Mercredi 26 mai 2021
Audition de M. Bertrand Lortholary, directeur d'Asie et d'Océanie au ministère de l'Europe et des affaires étrangères
M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Bertrand Lortholary, directeur d'Asie et d'Océanie au ministère de l'Europe et des affaires étrangères, pour évoquer l'indopacifique.
Dès 2016, notre commission appelait à la définition d'une politique indopacifique française dans le cadre du rapport d'information intitulé Australie : quelle place pour la France dans le Nouveau monde, que j'ai eu l'honneur de co-rapporter avec Marie-Françoise Pérol-Dumont. C'était au moment du « contrat du siècle » que constituait la vente de 12 sous-marins à l'Australie.
C'est en 2018, dans le cadre de la conférence des ambassadeurs, que le Quai d'Orsay s'empare pleinement de cet axe de lecture des enjeux géopolitiques qu'est l'indopacifique. Vous nous direz, monsieur le directeur, ce que cette évolution signifie pour la politique étrangère française. Quelle place prévoit-elle pour nos territoires ultramarins, nombreux dans cette zone, je pense bien sûr à Nouméa, mais aussi à Wallis-et-Futuna, et à notre zone économique exclusive (ZEE), la deuxième plus grande du monde. Il est toujours bon de rappeler que quelque deux millions de Français sont présents dans cet espace.
La France est une puissance riveraine de cet espace indopacifique qui se caractérise par une croissance économique et démographique extrêmement dynamique. Au sein de cet espace maritime, les voies de navigation, les détroits et le droit de la mer sont des enjeux géopolitiques déterminants à l'heure de l'affirmation d'ambitions régionales et internationales, singulièrement celles de la Chine. De son côté, la nouvelle administration américaine approfondit son pivot asiatique, réaffirme sa présence militaire, son soutien à Taïwan et renforce le dialogue de sécurité quadrilatéral (QUAD), qui rassemble autour d'elle le Japon, l'Inde et l'Australie dans une éventuelle préfiguration d'un OTAN asiatique.
Face à ces enjeux, vous nous présenterez, monsieur le Directeur, le Livre blanc Stratégie française en Asie-Océanie à l'horizon 2030, qui défend la perspective d'un espace asiatique indopacifique inclusif.
Cette stratégie porte le projet d'un rééquilibrage de notre partenariat stratégique global avec la Chine. Vous nous direz comment cela s'articule avec la conception d'une Chine rivale systémique de l'Union européenne. J'avais constaté la complexité de notre relation avec la Chine lors de la venue du président Xi Jiping à Paris et lorsque j'avais accompagné le président Macron en Chine.
La politique française s'appuie également sur des partenariats renforcés avec l'Inde, l'Australie et le Japon. S'allier aux grandes démocraties de la zone est une évidence et une nécessité, mais notre stratégie ne peut se limiter à des accords amicaux. Comment s'insèrent dans notre politique des pays, peut-être moins proches de nous, mais déterminants pour l'avenir de cette zone, tels que le Pakistan, qui a été le sujet d'une de nos récentes auditions ? Comment garantir, monsieur le directeur, que notre stratégie soit aussi « inclusive » qu'elle est annoncée ? C'est l'un des enjeux de la présidence française de l'Union européenne qui s'annonce pour début 2022.
Monsieur le directeur, je vous cède la parole pour une douzaine de minutes, avant d'inviter mes collègues à vous poser leurs questions.
M. Bertrand Lortholary, directeur d'Asie et d'Océanie au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - Je vous remercie de m'avoir invité à témoigner d'un sujet devenu fondamental pour la politique étrangère de la France, sujet effectivement défini en partie par les travaux du Sénat.
La région indopacifique se trouve au coeur des enjeux de recomposition des rapports de force géopolitique, de relance économique et de transition écologique. Ce qui était vrai avant la crise du covid-19 l'est un peu plus encore aujourd'hui, en particulier s'agissant de la rivalité entre Chine et États-Unis.
Permettez-moi d'insister sur quatre aspects : premièrement, la stratégie indopacifique et sa raison d'être, deuxièmement, la dimension européenne, troisièmement, les aspects de sécurité et de défense et, quatrièmement, les résultats que nous avons enregistrés à ce jour.
La stratégie indopacifique de la France est fondée sur la réalité suivante : par ses territoires dans les océans indien et pacifique, la France est, elle-même, une nation de l'indopacifique. En outre, de plus en plus nombreux sont les Français qui font le choix de l'expatriation dans cette région en croissance.
L'espace indopacifique regroupe tous les pays riverains des deux océans, depuis les côtes orientales de l'Afrique jusqu'aux États insulaires du Pacifique. Nous avons fait le choix de considérer que les côtes occidentales du continent américain répondaient à des logiques différentes. L'espace indopacifique est la zone la plus peuplée du monde puisque 60 % de la population mondiale y habite. Elle regroupe plus de 40 % de la richesse globale et représente 9 des 11,7 millions de kilomètres carrés de la ZEE française. Enfin, en termes militaires, elle compte entre 7 000 et 8 000 militaires français positionnés de manière permanente, à savoir 4 000 dans l'océan Indien et 3 000 dans le Pacifique.
Nos territoires ultramarins représentent naturellement notre préoccupation centrale dans cet espace ; nous avons pour vision extrêmement claire de favoriser leur intégration dans leur environnement régional.
La stratégie indopacifique est structurée en quatre domaines d'action : la sécurité et la défense ; l'économie, la recherche et l'innovation ; les valeurs de notre pays, le multilatéralisme, la défense de la règle de droit face à certaines puissances qui n'en ont pas la même lecture ; et, enfin, les enjeux globaux tels que le changement climatique et la biodiversité, très prégnants dans ces régions. J'ajouterai que l'aspect santé est aujourd'hui central.
Cette stratégie n'est pas tournée contre la Chine, elle repose avant tout sur la défense de nos propres souverainetés. Si nous ne répondons pas à nos responsabilités et à notre rôle dans cette région du monde, la Chine pourrait être tentée d'occuper cette place. Bien que nous ayons une stratégie inclusive en étant prêts à travailler avec la Chine, notamment sur les grands enjeux globaux, nous sommes lucides et tenons compte de son affirmation croissante dans cet espace.
C'est la raison pour laquelle cette stratégie est parfaitement cohérente avec l'approche générale de la France et de l'Union européenne à l'égard de la Chine. Permettez-moi de rappeler que l'Union européenne a défini, en 2019, sa vision stratégique à l'égard de la Chine par la formule « partenaire, concurrent et rival systémique ».
Nous sommes effectivement partenaires, car il est illusoire de penser que, sans coopération ni rôle moteur de la Chine, nous pourrons parvenir à tenir nos objectifs climatiques sans elle, compte tenu de ses émissions de gaz à effet de serre.
Nous sommes également concurrents, car sa puissance économique l'a conduite à concurrencer l'Europe. Nous devons veiller à avoir une relation équilibrée et à ce que les conditions de concurrence s'appliquent de la même manière en Europe qu'en Chine. Aujourd'hui, le compte n'y est pas et nous avons entrepris de rééquilibrer cet aspect.
Enfin, une rivalité systémique oppose la France, l'Union européenne et, plus généralement, les démocraties occidentales à la Chine. S'agissant des droits de l'homme, des libertés religieuses et d'expression, nous avons des valeurs profondément différentes. Aujourd'hui, la situation à Hong Kong ou au Xinjiang justifie des mesures fortes de la part de la France et de l'Union européenne.
Il y a donc un équilibre fragile entre ces trois aspects de la Chine. Force est toutefois de constater que notre rivalité systémique a tendance à prendre davantage de place, même si nous ne sommes pas dans une logique antichinoise. Par ailleurs le QUAD évolue ; nous travaillons de manière étroite avec ses pays membres, pour autant, il nous semble important que la France conserve une vision autonome de cet espace géopolitique.
Nous venons de nommer un premier ambassadeur pour la zone indopacifique, avec lequel nous travaillons main dans la main.
Notre action a également une dimension européenne. Eu égard à la taille de cet espace, il est fondamental que les pays européens se retrouvent pour agir ensemble. La France a pris l'initiative de lancer ce débat au sein de l'Union européenne. Le 19 avril dernier, les ministres des affaires étrangères, réunis au sein du Conseil de l'UE, ont ainsi décidé de doter l'UE, avant la fin de l'année 2021, d'une stratégie européenne pour la zone indopacifique.
Cette question est d'autant plus fondamentale qu'il s'agit de la deuxième destination des exportations de l'Union européenne et que cette zone compte cinq des partenaires stratégiques de l'Union et quatre de ses dix principaux partenaires commerciaux. Nous avons conclu des accords de libre-échange importants avec plusieurs États de la région - Japon, Corée, Vietnam, Singapour... - et d'autres sont en discussion - Australie, Indonésie... Nous voulons profiter des moyens européens, notamment ceux du nouvel Instrument européen pour le voisinage, le développement et la coopération internationale, doté de 8 milliards d'euros pour la période 2021-2027 au profit de la zone indopacifique.
La France agit aussi à travers l'Agence française de développement, seule agence européenne de développement active dans le Pacifique, dont le mandat a récemment évolué, à l'initiative du chef de l'État, pour inclure tout ce qui relève de la lutte contre le changement climatique dans cette région.
Nous envisageons d'organiser au premier semestre 2022, lors de la présidence française de l'Union européenne, un forum ministériel de l'indopacifique afin de commencer à traduire en action la stratégie européenne qui sera adoptée d'ici à la fin de l'année.
Cette région est confrontée à des tensions fortes en ce qui concerne les enjeux de défense et de sécurité - prolifération nucléaire dans la péninsule coréenne, question terroriste dans la zone afghano-pakistanaise... La France dispose d'un ensemble de forces prépositionnées à Djibouti, aux Émirats, à La Réunion et en Nouvelle-Calédonie. Les enjeux en matière d'équipements sont importants : 29 % des ventes d'armes françaises des dix dernières années ont été réalisées dans cette partie du monde. Nous y avons conclu des contrats aussi emblématiques que celui des douze sous-marins australiens ou des Rafale indiens.
Nous sommes également présents à travers l'organisation régulière d'exercices militaires conjoints : nous avons ainsi participé à l'exercice multilatéral « La Pérouse », qui réunissait les quatre pays du QUAD autour de nous, ainsi qu'à l'exercice « ARC 21 », au Japon. Je pense aussi aux déploiements de la marine nationale, à intervalles toujours plus réguliers - le sous-marin d'attaque nucléaire l'Émeraude, accompagné de deux navires d'escorte, a réalisé un déploiement depuis la métropole jusqu'en mer de Chine méridionale, avant de réaliser plusieurs escales importantes chez des partenaires-clés.
La relation franco-indienne s'est profondément transformée depuis vingt ans avec l'adoption du partenariat stratégique franco-indien en 1998. Au-delà des contrats militaires, nous avons développé des projets considérables : la construction de six réacteurs EPR à Jaitapur est aujourd'hui le plus grand projet nucléaire civil au monde. Nous travaillons également beaucoup dans le domaine de la sécurité maritime, de l'énergie - nous avons cofondé l'Alliance solaire internationale. Nous avons aussi engagé des travaux importants en matière d'énergie bleue, à savoir l'exploitation raisonnée de nos espaces océaniques.
Le contrat que nous avons conclu avec l'Australie sur les sous-marins vient souligner une coopération toujours plus forte entre nos deux pays : nous partageons les mêmes valeurs, la même vision et la même analyse des recompositions géopolitiques. Nous travaillons concrètement ensemble au profit des États insulaires. Nos deux pays ont ainsi organisé une opération d'assistance commune auprès de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans le cadre de la crise sanitaire.
Nous avons lancé, en septembre dernier, un nouveau format de consultation, un « trilogue », entre la France, l'Inde et l'Australie. Pour la première fois, les trois ministres des affaires étrangères se sont réunis, en marge de la réunion ministérielle du G7 de Londres. Les trois chefs d'État et de gouvernement devraient faire de même dans les mois qui viennent.
Je voudrais aussi souligner le partenariat d'« exception » que nous avons avec le Japon. Nous travaillons beaucoup ensemble en matière industrielle et nucléaire. Nous coopérons également dans le domaine de la sécurité maritime, des infrastructures, de la santé... Le Japon est pour nous un partenaire clé.
L'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) est notre quatrième point d'accroche majeur. Cette organisation est au centre de l'espace indopacifique, véritable charnière entre les deux océans, avec près de 650 millions d'habitants. C'est la zone économique la plus dynamique au monde. Les enjeux y sont de plus en plus importants pour nos entreprises et nos emplois. La France a franchi une nouvelle étape voilà quelques semaines avec le lancement d'un partenariat de développement avec l'Asean de son côté, l'UE est devenue un « partenaire stratégique » de l'ASEAN en décembre dernier. Nous avons également proposé notre candidature à des structures qui dépendent de cette organisation, en particulier la réunion des ministres de la défense de l'Asean avec ses principaux partenaires.
Nous misons aussi beaucoup sur l'Organisation des États riverains de l'océan Indien, dont nous sommes devenus membres en décembre 2020, et sur la Commission de l'océan Indien - présidée par un de nos compatriotes -, au sein de laquelle nous sommes très actifs.
Nous nous investissons également beaucoup dans plusieurs organisations du Pacifique, à commencer par le Forum des îles du Pacifique, où siègent nos territoires, et par la Commission du Pacifique, basée à Nouméa, avec laquelle Jean-Yves Le Drian a signé, en janvier dernier, un accord de partenariat.
J'ai sûrement été un peu long, mais le sujet est particulièrement riche. Je me tiens à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.
M. Christian Cambon, président. - Merci de cette première synthèse, monsieur le directeur. Les cartes projetées nous permettent de nous rendre compte du travail mené à la fois sur le plan de la défense et de la sécurité, mais aussi sur celui de la défense de nos intérêts économiques. Nous comprenons mieux comment se présente cette partie du monde, qui peut nous paraître lointaine, mais qui constitue un enjeu important pour notre pays.
M. Pascal Allizard. - Trois autres collègues de la commission et moi-même travaillons sur un rapport consacré à la puissance chinoise en Europe. J'aurais souhaité vous entendre sur cette question. Pensez-vous que l'Europe est en train de se fédérer pour réagir face à la Chine ou en reste-t-elle à une certaine atomisation, qui me semble préjudiciable ?
Notre pays est plutôt bien armé dans divers domaines - diplomatique, militaire, renseignement... - pour se protéger. Pensez-vous que nos partenaires européens soient suffisamment protégés à l'égard d'un pays qui est certes un partenaire, mais aussi, vous l'avez rappelé un rival systémique qui peut aussi paraître dangereux sur certaines questions ?
M. Richard Yung. - Pensez-vous que la convention de Montego Bay soit un outil adapté pour contrer la politique expansionniste et impérialiste de la Chine dans les mers du Sud ? J'en doute un peu, car l'expérience montre qu'il est toujours extrêmement difficile de modifier un traité...
M. Olivier Cigolotti. - Dès sa mise en place, l'administration Biden a cherché à rassurer ses alliés en Asie quant à l'engagement de Washington en faveur de la zone indopacifique. Il s'agit d'éviter bien évidemment de contrer les investissements économiques et militaires de Pékin dans une région devenue le coeur économique du monde.
La France se positionne comme puissance stabilisatrice sur un territoire immense, qui va de Djibouti à Clipperton. On a le sentiment que les autres pays européens peinent à avoir une démarche indopacifique. La France, vous l'avez souligné, est aujourd'hui moteur des initiatives européennes. Selon vous, pourquoi la stratégie de l'Union européenne était-elle jusqu'à présent si peu visible et si peu lisible ?
M. Hugues Saury. - En mars dernier, devant le Congrès, l'amiral Philip Davidson, qui dirige le commandement indopacifique des États-Unis, déclarait craindre une attaque de la Chine envers Taïwan d'ici à 2027. Au début de ce mois, The Economist présentait Taïwan comme l'endroit le plus dangereux de la planète. Alors que Pékin répète qu'il n'existe qu'une seule chine et continue de densifier son arsenal militaire, doit-on raisonnablement craindre une intervention militaire de grande ampleur sur le territoire taïwanais dans les prochaines années ? Le ministère des affaires étrangères exerce-t-il une quelconque influence diplomatique sur la Chine à ce sujet ?
M. Christian Cambon, président. - Nous avons vu la sensibilité des Chinois sur ce sujet lorsque des sénateurs ont annoncé vouloir se rendre à Taïwan cet été. L'ambassadeur de Chine est particulièrement réactif sur ce sujet.
M. Guillaume Gontard. - Cette région du Pacifique souffre particulièrement du réchauffement climatique. Il est souvent peu question de résilience et d'adaptation sur ce sujet - nous le voyons encore à travers le projet de loi Climat et résilience que nous allons bientôt examiner. Quels sont les projets du Quai d'Orsay pour mieux prendre en compte les conséquences du réchauffement climatique dans la région ?
Vous avez rappelé les propos de Jean-Yves Le Drian sur la Chine, qui est à la fois notre partenaire, notre concurrent et notre rival. Or l'Agence française de développement (AFD) accompagne la Chine à travers des prêts pour lutter contre le réchauffement climatique. J'ai lu que le Quai d'Orsay souhaitait que l'AFD s'implique encore davantage en Chine. Comment comptez-vous procéder ?
M. André Gattolin. - La zone indopacifique est un monde d'instabilité fait d'acteurs politiques particulièrement stables dans le temps - peut-être même un peu trop stables, comme au Cambodge...
Les élections récentes qui se sont tenues en Inde montrent la profonde déstabilisation politique que connaît ce pays, notamment à la suite de la crise sanitaire. Au-delà du partenariat stratégique de 1998, comment entretenir des relations avec les États fédérés et les courants politiques qui composent ce sous-continent ? Au regard des tensions qui traversent ce pays, l'inquiétude est forte par rapport au Pakistan et à la Chine.
M. Bertrand Lortholary. - En réponse au sénateur Pascal Allizard sur la politique européenne à l'égard de la Chine, j'évoquerai ma propre expérience au fil des années. J'ai été ambassadeur en Indonésie et au Vietnam, j'ai donc eu l'occasion de travailler à de nombreuses reprises sur la relation franco-chinoise. Lorsque j'étais en poste auprès du Président Sarkozy, la coordination entre les grands pays européens à l'égard de la Chine était embryonnaire. La logique était alors très nationale et la Chine en jouait remarquablement. Lors des crises franco-chinoises sur le Tibet de 2008 et de 2009, par exemple, il n'avait pas été possible d'adopter une position commune européenne.
Aujourd'hui, la situation est profondément différente : l'Union européenne a compris la nécessité de se doter d'une approche collective à l'égard de la Chine, seule échelle où peut se jouer notre relation avec ce pays. Les opinions publiques européennes sont désormais plus en phase sur le sujet chinois qu'elles ne pouvaient l'être il y a vingt ans, peut-être en raison des réseaux sociaux. Un certain nombre de politiques chinoises fédèrent les Européens. Nous progressons, mais nous ne sommes pas au bout de nos efforts.
Nos partenaires européens ont une approche de l'espace indopacifique qui converge avec la nôtre, même s'ils ne connaissent pas les mêmes enjeux de souveraineté que nous. Ils n'ont pas non plus les mêmes moyens militaires, mais l'Allemagne est engagée dans un projet de déploiement d'unités navales en mer de Chine méridionale et en mer de Chine orientale. Le mouvement est donc engagé.
Monsieur Richard Yung, s'agissant de la convention des Nations unies de Montego Bay de 1982 sur le droit de la mer et de son application notamment en mer de Chine méridionale, la Chine estime avoir « des droits historiques » sur l'ensemble de la mer de Chine méridionale. Pour nous, la convention est un outil fondamental qui doit demeurer le socle du droit maritime international. C'est la raison pour laquelle nos forces armées déploient régulièrement des unités, l'objectif étant de montrer que la France transite par les espaces internationaux définis par la convention de Montego Bay.
Cette convention est également importante, car elle est le fondement sur lequel des juridictions ont été amenées à se prononcer sur les revendications chinoises. Les Philippines ont ainsi introduit un recours devant la Cour permanente d'arbitrage de La Haye et a obtenu gain de cause. Il est donc fondamental pour nous de plaider avec toujours plus de force en faveur du maintien de cette convention.
La politique américaine à l'égard de la Chine a pu susciter des interrogations au moment de la transition de l'administration Trump vers l'administration Biden. Notre analyse est que cette politique n'a pas fondamentalement changé. Le sujet chinois est aux États-Unis l'un des rares sujets sur lesquels l'opinion publique est homogène. C'est donc une politique de très grande fermeté. En revanche, le ton et la méthode ont changé. La diplomatie du mégaphone n'est plus de circonstance : les tweets du président Trump ont disparu. L'approche est plus habile, plus efficace et plus proche de nous, en particulier parce que l'administration Biden veut travailler avec ses partenaires, notamment européens.
L'administration Biden a identifié la zone indopacifique comme un élément fondamental de sa politique étrangère - j'en veux pour preuve la nomination de Kurt Campbell. Il est donc important pour nous, dans notre relation transatlantique, de construire une stratégie européenne de l'indopacifique pour travailler à égalité avec nos partenaires américains. Nous devons pouvoir nous retrouver sur un agenda commun, même si nos approches sont différentes.
Pour évoquer la question de Taïwan, les risques d'incidents sont importants, d'autant que l'on enregistre mois après mois une augmentation de la fréquence des passages militaires, aériens ou maritimes, de l'armée populaire de libération dans le détroit de Taïwan. Xi Jinping lui-même a dit que la réunification de la Chine avec Taïwan se ferait. Le mantra chinois a d'ailleurs évolué depuis 1949. Traditionnellement, les Chinois parlaient de réunification pacifique, aujourd'hui ils ne parlent plus que de réunification... Le risque d'incidents est important, il ne faut pas le sous-estimer, tous les scénarios restent possibles.
Oui, l'espace indopacifique est fondamental pour les questions de changement climatique et pour l'avenir de la planète. La montée du niveau des océans aura un impact majeur sur l'ensemble des pays de cet espace. J'ai passé trois ans au Vietnam, qui compte plus de 3 000 kilomètres de littoral. La montée du niveau des océans de plus de 1 mètre aura des conséquences catastrophiques dans ce pays. C'est une zone par ailleurs exposée aux dérèglements climatiques, qu'il s'agisse des cyclones ou des typhons, comme cela nous est tristement rappelé à intervalles réguliers.
La Conférence sur la biodiversité marine se tiendra à l'automne en Chine. L'océan Pacifique est le coeur de la biodiversité marine mondiale. La zone au sud des Philippines et de l'Indonésie est un trésor aujourd'hui en danger. Des pollutions de toutes sortes sont en cause, notamment plastiques. C'est la raison pour laquelle la France et l'Inde travaillent ensemble à la réduction de ce type de déchets.
Vous m'avez enfin interrogé sur la situation du sous-continent indien. Notre relation avec l'Inde est devenue en vingt ans une des relations les plus fortes de notre pays. Alors qu'il ne s'agissait pas d'un partenaire historique, nous avons pourtant établi des partenariats dans des secteurs très sensibles et nous avons abouti à un degré de confiance exceptionnel dans cette région.
L'Afghanistan et le Pakistan, même si les perspectives sont moins positives qu'avec l'Inde, sont également des sujets de préoccupations de chaque jour, tout particulièrement en ce moment, d'autant que le retrait des troupes américaines en Afghanistan sera achevé dans quelques semaines.
M. Olivier Cadic. - Comment le Quai d'Orsay apprécie-t-il la prochaine visite des sénateurs à Taipei ? Quel pourrait être l'objectif diplomatique à rechercher au travers de ce déplacement ? Il existe un conflit territorial entre Pékin et le Vietnam. Avez-vous une liste des conflits territoriaux de la Chine avec ses voisins ? Ma dernière question porte sur la zone de trafic illicite. Lorsque je me suis rendu à Madagascar, j'ai été témoin d'un trafic chinois de bois de rose, avec des contrebandiers. Je voudrais surtout évoquer la pêche chinoise, qui dévaste la ressource au large de l'Afrique - Madagascar, Sénégal - ou de l'Amérique - Pérou. Un travail est-il accompli pour documenter ces pratiques de pêches à grande échelle qui dévastent le réservoir et déstabilisent l'économie de ces zones ?
M. Yannick Vaugrenard. - La zone indopacifique manifestement est au coeur de l'évolution géopolitique mondiale entre l'Europe et les États-Unis. Pour des raisons historiques, la France y est présente, tout comme les Britanniques en raison de leurs liens avec l'Inde, l'Australie ou la Nouvelle-Zélande. Pouvez-vous évoquer le partenariat possible avec le Royaume-Uni ?
M. Philippe Folliot. - La France est présentée comme un pays riverain de la zone indopacifique : je dirai plutôt qu'elle en est un pays membre en raison de notre présence outre-mer ! Quelle est votre vision concernant la liberté de navigation dans la zone, notamment dans les détroits et la mer de Chine ? Quid de la notion de point d'appui pour pouvoir exercer cette liberté de navigation ? Ne pourrions-nous pas envisager des éléments permanents de présence renforcée dans l'océan Indien, à partir de la Réunion, et dans l'océan Pacifique, à partir de la Polynésie et de la Nouvelle-Calédonie ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Nous avons reçu hier, dans le cadre de notre groupe de travail « Espace », le nouveau directeur général de l'Agence spatiale européenne (ASE), Josef Aschbacher. Il a évoqué les moyens considérables alloués par la Chine au développement de son influence spatiale. S'agit-il d'un sujet dont vous discutez avec vos partenaires de la zone indopacifique ? Quelles sont leurs réactions ? En ce qui concerne l'Asean et son principe de non-ingérence, enregistrez-vous des évolutions après le sommet sur la Birmanie ? Nous éprouvons de fortes inquiétudes à la suite du départ des troupes américaines en l'Afghanistan. Je m'interroge notamment sur la situation des populations civiles et surtout des femmes, qui ont toujours été les premières victimes des talibans. Ne pourrions-nous pas envisager une réaction commune avec l'Asean pour apporter une aide ?
Mme Gisèle Jourda. - Comment analysez-vous aujourd'hui le rôle de l'Asean ? Existe-t-il des approches différenciées au niveau des différents pays, notamment au sujet de la Chine ? Comment serait-il possible de développer des partenariats bilatéraux en matière de coopération maritime ?
Mme Michelle Gréaume. - À la suite des différentes conventions internationales, il semblerait que les pays occidentaux soient dans l'optique d'isoler la Chine dans une zone où elle est la première puissance démographique, économique et diplomatique. La France compte 1,6 million de citoyens répartis sur cette région - Mayotte, Wallis-et-Futuna, Polynésie française, Clipperton, Réunion, Terres australes et antarctiques françaises -, 200 000 ressortissants expatriés dans les pays littoraux de l'océan Indien, en Asie et en Océanie, 8 000 militaires en mission, 11 millions de kilomètres carrés de ZEE. Notre pays investit également 108 milliards d'euros dans la zone. Pensez-vous que la France, qui a l'opportunité d'être présente dans cette zone, a intérêt à y rester et à y garder de bonnes relations, d'autant que dans le cadre d'une coopération militaire entre la France et d'autres pays d'Asie le renforcement des liens industriels militaires avec des acteurs-clés de la région est nécessaire ?
M. Christian Cambon, président. - J'ai le souvenir que notre ambassade en Indonésie était assez « allégée ». Tirons-nous toutes les conséquences de ces intérêts nouveaux dans la zone indopacifique ? Sommes-nous capables de rééquilibrer certaines ambassades au profit d'autres, qui présentent aujourd'hui moins d'intérêts par rapport aux enjeux de demain ?
M. Bertrand Lortholary. - Pour répondre au sénateur Cadic, je crois pouvoir dire que les initiatives portées par le Sénat sont en complète convergence avec les analyses que nous formulons. Jean-Baptiste Lemoyne s'est d'ailleurs exprimé en ce sens dernièrement.
La position française sur la question de Taïwan n'a pas changé et est connue de tous. Que la Chine fasse évoluer sa doctrine ça la regarde, mais nous sommes tout aussi libres qu'elle de maintenir la nôtre.
Nous avons développé des relations économiques et culturelles importantes avec Taïwan, que nous souhaitons renforcer. C'est la raison pour laquelle nous disposons d'une représentation à Taipei. Il n'y a aucune espèce d'incompatibilité entre la politique d'une seule Chine, que nous avons choisie en 1964, et le fait de renforcer nos liens avec Taïwan. Je serai heureux de profiter des enseignements que vous aurez retirés de votre déplacement afin de mettre davantage l'accent sur cette coopération. Au-delà de la gestion exemplaire par ce pays de la crise sanitaire du covid-19, qu'il importe de saluer, j'ajoute que nous partageons avec Taïwan des valeurs de liberté et de démocratie.
La Chine a en effet des contentieux territoriaux avec plusieurs pays de l'Asean, mais également hors Asean, sur l'ensemble de son périmètre maritime, notamment avec le Japon. Les îles Paracels et les îles Spratleys sont également un enjeu de souveraineté. Certains îlots sont sous contrôle chinois, d'autres sous contrôle vietnamien, d'autres encore sous contrôle philippin.
Néanmoins, au fil des années, la Chine a réussi à inverser la logique, en particulier avec les Philippines. La Chine a adopté en janvier dernier une loi sur les garde-côtes, qui permet aux navires chinois d'être désormais armés pour faire respecter la conception chinoise du droit. Les contentieux existent et donnent régulièrement lieu à des dérapages et à des affrontements. Le sujet est d'ailleurs sensible dans l'ensemble de ces pays : nous avons assisté à plusieurs reprises au Vietnam ces dernières années à des actes antichinois parfois violents, dans un contexte de tension forte en mer de Chine méridionale, dont la dénomination de va pas de soi - les Vietnamiens l'appellent « mer de l'Est » et les Philippins l'appellent « mer des Philippines occidentales ». Les diasporas chinoises en Asie du sud-est ont été historiquement victimes de mouvements de rejet dans un certain nombre de pays, nous avons tous en têtes les révoltes antichinoises en Indonésie au milieu des années soixante.
La question des trafics illicites est au coeur de nos préoccupations. Nous avons développé avec l'ensemble des pays de l'espace indopacifique des actions sur la sécurité maritime : fusion des informations sur la météo et la piraterie, etc. Nous discutons de tous ces sujets dans le cadre du Symposium naval de l'océan Indien. Un dialogue maritime global a été lancé avec le Japon, nous sommes donc très actifs.
Effectivement, après le Brexit, le Royaume-Uni cherche à renforcer ses liens avec cet espace. La conclusion d'un accord de libre-échange est annoncée avec l'Australie. Si l'Union européenne a dorénavant des relations de concurrence avec le Royaume-Uni, elle partage aussi des éléments de convergence, notamment en matière de sécurité et de défense. Par conséquent, si le Royaume-Uni poursuit, comme la France, une politique de présence navale, notamment en mer de Chine méridionale, nous ne pouvons que nous en féliciter.
La question des détroits est évidemment centrale. Il convient particulièrement d'insister sur le détroit de Malacca par lequel transitent tous les grands flux mondiaux, qu'il s'agisse des échanges entre les zones gazières et pétrolières du Moyen-Orient vers l'Asie du nord-est ou du transit des biens manufacturés qui viennent de Chine, de Corée ou du Japon à destination des marchés d'Europe et des États-Unis. Par ailleurs, le soja brésilien, qui alimente la filière porcine chinoise, passe aussi par le détroit de Malacca. C'est une zone de plus en plus sensible, à la mesure des besoins de la Chine. Aujourd'hui, 15 % de la production pétrolière mondiale transite par le détroit de Malacca. On parle souvent du détroit d'Ormuz, qui est important pour les flux énergétiques de sortie du Golfe, mais le détroit de Malacca l'est encore plus, car il s'agit à la fois d'une veine et d'une artère !
Madame la sénatrice Garriaud-Maylam, la Chine est effectivement importante dans le domaine spatial. La question spatiale était d'ailleurs l'un des sujets-clés de la visite récente de notre ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, en Inde puisqu'il a choisi de se rendre à Bangalore, siège de l'agence spatiale indienne. Nous avons signé d'autres engagements de coopération avec l'Inde dans le domaine spatial.
Oui, il existe des positions différentes au sein des dix pays de l'Asean, notamment en ce qui concerne la Birmanie et la Chine. Certains pays sont sous forte influence chinoise, c'est vrai par exemple du Cambodge et du Laos. Mais d'autres sont certes prudents, mais plus autonomes, comme le Vietnam. Trois pays - l'Indonésie, Singapour et la Malaise - considèrent à juste titre que, au-delà de la tragédie birmane, ce qui est jeu c'est la crédibilité de l'ensemble de l'Asean dans cette affaire. Malheureusement, la junte birmane n'a toujours pas accepté l'envoi d'un envoyé spécial de l'Asean sur son territoire à la suite du sommet de Djakarta.
En ce qui concerne l'Afghanistan, nous sommes effectivement préoccupés par l'évolution possible de ce pays, dans le contexte du retrait américain. Les négociations interafghanes qui se tiennent à Doha n'ont donné à ce jour aucun résultat. Les talibans sont aujourd'hui en position de force politique et militaire. Ils accentuent la pression jour après jour. Le scénario n'est pas optimiste. Certains efforts obtenus par la communauté internationale en matière notamment de droit des femmes pourraient s'en trouver compromis. L'Union européenne est un bailleur important de l'Afghanistan. Il n'est évidemment pas question pour elle de financer des autorités afghanes dont les choix politiques iraient à l'encontre de nos valeurs fondamentales.
Enfin, monsieur le président Cambon, le Quai d'Orsay prend bien la mesure des évolutions dans la zone. Nos dispositifs dans les pays d'Asie ont été les moins impactés par les mesures de réduction des effectifs prises ces dernières années. Nous conduisons un travail important d'augmentation du nombre des experts techniques internationaux français dans l'espace indopacifique. Nous y travaillons au quotidien avec la Direction générale de la mondialisation, de la culture, de l'enseignement et du développement international. Cet effort se fait malgré tout dans le périmètre des moyens généraux attribués à notre ministère.
M. Christian Cambon, président. - Vous n'ignorez pas que, au fil des discussions budgétaires, la commission des affaires étrangères du Sénat a toujours soutenu les moyens du réseau universel. Les priorités que vous exposez, et auxquelles nous adhérons, illustrent bien la nécessité de voter des crédits pour défendre notre influence en matière de sécurité, mais aussi dans les autres domaines de coopération : économique, culturelle, scientifique, voire universitaire. Dans une zone où les conflits sont nombreux, la voix de la France doit être forte, même si nous ne devons pas négliger nos intérêts économiques. Quoi qu'il en soit, la situation est grave.
Nous avions programmé un déplacement, reporté à plus tard en raison du covid, en Australie et en Nouvelle-Calédonie. En Nouvelle-Calédonie, la présence du Parlement serait souhaitable pour expliquer un certain nombre d'enjeux avant le troisième référendum. Si nous perdions d'une manière ou d'une autre une part de notre présence en Nouvelle-Calédonie, les intérêts français s'en trouveraient singulièrement minorés.
Projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement - Demande de saisine et désignation d'un rapporteur pour avis
M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, je vous propose de nous saisir pour avis sur le projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement, que la commission examinera à la mi-juin. Je vous propose de désigner Olivier Cigolotti comme rapporteur pour avis. Il n'y a pas d'opposition ? Il en est ainsi décidé.
Questions diverses
M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, m'a informé que notre collègue Ludovic Haye quitte notre commission. Notre collègue François Patriat la rejoint.
La réunion est close à 11h35.