de vie ou de mort attaché à nos produits.
De fait, lorsque nous sommes partis de France, il y a cinq ans, notre environnement a changé. Soudain, nous avions en face de nous des personnes qui savaient vraiment ce qu'est l'innovation et nous pouvions avancer sans entraves. C'est bien dommage pour nos médecins car, ainsi privés de contact avec l'innovation, ils ne peuvent participer de manière utile aux congrès et aux débats qui font avancer leur discipline.
Finalement, nous sommes revenus en France où nous avons traité deux patients. Nous avons alors eu deux petites alarmes, vraiment anodines ; cela a pourtant engendré une quantité d'appels, de réunions, etc. à n'en plus finir. Toutes choses que l'on ne retrouve pas dans les autres pays. Même si tout s'est bien fini pour nos deux patients, j'ai donc vraiment retrouvé cette frilosité qui caractérise la France, essentiellement, je le redis, parce que nous ne sommes pas assez outillés au niveau de l'expertise publique.
Au sujet des structures publiques, on veut quelque part copier les États-Unis dans le cadre du programme d'investissements d'avenir (PIA). Or les modèles sont trop différents pour que cela fonctionne bien.
Nous ne travaillons avec des laboratoires qu'en cas de nécessité. Les laboratoires publics sont à la traîne. Nous travaillons très vite et, pour eux, le rythme est différent faute de moyens. Lorsque j'étais à San Francisco, un chercheur polytechnicien a quitté un laboratoire français : il était frustré car le maximum de financement était de 500 000 euros pour un projet de deux ans. Il est parti dans un laboratoire américain, public, au nord de San Francisco. Il avait besoin de 5 millions, on a considéré qu'il lui fallait au moins 20 millions et on lui a finalement proposé... 25 millions. C'est la différence : il y a un problème budgétaire flagrant et, en conséquence, un découragement des gens qui veulent faire de la recherche fondamentale. Les rythmes sont différent et, lorsque nous travaillons avec des laboratoires, c'est jonché de RTT...
Mme Michelle Meunier. - C'est de la caricature !
M. Stéphane Piat. - On a du mal à avoir de l'argent. On ne peut se permettre d'avoir des financements à six mois si l'on peut l'avoir à un mois ailleurs.
Avec la pandémie, tous les laboratoires étaient fermés. Nous avons failli manquer des choses très importantes et avons travaillé avec un laboratoire aux États-Unis. Il y a unproblème d'état d'esprit. On ne peut pas comparer les deux systèmes : MIT, Livermore Institute... Ce n'est pas avec des PIA que l'on va aider l'industrie à travailler avec le public. Il faut structurer le public et, quand ce sera attractif, le privé va sauter dessus !
M. Franck Mouthon. - Concernant les phases précoces (1 et 2), je reviens sur le modèle de développement des biotechs ; il n'y a pas que des enjeux de compétences. On nous demande de veiller à la sécurité des patients français et des volontaires qui entrent dans les études, les choses sont faites très sérieusement et les critères ne sont pas si différents à mon sens avec d'autres pays.
Nous avons eu avec le précédent directeur de l'ANSM la mise en place du guichet innovation, nous nous en étions félicités avec France Biotech, qui permet de bénéficier de conseils pour les entreprises. Cet aspect est fondamental pour comprendre les choix d'aller sur d'autres territoires.
Nous sommes financés, dans les premiers stades avant le premier euro de chiffre d'affaires, par des investisseurs privés. Ces investisseurs nous demandent de choisir les territoires où la valeur est la plus importante, où l'incrément de valeur est mesurable. Souvent, on nous demande de commencer nos essais cliniques aux États-Unis. La première raison est celle de la rentabilité en termes d'accès au marché de développement. Un autre aspect important est que, lorsqu'un investisseur ouvre vos données, il vous demande votre accord de licence lorsque vous développez un actif de la sphère académique et quelles ont été vos interactions avec les autorités sanitaires et en particulier l'autorité sanitaire américaine. Lorsque vous contactez la Food and Drug Administation, différentes questions sont posées et vous présentez l'indication dans laquelle vous souhaitez développer, votre produit et ce que vous en savez. Vous avez une feuille de route, partagée et engageante ; en la remplissant vous êtes sûrs de passer d'une étape à une autre. Cela diminue l'asymétrie d'information pour les investisseurs. Cela doit être mis en relation avec ce que je disais plus tôt : il y a une dynamique entrepreunariale, 60 entreprises par an se créent. Nous avons un ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche et un ministère des finances qui sont alignés sur cette dynamique, mais un système de santé qui n'accompagne pas ces innovations. Ce dernier les voit plutôt en fin de parcours, comme juge arbitre sur ce qu'il reste à faire et sur les seuls aspects d'autorisation de mise sur le marché et de prix.
Il y a un plan innovation et santé que nous avons fourni au CSIS avec cette préconisation : le système de santé doit revenir dans ce schéma pour accompagner l'innovation en France. Il dispose d'énormément d'informations précieuses pour conduire nos développements et les sécuriser. Il n'est pas question d'argent mais d'information. A partir du moment où vous avez la capacité de vous engager, que le régulateur, que le payeur est capable de vous accompagner du stade précoce à la mise sur le marché, cela a énormément de valeur pour les investisseurs. Cela fait partie des choses qui conduisent à aller ailleurs.
Sur la prise de risques et la maîtrise des risques : évidemment, les scandales sanitaires des dernières années en France et la chasse aux sorcières sur les conflits d'intérêt n'ont pas aidé à avoir les bonnes personnes. La question n'est pas la prise de risque mais la mesure de celui-ci. Reste enfin la question des délais, imposés par les politiques et, sur ce sujet, la France n'est pas bien placée.
Sur la valorisation de la recherche, je vous l'ai dit, je suis un pur produit du transfert de technologie, j'étais chercheur au CEA, je travaille sur le domaine des maladies à prions, maladie de Creutzfeldt-Jakob et maladie de la vache folle. Nous avons pu voir les enjeux sanitaires à ce moment et le CEA avait développé le test permettant de tester les bovins sur l'ensemble de l'Europe ; j'ai plutôt bénéficié d'un environnement favorable au transfert de technologie. Je continue d'avoir beaucoup d'entrepreneurs qui nous sollicitent, nous avons un groupe de travail sur les partenariats public-privé : nous avons invité tous les offices de transferts de technologie - SATT, Inria, il ne faut pas oublier les CHU, qui sont des acteurs incontournables de l'innovation en France
Sur la valorisation et les bonnes pratiques par rapport à d'autres écosystèmes : les SATT ont été créées pour faciliter l'ancrage local de la valorisation à plus grande proximité des chercheurs et soulager les universités ou instituts de tutelle qui n'avaient pas la capacité de valorisation. Les SATT ont permis cela, nous avons avec ces structures davantage de valorisateurs à proximité des chercheurs. En revanche, ces SATT distribuent une diversité d'innovations des radars jusqu'à un dispositif médical, en passant par un vaccin ou un test diagnostic jusqu'à une thérapie génique. C'est un grand écart en termes de compétences pour traiter les champs de valorisation. Il y a un vrai besoin : des écosystèmes sont plus ou moins performants, du fait d'un héritage de plusieurs décennies. Cela mériterait d'avoir une uniformisation vers le haut et une capacité de partage de compétences sur un sujet particulier. Dans le réseau des SATT, ce n'est pas compliqué de trouver la bonne personne pour suivre une des 60 entreprises sur un sujet précis. Nous proposons que ce réseau soit plus coordonné.
Par ailleurs, un autre sujet apparaît qui peut être une perte d'opportunité en termes de compétitivité lorsque l'on interroge les investisseurs. Lorsque vous faites appel à une SATT, vous avez la licence - actif principal de la société qui permet de définir le périmètre et les métriques financières adossées au partage de valeur en fonction de la maturité de l'actif -, la SATT a un mandat de négociation, on a une réduction de la complexité de la négociation et la SATT peut financer de la maturation de l'actif industriel et demande à l'entreprise de rembourser, ce qui peut être un frein. Les investisseurs viennent pour plusieurs années et rembourser trop tôt peu avoir un impact en termes d'attractivité. S'ajoutent à cela les prises de participation.
Licence, remboursement des frais de maturation et prises de participations peuvent conduire à un défaut d'attractivité : il faut que nous soyons dans les standards internationaux.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vais passer la parole à quatre collègues qui souhaitent également vous interroger. Le temps est contraint par notre ordre du jour et l'examen d'une proposition de loi. Je vous laisserai donc répondre à l'issue des questions, et vous demanderai, en quelques mots de conclusion, vos attentes vis-à-vis du CSIS.
Mme Corinne Imbert. - Je vous remercie pour vos propos et les sujets que vous avez abordés qui nous laissent un peu pensifs...
Je vais revenir sur la question des agences. Dans la préparation du CSIS, est évoquée la création d'une agence de l'innovation en santé. M. Grimaud en a parlé et a souligné l'importance du rôle de la Barda dans la pandémie et l'intérêt de la création de l'HERA à condition qu'elle soit dotée de moyens et en capacité de réagir rapidement.
La création d'une telle agence dans notre pays vous semble-t-elle pertinente ? Quels pourraient être, selon vous, les contours de cette agence ? Quel pourrait être son positionnement pour accompagner le développement clinique et industriel des biotechs ? Comment cette agence pourrait interagir avec la future agence européenne HERA même si les sujets ne se superposeraient a priori pas ?
Pour revenir sur vos propos, j'ai noté que l'ANSM était en progrès mais qu'il y avait un manque de ressources humaines, un problème qualitatif, un manque de moyens. Est-il pertinent de créer une agence de l'innovation ou ne faudrait-il pas renforcer l'ANSM ? Je n'ai pas la réponse, votre éclairage serait utile. Si une agence de l'innovation devait être créée, de quels moyens devrait-elle disposer ?
Enfin, nous avons beaucoup insisté sur la difficulté d'avoir des procédures accélérées dans notre pays pour permettre l'accès précoce des patients à des thérapies innovantes, je n'y reviendrai pas. J'aurais une question plus spécifique sur la procédure de marquage CE est-elle aussi efficiente et protectrice sur le plan de la sécurité que les procédures d'autorisation des dispositifs médicaux aux États-Unis ? Faudrait-il faire évoluer, selon vous, la procédure spécifique aux dispositifs médicaux en Europe pour garantir un accès aussi précoce que possible aux dispositifs innovants ? On en revient sans doute au sujet de la frilosité des moyens et la question des études sur des patients français pour obtenir des remboursements.
Mme Brigitte Micouleau. - La France est engagée dans la mise en place de la plateforme des données de santé ou Health Data Hub afin d'améliorer le pilotage des ressources en données dans le champ de la santé. Ce GIP fait l'objet d'un financement public conséquent et intègre un grand nombre de data scientists. Pouvez-vous nous faire part de vos premières évaluations de cet investissement qui utilise des traitements algorithmiques d'intelligence artificielle sur des données de santé ? Quel est l'impact de la plateforme des données de santé sur vos entreprises ? Favorise-t-elle la recherche ?
Hier, sur une radio nationale, a été évoqué le sujet de la greffe du coeur. Lors de l'émission, une machine innovante a été présentée permettant la conservation d'un greffon cardiaque quelques heures supplémentaires et donc un temps de transport plus long. De quatre heures dans une glacière traditionnelle il serait possible de conserver un coeur de six à huit heures dans une machine permettant en outre de transfuser le coeur pendant le trajet. Êtes-vous aussi enthousiaste que le journaliste à propos de l'organ care system qui se présente comme l'avenir de la transplantation cardiaque ?
Mme Annick Jacquemet. - Nous savions que la recherche avait en France des difficultés, nous en avons avec vous confirmation avec des exemples précis.
Je voudrais vous interroger sur la maladie de Lyme, vous avez évoqué un vaccin futur. Pouvez-vous nous donner des précisions sur les délais et les dates de mise sur le marché ? Ma deuxième question concerne le diagnostic de la maladie de Lyme. En médecine humaine, il y a de grandes difficultés pour poser ce diagnostic. En tant que vétérinaire, j'ai été surprise à plusieurs reprises d'avoir des patients - humains ! - qui voulaient faire analyser leur sang dans nos laboratoires d'analyse vétérinaire qui sont en mesure de diagnostiquer avec précision et sûreté cette maladie. Où en est-on des tests et du diagnostic en France ? Évoluent-ils ? Pourquoi un tel blocage ?
Je voudrais également poser une question concernant l'attractivité de la France en matière de recherche clinique et de production biopharmaceutique qui, à mon sens doit devenir une priorité économique, en particulier avec la crise sanitaire en cours. En dehors de l'amélioration de l'attractivité des carrières des chercheurs en France pour éviter la fuite vers d'autres pays pour laquelle des financements sont à prévoir, l'environnement réglementaire doit-il également être adapté ? Quelles seraient pour vous les priorités en termes d'innovation ?
Mme Laurence Cohen. - Je vous remercie pour vos différentes interventions. Vous avez souligné que les données concernant la France dans le domaine de la recherche et du développement indiquent qu'un certain nombre d'essais cliniques ne se font pas dans l'hexagone ou, en tous les cas, ont diminué. Ne pensez-vous pas que cette baisse, outre les tracasseries administratives, est le résultat de la diminution des centres de développement ? Je pense à Sanofi, implanté dans ma ville, dont le nombre de centres est passé de 11 à 3, ce qui est problématique. Comment pensez-vous inverser les choix faits, dont les conséquences sont négatives pour tous ?
Je voulais également vous interroger sur les agences ; Corinne Imbert vous a posé des questions à ce sujet. Pour l'agence nationale de sécurité du médicament, le Gouvernement donne de plus en plus de missions sans attribuer les moyens nécessaires à leur exercice.
Je voudrais également avoir des éléments plus précis concernant votre utilisation du CIR : quel apport constitue-t-il et quelles sont les obligations et devoirs en retour ?
On constate que les essais cliniques sont de plus en plus souvent réalisés hors de France. Cette évolution n'est-elle pas le résultat de la réduction du nombre de centres de recherche et développement sur notre territoire ?
M. Franck Grimaud. - S'agissant de la maladie de Lyme, nous espérons pouvoir lancer un essai clinique de phase 3 l'année prochaine afin de pouvoir mettre un médicament sur le marché en 2025. Il y a eu de nombreuses améliorations dans la connaissance de cette maladie par les médecins mais elle demeure insuffisamment diagnostiquée.
On a tendance en France à créer trop d'organismes distincts. La BPI et l'Inserm peuvent participer à une politique favorisant l'innovation. Il serait plus pertinent de mieux doter ces acteurs existants que de créer une nouvelle agence dédiée. En ce qui concerne l'anticipation de pandémies ou de crises sanitaires, c'est au niveau de l'Europe qu'il faut agir.
Les registres nationaux de vaccination ont permis de faciliter la mise en oeuvre d'essais cliniques sur les vaccins anticovid, alors qu'ils avaient eu lieu initialement uniquement au Royaume-Uni.
Les laboratoires ont besoin de localiser leurs centres de R&D au plus près de leurs clients et des patients qui sont traités par leurs médicaments. Or, la France ne représente souvent qu'une petite partie de leur chiffre d'affaires.
Aujourd'hui la moitié des médicaments sont issus des biotechnologies. Cette proportion monte à 7 sur 10 pour les vaccins anticovid. La France est plutôt bien dotée dans ce domaine, mais les financements privés sont insuffisants.
Le Health Data Hub est une excellente idée mais il faut que les données récoltées puissent être réellement utilisées afin d'accélérer les travaux de recherche, dans le respect de l'anonymat. On a tendance à dire que les États-Unis innovent, que la Chine copie et que l'Europe règlemente. Il faut sortir de ce travers européen qui nuit à l'innovation.
M. Stéphane Piat. - La réflexion sur l'innovation ne peut faire l'impasse sur les enjeux économiques et industriels. Il faut créer un écosystème favorable.
La filière pharmaceutique pourrait disparaître en France et celle de ma medtech ne s'est jamais vraiment développée. Or, nous assistons à une concentration de ces secteurs. Dans dix ans on ne parlera plus de start-ups.
Il nous faut agir si nous souhaitons avoir une filière de santé en France.
La recherche ne doit pas avoir pour unique objectif de faire des découvertes scientifiques, c'est enjeu industriel et d'emploi. Il ne s'agit pas tant de faire de la recherche et de mettre au point des vaccins que d'avoir des résultats.
Le foisonnement des start-ups n'a pas d'intérêt si aucune ne parvient à des résultats tangibles, il faut créer des champions français. Si les financements privés manquent c'est que nous n'avons pas encore d'exemple de réussite industrielle prouvant que la France a un écosystème favorable au développement des biotechs et des medtechs.
Il convient d'arrêter de diaboliser l'industrie pharmaceutique. La clé de la réussite est dans un partenariat entre l'industrie, les médecins et l'État régulateur.
Les règles mises en place en France pour lutter contre les conflits d'intérêts, qui n'ont pas d'équivalent ailleurs, empêchent les autorités de régulation, dont l'ANSM, de faire appel aux médecins les plus compétents dans leur champ. L'ANSM ne doit pas voir honte ou peur de parler à l'industrie. Les choses évoluent d'ailleurs sur ce point. Il est préférable de renforcer les moyens des acteurs qui existent déjà plutôt que de créer une nouvelle agence.
Le CIR est une très bonne chose, il n'y aurait pas de société de medtech en France sans ce dispositif.
La machine évoquée par Mme Micouleau permet de conserver plus longtemps les coeurs prélevés sur des victimes de morts violentes, notamment dans des accidents de la route, et ainsi de maximiser les chances de transplantation réussie.
Les dispositifs de santé développés aujourd'hui sont plus complexes et perfectionnés que ceux du passé. Il faut donc des capitaux beaucoup plus importants. Un projet comme le développement d'un coeur artificiel coûte des centaines de millions d'euros.
Il y a un choix politique et stratégique à faire. Si l'on veut disposer d'une industrie en lien avec notre poids économique il faut s'en donner les moyens. En cardiologie notamment de nombreuses idées sont développées par des médecins français mais les résultats sont captés par d'autres pays qui leur offrent les conditions nécessaires.
S'agissant du marquage CE, les procédures sont solides, contrairement à ce qui a pu être dit. Le dossier Carmat équivaut à 10m3 de papier et a donné lieu à deux ans de travail. La FDA américaine ne fait d'ailleurs pas mieux, il n'y a pas plus de rappels de produits en France qu'aux États-Unis.
Il y a une courbe d'apprentissage pour les technologies médicales comme pour les compétences d'un chirurgien. On apprend sans cesse et il faut 10 ans pour stabiliser une technologie.
Il faut accepter l'existence d'un risque et être transparent dans l'information donnée aux patients et aux professionnels de santé mais ne pas obérer toute innovation par une règlementation trop lourde.
M. Marc Frouin. - Il faudrait réfléchir un peu plus en avance de phase et définir une stratégie par rapport aux enjeux de demain.
Par exemple, on peut s'attendre au développement de dispositifs de santé de plus en plus petits, qui associent chimie et électronique et d'une médecine de précision, de plus en plus personnalisée. Il faudrait donc définir des règles adaptées au présent mais aussi à l'avenir.
Je suis d'accord pour dire qu'il faut des réussites pour attirer les investisseurs. Les premiers succès sont déterminants pour la suite. C'est parce que nous avons été parmi les premiers à faire voler des avions que notre industrie aéronautique est aujourd'hui forte.
Une de nos difficultés réside dans le fait que nous devons concilier le développement de nouvelles technologies, qui nécessitent une rémunération de l'innovation, et le financement de notre demande interne de soins, fortement socialisée.
Le Health Data Hub est une très bonne chose. Dès lors que les soins sont financés par la sécurité sociale, il est logique que les données de santé puissent être utilisées. Pour transformer l'essai il convient désormais de permettre une coopération avec l'industrie, dans le respect des données personnelles.
M. Marc Frouin. - Le Health Data Hub est un très bel outil qui s'appuie sur des équipes de premier plan. L'idée selon laquelle, à partir du moment où il s'agit de santé remboursée, les données qui en découlent doivent pouvoir entrer dans le système du Health Data Hub qui en détient la propriété, a permis de clarifier la situation. Auparavant régnait une certaine confusion sur la question de savoir si les données appartenaient au patient ou encore aux hôpitaux. Consolider des bases à partir de données couvrant la vie d'un patient est une très bonne chose.
L'anonymisation est construite et permet de conserver un tracé des patients sur la durée, quelles que soient les bases d'origine qu'on apparie, à partir d'une pseudo-virtualisation du numéro de sécurité sociale. C'est une très bonne initiative. La transformation de l'essai suppose que le système soit ouvert et puisse être mobilisé par les industriels et les porteurs de projets communs entre l'industrie et le public, et qu'on ne commence pas un projet « recherche hospitalo-universitaire » (RHU) ou un autre type de financement public sans inclusion des patients avec des retours via le Health Data Hub qui permettent de suivre leurs parcours. Le système reste embryonnaire mais est géré très intelligemment.
En revanche, un élément de faiblesse en France réside dans la standardisation du codage. Le problème ne se pose pas avec les données codées par la sécurité sociale, mais des différences notables dans la façon de saisir les données peuvent être observées dans tout le reste de la médecine, même au niveau intrahospitalier. Des efforts importants restent donc à réaliser pour répondre aux standards internationaux afin que les données qui entrent dans le système aient de la valeur. Sur cet aspect, les Américains optent pour des façons privées de faire, quand les Chinois privilégient des voies publiques. Si les données entrées dans un Health Data Hub sont toutes codées différemment, on ne saura pas les faire fonctionner.
Enfin, je perçois une grande naïveté chez le législateur comme chez le public et les médias dans l'idée que, dans le monde d'aujourd'hui, on peut anonymiser des données. Il y a tellement de richesse dans les données que, si on fait l'effort de retrouver la personne, c'est possible. Ce n'est pas un hasard si Google peut le faire. Si on croise des données, on finira par trouver des éléments assez fins pour constituer une empreinte. Le législateur pense qu'il a protégé les personnes mais, en réalité, les moyens numériques sont tels qu'on ne peut plus les protéger.
M. Franck Mouthon. - France Biotech propose la création d'une agence depuis mars 2020. Il n'est pas question d'ajouter une strate supplémentaire mais de coordonner. On s'est beaucoup inspiré de l'agence de l'innovation de défense qui a été une révolution dans ce domaine, pour organiser le passage de l'innovation jusqu'à l'achat par la direction générale de l'armement. C'est une vraie prouesse.
Une réforme du marquage CE est à l'oeuvre à partir de ce mois-ci, les critères ont été améliorés. Le problème qui va se poser est celui de l'embolisation par l'absence d'organismes notificateurs. On a rehaussé les exigences pour le dispositif médical, avec un niveau comparable aux États-Unis, mais, en face de cela, on n'a pas réuni les conditions pour que l'ensemble des entreprises puissent bénéficier de ce marquage dans un temps relativement limité. Pour le diagnostic, c'est encore pire : quand vous disposez d'un catalogue de diagnostics, vous êtes contraints de procéder produit par produit.
La donnée en santé est absolument indispensable pour l'avenir de nos entreprises, pour définir les parcours de santé. Le problème de la valorisation de la data est le suivant : on a centralisé la collecte, mais il faut que les acteurs jouent le jeu de cette collecte. Se pose la question de la rétribution de ceux qui ont collecté. Tant que le Health Data Hub n'aura pas mis en place un vecteur qui permet d'inciter ceux qui collectent sur le terrain, notamment les médecins dans différents centres hospitaliers universitaires (CHU), on continuera à rencontrer des difficultés pour centraliser et redistribuer. Il faut réfléchir à des modèles de coopération qui permettent à la fois d'entretenir cet entrepôt de données et de soutenir ceux qui collectent les données sur le terrain. On propose par exemple que soit institué un forfait d'accès à la data pour entretenir la gestion même de cet entrepôt et que se mette en place, à chaque fois qu'on demande des données, une collaboration scientifique et technique avec ceux qui les ont produites, ce qui facilitera les partenariats public-privé.
Il n'existe pas de feuille de route pour une vision stratégique offensive de l'innovation en santé en France. Ce n'est pas prévu par la loi de programmation de la recherche, et il n'y a pas de loi de programmation de la santé. On peut préférer un autre terme qu'agence, en tout cas il nous manque un chef d'orchestre, un guichet pour résoudre les problèmes. Dispose-t-on d'une vision des investissements à réaliser et dans quels domaines ? Aujourd'hui, la psychiatrie est le premier poste de dépenses de santé. C'est pourtant le domaine dans lequel il y a le moins d'innovation en France aujourd'hui. Sinon une agence, il nous faut donc un pilote pour coordonner cette politique d'amont, qui est très bien abordée par la BPI, et cette politique d'aval où on ne parle pas ou très peu et pour laquelle les acteurs ont besoin d'avis engageants, de bénéficier d'éclairages sur la pertinence de leurs développements - question à laquelle le système de santé peut répondre, que ce soit la direction de la sécurité sociale, l'ANSM, la HAS, le comité économique des produits de santé (CEPS)... -. C'est pourquoi je prône la création d'une agence de l'innovation en santé à l'image de l'agence de l'innovation de défense qui ne sera rien de plus qu'un coordinateur pour permettre de régler des problèmes sur un engagement de trois mois, sur un transfert de technologie, sur la fixation du prix au niveau du CEPS, sur l'évaluation au niveau de la HAS... Il nous faut une autorité qui définisse les priorités, pour éviter le saupoudrage, et réponde aux besoins de notre système de santé dont on veut tous qu'il reste mutualiste et solidaire.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Proposition de loi relative à la protection sociale globale - Examen du rapport et du texte de la commission
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous examinons à présent le rapport de Mme Annie Le Houerou sur la proposition de loi relative à la protection sociale globale.
Mme Annie Le Houerou. - Le groupe socialiste, écologiste et républicain a inscrit à l'ordre du jour de son espace réservé du 9 juin la proposition de loi de notre collègue Rachid Temal relative à la protection sociale globale.
Avant d'aborder le contexte dans lequel s'inscrit ce texte et le dispositif qu'il propose, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution : je considère qu'il comprend des dispositions relatives aux conditions d'examen de l'éligibilité aux droits et prestations relevant du champ de la perte d'autonomie, des minima sociaux, des aides au logement et de la complémentaire santé solidaire.
En revanche, j'estime que ne présenteraient pas de lien, même indirect, avec le texte déposé, des amendements relatifs aux critères d'éligibilité de chacune des prestations visées par la proposition de loi ; à la nature, au contenu et aux conditions de versement des prestations et droits sociaux ; aux compétences des organismes débiteurs des prestations et droits sociaux pour le financement, le calcul et le versement ce ces prestations.
De tels amendements seraient donc déclarés irrecevables par notre commission en application de l'article 45 de la Constitution.
Une partie significative des destinataires des droits et prestations sociales ne les demandent pas ou renoncent à leur bénéfice par découragement.
Personne n'ignore ce phénomène de non-recours aux droits, mais nul ici ne peut s'y résigner car, qu'elle soit motivée par l'égalité réelle, la justice sociale, la générosité ou la bonne gestion, et quoi qu'on range sous ces termes, notre présence dans cette commission, mes chers collègues, présuppose notre attachement au système de redistribution patiemment échafaudé sur le programme consensuel de l'après-guerre.
Or notre tissu social, déjà tailladé par les crises et parfois par les réformes censées nous en extraire, se passerait bien de l'entaille supplémentaire que laissent l'ignorance ou le refus, par nos concitoyens les plus fragiles, de l'aide que la collectivité a pourtant conçue pour eux.
D'une part car une rupture de droits suffit parfois à déclencher un engrenage terrible pour les personnes, d'autre part car notre système de solidarité est un garant fondamental de notre pacte républicain.
La résignation devant le non-recours aux droits ne ferait d'ailleurs que l'alimenter : à constater l'extrême difficulté à le quantifier, ou à le réduire à un phénomène « frictionnel », c'est-à-dire lié temporairement aux changements de situation des personnes, on finirait vite par confirmer la pire crainte des plus précaires, selon laquelle la complexité du système est savamment entretenue. Et lorsqu'on y verrait avec soulagement des dépenses en moins, c'est sur notre conscience de législateur que pèserait encore le poids de ces « économies honteuses » dont parle le Secours catholique dans son dernier rapport.
Jugez-en plutôt : ce dernier estime qu'un tiers des allocataires potentiels du revenu de solidarité active (RSA) n'en bénéficient pas, ou encore qu'un quart des personnes éligibles aux allocations familiales ne les perçoivent pas. Le non-recours est un phénomène diversifié, qui s'observe tant au stade de la demande initiale qu'après celle-ci ; c'est un phénomène également cumulatif en raison de l'interdépendance des aides, et dynamique, c'est-à-dire à analyser selon les parcours de vie des personnes. Il touche ainsi davantage les pères seuls, les personnes vivant en habitat précaire, les étrangers et les personnes n'ayant pas d'emploi stable.
Les raisons du non-recours sont nombreuses : d'abord, l'ignorance ou la méconnaissance des dispositifs existants - les personnes éligibles au RSA ayant des situations professionnelles à revenus instables étant celles qui sont le moins sûres de leur droit. Le non-recours peut aussi être volontaire, motivé par le refus de la stigmatisation ou la conviction qu'il y a toujours plus malheureux que soi... Mais la principale cause réside dans la complexité des démarches, qui décourage les demandeurs, voire les effraie.
Les pouvoirs publics ne ménagent certes pas leurs efforts pour y remédier. Les organismes gestionnaires ont été responsabilisés dans la lutte contre le non-recours, qui fait désormais partie des missions légales des caisses de sécurité sociale. Les CAF obtiennent des résultats honorables grâce à leurs « rendez-vous des droits » ciblés sur des allocataires très choisis. De nombreuses procédures ont été simplifiées et les échanges entre administrations ont été facilités, de même que les modalités de repérage, par les techniques de data-mining, des personnes les plus en difficulté - c'était encore l'objet de l'article 82 de la dernière loi de financement de la sécurité sociale.
En outre, des efforts importants sont déployés pour mieux informer les administrés et fluidifier les échanges entre administrations. Au-delà des simulateurs en ligne proposés par les différents organismes, le Portail numérique des droits sociaux (mesdroitssociaux.gouv.fr) permet aux assurés de visualiser et comprendre leurs droits, simuler leurs droits sociaux et réaliser leurs démarches en ligne relatives à la retraite, l'emploi, la santé, le logement, mais aussi les prestations de solidarité, les allocations familiales ou encore les aides extralégales de certaines collectivités territoriales. Le portail « Mon parcours handicap », aura pour sa part vocation à servir de guichet unique numérique et d'entrepôt de stockage de données de situation personnelle afin de fluidifier les démarches des usagers tout au long de leur parcours de vie.
Enfin, de grands chantiers de simplification ont été lancés, tel celui du revenu universel d'activité (RUA). Le regroupement de dispositifs éclatés aura, par hypothèse, un effet de simplification immédiat dans lequel on peut légitimement placer d'importants espoirs de réduction du non-recours aux droits.
Seulement voilà : ce sont des projets complexes exigeant pour aboutir - lorsqu'ils aboutissent - des efforts de longue haleine. Et l'accent mis sur la numérisation des démarches fait fi de la fracture numérique et de l'illectronisme... qui touche plus fréquemment ceux qui ont vocation à se servir de ces outils. Le même rapport du Secours catholique indique ainsi que près de 55 % des personnes qu'ils ont interrogées disent rencontrer des difficultés avec les démarches en ligne. Parmi ceux que l'association prend en charge, un tiers a un accès nul ou limité aux outils informatiques.
On ne saurait par conséquent prétendre que, dans la lutte contre le non-recours, on a tout essayé.
Le mécanisme contenu dans l'article unique de ce texte est original. Pour le décrire d'un mot, il systématise l'examen de l'éligibilité d'un demandeur de prestation à une liste d'autres droits et prestations connexes, et ce de manière organisée, pour plus d'efficacité. Voici comment.
Il identifie d'abord deux grandes catégories de prestations. La première est relative aux prestations relevant du soutien à l'autonomie : l'admission au bénéfice de l'allocation aux adultes handicapés (AAH), de la prestation de compensation du handicap (PCH), de l'allocation personnalisée pour l'autonomie (APA) ou de la carte mobilité inclusion (CMI) entraînerait automatiquement l'examen de l'éligibilité aux autres de ces droits et prestations qui ne lui sont pas incompatibles. Le même mécanisme est prévu pour les prestations destinées aux personnes à faibles ressources : la prime d'activité et les trois aides au logement.
Ces « îlots » de prestations sont en outre reliés entre eux par des « ponts » - ou ces « grappes » par des rameaux, pour ceux qui préfèrent la métaphore végétale : l'autorité qui prononcerait l'admission au bénéfice d'un droit ou d'une prestation du premier ensemble saisirait sans délai les organismes compétents pour l'examen de l'éligibilité aux prestations du second ensemble. Les deux ensembles sont pareillement reliés au RSA, ainsi qu'à la complémentaire santé solidaire.
Lorsque l'autorité saisie en application d'un tel mécanisme en a la compétence et dispose de tous les éléments nécessaires, elle se prononcerait simultanément sur l'admission de l'intéressé au bénéfice d'un ou plusieurs autres droits ou prestations ainsi qu'au bénéfice du RSA. À défaut, elle informerait le bénéficiaire qu'il sera procédé sans délai à l'examen de son dossier par l'organisme compétent, qu'elle lui indiquerait alors.
Cette approche semble à la fois modeste et réaliste. D'abord, elle ne remet pas en cause les principes de notre système de protection sociale. Le paysage des aides et leurs conditions d'accès ne sont pas modifiés ; ceux qui attribuent le non-recours à leur complexité y verront sans doute une limite du dispositif proposé mais, en plein chantier relatif au revenu universel d'activité, vous conviendrez qu'il est périlleux de lancer une refonte générale des prestations sociales par voie de proposition de loi.
Le principe de quérabilité des aides est respecté, puisqu'il faut faire une demande originelle pour déclencher l'examen de l'éligibilité à d'autres prestations. On observera au demeurant que l'automaticité gagne du terrain : toute demande de RSA, par exemple, vaut demande de prime d'activité ; tout bénéficiaire du RSA a automatiquement accès à la complémentaire santé solidaire (C2S) en cochant une simple case ; et un formulaire unique permet depuis 2019 à toute maison départementale des personnes handicapées (MDPH) de proposer au demandeur d'une AAH, par exemple, la PCH et la CMI qu'il n'aurait pas pensé à solliciter.
D'aucuns feront sans doute valoir que de telles obligations d'instruction de nouveaux dossiers alourdiront les charges de gestion des organismes délivrant les prestations. D'une part, c'est difficile à évaluer. Les personnes elles-mêmes se trompent souvent de guichet : ce serait alors une simplification globale que de confier aux organismes la mission de taper à la bonne porte. Il se pourrait même que la diminution du non-recours par ce biais évite des situations de ruptures de droits en cascade et fasse faire des économies globales au système social.
Certaines dispositions du texte prévoient d'ailleurs les souplesses nécessaires, en évitant les requêtes sans objet et en permettant, à la suite d'un premier refus, l'examen de l'éligibilité du demandeur à d'autres droits ou prestations, ou bien la saisine à cette fin de l'autorité compétente. Il prévoit même que le demandeur peut renoncer à tout moment au bénéfice d'une prestation.
D'autre part, quand il serait démontré que le mécanisme proposé alourdit la gestion des prestations, on ne saurait sérieusement invoquer un tel argument pratique pour faire obstacle au respect d'un principe aussi élémentaire que celui d'accorder à chacun ce qui lui revient.
Le mécanisme ici proposé n'est sans doute pas parfait mais il apporte une solution immédiatement opérationnelle, semble-t-il, au problème du non-recours. D'ailleurs, le Sénat l'a voté, sous la forme certes d'un amendement un peu moins sophistiqué, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021, après avis de sagesse du rapporteur général. Hélas, le dispositif n'a pas été maintenu dans la version définitive du texte.
Mes chers collègues, en systématisant l'examen de l'éligibilité aux prestations sociales, cette proposition de loi contribue à remplir la promesse que fait notre société aux plus fragiles. C'est pourquoi je vous propose de l'adopter.
M. Philippe Mouiller. - Je remercie la rapporteure pour son exposé très clair des enjeux de ce texte.
Nous partageons très largement l'objectif d'améliorer le recours aux prestations sociales. De nombreuses associations ont en effet montré la nécessité de faire davantage d'efforts dans ce sens.
Cela étant, après analyse du dispositif de cette proposition de loi, plusieurs aspects nous rendent sceptiques. D'abord, le périmètre de prestations retenues : celui-ci exclut par exemple l'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), ou encore l'allocation d'éducation de l'enfant handicapé (AEEH).
Ensuite, le fait que tel organisme doive notifier à quelqu'un son éligibilité à telle prestation, qu'il la gère ou non, rend les responsabilités confuses : y a-t-il alors obligation de la verser, et quelle responsabilité supporte l'organisme qui s'est contenté de la notification ?
Le texte soulève encore des difficultés techniques. Les prestations destinées aux personnes handicapées sont parfois, mais pas toujours, fondées sur des critères de revenus, et exigent parfois, mais pas toujours, de remplir des critères de situation personnelle, sociale et médicale. L'examen de l'éligibilité à telle ou telle exigera des échanges d'informations, voire de nombreux allers et retours entre les organismes.
Se pose enfin la question du message politique que vous souhaitez transmettre. Ce texte ne témoigne-t-il pas d'une certaine défiance à l'égard de tous les organismes qui se sont engagés dans la lutte contre le non-recours ? Certes, le bilan n'est pas totalement satisfaisant, mais les efforts sont réels. Faut-il de cette manière accroître les contraintes pesant sur les services de l'État et les départements ?
C'est sans doute une idée intéressante pour préfigurer le futur RUA, mais le Sénat l'a pour l'heure refusé. Aussi l'avis du groupe majoritaire sera-t-il plutôt réservé.
M. Olivier Henno. - Je félicite la rapporteure pour son travail et son exposé, qui présente bien le sujet. Le non-recours peut s'expliquer par le manque d'information, l'ignorance, une forme de refus ou de pudeur, mais il peut aussi résulter d'un choix.
Nous sommes certes tous attachés à notre système de protection sociale, qui a une grande valeur. J'ai toutefois l'impression que le consensus national sur ce système est parfois moins solide qu'il ne fut.
Je ne poserai pas, comme Philippe Mouiller, de questions sur les aspects trop techniques du texte car, à l'heure des algorithmes, de tels obstacles peuvent être surmontés. La question centrale est celle de savoir s'il faut renforcer l'automaticité de l'attribution des droits et prestations. Au groupe de l'Union centriste, nous ne le pensons pas. Il faut que les demandeurs fassent une démarche, témoignent d'une forme d'adhésion au système proposé. Je ne suis pas sûr du tout que les rédacteurs du programme du Conseil national de la résistance aient songé à l'automaticité. Ce qui est fait en matière de repérage, de création de portails d'information, de rendez-vous des droits est déjà remarquable. Nous ne sommes pas favorables à une automaticité pour l'autre raison qu'elle poserait de manière biaisée la question du revenu universel d'activité, qui mériterait un autre débat, sous l'angle de la valeur travail en particulier.
Bref, le problème soulevé est réel mais nous sommes très réservés sur la pertinence de la réponse qui lui est apportée.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe, rapporteur général. - À mon tour, je remercie la rapporteure pour la limpidité de son exposé et je renchéris : nous avons tous la volonté de lutter contre le non-recours car s'il existe un dispositif, ceux qui y sont éligibles doivent pouvoir en bénéficier.
Mais, vous l'avez dit vous-même madame la rapporteure : le mécanisme n'est pas parfait. Il est en outre complémentaire des efforts entrepris par les différentes caisses, qui doivent se poursuivre.
Vous avez dit encore que j'avais émis un avis de sagesse sur l'amendement ayant inspiré ce texte ; c'était un avis de principe, pour dire qu'il fallait en effet lutter contre le non-recours. Toutefois, et cela motive toujours la même réserve de ma part : nous ignorons l'impact, notamment financier, d'un tel mécanisme. Je ne suis en outre pas sûr qu'il n'introduirait pas une complexité supplémentaire. Il faudrait qu'un pilote agisse davantage contre le non-recours ; ce pourrait être le département, en lien avec les centres communaux d'action sociale, car ils sont les mieux placés pour détecter les besoins réels.
Nous ne sommes en tout cas pas au bout de la réflexion, raison pour laquelle le dispositif n'apparaît pas totalement abouti. Je préférerais pour ma part un système d'allocation unique, tel qu'il avait envisagé naguère par Christophe Sirugue. Je suis assez favorable au revenu universel, selon des modalités que nous avions détaillées, et après expérimentation. Le Gouvernement, qui parle plutôt d'une allocation unique de base pur l'ensemble des prestations sociales, semble aller dans ce sens.
Bref je crois qu'il faut trouver le moyen de donner la bonne information à ceux qui ont droit à une prestation, mais sans accorder celle-ci automatiquement, car souvent des éléments complémentaires - tels les avis médicaux - sont nécessaires. Je confirme ainsi que l'avis de notre groupe sera réservé.
M. René-Paul Savary. - Je veux bien pour ma part que l'on améliore les dispositifs, mais à condition de disposer d'une étude d'impact financière ! Cessons de vouloir régler les problèmes en les prenant par le plus petit bout, ayons une vision globale. Un tel mécanisme risque de perpétuer les effets de bords qui tiennent déjà au fait que l'on raisonne trop en silos.
Par ailleurs, accorder automatiquement le bénéfice du RSA à ceux qui y ont droit, pourquoi pas, mais pas sans aucun effort d'insertion supplémentaire. Avec ce texte, les bénéficiaires ne resteraient pas moins chez eux, sans que personne ne s'occupe d'eux. Ce serait une solution de facilité. Le plus compliqué, mais qui est le vrai service qu'il faut tâcher de rendre aux personnes en difficulté, c'est de les sortir de leurs difficultés ! Et le texte ne favorise pas cette démarche d'insertion.
Autre point très lourd de conséquences : le dispositif impose de croiser des fichiers de données personnelles. Quel est sur ce point l'avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) ? Je ne suis pas contre l'utilisation du numérique et du big data, qui implique nécessairement d'être intrusif pour être efficace, mais à condition de faire cela de manière bien réglementée et bien encadrée.
M. Daniel Chasseing. - Je suis d'accord avec les propos de Jean-Marie Vanlerenberghe et René-Paul Savary. On peut comprendre les causes du non-recours. Le département doit cependant rester chef de file en matière sociale et c'est à ce niveau qu'il faut renforcer l'accompagnement. En outre, le versement des prestations ne doit pas être automatique : le bénéficiaire doit accepter un accompagnement vers l'emploi et la formation.
Mme Annie Le Houerou. - Monsieur Mouiller, la proposition de loi vise des groupes de prestations de base. Il est vrai que certaines prestations ne sont pas prévues : vous avez mentionné l'Aspa et l'AEEH. Il serait toutefois complexe d'ajouter l'AEEH car cette prestation concerne l'enfant à la charge du foyer et non la personne qui reçoit l'aide. Cette proposition de loi se concentre sur les minima sociaux ainsi que sur les droits qui relèvent de la MDPH en matière de perte d'autonomie.
La lutte contre le non-recours fait déjà partie des missions des caisses de sécurité sociale : la proposition de loi vient appuyer cette priorité existante. Cela ne remet pas en cause la compétence des caisses ni les actions qui ont été mises en oeuvre. Le dispositif suppose une demande initiale par la personne, laquelle génère l'examen de l'éligibilité à toutes les autres aides.
Le texte prévoit que les délais de recours ne commencent à courir qu'à compter de la notification aux personnes concernées. Des amendements pourraient peut-être améliorer le texte sur ce point, mais le risque juridique me semble limité.
Le système actuel d'aides sociales est complexe non seulement pour les bénéficiaires potentiels, mais aussi pour les professionnels. Les espaces France Services ont vocation à être des guichets uniques de proximité, ce qui suppose la formation des agents et le partage des données. On tend ainsi à reconnaître la nécessité d'une formation élargie des personnes qui sont en première ligne. Cette démarche est donc déjà enclenchée, et la proposition de loi ne fera que renforcer cette nécessité de formation.
Monsieur Henno, le dispositif proposé n'exclut pas la quérabilité des prestations, c'est-à-dire le fait que la personne fasse une première demande. En revanche, les droits de la personne devraient être regardés dans leur globalité, par « grappe » de prestations, par les professionnels du premier organisme sollicité. Si l'on crée des droits, notre responsabilité de législateur est qu'ils soient effectivement ouverts. Le but est également d'éviter que des personnes qui se trouvent en difficulté ne sombrent dans une précarité ou une pauvreté encore plus forte dont ils ne pourront pas se relever. Il s'agit donc bien d'une démarche de prévention.
L'audition de l'observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) et la récente étude du Secours catholique montrent que beaucoup de personnes n'ont pas recours aux prestations sociales auxquelles elles pourraient prétendre car elles trouvent que les démarches sont trop compliquées et abandonnent. Elles connaissent souvent par ailleurs des difficultés psychologiques. L'objectif de cette proposition de loi est de simplifier, dans le cadre d'une première demande, l'accès aux droits. L'automaticité proposée est celle de l'examen de la situation mais non de l'attribution de l'aide.
Monsieur Vanlerenberghe, dès lors que les personnes ont un droit, il est de notre responsabilité de tout faire pour qu'elles y accèdent. Sur le plan financier, la mission des organismes et des collectivités est de servir les droits pour lesquels les personnes sont éligibles. L'évaluation financière des enveloppes doit être conforme au nombre de bénéficiaires potentiels. J'en reviens à la prévention : il s'agit aussi d'un investissement sur l'avenir permettant un meilleur accompagnement des personnes le plus en amont possible, de manière à éviter des situations plus complexes qui peuvent avoir un coût élevé pour les départements. Cela ne remet pas en cause le travail des départements en matière d'insertion, au contraire.
On voit aujourd'hui, y compris dans le contexte de crise du covid-19, que de nombreuses personnes n'ont pas recours aux soins comme elles le devraient, ce qui représente une manière de faire des économies...
Étant donné que le RUA ne verra pas le jour à court terme, la proposition de loi a pour intérêt de faciliter les choses dès maintenant.
Monsieur Savary, l'objectif est de ne laisser personne au bord du chemin. Les personnes peuvent être ainsi dans de meilleures dispositions pour remettre le pied à l'étrier, y compris sur la voie du retour à l'emploi.
Les organismes de sécurité sociale procèdent déjà à des opérations de data mining, par exemple pour améliorer le recours à la prime d'activité. La proposition de loi ne remet pas en cause ces démarches. L'objectif est que les données soient partagées de manière optimale, dans le respect des préconisations de la CNIL.
Je le répète, monsieur Chasseing, l'automaticité ne vaut que pour l'examen de l'éligibilité. La question d'un chef de file appelé à examiner l'ensemble des droits pourrait se poser : c'est déjà ce qui est recherché sur l'autonomie autour des MDPH.
Mme Catherine Deroche. - Aucun amendement n'ayant été déposé, je mets aux voix l'article unique du texte.
L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi n'est pas adopté.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte de la proposition de loi initiale déposée sur le Bureau du Sénat.
Audition de M. Norbert Ifrah, en application de l'article L. 1451-1 du code de la santé publique, candidat à son renouvellement à la présidence du conseil d'administration de l'Institut national du cancer
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous accueillons ce matin le Pr Norbert Ifrah, président de l'institut national du cancer (INCa) depuis 2016.
Comme vous le savez, l'INCa est une agence d'expertise sanitaire et scientifique créée en 2004 pour coordonner les actions de lutte contre le cancer en France. Elle est organisée sous la forme d'un groupement d'intérêt public (GIP) et rassemble en son sein l'État, les grandes associations de lutte contre le cancer, les caisses d'assurance maladie, les organismes de recherche et les fédérations hospitalières. Sa tutelle est exercée par les ministères de la santé et de la recherche.
M. Ifrah est candidat au renouvellement de ses fonctions pour un nouveau mandat de cinq ans et, en application de l'article L. 1451-1 du code de la santé publique, sa nomination doit être précédée de son audition par les commissions compétentes du Parlement.
J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat et disponible en vidéo à la demande.
L'INCa pilote l'élaboration et la mise en oeuvre de la stratégie décennale de lutte contre le cancer, qui a été arrêtée en février dernier. Le Gouvernement a mis en avant une augmentation de 20 % des moyens accordés à notre politique de lutte contre le cancer : il serait intéressant que vous nous précisiez les priorités qui bénéficieront de ces crédits supplémentaires, notamment en matière de recherche.
Cette stratégie a néanmoins été critiquée par certaines associations pour mettre trop l'accent sur les comportements individuels à risque plutôt que sur les risques posés par les expositions environnementales. Dans un rapport sur ce sujet, nos collègues Bernard Jomier et Florence Lassarade ont d'ailleurs appelé la stratégie décennale de lutte contre le cancer à pleinement s'articuler avec le plan national santé-environnement.
À cet égard, quelles actions concrètes comptez-vous engager pour améliorer la connaissance des liens entre cancer et environnement ? Les impasses sur lesquelles bute Santé publique France (SPF) pour expliquer l'apparition de certains clusters de cancers pédiatriques, comme à Sainte-Pazanne, montrent l'urgence qu'il y a à mieux croiser les données de santé du Health Data Hub avec les données environnementales du futur Green Data Hub. Les parents ne peuvent plus se contenter d'avoir pour seule réponse des autorités sanitaires : « nous ne savons pas ».
Je souhaiterais aussi vous entendre sur la capacité de notre système de financement de l'innovation à prendre le virage de la médecine personnalisée en oncologie. Unicancer, la Ligue nationale contre le cancer et l'institut Curie nous ont en effet alertés sur la nécessité de rénover le référentiel des actes innovants hors nomenclature (RIHN) afin de ne plus priver les patients de l'accès aux tests « compagnons » essentiels pour établir la signature moléculaire des tumeurs et mieux cibler les thérapies. Quand prendra-t-on enfin conscience que ces innovations en oncogénétique peuvent contribuer à la désescalade thérapeutique et à la pertinence des soins pour, à terme, renforcer l'efficience de notre système de santé ?
Je voudrais enfin revenir sur deux sujets que vous aviez évoqués devant nous lors de votre audition en juin 2016.
Le premier, en lien avec la place des centres de lutte contre le cancer (CLCC) du sein des groupements hospitaliers de territoire était celui de l'adressage et du point d'entrée dans notre système de santé. Il soulevait aussi la question de la confiance dans notre système de santé. Estimez-vous que ce sujet a progressé pendant votre présidence ?
Le second est davantage lié à l'organisation. Vous aviez alors décrit l'INCa comme un « hapax ». Le modèle conçu pour donner à la lutte contre le cancer la force de frappe intégrée nécessaire est-il transposable à d'autres pathologies, avec le risque de la constitution de silos ? Doit-il rester propre au cancer ? Ce modèle doit-il évoluer pour garantir plus d'interdisciplinarité ? Quel regard portez-vous sur ce sujet au terme de votre première présidence ?
Je vous laisse la parole pour présenter le bilan de l'action de l'INCa pendant votre mandat et les priorités que vous entendez lui assigner pour les cinq prochaines années, avant que nos collègues ne vous adressent leurs questions.
M. Norbert Ifrah, candidat à son renouvellement à la présidence du conseil d'administration de l'Institut national du cancer. - Je vous remercie de votre accueil. Madame la présidente, je vais adapter mon propos à votre introduction, sans détailler la description de l'institut. L'INCa est pratiquement un « hapax » car, si le Brésil dispose officiellement de la même structure, elle n'a pas tout à fait la même audience. L'INCa est une agence scientifique et sanitaire, destinée à éclairer les décisions de l'État. C'est également un GIP. Siègent à son conseil d'administration, non seulement l'État et une représentante du Sénat et de l'Assemblée nationale, mais également les grandes fédérations hospitalières, les grands organismes de recherche, des personnalités qualifiées souvent issues de sociétés savantes, les représentants des grandes associations de malades, le président de la Ligue contre le cancer étant traditionnellement le vice-président de l'institut, et les caisses d'assurance maladie. C'est un organisme d'échange et de propositions important. Sauf en de rares occasions, l'INCa n'a qu'un pouvoir d'influence. Il conseille, il argumente. Quand l'État lui en donne la mission, il met en oeuvre le projet. C'est une structure « légère », soit 134 équivalents temps plein (ETP), contre 189 à sa création il y a 15 ans. Il est composé essentiellement des médecins, pharmaciens, chercheurs avec leurs équipes, qui tentent de répondre au défi de la lutte contre le cancer.
Je souhaite faire un point sur les avancées majeures de la lutte contre le cancer en France depuis 2005, dans l'ordre retenu par la stratégie décennale de lutte contre les cancers 2021-2030 : prévention, dépistage, organisation des soins, qualité de vie et recherche. Cette dernière est le ferment de l'INCa. C'est par la recherche que l'on progresse. Elle est présente à tous les étages et dans tous les sujets.
Sur le plan de la prévention, nous avons permis à nos concitoyens d'être acteurs de la prévention des risques du cancer. Un consensus international né en France estime à 40 % la part des cancers attribuable au mode de vie et à l'environnement. Aux États-Unis, l'alimentation des Américains est quelque peu différente de la nôtre, ce pourcentage atteint 50 %.
Le deuxième élément important est le recul historique et récent du tabagisme. Nous sommes passés en quelques années de 33 % à 24 % de fumeurs quotidiens. C'est très significatif et la France a reçu pour la première fois les félicitations des experts anglais et américains du conseil scientifique international, qui se moquaient jusqu'à présent, de notre inefficacité ! Il y a eu 1,6 million de fumeurs quotidiens en moins entre 2016 et 2020, il y a 780 000 inscriptions à l'opération « Moi(s) Sans Tabac » depuis 2016 et il existe 87 spécialités de substitution nicotinique remboursées par l'assurance maladie. Mais nous restons les derniers de la classe ! Nous avons juste rattrapé le peloton.
L'apparition de vaccins, notamment contre le papillomavirus est également une avancée majeure, responsable de 90 % des infections en cause dans les cancers du col de l'utérus et autres cancers. Le cancer du col de l'utérus est une maladie vénérienne transformée. C'est évitable par la vaccination contre les infections par papillomavirus humain (HPV) des garçons et des filles. L'INCa a été moteur dans la reconnaissance de la nécessité de vacciner aussi les garçons.
L'apparition de repères mémorisés par nos concitoyens est un phénomène assez nouveau. En 2017, 5 % des Français savaient que 40 % des cancers étaient évitables, aujourd'hui, c'est 17 % ! Parmi les repères globalement mémorisés, il y a le tabac, le bénéfice d'une nutrition équilibrée et de l'activité physique, l'exposition aux ultraviolets et les risques de cancers de la peau, et les risques professionnels comme l'exposition à l'amiante. L'alcool est un grand échec issu du malentendu orchestré avec mauvaise foi par certains alcooliers. L'INCa ne prône pas l'hygiénisme, il rappelle simplement que 58 % de l'alcool consommé en France l'est par 10 % de nos concitoyens. C'est donc un problème. Il m'est arrivé lors d'une consultation de rencontrer un patient qui buvait huit litres de vin par jour ! Nous souhaitons juste donner des repères aux gens et les aider. 10 % des enfants naissent d'une mère en consultation pour une consommation d'alcool chronique ; ils vont avoir un déficit intellectuel fixé à la naissance, définitivement perdu. Un grand nombre de cancers sont directement liés à l'alcool. Nous travaillons par conséquent sur ces repères.
Sur le dépistage, un des sujets forts de la stratégie décennale, l'offre est rénovée et étendue, mais encore largement perfectible. Par le dépistage, on pourrait supprimer 15 à 20 % des décès par cancer du sein. Nous avons publié un travail scientifique, peu connu, sur les diagnostics des cancers du sein. S'ils sont diagnostiqués par dépistage, c'est 20 % de chirurgie délabrante et 18 % de chimiothérapie en moins. Ce que les gens ne savent pas c'est que l'association chimiothérapie et radiothérapie augmente, 10 ans plus tard, de 2 à 5 % le risque de faire une leucémie aigüe. Ce nouveau cancer atteint une personne abîmée, qui n'a plus les forces qu'elle avait avant la chimiothérapie. Il faut savoir aussi que plus on détecte tôt, mieux c'est : 90 % des cancers colorectaux seraient guéris et 90 % des cancers du col de l'utérus pourraient être évités, voire plus selon les experts d'Europe du Nord et d'Australie pour qui l'éradication est proche.
Nous avons envoyé 16 millions d'invitations pour un dépistage organisé. Les évolutions sont parfois issues de négociations très difficiles sur les programmes : rénovation du dépistage organisé du cancer du sein et du cancer colorectal, qui a connu beaucoup de soubresauts jusqu'à la mise en place de nouveaux tests immunologiques. La sensibilité du test a été portée de 45, 50 à 95 %. Si vous avez un test positif, il faut passer l'endoscopie qui donnera une réponse entre 50 et 60 % des cas. Dans quatre cas sur six, on va trouver un adénome qui sera retiré d'emblée, avant qu'il ne devienne un cancer, et même en cas de cancer diagnostiqué, les trois-quarts sont au stade 1, et le même geste guérit le cancer. Il s'agit bien d'un sujet majeur qui s'est heurté à toute une série de soubresauts, de la défiance, du dégoût, et même une action en justice contre le choix d'un test par l'assurance maladie, qui a fait perdre du temps à tout le monde. Le seul dépistage plus performant en 2020, année Covid, qu'en 2019, c'est celui du cancer colorectal, quelques 800 000 tests de dépistages en plus ayant été réalisés en 2020. Nous touchons aujourd'hui, à peu près, 30 % des personnes cibles du dépistage du cancer du côlon. C'est insuffisant !
Le dépistage du cancer du col de l'utérus est désormais inscrit en dépistage organisé. La méthode a été rénovée et couplée avec la vaccination. On devrait pouvoir l'éradiquer alors que la vaccination est passée de 16 à 24 % des personnes cibles. Sur le dépistage du cancer du col, on est à plus de 59 %. Il faut acclimater les gens aux nouvelles techniques.
Sur le dépistage organisé du cancer du sein, on est autour de 50 % et l'on espère se diriger vers les 70 %. Cela ne marche pas aussi bien que cela devrait. Il faut noter qu'à cela s'ajoute entre 10 et 12 % de femmes, notamment en Île-de-France, qui ont un dépistage individuel.
Dépistage organisé et dépistage individuel vont se rapprocher, le dépistage organisé permettant de ne pas avancer les frais ce qui est important en termes de lutte contre les inégalités.
Nous avons énormément structuré l'offre de soins. Depuis la création de l'INCa, nous avons divisé par deux le nombre d'établissements autorisés. Nous avons travaillé sur la rénovation du régime des autorisations, actuellement en cours d'examen au ministère de la santé. Nous avons évalué les possibilités d'autorisation face au bénéfice rendu au malade en tenant compte de la qualité du plateau technique, des soins, de l'expérience mais aussi des durées de trajet... Ce travail a duré deux ans et demi et sera mis en oeuvre de façon progressive. Les établissements ont le temps de s'organiser entre eux pour parvenir au seuil nécessaire sur une activité. La structuration de l'offre de soins s'effectue aussi en pédiatrie où nous avons créé sept organisations interrégionales de pédiatrie, bientôt cinq en accord avec elles. Nous avons créé les infirmières de coordination pour les cancers. Nous avons contribué à la réflexion sur les infirmières de pratique avancée. Et nous avons créé la consultation d'annonce, les réunions de concertation pluridisciplinaires, le plan personnalisé de soin, le panier de support, les réseaux régionaux de cancérologie, le comité national de suivi de la radiothérapie... Cela a transformé le paysage pour les malades atteints de cancer. La France est désormais considérée comme au plus haut niveau de soins vis-à-vis des cancers, cela ne veut pas dire au plus haut niveau en termes de prévention, ni de la vie en bonne santé ! La définition de la santé a évolué. Jusqu'en 1947-1950, c'était la vie dans le silence des organes. Maintenant, sont incluses des notions de bien-être. La médecine personnalisée avec les tests biologiques, permet de proposer aux malades des traitements de plus en plus ciblés sur les anomalies dans les voies de signalisation cellulaires qui tiennent compte de leur passé et de la quantité de maladie résiduelle que l'on sait suivre dans le sang. Le but est d'éviter de la chimiothérapie intensive à des malades guéris. Ce sont les enjeux d'aujourd'hui avec une radiothérapie rénovée. Nous avons fait porter un effort considérable sur la recherche pour une radiothérapie plus efficace qui délivre moins de rayons sur les zones saines. Il ne faut pas oublier que la chirurgie est le premier traitement des cancers et la radiothérapie est utilisée pour la moitié des malades atteints de cancer en France. Tous les jours, il y a environ un peu plus de 1 000 nouveaux cancers. Il y a aujourd'hui 3,8 millions de personnes qui vivent avec ou après avoir eu un cancer. Chacun de nous est atteint dans son premier cercle quand ce n'est pas lui-même ! Nous avons toujours besoin d'affiner les traitements et l'INCa a innové en créant les plateformes de génétique moléculaire des cancers. L'INCa peut financer des expérimentations, mais ne peut pas financer des dispositifs dans la durée. Ces plateformes ont été un immense succès. Elles rendaient possibles et gratuits les examens biologiques dont les malades avaient besoin où qu'ils soient traités. Cette technique a été remplacée en 2015 par les RIHN qui se sont révélés contreproductifs. Auparavant, les biologistes réalisaient des examens pour lesquels ils n'avaient pas de financement. Les plateformes relevaient du budget global et permettaient la gratuité pour chaque malade. Le RIHN englobait un nombre croissant d'actes et le goulet de la reconnaissance par l'assurance maladie étant très lent, le remboursement individuel de chaque examen a, par conséquent, diminué. C'est un élément que j'ai porté dans la stratégie décennale de la lutte contre le cancer auquel la direction générale de l'offre de soins (DGOS) est favorable. Notre objectif est de travailler avec eux pour rénover au moins l'aspect cancer. Dans le modèle RIHN, le remboursement se fait au prescripteur. C'est lui qui avance l'argent ! Ce n'est pas possible d'avancer les frais pour plusieurs malades. Ce système est à revoir. C'est un de nos chevaux de bataille, porté devant le conseil d'administration de l'INCa.
Concernant l'accès à l'innovation, cela passe par de l'anticipation. Cela intéresse d'ailleurs beaucoup la Haute autorité de santé (HAS). Nous avons fait un système d'horizon scanning ou balayage d'horizon, en examinant tous les essais en cours afin de savoir quels sont les produits qui arriveront sur le marché dans les 18 mois à deux ans, avec leur spectre d'activité et les concurrents potentiels. Notre but est de préparer les recommandations d'utilisation, les autorisations temporaires d'utilisation et que tout soit prêt lorsque l'on a une demande, le produit doit être immédiatement disponible.
Nous avons travaillé avec le Conseil stratégique de l'innovation en santé sur les questions de pénurie. En 2019, 1 504 médicaments d'intérêt thérapeutique majeur ont été en tension ou en rupture, en France, contre 874 en 2018. Ça a doublé ! Les médicaments du cancer sont les quatrièmes le plus lourdement impactés, et ce sont le plus souvent des médicaments chimiques, anciens et génériqués. Les causes sont multiples, industrielles, économiques et réglementaires. C'est un gros travail qu'on ne voit pas et sur lequel nous n'avons pas de légitimité.
Dans les difficultés que je voulais citer, il y a le remboursement des RIHN et les remboursements en hospitalisation de certains médicaments chers qui n'ont pas eu une amélioration suffisante du service rendu. Ils sont juste remboursés lorsque le patient est en ambulatoire. C'est un grand débat entre directeurs d'hôpitaux et médecins.
Nous avons également travaillé sur la qualité de vie. L'accompagnement pendant et après la maladie, s'est considérablement amélioré. Nous avons réalisé des guides cancer info gratuits, modernisés et régulièrement refaits. 40 guides cancer info sont publiés pour les malades, cela correspond à 280 000 guides papier et 9,5 millions de visiteurs sur le site en 2018.
L'INCa a créé le droit à l'oubli c'est-à-dire le droit de ne pas se signaler comme ayant eu une maladie. La convention s'Assurer et emprunter avec un risque aggravé de santé (AERAS) va dans ce sens. Nous sommes actuellement à 12 maladies. 12 types de cancers bénéficient de conditions d'assurance normales. Cela a été étendu aux jeunes adultes jusqu'à 21 ans alors que ce n'était initialement prévu que pour l'enfant. L'État a amélioré les remboursements, notamment les prothèses capillaires et les prothèses mammaires. Nous avons organisé des conciliations emploi et cancer en créant un club de 50 entreprises qui ont élaboré une charte regroupant 1,4 million de collaborateurs. Nous avons enfin créé une instance de démocratie sanitaire et un comité interne de déontologie et d'éthique, externes à l'INCa qui les héberge.
Les registres sur le cancer sont payés à 80 % par l'INCa et à 20 % par Santé publique France (SPF). L'exploitation des clusters est du ressort exclusif de SPF et de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES). Nous n'y sommes associés que ponctuellement. Les registres couvrent 22 % de la population française, 100 % pour les tumeurs de l'enfant et 100 % pour les tumeurs cérébrales et les analyses montrent qu'il en manque deux que l'on essaye de mettre dans la stratégie décennale : les zones hyper exposées et les zones hyper denses. Tous les statisticiens nous disent que cela ne sert à rien de faire plus mais il faut avoir d'excellents registres. À cette fin, nous proposons des questionnaires supplémentaires. On ne trouve que ce que l'on cherche et on ne cherche que ce que l'on connaît. Quand le malade arrive, souvent dans une ambiance de stress, on recueille les éléments utiles au diagnostic et au soin. On ne lui demande pas forcément s'il a vécu à proximité d'une autoroute. Le dossier contient des documents administratifs et médicaux. Il faut l'enrichir par des questionnaires supplémentaires même s'il y a parfois une incompréhension entre les sociétés savantes de pédiatrie et les gestionnaires de registres qui sont parfois considérés comme un peu trop inquisiteur.
Ce n'est pas à nous de le faire mais nous consacrons beaucoup de temps à les faire dialoguer. Le registre est une brique dans le système. Nous avons construit la cohorte cancer intégrant les données de dépistage, les données de l'assurance maladie, les données des hospitalisations, nous permettant de valider les données intégrées dans les registres et d'avoir des données complètes. Nous avons bien entendu l'autorisation de la CNIL. Cela nous permet de comparer les données de dépistage à celles des diagnostics et des traitements. Nous avons pu publier une étude sur les femmes ayant eu un cancer du sein par dépistage. Contrairement aux données agrégées, nous travaillons sur des données individuelles longitudinales. Dans les données agrégées, on parle d'un échec du dépistage lorsqu'une femme est dépistée du cancer du sein entre 50 et 74 ans et qu'elle développe un cancer du sein à 90 ans. Or le dépistage n'est pas une vaccination contre le cancer, et dans le cas d'espèce le dépistage a fonctionné entre 50 et 74 ans. Alors qu'à l'INCa, nous pouvons suivre la même personne et constater qu'elle a eu un cancer 16 ans après la fin de son dépistage. Nous ne parlons pas de la même chose. Le dépistage est utile. 12 000 femmes par an meurent encore aujourd'hui du cancer du sein. Cela reste un sujet important. C'est l'occasion pour moi de dire combien j'ai été désolé de voir une lettre ouverte au Président de la République remplie de contre-vérités dans un ensemble qui est exact. Allez séparer le bon grain de l'ivraie. La stratégie décennale de la lutte contre le cancer comprend 234 mesures, parmi lesquelles 70 concernent la prévention et 20 l'environnement. Il existe 100 000 produits chimiques utilisés au quotidien, 500 dont on connaît correctement la toxicologie et l'efficacité et 10 000 dont on connaît soit leur toxicologie, soit leur efficacité. Pour 20 000 d'entre eux, on ne dispose que de très peu d'éléments provenant de l'industriel producteur. Pour tous les autres on ne sait rien ! Nous avons fait le choix de dire qu'il fallait travailler sur l'exposome sachant qu'il existe déjà un plan européen et national. Nous avons, comme d'habitude, mis nos moyens à la disposition de l'Anses et de l'Inserm. C'est un travail de long terme. L'exposome c'est l'ensemble des substances toxiques ou potentiellement toxiques auxquelles vous avez pu être exposé au cours de votre vie. N'oubliez pas que la période de la vie au cours de laquelle on est exposé peut avoir un impact sur la santé. Nous avons mis 50 ans à voir apparaître des cancers de l'utérus ou du sein chez les enfants dont la mère avait pris du distilbène. C'est un grand travail scientifique de longue haleine que l'on considère comme prioritaire. Mais nous ne pouvons pas nous limiter à ce qui va se passer dans 50 ans. Des hommes et des femmes meurent tous les jours. La stratégie cancer accorde 10 % de son programme aux cancers liés à l'environnement. Elle fait par conséquent son travail. On ne peut pas utiliser trois fois l'argent du contribuable à faire la même chose. Il faut se coordonner.
Concernant les rapports et expertises, nous établissons les données de prévalence des cancers et le baromètre cancer avec SPF, c'est-à-dire le ressenti par les malades. Aujourd'hui, les malades sont totalement persuadés que le risque génétique et le risque environnemental engendrent plus de 70 % du cancer, alors qu'en réalité c'est 10 %. Ce sentiment que tout provient des autres est très ancré. On essaie de le modifier, c'est aussi un sujet majeur. Oui, l'activité physique, une alimentation raisonnable, l'arrêt de la consommation de tabac et une consommation d'alcool raisonnable réduisent le risque de cancer.
Je termine par la recherche. Nous avons mis en place des programmes de labélisation, avec l'Inserm et un comité scientifique international. Les programmes de labélisation concernent 16 centres d'essais cliniques de phases précoces, sept cancéropôles, huit sites de recherche intégrée en cancérologie (SIRIC), 16 intergroupes coopérateurs français de niveau international, un programme d'accès aux molécules innovantes, ou AcSé, en cours de rénovation... La gestion des actions intégrées sur l'immunothérapie au niveau européen, vient d'être confiée à l'INCa ! On a créé des programmes intégrés de recherche, des appels à projets de recherche translationnelle, un registre des essais cliniques en cancérologie, la mise en place des équipes mobiles de recherche clinique... Nous avons doublé le nombre de malades inscrits à un essai de phase précoce et le nombre d'essais cliniques de cancérologie disponibles sur le territoire. Nous avons pu dédier cinq millions d'euros directement à la recherche en cancérologie fondamentale pédiatrique.
Enfin, les CLCC ont une activité publique dédiée à la cancérologie et une facilité de gestion que n'a pas l'hôpital public. Ils ne sont pas contraints à la totalité des actions que doit gérer l'hôpital public, notamment un service d'urgence, disponible 24 h/24 h et qui doit pouvoir gérer les malades en toute situation. Ils ont souvent deux ou trois spécialités de cancérologies au sein de leur organisme et ont un accord avec les hôpitaux publics avec lesquels ils travaillent dans une concurrence amicale et se répartissent les champs d'excellence. La crise Covid a bien rappelé que la coopération entre établissements marchait, grâce notamment à l'action de l'INCa. Elle a également rappelé que les soignants étaient bien présents jour et nuit.
Mme Michelle Meunier. - Dans le cadre de la préparation du texte sur la santé au travail, se pose la question de la reprise du travail après un cancer, la nécessaire formation de l'équipe et la prévention pour le malade qui revient et pour l'entourage. L'INCa a-t-elle envisagé des mesures sur le sujet ?
Par ailleurs, j'ai été étonnée d'entendre parler d'une surreprésentation des cancers du sein parmi les assistantes maternelles à domicile. Savez-vous s'il y a des études ou des recherches en cours ? Les aspects psychosociaux de cette profession auraient-ils un rapport avec la maladie ?
Mme Corinne Imbert. - Vous avez évoqué le travail de l'INCa sur la qualité de vie. La loi de financement pour la sécurité sociale pour 2020 avait institué un forfait pour un parcours global post-traitement aigü du cancer mais le décret d'application a limité sa prescription jusqu'à 12 mois. Ne pensez-vous pas que cette durée est insuffisante ? Quel est votre avis sur ce dispositif, y compris sur le dispositif spécifique pour les cancers pédiatriques ? A-t-il été bien mis en place ? Ne faudrait-il pas pour les adultes inclure les soins de support à caractère esthétique ?
Côté dépistage, à quelle échéance peut-on envisager le déploiement d'un programme national de dépistage du cancer du poumon, qui est ravageur ? Est-ce que les réflexions avancent sur de meilleures modalités de ce dépistage ?
M. Norbert Ifrah. - J'ai également lu un entrefilet relatif au cancer du sein chez les assistantes maternelles à domicile. Nous allons étudier la question et étudier les publications. Nous luttons aussi contre les fake news.
Mme Michelle Meunier. - C'est une information qui date de 2013, relayée par la Fédération.
M. Norbert Ifrah. - Les travaux scientifiques correspondants n'existent pas. Mais nous allons travailler sur ce sujet. Covid et télétravail nous ont un peu perturbés dans l'avancée de nos travaux.
Le retour au travail est un sujet dont on s'occupe pleinement. Nous avons montré dans l'étude « La vie cinq ans après un diagnostic de cancer » que les femmes et les hommes qui reprenaient le travail à mi-temps thérapeutique choisi étaient ceux qui avaient le moins de séquelles invalidantes par la suite. Par conséquent, les conditions de reprise du travail sont essentielles. Dans la stratégie à laquelle il est reproché de ne pas s'intéresser exclusivement à l'environnement, le sujet est abordé, et entendu également par le ministère du travail. Nous travaillons également le sujet de la réinsertion et la formation des professionnels avec le Club des entreprises. Pour l'instant, on a le diagnostic, on a créé les outils de la réponse et d'ici quelques années, on aura la réponse.
Le panier de support, les soins après-cancer ont été une bataille de plus de 10 ans. L'avancée obtenue ne correspond pas à ce qui a été demandé. Mais nous avons mis le pied dans la porte ! C'est à nous collectivement de démontrer que le dispositif est réellement bénéfique et qu'il faut le prolonger, et déterminer pour qui. Certains malades ne veulent plus en entendre parler. J'étais spécialisé dans les leucémies aigües et j'ai constaté un nombre conséquent de malades en consultation post-suivi qui ne supportent plus d'entendre parler de la maladie. Nous devons faire la preuve que ce dispositif est utilisé et efficace avant de le prolonger. Nous avons lancé dans la stratégie décennale des travaux scientifiques. Nous avons des recherches et actions dans le domaine des sciences sociales pour démontrer quelque chose de quantifiable. Des efforts importants ont été faits sur le reste à charge, les prothèses, les perruques, les consultations de psychologues... Tout cela va dans le bon sens même s'il reste du chemin à faire. La stratégie décennale n'épuisera pas le champ du cancer. En 20 ans, nous sommes passés de 60 % à 80 % d'enfants guéris. Le cancer n'est pas une maladie chronique, c'est une maladie mortelle qui, quand on arrive à avoir les clefs, peut être guérie. Parfois nous n'avons pas les clefs, mais on trouve des solutions qui permettent de maintenir une bonne qualité de vie pendant une dizaine d'années, voire plus. Comme le cancer est une maladie du sujet âgé, un certain nombre de ces malades meurent avec la maladie mais pas d'elle ! Cela représente une avancée significative. Mais l'objectif est de trouver ce qui va guérir le cancer. Nous avons réalisé un volet très important sur l'aide en pédiatrie : aide des parents, aide géographique...
L'INCa a clairement promu le dépistage du cancer du poumon. Soutenu par des articles de mauvaise qualité, puis lors d'une communication orale de l'étude Nelson en congrès avec une publication quatre ans après... Cette étude hollandaise et belge avait repéré 600 000 personnes, parmi lesquelles 15 000 ont accepté de se soumettre à l'étude. Toutes les radios ont été interprétées dans un seul centre par une seule équipe. Ils ont trouvé pour les personnes examinées 203 cancers dont 141 non détectés. 58 % de ces cancers étaient au stade 1A et 1B. Ils ont estimé le surdiagnostic à 10 %. Lorsque l'on suspecte un cancer du poumon, on fait des investigations extrêmement invasives. Dans le meilleur article publié, les résultats sont intéressants mais pas concluants. Ils méritent d'être affinés. Nous défendons dans la stratégie décennale des expérimentations couplant les travaux de dépistage par des scanners de basse résolution, non remboursés aujourd'hui par la sécurité sociale, à un sevrage. Il ne s'agit pas d'être dans la contrainte mais dans l'incitation. Il faut également réduire le nombre de faux positifs. Enfin, il ne faut pas oublier qu'un quart de la population fume quotidiennement. Si on ne fait pas seulement attention à la fréquence du dépistage, il faut se poser la question de l'accès au scanner pour les malades qui en ont besoin. Tout ce travail est inscrit à notre programme avec un financement. Pour les cinq premières années, le Plan cancer 3 prévoyait 1,49 milliard d'euros. Aujourd'hui, nous sommes à 1,7 milliard d'euros, soit 284 millions supplémentaires pour cinq ans, dont la moitié est consacrée à la recherche. Nous comptons mener 85 actions avec les ARS. Je vous rappelle les grands axes : prévention, dépistage, séquelles, maladies incurables... mais nous avons aussi un axe transversal qui doit permettre que le progrès bénéficie à tous.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vous remercie pour cet échange qui a démontré que l'INCa était une spécificité française très enviée.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 13 h 05.