Jeudi 28 janvier 2021
- Présidence de M. Serge Babary, président -
La réunion est ouverte à 9 h 40.
Table ronde sur « Les nouveaux modes de travail et de management »
M. Serge Babary, président. - Mesdames et Messieurs,
Mes cher(e)s collègues,
Nous sommes aujourd'hui réunis pour la première table ronde consacrée à la mission sur les nouveaux modes de travail et de management, et leur impact sur la santé au travail. Je rappelle que les rapporteurs de cette mission sont Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay.
Les travaux qu'ils ont accepté de conduire s'inscrivent dans une problématique de fond que nous avons décidé d'aborder parallèlement aux sujets d'actualité liés à la crise économique. En effet, il est de notre devoir d'agir au plus vite pour aider les entreprises à tenir, mais également d'anticiper les problématiques de fond qui se dessinent en même temps que les organisations évoluent.
Car les entreprises sont confrontées à une forte évolution des modes de travail depuis plusieurs années : télétravail, numérisation, robotisation et évolution des tâches, externalisation, plateformes, travail collaboratif, féminisation du management, etc. sous l'impulsion des évolutions technologiques, des initiatives législatives et de l'impératif de RSE. La crise sanitaire de 2020 a amplifié certaines tendances lourdes, telles que le développement du télétravail, obligeant d'ailleurs, dans ce dernier cas, les partenaires sociaux à dialoguer et à s'entendre sur la façon d'appréhender le cadre dans lequel les entreprises doivent organiser sa mise en oeuvre.
Ces nouveaux modes de travail, nous devons tout d'abord les analyser et les comprendre. Il s'agit de saisir les nouveaux enjeux en termes d'organisation de la vie de l'entreprise et du management, mais également d'obligations de la part des chefs d'entreprise, notamment en termes de santé et de sécurité au travail.
Pour cette première table ronde, nous sommes heureux d'entendre :
- M. François Dupuy, sociologue, expert en résidence à l'École des hautes études commerciales du Nord (EDHEC) ;
- M. Jean-Emmanuel Ray, professeur à l'École de Droit de Paris I - Sorbonne, spécialiste en droit du travail ;
- M. Martin Richer, fondateur et dirigeant de Management & RSE.
Vous avez reçu un questionnaire qui vous donne une première idée de la nature de nos interrogations. Sans y répondre point par point (c'est davantage l'exercice attendu de vos contributions écrites), je vous propose de vous appuyer sur cette trame pour aborder les sujets qui sont, de votre point de vue, et au regard de votre spécialité, les plus marquants. Vous disposerez pour cela de 10 minutes chacun au cours d'un premier tour de table.
Je donnerai ensuite la parole aux rapporteurs puis aux autres collègues membres de la délégation pour vous poser des questions.
Je rappelle en effet que notre réunion est mixte, avec certains des sénateurs membres de la Délégation aux entreprises présents à mes côtés au Sénat, et d'autres en visioconférence.
Cette audition sera diffusée en direct sur notre site Internet puis disponible en vidéo à la demande.
Nous serons nombreux à intervenir, mais il est important de pouvoir échanger tous ensemble. Aussi je demanderai à chacun d'être bref pour nous puissions tous nous exprimer.
Je vous remercie et vous cède la parole.
M. François Dupuy, sociologue, expert en résidence à l'École des hautes études commerciales du Nord (EDHEC). - Je remercie votre délégation sénatoriale pour cette invitation. En tant que citoyen, je suis heureux de savoir que les politiques s'intéressent aux questions du travail et du management, puisqu'elles sont au coeur du quotidien d'une majorité de Français.
L'évolution du management ne peut être comprise que sur le temps long. Toutefois, la crise actuelle influence le management réel. Se pose alors la question de la durabilité des changements induits par ce contexte sur le management. Pour être synthétique, je ne m'intéresserai qu'au secteur marchand.
Pendant la période 1980-2020, les traits bureaucratiques se sont renforcés dans la gestion même des entreprises pour atteindre une forme d'apogée avant la crise. En effet, à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale et pendant les Trente Glorieuses, les organisations étaient principalement endogènes - tournées vers elles-mêmes et protectrices. Puis, les marchés se sont ouverts suite aux chocs pétroliers. Face à cette nouvelle concurrence, les entreprises ont fait face à un souci de rentabilité plus fort, les clients voulant plus pour moins. Pour répondre à cette demande, le management et l'organisation du travail ont évolué.
Nous sommes passés d'organisations verticales et en silos, à des organisations plus transversales et « confrontationnelles ». Le travail et ses conditions ont été déprotégés. Cette évolution a introduit la notion de coopération entre les collaborateurs et ainsi une dépendance réciproque. La riposte des salariés a été de se désengager de leur travail, notamment sur le plan émotionnel. Les entreprises ont répondu par la coercition. Elles ont cherché à contrôler au plus juste les actions des collaborateurs et leurs manières de travailler. Ainsi, différents processus ont été mis en place, comme la multiplication des outils de management (système de reporting, indicateurs de performance, etc.).
L'effet a été inverse. La multiplication des règles technocratiques, normes, procédures, etc. a rendu le fonctionnement complexe. Les personnes en charge de faire appliquer ces processus ont dû accepter de s'en détacher et de les contourner pour continuer l'activité. Les entreprises ont ainsi perdu le contrôle du fonctionnement. Avant la crise du Covid, les chefs d'entreprise avaient délaissé ces questions d'organisation et les DRH (Direction des Ressources Humaines) se trouvaient dans une impasse.
Quel a été l'impact de la crise sur cette organisation ? Nous avons mené, avec deux de mes collègues, une étude qui s'est déroulée de mars à septembre 2020. Neuf organisations, sept entreprises, une grande administration publique et une collectivité territoriale importante, ont été interrogées. Nous avons essayé de comprendre la manière de gérer la crise et les acteurs l'ayant prise en main.
Les rôles au sein de l'entreprise ont été redistribués. Deux acteurs ont principalement agi : les dirigeants et l'encadrement de proximité. En effet, les dirigeants ont dû appliquer les directives gouvernementales et ont décidé de verser des compensations financières aux salariés. Nous avons été surpris de constater, avec cette étude, que les organisations syndicales interviewées sont contentes de l'action de leur patron, qui, à une exception près, a tenu ses promesses.
Pour sa part, l'encadrement de proximité - les « oubliés du management » - a géré l'activité. Deux missions lui ont été confiées, et ce quelle que soit l'activité de l'entreprise. Cet encadrement a assuré la poursuite de l'activité - indispensable pour les entreprises - et s'est occupé des personnes fragiles (personnes seules ou ayant des problèmes de santé). Ces acteurs ont notamment dû gérer le confinement. Pour mener à bien ces missions, cet encadrement a pratiqué la désobéissance organisationnelle.
En effet, dans ce management de crise, ces acteurs ne pouvaient assurer la continuité de l'activité dans de bonnes conditions en suivant les processus et procédures, émis par les fonctions Support. Ces procédures sont formulées au niveau du siège de l'entreprise, par des personnes ne connaissant pas les impératifs de la continuation de l'activité. L'encadrement de proximité s'est donc autonomisé. Cette désobéissance a permis la poursuite de l'activité et n'a donc pas été reprochée à ces personnels. L'encadrement intermédiaire est resté en revanche relativement absent dans la gestion de cette crise.
Par conséquent, nous assistons à une remise en cause des fonctions Support, émettrices du « fatras bureaucratique ». En effet, un encadrement de proximité plus autonome a permis un meilleur fonctionnement que celui proposé par ces fonctions. Un problème se pose cependant sur le repositionnement des fonctions managériales dans le fonctionnement quotidien de l'entreprise. Et quelle est la place de la bureaucratie ? Faut-il réduire les fonctions Support ? La bureaucratie envahissante ne pourra être réduite que si ses moyens et ses compétences sont diminués.
Plusieurs enjeux se posent donc aux entreprises, tels que le repositionnement de l'encadrement intermédiaire, l'autonomisation des encadrements de proximité (avec l'introduction de la notion de confiance dans le management) et la remise en cause de l'utilité des fonctions Support.
M. Serge Babary, président. - Je vous remercie pour cette ouverture. Nous allons nous intéresser désormais au droit du travail.
M. Jean-Emmanuel Ray, professeur à l'École de Droit de Paris I - Sorbonne, spécialiste en droit du travail. - Je vous remercie Monsieur le président.
Je partage presque toutes les idées émises par mon collègue, fait rare entre sociologue et juriste.
Aucun événement n'arrive par hasard. Pour preuve, les paroles du chanteur Dylan, écrites en 1966, font écho à l'actualité : « Père et mère, votre autorité, c'est fini. Ministres, députés, dégagez de ce mur parce que nous allons venir la jeunesse. » Et puis un an après, il y a eu Jacques Dutronc : "Et moi, et moi, et moi". En un mot, les phénomènes macrosociologiques discutés aujourd'hui ne sont pas nés de cette crise et du télétravail. La société d'individus et les droits de la personne au travail prennent leur origine dans le passé.
Les entreprises ont fortement évolué depuis 30 ans ; les salariés également. En 1920, 2 % de jeunes avaient le baccalauréat, contre 70 % au niveau bac aujourd'hui. Le fonctionnement de nos institutions et le logiciel des décideurs n'ont pas pris en compte la révolution silencieuse en cours depuis 30 ans en France.
Encore aujourd'hui, le code du travail se base sur le paradigme de la référence « au temps et au lieu de travail », alors que 4 millions de personnes travaillent à domicile. De plus, l'accord interprofessionnel du 26 novembre 2020 précise que le travail est identique, que le collaborateur se trouve au bureau ou à domicile. Or le domicile n'est pas le bureau, et le bureau n'est pas le domicile. Ce paradigme ne tient plus et il convient de réfléchir à son remplaçant.
A l'instar de la société, le code du travail se fonde sur un monde vertical et la puissance paternelle. À titre personnel, j'ai été éduqué par un « hussard noir » de la République. Depuis mon enfance, j'ai été formaté pour être subordonné. Dans la famille et à l'école, la parole d'un supérieur n'était et ne pouvait être remise en cause. Le supérieur hiérarchique avait tout pouvoir. Aujourd'hui, les rapports entre l'autorité et le manager ne sont plus les mêmes.
Le code du travail a été construit sur le modèle de la révolution industrielle. Cette révolution militaro-industrielle a vu se développer le fordisme. L'homme travaillait tel un robot, comme le présentait Charlie Chaplin. Le travailleur du code du travail de 1936 était subordonné, et plus il l'était, plus il était productif. Toutefois, ce système est-il d'actualité et pertinent pour les travailleurs du savoir ?
Ce modèle organisationnel, basé sur la subordination, a été d'une grande efficience pour reproduire des produits et son efficacité économique a été fondamentale pour la croissance des Trente Glorieuses. Les entreprises du XXe siècle reposaient sur trois piliers : unité de temps (la sirène), de lieu (l'usine avec des murs épais) et d'action (la chaîne). La loi de la pesanteur, qui ne figure dans aucun code, interdisait physiquement toute exportation du travail à l'extérieur de l'usine, et physiquement la matière première du travail ne le permettait pas.
Aujourd'hui, la mentalité des jeunes a changé. Un jeune talent (sortant de la Sorbonne ou de Sciences Po) refusera de travailler dans une grande entreprise pétrolière, bien que la convention collective du pétrole soit la plus avantageuse de France. Le compromis fordiste ne motive plus. Ce dernier reposait sur la stabilité de l'emploi et l'accroissement des salaires, en échange d'un certain silence des syndicats sur l'aspect politique de la subordination et les conditions difficiles du travail. Cette organisation, pertinente à une époque, ne l'est plus aujourd'hui. Nous en mesurons ses externalités négatives.
Toutefois, le passage au travail numérique n'a pas effacé le droit du travail et ce rapport de domination. Les vendeuses ou personnes travaillant dans des centres d'appel pourraient en témoigner. Les nouvelles technologies ont polarisé la société. Les travailleurs déjà autonomes le sont davantage, et la subordination s'est également renforcée. La profession de routier était synonyme de liberté ; désormais, ces conducteurs sont surveillés par un GPS.
Je remercie le Covid-19 de l'électrochoc sur cette organisation. Combien d'entre nous auraient annoncé, un an auparavant, que les Français travailleraient à domicile et qu'Internet aurait tenu ?
Ce modèle ancien était parfait pour reproduire. Aujourd'hui, nous demandons à un ingénieur dans un service Recherche & Développement d'être créatif et de sortir de sa zone de confort. L'une des caractéristiques de son travail est donc l'ubiquité. Rousseau décrivait déjà : « Je n'ai jamais pu travailler à mon bureau. C'est la nuit pendant mes insomnies que je travaille dans mon cerveau ». Le travail intellectuel, depuis des siècles, peut s'effectuer à distance. Les nouvelles technologies ont facilité cette modalité.
Toutefois, un paradoxe se crée. Le code du travail fait référence « au temps et au lieu de travail ». Or il est commun de voir des collaborateurs travailler depuis divers endroits. Quel est le temps de travail en 2021 ? Peut-on le calculer ? Existe-t-il encore un lieu de travail ? Cette dématérialisation encourage l'ubiquité des travailleurs et remet en cause cette formulation du code.
Par ailleurs, la création exige de l'autonomie. La subordination, au sens productivité, ne fonctionne pas toujours avec les travailleurs du savoir. En droit, nous ne demandons pas aux étudiants de répéter par coeur le code, mais de répondre rapidement à des questions et d'être créatifs.
Venant d'une région fortement industrielle (la Lorraine), j'entendais les métallurgistes être fiers de leur travail quand tout était « nickel-chrome », c'est-à-dire quand le rail était propre. Combien d'entre vous, en envoyant un dossier, jugent leur travail « nickel-chrome » ? Avec la pression de l'urgence, un travail intellectuel n'est jamais fini. Cette urgence et l'impossibilité de rendre un travail de qualité représentent une source de désaffection et peuvent entraîner des problèmes de santé mentale pour le collaborateur. En outre, nous pouvons nous demander si le droit à la déconnexion est une réalité.
Enfin, notre société est verdissante. Aucun collaborateur talentueux ne souhaitera travailler dans un système ancien.
Le 4 août 1982, M. Auroux a fait voter un article révolutionnant le droit du travail. Les syndicalistes regrettent, à l'heure actuelle, leur manque de vigilance sur cette promesse d'individualisation. Cet article dispose que nul ne peut porter atteinte aux libertés, à moins que la demande ne soit justifiée et proportionnée. Cette phrase dissimule un sens. Les collaborateurs étaient membres d'une collectivité de travail. Aujourd'hui, les jeunes collaborateurs ne suivent plus cette logique (porter les mêmes habits, venir aux mêmes heures de travail, etc.) et s'y opposent. Ils remettent en cause les contraintes imposées par rapport aux tâches à accomplir. Par exemple, le retour en présentiel dans l'entreprise est questionné : est-il justifié ? Ne puis-je pas réaliser la même activité depuis mon domicile ? Est-ce nécessaire et pertinent, compte tenu de la tâche, d'utiliser ma voiture pour rejoindre l'entreprise ? Je suis partagé sur cet article 1833 du code civil.
Dans la loi PACTE (Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises), dont je partage le fond, l'entreprise doit prendre en considération les contraintes sociales et environnementales. Cet article a une portée qui n'a pas été mesurée.
Si le droit du travail n'évolue pas, il sera contourné et nous assisterons à des fautes. Par exemple, en étant en télétravail à domicile, un salarié pourrait demander à un inspecteur de vérifier ses conditions de travail. En effet, l'accord du 26 novembre indique que les conditions au bureau sont les mêmes qu'au domicile. La demande est en cela légitime. Or Monsieur le président, est-ce que vos portes mesurent plus de 80 cm ? Avez-vous un renouvellement de l'air de plus de 2 mètres cubes par 10 secondes ?
Le droit du travail est conçu sur le modèle Ford et Taylor, d'une entreprise collective sur un lieu collectif. Le rapport au travail n'est pas le même que nous travaillions depuis le domicile que des bureaux. Notre domicile ne peut pas devenir un espace soumis au pouvoir de direction et au pouvoir disciplinaire.
Un chef d'entreprise à l'heure actuelle peut se tourner vers le télétravail. Rien ne l'empêche de recruter des travailleurs se trouvant à l'étranger (Singapour ou Bucarest). Ainsi, les délocalisations ne seront-elles pas encouragées par le travail à distance ? Je mets en garde les réfractaires ne souhaitant pas changer le droit du travail.
Enfin, en cas de contrôle avec l'inspection du travail, en tant qu'entreprise, l'employeur doit connaître à la minute près le temps de repos de ses salariés à domicile. Or en distanciel, le dirigeant n'a plus la main sur ces pauses.
En somme, le droit du travail est en train de se suicider s'il n'évolue pas. Il ne peut plus faire face aux nouvelles contraintes des entreprises et des salariés.
M. Serge Babary, président. - Je vous remercie. Je propose que M. Richer prenne la suite.
M. Martin Richer, fondateur et dirigeant de Management & RSE. - Aujourd'hui, le management est à la croisée des chemins. J'ai travaillé dans diverses entreprises françaises, des multinationales américaines, en Grande-Bretagne, etc. J'ai occupé différents postes de manager et dirigeant. J'ai donc observé plusieurs contextes de management. De plus, je suis administrateur et j'ai piloté des projets et rapports pour « Terra Nova ».
Avec ces rapports, nous avons mis en lumière le rôle des managers de proximité dans la mise en oeuvre de conditions de travail aussi vertueuses que possible. Plus récemment, nous avons rédigé deux rapports sur le passage brutal au télétravail. Pour rappel, avant la crise, 3 % des salariés travaillaient plus d'un jour ou deux par semaine depuis leur domicile. Ils sont désormais 30 %.
Le management a été mis en tension et à l'épreuve. Warren Buffet disait que quand la marée se retire, nous distinguons les personnes nageant sans maillot. Quand le télétravail se répand, alors nous observons les managers incapables d'apporter un leadership et un soutien professionnel à leurs collaborateurs.
Ce management souffre à la fois d'une crise de légitimité et de désirabilité. Au sein des entreprises françaises, 62 % des non-managers ne désirent pas occuper ces fonctions (baromètre de la Cegos sur le management). Ce chemin vers le management n'est plus désirable et désiré, voire repousse. Or un corps social va à sa perte s'il n'est plus capable de générer lui-même ses élites. La question se pose quant aux raisons de cette situation. Sans réponse, les entreprises seront en difficulté.
Le malaise des managers et des non-managers n'est pas nouveau. Dès 2009, l'APEC (Association pour l'emploi des cadres) - qui accompagne les cadres dans leur mobilité professionnelle - rendait compte de ce phénomène dans une enquête de terrain. En effet, selon cette étude, la moitié des salariés du secteur privé ne souhaitait pas devenir un jour cadre. En 2011, une étude de l'association « Entreprise et Personnel » met en avant des signes de désengagement croissant, voire d'un certain mal-être, des managers de proximité. En 2012, le CEREQ (Centre d'études et de recherches sur les qualifications) publiait une étude nommée « Devenir cadre, une perspective pas toujours attrayante ». En s'appuyant sur ces études, les psychologues et sociologues du travail ont présenté les difficultés d'être manager à l'heure actuelle. François Dupuy en rend compte au fil de ses ouvrages. Michel Croizer, dans son ouvrage de 1963, pointait déjà le retard de management à la française. Il critiquait la « pensée unique managériale », les modèles de gestion archaïques, hiérarchiques, autoritaires, etc.
Nous n'arrivons pas à résoudre ce problème en France. Cette problématique de l'ampleur du nombre des salariés ne souhaitant pas devenir managers est plus forte dans les sociétés latines (France, Italie, Espagne et Portugal) que dans le contexte anglo-saxon. Mais alors pourquoi ?
L'intérêt financier ne permet plus de recruter des managers, bien que cet avantage soit compris des salariés. Les autres avantages de la fonction (gain de responsabilités, participation à la prise de décision et délégation du travail à son équipe) sont beaucoup moins valorisés.
En effet, le management est encore très taylorien en France et bien plus hiérarchisé que dans d'autres pays. Un sociologue néerlandais a réalisé des études sur « la distance hiérarchique », c'est-à-dire la distance placée entre le salarié et ses chefs. Cette dernière se base sur la rémunération, le statut et les responsabilités. Cette distance est plus forte en France que dans les pays anglo-saxons, mais aussi vis-à-vis des autres pays de l'Europe latine ou du Japon - qui est un pays pourtant très hiérarchisé.
Les collaborateurs envisagent la fonction de manager comme un inconvénient qui s'accompagne d'un surcroît de pression. La responsabilité du travail de ses collègues s'accompagne d'un accroissement de la charge de travail. De facto, le manager doit être en permanence connecté.
Le management doit cesser d'être perçu comme un agent emprisonnant les managers dans des tâches de contrôle et de reporting. Toutefois, aujourd'hui, cet enfermement dans le taylorisme oblige les managers à réaliser du reporting auprès de leur propre chef, puisque ce dernier ne comprend plus les contraintes et réalisations du travail. Nous devons opérer la transition vers un management reposant sur l'adhésion et la participation des salariés, et leur offrant plus d'autonomie et de soutien professionnel.
Pour remédier au problème, nous devons travailler sur les attendus du management. Qu'attendent les collaborateurs de leur manager ? Qu'attend le manager de son dirigeant ? etc. Une charte managériale peut être créée. Elle documente les attendus de chacun et permet d'alléger ces tâches de reporting et contrôle, au profit de tâches plus valorisantes (participation au projet de développement de l'entreprise et soutien professionnel des collaborateurs).
En outre, de nombreux collaborateurs estiment manquer de compétences pour devenir managers. En France, nous accusons une faiblesse dans la formation au management. Nous n'apprenons pas aux managers à encadrer des personnes et leur travail. Les collaborateurs sont promus managers parce qu'ils sont très performants dans leur métier, et non parce qu'ils présentent un intérêt pour les autres.
La question de la parité professionnelle se pose également. La plupart des obstacles pour obtenir un poste de manager sont plus forts pour les femmes (équilibre vie professionnelle-vie personnelle, tendance à s'estimer incompétentes, etc.). Une enquête européenne (Eurofound) a montré qu'en France, l'écart entre la proportion de femmes respectivement parmi les salariés et parmi les managers est plus important que dans d'autres pays. Il est donc plus difficile de devenir manager pour une femme en France, et ce, quelle que soit la strate de management.
De plus, l'un des freins vers cette ascension professionnelle réside dans le manque de reconnaissance de cette fonction. Les managers sont peu évalués sur leurs qualités managériales mais plutôt sur leurs objectifs quantitatifs. Un véritable changement doit être conduit.
Enfin, nous assistons à un déficit de sens. Deux questions se posent au sein des entreprises : quel est le sens du travail dans l'entreprise et quel est le sens de l'entreprise dans la société ? À l'articulation de ces problématiques se pose le management. Il est nécessaire de remettre du sens pour améliorer ce management et attirer les collaborateurs vers cette fonction. Le rôle du manager de proximité est essentiel. Il contribue à la qualité de vie dans les entreprises et à la santé au travail.
M. Serge Babary, président. - Je vous remercie. Mme Benhamou a des problèmes de connexion et des difficultés à nous rejoindre. Je donne la parole aux trois rapporteurs, en commençant par Fabien Gay.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci Messieurs, pour vos propos liminaires. Je vais essayer d'être bref.
Concernant la question du management, j'entends les réserves et les évolutions du management. Des cadres m'indiquent qu'ils passent plus de temps à expliquer leur manière de travailler et à réaliser du reporting qu'à travailler ou encadrer leur équipe. La crise sanitaire a accentué le fossé. Les cadres dirigeants se sont retrouvés éloignés du système productif et de l'encadrement de proximité. Comment pouvons-nous recréer du lien dans l'entreprise ? Comment le management peut-il retrouver sa place après la crise ?
Pour preuve de cette distance, il avait été annoncé que l'ex-patron de Renault était le seul à même de diriger Renault. Quand il a été emprisonné et que ses fonctions ont pris fin, son entreprise a poursuivi son activité sans lui. Aujourd'hui, quelles sont les pistes pour mettre en place un système où les cadres de proximité sont en prise directe avec le travail et ne réalisent plus ces tâches annexes ?
Concernant le code de travail, j'abonde dans le sens d'une modification. La question du télétravail est désormais posée avec force. J'entends la critique et le besoin d'améliorer le dispositif. Quelles pistes de travail et d'amélioration pouvons-nous tirer de cette crise ?
Enfin, votre analyse n'a pas abordé le rapport de domination entre les salariés et le capital. Les forces de travail ne sont pas associées à la codirection des entreprises. Or la classe ouvrière fait preuve d'intelligence et peut suggérer des propositions pour faire évoluer le travail et l'entreprise, si nous lui donnons les moyens et la possibilité d'y réfléchir.
M. François Dupuy. - Qu'est-ce que le management ? Selon moi, la définition la plus simple consiste à ce que « les collaborateurs effectuent le travail que vous souhaitez qu'ils réalisent ». La question se pose alors sur la manière de travailler.
Je suis marqué par un mouvement du management, celui de l'individualisation des réponses apportées. Nous observons une explosion du coaching. Ainsi, nous renonçons à traiter la question du management dans sa complexité organisationnelle pour la traiter sur un mode individuel et culpabilisateur. Cette vision s'accompagne du développement du leader, dont le sens m'échappe, qui renvoie aux qualités individuelles du manager. Pendant la crise, le thème du leader a quelque peu disparu des discussions et sites comme LinkedIn. En effet, il est lié à l'encadrement intermédiaire et est promu par les business school. Or cette strate d'encadrement est peu intervenue dans ce contexte, à l'inverse de l'encadrement de proximité. Comme je le dis : « les sergents-chefs ont trouvé leur bâton de maréchal ». Cet encadrement a fonctionné à sa manière et personne ne lui a reproché cette attitude.
En outre, l'encadrement de proximité a un autre rôle à jouer. Le passage au télétravail a généré des exclusions. La première forme d'exclusion résulte des bandes passantes. Dans notre échantillon d'étude, aucune entreprise n'avait de bandes passantes suffisantes pour accueillir l'ensemble des collaborateurs. Ainsi les entreprises ont fait des choix et priorisé certains collaborateurs aux dépens d'autres. Des salariés ont parfois dû attendre un mois, voire un mois et demi, avant d'avoir accès à ces bandes. Cette population mise de côté par des contraintes techniques s'est interrogée sur la valeur et la réalité de son travail, et son intérêt pour l'entreprise. Nous avons constaté que cette population a aussi été la plus réticente à revenir en présentiel au mois de juillet.
Le deuxième processus d'exclusion se base sur les groupes de discussion. En effet, quand les entreprises ont dû désigner des plateformes pour communiquer, elles ont interdit d'en utiliser une autre. Contrairement aux dires de la presse, au début du confinement, d'après une étude, nous avons vu que la famille nucléaire et la famille élargie se sont rapprochées grâce à la création de groupes, What's App par exemple. Les collaborateurs ont calqué ce modèle sur leur organisation de travail. Ils ont formé des groupes par affinité et non par souci d'efficacité. Ainsi, certains employés ont été exclus de ces groupes. Par exemple, une des interviews nous a rapporté : « celui-là ou celle-là ne fout rien au boulot, il n'y a pas de raison de le/la mettre dans un groupe parce qu'il/elle n'en fera pas plus dans le groupe ». La réintégration des salariés exclus sera une des missions de l'encadrement de proximité, dont nous voyons que le rôle s'est accru avec le contexte.
J'attire votre attention sur le terme générique de « management » qui regroupe des catégories différentes (cadres dirigeants, cadres intermédiaires, etc.). Nous vivons dans un système où la performance technique donne lieu à une promotion. Or cette capacité technique ne fait pas d'un salarié un bon manager. Cette disposition entraîne ainsi des phénomènes d'échec.
Avant cette crise, en usine, le management de proximité passait plus de temps à remplir les documents demandés par les fonctions Support et considérés inutiles par les managers - plutôt qu'à s'occuper du fonctionnement de la ligne. La crise a renversé cette logique. Reviendrons-nous à la situation antérieure ou prendrons-nous acte des changements ?
Si tel est le cas, il faudra réintroduire de la confiance dans le management, ce qui n'est pas le cas à l'heure actuelle. Cette confiance permettra d'améliorer le fonctionnement du management.
M. Serge Babary, président. - M. Ray, je vous laisse la parole sur les questions relatives au code du travail, avec ses réécritures, évolutions, etc.
M. Jean-Emmanuel Ray. - Pour poursuivre les propos de mon collègue sur le management, nous assistons à un élargissement de la responsabilité pénale de l'ensemble des responsables. Le « harcèlement managérial » peut coûter 3 ans de prison. En assumant cette fonction, le manager devrait donc se défendre au pénal en tant que personne s'il venait à être inculpé. Il ne serait ni représenté ni aidé par son entreprise. Ces éléments sont dissuasifs.
Par ailleurs, nous assistons avec le télétravail à une polarisation absolue de la société. En effet, certains travailleurs intellectuels sont « very happy » par ce fonctionnement : autonomie, grandes marges de manoeuvre, etc. Toutefois, ils sont « very few ».
Je ne pense pas qu'il faille abroger le code du travail, notamment pour les personnes encore en situation de subordination. Toutefois, nous entrons dans l'avenir à reculons. Le forfait jour est un voeu de Martine Aubry. Elle est partie du principe qu'avec l'obligation des 35 heures hebdomadaires, les entreprises allaient contrôler à la minute près le temps de travail des collaborateurs. Le forfait jour a changé la logique pour les cadres autonomes dont les horaires ne pouvaient être soumis à vérification. Je souhaite la même chose pour le télétravail. Il est nécessaire de trouver un équivalent au forfait jour pour le lieu de travail. Aucun code de travail européen ne parle de « jour de travail » mais « d'heures et de minutes de travail ». La jurisprudence a asphyxié ce forfait jour. En effet, elle incite les cadres autonomes soumis au forfait jour à pointer leurs heures, pour que les entreprises puissent expliquer le temps de repos de leurs employés. Ceci annule l'intérêt de ce dispositif. Les juges doivent laisser vivre ce forfait jour qui convient aux cadres concernés.
Les juristes ne souhaitent pas toucher au code du travail, par peur que l'ensemble du système ne s'effondre. Néanmoins, il est important de s'adapter aux modalités du télétravail. Pour exemple, je suis un jeune papa heureux qui télétravaille. Je décide d'aller chercher ma fille à l'école. Je prépare donc mon bureau comme si je travaillais : ouverture des logiciels, téléphone décroché, etc. Je récupère mon enfant, mais au lieu de me remettre au travail, je profite de ma famille. Le télétravail offre une opportunité exceptionnelle de créer des liens. Résultat, je ne me remets au travail qu'à 21h. Toutefois, en travaillant à cette heure-ci, je tombe sous le coup de la loi (travail de nuit non déclaré). Le droit du travail n'a d'intérêt que s'il correspond aux besoins de la société et s'il encadre véritablement le pouvoir patronal.
L'accord du 26 novembre dernier, signé par une majorité de syndicats et tous les employeurs, reproduit le modèle légal habituel et se fonde ainsi sur la logique : « chez soi c'est comme au boulot ». Une incise de cet accord a donné lieu à des discussions vindicatives. En effet, le contrôle patronal au domicile ne peut être le même qu'à l'entreprise. Ce débat prouve une certaine évolution des mentalités.
Lors de l'affaire Uber, j'ai eu l'honneur de participer à la commission réfléchissant au statut de ces chauffeurs. Nous les avons écoutés. Quand je leur ai demandé la raison de l'assignation d'Uber aux prud'hommes et s'ils cherchaient par cette procédure à obtenir un employeur, ils m'ont répondu qu'ils ne voulaient pas de contrat de travail et aimaient leur liberté. Le fond de la revendication de ces chauffeurs était de mettre la pression sur Uber en l'attaquant massivement. Ainsi, le modèle de subordination à vie n'est pas indépassable.
Ces chauffeurs souhaitaient une protection sociale, leur métier étant soumis au risque d'accident de la route. Or le droit du travail est fortement lié à la protection sociale du régime général et repose sur un modèle unique. Toutefois, le statut juridique de la personne ne fait pas sa fatigue. Une jeune femme qui accouche a besoin de repos, et ce, quel que soit son statut professionnel. De même, parmi mes étudiants, certains sont chauffeur VTC 3h, travaillent chez McDonald's, ou sont des slasheurs, etc.
Alain Supiot demande depuis 20 ans de réaliser une liste des droits fondamentaux de la personne au travail et de les couvrir pour tous (au chômage, en congé maternité, etc.). Cette protection ne serait pas basée sur les cotisations sociales, patronales et salariales, mais fiscalisée. Compte tenu des sommes en cause, ce n'est pas le moment d'en discuter à Bercy.
M. Serge Babary, président. - Effectivement. M. Richer, je vous propose de présenter votre réponse notamment sur la relation hiérarchique dans le monde du management.
M. Martin Richer. - Fabien Gay pose la question des leviers et actions concrètes à réaliser. Cinq moyens peuvent être mis en oeuvre pour améliorer le management dans les entreprises, et plus généralement la qualité de vie au travail, la santé au travail et la qualité du travail.
Le travail doit être replacé au centre de l'entreprise et de son fonctionnement. Je fais référence au livre de Pierre-Yves Gomez : Le travail invisible, enquête sur une disparition. Il montre que la phase de financiarisation de l'économie (débutée en 1980) a vu se développer le travail en dehors des limites organisationnelles des entreprises. Il faut y mettre fin et rendre le travail à nouveau visible. De nombreuses sociétés se sont mises à travailler sur le problème. Bien que Google accumule les reproches, l'entreprise a travaillé sur ce problème. La place du travail dans les processus de l'entreprise (formations, recrutement, évaluation des collaborateurs) doit être revue. L'évaluation des collaborateurs est devenue un processus désincarné dans un certain nombre d'entreprises. Le travail du collaborateur n'y est presque pas abordé. Cette discussion consiste davantage à évaluer si les objectifs sont remplis et à rentrer les résultats dans un logiciel, résultats pouvant donner lieu à une augmentation de salaire ou autre. Remettre le travail au centre du fonctionnement de l'entreprise permet d'ouvrir une discussion franche entre le collaborateur et son manager sur les difficultés du travail, ses évolutions et les éventuelles remédiations aux problèmes. L'abrasivité du travail doit être abordée.
Par ailleurs, il est possible d'aménager dans les entreprises des espaces de discussion sécurisés, en mettant à distance la ligne hiérarchique, pour permettre aux salariés de s'épancher sur les problèmes du travail (retards répétés dans le travail, difficultés à travailler avec certaines personnes, etc.) et les points positifs. Lorsque le management occupe ce rôle, il peut mettre en place des nouveaux modèles managériaux et offrir aux salariés des solutions. Les entreprises ayant mis en place ce dialogue réussissent à améliorer la situation managériale.
La fonction RH (Ressources Humaines) a déserté la question du management et doit être mandatée pour cela. Elle n'est plus perçue comme un élément de régulation du management, capable d'apporter des solutions. À titre d'exemple, seuls 17 % des salariés et 8 % des cadres citent la DRH parmi les fonctions les plus à même de transformer la culture et les modes de management dans leur entreprise (dernière enquête IGS sur le management). Pourtant, le service des RH possède les leviers nécessaires pour faire évoluer le management. Elle doit réinventer le management dans l'entreprise, celui qui satisfera les salariés et les dirigeants. En somme, elle peut contribuer à mettre en place un juste équilibre.
De plus, les dirigeants doivent s'investir dans le soutien de la chaîne managériale. Si nous voulons que les transformations se déroulent correctement sans créer d'externalités négatives (hausse du stress, cas de harcèlement, irritabilité, etc.), cette chaîne doit être solidaire. Or les managers sont soumis à l'heure actuelle à de fortes demandes de la part de leurs supérieurs et de leur équipe. Ils sont souvent délaissés avec un sentiment d'abandon. Seuls 18 % des managers en France déclarent avoir suffisamment de visibilité sur la stratégie de l'entreprise et 15 % se disent accompagnés par la direction des ressources humaines et leurs propres managers (enquête Cégos). Sans visibilité de la stratégie, les managers ne peuvent soutenir les projets de transformation. Ils se sentent seuls et abandonnés. La charte managériale permet de formuler une controverse sur le management, avec la définition du management dans l'entreprise, les difficultés, les points d'amélioration, etc. Cette charte permet aux managers de réaliser moins de tâches de reporting et de contrôle, et leur permet de participer au développement (commercial ou des personnes) et de soutenir leurs collaborateurs.
La quatrième possibilité vise à renforcer ce soutien professionnel. Cette transition permettra de passer d'un management basé sur l'obéissance et la discipline à un modèle basé sur l'adhésion et le soutien, ainsi que la participation aux décisions. Cette évolution revient à mettre en oeuvre le principe constitutionnel : « chaque salarié a son mot à dire dans l'organisation du travail ». Ce soutien professionnel permet de faire grandir les compétences des collaborateurs.
Enfin, le dernier levier majeur consiste à organiser la montée en compétences des managers, laquelle est délaissée. Le management est une approche collective. Les managers doivent savoir faire preuve d'empathie et d'écoute, et peuvent donc développer ces soft skills.
En outre, j'oscille entre deux définitions du management. La pire définition se base sur la description d'un cadre, le cadre étant une structure rigide avec du vide au milieu. J'espère que le management n'en restera pas à cet état. Au sein du conseil scientifique de la Maison du management, une réflexion a été menée sur la définition du management et sur le sens que nous voulions lui donner. Nous en sommes arrivés à cette définition : le management des hommes est l'art d'animer une équipe pour atteindre un objectif et faire progresser chacun. Ces trois objectifs donnent du coeur au management.
Je vous laisse dans ce doute existentiel sur le choix entre ces deux définitions.
M. Serge Babary, président. - Merci pour cette proposition de choix. Je donne la parole aux deux autres rapporteurs pour terminer la série de questions. Messieurs, vous conclurez en y répondant. Je vous invite à être brefs.
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Je vous remercie Messieurs.
Je suis totalement d'accord avec votre définition du management, M. Richer. Pensez-vous que les petites entreprises seront les plus à même de s'adapter et de remettre les équipes au coeur du travail dans un souci de progrès de chacun ou les plus grosses entreprises auront-elles davantage ces moyens à disposition ?
En outre, je me demande si les seniors auront plus de souplesse et de capacité d'adaptation que les jeunes générations. En effet, les générations appréhendent différemment le travail. Par exemple, les jeunes recherchent l'autonomie et l'indépendance.
M. Michel Canévet, rapporteur. - Merci Monsieur le Président, je salue la richesse des échanges.
Existe-t-il un terme français pour définir le « management », en dehors de la définition apportée ? De plus, je reviens sur l'analyse des cadres « very happy mais very few ». N'y a-t-il pas un risque de rupture entre ces « happy few » et les autres ?
En outre, une évolution du code du travail est importante pour s'adapter aux évolutions. Les instances représentatives doivent-elles être également revues pour recueillir les informations sur le quotidien des salariés ? Les espaces de discussion sécurisés ont été envisagés, mais remettent-ils en cause le système en place ? Les notions de prime de participation et d'intéressement doivent-elles être modifiées ? Vous avez fait appel à l'article 1833 du Code civil ; l'intérêt commun des associés rejoint-il celui des collaborateurs ? Des évolutions peuvent-elles être mises en place pour que chacun s'accomplisse dans son travail ?
M. François Dupuy. - Je serai bref dans mon propos.
Les mots « managers » et « cadres » sont à utiliser avec précaution. Tous les cadres ne sont pas managers. La portion des cadres qui managent décroît parmi les cadres spécialistes. Et tous les managers ne sont pas cadres. Les syndicats ont compris ce fait, puisque la CGC (Confédération générale des cadres) a évolué en CFE-CGC (Confédération française de l'encadrement).
Je suis d'accord avec vos propos, M. Richer. J'attire néanmoins l'attention de toutes les entreprises sur l'importance de connaître les leviers de régulation des problèmes. Je reprends les propos de Michel Crozier : « le problème, c'est le problème ». Ainsi, avant de trouver une solution, le problème doit être identifié. La construction de la connaissance est nécessaire, qu'elle se fasse grâce à l'intuition ou aux méthodologies des sciences sociales.
Pour vous répondre Mme Berthet, je ne me prononce pas sur les petites entreprises. Malheureusement, les sociologues sont plus appelés et amenés à réfléchir sur les grandes entreprises. À mon âge, j'ai le loisir de parler uniquement de ce que je connais. Le seul sentiment que j'ai sur le fonctionnement interne des petites organisations se résume à « small is not beautiful ». Les formes bureaucratiques du travail se retrouvent autant dans les petites que les grandes entreprises. Ainsi, les progrès à conduire dans le fonctionnement concernent toutes les entreprises.
Concernant le problème des générations, je n'ai pas fait d'études spécifiques sur le sujet. Des différences intergénérationnelles apparaissent toutefois dans les études. Pour les générations jeunes, la crise représente l'état normal. Leur vision du travail est relativement pessimiste. Ces nouvelles générations ont également vu leurs parents souffrir de la transformation des modalités du travail (apparition des modalités de coopération et co-dépendance forte). Aujourd'hui, 50 % des ménages de cadres dans la région parisienne divorcent. Cette souffrance a été discutée dans mon livre La fatigue des élites. Les entreprises ont renforcé cette dépendance vis-à-vis des autres, tout en conservant une évaluation individuelle. C'est une double peine, la réalisation des objectifs individuels dépendant aussi du collectif.
Aujourd'hui, les jeunes ont une pratique instrumentale du travail, alors que leurs prédécesseurs voyaient dans le travail une forme d'accomplissement, de réalisation et d'intégration sociale. Les jeunes sont réticents à cette réalisation dans le travail. Les facteurs d'intégration sociale des années 1980 (Église catholique, parti communiste, grandes entreprises, etc.) ne sont plus d'actualité. Les jeunes cherchent leur réalisation personnelle dans la communauté de leur choix, qu'elle soit sportive, sexuelle, de voisinage... Ils prennent ce qui leur est nécessaire dans le travail et s'accomplissent dans d'autres environnements.
M. Serge Babary, président. - Merci M. Dupuy. M. Ray, je vous donne la parole pour quelques mots.
M. Jean-Emmanuel Ray. - En tant qu'enseignant, je vois les jeunes générations passer devant moi. Une différence se pose entre ma génération et celle des jeunes. Quand je suis sorti de la faculté, je n'ai pas pensé une seconde à être au chômage un jour. Or à l'heure actuelle, même les étudiants sortant des plus grandes universités enchaînent des CDD (Contrats à durée déterminée) ou sont au chômage. Les jeunes ont parfaitement intégré cette précarité dans leur environnement. Ils accumulent les CDD et les préoccupations environnementales leur sont quasi vitales. Par exemple, en 2040, pourrai-je encore vivre sur la Terre ?
Par ailleurs, nous ne pouvons plus dire à la génération actuelle, plus diplômée : « bosse et tais-toi ».
Les idées reçues sur les jeunes sont à éviter. Il est courant de dire qu'ils sont fainéants. Or la proportion de paresseux n'y est pas plus forte que dans d'autres générations. Ils sont fainéants parce que leur travail n'a pas de sens. Nous entendons également dire qu'ils sont individualistes. Pourtant, les jeunes Français sont les plus engagés d'Europe. Néanmoins, avant, les jeunes s'engageaient sur le long terme. Par exemple, le délégué syndical savait qu'il consacrerait sa vie à la cause. Désormais, les jeunes s'engagent plus fortement mais sur des temps ponctuels. Ils ont intégré la précarité. Enfin, cette génération a dit tout haut ce que nous les anciens, avons pensé tout bas. Vingt ans auparavant, la priorité se posait sur la vie professionnelle. Aujourd'hui, les revendications portent sur l'augmentation de marges de manoeuvre et d'autonomie. IG Metall a fait un sondage. Les militants ne désirent pas ces 3 % d'augmentation offerts par la direction, mais préfèrent avoir plus du temps pour eux et leur famille. Néanmoins, cet équilibre de vie recherché s'adresse aux personnes diplômées qui cherchent une stabilité.
En outre, le télétravail peut être un outil pour les seniors proches de la retraite. Il permet en effet de retrouver un équilibre plus en douceur. Toutefois, ce télétravail pose problème pour les syndicats, en ce qu'il entraîne une individualisation. Or pour faire entendre leurs voix, le collectif est une nécessité organisationnelle. Individuellement, il est impossible de négocier. Le syndicalisme doit être remis en question. Cet électrochoc provoqué par la crise peut l'amener à reprendre de la force.
Enfin, si je peux me permettre pour illustrer un de mes propos, M. Gay, je suis inspecteur du travail et vous êtes en télétravail, j'aperçois une ligne électrique non protégée derrière vous ! Comme vous le constatez, le télétravail s'introduit dans l'espace privé des collaborateurs.
Ces spécificités évoquées aujourd'hui ne sont pas nouvelles. Alfred de Musset écrivait en 1840 dans La Confession d'un enfant du siècle : « Les anciens temps ne sont plus. Le nouveau temps n'est pas advenu. Voilà le secret de nos maux. »
M. Serge Babary, président. - Je vous remercie. M. Richer, je vous donne la parole pour le mot de conclusion.
M. Martin Richer. - N'étant pas compétent sur toutes les questions, je n'en retiens que trois.
Sans hésiter, les petites et moyennes entreprises sont les plus à même de s'adapter. Elles ont un fonctionnement plus pragmatique et fondé sur l'humain. La stratégie de l'entreprise est moins désincarnée. Toutefois, le dirigeant compte beaucoup. Il donne le ton et la société repose sur ses convictions, et donc ses principes vis-à-vis du management. En France, de nombreux dirigeants de TPE (très petites entreprises) et PME (petites et moyennes entreprises) sont autoritaires, cassants et hiérarchiques. Il est important de faire évoluer ce cadre. Néanmoins, en dehors de ces cas, ces petites entreprises sont plus souples et agiles vis-à-vis du changement.
Pour ma part, je ne crois pas aux différences fondamentales sur le rapport au travail en fonction des générations. Des sociologues ont travaillé sur la question. Ils ont conclu qu'il était difficile de différencier les effets de génération, les effets d'âge et les effets d'époque.
En revanche, les enquêtes prouvent que les jeunes au travail sont plus engagés, plus neufs, plus malléables et enthousiastes. Pour autant, ils sont également plus exigeants sur le rôle des dirigeants (la question du sens de l'entreprise dans la société est au coeur de leurs préoccupations). Or beaucoup de dirigeants n'ont pas compris le travail à mener à ce propos et pensent que le sens se donne. Le sens ne se donne pas, il se construit au quotidien dans les interactions de travail et dans la manière dont l'entreprise travaille et conduit ses affaires. Les jeunes générations demandent à leur entreprise de s'engager. Avant la loi PACTE, une société se résumait à un rassemblement d'actionnaires. Aujourd'hui, une société doit tenir compte des enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux. Ainsi, au sein des comités de direction, le DRH doit avoir le même poids que le directeur financier. En effet, aux yeux de la loi, les ressources financières des actionnaires n'ont pas un poids supérieur face aux ressources humaines. Enfin, les jeunes attendent plus des managers, notamment sur la qualité de l'accompagnement. La première attente vis-à-vis du manager direct est d'être mis sur des projets pertinents (pour rencontrer de nouveaux collègues, accroître ses savoirs, etc.).
En somme, il est plus pertinent de réfléchir aux nouveaux constats que d'appréhender le problème par le prisme de l'âge. Aujourd'hui, trois générations sont au travail, en raison de de l'âge du départ à la retraite. Les managers faisant principalement partie de la génération du milieu doivent donc apprendre à s'entendre et faire travailler ensemble les plus jeunes et les plus âgés. La question se pose ainsi sur le management intergénérationnel et ses attentes.
Enfin, le management est un mot français. Le monde anglo-saxon se l'est approprié. Ce terme s'appuie sur deux étymologies, les deux provenant du vieux français. Il tire son origine du français « ménagerie » (mot utilisé par Etienne de La Boétie au XVIe siècle et dans un dictionnaire du XVIIe) ; ce terme est lui-même issu du latin manos (la main). L'expression « ménager sa monture » en découle. La seconde possibilité étymologique vient de « manège », issu du latin manos adjere. Ces étymologies prouvent l'ambivalence du management, puisque d'après elles, le manager conduit un cheval par la bride, tout en prenant soin de sa monture. Toutefois, ce management dissimule et peut s'apparenter à une tentative de manipulation, comme l'expression « ménager ses effets » le présage.
Parmi ces définitions, je nous souhaite de faire les bons choix pour faire évoluer le modèle de management.
M. Serge Babary, président. - Au nom des rapporteurs de mes collègues, présents ou en visioconférence, je vous remercie Messieurs pour ces interventions. Elles ouvrent des horizons de réflexion, partagés avec les sénateurs. Merci d'avoir participé à la réflexion grâce à l'intérêt de vos propos.
Je vous souhaite une bonne journée.
La réunion est close à 11 h 40.