Jeudi 20 mai 2021
- Présidence de M. Mathieu Darnaud, président -
La réunion est ouverte à 8 h 40.
Audition de M. François Bayrou, Haut-Commissaire au Plan
M. Mathieu Darnaud, président. - Je suis très heureux de vous accueillir, monsieur le Haut-Commissaire au Plan. Vous occupez cette fonction depuis qu'en septembre 2020 elle a été « ré-installée » dans le paysage institutionnel de notre pays et votre mission, selon le décret du 1er septembre 2020, est « d'animer et de coordonner les travaux de planification et de réflexion prospective conduits pour le compte de l'État et d'éclairer les choix des pouvoirs publics au regard des enjeux démographiques, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, technologiques et culturels ». Plusieurs des termes de ce décret s'appliquent à notre Délégation sénatoriale à la prospective qui a pour mission « de réfléchir aux transformations de la société et de l'économie afin d'en informer le Sénat ».
La Délégation à la prospective, qui a été créée il y a douze ans, à l'initiative du Président Gérard Larcher, compte trente-six sénateurs, tous convaincus qu'il faut introduire le temps long dans une assemblée parlementaire, où l'essentiel des travaux est dominé par le court terme, voire l'actualité la plus immédiate.
Notre délégation n'a pas d'équivalent dans d'autres assemblées parlementaires, excepté le Parlement finlandais, qui a une Commission du futur. Certains parlements disposent cependant de groupes d'experts auxquels ils confient des travaux de prospective, par exemple la Global Trends Unit du Parlement européen. La nouvelle priorité donnée à la prospective par la Commission européenne conduira peut-être le Parlement européen à renforcer ses moyens...
Comme vous le savez, notre délégation n'intervient pas dans le pouvoir législatif, contrairement aux commissions permanentes, ce qui lui donne une grande autonomie et le choix entier de ses sujets d'étude.
Notre travail prend plusieurs formes : des auditions en séance plénière de la délégation ; des ateliers ou des débats de prospective, comme nous l'avons fait récemment sur l'avenir du télétravail ou sur le futur des mobilités dans les espaces peu denses ; la publication de rapports, qui donnent chacun lieu à un débat en séance publique ; enfin, lorsque la situation le permet, des déplacements qui permettent aux membres de la délégation de découvrir des projets innovants.
Parmi les sujets sur lesquels nous avons récemment travaillé, je citerai la nouvelle donne générationnelle et l'invention de nouvelles solidarités ; l'adaptation de la France aux dérèglements climatiques à l'horizon 2050 ; l'alimentation durable, enjeu sanitaire, social, territorial et environnemental majeur pour notre pays ; les robots et la transformation des emplois de service ; l'avenir des mobilités dans les territoires et notamment dans les espaces peu denses à l'horizon 2040 - tous ces rapports présentent des scénarios et des recommandations qui restent parfaitement d'actualité.
Concernant nos travaux en cours, je citerai le rapport que nous ont présenté il y a quelques jours Véronique Guillotin, Christine Lavarde et René-Paul Savary sur l'utilisation des outils numériques pour mieux anticiper et gérer les pandémies, un sujet qui suscite un vrai débat ; Céline Boulay-Espéronnier, Cécile Cukierman et Stéphane Sautarel se penchent, eux, sur les perspectives ouvertes par le télétravail - leur rapport devrait être examiné avant l'été - ; Jean-Pierre Sueur travaille sur l'occupation de l'espace dans notre pays à l'horizon 2050 ; Éric Bocquet et Sylvie Vermeillet vont travailler sur la dette, avec un regard large et prospectif ; enfin, nos collègues Julien Bargeton, Catherine Morin-Desailly et Vanina Paoli-Gagin réfléchissent à l'avenir des réseaux sociaux.
L'Instruction générale du Bureau du Sénat relative à notre délégation précise que nous entretenons « toute relation avec les structures de prospective françaises et étrangères » : c'est l'objet de notre échange d'aujourd'hui.
M. François Bayrou, Haut-Commissaire au Plan. - Nous faisons en partie le même métier, en tâchant de répondre à cette question : quelle est la bonne échelle temporelle de l'action politique ? Nous constatons, pour le déplorer, que le temps s'est considérablement raccourci en démocratie médiatique. La Chine réfléchit à trente ans, nous à trente jours, tant la pression de l'actualité est forte et irrésistible. Lorsque vous exercez des responsabilités, vous n'avez guère d'autre choix que de vous préoccuper d'améliorer votre image immédiate. En réalité, la devise du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » n'a jamais été aussi effective qu'aujourd'hui, mais la temporalité empêche de réfléchir sur la véritable échelle de l'action. C'est pourquoi j'ai, depuis longtemps, milité pour la restauration d'un Plan, l'idée du général de Gaulle et de Jean Monnet. Je vous invite à regarder de près le plan de la Chine, qui porte à trente ans, avec des objectifs chiffrés, précis et un calendrier qui articule parfaitement les étapes.
Longtemps, cette idée a été minoritaire, puis l'épidémie a prouvé les effets néfastes de notre impréparation, au point que nous nous sommes trouvés menacés de rupture pour bien des médicaments. Les Français ont découvert, stupéfaits, cette dépendance, ils ont constaté ce qu'il en était devenu de notre souveraineté. Le Président de la République a voulu remettre l'idée à l'ordre du jour, et il me l'a confiée - j'étais loin de l'imaginer pour mon avenir personnel.
Notre travail consiste à mettre en évidence ces grandes lignes d'évolution et à définir des stratégies. Notre première note a voulu répondre à cette question simple, mais que personne ne se posait : et si le covid-19 durait ? Notre intuition, c'est que l'épidémie change en profondeur des tendances lourdes de notre société, qu'elle fait en particulier apparaître une demande nouvelle de nos concitoyens pour que la croissance exponentielle des échanges cesse de consommer toujours plus d'espace, que notre vie quotidienne cesse d'aller s'approvisionner toujours plus loin, au point de nous rendre tout à fait dépendants des autres. Je pense aussi aux changements d'habitudes sociales, aux modes de vie, par exemple le fait qu'on ne s'embrasse plus, qu'on ne se visite plus, qu'on ne voyage plus, le fait que les grandes unités urbaines suscitent désormais plus d'inquiétudes alors qu'elles étaient un aimant - tout cela est en cours de changement, sur le plan anthropologique même. Les êtres humains étaient dans la confiance, l'épidémie crée une réticence, un soupçon, la première question qu'on se pose désormais est de savoir si l'on est vacciné, demain ce sera de savoir si l'on aura son pass sanitaire. C'est tout cela que nous avons voulu mettre en perspective dans notre première note stratégique.
Nous avons fait ensuite une note sur notre approvisionnement en médicaments, sur les secteurs où nous avons perdu toute souveraineté - avec cette question sous-jacente, que je trouve pour partie tragique : comment notre grand pays a-t-il laissé, pendant trente ans au moins, filer et déménager autant de compétences ? J'hésite à parler d'ultra-libéralisme, mais tout s'est passé comme si l'idée était que l'intérêt général n'était rien d'autre que la somme des intérêts particuliers des entreprises. De très grands secteurs technologiques nous ont ainsi échappé, avec l'assentiment implicite des pouvoirs publics.
Nous avons aussi fait une note sur la dette, en distinguant la dette liée à l'épidémie de covid-19, qui couvre les dépenses auxquelles nous avons dû faire face, un peu comme la dette de guerre tient aux nécessités de se défendre - et une autre dette, celle qui est liée à la reconquête de la production. La France s'est bâtie autour d'une langue et d'un État, certes, mais aussi de son contrat social, de la solidarité que l'on se doit les uns aux autres ; or, notre contrat social, qui est le plus généreux au monde, est-il encore soutenable : avons-nous encore les moyens de le financer ? En réalité, on trouve vite ce résultat : pour continuer, il faut reconquérir les secteurs de production que nous avons abandonnés, car là résident les emplois, les richesses qui soutiennent le contrat social. Et la réalité, aussi, c'est qu'après des décennies où nous avons emprunté pour le fonctionnement et pas pour l'investissement, il faut un plan Marshall financé par notre propre effort - c'est ce que j'ai proposé avec un différé d'amortissement de dix ans pour se lancer avec confiance dans la reconquête de notre appareil productif, industriel, agricole et de service. J'avais envisagé 250 milliards d'euros, un montant équivalent aux plans de relance américains actuels.
Nous avons travaillé aussi sur l'énergie. On entend beaucoup parler de décarbonation, l'idée étant que les émissions de gaz à effet de serre sont le principal facteur du réchauffement climatique et qu'il faut en conséquence basculer vers l'utilisation la plus large possible de l'électricité, en particulier pour la mobilité. Le Haut Conseil pour le climat (HCC) affirme même qu'il faut électrifier toutes les voitures individuelles d'ici à vingt ans. Je crois avoir une certaine expérience des mobilités dites « propres », j'ai créé à Pau la première ligne au monde de transport en commun à hydrogène ; elle fonctionne très bien, mais il y a un enjeu fort sur les conditions de production du carburant, car si la production d'hydrogène n'est pas décarbonée, il n'y aura pas de progrès. En conséquence, il faut développer les énergies renouvelables, mais comme celles-ci ne sont pas prévisibles, puisqu'elles dépendent du vent et du soleil - sauf l'hydroélectricité, mais qui ne représente que 12 % de la production -, nous devons pouvoir compter sur une énergie propre et maîtrisable, j'ai nommé l'énergie nucléaire.
Or, l'électricité nucléaire que nous produirons dans trente ans dépend de la décision que nous prenons aujourd'hui. L'analyse montre surtout que nous ne prenons pas ces décisions qui sont en réalité urgentes, et que nous allons connaître un effet « falaise », un effondrement brutal de nos capacités à produire de l'énergie décarbonée par le nucléaire et que nous devrons nous résoudre alors à ouvrir de nouvelles unités qui seront, elles, carbonées.
Nous avons, aussi, examiné les questions démographiques. La France, premier pays européen pour le dynamisme démographique, voit sa natalité fléchir depuis six ou sept ans, et en regardant les choses de plus près, on voit que le recul a suivi de près des décisions sur les allocations familiales. Or, à l'échelle mondiale, les écarts démographiques entre pays riches et pays pauvres se creusent. Selon les spécialistes, la population de l'Afrique va doubler, voire tripler dans les vingt-cinq prochaines années, et nous savons que l'humanité ne peut vivre longtemps sans heurts avec de telles disproportions.
Toutes ces données nous conduisent à regarder différemment les politiques familiales, nous comprenons mieux l'importance qu'ont eue dans notre démographie, dans notre histoire, les mesures qui ont permis aux femmes de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale, les politiques d'aides pour les crèches, pour l'école maternelle. Nous savons aussi que le dynamisme démographique tient à un certain optimisme - on en a eu une démonstration a contrario, quand le premier confinement n'a pas entrainé le baby-boom qu'avaient un peu vite pronostiqué quelques observateurs naïfs, tout simplement parce que le pessimisme devant l'épidémie l'avait emporté.
Nous travaillons actuellement sur les innovations de santé, nous allons cartographier les dispositifs médicaux pour mesurer notre dépendance, notre vulnérabilité, et nos domaines de souveraineté possible. Nous allons travailler sur l'eau, ainsi que sur la reconquête des secteurs que nous avons abandonnés.
Quels sont nos moyens ? C'est très vite vu : je dispose de sept emplois en équivalent temps plein, et je suis, pour ma part, intégralement bénévole, sans salaire, ni notes de frais, ni secrétariat. J'ai fait ce choix, car notre époque est tant focalisée sur les privilèges, les avantages et les facilités qu'il m'a semblé qu'un autre choix compromettrait le fond de mes propos.
Les rapports que produisent les institutions sont innombrables, toujours très sérieux, mais leur usage ne suit pas, ce sont autant de mines abandonnées ; nous avons choisi de les mettre en action, notamment en lien avec France Stratégie. Mon travail consiste à dégager les lignes stratégiques et à les communiquer à l'opinion, cela passe bien sûr par la communication avec le Parlement et avec le Conseil économique, social et environnemental (CESE). Je rapporte aussi directement au Président de la République.
M. Mathieu Darnaud, président. - Merci de rappeler la convergence de nos démarches. Erik Orsenna, quand nous l'avons interrogé sur les effets de la culture de l'instant, nous a dit qu'il fallait réapprendre le temps long, pour prendre du recul en matière d'action publique. N'est-ce pas la perspective du Plan, et finalement votre mission ?
M. François Bayrou. - C'est exactement mon objectif. Habituellement, les gouvernants s'inquiètent du temps long, je le crois rassurant. Le Président de la République répète à l'envi que notre pays doit retrouver le contrôle, on ne peut le faire en se focalisant sur l'immédiat, il faut une stratégie de long terme. Les questions stratégiques sont vitales, il faut connaître nos moyens, nos leviers pour un avenir meilleur.
Sur l'énergie, par exemple, il faut compter avec les délais de réalisation, qui sont de vingt à vingt-cinq ans ; dès lors, si l'on ne prend pas de grandes décisions en 2022, donc si l'on n'en a pas parlé pendant la campagne présidentielle, nous prendrons encore du retard. Nous devons affronter ce que la crise sanitaire nous a montré. Comment la France a-t-elle perdu des compétences technologiques ? Pourquoi avons-nous laissé s'échapper, au fil de l'eau, autant de biens précieux ? Nous savons fabriquer les meilleures centrales nucléaires du monde, des sous-marins nucléaires - qui regroupent dans un tube une ville, une rampe de lancement de fusées et une unité de production d'électricité nucléaire -, nous élaborons parmi les meilleurs algorithmes du monde, pourquoi nous sommes-nous exclus des productions plus basiques ? Quand on sait fabriquer les meilleures turbines aéronautiques du monde, pourquoi ne fait-on plus de machines à laver ? Ces questions qui paraissent rétrogrades à ceux qui ont renoncé depuis longtemps sont préoccupantes. Nous voulons mettre en évidence des faits pour comprendre ces mouvements de fond.
Mme Cécile Cukierman. - Oui, il y a besoin de planifier, d'anticiper, notre pays ne se construit pas de la veille au lendemain : il faut ne pas s'enfermer dans le temps médiatique, qui ne doit pas être un empêcheur de tourner en rond. Comment s'extraire de ce mouvement d'ensemble ? La crise sanitaire nous a démontré notre retard, il faut maintenant trouver les façons d'anticiper pour ne pas reproduire les mécanismes qui nous ont conduits là où nous en sommes. Il faut prendre des décisions sur le nucléaire, pour les décennies à venir. Nous devons aussi avoir une stratégie industrielle, pour savoir si, oui ou non, nous laisserons partir nos derniers fleurons industriels, pour dépendre toujours plus de la Chine... Je pense aux panneaux photovoltaïques : laisse-t-on fermer les derniers fours qui permettent de fondre le silicium sur notre territoire national ? La question ne se pose pas pour dans trente ans, mais dans l'immédiat, ce qui renvoie au rôle de l'État envers le secteur industriel.
De même, on parle d'électrifier notre parc automobile, mais des lignes de chemin de fer gagneraient aussi à l'être, pour un meilleur service. Sur le logement, il faut imaginer que la moindre consommation puisse accompagner un meilleur confort, et pour cela on ne peut se passer de la recherche. Oui, il y a besoin de décider aujourd'hui, mais aussi d'investir dans la recherche, pour des évolutions moins consommatrices d'énergie.
Sur les politiques familiales, je rappelle que, pendant des années, on a entendu ce discours dénonçant le fait que des familles profitaient des allocations, alors qu'on voit bien aujourd'hui la place essentielle du soutien à la démographie, ainsi que les progrès qu'il reste à faire. Car oui, avoir des enfants, cela a un coût, et je suis frappée de voir que la question du deuxième enfant se pose de plus en plus à cause de la garde d'enfant, et de tous les frais qui s'ensuivent. Quelles sont vos pistes pour améliorer le soutien à la garde des enfants et pour que, comme vous le dites, l'optimisme puisse l'emporter ?
M. Éric Bocquet. - Vous évoquez la reconquête économique, quel rôle pensez-vous que l'État doive y prendre, pour les trente ans à venir ? La pandémie vient après quatre décennies où l'on a considéré, selon la formule de Ronald Reagan, que l'État n'était pas la solution, mais le problème, et où l'on a fait comme si la main invisible du marché allait régler les grands problèmes. La crise sanitaire nous fait ressentir la nécessité non pas d'un « tout État », mais d'un État qui organise, qui protège, qui emprunte pour la collectivité, y compris à taux d'intérêt négatifs, et qui redistribue aussi. Quel rôle voyez-vous concrètement pour l'État ? On ressent la nécessité non pas d'un tout État, mais d'un État qui puisse soutenir, emprunter à taux négatif, pour organiser les choses. Quel rôle l'État doit-il avoir ?
Mme Vanina Paoli-Gagin. - Merci pour cet esprit de reconquête. Comment peut-on faire pour que les perspectives d'action sur le temps long survivent aux changements de majorité ? Vous parlez de la Chine, on peut aussi voir dans la réussite de Taiwan avec les micro-processeurs le succès d'un pays qui a su poursuivre ses objectifs dans le temps. Le problème, en France, c'est qu'on ne garde pas le cap. Nous avons des inventeurs géniaux, qui ont pensé internet, l'ARN messager, ou encore la pile au lithium, mais nous manquons de financements à hauteur des enjeux. L'ordinateur quantique pourrait être français, mais nous manquons d'amorçage, car il faut des dizaines de millions d'euros pour débaucher les compétences nécessaires, nous ne savons pas faire. Même chose pour le stockage d'énergie, où nous subissons aussi un problème d'échelle. Or, qui trop embrasse mal étreint, il faut faire des choix et se focaliser sur quelques grands sujets : qu'en pensez-vous ?
M. Philippe Dominati. - Merci de cet échange intéressant. M. Bocquet a une fois encore « mis le feu ». Ce qui m'a choqué, c'est que vous considériez que tous les problèmes résultent de l'ultralibéralisme. J'ai plutôt tendance à penser que le problème, c'est l'État. Lors de la crise sanitaire, les pays libéraux ont dans un premier temps pris un peu de retard ; ils l'ont ensuite comblé et sont maintenant en avance sur nous. J'ai le sentiment que les Français attendent tout de l'État comme s'il s'agissait d'une assurance tout risque. Le secteur de l'énergie dépend entièrement de l'État depuis quarante ans, y compris l'énergie nucléaire d'EDF. Aux chantiers de l'Atlantique, nous sommes pourtant obligés de vendre aux Italiens. Il en est de même de la fin du contrat Renault-Fiat. En réalité, l'État se mêle de tout ce qui concerne le secteur privé en permanence. C'est lui qui définit l'intérêt général, au détriment des entreprises, souvent avec un temps de retard, des contraintes et une fiscalité pénalisante.
Pour ce qui est de la crise sanitaire, le secteur hospitalier privé n'a presque pas été sollicité, ce qui l'a d'ailleurs conduit à alerter les départements sur son incapacité à répondre à la demande de vaccination. Durant le confinement, La Poste a été déficiente et heureusement remplacée, comme toutes les sociétés de services européennes, par Amazon. Je suis pour un bureau de poste, mais s'il fonctionne, et ce n'est pas toujours le cas.
Le Haut-Commissariat au Plan ne peut fonctionner que s'il bénéficie d'une écoute de l'administration et du pouvoir en place ; il y va de sa force de crédibilité. Si l'on part du principe que l'État est trop présent, vous risquez d'être peu écouté, voire mis à l'écart. L'avantage, c'est que vous êtes totalement indépendant. Si vous aviez pris un quart des moyens accordés au Haut-Commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté, Martin Hirsch, vous auriez été entendu. Il faut commencer par corriger tous les défauts qui empêchent de sortir de l'État ultra jacobin d'autrefois : le millefeuille administratif, la dilution des responsabilités à tous les niveaux, etc. Votre mission, ô combien importante ! doit être focalisée sur ces points.
Mme Christine Lavarde. - Monsieur le Haut-Commissaire, vos propos sur la démographie ont été relayés dans la presse, qui a plutôt porté son attention sur vos constats et préconisations en matière d'immigration, et sur le fait qu'il ne faut pas s'y opposer pour continuer à maintenir les équilibres en place, y compris pour notre système de retraite. Je partage les interrogations de Cécile Cukierman à propos de la relance de la politique familiale en France. Quelles sont vos propositions à ce sujet ? Il est frappant de constater qu'aujourd'hui un crédit d'impôt est accordé pour la garde d'un enfant jusqu'à ses cinq ans révolus, mais que cette aide s'arrête d'un coup le jour de ses six ans, sans aucune dérogation. Ne faudrait-il pas agir sur ce point ?
M. Bernard Fialaire. - Le budget de la protection sociale est supérieur à celui de l'État, imprégné du grand projet du Conseil national de la Résistance (CNR) en un temps où l'espérance de vie dépassait à peine soixante-quatre ans, où l'on commençait à travailler très jeune et où la retraite était fixée à soixante-cinq ans. Le système ne peut plus fonctionner. Le premier pas avait été fait avec la création de la contribution sociale généralisée (CSG) par Michel Rocard, mais je regrette les freins posés par Emmanuel Macron. Il faudra bien que la santé soit prise en charge sur l'ensemble des ressources et non seulement sur celles du travail.
M. le sénateur Laffitte disait qu'il valait mieux délocaliser qu'augmenter l'immigration. Or les fonderies françaises fonctionnent principalement avec des immigrés turcs. Hormis le cas des technologies avancées et de la recherche et développement (R&D), est-ce un progrès de déplacer des populations pour qu'elles viennent travailler chez nous, avec toutes les difficultés qui en résultent ?
Concernant la baisse de la natalité, le coût du logement est un frein important, car il est chez nous disproportionné.
Enfin, je salue la vertu de votre bénévolat, et je ne vous conseille pas d'être financé par des entreprises privées.
M. Julien Bargeton. - Quelle est votre appréciation concernant l'impact des grandes transitions écologique, numérique et démocratique en cours sur les différentes générations et notamment sur le temps passé devant les écrans ? Pour les jeunes, le vote n'épuise pas la respiration démocratique souhaitée, et il est d'autres façons de porter des combats. Je pense à la Conférence citoyenne sur le climat, au référendum ou à l'utilisation du numérique comme en Estonie. Comment voyez-vous cette évolution à long terme ?
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Les politiques en matière de santé doivent-elles intégrer les futures crises sanitaires et les moyens qui seront nécessaires ? Par exemple, faut-il augmenter le nombre des lits de réanimation, sachant que la crise actuelle est exceptionnelle ? Quoi qu'il en soit, celle-ci a révélé des difficultés beaucoup plus structurelles et notre dépendance.
Quel est votre regard sur l'évolution de la famille et de l'éducation à vingt ou vingt-cinq ans, avec la nouvelle prééminence des réseaux sociaux ? Enfin, le quinquennat de Nicolas Sarkozy a été percuté de plein fouet par la crise des subprimes et celui d'Emmanuel Macron par celle du covid. Est-il possible d'engager une vision de long terme dans un temps aussi contraint, ou bien la politique est-elle définitivement l'ennemie de la prospective ?
Mme Sylvie Vermeillet. - Merci de votre exposé très intéressant. Vous affirmez l'intérêt de la souveraineté nationale, mais vous n'avez pas beaucoup parlé du contexte international et du changement des rapports de force. Pourriez-vous revenir sur le degré de menace que représentent pour nous les pays étrangers, notamment la Chine ou les États-Unis ?
Par ailleurs, la gestion de l'eau, que vous avez à peine évoquée, est un enjeu majeur. À l'heure actuelle, cette organisation, qui implique le drainage et le stockage, est plutôt gérée au niveau local. Or la crise sanitaire a révélé des besoins particuliers. En outre, les Agences de l'eau ne seront pas aptes demain à régler un éventuel problème concernant la pollution de l'eau. Quand l'État va-t-il engager une véritable politique à cet égard et prendre la place qui lui incombe ?
M. François Bayrou. - Je répondrai chronologiquement aux différentes questions.
Madame Cécile Cukierman, sur les technologies en matière d'énergies renouvelables, nous avons une carte à jouer. Les panneaux photovoltaïques ne peuvent être produits qu'à partir de l'énergie immense des torches à plasma afin de faire fondre le silicium et créer des cellules photovoltaïques. Si l'énergie utilisée pour cette fusion est carbonée, alors le bilan carbone est amoindri, et des années de production sont nécessaires pour rééquilibrer la situation. Mais nous, Français, pouvons obtenir des cellules photovoltaïques performantes garantissant une électricité décarbonée. Cette réflexion s'applique à une grande partie des industries de production : le jour où l'on considérera que l'élément de la production d'énergie nécessaire doit être décarboné, nous deviendrons attrayants pour nombre de producteurs à la recherche de l'abaissement des émissions de gaz à effet de serre.
J'en viens à la recherche. L'université de Pau est l'une des huit universités labellisées sur les questions énergétiques. Des laboratoires travaillent sur les panneaux photovoltaïques de la génération ultérieure, dits organiques dont le bilan carbone est négligeable : il faut sept jours de production pour rembourser le bilan carbone. L'avantage de ces panneaux est qu'ils peuvent être placés à l'ombre, notamment sur les façades des maisons. Certes, le rendement pour un panneau est inférieur de facteur 3, mais vu le coût de l'équipement et si la surface est plus grande, il est rattrapé et pourrait être doublé avec de l'isolation. La capacité de production des panneaux photovoltaïques dans une démarche décarbonée est donc un grand atout de notre pays, d'autant qu'ils pourraient être installés à proximité d'une centrale.
Pour le transport ferroviaire, la technologie hydrogène a un intérêt à l'instar de la démarche d'Alstom pour développer cette filière.
Mme Cécile Cukierman. - Cela n'a pas montré toute son efficacité en montagne.
M. François Bayrou. - Vous avez absolument raison. Mais on doit intégrer les mutations technologiques possibles à notre réflexion stratégique.
Sur l'universalisme des allocations familiales, je partage votre sentiment. Nombre d'éléments vont dans le sens d'un fléchissement de la démographie, mais on constate un élément positif : une enquête a montré que tous les parents auraient aimé avoir un enfant de plus. Les aides à la petite enfance visent à réduire le décalage entre le souhait et la réalité. Mais la clef réside surtout dans la capacité à retrouver une vision optimiste.
Nous avons eu une discussion très intéressante sur rôle de l'État, et contre toute attente, MM. Bocquet et Dominati ne sont pas du même avis - cela m'a rappelé des jours anciens... Au demeurant, ils ont tous les deux raison, car à la question « Est-ce que l'État fonctionne bien aujourd'hui ? », la réponse est non, sinon nous n'aurions pas assisté à ces dérives bureaucratiques de l'administration. Quand le Président de la République se bat sur ce sujet, il n'obtient des décisions qu'après un engagement assidu et des combats ardus. Et l'État n'a pas apporté à la France les résultats qu'on était en droit d'espérer, en raison d'une dérive des esprits. Il s'est spécialisé dans la production de normes, le contrôle et la sanction, mais il ne soutient pas les initiatives, les entreprises, les créations, et ne contribue pas à la deuxième ou à la troisième chance - je donne sur ce point raison à Philippe Dominati. Pour preuve, il faut en France entre dix-huit et vingt-quatre mois pour obtenir une autorisation pour un établissement classé, contre six mois chez nos voisins.
En revanche, j'en suis certain, l'État pourrait jouer un autre rôle - là, je rejoins M. Bocquet et Mme Cukierman -, en devenant stratège et fédérateur : il pourrait réunir les grandes entreprises françaises afin qu'elles mettent leurs capacités au service de la fixation d'objectifs communs. Monsieur Dominati, contrairement à ce que vous affirmez, c'est aussi le rôle des entreprises, à côté des citoyens, de s'inscrire dans l'intérêt général, encore faut-il que nous ayons la volonté de définir cette notion. C'est nous qui avons inventé internet, et le minitel, premier réseau numérique au monde, était une invention extraordinaire !
Mme Vanina Paoli-Gagin. - Que se passe-t-il après ?
M. François Bayrou. - C'est vrai, l'incapacité à fixer des buts qui survivent aux alternances est une faiblesse. C'est pourquoi je suis, en tant que citoyen, extrêmement insatisfait du fonctionnement de nos institutions. La mécanique classique du fonctionnement démocratique qui consiste à tout renverser régulièrement - chaque ministre croyant naïvement qu'il apporte quelque chose de nouveau -, l'absence de continuité, y compris dans la représentation nationale, est une faiblesse française. C'est pourquoi je soutiens l'idée d'une loi électorale plus juste, susceptible de créer des consensus. Ce perpétuel basculement d'un bord sur l'autre, en vertu duquel la haute administration considère que le pouvoir politique passe, mais que les hauts fonctionnaires demeurent - « Assieds-toi au bord de la rivière et bientôt tu verras passer le cadavre des réformes oubliées » nous empêche d'entrer dans le long terme.
J'imagine un autre mode de fonctionnement, avec plus de stabilité et moins de dépendance à l'exécutif, qui se heurte à des obstacles perpétuels, souterrains et implicites.
Puisque vous m'interrogez sur les fonds pour la recherche, je réponds qu'il faut se doter d'une capacité d'investissement de long terme. Tel est le sens du « plan Marshall de la reconquête ». Ce n'est pas de l'argent perdu, pas plus que de la subvention. Les grands mécanismes d'investissements réciproques entre la Chine et l'Europe nous y invitent, sous peine de perdre systématiquement une part de l'innovation.
Mme Vanina Paoli-Gagin. - Et même toute la propriété intellectuelle et industrielle.
M. François Bayrou. - Je suis en désaccord avec cette naïveté mercantile qui nous décourage d'imposer nos propres armes.
Madame Lavarde, je n'ai jamais pensé que la solution au problème de natalité était l'immigration. C'est un leurre ou un fantasme. La première raison est d'ordre arithmétique : dans la mesure où la France compte entre 8 et 10 millions de femmes en âge d'avoir des enfants, il faudrait des vagues d'immigration pour rétablir l'équilibre. La démographie est dans l'harmonie d'une société, et elle requiert une attitude constructive. Je pense que nous pourrons trouver un équilibre grâce à des entrées limitées, régulées et réfléchies, contrairement à ce qu'ont fait les Allemands, qui ont accepté l'arrivée en une fois de 1 million de personnes.
En France, compte tenu des tensions, cela produirait du déséquilibre, et partant, de la dénatalité. Aujourd'hui, 15 à 20 % de la natalité sont dus à l'immigration, tandis que la baisse de natalité atteint 10 à 15 %. Le taux de fécondité des femmes issues de l'immigration est un peu plus élevé, mais il ne change pas les grandes proportions. La réponse est en nous, et nous nous trompons en cherchant ailleurs.
Je rejoins Mme Lavarde à propos des frais de garde des jeunes enfants.
Monsieur Fialaire, vous avez posé les problèmes liés aux délocalisations comme on le fait depuis trente ans en prétendant que la limitation est liée à la disponibilité ou au coût de la main-d'oeuvre. Or ce n'est que marginalement vrai aujourd'hui, car nous assistons à un basculement des processus de production dans le monde, directement dépendants de la révolution numérique, des algorithmes, de la production mécanique, des imprimantes 3D ce qui me permet de répondre à M. Bargeton. On peut désormais fabriquer en quelques heures une pièce de moteur d'avion.
M. Bernard Fialaire. - C'est aussi le cas dans le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP).
M. François Bayrou. - Tout à fait ! Dans un monde qui compte 8 millions de chômeurs, on ne peut considérer que la bataille est perdue. Les amis de mes enfants qui travaillent dans le BTP sont parmi les plus épanouis et les mieux traités financièrement. Si tel n'est pas le cas, des évolutions s'imposeront. Le seul domaine où la lutte est inutile est celui des ressources physiques, car nous ne disposons pas à ma connaissance de terres rares dans les montagnes des Pyrénées, et l'impact minier serait dissuasif. Pour la conception, la recherche, la technologie et la production, rien n'est perdu, à condition qu'on livre la bataille. Or la tendance générale est de baisser les bras. Ce n'est pas ma vision des choses.
Je suis d'accord avec Julien Bargeton : je trouve scandaleux que, en nous interdisant le vote par correspondance, on nous maintienne volontairement dans une situation quasi médiévale ; 100 millions d'Américains viennent de voter par correspondance, nos voisins ont tous recours à cette technique, les associations votent électroniquement, mais les autorités politiques de notre pays nous disent que ce n'est pas possible, opposant des risques de fraudes sur le vote par correspondance d'il y a trente ou quarante ans ... Or les choses ont changé, on se moque de nous, c'est irrespectueux et irresponsable. Il faut élargir nos processus démocratiques, en utilisant davantage le référendum, je me mobilise en particulier pour le mode de scrutin : les Français ont le droit de se prononcer sur ce sujet. Bien des questions sociétales peuvent être tranchées par des référendums « à la Suisse », dans lesquelles l'exécutif n'engage pas sa survie. Je suis moins enthousiaste sur les conventions citoyennes, car je considère que le tirage au sort est une régression - la démocratie est une organisation sociale qui porte au plus haut la conscience et la responsabilité, comme l'a dit Marc Sangnier, ce n'est pas le cas avec le tirage au sort. Et il faut prendre en compte des biais, par exemple dans le choix des experts à même d'influencer les tirés au sort.
Oui, il y a une question sur le temps d'écran. Vous avez certainement remarqué que les grands promoteurs des réseaux sociaux en privent leurs enfants, par exemple dans les écoles qu'ils ont créées et où la règle est d'interdire les écrans. Devant l'écran, on est passif, alors que l'apprentissage requiert d'être actif. En tout état de cause, je ne crois pas que la numérisation puisse répondre aux problèmes de l'éducation nationale.
Sur la question récurrente des lits à l'hôpital, il faut considérer l'évolution même des pratiques médicales, le fait que le temps passé à l'hôpital se réduit - les femmes y passaient six ou sept jours après leur accouchement, contre deux ou trois actuellement. Voyez les lits de réanimation, il faut peut-être moins raisonner à partir de chiffres fixes que trouver des solutions avec des lits « armables », avec des unités d'oxygénation mobiles, pour faire face aux besoins qui peuvent varier fortement.
La politique est-elle l'ennemie de la prospective ? Ce qu'on peut dire, c'est qu'il est plus difficile de faire de la prospective en temps de démocratie médiatique et que la pression de l'instantané est telle qu'il est bon que des instances indépendantes rappellent certains faits et tâchent de définir des stratégies à plus long terme.
Madame Vermeillet, y a-t-il des menaces repérables à partir de déséquilibres internationaux ? Oui, le fait que la Chine risque de perdre la moitié de sa population dans les années qui viennent est un prisme de déséquilibre. Et ce n'est pas l'explosion démographique continue dans le grand croissant Afghanistan/Moyen-Orient/Afrique qui va arranger la situation. Pendant ce temps, la population des régions développées s'effondre : l'Allemagne et l'Italie pourraient perdre d'ici à quelques dizaines d'années la moitié de leur population. L'Europe représentera 5 % de la population mondiale, et la France 0,6 %. Cette situation entraînera des tensions qu'il sera très difficile de maîtriser, à moins de réaliser des investissements militaires très importants. Or l'essentiel des crises réside dans les déséquilibres. C'est la raison pour laquelle la France doit absolument se fixer comme objectif de maintenir un dynamisme démographique suffisant.
De plus, l'Occident doit impérativement se doter d'une stratégie en matière de développement des régions marquées par la pauvreté, afin d'aider ces dernières à avoir leurs propres outils de production et leur part du commerce mondial. Sinon, nous subirons des vagues migratoires, avec des bébés qui meurent dans l'eau... Et les problèmes se résoudront non pas seulement par des crédits, mais par une conception différente de l'équilibre des facteurs de production. Au lieu de donner du poisson, apprenons à pêcher. Tous les pays développés sont d'une légèreté condamnable sur ce sujet en laissant les facteurs de production et la main d'oeuvre se déplacer. Il est impératif de conduire cette révolution stratégique pour parvenir à un nouvel équilibre mondial.
M. Mathieu Darnaud, président. - Un grand merci pour l'exhaustivité de vos réponses, qui nous éclairent pour l'avenir de nos travaux. Nous ne manquerons pas de revenir vers vous lorsque nous aurons avancé sur ces différents sujets.
La réunion est close à 10 h 30.