Mardi 21 juillet 2020
- Présidence de M. Alain Milon, président -
La réunion est ouverte à 14 h 10.
Audition de Mmes Clara de Bort, directrice générale de l'ARS de Guyane, Sophie Charles, maire de Saint-Laurent-du-Maroni, MM. Marc Del Grande, préfet de la région Guyane, et Christophe Robert, directeur général du CH de Cayenne
M. Alain Milon, président. - Nous poursuivrons nos travaux sur la gestion de la crise sanitaire avec une réunion consacrée à la situation en Guyane avec l'audition commune de Mme Clara de Bort, directrice générale de l'agence régionale de santé (ARS) de Guyane ; Mme Sophie Charles, maire de Saint-Laurent-du-Maroni ; M. Marc Del Grande, préfet de la région Guyane ; et M. Christophe Robert, directeur général du centre hospitalier régional (CHR) de Cayenne.
Madame Sophie Charles, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et dire : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sophie Charles prête serment.
M. Alain Milon, président. - Vous êtes maire de Saint-Laurent-du-Maroni. Je vous laisse le soin de présenter la situation de votre ville et de la région qui l'entoure.
Mme Sophie Charles, maire de Saint-Laurent-du-Maroni. - Saint-Laurent-du-Maroni est une ville frontière, de 43 000 habitants, qui en comprend en réalité 70 000 compte tenu de ceux qui se trouvent sur son territoire de manière illégale. Nous sommes en effet à la frontière du Suriname où les passages et les activités informelles sont nombreux.
Nous avons été les premiers touchés au départ par la crise de la covid-19. Les cinq premiers cas recensés en Guyane se trouvaient en effet à Saint-Laurent-du-Maroni. Il s'agissait de personnes qui revenaient de Mulhouse. Nous avons pu tout de suite intervenir. Ces personnes sont restées en confinement, et nous n'avons pas eu de nouvelle poussée de cas à Saint-Laurent.
J'ai vu arriver la crise. Lorsque nous avons vu la situation en métropole, j'ai envoyé un courrier au préfet, au nom de la communauté de communes, le 6 février, pour demander l'organisation d'une séance de concertation afin de voir quelles positions nous allions prendre, de manière coordonnée et en transparence. Je n'ai pas eu de retour. En revanche, nous avons bien vu la crise arriver.
La situation sanitaire à Saint-Laurent-du-Maroni et dans l'ouest, que je connais bien, est déjà très fragile, bien que nous ayons le dernier hôpital créé en outre-mer, qui a été inauguré il y a deux ans. C'est un bel hôpital. Malgré tout, le manque de personnel et de moyens est important sur le territoire, surtout le long du fleuve. Nous avons des centres de santé dans toutes les villes le long du fleuve, mais manquons de moyens de communication et d'accessibilité. Dans cette zone de l'ouest de Guyane, qui compte 43 000 kilomètres carrés pour 93 000 habitants, nous avons beaucoup de mal à nous déplacer. Au moment de la crise, nous avons aussi connu une baisse des eaux du fleuve. Nous avions donc des difficultés à accéder aux différentes communes du fleuve.
Lorsque nous avons vu la crise arriver, il nous paraissait important - à nous, politiques - que nous puissions avoir des informations et nous positionner. Malheureusement, cela n'a pas été le cas. Je regrette que l'échelon politique local n'ait pas été pris en compte dans cette crise. On ne nous a pas tenus informés. Nous n'avons pas eu de concertation au départ. En revanche, quand on a eu besoin des politiques pour agir sur le terrain, au niveau local, à ce moment-là on nous a informés. Cela est préjudiciable pour l'action qui a été menée dans le cadre de la crise de la covid-19.
J'ai demandé la création d'une cellule de crise pour l'Ouest. Mme Girardin a accepté de la mettre en place lors de sa venue. Cette cellule se réunit tous les mercredis après-midi à 14 heures 30 en sous-préfecture avec, en audio, les élus ainsi que les représentants de l'ARS et des médecins.
Il y a un grand déficit de personnel pour l'ARS dans l'Ouest. Un responsable n'y a été nommé qu'il y a dix jours, alors que la crise sanitaire dure depuis des mois ! À un moment donné, les élus et les populations se sont sentis abandonnés. Certains maires m'ont appelée pour me demander si je pouvais faire quelque chose pour eux, car ils avaient l'impression de n'être ni entendus ni écoutés, et ne savaient pas ce qui se passait. Cela a vraiment été une crise difficile pour les populations et les élus.
La crise sanitaire semble à présent baisser de régime, mais je tiens à dire que très peu de tests ont été réalisés dans l'ouest du pays. On dit que cela baisse, mais si l'on ne teste pas on ne peut pas savoir si le virus circule encore.
Je souhaiterais faire passer un message. Le souhait des élus n'était pas d'empêcher les choses de fonctionner, mais plutôt d'avoir de la transparence et une co-construction dans les actions à mener sur leurs territoires. C'est ensemble seulement que l'on peut vaincre ce genre de pandémie.
Je crois que la place des élus locaux n'a pas été respectée. J'ai écrit un courrier en ce sens à M. le ministre de la santé, en demandant plus de respect. À partir du moment où j'ai fait ce courrier, Mme la directrice de l'ARS est enfin venue à Saint-Laurent. C'était une semaine avant la venue de Mme la ministre des outre-mer. Les élus ont intégré les cellules de crise. Je participe moi-même désormais à la cellule avec M. le préfet ainsi qu'aux cellules relatives à l'ouest de la Guyane. Néanmoins, je pense qu'il y a eu un retard trop important pour que nous puissions être satisfaits de la situation.
En tant qu'élue, je suis allée sur le terrain pour essayer d'avoir les informations que nous n'avions ni par le biais de l'ARS ni par celui de la préfecture. Nous ne savions pas où étaient placés les clusters au moment où nous pouvions pourtant encore agir. Lorsque le virus circule partout, on nous dit en effet que ce n'est plus la peine de faire des actions ciblées dans certains quartiers. Or la ville de Saint-Laurent comprend des quartiers informels, insalubres, de plus de 4 000 personnes. Il y en a plusieurs : un de 2 500 habitants, un autre de 2 000 personnes, un autre de 700 personnes, un autre de 4 000 personnes, etc. Il était donc extrêmement important pour moi d'agir dès que nous savions que le virus était à Saint-Laurent.
Nous avons essayé, avec les référents des quartiers et les médiateurs, de cibler les distributions de masques. Même si les collectivités ont acheté des masques pour leurs services, l'État a vraiment aidé à la distribution de masques chez nous. Il y a eu un petit temps de décalage, mais j'ai pu obtenir plus de 30 000 masques qui ont été distribués à la population. Il en existait deux variétés : lavables soit vingt fois, soit dix fois. Les collectivités ont dû acheter beaucoup de gel hydroalcoolique et installer des hygiaphones devant les bureaux. À toutes ces mesures s'ajoutaient les mesures d'astreinte que nous avons dû déployer. Même aujourd'hui, la mairie est encore en service minimum, car beaucoup d'agents de la collectivité sont atteints par la covid-19.
Tout cela représente un surcoût important pour les collectivités, surtout pour les petites communes de l'Ouest dont le budget est très faible. La crise aura certainement un impact important sur les dépenses pour l'année 2020.
Les moyens sont comptés pour les collectivités, il faut donc que nous soyons efficaces. Cela doit être une priorité pour nous. Dans toute crise, il faut vraiment une participation active des élus locaux. Ce sont eux qui sont au plus près des populations, qui connaissent leurs territoires, et permettent de prendre des mesures adéquates et adaptées.
Nous sommes sur un territoire frontalier qui connaît une activité informelle importante. La plateforme alimentaire mise en place à Saint-Laurent et dans l'Ouest s'est arrêtée, la frontière étant fermée. Nous avons dû faire face à environ 15 000 personnes nécessitant une aide alimentaire. Cette aide alimentaire a fonctionné. Nous avons travaillé avec la Croix-Rouge française, l'État, le centre communal d'action sociale (CCAS), mais aussi les médiateurs de la politique de la ville. Je rappelle que, sur notre territoire, tout le monde ne parle pas forcément le français, et tout le monde n'est pas lecteur. Il est donc plus important d'avoir des contacts oraux permettant à tout un chacun d'être informé des gestes barrières. Nous avons fait passer une voiture sono s'exprimant dans toutes les langues afin d'informer tout le monde, dans tous les quartiers, des règles à suivre et des gestes barrières à respecter - importance du port du masque, distanciation.
Ce travail de proximité, c'est vraiment le travail des élus. C'est avec les élus qu'on peut le mener.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Merci beaucoup, madame la maire, pour votre témoignage très instructif. J'en retiens un décalage assez fort entre votre ressenti - vous dites que vous avez vu la crise arriver - et la lenteur du processus de prise de décision qui a suivi. Ainsi, la cellule de crise n'a été mise en place qu'après la venue de la ministre, qui a eu lieu alors que l'ascension vers le pic épidémique était déjà largement entamée.
Je souhaite vous poser tout d'abord une question concernant les capacités en tests du territoire. Au moment où la ministre faisait son déplacement, le ministre de la santé annonçait que nous allions effectuer 1,3 million de tests en Île-de-France. Au même moment également, il semblerait que le laboratoire de Kourou se soit retrouvé en rupture de tests. Pourriez-vous nous donner plus d'informations sur l'approvisionnement en tests du territoire et sur la situation actuelle ?
Vous avez mentionné vos rapports avec la préfecture et l'ARS. Depuis 2015, combien y-a-t-il eu de directeurs à l'ARS de Guyane ? La continuité des rapports avec l'ARS est-elle assurée ? Pourriez-vous nous parler plus précisément de ces rapports avec l'ARS ?
Mme Sophie Charles. - Le territoire de la Guyane est extrêmement vaste. Il y avait une cellule de crise à Cayenne pour l'ensemble du territoire, où étaient conviés le président de la collectivité territoriale de Guyane (CTG) et le président de l'Association des maires. Quand on connaît la géographie de la Guyane, cela n'était pas suffisant. Nous n'avons d'ailleurs pas reçu d'informations de l'ARS jusqu'à ce que l'on demande une cellule de crise pour l'Ouest.
Il n'y avait pas de représentant de l'ARS pour l'Ouest jusqu'à il y a peu. Nous avons des services administratifs, mais ils sont vides, car les personnels ne sont pas nommés. Ainsi, une nouvelle Organisation des services de l'État en Guyane (OSE) a été constituée pour les services de l'État l'année dernière, avec un nouvel organigramme, mais les postes sont vacants. À l'ARS de Saint-Laurent, il y avait un administratif, mais pas de responsable correspondant à l'ouest de la Guyane. Pour vous donner une idée, la dimension de la Communauté de communes de l'Ouest guyanais (CCOG) correspond à la Nouvelle-Aquitaine. J'ai demandé une cellule de crise pour l'Ouest, car les problématiques que nous y rencontrons ne sont pas les mêmes qu'à l'Est ou que sur l'île de Cayenne.
J'en viens aux capacités en tests du territoire. Le Centre hospitalier de l'Ouest guyanais (CHOG) faisait auparavant 30 tests par jour. C'était le maximum de tests qu'il pouvait faire. Les autres tests étaient des prélèvements envoyés à Cayenne, dont nous n'avions le résultat que quatre, cinq, voire huit jours après. C'était avant la venue de Mme la ministre.
Quelques jours avant sa visite, je me suis dit que cela ne pouvait rester ainsi. J'ai donc demandé, en tant que maire, que le laboratoire BioSoleil, de Cayenne, qui effectuait des tests covid vienne faire un drive test à Saint-Laurent. J'ai donné le local de l'école de musique. Le laboratoire s'est installé et a commencé les tests. Il peut réaliser environ 200 tests par jour. La réserve sanitaire est venue compléter ce dispositif. Elle peut produire environ 70 tests par jour.
Quand on parle de milliers de tests, il faut savoir qu'en réalité il y a parfois 50 à 70 tests réalisés et que, sur le territoire de l'Ouest, la moitié des testés sont positifs. Cela ne correspond pas tout à fait à ce qui est indiqué globalement. Si l'on parle de 1 000 tests par jour, à Saint-Laurent-du-Maroni cela ne correspond même pas à 200 tests. Au maximum, on fait 120 tests - au maximum ! Il y a un fossé entre les effets d'annonce et la réalité. C'est un problème.
Aujourd'hui, le drive test fonctionne parce que j'ai décidé de le mettre en place. Sinon, nous aurions toujours les 30 tests faits par le CHOG et des prélèvements envoyés ailleurs. Ce système posait d'ailleurs une grande difficulté, car les personnes testées n'apprenaient qu'une semaine après - presque une fois guéries - si elles avaient été malades ou non. Les gens continuaient dans l'intervalle à vivre normalement, ce qui a renforcé la circulation du virus.
Depuis 2015, trois directeurs se sont succédé à l'ARS. M. Jacques Cartiaux a précédé Mme de Bort, qui dirige l'ARS depuis 2018 ou 2019. J'ai passé avec elle un contrat local de santé (CLS) pour la commune. Lorsque j'ai vu que personne ne venait dans le cadre de la crise sanitaire, j'ai voulu demander avec le sous-préfet la convocation d'une réunion de CLS, mais je ne pouvais pas le faire sans Mme de Bort, qui est signataire de ce contrat. J'ai donc invité les membres du CLS pour une réunion d'information. C'est dans ce cadre que Mme de Bort est venue à Saint-Laurent pour la première fois dans le contexte de la crise sanitaire.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Au moment où il y avait 1,3 million de tests disponibles en Île-de-France et où nous n'étions plus en situation épidémique, vous nous dites donc que vous n'arriviez pas à avoir plus de 200 tests par jour pour tout le territoire, alors que vous étiez en situation épidémique. Comment expliquez-vous ce fossé ?
Mme Sophie Charles. - Lorsque la réserve sanitaire est venue, elle a proposé de faire des tests. Le premier jour, elle a effectué 110 tests. La Croix-Rouge gérait ce dispositif pour l'ARS. Les soignants qui venaient dans ce cadre ont dit aux gens qu'ils venaient pour les personnes les plus défavorisées. C'est la Croix-Rouge, c'est son rôle. Comme la Croix-Rouge intervenait dans les quartiers pour faire des tests aux personnes les plus défavorisées, les autres n'y allaient pas. Pour se faire tester, il fallait passer par son médecin, pour avoir une ordonnance, et aller au CHOG. Or le CHOG n'avait qu'une capacité de 30 tests par jour. Un laboratoire supplémentaire a été installé. Cependant, à Saint-Laurent, nous n'atteignons pas 200 tests par jour. Je vous le dis, même au plus fort de la crise, nous n'avons jamais atteint 200 tests par jour.
C'est pour cette raison que je parle de coordination, de transparence et d'information. Le message qui a été passé auprès de la population a consisté à dire qu'il n'était pas nécessaire de tester parce que le virus circulait partout. Or si l'on s'y était pris quinze jours avant, avant que le virus ne circule, nous aurions pu faire les tests. À ce moment-là, il manquait les réactifs, qui avaient été débarqués à Roissy avant l'arrivée de Mme la ministre. Nous n'avons donc pas eu les moyens de tester massivement.
De plus, l'obligation d'avoir à chaque fois une ordonnance de médecin a posé problème, sur un territoire qui souffre d'un manque chronique de personnel médical. Nous avons la moitié de ce qui existe en métropole ! Quand vous avez dix médecins sur un secteur, chez nous nous en avons quatre. C'est une carence énorme. De ce fait, les gens ne pouvaient pas aller se faire tester, car il était compliqué d'avoir une ordonnance. Il y avait la queue chez les médecins, d'autant qu'ils ont continué à recevoir des patients, pour des maladies chroniques notamment.
Cela a suscité une vraie défiance au sein de la population. En même temps, il y a eu une polémique sur l'expérimentation de deux dispositifs en métropole. Les gens ont fait un amalgame entre les tests et les expérimentations et ne veulent plus se faire tester. Comme cela, c'est réglé ! Si la réserve sanitaire va dans un quartier, personne ne veut se faire tester. Les gens disent qu'elle vient pour faire des expériences sur eux et qu'il ne faut pas y aller. Pas plus tard que le 20 juillet, la réserve sanitaire s'est rendue à Apatou, juste à côté de Saint-Laurent, et les gens ont dit qu'il ne fallait surtout pas y aller.
Le manque de coordination avec les élus locaux et les personnels de terrain est tel qu'il est extrêmement difficile, malgré nos efforts, de rattraper les choses. La population n'a pas confiance dans l'ARS ni dans les différents tests qui sont proposés.
Sur le territoire de l'Ouest, en revanche, en tant que maire et présidente de la CCOG, j'ai pu participer avec les autres maires et le sous-préfet à des réunions informelles pour essayer de gérer la crise, mais sans l'ARS. Dès que nous, élus, nous demandions une carte des cas pour savoir où intervenir et faire de la prévention, on nous a toujours répondu que c'était impossible, au nom de divers motifs : le secret médical, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), le logiciel... Il y a toujours eu un motif pour justifier le fait que nous n'avons jamais pu avoir une information fiable de l'ARS, susceptible de nous montrer où nous pouvions faire de la prévention pour essayer de limiter la propagation du virus. Sur notre territoire, une maison abrite au moins huit personnes, mais certaines maisons en comptent jusqu'à 21 !
Il faut tirer les enseignements de la gestion de la crise. Celle-ci n'a pas été assez décentralisée. Les institutions ont manqué de confiance envers les élus.
De plus, le fait de faire gérer la crise par deux entités différentes, l'ARS et la préfecture, n'a pas paru fonctionner. J'ai eu le sentiment que cette gestion à deux têtes ne fonctionnait pas, et était marquée en outre par une certaine rigidité et par des a priori de l'ARS qui m'ont beaucoup déplu.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - J'ai plusieurs questions concernant la chronologie des événements.
Premièrement, vous nous dites que les premiers cas, apparus début février, provenaient du grand rassemblement de Mulhouse. À quel moment les services de l'État ont-ils réagi compte tenu des informations que vous leur donniez ? Il est bien important de nous donner les détails de la chronologie ainsi que des différents points à propos desquels vous avez eu des difficultés.
Deuxièmement, y a-t-il eu des coopérations avec les autres territoires des Antilles à l'instar de mutualisations ou de transferts avec des pays de la zone des Caraïbes ? Et comment s'effectuait le contrôle des entrées et sorties du territoire, qui ont été des points majeurs de la propagation du virus ?
Dès lors qu'une personne était testée, comment se faisait sa prise en charge, son traçage ou son isolement ?
À propos des masques, vous dites que vous avez vous-même fait des achats, qui ont engendré des coûts sur les budgets communaux et municipaux. Comment vous êtes-vous « débrouillés » - j'emploie ce terme à dessein - dans la gestion des masques ? À qui les avez-vous distribués ? Aviez-vous des consignes, notamment de l'ARS, concernant ces distributions au personnel soignant ou aux hôpitaux ?
M. Alain Milon, président. - Dans la mesure où vous avez mis l'accent sur les dysfonctionnements qui ont eu lieu entre les différents organismes d'État, je vous indique que la directrice générale de l'ARS et le préfet de Guyane sont actuellement reliés à nous en audio.
Mme Sophie Charles. - Il y a une double chronologie en ce qui concerne l'ouest de la Guyane. Les cinq premiers cas recensés à Saint-Laurent-du-Maroni venaient de Mulhouse. Ils ont été identifiés en mars, de concert avec la préfecture. Par la suite, nous n'avions plus de cas à Saint-Laurent. Quand il y a eu des cas à Cayenne, j'ai demandé la fermeture du pont d'Iracoubo, point de contrôle au milieu du pont. En mettant en place un contrôle sanitaire, l'objectif était d'empêcher la propagation trop rapide du virus vers l'Ouest. Cela m'a semblé une nécessité, compte tenu des difficultés chroniques du personnel soignant dans cette région. Cela a été fait, mais bien plus tard, et nous avons eu un certain nombre de cas en provenance de Cayenne.
En ce qui concerne le contrôle de la frontière ouest, le Suriname comme la France ont fermé leur frontière. Un contrôle efficace a été mis en place sur le Maroni mais uniquement à Saint-Laurent, en oubliant les autres communes sur le fleuve comme Apatou, Grand-Santi, Papaïchton ou Maripasoula. Oui, le dispositif frontalier a bien fonctionné. Entre Albina, au Suriname, et Saint-Laurent-du-Maroni, il y a environ 1 000 traversées de pirogues par jour. Elles sont passées à 5 ou 6, et ont été la plupart du temps interceptées et les personnes ont été testées. Et le bac qui fait la jonction entre les deux n'est intervenu que pour rapatrier de manière très officielle des ressortissants des deux pays.
Reste le problème de l'orpaillage clandestin. Provenant le plus généralement du Brésil, les orpailleurs peuvent passer par le Suriname, ce qui rend le contrôle frontalier extrêmement compliqué. Nous avons décompté 106 sites d'orpaillage sur le territoire de la CCOG.
La coopération de l'ouest de la Guyane avec les Antilles n'est pas directe. Lorsqu'il y a une évacuation sanitaire à Saint-Laurent, elle se fait vers Cayenne puis, si nécessaire, vers les Antilles, soit trois heures de transport en ambulance vers Cayenne - une heure en hélicoptère - puis deux heures de vol entre Cayenne et la Martinique ou la Guadeloupe. Parler d'hôpital territorialisé en Guyane en incluant les Antilles est, selon moi, une aberration. On a l'impression que les Antilles sont proches de la Guyane, mais ce n'est pas le cas. Il est peut-être facile d'être transféré de Bordeaux à Lyon par le train, mais, dans notre cas, la situation est très compliquée : il est nécessaire de prendre l'avion - d'ailleurs, peu de personnes dans l'ouest du pays ont de la famille aux Antilles - et, surtout, les personnes ne parlent pas forcément français.
En ce qui concerne l'isolement des patients, la plupart des personnes testées positives ne font pas l'objet d'un suivi. Plusieurs personnes atteintes de la covid m'ont fait part de l'absence de tout suivi. J'estime que cette carence est due au manque de moyens et de personnels. Un seul médecin était référent de l'ARS. Quand ils le pouvaient, les médecins de ville suivaient leurs patients. J'y insiste, nombre de personnes malades que je connais n'ont jamais été appelées. En plus, les adresses figurant sur les cartes Vitale des patients sont inexactes, ce qui ne facilite pas les choses. C'est pourquoi il était important de travailler avec les élus locaux.
Nous avons reçu plus de 30 000 masques de l'État. À Saint-Laurent, nous disposons de médiateurs. Nous avons un médiateur pour tous les villages amérindiens, tandis qu'une adjointe à la mairie est chef coutumier des Kali'na et qu'un conseiller spécial est dédié aux relations coutumières. Notre relation avec les villages amérindiens est donc étroite. Concernant la politique de la ville, nous avons également des médiateurs de quartier, et même plusieurs si le quartier est grand, ainsi que des référents de quartier, souvent membres de l'une des 80 associations très actives à Saint-Laurent. C'est en nous appuyant sur l'ensemble de ce réseau que nous avons distribué les masques et l'aide alimentaire.
Concernant les endroits les plus reculés de la région, comme l'île Portal ou de l'île Bastien, nous envoyons une personne pour accompagner la Croix-Rouge ou l'État dans la distribution de masques et d'aide alimentaire. En plus, sur le marché du samedi matin - nous l'avons maintenu ouvert sur le terrain de football pour préserver l'économie -, nous distribuons des masques et du gel hydroalcoolique.
Nous avons fait établir des devis, puis passé les commandes. Nous avons aussi réaménagé tous les bureaux pour accueillir le public : les services de l'état civil, les services techniques et la police municipale ont continué à travailler.
Au début, le Fab lab a fabriqué 200 ou 300 visières pour tous les agents. Les agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (Atsem) qui ne travaillaient pas ont aussi fabriqué 1 400 masques en tissu. Nous avons ensuite reçu des stocks de la préfecture jusqu'à l'arrivée des 30 000 masques jetables ou réutilisables de l'État. Ils ont été largement distribués et on continue actuellement à en distribuer dans tous les quartiers. Au début, nous avons donné un masque par personne dans chaque foyer, puis nous sommes repassés pour en redistribuer un.
M. Damien Regnard. - Merci pour votre témoignage et félicitations pour vos actions.
Les frontières guyanaises ont été fermées assez rapidement autour du 14 mars. Avez-vous eu des effectifs supplémentaires pour sécuriser ces frontières ? Des dispositifs et des centres de dépistage ont-ils pu être installés pour les personnes qui, malgré tout, passaient les frontières ?
Nous nous apercevons, depuis le début de nos auditions, qu'il y a parfois des dysfonctionnements dans les chaînes de commandement. Qui étaient vos interlocuteurs : le ministère de l'intérieur, le ministère de la santé, celui de l'outre-mer, la préfecture ? À qui vous adressiez-vous lorsque vous étiez confrontés à un problème ou à un défi important ?
Enfin, quelle était la situation au Suriname en termes de pandémie et où en est aujourd'hui la situation des passages de frontières ? Vous avez pris les bonnes mesures, mais vu l'étendue de la frontière, il est difficile d'assurer une étanchéité de ces passages.
Mme Sophie Charles. - La frontière, dont la gestion relève de la compétence du préfet, est fermée des deux côtés, mais il semblerait que le Suriname veuille la rouvrir dans les quinze jours.
Les interlocuteurs que j'ai eus depuis le début de la crise ont été le sous-préfet et le préfet. J'avais tous les jours au téléphone le sous-préfet, ainsi que M. le préfet dès que j'avais un besoin supplémentaire ou des décisions importantes à prendre, comme le couvre-feu. Tous les maires de la CCOG ont écrit à un moment donné un courrier au ministre à propos du manque de transparence de certaines actions menées par la préfecture et l'ARS.
Les passages de la frontière malgré les contrôles - cinq ou six, parfois dix personnes chaque semaine - constituent un vrai problème. On devait appeler le médecin référent de l'ARS pour les tester ; cela posait problème l'après-midi, le soir. Cette question a encore été soulevée la semaine dernière au sein de la cellule ouest. Nous saurons mercredi prochain comment nous pourrons faire pour avoir une intervention rapide sur site.
Tous les services de l'État interviennent dans le dispositif de surveillance au côté de la Police aux frontières (PAF), avec une nouveauté : la surveillance par bateau sur le Maroni.
Pour compléter ma réponse à propos de la situation au Suriname, son aéroport a été fermé, ce qui a grandement limité l'arrivée du virus. Aujourd'hui, lorsque des Surinamais porteurs de la covid sont détectés sur le fleuve, ils sont renvoyés sur la rive surinamaise. C'est d'ailleurs le cas dans l'autre sens : il y a donc coopération sur le Maroni. Je tiens tout de même à préciser que de nombreux Surinamais ont tendance à se faire tester côté français parce que c'est plus facile et, surtout, c'est gratuit.
M. René-Paul Savary. - Quel a été votre interlocuteur à Santé publique France et quelle a été l'action de cette structure sur votre territoire ?
Mme Sophie Charles. - La réponse à ces deux questions est très facile : je n'ai vu personne de Santé publique France et rien n'a été fait de leur côté.
Mme Victoire Jasmin. - Merci pour ces informations. Concernant les délais des tests, vous avez dit qu'ils étaient quelquefois longs, au vu de ce que l'on peut avoir ailleurs. Vous avez également indiqué qu'il n'y avait jamais eu de quatorzaine du fait de la promiscuité des familles, qui sont parfois très nombreuses. Quelles ont été les mesures d'isolement prises ou qui pourraient être prises à ce sujet ?
Mme Sophie Charles. - C'est plutôt la famille qui est mise en quatorzaine puisqu'il n'y a pas de possibilité d'isoler quelqu'un à l'intérieur d'un foyer, faute de chambres suffisantes. Du fait de la promiscuité, si l'un est malade, toute la famille le sera, mais ne se fera pas tester.
Le seul interlocuteur que nous ayons eu quotidiennement a été la Croix-Rouge, d'abord pour la distribution d'aide alimentaire puis pour la réserve sanitaire.
Mme Angèle Préville. - Diriez-vous que l'État a tenu compte de la spécificité du territoire de Guyane et de la répartition de la population - vous avez cité le chiffre de 15 000 personnes bénéficiant de l'aide alimentaire ? Avez-vous été étonnée de la façon dont cela s'est passé ?
Mme Sophie Charles. - Cette crise a été le révélateur de la situation que nous vivons depuis longtemps : un retard structurel dû à la carence de l'administration, notamment en termes de personnels dédiés, en particulier dans l'Ouest.
Il va de soi qu'une partie des difficultés que nous rencontrons proviennent de notre position de ville frontalière, mais notre situation économique très défavorisée est apparue au grand jour. J'estime que la réponse n'a pas été satisfaisante ; il aurait fallu anticiper et communiquer davantage.
Il faut tenir compte des réalités locales. La Guyane est trop vaste pour être gérée depuis Cayenne. Il faut tenir compte des zones enclavées, de l'absence de routes, avec seulement le fleuve ou l'avion comme moyen de transport. C'est comme si l'on gérait cinq fois la Corse depuis Bastia. Il faut donc prendre la mesure du territoire, et la crise du coronavirus nous a montré que l'on ne peut pas continuer ainsi. D'autant plus que la majeure partie de l'augmentation de la population se fait dans l'Ouest : il y a actuellement plus de 3 000 naissances à Saint-Laurent-du-Maroni. Nous sommes déjà la plus grande ville de Guyane et nous serons bientôt la plus peuplée d'outre-mer.
Je dois malheureusement interrompre maintenant notre conversation, car la réunion du conseil municipal va commencer. Je vous répondrai par écrit au questionnaire que vous m'avez adressé.
M. Alain Milon, président. - Nous vous remercions, madame le maire, pour vos réponses à nos questions.
Nous accueillons maintenant Mme Clara de Bort, directrice générale de l'ARS de Guyane, M. Marc Del Grande, préfet de la région Guyane, ainsi que M. Christophe Robert, directeur général du Centre hospitalier régional de Cayenne.
Je vous invite, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et dire : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Clara de Bort, MM. Marc Del Grande et Christophe Robert prêtent serment.
M. Marc Del Grande, préfet de la région Guyane. - Je tiens au préalable à indiquer que 200 personnes manifestaient ce matin devant la préfecture de Cayenne et je dois bientôt recevoir une délégation.
En complément des propos de Mme Charles, je tiens à souligner que Saint-Laurent-du-Maroni a été la première commune sinon d'outre-mer, du moins de Guyane à compter des malades de la covid. Les cinq cas décelés le 3 mars puis testés positifs le 4 mars revenaient de Mulhouse.
Nous nous trouvions dans une situation complexe puisque nous étions alors en période de réserve municipale. Nous nous sommes rendus, avec la directrice générale de l'ARS et le recteur, à Saint-Laurent-du-Maroni les 6 et 7 mars. Étant en période de réserve électorale et Mme Charles ainsi que le député étant tous deux candidats, j'avais demandé aux élus de ne pas être présents. Je ne souhaitais pas que la crise sanitaire puisse être instrumentalisée d'une quelconque façon durant cette période.
Nous avons visité le centre hospitalier ; deux des cinq personnes infectées étaient enseignantes et nous avons fermé leur classe. Grâce au travail remarquable de tracing effectué par l'ARS et de la cellule épidémiologique de Santé publique France, ces cinq cas n'ont donné qu'un seul cas secondaire.
Très vite, la Guyane s'est mise dans les pas de la métropole. Toutes les mesures prises au niveau national y ont été transposées le 24 mars. Cela a été le cas pour la fermeture des frontières : celle avec le Suriname dès le 14 mars, et celle avec le Brésil le 18 mars. Dès que nous avons perçu que la pression se faisait sentir en matière d'épidémie, à la fois au Brésil et au Suriname, j'ai demandé le renfort des forces armées. Il m'a été accordé tant à Saint-Laurent-du-Maroni face au Suriname qu'à Saint-Georges-de-l'Oyapock face au Brésil. Ainsi, jusqu'à début août, les forces armées en Guyane appuient l'action de la PAF et de la gendarmerie dans la surveillance efficace de nos frontières. On peut affirmer - il y a d'ailleurs consensus à ce sujet - que nos frontières n'ont jamais été aussi bien tenues que pendant la période covid.
Nous avons 700 kilomètres de frontière avec le Brésil et plus de 500 avec le Suriname : nous ne pouvons donc assurer une étanchéité à 100 %. Toutefois, à Saint-Georges-de-l'Oyapock et à Saint-Laurent-du-Maroni, entre 85 et 90 % du trafic est interrompu. J'ajoute que, début avril, pour protéger les villages amérindiens du Haut-Maroni, nous avons été amenés à mettre en place un poste tenu à la fois par les forces armées en Guyane et la gendarmerie. Établie sur le village amérindien de Taluen, la surveillance des allées et venues sur le Haut-Maroni nous permet à la fois de lutter contre les pirogues de Brésiliens effectuant de l'orpaillage illégal et d'empêcher la propagation du virus.
J'ai également été amené assez tôt - à partir du 24 mars - à prendre une mesure de couvre-feu sur l'ensemble du département de la Guyane en complément du confinement, car la Guyane est un département dans lequel on vit dehors et le soir. J'ai interdit la vente d'alcool à emporter à compter de 18 heures, et plus récemment, toute consommation d'alcool sur la voie publique, les regroupements qu'elle induit étant un facteur très favorable à la transmission du virus.
Dès que nous avons constaté que l'épidémie gagnait l'île de Cayenne et pouvait toucher l'Ouest, le poste de contrôle routier d'Iracoubo a été médicalisé grâce à une mission d'appui de la sécurité civile.
À partir du 11 mai, nous n'avons pas vraiment déconfiné en Guyane, puisque les communes de Saint-Georges-de-l'Oyapock et de Camopi, qui se trouvent face à la frontière brésilienne et sont donc exposées au virus, sont restées confinées. De plus, le poste de contrôle entre Saint-Georges-de-l'Oyapock et Cayenne a été médicalisé dès la fin du mois de mai, quand la réserve sanitaire est intervenue pour lutter contre le cluster de Saint-Georges-de-l'Oyapock.
À compter du 2 mars, j'ai mis en place une cellule de crise quotidienne regroupant tous les acteurs, notamment la collectivité territoriale de Guyane et l'Association des maires de Guyane. Le sous-préfet de Saint-Laurent-du-Maroni nous a rejoints dès le 15 mars pour relayer la parole de l'Ouest à Cayenne, échanger les informations et porter les difficultés de l'Ouest guyanais.
Permettez-moi d'ouvrir une parenthèse : les difficultés de l'Ouest guyanais ne me sont pas complètement étrangères, car, il y a vingt ans, j'ai commandé la compagnie de Saint-Laurent-du-Maroni. Je crois que je n'aurais jamais eu l'idée de postuler dans le corps préfectoral si je n'avais pas commandé cette compagnie.
Nous tenions aussi un point d'information hebdomadaire avec les grands élus du territoire depuis la fin du mois de mars - les deux députés, les deux sénateurs Georges Patient et Antoine Karam, le président de la collectivité territoriale de Guyane et le président de l'Association des maires. Par ailleurs, un point épidémiologique hebdomadaire se réunissait à la préfecture pour tenter d'anticiper les tendances.
Des cellules de crise locales ont été organisées à Saint-Laurent-du-Maroni, tout d'abord de manière informelle, puis de manière formalisée après la venue de Mme Girardin. Des réunions avec les CCAS et les associations nous ont permis d'organiser la mise en place de points d'eau supplémentaires dans les quartiers d'habitat informel et pour assurer la distribution de l'aide alimentaire.
Par ailleurs, plus de 1 million de masques ont été mis à la disposition de la population par l'intermédiaire des maires, des associations, mais aussi des forces de l'ordre. Saint-Laurent-du-Maroni a reçu plus de 80 000 masques grand public pour adultes, près de 8 000 masques grand public pour adolescents et 40 000 masques chirurgicaux, soit un tout petit peu moins de 130 000 masques pour une commune de 45 000 habitants, voire un peu plus.
J'en viens aux mesures de freinage. Le confinement a été appliqué du 17 mars au 11 mai. La Guyane n'est toutefois pas vraiment déconfinée puisque deux communes sont toujours confinées, que nous avons médicalisé progressivement les deux postes de contrôle routier et que nous avons maintenu le couvre-feu. Ce dernier a été progressivement durci, si bien que, depuis le 24 juin, un couvre-feu s'applique quotidiennement à compter de 17 heures et jusqu'à 5 heures du matin et du samedi 13 heures jusqu'à 5 heures du matin le lundi. Ces mesures très dures ont porté leurs fruits, puisque l'épidémie marque le pas.
Nous avons également imposé le port du masque dans l'espace public clos et ouvert à compter du 24 juin, et nous avons confiné de façon ciblée 26 quartiers ainsi que les personnes vulnérables. Dès qu'un cluster a surgi, dans le village amérindien de Cécilia, à Grand Santi, à Tonka campou ou au village Arc-en-ciel de Rémire-Montjoly, nous avons réussi à évacuer la plupart des patients, notamment vers notre centre dédié aux patients covid ouvert depuis le 6 avril.
La légalité de ces mesures de freinage a été confirmée par le tribunal administratif de Cayenne au travers des ordonnances du 27 mai et du 3 juillet.
L'aspect économique a été pris en compte par les services de l'État au travers des cellules quotidiennes de continuité économique puis des cellules hebdomadaires de veille sur les entreprises en difficulté. Quelque 40 millions d'euros ont été versés directement aux entreprises, dont 26 millions d'euros par le biais du dédommagement de l'activité partielle et 13 millions d'euros issus du fonds de solidarité. De plus, 133 millions d'euros de prêts garantis par l'État ont été consentis à 699 entreprises, et 10 millions d'euros de cotisations sociales et fiscales ont été reportés.
Le volet social en Guyane est déterminant. Grâce au travail en réseau avec les CCAS, la collectivité territoriale, la Croix-Rouge et le réseau associatif, nous avons pu livrer partout sur le territoire de la Guyane 84 000 colis pour un montant de plus de 3,3 millions d'euros de financement exceptionnel de l'État, auxquels s'ajoutent 1,8 million d'euros, qui viennent de nous être délégués pour tenir jusqu'à la fin de l'état d'urgence sanitaire, soit jusqu'au 30 octobre. Ainsi, 370 tonnes de denrées ont pu être livrées, et 600 000 chèques-services ont été distribués ou convertis en achat.
Enfin, en début de crise, nous avons été amenés à mettre à l'abri 304 personnes venant principalement de Syrie via le Brésil.
Mme Clara de Bort, directrice générale de l'agence régionale de santé (ARS) de Guyane. - Nous sommes en situation d'alerte épidémique depuis le début du mois de mars. Dans ce contexte, nous avons travaillé sur différents scénarios d'anticipation. Dès le départ, nous avons imaginé une épidémie qui pourrait être longue et comporter éventuellement deux vagues, comme c'est le cas chaque année lors de l'épidémie de grippe, une première vague arrivant de l'hémisphère Nord, puis une deuxième par l'hémisphère Sud.
Grâce aux mesures très énergiques qui ont été prises par M. le préfet, nous avons peut-être évité la première vague, c'est-à-dire le déclenchement de chaînes de contamination trop importantes. Pendant les semaines de confinement, nous n'avons déploré que 137 nouveaux cas en Guyane. Chacun de ces cas a fait l'objet d'un contact tracing très agressif.
La situation sur le plan épidémiologique est aujourd'hui extrêmement différenciée, car la Guyane est un immense territoire, grand comme la Nouvelle-Aquitaine, qui comporte douze départements, alors que nous en avons qu'un seul. À ce jour, pour 100 000 habitants, la Guyane compte 2 356 cas confirmés biologiquement, contre 313 en métropole. Ce n'est toutefois qu'une moyenne, car, sur 100 000 habitants, l'incidence est de 10 000 cas confirmés à Saint-Georges, de 3 500 à Cayenne, et de 1 600 à Saint-Laurent-du-Maroni. L'épidémie circule donc de façon très différente sur le territoire ; elle est arrivée très fortement par l'Est, sur lequel nous avons concentré tous les efforts de l'ARS. Depuis trois semaines, nous avons reconcentré nos forces sur l'Ouest.
Les premiers cas ont pourtant été confirmés dans l'Ouest. Le 4 mars, nous avons connu les effets du cluster de Mulhouse, qui, grâce à un contact tracing très agressif, n'ont donné qu'un seul cas secondaire. Nous nous sommes rendus à Saint-Laurent-du-Maroni avec M. le préfet pour nous assurer qu'aucune chaîne de contamination ne démarrait, et grâce à l'appui de tous les acteurs locaux, cela n'a pas été le cas.
Nous disposons d'un suivi cartographique fin qui nous permet de connaître les incidences par commune, ce qui n'est pas le cas en métropole.
S'agissant des tests, nous travaillons en réseau depuis plusieurs mois. Nous avons désormais une capacité de 1 400 analyses biologiques par jour, ce qui nous place au quatrième rang mondial après Bahreïn, le Luxembourg et l'Islande. Nous déplorons depuis une quinzaine de jours une baisse de la demande en tests - nous sommes passés d'une demande de 1 000 à 1 200 tests par jour à une demande de 400 à 600 tests par jour de façon assez brutale. Nous ne disposons pas encore des explications justifiant cette baisse, mais il est un fait que nous avons besoin de la mobilisation de l'ensemble des acteurs et des associations sur le terrain.
À Saint-Laurent-du-Maroni, nous avons essayé de tester massivement très tôt. Dès le 13 juin, nous avons organisé une grande opération de tests sur le marché de Saint-Laurent qui a malheureusement rencontré peu de succès. Notre territoire est de loin celui qui teste le plus puisque nous avons testé déjà plus de 32 000 personnes, soit bien plus de 10 % de la population.
Il est toutefois tout aussi important d'isoler. M. le préfet a organisé très rapidement l'isolement des patients à l'hôtel du Fleuve à Sinnamary, mais nous avons de plus en plus de difficultés à faire accepter cet isolement aux patients. Certains professionnels de santé nous relaient la peur des patients d'être stigmatisés, la banalisation des formes bénignes de l'épidémie, les craintes liées au caractère prétendument douloureux du test ou la conviction qu'il ne servirait à rien.
Nous devons remobiliser la population à la fois sur les tests et sur l'isolement, car si nous testons mais que nous n'isolons pas ou que nous ne suivons pas sur le plan clinique les personnes les plus les vulnérables, nous n'aurons hélas pas gagné grand-chose.
Nous souhaitons relancer le dépistage en proposant une approche à la fois plus qualitative et plus discrète à domicile. La phase où les drive s'imposaient pour couvrir l'ensemble du territoire étant passée, il nous faut maintenant aller tester les populations qui ne viennent pas spontanément le faire. C'est pourquoi nous avons décidé, avec le préfet et le directeur de crise, de renforcer massivement les moyens des équipes de dépistage. Nous bénéficions de l'appui de l'équipe parisienne qui a lancé l'initiative Covisan, que nous allons décliner en Guyane au travers de la constitution d'équipes légères susceptibles de se rendre à domicile, non seulement pour repérer les personnes éventuellement malades, les personnes vulnérables et les dépister, mais aussi accompagner, comprendre les besoins sociaux, assurer le contact tracing et l'épidémiologie de terrain.
En effet, le contact tracing par téléphone, qui était nécessaire dans un premier temps compte tenu du nombre de nouveaux cas, présente des limites sur un territoire comme le nôtre, l'accès au téléphone et la maîtrise de la langue française étant parfois difficiles.
En Guyane, le plus efficace est de travailler avec les élus locaux, les coordonnateurs des CLS, notamment celui de Saint-Laurent qui est très dynamique et avec lequel nous avons plaisir à travailler, les référents des CLS des communes, avec lesquels nous sommes en contact quotidien, les grands opérateurs et les moins grands, les médiateurs de la Croix-Rouge française, de Médecins du monde... Ces professionnels quadrillent le terrain et nous transmettent énormément d'informations.
Il est important d'adapter nos politiques sanitaires aux spécificités du territoire, notamment à l'Ouest, très dynamique sur le plan démographique. J'ai d'ailleurs défendu peu de temps après mon arrivée la création exceptionnelle d'une délégation territoriale à l'ouest de la Guyane - la Guyane étant à la fois une région et un département, elle ne bénéficie de délégation territoriale ni à l'est ni à l'ouest, alors que les distances et les spécificités territoriales le justifieraient pleinement.
Nous avons obtenu la création d'un poste de direction de l'agence régionale de santé par arrêté du 27 février 2020, c'est-à-dire au moment de la crise sanitaire. Nous souhaitons ouvrir ce poste et le pourvoir rapidement afin de doter l'ouest de la Guyane d'une représentation de haut niveau de l'agence régionale de santé.
M. Christophe Robert, directeur général du centre hospitalier (CH) de Cayenne. - Le centre hospitalier de Cayenne propose une offre de santé unique et incontournable pour la Guyane. Il assure environ 60 % des séjours hospitaliers effectués en Guyane, non seulement sur son site de Cayenne, mais également au sein des 17 centres délocalisés de prévention et de soin qui couvrent les territoires de l'intérieur et les communes isolées. Un bon nombre de ces centres ne sont accessibles qu'en pirogue, en hélicoptère ou en avion.
Environ 84 % des populations prises en charge par le CH sont en situation de précarité extrême. En Guyane, le taux standardisé d'hospitalisation pour AVC est le deuxième de France, le taux de VIH est historiquement l'un des plus élevés de France et le risque de maladies infectieuses est très présent. Les indicateurs de santé publique sont dégradés, notamment le taux mortalité périnatale et le taux de naissances prématurées, qui sont les plus élevés de France, ou le nombre d'accouchements pour des femmes de moins de 15 ans, qui est supérieur à celui de la métropole. Le taux de natalité est extrêmement dynamique, puisque plus de 4 000 accouchements ont lieu chaque année à l'hôpital de Cayenne et 3 000 à l'hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni, ces chiffres augmentant d'environ 3 % par an.
Permettez-moi d'insister sur le caractère particulier que revêt cette crise en Guyane. Nos personnels sont fatigués, pour la simple raison que cette crise est très longue chez nous. Elle a démarré avec la décision de confinement prise au niveau national. Nous n'avions alors que des cas importés, fort heureusement peu nombreux, mais dès cette période, le personnel a été mis en tension. Nous avons travaillé sur l'ensemble des scénarios de gestion de crise et nous avons mis en place des formations ; 800 personnels ont ainsi été formés ou reformés, notamment sur les techniques d'habillage et de déshabillage.
Les personnels ont très vite pris la mesure de la responsabilité qui allait nous échoir, le CH de Cayenne étant l'établissement de première ligne disposant des seuls lits de réanimation sur le territoire et d'une unité dédiée aux maladies infectieuses et tropicales. Et, en même temps, un peu comme dans Le Désert des Tartares, nous n'en finissions plus de redouter ce mal qui ne venait pas. Puis la vague haute est arrivée par le Brésil.
L'hôpital de Cayenne a mis en place un plan lui permettant de tripler en quelques semaines ses capacités d'hospitalisation. En un mois, nous sommes passés de 50 à 159 lits covid. Nous avons aujourd'hui 31 lits de réanimation, sachant que 5 lits supplémentaires peuvent être ouverts à tout moment si nécessaire. Ce matin, 19 personnes étaient en réanimation. Nous avons actuellement 75 lits de médecine covid, 12 lits de soins de suite et de réadaptation covid, 21 lits de maternité, 4 lits de pédiatrie et 2 lits de réanimation néonatale.
Cette montée en charge n'aurait pu se faire sans la très forte mobilisation des professionnels du CH ni l'arrivée de renforts très importants, ces derniers étant issus de la « réserve » guyanaise - infirmières libérales, professionnels retraités, etc. -, d'autres établissements et du CH lui-même qui, à la suite d'un appel lancé sur les réseaux professionnels, a recruté 70 professionnels toutes catégories confondues. Grâce à ces apports, nous avons pu ouvrir assez rapidement ces nouvelles places, tout en maintenant une capacité d'accueil pour les hospitalisations non covid.
Nous avons procédé à des déprogrammations d'activités lors de la phase de confinement, puis, dans un deuxième temps, nous avons de nouveau déprogrammé de manière importante, notamment les interventions chirurgicales non urgentes.
La solidarité de l'ensemble des établissements de Guyane a été exemplaire et nous a permis de débloquer des capacités d'aval, notamment grâce aux partenariats qui se sont mis en place avec la clinique privée qui se trouve en face de l'hôpital ou avec les établissements médico-sociaux.
J'en viens à la question sensible du matériel et des équipements de protection individuelle (EPI). S'agissant des respirateurs, l'hôpital de Cayenne était dans une situation relativement unique en France, puisque, en plus des 11 lits de réanimation que compte notre service, nous disposions déjà d'un stock de plus de 23 anciens respirateurs qu'en raison de notre éloignement nous avons gardés et entretenus après leur remplacement. Par ailleurs, nous avons rapidement commandé de nouveaux respirateurs. Au niveau régional, le parc de respirateurs est donc largement suffisant pour couvrir la demande.
S'agissant des EPI, bien que la gestion ait été très tendue, je tiens à préciser que nous n'avons jamais été en rupture. La situation a été paradoxalement plus dure durant la première phase, quand il n'y avait pas de circulation active du virus sur notre territoire, mais que des professionnels demandaient à être équipés comme si nous étions déjà au stade 3. Or le virus flambait alors en métropole, entraînant une tension importante sur ces équipements sensibles. Cela a engendré des problèmes de communication avec les services et les agents, problèmes qui se sont réglés devant le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).
Du fait de son éloignement, l'hôpital de Cayenne a toujours mené une politique de stocks particulière : nous disposons en général de stocks suffisants pour trois à six mois. Or dès que nous sommes passés au stade 2, les consommations étaient telles qu'un stock de six mois était consommé en un mois. C'est à ce moment que, avec l'aide de l'État et des services de l'ARS, nous avons commencé à recevoir régulièrement l'ensemble des équipements.
Je ne dis pas que la situation a toujours été merveilleuse ; nous avons connu des étiages assez bas, et il nous a fallu parfois accélérer le dédouanement et les procédures de fret pour être livrés plus rapidement. Nous avons notamment connu un épisode compliqué à gérer sur les surblouses, que nous avons résolu de manière pragmatique, en commandant dans des ateliers de couture locaux des surblouses en tissu, qui nous ont permis de passer le cap. Nous avons encore des tensions sur certaines tailles de gants - nous proposons alors aux professionnels de porter des gants plus grands. Nous avons réussi à gérer tous ces épisodes de tension, qui, s'ils créent du stress, ne nous ont jamais conduits à une situation de rupture.
La crise à Cayenne a été d'autant plus délicate qu'elle se conjugue avec une épidémie très virulente de dengue, ce qui mobilise directement notre service de maladies infectieuses et tropicales.
Le contexte est donc compliqué et délicat, et le personnel un peu fatigué par cette crise, qui est sans doute plus longue qu'en métropole. Aujourd'hui, nous avons le sentiment d'arriver à un plateau, mais nous restons très vigilants et prudents.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Je vous remercie pour l'ensemble de ces explications. En vous écoutant, on a l'impression que, hormis les bémols sur l'épidémie de dengue, tout s'est formidablement bien passé chez vous. Or Mme le maire ne semblait pas du même avis...
Comment les informations relatives à la situation dans votre territoire ont-elles été transmises à l'échelon national ? Quelles ont été vos relations avec Santé publique France ?
Qu'en est-il des entrées et des sorties du territoire en provenance ou à destination de la métropole et des pays voisins hors frontières terrestres ?
À quel stade les professionnels libéraux ont-ils été associés à la gestion de la crise ? Quel est le taux de mortalité ? Observez-vous une surmortalité en Guyane par rapport à la métropole ? Avez-vous mis en place des protocoles spécifiques de prise en charge de patients ? Avez-vous observé un déploiement de la télémédecine ?
Où en est la reprise des interventions programmées ? Constatez-vous un non-recours aux soins préjudiciable sur la santé des populations ?
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -
M. Marc Del Grande. - Les frontières terrestres ont été fermées dès le début de la crise, et le dispositif dédié à leur garde s'est adapté en fonction de l'épidémie. Depuis le milieu du mois d'avril, nous avons mis en place un binôme de la douane à Maripasoula, ce qui, à ma connaissance, n'était jamais arrivé.
Jusqu'au milieu du mois de mai, la Guyane était un havre de paix épidémique, et l'Hexagone, la zone rouge. Le premier questionnaire médical a été activé le 16 mars en Guyane, puis, au fur et à mesure de l'aggravation de l'épidémie dans l'Hexagone, nous avons durci l'accueil médicalisé mis en place à l'aéroport. Nous avons eu quelques cas importés, mais ils n'ont pas créé de cluster. Je crois que nous n'avons plus eu de cas importés via l'aéroport depuis début avril.
Pendant la première phase, nous avons maintenu deux vols hebdomadaires.
Nous n'avons pas souhaité faire comme à Mayotte où les vols ont été complètement interrompus. Nous avons besoin de garder un lien avec l'Hexagone pour des problèmes de fret, comme le disaient la directrice de l'ARS et le directeur du CH, car nous avons besoin faire venir des EPI et des experts. Nous avons gardé deux vols hebdomadaires. Depuis mi-mai, nous avons augmenté le nombre de vols, pour atteindre actuellement six vols hebdomadaires vers l'Hexagone, et un vol vers les Antilles. Nous avons demandé l'autorisation d'augmenter légèrement le nombre de vols pour que les mutations, notamment des membres des forces armées, des gendarmes et des enseignants puissent se faire dans de bonnes conditions.
Mme Clara de Bort. - Depuis plusieurs années, nous avons une coopération très active avec le Brésil, poursuivie chaque jour à partir de groupes WhatsApp et d'échanges de de bonnes pratiques. Nous avons également assuré un cofinancement, avec l'ambassade de France au Brésil, pour faciliter le transfert de patients ayant des parcours de soins transfrontaliers, et apporter également des EPI et des dons d'oxygène.
Nous bénéficions d'une cellule de très grande qualité de Santé publique France dans nos locaux à l'ARS. Je me félicite tous les jours de la qualité du travail fourni et de la collaboration avec cette équipe que nous avons intégrée dès le début dans la cellule de crise quotidienne de l'ARS. Avec celle-ci, nous avons défini et ajusté au fur et à mesure des stratégies de contact tracing, d'épidémiologie de terrain, de dépistage. Je peux vous répondre aujourd'hui sur tous les éléments grâce à leur travail essentiel.
Je transmets des informations au préfet de façon pluriquotidienne et nous envoyons des rapports aux ministères parisiens, que nous nous nous échangeons pour faciliter la qualité de l'information.
Les médecins et infirmiers libéraux ont été peu évoqués, alors qu'ils sont absolument essentiels. Nous menons un travail clef avec eux. C'est grâce à eux que la télémédecine - en Guyane comme ailleurs - a pu croître très fortement, avec cependant les limites guyanaises sur les infrastructures : le réseau internet n'est accessible, quasiment, que sur le littoral. Les téléconsultations ont augmenté très fortement.
Grâce à la mobilisation très importante des médecins libéraux, nous avons mis en place « Véyé Mo Santé », application de télé-suivi dans lequel de nombreux soignants, médecins et infirmiers ont été intégrés. Nous l'avons testée sur les personnes venant de Paris mises en quatorzaine qui étaient volontaires, et nous la proposons désormais aux patients restant à domicile qui le souhaitent.
Dès le début de l'alerte covid, comme nous avions encore le droit de nous réunir, nous avons tenu plusieurs réunions présentielles avec les professionnels de santé, puis nous avons basculé en téléréunions. Nous avons un groupe contact avec les médecins libéraux, le jeudi soir à 19 heures. Il est organisé à la demande, en général une fois tous les quinze jours. C'est l'ARS qui a lancé ce groupe.
Je suis obligé de vous quitter, nous devons évacuer le bâtiment.
M. René-Paul Savary, président. - Bon courage pour cette gestion de crise. Nous reprendrons contact avec vous.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 heures.
Mercredi 22 juillet 2020
- Présidence de M. Alain Milon, président -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
Audition de Mmes Catherine Barbezieux Betinas, directrice générale du centre hospitalier de Mayotte, Dominique Voynet, directrice générale de l'ARS de Mayotte et Joëlle Rastami, membre de France Assos Santé Mayotte
M. Alain Milon, président. - Nous poursuivrons nos travaux sur la gestion de la crise sanitaire par une réunion consacrée à la situation à Mayotte. Nous entendons Mme Catherine Barbezieux Betinas, directrice générale du centre hospitalier de Mayotte (CHM), Mme Dominique Voynet, directrice générale de l'agence régionale de santé (ARS) de Mayotte et Mme Joëlle Rastami, membre de France Assos Santé Mayotte.
Si la situation à Mayotte semble globalement s'améliorer, elle a représenté une source de préoccupation majeure dans un territoire où la situation sanitaire est, en temps ordinaire, déjà marquée par de nombreuses fragilités. La gestion de la crise à Mayotte nous offre une nouvelle occasion de nous interroger sur la différenciation de la réponse apportée entre les territoires selon le moment de leur entrée dans la crise.
Les expériences d'autres territoires ont-elles pu être mises à profit ? Le triptyque « tester, protéger, isoler » a-t-il pu être mis en place dans des conditions adaptées compte tenu de la situation sanitaire et sociale particulière de Mayotte et de son environnement régional ?
Qui a piloté la crise dans le département ? Les services de l'État ont-ils rencontré des difficultés de coordination comme dans d'autres régions ? La place singulière de l'hôpital dans le système de santé a-t-elle été un plus ou une difficulté ?
Enfin, même si cette question est sans doute encore prématurée, quels enseignements en avez-vous tirés ?
Telles sont notamment les questions que nous souhaitons vous poser.
Comme pour les auditions précédentes, nous avons souhaité que différents points de vue puissent s'exprimer et, le cas échéant, se répondre. C'est pourquoi j'ai accédé à la demande de France Assos Santé Mayotte, fédération d'associations de création récente à Mayotte, mais reconnue au niveau national, d'être entendue aujourd'hui.
Il existe à l'évidence d'autres acteurs associatifs et bien d'autres acteurs à Mayotte qui auraient pu légitimement s'exprimer. J'ai bien noté que la lettre ouverte de France Assos Santé du 11 juin avait reçu une réponse circonstanciée de l'ARS le 16 juin. Ces deux courriers ont été diffusés à l'ensemble des commissaires.
Je vais vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Catherine Barbezieux Betinas, Dominique Voynet et Joëlle Rastami prêtent serment.
Mme Dominique Voynet, directrice générale de l'ARS de Mayotte. - J'ai prévu une petite intervention liminaire pour permettre à tous les membres de la commission de rafraîchir leurs connaissances sur la situation à Mayotte au-delà même de l'épidémie.
Je commencerai par donner quelques données épidémiologiques sur la situation aujourd'hui : nous avons eu 16 nouveaux cas de covid le 20 juillet, 15 nouveaux cas le 21 juillet. Nous avons un taux de positivité hebdomadaire qui tourne autour de 10 depuis plusieurs semaines ; nous étions à 9,4 en semaine 29, nous sommes un peu au-dessus depuis quelques jours.
L'incidence sur sept jours est également en train de remonter de toute façon assez modeste : nous étions en dessous de 30 cas pour 100 000 habitants par semaine en semaine 28 ; nous sommes repassés un tout petit peu au-dessus de 30 depuis quelques jours, ce qui veut dire que le virus circule beaucoup moins qu'à l'époque où nous avons été classés en zone rouge, mais que nous ne sommes pas encore totalement sortis d'affaire.
Nous avons connu des situations plus préoccupantes en mai et en juin. Il y a quelques semaines, nous avons eu un cluster très spectaculaire à la prison de Majicavo, où environ 500 détenus et personnels de l'administration pénitentiaire ont été contaminés. Environ 80 % des détenus ont été atteints par le covid. Ce pourcentage est inférieur au sein du personnel, mais réaliser le contact tracing de ces dizaines et dizaines de personnes nous a donné beaucoup de travail.
Depuis, nous n'avons pas réellement eu de cluster, même si nous constatons des cas groupés jusqu'à cette semaine, où près de 10 cas ont été constatés à la mairie de Mtsamboro, dans le Nord.
Si nous avons connu des milliers de cas de covid, souvent asymptomatiques ou paucisymptomatiques, nous avons été confrontés à peu de situations graves, sans doute en raison de l'âge moyen de la population, de la possibilité d'immunité croisée, peut-être en raison des caractéristiques génétiques, même si cette dernière hypothèse a du plomb dans l'aile depuis la flambée de la covid sur le continent africain ces dernières semaines.
Nous avons tout de même enregistré 403 hospitalisations, la plupart en médecine, en réanimation et en obstétrique - nous avons eu beaucoup de femmes enceintes positives au plus fort de l'épidémie -, et 38 décès dont trois lors d'évacuations sanitaires (évasan) à la Réunion.
Je ne vous infligerai pas par le menu la description de la situation démographique, sociale et sanitaire de Mayotte. J'évoquerai seulement les trois points qui ont possiblement interféré dans la gestion de crise.
Le premier concerne les caractéristiques de la population : une densité et une précarité très fortes, des difficultés d'accès à l'eau, de mauvaises conditions de logement, une tradition de cohabitation intergénérationnelle qui a pu contribuer à certains moments et dans certaines situations à la diffusion du virus.
Je tiens à souligner la jeunesse de la population : il n'y a que 4 % de personnes âgées de plus de 60 ans à Mayotte, mais un nombre important de personnes atteintes par des pathologies chroniques lourdes - les maladies qu'on trouve chez des personnes de 60 à 70 ans en métropole touchent souvent à Mayotte des personnes de 40 ou 50 ans.
Je voudrais aussi pointer la place de la religion musulmane à Mayotte, la confiance étant plus facilement accordée aux imams, qui ont d'ailleurs été mobilisés à nos côtés au cours de l'épidémie, qu'aux médecins. Le faible niveau d'éducation dans une partie importante de la population, la grande diversité linguistique, la grande confiance placée dans les réseaux sociaux et dans les rumeurs sont aussi des éléments importants.
Le deuxième point est l'offre de soins limitée, la faiblesse de la médecine libérale, la saturation tous les jours de l'année de l'unique établissement public de santé, qui assure, faute de médecine de ville et faute d'un système abouti de protection sociale, plus de 80 % des soins ambulatoires de premier recours. Avant même l'épidémie de coronavirus, nous étions confrontés à une épidémie de dengue dont les signes cliniques sont proches de ceux du coronavirus, avec un double impact, à la fois sur le nombre des arrêts de travail au CHM comme à l'ARS, et sur le nombre de patients dans les dispensaires et à l'hôpital, avec de nombreuses hospitalisations dans les mêmes services que ceux qui seront concernés par la covid. Nous avons eu la grippe, la leptospirose, et une compétition sur les tests PCR. Par ailleurs, nous avons dû faire face à la saturation saisonnière des capacités du CHM en obstétrique et néonatalogie.
La troisième caractéristique est la jeunesse du département : Mayotte n'est un département que depuis 2011, et cette jeunesse marque l'activité des collectivités, qu'il s'agisse du département qui s'est toutefois mobilisé aux côtés de l'État - je pense à la commande de masques -, ou des communes dont les outils ne sont qu'imparfaitement opérationnels - certaines communes ont des centres communaux d'action sociale (CCAS) qui ne se sont mis en place que très récemment.
L'ARS est également très jeune puisqu'elle a été créée au 1er janvier 2020. Elle ne disposait pas au début de la crise d'un plan de continuité de l'activité, plan qui sera construit en un week-end et adapté à plusieurs reprises, ni d'ailleurs d'un plan d'organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles (Orsan) et d'accueil massif de victimes non contaminées (Amavi).
Au début de l'épidémie, on ne sait rien
ou presque. Quand je lis les articles rédigés en juin ou en
juillet, je me dis qu'il est facile de juger a posteriori. Au
début de l'épidémie, la définition de cas est
simple - trop simple : on prend en compte les personnes qui ont
voyagé en Chine ou dans un autre pays de circulation du virus
- à Singapour,
en Iran -, les personnes qui
présentent de la fièvre, de la toux, des difficultés
respiratoires. Le tableau clinique va s'enrichir au fil des semaines et des
mois avec l'agueusie, l'anosmie et les signes digestifs.
Il en va de même pour les modalités de transmission du virus : au début de l'épidémie, on parle des gouttelettes et des mains. Le rôle des enfants est présenté comme privilégié dans la transmission, avant qu'on ne rende compte, quelques semaines ou quelques mois plus tard, que ce n'est pas forcément le cas. Au début de l'épidémie, on dit aussi qu'on est contagieux dans les heures qui précèdent l'apparition des signes cliniques, avant de se rendre compte que la plupart des gens ne présentent pas de signes cliniques.
J'en viens à la dynamique de l'épidémie à Mayotte. Le 24 janvier, on note les premiers cas métropolitains. On commence à tester à Mayotte, on commence à être très attentifs et à surveiller les vols qui arrivent de métropole, mais aussi des Comores, de Madagascar, d'Éthiopie, du Kenya, car les passagers qui transitent par les hubs de Nairobi et d'Addis-Abeba peuvent croiser des voyageurs qui reviennent de Chine.
Les premiers cas mahorais ne seront avérés que le 13 mars - le premier étant un professionnel de santé importé du cluster de l'Oise la veille du passage au stade 3 en métropole. Nous avons donc un décalage de sept semaines avec la métropole, si bien que nous avons eu l'espoir d'y échapper pendant plusieurs semaines. En effet, la suspension des vols de et vers la Chine se fait rapidement, les informations aux voyageurs sont largement diffusées à Mayotte et les premiers cas concernent pour l'essentiel des personnes qui reviennent de zones de cluster, qui ont respecté les consignes d'isolement et qui ont eu peu de cas contacts.
L'espoir sera déçu dès le cinquième cas. Plusieurs semaines après le début de la crise, nous serons dans l'incapacité de retrouver le contact contaminant d'un patient qui n'a pas voyagé et qui aura été très actif pendant la campagne électorale et le premier tour des municipales.
Ce décalage de sept semaines va avoir un impact considérable sur la prise en charge de l'épidémie à Mayotte. Dans un premier temps, alors que le virus circule activement en métropole, Mayotte ne bénéficie pas d'un soutien particulier. Tous, y compris nous, admettent que respirateurs, masques, tests et curare doivent être fléchés en priorité vers les territoires les plus impactés. Ce sera très différent dans un deuxième temps, quand l'épidémie refluera en métropole et que Mayotte sera, de fait, le département le plus impacté de France. Nous recevrons alors - je tiens à le souligner - l'aide nécessaire.
Ce décalage a d'autres conséquences, positives et négatives.
J'aborderai d'abord les conséquences positives : nous avons pu tirer les enseignements de l'évolution de l'épidémie ailleurs ; nous avons pu préparer le plan blanc du CHM et l'équipement d'un lieu d'isolement ; nous n'avons jamais interrompu la recherche des cas contacts - nous étions en phase 2 quand la métropole était en phase 3, et au moment où nous sommes passés en phase 3, la métropole reprenait le contact tracing systématique et passait en phase 4 ; nous avons alors décidé de ne pas arrêter le contact tracing.
Ce décalage a également eu des conséquences négatives : une forte pression populaire, médiatique, politique, a conduit à l'adoption des mesures aux mêmes dates et aux mêmes conditions qu'en métropole, à savoir la fermeture des écoles le 16 mars et le confinement généralisé dès le 17 mars, ce qui contribuera à les rendre insupportables quelques semaines plus tard, au moment même où on en aurait le plus besoin. Comme le montre l'évolution du R0, qui passe de 3 à 1 dans cette période, le confinement sera bien, et même très bien respecté pendant trois semaines, ce qui doit être salué, compte tenu des conditions de vie très dures d'une partie de la population, mais il aura des conséquences très négatives sur le plan social et sanitaire.
Sur le plan social, la disparition de l'économie informelle et la fermeture des écoles, et donc des cantines, ont eu pour conséquence qu'une partie importante a connu la faim. La faim a été le premier sujet d'appel du numéro vert à Mayotte et la première demande adressée aux équipes de terrain de l'ARS qui assuraient la distribution des masques, du savon, l'éducation sanitaire, la détection des cas symptomatiques ou l'identification des cas contacts. Les distributions alimentaires donnent lieu à des affrontements. Bien des familles n'ont plus rien.
La deuxième difficulté d'ordre social est l'accès à l'eau. En temps ordinaire, un tiers des familles n'a pas accès à l'eau potable. En période de confinement, c'était plus grave encore, car l'approvisionnement était plus compliqué, si bien que certaines familles s'approvisionnaient dans des rivières polluées. L'ARS a été très présente : distribution de cartes donnant accès aux bornes-fontaines monétiques, installation de rampes d'eau, ouverture d'établissements accueillant du public, le tout sous surveillance d'associations de terrain, grandes comme la Croix-Rouge ou petites comme beaucoup d'associations de quartier.
Le confinement a aussi un impact sur le suivi des patients chroniques et âgés. Comme dans bien des régions métropolitaines, les difficultés d'accès aux services de santé, liées par exemple à la suppression des taxis et à l'absence de moyens de transport public, seront amplifiées par la peur et les rumeurs.
De fait, le confinement va se relâcher dès l'annonce du déconfinement en métropole, dès le discours du Président de la République le 13 avril, et plus vite encore dès le début du ramadan le 25 avril, malgré la décision prise par le Gouvernement, en accord avec la préfecture et l'ARS, de reporter à Mayotte la date du déconfinement au 18 mai, puis de le lever par étapes.
Au plan sanitaire, le déclenchement du plan blanc conçu pour des crises intenses et de courte durée, qui permet de se préparer à un afflux massif de patients, a conduit à fermer les dispensaires pour redéployer les effectifs dans les services plus intensifs, à alléger ou à déprogrammer des prises en charge de malades chroniques. Le plan blanc n'est pas réellement conçu pour une crise qui dure, en tout cas pas pour une situation d'incertitude qui dure.
Nous nous sommes d'emblée préoccupés de la modestie de nos moyens en réanimation, observant ce qui se passait en métropole, à savoir l'augmentation rapide des admissions en réanimation pour syndrome de détresse respiratoire aiguë avec des décès en quelques heures. Le CHM s'est préparé à accueillir des dizaines ou des centaines de patients lourds. On peut se demander, de façon rétrospective, s'il n'y a pas eu un emballement excessif. C'est facile de le dire maintenant, mais au même moment, l'épidémie faisait rage en Alsace où le service de santé des armées était déployé à Mulhouse, on triait les patients à Bergame et dans le Nord de l'Italie, et je n'ose pas penser à la virulence des critiques que nous aurions essuyées si on ne s'était pas préparé au pire.
Quelles sont les principales difficultés rencontrées ? J'ai choisi, parce que c'est le principe d'une commission d'enquête, mais aussi parce que je ne désespère pas qu'on puisse faire mieux, de dire tout ce que je pense.
Les plus importantes de ces difficultés relèvent de décisions qui ont été prises de façon brutale et inexplicable, et qui ont contribué à rendre notre travail pénible et plus complexe. Je veux citer la décision de suspension immédiate et sans préavis de tous les vols le 20 mars, mettant en péril l'acheminement des personnels de renfort et de relève, et surtout, le fret sanitaire.
Je veux également souligner le flottement accompagnant la mise en place d'un pont aérien sous-dimensionné et complexe, avec une concurrence avec La Réunion sur le tronçon Paris Saint-Denis de la Réunion, avec deux vols seulement par semaine entre Saint-Denis et Dzaoudzi et zéro vol direct Paris-Mayotte. Il n'est pas exagéré de dire que cette situation, qui a généré la mise en place de lourdes cellules logistiques à la préfecture comme l'ARS ou au CHM, nous a bien plus pénalisés que la prise en charge des cas de covid.
Alors que la plupart des régions ont connu des tensions
sur l'approvisionnement en masques, en surblouses, en tests, nous avons
également connu une tension sur la plupart des biens de consommation
courante, du papier toilette au riz, aliment de base à Mayotte, et sur
des matériels médicaux - appareillage, pièces
détachées, consommables, médicaments
- en
dépit de la spécificité insulaire qui nous impose d'avoir
des stocks de trois à six mois.
C'est une fierté que d'avoir réussi à assurer dans la quasi-totalité des cas la continuité des approvisionnements. Nous sommes devenus très « pro » sur la chaîne de logistique civile et militaire, aérienne et maritime, sur le rôle des transitaires, les lettres de transport aérien (LTA), les procédures de dédouanement, les contraintes techniques - palettes ou conteneurs. Nous avons harcelé les cellules de crise des différents ministères, justifiant chaque demande, plus ou moins urgente, plus ou moins sensible. Nous nous sommes arraché les cheveux quand un colis urgent, suite aux caprices d'un pilote ou d'un gestionnaire d'entrepôt, n'était pas chargé.
Nous avons trouvé des solutions locales seuls. Je pense par exemple à l'acheminement de la citerne à oxygène : le pharmacien du CHM a trouvé la citerne supplémentaire, la Légion étrangère de Mayotte l'a transportée et l'industriel qui loue la citerne a accepté de payer la grue. Au moment où certains se défoulent sur les ARS, je tiens à dire solennellement que nous sommes sortis de notre zone de confort et que nous avons appris des métiers qui ne sont pas les nôtres.
L'une des conséquences les plus graves de la suppression des vols fut l'impossibilité, concrète et dramatique, de procéder aux évacuations sanitaires des patients dont le pronostic vital et fonctionnel s'évaluait parfois à quelques heures. Les évasan étaient plus faciles que d'habitude deux jours par semaine, c'est-à-dire les jours de pont aérien, et impossibles tous les autres jours de la semaine. Le CHM a mobilisé occasionnellement des avions basés à la Réunion à ou à Mayotte, avec des délais, des indisponibilités, des temps de vol très longs, des coûts extravagants - 25 000 euros pour un ATR 72 entre Dzaoudzi et Saint-Denis, soit le même coût qu'un Boeing 737 pour le même trajet.
Dans ces conditions, avec l'accord du ministère de la santé, nous avons affrété un avion sanitaire positionné à Mayotte. Le premier vol date du 25 mai ; 37 rotations ont été effectuées depuis, permettant le transport de centaines de patients. Un hélicoptère de transport sanitaire a également été mis en service le 12 mai, dans le respect des règles de marché de l'état d'urgence sanitaire, pour permettre les évasan sept jours sur sept et alléger les temps de travail des équipes du service mobile d'urgence et de réanimation (SMUR).
Les décisions brutales et imposées sans discussion par le ministère des outre-mer n'ont pas concerné que les vols. Je pense au rapatriement des Français de Madagascar ou des Comores, annoncé quelques heures à peine avant l'arrivée des voyageurs, alors qu'il fallait organiser l'accueil sanitaire, l'hébergement, le suivi des quatorzaines. D'une façon générale, nous avons eu l'impression d'une interférence permanente avec la décision sanitaire, d'une forme d'amateurisme, et même de caprice dans la prise de décision.
La deuxième difficulté est liée au rythme de production des instructions et à la lourdeur de l'interministériel. Nous avons eu des dizaines et des dizaines d'instructions, parfois redondantes, parfois contradictoires et inadaptées à notre territoire. La multiplicité des canaux de remontée des informations s'est avérée très consommatrice en temps à un moment où nous étions sous l'eau, de même que le rythme des visioconférences, parfois concrètes et productives, parfois bavardes et inutiles, convoquant trop souvent préfets, recteurs et directeurs généraux d'ARS comme autant de figurants.
Il faut pointer également les difficultés d'arbitrage interministériel. Je pense par exemple à l'arrivée tardive, reportée de jour en jour et de semaine en semaine, des instructions « tester, tracer, isoler », ou encore de décisions concernant les liaisons entre la métropole et les DOM. Le feuilleton des tests - obligatoires ou non - n'est encore que très provisoirement réglé.
La troisième difficulté tient aux tensions sur les matériels. Je pense à la préemption, jamais expliquée, de respirateurs Hamilton commandés avant la crise par le CHM, et jamais livrés, la décision de réorienter ces respirateurs vers un autre client ayant été prise par l'entreprise ; à l'annonce de la livraison de respirateurs Monal T60, reportée de semaine en semaine ; ou à la livraison de respirateurs Osiris, arrivés après la bataille.
Je pense aussi aux équipements de protection individuelle (EPI). Nous n'avons jamais été en rupture de masques. Nous avons pu prendre la décision d'équiper les services en contact avec les patients du CHM dès le premier cas, et d'équiper assez vite de nombreux professionnels, qu'ils relèvent du secteur sanitaire, et donc du champ de responsabilité de l'ARS, ou non.
Ces tensions ont été moins importantes à Mayotte qu'en métropole grâce aux réserves importantes du CHM, grâce aux dons d'entreprises, de la gendarmerie, de masques périmés ou non, grâce aux stocks stratégiques de zone périmés, mais vérifiés et parfaitement utilisables, grâce à la fabrication locale de visières et de masques en tissu, puis grâce à la commande de masques en quantité à Madagascar, commande financée par la préfecture et le conseil départemental, et aussi à la commande de surblouses lavables par l'ARS distribuées au CHM comme aux libéraux. Tout cela a permis de faire la jonction avec la reprise, début mai, des approvisionnements du CHM par le national, puis avec le don, mi-mai, de 500 000 masques chirurgicaux et de 100 000 masques FFP2 par le conseil départemental dont nous avions équipé les agents de la protection maternelle et infantile (PMI) et du service départemental d'incendie et de secours (SDIS) en début de crise.
Les procédures en référé auxquelles nous avons dû faire face, engagées par une entreprise de pompes funèbres, l'une devant le tribunal administratif de Mayotte, l'autre devant le Conseil d'État, pour forcer l'ARS à équiper ses agents, ont constitué une troisième difficulté. Cette procédure a été l'occasion de démontrer que l'ARS avait pu réaliser à Mayotte ce qui n'avait pas pu l'être ailleurs.
La quatrième difficulté tient aux faiblesses structurelles du territoire de Mayotte, notamment au déficit structurel en personnels de santé dans le champ de la médecine libérale, au turn-over habituel des personnels et à la modestie des équipes dans certaines spécialités en tension nationale - les néonatologistes, les anesthésistes-réanimateurs, les pédiatres, les urgentistes. Mais une équipe petite ne veut pas dire une équipe médiocre : je tiens à saluer la qualité exceptionnelle des services que je viens de citer, qui font des prouesses tous les jours de l'année, comme ils l'ont fait pendant le covid. Il reste qu'il y a deux fois moins de biologistes à Mayotte qu'à Saint-Denis de La Réunion pour le même volume d'activité, ce qui pose d'autant plus problème lorsqu'il faut mobiliser des personnels pour prélever ou pour convaincre chaque habitant de la nécessité de se faire tester.
Nous avons eu le renfort de la réserve sanitaire sur des métiers variés, et du service de santé des armées dans des modalités qui ont été débattues avec le ministère de la santé et le ministère des outre-mer comme avec les forces armées de la zone Sud de l'océan Indien.
Un autre déficit structurel est celui des lieux d'hébergements et d'isolement. Je tiens à saluer l'engagement du rectorat, qui a mis à notre disposition l'internat du lycée de Tsararano, et du régiment du service militaire adapté (RSMA) qui a été un partenaire précieux tout au long de la crise dans bien des domaines. La totalité des modestes capacités hôtelières de Mayotte étant utilisées par les renforts de gendarmerie et de police, par la réserve sanitaire et par le service de santé des armées, il est impossible d'isoler des personnes qui ne peuvent pas s'isoler à domicile.
J'ai évoqué tout à l'heure l'isolement et la misère d'une partie importante de la population. Je veux insister sur d'autres spécificités mahoraises, qui ne sont pas des difficultés, mais plutôt des singularités. Je pense par exemple à la nécessité de traiter la question de la fréquentation des mosquées, le Conseil français du culte musulman n'étant pas du tout influent à Mayotte. Je pense aussi à la préparation du ramadan et à la gestion de cette fête qui est à Mayotte une fête communautaire. Je pense au rituel d'accompagnement des mourants et à l'organisation des obsèques.
Je pense aux difficultés de communication avec une population qui privilégie une communication orale et visuelle et dans toutes les langues vernaculaires. C'est pourquoi nous avons privilégié tout au long de la crise des messages vocaux, des films et des affiches diffusés à la radio, à la télévision ou par les réseaux sociaux plutôt que des tracts. Les difficultés de communication avec la population la moins instruite expliquent une très forte réticence persistante à aller à l'hôpital, mais aussi à accepter de se faire tester quand on ne se sent pas malade et qu'on ne comprend pas les modalités de transmission du virus.
La dernière difficulté tient aux tensions diplomatiques avec les Comores suite à la mise en évidence par le CHM et la communication par l'ARS de premiers cas de covid-19 non admis par le gouvernement comorien, à la suspension des liaisons aériennes et maritimes. Si ces difficultés sont derrière nous, la reprise du trafic des kwassas se traduit par une arrivée de patients positifs au coronavirus. Ces derniers ne sont pas très nombreux, mais nous avons tout de même eu deux décès à l'arrivée d'un kwassa et un cluster au centre de rétention administrative.
D'une certaine façon, le coronavirus été aussi été une opportunité à Mayotte. Je tiens à saluer la mobilisation d'une partie des associations et de nombreux bénévoles qui ont permis, en lien avec les équipes mobiles de l'ARS, de développer un véritable réseau de santé communautaire espéré depuis longtemps. Je salue également la mobilisation des agents de l'ARS et des professionnels de santé, qui sont sortis de leur zone de confort, ainsi que celle des équipes mobiles de terrain. Je souhaite pointer la mise en place en quelques semaines de services inexistants à Mayotte, notamment d'hospitalisation à domicile, qui ont contribué à alléger la charge des services. Dans le secteur libéral, nous avons mis en place une garde ambulancière, une garde des pharmaciens, des services de télémédecine - sept sites mobiles et deux sites fixes, sans compter le site de télémédecine installé au centre pénitentiaire de Majicavo.
Je ne laisserai plus personne dire que les gestes barrières et le respect du confinement ont été médiocres à Mayotte. Compte tenu des conditions de vie des personnes, de la modestie de leurs moyens et des difficultés d'accès aux biens de consommation courante qui les frappaient, je suis pleine d'admiration pour cette population de Mayotte qui a affronté cette épidémie dans des conditions très dures avec beaucoup de courage et de sagesse.
M. Alain Milon, président. - Vous avez une liberté de langage qu'on ne rencontre pas souvent, et je vous en remercie.
Mme Catherine Barbezieux Betinas, directrice générale du centre hospitalier de Mayotte. - Je donnerai des éléments complémentaires autour de quelques mots clés.
Le premier est l'inconnu : la crise a débuté au CHM le 13 mars avec la détection du premier cas de covid confirmé après plusieurs semaines d'attente pendant lesquelles nous ne savions pas si l'épidémie allait arriver ou pas.
Nous étions également dans l'inconnu parce qu'il s'agissait d'une première crise concernant l'infectiologie. Le centre hospitalier de Mayotte est très rompu à la gestion de crise - nous en avons quasiment tous les ans : barrages sur l'ensemble de l'île en 2018 pendant deux mois, mouvements sociaux en 2016... Nous avions donc l'impression d'être rompus à l'exercice. Cette nouvelle crise nous a montré que l'exercice devait être totalement différent.
Le deuxième mot clé est l'inquiétude, parce que nous étions face à l'inconnu quant au coronavirus et que nous avions conjointement une épidémie de dengue, de grippe, de bronchiolite. Or nous n'avions plus la maîtrise, car contrairement aux crises que nous avions déjà connues, la gestion de celle-ci a été nationale et régionale. Nous avions des interlocuteurs beaucoup plus diversifiés, même si l'ARS a joué le rôle d'intermédiaire avec les instances nationales et s'est occupée de l'ensemble de la communication, ce qui fut une très bonne chose.
L'inquiétude a touché le personnel, qui a eu un moment de désarroi - heureusement vite maîtrisé - causé par la peur d'être contaminé, et de ne pas être suffisamment protégé, mais aussi nos usagers.
Nous avons déclenché le plan blanc très rapidement, le 17 mars, et avons donc été dans l'obligation d'arrêter toute activité programmée. La nécessité de maintenir des capacités pour faire face à l'urgence et la peur des usagers de venir à l'hôpital ont entraîné des hospitalisations en urgence qui n'auraient pas eu lieu si ces usagers s'étaient présentés à l'hôpital. En effet, Mayotte connaît une prévalence de pathologies chroniques, comme le diabète ou l'hypertension artérielle, qui sont prises en charge au centre hospitalier de Mayotte.
Nous nous sommes sentis sur le fil du rasoir en permanence. Nous avions l'avantage, par rapport à la métropole, de disposer d'environ quatre à six mois de stock. En début de crise, nous avions environ 225 000 masques chirurgicaux et FFP2. En revanche, nous nous sommes très vite rendu compte - c'est une leçon à tirer pour d'éventuelles crises futures - qu'il fallait absolument mettre en place des mesures de sécurité. Environ 20 000 masques ont disparu la première semaine. Nous avons donc renforcé les services de sécurité de façon assez conséquente sur les différents sites, jusqu'à faire de la fouille de sacs. Dès le début de la crise, nous avons mis un point d'honneur à mettre à disposition de l'ensemble des professionnels de l'hôpital des équipements de protection - masques, surblouses - conformément aux protocoles qui ont été établis avec le service d'hygiène.
Nous avons également eu des inquiétudes sur les évasan et une charge de travail accrue lorsque le pont aérien a été mis en place brutalement un week-end, entraînant la fermeture du ciel aux vols commerciaux. Or un avion dans lequel nous avions affrété les professionnels qui rentraient de vacances de métropole et énormément de marchandises pour assurer nos stocks devait atterrir le samedi soir. L'annulation de ce vol a entraîné la création d'une cellule qui a été mobilisée sept jours sur sept en lien avec la préfecture, qui nous a beaucoup aidés.
Le troisième mot clé, c'est la réactivité, puisqu'il y a eu une mobilisation sans précédent de la part des professionnels de l'hôpital. Juste avant la crise, nous avions l'exemple de la métropole et nous étions très inquiets. Nous ne disposions que de 16 lits de réanimation en tout et pour tout sur le territoire. Nous n'avions pas vraiment la possibilité d'être aidés par un hôpital voisin, puisque La Réunion est à deux heures de vol. En quelques jours, nous nous sommes réorganisés pour pouvoir offrir une quarantaine de lits de réanimation. Nous avons créé des unités spécifiques covid pour éviter les infections nosocomiales d'autres patients. Nous avons créé une deuxième unité d'urgence pour accueillir les enfants au plus fort de la crise et nous avons créé l'unité post-urgence, qui n'existait pas.
Bref, c'est assez bluffant, car ce qui a été fait en à peine trois semaines aurait pris plusieurs semaines, voire plusieurs mois en temps normal.
Le quatrième mot clé, c'est la solidarité, notamment avec le CHU de La Réunion, qui est notre établissement de recours. Grâce au travail qui s'est engagé entre les différentes ARS, nous avons pu bénéficier d'assistance en matériel (respirateurs, masques) et nous avons pu réaliser des évasan, puisque La Réunion n'avait pas de cas identifiés hospitalisés à ce moment-là.
L'aide de la réserve sanitaire a été également essentielle, car nous avons eu jusqu'à 15 % d'absentéisme dans des services à certaines périodes, de nombreux agents ayant été contaminés. De même, le service de santé des armées, qui est venu installer une unité de réanimation supplémentaire, a été déterminant au plus fort de la crise. Enfin, je dirai que tous les professionnels de santé ont été à la hauteur.
Le cinquième mot clé, c'est l'innovation. Nous avons créé en quelques semaines avec l'ARS une hospitalisation à domicile, avec une particularité par rapport à beaucoup d'autres services de style en métropole, qui est la coordination entre le personnel de l'hôpital et les professionnels libéraux. C'est très nouveau à Mayotte, où, malgré quelques rapprochements, on ne pouvait pas dire qu'il y avait une collaboration fluide entre le public et le secteur libéral. La crise nous a permis de nous rencontrer, de nous parler et de nous rendre compte des potentialités d'une telle collaboration. Nous sommes aujourd'hui à 21 patients suivis, et cela fonctionne très bien. Nous avons mené quelques expériences en télémédecine, qui se sont parfaitement passées, malgré la faiblesse de nos moyens. Nous avons également monté des équipes mobiles de prélèvement en collaboration avec les biologistes.
Cette crise nous a demandé beaucoup d'énergie. Elle a révélé certaines de nos faiblesses, mais elle nous a aussi permis de développer des dispositifs novateurs pour faire face à une situation, qui, à un moment donné, était très inquiétante.
Nous n'avons eu qu'une seule admission en réanimation depuis trois semaines, et très peu en médecine. Nous avons fermé nos unités spécifiques covid médecine et gynécologie-obstétrique et nous sommes revenus à notre capacité de réanimation habituelle. Le Plan blanc a été suspendu depuis lundi, mais nous restons en alerte. De toute façon, il nous est apparu que le Plan blanc était inadapté pour des périodes aussi longues, du fait notamment de l'arrêt d'un certain nombre d'activités programmées, ce qui se révèle assez lourd pour les usagers.
Mme Joëlle Rastami, membre de France Assos Santé Mayotte. - Au nom de tous les usagers du système de santé, je souhaite remercier la commission d'enquête du Sénat de cette invitation à nous exprimer. Je salue également la mobilisation et l'implication quotidienne de l'ensemble des professionnels de santé publics et libéraux, ainsi que de toutes les associations.
Je représente ici France Assos pour Mayotte et non de Mayotte, le maillage territorial de l'association étant en voie de réorganisation. Nous avons vocation à défendre les intérêts des usagers du système de santé. Notre volonté est de permettre que s'exprime la vision des usagers sur les problématiques de santé.
La présentation que je vais vous faire s'appuie sur les données connues des usagers. Bien entendu, nous ne maîtrisons pas tout, et j'ai encore appris des choses aujourd'hui en entendant les oratrices précédentes.
Je me permettrai de vous rappeler que le Conseil pour l'engagement des usagers de la Haute Autorité de santé a émis cinq recommandations. La première est de mobiliser les processus de démocratie en recourant notamment au numérique. Les principes de la démocratie en santé impliquent la participation des représentants des usagers aux décisions de santé. Le numérique permet de recenser les témoignages et les retours d'expérience, d'en tirer les enseignements, d'une part, et de s'assurer de l'adhésion de l'opinion aux solutions proposées, d'autre part. Or depuis le début de la crise sanitaire sur notre territoire de Mayotte les représentants des usagers n'ont pu exprimer leurs droits collectifs auprès de l'ARS, et de façon réduite uniquement auprès du centre hospitalier de Mayotte, par conférence téléphonique. Nous avons également participé à une réunion du comité d'éthique par voie numérique.
Notre délégation sur Mayotte, comme l'ensemble des délégations de notre association, réclame une plus grande implication dans la politique de gestion de crise. Il faut permettre l'expression d'une parole collective, celle des populations qui subissent les effets de l'épidémie, ainsi que ses conséquences psychologiques et sociales. C'est pour cela que nous avons fait un premier courrier, le 11 mai, à Mme la directrice de l'ARS, que nous allons rencontrer le 29 juillet. En aucun cas, j'y insiste, les représentants des usagers n'ont dénigré le travail réalisé par l'ARS et les autres services.
Quelle leçon tirer de cette crise ? Quelle stratégie devons-nous adopter pour faire face à une nouvelle ou comment le système de santé de Mayotte doit-il évoluer ? Quelle place pour la démocratie en santé ? Telles sont les questions qui doivent nous mobiliser.
D'abord, nous pensons que la communication institutionnelle a produit des effets très limités sur le comportement des populations. À Mayotte, les usagers ne sont pas homogènes en ce qui concerne la représentation de la maladie, de la santé, les origines linguistiques, le mode de vie, les rites culturels, notamment au moment des décès - obsèques, lavages mortuaires - et des mariages. Certaines de ces spécificités ont pu contribuer à la dynamique de l'épidémie.
Les messages sont parfois peu suivis d'effet. Les distributions d'aide alimentaire ont certes répondu aux situations d'urgence sociale, mais elles ont provoqué des cohues favorisant la propagation du virus. Les messages en alphabet latin n'ont pu en effet être compris des populations, souvent analphabètes, ou bien ont été mal traduits en alphabet arabe. Notre proposition serait d'organiser une communication grand public claire et adaptée aux populations de Mayotte sur les épidémies, en s'appuyant sur les ressources locales et les spécialistes en linguistique.
Nous souhaitons ensuite aborder la stratégie de dépistage. Les annonces faites par l'ARS sur le manque de réactifs et le refus de beaucoup de se faire dépister ont contribué à la propagation des rumeurs les plus folles sur les réseaux sociaux. Je suis convaincue que l'absence d'annonces claires a entraîné bien des interrogations quant à la capacité des autorités sanitaires locales à gérer efficacement cette crise sanitaire.
Nous avons bien entendu le message du ministre de la santé pour tendre vers un dépistage massif, mais, à l'heure où nous sommes, seuls 14 100 tests ont été réalisés par les deux uniques laboratoires hospitaliers privés de Mayotte. Depuis le 14 mars, date du premier cas déclaré, on compte une moyenne de 688 tests par semaine, soit 90 tests par jour, loin des 1 000 tests annoncés à l'Assemblée nationale par la ministre des outre-mer le 2 juillet.
Santé Publique France a communiqué au mois de juin sur une probable sous-estimation de l'épidémie à Mayotte, une recrudescence ayant été constatée à la suite de l'Aïd et de la réouverture des commerces. La directrice de l'ARS n'a cessé d'alerter sur le manque de moyens pour tester, mais les ressources supplémentaires annoncées par la ministre le 19 mai n'étaient toujours pas arrivées à l'hôpital le 18 juin. Nous restons toujours en grande difficulté pour effectuer un nombre de dépistages suffisant.
La stratégie des pouvoirs publics est restée incomprise des usagers. Nous avons recueilli nombre de témoignages de personnes qui se sont vu opposer un refus de dépistage, voire dont les résultats n'ont pas été communiqués, ou alors seulement 4 ou 5 jours après.
Au niveau des matériels de protection, nous avons une autre version que celle des professionnels de santé. Pour les masques grand public, c'est la débrouille qui prévaut. Il faut savoir que 50 % de la population vit avec moins de 250 euros par mois, et ne peut se permettre de s'acheter une boîte de masques à 60 euros. Il est de surcroît difficile de laver les masques en tissu quand on a un accès à l'eau limité.
Pour conclure, je dirai que cette crise a été révélatrice des problèmes récurrents de notre système de santé. Pour nous, la place de la démocratie en santé reste à valoriser.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Madame Voynet, nous pouvions craindre que vous vous exprimiez comme les autres directeurs d'ARS, pour qui tout a bien fonctionné, mais je dois saluer votre franchise in fine.
Dans les autres départements, la place du préfet était clairement définie. Ce commandement bicéphale a d'ailleurs souvent été vécu comme un problème. Là, nous n'en avons pas entendu parler. Comment la collaboration s'est-elle passée ? De même, quelles ont été les coordinations avec la médecine de ville ?
Sans la suspension des vols, étiez-vous en mesure de contrôler ceux qui entraient et ceux qui sortaient ? Quelle solution auriez-vous retenu ?
Vous avez dit que la gestion par le ministère des outre-mer était frappée du sceau de l'amateurisme. Quel aurait été, selon vous, le ministère le plus à même de gérer la crise à Mayotte ? Serait-ce le ministère de l'intérieur, comme l'ont suggéré certains acteurs de la crise en métropole ?
Qu'en est-il de la reprise des soins ? Que vous manque-t-il actuellement ?
Selon vous, pourquoi y a-t-il eu cette différence de propagation entre Mayotte et La Réunion ?
Mme Dominique Voynet. - Si je n'ai pas évoqué de façon très détaillée la place du préfet, c'est parce que je savais que la question viendrait, mais c'est aussi parce que la relation avec le préfet n'a pas été réellement une difficulté pour nous, dans l'écrasante majorité des cas. Nous sommes beaucoup parlé et nous avons signé ensemble plusieurs courriers au Premier ministre pour demander des adaptations de la stratégie nationale à la situation particulière de Mayotte. Nous n'avons eu des divergences d'appréciation que lorsqu'il a dû mettre en oeuvre des injonctions formelles du ministère des outre-mer qu'il lui était difficile d'appliquer. Je pense que ce n'est pas aller trop loin de préciser que, dans ces situations, la tendance est forte de partager la pression avec l'ARS.
Un centre opérationnel départemental (COD) a été mis en place dès que la situation a commencé à se dégrader en métropole. Il s'est réuni tous les jours pendant plusieurs semaines, d'abord sous l'autorité du préfet, puis sous l'autorité d'un sous-préfet. Un COD plénier élargi était de surcroît réuni toutes les semaines. Même si j'étais un peu agacée de voir tout cet aréopage, je dois reconnaître que ce mode de réunion a facilité la circulation de l'information.
Concernant les relations avec la médecine de ville, compte tenu du fait que nous avons peu de médecins, nous avons réorganisé beaucoup de réunions avec les infirmiers, dès avant le premier cas apparu à Mayotte, pour essayer de transmettre un maximum d'informations sur les précautions à prendre dans la pratique professionnelle. Par ailleurs, nous avons mis en place une lettre d'information quotidienne diffusée à tous les professionnels de santé de Mayotte. J'organise également une réunion téléphonique hebdomadaire avec les médecins sur des sujets très variés, comme la façon de suivre les malades chroniques, d'équiper les professionnels ou de gérer les obsèques. Cela a permis aussi aux médecins de faire remonter des propositions.
Concernant les vols, vous avez parfaitement raison, madame la rapporteure, de dire que le contrôle strict des arrivées humaines sur le territoire était de nature à nous aider à contrôler la diffusion de l'épidémie, et nous avons été soulagés des décisions prises en la matière, mais cela ne supposait pas l'arrêt des vols. Il fallait se limiter à encadrer la libre circulation des personnes, car nous avions besoin de faire venir du matériel et des renforts. Autre exemple : nous avions besoin de faire partie régulièrement les tests qui permettent de diagnostiquer la mucoviscidose chez les enfants ou les tests prévenant les risques de trisomie 21. En plus, je ne suis pas sûre que l'on y ait gagné sur le plan financier, car le pont aérien mis en place sur la base d'une délégation de service public avec Air Austral, avec une garantie de ressources, a été très coûteux. Ainsi, la compagnie a une enveloppe de 25 000 euros pour chaque vol entre Dzaoudzi et La Réunion. Je trouve extrêmement dommageable ce qui s'est passé, alors que nous avions les pires difficultés à faire venir notre fret.
J'y suis allée un peu fort en parlant d'amateurisme au sujet de la gestion du ministère des outre-mer. C'est plutôt l'impression d'une difficulté à arrêter une position interministérielle robuste fondée sur les seules considérations sanitaires. J'ai eu l'impression que, finalement, le ministère voulait marquer de son empreinte l'évolution de la crise, parfois de façon redondante avec le ministère de la santé, parfois de façon imparfaitement cohérente.
Je me suis réjouie que la gestion de la crise ait été confiée au début au ministère de la santé, avec la création d'une cellule de crise sanitaire. Ensuite, j'ai trouvé juste la création d'une cellule interministérielle de crise (CIC), au moment où l'on comprend que la crise va durer plusieurs semaines, plusieurs mois, voire plusieurs années. Cette structure a vocation à traiter non seulement les questions sanitaires, mais également les questions économiques et sociales. Dans une troisième phase, et parce que le CIC ne fonctionnait pas bien, il a été décidé de faire en sorte que le ministère le plus directement concerné, c'est-à-dire le ministère de la santé, soit représenté fortement au CIC. Cela m'a semblé juste aussi. On aurait pu imaginer raccourcir les séquences, mais je n'ai pas beaucoup d'éléments pour voir comment les choses se sont passées réellement au niveau national. Cependant, je pense que ces trois séquences étaient à peu près inévitables.
Lorsqu'il y a une crise courte - tremblement de terre ou cyclone -, le préfet est naturellement le coordonnateur général. En l'espèce, le préfet a veillé, au niveau du COD, à prendre en compte de façon prioritaire les préoccupations sanitaires, et je l'en remercie. Je lui ai renvoyé la pareille quand j'ai eu l'impression que les difficultés sociales, sécuritaires, économiques du département l'emportaient sur la gravité de l'épidémie. On a alors travaillé ensemble à assouplir les modalités du confinement et à faciliter la vie des Mahorais.
Mme Catherine Barbezieux Betinas. - La reprise d'activité s'est faite de façon progressive depuis à peu près un mois.
Le CHM est organisé ainsi : un plateau technique à Mamoudzou est spécialisé dans la chirurgie et la médecine ; cinq centres de référence sont répartis sur le territoire dans lesquels il y a des maternités ou des consultations de médecine, qui n'ont jamais fermé pendant la crise. Durant celle-ci, nous avions mis en place des unités spécifiques de prélèvement et des circuits spécifiques à l'attention de la population. Il y a aussi treize dispensaires.
Actuellement, nous avons repris une activité normale sur la quasi-totalité de l'établissement, à l'exception de certains dispensaires, dont certains sont en train de rouvrir progressivement. Nous retrouvons une activité de médecine et de pansements, réalisés par des infirmiers diplômés d'État (IDE). Actuellement, il nous manque, pour tout rouvrir, des moyens en personnel, car nous avons dû redéployer au plus fort de la crise le personnel qui travaillait dans ces petites structures de proximité. Les équipes ont été fortement sollicitées pendant deux mois. Elles ont fait beaucoup d'heures supplémentaires et il y a beaucoup d'absentéisme. Nous avons un gros turn over, avec des professionnels qui restent en moyenne un an. Autant il y a eu de la solidarité, du personnel s'est porté volontaire pour venir nous aider, autant nous avons beaucoup moins de propositions de remplacement pour la période d'été, jusqu'à septembre-octobre, par rapport à l'année précédente. L'activité a repris à plus de 90 %, à l'exception de quelques dispensaires.
Pour les cas résiduels, nous avons eu une admission en réanimation depuis le dernier mois pour cause de covid-19. En médecine, il y avait entre 28 et 30 patients hospitalisés chaque jour, nous en sommes à 3 ou 4 actuellement.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Je remercie les trois intervenantes. Les questions posées visent à comprendre comment la crise pourrait être mieux gérée la prochaine fois. Elles ne visent, en aucun cas, à mettre en cause votre travail.
Mme Voynet a été très franche dans son exposé sur la question institutionnelle. J'ai compris que localement, cela a plutôt bien fonctionné avec le préfet, mais que cela avait été plus compliqué dans la verticalité...
En réponse à France Assos Santé, vous avez écrit que « l'ARS ne saurait être tenue responsable du désordre général par des initiatives mal préparées, mal conduites, maintenues en dépit de ses conseils et dont elle s'est désolidarisée, initiées par d'autres acteurs institutionnels auxquels je vous demande de vous adresser directement. » Quels sont ces acteurs institutionnels qui mettent en place des actions aussi chaotiques ? C'est pour que nous puissions mieux comprendre les liens entre les acteurs locaux.
Quels sont les liens avec les autres acteurs régionaux ? Nous avons un peu parlé de La Réunion, vous nous avez cité les autres États autour, Mme Voynet nous a parlé des Comores, mais pour dire qu'il y avait eu un incident diplomatique et que cela n'avait pas fonctionné. Avez-vous des idées pour une meilleure insertion de Mayotte dans le bassin de l'océan Indien, compte tenu des difficultés de la verticalité des relations avec une métropole qui est loin ?
Dans l'échange de courriers entre France Assos Santé et la directrice générale de l'ARS, on comprend bien que vous prônez une approche de santé communautaire - et Mme Voynet a prononcé ce mot dans son exposé introductif. Cette approche n'est pas celle qui a été faite en métropole dans les premiers temps de la crise ; elle est maintenant développée par le ministre de la santé, avec des approches ciblées selon les populations, les territoires, avec des opérations de dépistage, à mesure qu'on a appris à connaître un peu la répartition de l'épidémie. Estimez-vous avoir été appuyés dans cette approche en santé communautaire, ou vous sentez-vous gênés par ce que la directrice de l'ARS a appelé les « multiples instructions », reçues a priori depuis Paris ?
Vous avez parlé d'évasan qui ont été empêchés. Des vies ont-elles été mises en danger par l'absence d'évasan ?
Madame la directrice du CHM, vos capacités de réanimation ont-elles atteint, à un moment ou à un autre, la saturation ?
Mme Dominique Voynet. - La crise a duré longtemps, et elle n'est pas réellement terminée puisque nous continuons à avoir toutes les semaines une réunion du COD. Certes, elle s'est allégée, mais elle a duré quatre mois.
Si les choses se sont bien passées localement, cela ne veut pas dire que nous avons toujours été d'accord sur tout avec le préfet. Nous avions parfois des préoccupations différentes que lui, ainsi qu'avec le recteur qui aurait aimé rouvrir les écoles beaucoup plus tôt - avec des arguments que je comprends tout à fait, lorsqu'il insiste sur le risque de décrochage scolaire d'enfants vivant dans des quartiers où l'école est vraiment la chance de s'en sortir. C'est aussi le lieu où l'on fournit parfois le seul repas de la journée. Dire que nous nous sommes entendus sur 90 % des sujets ne veut pas dire que nous n'ayons pas eu de discussions sur d'autres. Je trouve cela normal, et cela s'est toujours réglé avec respect.
Lorsque j'évoquais des « actions chaotiques », je faisais directement allusion à un point évoqué par la représentante des associations qui concernait les distributions alimentaires, souhaitées par le rectorat, portées par la préfecture, à la demande de communes qui auraient aimé pouvoir distribuer effectivement aux populations les plus déshéritées des aliments. L'ARS n'a pas soutenu cette hypothèse, même si nous avons accepté d'en financer certaines. Nous avons été soulagés quand nous avons appris que les différents partenaires renonçaient à cette façon de distribuer l'aide alimentaire et privilégiaient désormais la distribution de bons, permettant aux personnes d'aller s'approvisionner au Douka Bé local. Pour moi, c'était important. Voilà un exemple des situations dans lesquelles nous n'avons pas été d'accord. Mais je comprends aussi le préfet : les gens avaient faim, c'était urgent et les communes étaient demandeuses. C'est facile après coup de réécrire l'histoire. La réalité, c'est qu'on n'arrive pas toujours à éviter les attroupements. Je pense notamment aux attroupements auprès des centres de santé. La directrice du CHM fait de son mieux pour imposer le port du masque et le lavage des mains. On a fermé la rue pendant des semaines, mis en place un lavage des mains systématique avant l'accès aux centres de santé. Mais la réalité, c'est que les personnes s'agglutinent devant le centre de santé depuis trois heures du matin. En dépit des mesures de sécurité, on n'évite pas toujours ces attroupements qui ne permettent pas de respecter les gestes barrières.
Avec La Réunion, la situation est assez singulière. Le CHM est le seul établissement hospitalier français à ne pas être membre d'un groupement hospitalier de territoire (GHT), tout simplement parce qu'avec 1 800 kilomètres qui séparent La Réunion de Mayotte, les situations n'ont rien à voir. Personne n'aurait eu l'idée de faire un GHT entre le centre hospitalier de Lille et la Corse ; nous n'avons pas trouvé fonctionnel de mettre en place un GHT entre Mayotte et La Réunion. Cela ne veut pas dire que nous ne travaillons pas ensemble. La séparation entre l'ARS de La Réunion et l'ARS de Mayotte n'a pas été très simple. Elle a été douloureuse pour les agents de La Réunion, mais elle a été accueillie avec enthousiasme à Mayotte. La crise, tant pour les relations entre les établissements hospitaliers que pour les relations entre les ARS, a été l'occasion de vérifier que nous étions capables de bien travailler ensemble. Je dois remercier ma collègue de La Réunion, qui, au moment où nous avons réfléchi à la façon de se partager le stock stratégique de masques, a attribué la plus grande partie de ce stock à Mayotte parce que nous en avions besoin, dans des conditions tout à fait amicales. Je dois aussi remercier le CHU qui, à plusieurs reprises, a avancé des écouvillons et des curares, des kits réactifs, etc., pour nous permettre de faire la jonction. Nous avons conclu un protocole de coopération pour les évasan avec l'hôpital de La Réunion, dans un contexte assez compliqué parce que l'opinion publique à la Réunion était extrêmement sensible à la présence mahoraise. Les plus prudents sont juste attentifs à ne pas laisser réintroduire la covid, mais certains vont jusqu'à des jugements racistes extrêmement pénibles envers les Mahorais. Ce protocole illustre magnifiquement l'engagement des professionnels pour une solidarité active avec Mayotte. Vous allez me dire que c'est bien normal, car le CHU est notre établissement de recours et il est financé pour cela.
L'ancrage de Mayotte existe dans l'océan Indien, de fait, car la moitié de la population de Mayotte est d'origine comorienne. Les liens sont constants, tant avec les Comores que Madagascar. Nous avons deux difficultés importantes : la première, ce sont les distorsions de niveaux de développement et de vie. Mayotte, plus pauvre des départements français, apparaît comme un îlot de de richesses, de bien-être et de confort pour les autres États de l'océan Indien. Avant la survenue de la covid, j'étais engagée dans l'élaboration d'un programme de coopération sanitaire auquel participe activement le CHM, qui a lui-même un programme Interreg de coopération sanitaire avec les Comores. Je suis un peu perplexe quant au déploiement de ce programme dans le contexte actuel ; il me paraît évident que le gouvernement comorien est prêt à utiliser aussi la crise du coronavirus comme un instrument de pression sur le Gouvernement français. Par exemple, le Gouvernement comorien exige, pour reprendre des personnes reconduites aux Comores, la réalisation d'un test PCR. C'est un peu fort de café ! Nous accueillons à Mayotte les personnes qui arrivent et qui sont positives à la covid, et nous sommes censés faire un test négatif si l'on souhaite les renvoyer. Je précise que cette remarque, purement factuelle et technique, ne constitue pas une évaluation politique, stratégique ou tactique de la politique française en matière migratoire ou en matière de coopération avec ses voisins.
L'approche en matière de santé communautaire n'a été ni gênée ni appuyée au niveau national. Elle a été jugée absolument nécessaire, soutenue par le ministère de la Santé - pas encore de façon explicite - mais nous avons été autorisés à dépasser notre plafond d'emplois pour recruter des agents supplémentaires. Nous avons affiché très fortement l'idée qu'il s'agissait de mettre en place un réseau de santé communautaire et d'être plus présents sur le terrain. C'est une des faiblesses structurelles des ARS que d'être peu territorialisées. C'est moins vrai à Mayotte qu'ailleurs. Dans de très grandes régions comme l'Occitanie, la Nouvelle-Aquitaine ou les Hauts-de-France, il y a peu d'agents de l'ARS présents sur le terrain, contrairement aux agents du ministère de l'agriculture, ou du ministère de l'équipement. Mais à Mayotte, le territoire est assez petit, les distances ne sont pas importantes, nous nous connaissons tous. C'est plus facile d'être présents sur le terrain. Ce sera le seul point sur lequel je souhaite répondre à la représentante des usagers, parce que nous avons beaucoup échangé avec les associations qui nous ont aidés sur le terrain. Elles ont été présentes sur les bornes-fontaines, dans les quartiers ; elles nous ont aidés à aller dans des endroits où il est difficile, pour des agents non mahorais, de se rendre. Elles nous ont fait remonter énormément de témoignages de terrain qui nous ont permis aussi d'adapter nos dispositifs à la réalité sociale et territoriale de Mayotte. Elles nous ont beaucoup aidés à transmettre les messages qu'appelait de ses voeux la responsable associative. Tous les messages, en plus des films, des messages radio et du travail sur les réseaux sociaux traitent de points très spécifiques de la vie mahoraise : « Comment je fais avant d'aller à la mosquée? » « Comment je porte mon masque? » « Comment je me comporte quand plusieurs générations cohabitent ? » « Qu'est-ce qu'un mètre de distance ? » On leur dit : c'est cela. (Mme Voynet écarte les bras pour en montrer la longueur). Je vous ferai passer ces plaquettes par internet. Le monde associatif nous a aidés, et il va nous aider à transmettre les bons messages en matière alimentaire, de diabète, de santé sexuelle et reproductive, de lutte contre le VIH, etc. Cela intéresse beaucoup le ministère et je souhaite pouvoir le développer, en utilisant tous nos agents qui se sont montrés très volontaires et très crédibles sur le terrain.
Oui, bien sûr, des vies ont été mises en danger par l'absence d'évasan. Oui, je ne devrais pas le dire de façon si virulente. C'est aussi pour cela que nous plaidons pour que l'avion sanitaire reste à Mayotte à l'issue de la crise. Parce que lorsqu'on doit faire l'évacuation sanitaire d'un patient qui a une compression médullaire ou qui a eu un problème de compression neurologique centrale, on a quatre heures pour qu'il rejoigne la Réunion. Lorsqu'on veut déboucher l'artère d'un patient qui a un infarctus du myocarde, on a entre quatre et six heures. Si l'on doit déjà faire venir l'avion de la Réunion, c'est terminé. Je ne veux pas que nous soyons soumis au rythme aléatoire de la disponibilité des avions d'Air Austral, qui fait son possible en général, mais qui est parfois confronté à une vraie saturation en période de vacances. Je plaide vraiment pour que nous ayons des moyens budgétaires et l'autorisation de garder cet avion à l'issue de la crise.
Mme Catherine Barbezieux Betinas. - Nous avons seize lits de réanimation sur Mayotte. C'est très peu finalement, par rapport à la population. Au plus fort de la crise, nous sommes montés jusqu'à 22 patients en réanimation : il y avait non seulement les patients covid, mais aussi les autres patients qui avaient besoin d'être admis en réanimation.
Nous n'avons pas eu de saturation pour deux raisons : d'abord, le protocole avec le CHU de La Réunion nous a permis de procéder à des évacuations sanitaires des patients atteints du coronavirus, y compris en réanimation ; ensuite, nous avons eu l'aide du service de santé des armées, qui y a installé, de manière un peu différente de ce qu'il a fait dans le Grand Est, une unité de réanimation dans les murs de l'hôpital à proximité de notre service, et qui a permis d'aider ce service au plus fort de la crise. Il n'y a pas eu de saturation, mais vraiment grâce à ces aides. Cela montre qu'en situation vraiment exceptionnelle, les seize lits dont nous disposons aujourd'hui sont particulièrement insuffisants.
Mme Joëlle Rastami. - Les associations ont participé, notamment les associations humanitaires, comme la Croix-Rouge, mais aussi l'Union départementale des associations familiales (UDAF), membre de France Assos Santé. Les représentants d'usagers sont nommés par le ministère de la santé, par les institutions, et nous avons été très étonnés de n'avoir à aucun moment été invités aux cellules de crise, comme cela a été fait dans le département voisin de La Réunion. Nos collègues de France Assos Santé Océan Indien faisaient partie de la cellule de crise et pouvaient faire remonter des informations.
Il manque encore beaucoup, pour les usagers, un accès aux masques. Les masques jetables n'ont plus de couleur, pour certains, les masques en tissu sont arrivés à épuisement de l'utilisation qui devrait en être faite. Il n'y a plus de distribution gratuite parce que compte tenu du contexte économique et social, il faut pouvoir redistribuer des masques gratuitement, les mettre à disposition des associations qui s'occupent du diabète comme Rediab Ylang, du VIH, de l'hépatite B, des centres communaux d'action sociale, en direct avec la population... Il faut continuer à pouvoir donner des masques pour faire effectivement barrage au coronavirus.
J'habite en Petite-Terre, et j'ai encore pris la barge tout à l'heure pour participer à une réunion sur le centre hospitalier de Mayotte. La distanciation n'est pas comprise de la population. Il y a des lieux stratégiques, qui nécessiteraient un accompagnement. Les agents de la société de transport maritime devraient pouvoir arriver à accompagner la population dans ces distanciations. Il en est de même dans les commerces, où la distanciation n'est pas respectée. Les masques ne sont pas mis non plus.
Nous souhaiterions avoir un accès au dépistage plus facile. Santé publique France l'écrivait le 9 juillet, « encore aujourd'hui, les personnes contacts de covid + ne sont pas dépistées. » Cela risque de laisser propager le virus.
Des associations ou les CCAS qui ont participé à cette distribution d'aliments ou de bons alimentaires nous font remonter leur demande d'avoir des dépistages. Mme Voynet l'a bien rappelé, notre population est jeune, avec beaucoup de cas asymptomatiques. Santé publique France insiste sur le fait qu'il y ait un dépistage à plus large spectre pour détecter les personnes qui seraient asymptomatiques et susceptibles de contaminer. D'autant qu'à Mayotte, nous rentrons dans la période des « Grands mariages ». Il est très difficile, pour la population, de pouvoir respecter les distances. En matière de santé communautaire, on pourrait s'appuyer sur les associations d'usagers. Nous connaissons des personnes ressources qui pourraient intervenir dans des manifestations traditionnelles, communiquer auprès de la population et essayer de les accompagner dans l'application de ces messages.
Mme Dominique Voynet. - Je ne sais pas s'il y a eu un autre département qui a pu équiper dès le 17 mars, sur l'ensemble du territoire, tous les professionnels de santé - tous les médecins libéraux, les infirmiers, les pharmaciens, les agents du service d'incendie et de secours, tous les ambulanciers, etc. Nous avons équipé les agents des CCAS, les agents des services d'aide à domicile, tout le secteur médico-social, et nous continuons à le faire. Nous disons entre nous que nous sommes « ARS Logistics », car certains agents ne font que cela : ils gèrent des cartons et livrent des masques, encore maintenant, toutes les semaines. Dès le début, nous avons pu équiper en masques tous les cas positifs et tous les cas contacts. Cela a été un travail absolument considérable que d'emmener ces masques à toutes les personnes dans les quartiers. Oui, il faut continuer à distribuer des masques - et ce n'est pas une critique pour l'ARS - parce que ce département a été le premier, et je crois le seul, à pouvoir équiper en masques en tissu toute sa population, grâce à la mobilisation du conseil départemental et de la préfecture : 450 000 masques ont été distribués dans une première commande, 800 000 sont en cours de distribution, ce n'est pas terminé. Parfois, il fallait aller dans certains quartiers déshérités distribuer les masques, un à un, de famille en famille, de maison en maison, parce que les gens n'ont pas d'adresse postale et qu'ils ont peu accès à l'information. Si Rediab Ylang demande des masques à la préfecture, je ne doute pas qu'ils en auront.
Pour le respect des règles de distanciation, chacun doit prendre ses responsabilités : la gestion de la barge relève du conseil départemental, celle des commerces, c'est la chambre de commerce et d'industrie et la chambre des métiers. Nous formons les formateurs : plus de mille personnes ont été formées par l'ARS en cette période : ce sont les formateurs des entreprises ou des milieux professionnels, qui vont permettre d'aller à la rencontre des usagers. Mais nous ne pouvons pas être les garants du fait que l'ARS est présente partout... J'ai appris, la semaine dernière, qu'en violation des règles, certaines boîtes de nuit ont repris leurs activités. Je l'ai tout de suite signalé au préfet, qui a mobilisé des moyens pour s'assurer que ces boîtes de nuit ne continuent pas leur activité. C'est une coopération quotidienne qui permet de respecter ces distances.
Quant à la phrase de Santé publique France que vous citiez, toutes les personnes contacts ne sont pas dépistées : en effet, de nombreuses personnes refusent de se faire dépister, disant qu'elles ne sont pas malades... Si jamais elles sont dépistées positives, elles devront s'isoler chez elles, mettre un masque, s'isoler de leur famille, et arrêter leur travail... Du coup, elles refusent. Dans les textes, rien ne nous permet d'imposer à une personne qui le refuse d'être dépistée.
Nous avons engagé beaucoup d'actions de dépistage systématique. C'est très étonnant. Parfois, avec une personne symptomatique, nous nous attendons à trouver beaucoup d'autres cas positifs. Dans une grosse association mahoraise, par exemple, on a trouvé zéro cas positif. À la Direction de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DJSCS), qui a beaucoup d'agents présents sur le terrain, il y avait aussi zéro cas positif. Et parfois, presque par hasard, dans les dépistages de voyageurs, on trouve des cas positifs qui affirment n'avoir aucun symptôme, et on trouve des cas positifs autour d'eux alors qu'on les cherchait à peine... Nous cherchons à déployer plus de tests et nous avons actuellement les moyens de le faire ; le facteur limitant, par contre, c'est le personnel, comme le disait Mme Barbezieux Betinas.
Mme Victoire Jasmin. - La directrice de l'ARS a évoqué la coopération régionale sur le sanitaire. Avez-vous suffisamment avancé ? La Réunion était trop lointaine pour les actions que vous vouliez faire ensemble. Avec qui comptez-vous les faire ? Y a-t-il des possibilités de complémentarités dans le cadre des projets Interreg ? Sont-elles formalisées ou non ?
Vous avez évoqué le conseil départemental pour les déplacements, mais y a-t-il d'autres actions menées ensemble dans le cadre de la démocratie sanitaire ? Seule la représentante des usagers a évoqué les maires, qui sont présents, avec d'autres élus locaux et des représentants d'associations et des structures médico-sociales dans les conférences de la santé et de l'autonomie. Quelles relations avez-vous avec ces partenaires ? À Mayotte, il y a des problèmes sociaux et économiques. Gérer la situation, ce n'est pas facile pour vous. Vous avez évoqué les difficultés que vous pouviez avoir avec les ministères de la santé ou de l'outre-mer, mais vous n'avez pas cité certains représentants, comme ceux de la sécurité civile ou le SDIS. Qu'en est-il ?
Madame Rastami, l'ARS a évoqué les différentes distributions de masques pour protéger les populations mahoraises. Des associations pourraient-elles confectionner des masques en tissu de type Afnor, pour un usage quotidien ? Pourriez-vous les inciter à cela ?
Mme Annie Guillemot. - Vous indiquez avoir distribué beaucoup de masques à la population. Rapporteure pour avis, avec Dominique Estrosi-Sassone, sur le logement, nous avons constaté que de nombreux foyers d'hébergement n'avaient pas de masques. Cela a été un gros problème, notamment dans la métropole de Lyon, qui est pourtant riche.
Selon Mme Rastami, la moitié de la population touche moins de 250 euros par mois. On débat actuellement de la gratuité des masques et de l'accès de la population aux masques. Quelle est votre position sur ce sujet, même si vous avez agi bien avant les autres ?
Faut-il rendre les tests obligatoires ?
Mme Angèle Préville. - Pour le confinement généralisé, il y a eu un décalage de sept semaines avec la métropole. Vous avez souligné les difficultés importantes d'accès à l'eau et de faim. Selon vous, ce confinement n'était pas adapté. Dorénavant, s'il devait y avoir un reconfinement, avez-vous signalé que ce n'était pas adapté ? Quelles adaptations préconiseriez-vous pour Mayotte ?
Quelle proportion de la population a été touchée par la faim ? Combien de temps cela a-t-il duré ?
Mme Michelle Meunier. - Madame la directrice de l'ARS, vous avez été agacée devant « l'aréopage » de participants au comité de pilotage. Que voulez-vous dire ainsi ?
M. Olivier Paccaud. - J'ai été surpris d'entendre que dès le 17 mars, tous les professionnels de santé et toutes les personnes en ayant besoin avaient été fournis en masques. Dans mon département de l'Oise, ce n'était pas du tout le cas. Comment avez-vous pu faire ? Aviez-vous des stocks ? Si oui, aviez-vous anticipé, demandé ces masques ? Bravo, mais expliquez-nous !
M. Thani Mohamed Soilihi. - Je salue les trois intervenantes, avant de vous retrouver à Mayotte. Je ferai quatre observations. Le personnel soignant a fait de son mieux avec les moyens du bord. Certes, tout ne s'est pas bien passé, comme l'a rappelé Mme Rastami.
Déjà en temps normal, les moyens sont sous-dimensionnés par rapport à la population réelle. Je l'ai souvent dit devant le Sénat. À plus forte raison, durant cette double crise de la covid-19 et de la dengue, les moyens étaient amplement dépassés. Il faut mettre en exergue ce sous-dimensionnement des moyens.
Nous avons assisté, contrairement à d'autres zones de la métropole, à une montée voire à une flambée des violences, notamment dans les quartiers. Une caserne de pompiers à Kahani a été pillée, et un dispensaire attaqué. Cette montée de violences, peut-être pas si conséquente que cela, a été très mal ressentie par la population, et a motivé la venue en urgence de la ministre des outre-mer pour qu'elle « éteigne le feu ».
Il est dommage que le préfet et les exécutifs locaux, l'association des maires ne soient pas là. En cas de nouvelle vague, comment allons-nous nous organiser ?
Mme Dominique Voynet. - Madame Jasmin, j'ai pointé les limites non pas de la coopération régionale, mais de l'intérêt d'un GHT. Les coopérations existent : nous recevons à Mayotte très régulièrement des missions de médecins, de chirurgiens, d'intervenants divers qui nous aident à prendre en charge des patients de Mayotte. Nous coopérons dans la gestion des matériels et des équipements. La crise a permis de mettre en évidence la bonne volonté partagée de renforcer des coopérations.
La situation des maires n'était pas simple : au soir du premier tour des municipales, ils étaient suspendus à la décision des électeurs, comme cela a été le cas dans plusieurs milliers de communes métropolitaines. Les communes étant jeunes à Mayotte, elles disposent souvent de moyens très limités. Je dois souligner la bonne qualité des relations avec les maires, dans plusieurs communes, confrontés à la covid. Cela nous a permis de déployer, avec leurs services et avec eux, des actions de terrain tout à fait utiles, et de former leurs agents. Je souligne le travail fait à la mairie de Mamoudzou, ville où il y a beaucoup de bidonvilles et d'habitats précaires. L'accord donné pour installer rapidement des rampes d'eau et faire des distributions alimentaires, de masques, former des agents, a été intéressant. Il en a été de même à Chirongui, Mtsamboro, Sada, où les maires se sont fortement mobilisés.
Concernant les relations avec les associations, l'ARS est très jeune ! Comme l'a dit la représentante des usagers, France Assos Santé existait à l'échelle de l'Océan Indien, vous étiez vice-présidente. Nous n'avons pas eu le temps de nouer des relations approfondies. Nous nous sommes vues deux ou trois fois, dans des occasions variées, mais ces relations ne sont pas stabilisées.
Je n'ai pas évoqué de difficultés avec le
ministère de la santé. Mais il est parfois difficile de recevoir
des instructions traitant de sujets extrêmement importants au niveau
métropolitain, mais qui s'adaptent mal à la situation de Mayotte
- ce n'est pas la même chose. Lorsqu'on reçoit des
instructions sur les modalités de suivi des personnes dans les
Ehpad
- nous n'avons pas d'Ehpad à Mayotte - ou nous
enjoignant de mettre en bière systématiquement chaque personne
décédée alors que la tradition mahoraise consiste à
laver les corps, utiliser des linceuls et procéder très vite
à l'ensevelissement, c'est difficile.
Les relations avec la protection civile et le SDIS ont été fluides. Le préfet, grand ensemblier de ces questions, vous aurait décrit cela par le menu. Mes relations avec eux ont été essentiellement fonctionnelles et pratiques, puisque nous avons équipé les pompiers du SDIS très tôt dans la crise, alors même que les textes ne nous l'imposaient pas.
Pour les masques, nous avons pu équiper dès le 17 mars les professionnels de santé du CHM, avec un nombre limité de masques par jour au début, car nous étions prudents et ne savions pas si et quand nous aurions du réassort... Nous sommes passés de deux à trois masques par jour à quatre ou cinq. Je vous le confirmerai - je suis sous serment. Au départ, j'ai équipé les infirmiers libéraux, les pompiers, les ambulanciers etc., avec un nombre limité de masques par jour (deux masques par jour), dans le respect des normes nationales. Lorsque nous avons réalisé que nous avions des dons, parfois de masques périmés, mais testés avant de les distribuer, nous avons augmenté le nombre de masques distribués.
C'est avec des masques en tissu que nous avons équipé tout le monde. Nous sommes passés de la distribution de masques chirurgicaux ou FFP2 aux professionnels de santé et aux cas positifs et cas contacts à une distribution populationnelle de masques en tissus, fabriqués en partie à Mayotte. J'en ai commandé des milliers et des milliers. Mais ensuite nous avons commandé 450 000 masques à Madagascar, tout simplement, car on ne trouvait plus de tissu, et surtout plus d'élastique, à Mayotte. Puis nous avons commandé 800 000 masques. La deuxième salve de masques n'est pas encore totalement distribuée. Mon directeur de cabinet est en lien étroit avec la préfecture pour organiser la fin de cette distribution.
Faut-il rendre obligatoires les tests ? Je suis très ennuyée car je prends au sérieux ce que l'on me dit : nous avons toutes les chances, si le test est négatif, de ne pas pouvoir rassurer la personne, qui peut être positive 48 heures plus tard, ou avoir été positive quatre jours avant et avoir contaminé largement autour d'elle des personnes qui déploieront ou non des signes cliniques. Un test ne renseigne que sur l'état virologique de la personne au moment où on le fait. C'est tout. Généraliser ou rendre obligatoire les tests est compliqué. Pour les vols vers la métropole, il est déraisonnable d'imposer des tests à tous les Mahorais, car nous avons une capacité de tests limités. Nous n'avons pas les matériels, les réactifs ou le personnel pour prélever et pour gérer ces dossiers. Imaginez une seconde : vous demanderez aux Mahorais de faire un test systématique avant de prendre l'avion pour la métropole, alors que le nombre de cas de covid à Mayotte n'est même pas le tiers du nombre de cas constatés dans la région Grand Est. À ma connaissance, on ne demande pas aux habitants de Strasbourg ou de Metz de faire un test avant de prendre le TGV pour Paris ou de partir en vacances en Bretagne... Je trouverai discriminatoire d'imposer cela aux Mahorais. Par contre, je comprends la demande des Réunionnais, car La Réunion est une île, qui souhaite se protéger et avoir des garanties sur la situation sanitaire et sur l'impact éventuel des afflux de passagers vers l'île. Mais d'un côté il y a trois îles - Guadeloupe, Martinique et la Réunion - touristiques avec un afflux important de personnes pouvant déstabiliser le système de santé, de l'autre, deux territoires plutôt fragiles - un continental, la Guyane, et un insulaire, Mayotte - avec des capacités limitées et qui ne constituent pas nécessairement un danger pour le territoire métropolitain.
Les sept semaines de confinement ont en partie aidé à limiter le pic épidémique, mais ont été très pénalisantes dans le temps. Je ne sais pas quel est le pourcentage des habitants qui ont eu faim. La faim n'est pas uniquement quantitative, avec la sensation de faim dans le ventre, c'est aussi qualitatif : certaines personnes ont mangé seulement du riz et des bananes pendant des semaines, sans rien d'autre. Cela a un impact sur la santé des enfants ou de personnes diabétiques...
Pour l'eau, la solution est dans le long terme. Il est inacceptable qu'un tiers de la population n'ait pas accès à l'eau potable. C'est un sujet très sensible politiquement : certains soulignent deux difficultés : c'est dans les quartiers informels, de développement rapide, totalement exorbitants des maires pour mettre en place des plans locaux d'urbanisme, que le besoin d'accès à l'eau est le plus aigu et le plus important quantitativement. Certains maires nous disent que s'ils veulent avoir une politique d'aménagement du territoire, ils ne peuvent pas valider, après coup, par l'installation de rampes d'eau, l'implantation non choisie de populations nouvelles. Par ailleurs, il sera nécessaire d'améliorer l'accès à l'eau, dans le contexte plus général de raréfaction de la ressource en eau à Mayotte. Nous nous attendons tous à devoir gérer une pénurie d'eau en novembre, avant l'arrivée de la saison des pluies. C'est un sujet de fond, et non uniquement de crise.
Pourquoi ai-je déploré le large aréopage de participants au COD ? Soit celui-ci est un lieu de diffusion d'informations, auquel cas ce n'est pas gênant qu'il y ait énormément de monde ; soit c'est un lieu où des sujets difficiles peuvent être abordés, où l'on peut argumenter, construire des positions et nouer des compromis, auquel cas le fait d'être si nombreux pénalise. On ne peut pas dire tout, devant tout le monde, tout le temps. C'est pourquoi, à côté de ce COD très large, nous avons pris l'habitude, avec le préfet, de nous réunir quasiment en tête-à-tête, chaque fois que c'était nécessaire, pour arrêter les décisions qui devaient l'être.
Mme Joëlle Rastami. - Mme Voynet insiste beaucoup sur le travail réalisé avec les associations. Avec des outils visio, on aurait pu travailler ensemble et collaborer sur cette crise du coronavirus.
Lors d'une réunion avec les membres de la direction qualité et la direction générale de l'hôpital, on nous avait dit que 2 700 agents de l'hôpital avaient bénéficié de masques. Les services aigus ont été davantage pourvus, avec trois masques par jour, contre deux pour les autres. Après, il y a eu une montée en charge de la mise à disposition de masques. Je reviendrai aussi sur la qualité des masques. Certains masques en tissu étaient de vraies passoires. Le test de l'OMS, de la flamme, le prouvait. Cela a été publié sur Mayotte Première. Des masques jetables ont été distribués et ont été montrés du doigt par les professionnels de santé parce qu'ils n'avaient rien d'autre. Des reportages, dernièrement, montraient des équipes du SAMU de l'hôpital, une infirmière et un médecin, qui partaient voir un patient positif au covid qui n'allait pas bien. Ils n'étaient pas équipés d'un masque FFP2, mais d'un masque chirurgical...
Pour laver ces masques en tissu, il faut de l'eau et du savon. Comment distribuer des masques en tissu s'ils sont mis tous les jours, pendant six à dix jours, sans être lavés... Ils n'ont alors plus aucun effet !
Les représentants des usagers s'interrogent sur le suivi des cas positifs, et de ceux qui sont dits guéris. Sur quels critères sont-ils guéris ? En métropole, des centres spécialisés se mettent en place pour accompagner. Quels moyens seront donnés à l'hôpital pour accompagner tant psychologiquement - cela a fait beaucoup de dégâts - que physiquement ceux qui doivent récupérer ?
M. Alain Milon, président. - Merci d'avoir exposé tous les problèmes et solutions que vous avez trouvés pour vous en sortir au mieux. Nous vous recontacterons si nous avons besoin d'autre chose, mais n'oubliez pas de répondre aux questions écrites. Nous vous souhaitons bon courage pour la suite.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 40
Jeudi 23 juillet 2020
- Présidence de M. Alain Milon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Audition de M. Étienne Champion, directeur général de l'ARS des Hauts-de-France, Mme Marie-Cécile Darmois, directrice de l'hôpital Saint-Lazare de Crépy-en-Valois, MM. Bruno Fortier, maire de Crépy-en-Valois, Louis Le Franc, préfet de l'Oise, Mme Nadège Lefebvre, présidente du conseil départemental de l'Oise et M. Arnaud Fontanet, directeur du département de santé globale à l'Institut Pasteur
M. René-Paul Savary, vice-président. - Mes chers collègues, je tiens tout d'abord à vous présenter les excuses du président Milon, retenu, qui m'a chargé de présider cette réunion.
Nous poursuivons aujourd'hui nos travaux en examinant la gestion de la crise dans le département de l'Oise, avec M. Étienne Champion, directeur de l'ARS des Hauts-de-France, Mme Marie-Cécile Darmois, directrice de l'hôpital Saint-Lazare de Crépy-en-Valois, M. Bruno Fortier, maire de Crépy-en-Valois, M. le préfet de l'Oise, Louis Le Franc, Mme la présidente du conseil départemental, Nadège Lefebvre et le professeur Arnaud Fontanet, qui est directeur du département de santé globale de l'Institut Pasteur.
Par rapport à notre audition d'hier, consacrée à Mayotte, nous revenons un peu en arrière dans la chronologie, puisque le département de l'Oise a été touché très tôt par la crise, avec la première victime française du covid-19, un enseignant du collège de Crépy-en-Valois, décédé dans la nuit du 25 au 26 février dernier. L'Oise a été traitée comme le serait un foyer épidémique d'aujourd'hui, avant que le passage en phase 3 ne conduise à renoncer à des modes opératoires qui n'ont été réintroduits qu'au moment du déconfinement, notamment en matière de contact tracing.
Ce foyer épidémique a fait l'objet d'une étude d'une équipe de l'Institut Pasteur, sous la direction du professeur Fontanet, qui pourra nous apporter un éclairage intéressant au côté des différents acteurs de la crise.
Comment la gestion de la crise s'est-elle organisée dans le département ? Quels sont les retours d'expérience ? Quels enseignements avez-vous tirés, les uns et les autres, de cet épisode, si une autre crise devait survenir ? Telles sont les questions que nous vous poserons.
Je vais demander à chacun de se présenter brièvement en essayant d'être très synthétique. Ensuite, nos rapporteurs et collègues vous interrogeront, en tâchant également d'être concis.
Auparavant, et conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de 5 ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Marie-Cécile Darmois et Nadège Lefebvre, ainsi que MM. Étienne Champion, Bruno Fortier, Louis Le Franc et Arnaud Fontanet prêtent serment.
M. Louis Le Franc, préfet de l'Oise. - Ma première pensée va vers toutes les personnes qui, malheureusement, ont perdu la vie dans ce département de l'Oise - nous sommes à 591 personnes décédées. Je veux aussi remercier tous celles et ceux qui ont contribué à faire en sorte que cette pandémie ne soit pas encore plus grave que ce qu'elle a pu être.
Pour moi, il y a quatre maîtres mots qui sous-tendent l'action publique, tant de l'État que des collectivités territoriales dans le département de l'Oise.
Tout d'abord la cohérence. Dès l'apparition des premiers symptômes des personnes contaminées, la stratégie a été de ralentir la propagation du virus, qui était concentré dans le quart sud-est de l'Oise, afin de disposer des délais nécessaires à la mise en oeuvre des mesures de protection de l'ensemble de la population de l'Oise. Tout l'État territorial a alors fait bloc pour définir les orientations nous permettant de mettre en application cette stratégie. Ensuite, on l'a partagée avec les élus, au premier rang desquels la présidente du conseil départemental, puis les maires, notamment celui de Crépy-en-Valois, qui a été l'épicentre de cette crise, pas uniquement sanitaire, mais aussi médiatique, sociale et économique. Il a fallu se concerter tous les jours pour adapter les mesures nécessaires à la gestion de cette pandémie, qui a été extraordinairement longue dans le département.
Le deuxième maître mot, c'est l'anticipation. Par exemple, j'ai été confronté à un problème de gestion des personnes décédées. Il a fallu faire passer de 6 à 10 jours les délais d'inhumation et augmenter la capacité de crémation des corps. Sur deux week-ends du mois de mars, nous avons eu des pics jusqu'à 25 ou 30 morts. Il a fallu réajuster les mesures réglementaires et gérer cela avec les opérateurs funéraires, qui, à un moment, ont menacé de laisser les cercueils sur les routes. Il a fallu anticiper les rassemblements pour la rupture du jeûne du ramadan sur le plateau de Creil avec les autorités religieuses. Tel est le type d'événement que j'ai eu à gérer dans l'anticipation.
La réactivité, troisième maître mot, s'est traduite par une nouvelle manière innovante de réglementer. Plutôt que de prendre des arrêtés préfectoraux chaque jour en dur, j'ai préféré opter pour du droit souple et mettre en place un dispositif de foire aux questions afin d'informer le plus précisément la population et de coller à la situation du terrain. Nous visions notamment les chefs d'entreprise et les responsables d'association. Un bulletin quotidien était également publié conjointement avec le directeur de l'ARS pour le grand public. J'ai été en contact permanent avec la présidente du conseil départemental, notamment pour gérer la situation des collèges et de la petite enfance, et j'informais chaque fin de semaine les parlementaires sur la gestion de la crise.
Nous avons fait cela en toute transparence, qui est le quatrième maître mot. Un dernier mot sur la presse. Le département a fait l'objet d'une pression médiatique inouïe, avec 300 journalistes en permanence sur le terrain. Je le sais, cela fait partie du jeu, mais cette attention permanente a été une difficulté supplémentaire à gérer pour nous. Il faut faire attention à ce que l'on dit, à ce que l'on ne dit pas, à ce que l'on fait, et il y a toujours des risques de dérapage.
M. Étienne Champion, directeur général de l'ARS des Hauts-de-France. - Je veux évidemment commencer par un hommage aux victimes du covid, notamment l'enseignant de Crépy-en-Valois, première victime française du covid, et le premier médecin décédé du virus, également dans l'Oise. Il y a eu beaucoup de premiers dans l'Oise.
Au plus fort de la crise, c'est évidemment dans les hôpitaux, dans les cabinets de ville, dans les Ehpad que s'est trouvée la réponse à cette situation qui était inédite. Ce sont les équipes soignantes et plus largement les professionnels qui, par leur mobilisation extraordinaire, ont permis de faire front. C'est l'occasion aussi de saluer aujourd'hui leur professionnalisme, et notamment celui de Mme Darmois, qui a été certainement l'une des toutes premières Françaises confrontées en tant que directrice d'établissement à ce qui était totalement inattendu.
Cette crise a aussi été gérée par l'Agence régionale de santé. Je conçois l'agence avant tout comme une facilitatrice, comme une instance qui doit introduire de la souplesse dans le rapport entre le national et le local. Elle doit avoir une certaine autonomie dans le respect, évidemment, des règles nationales, mais elle doit se nourrir du terrain. Je me permets donc de rendre hommage aux équipes de l'ARS, qui sont mobilisées dans les coulisses depuis les premières heures. Au sein des pouvoirs publics, l'ARS n'est évidemment pas seule, et elle doit mener avant un tout un travail de coordination avec le préfet, le recteur et d'autres acteurs. Dans ce genre de crise, elle doit être à l'origine d'un pacte avec l'ensemble des pouvoirs publics, notamment les collectivités locales.
La crise n'a pas commencé dans la nuit du 25 au 26 février, quand nous avons appris ce premier décès d'un cas autochtone. Dès le 23 janvier, nous avons commencé à préparer la crise. Nous l'avons préparée avec les préfets, avec les établissements hospitaliers. Nous avons commencé à organiser régulièrement des conférences, qui nous ont permis de nous préparer, avec les professionnels de santé de ville, les fédérations médicales, les établissements médico-sociaux.
Comme l'a dit M. le préfet, nous étions à ce moment-là dans un cas totalement nouveau. Il y avait eu un cluster en Rhône-Alpes, mais il était lié à une importation de cas. Là, nous découvrons que le virus circule sur notre territoire, et notamment dans les hôpitaux, sans que des mesures soient prises, parce que les malades ne sont pas formellement identifiés. C'est pourquoi l'enjeu important a été d'organiser le contact tracing, en ville, mais aussi dans les hôpitaux. Nous avons aussi dû fermer le service de réanimation de l'hôpital de Creil.
Dès le 23 février, j'ai sollicité l'appui de la réserve sanitaire, qui nous a fourni 110 personnes en renfort. Un travail de dépistage a ensuite été entrepris en deux temps, notamment sur les établissements scolaires, avec l'appui du conseil départemental.
Cette première expérience m'a permis de dégager plusieurs principes que nous avons ensuite essayé d'appliquer à l'ensemble de la gestion de la crise dans l'Oise. Tout d'abord, penser et agir à 360° sur le champ de la santé, mais aussi du médico-social, du régional au local, toujours en lien avec le national. Nous avons aussi dû miser sur la mobilisation de tous les acteurs publics et privés, de l'ensemble des acteurs de l'urgence et du secours, avec une consolidation des passerelles public-privé. Il a fallu accompagner les professionnels de tous les secteurs, notamment les médecins de ville, notamment grâce au développement de la télémédecine. Par ailleurs, nous avons protégé les publics les plus fragiles, à savoir les personnes âgées dans les Ehpad et les personnes handicapées.
Enfin, il est apparu indispensable de rester en permanence connecté avec les territoires. À cet effet, dès le 2 mars, sur l'initiative du préfet de région, s'est tenue chaque lundi une conférence stratégique avec l'ensemble des préfets, des présidents de conseil départemental, des représentants des associations de maires pour faire un point précis sur la gestion de la crise. Ces réunions ont donné lieu à la diffusion de bulletins, notamment auprès des parlementaires.
Le maître mot, c'est de faire face collectivement à l'imprévu. Cette capacité de mettre en oeuvre un certain nombre d'instructions qui nous venaient du national, mais aussi d'être créatifs collectivement avec les professionnels, nous a permis, je crois, de répondre au mieux aux défis qui nous étaient posés.
Mme Nadège Lefebvre, présidente du conseil départemental de l'Oise. - Je vous remercie de m'avoir invitée à témoigner devant votre commission d'enquête. Le département de l'Oise, en effet, a été, au tout début du mois de mars, le premier territoire métropolitain véritablement touché par l'épidémie. C'est dans l'Oise que les premiers regroupements de personnes contaminées, les fameux clusters, ont été identifiés. Ainsi, des mesures de confinement, touchant en particulier les établissements scolaires, ont visé les zones clusters de l'Oise dès le 2 mars. Une semaine plus tard, c'est-à-dire le 9 mars, les écoles, collèges, lycées de l'ensemble du département étaient fermés, avec une semaine d'avance sur le reste du territoire national. Notre territoire a été pris très tôt dans la tourmente de l'épidémie, ce qui nous a placés, sans que nous y soyons préparés, sous les feux de l'actualité. Il faut savoir que des entreprises ont été discriminées par leurs clients au seul motif qu'elles étaient localisées dans l'Oise.
Nous avons dû faire face aux assauts médiatiques, ce qui ne rendait pas les choses faciles au quotidien. Nous avons aussi affronté, avec quelques jours ou semaines d'avance sur les autres territoires, des problématiques complexes, telles que la pénurie de masques, qui touchait, bien sûr, les médecins généralistes, mais aussi d'autres services comme les services d'aide à domicile, ces derniers rentrant souvent bredouilles des pharmacies censées leur fournir cette protection minimale.
J'ai dû également gérer le traitement de la situation particulière des assistantes maternelles, d'abord sur des questions liées à la prise en charge des enfants, puis sur l'indemnisation des journées non travaillées. J'ai été, je crois, la première à saisir le Gouvernement pour qu'elles puissent, comme les autres salariés, bénéficier d'une sorte de chômage partiel, ce qui leur avait été initialement refusé.
Je tiens à saluer aujourd'hui, bien sûr, l'attitude des habitants de l'Oise durant cette période, mais aussi pendant tout le confinement qui a suivi. Je veux souligner, en particulier, l'engagement de nombreux élus locaux, dont le maire de Crépy-en-Valois, qui est à mes côtés, et dont la commune a été parmi les plus durement touchées en France. Ils ont été sur le pont pour aider leurs administrés, en particulier les plus fragiles. Je tiens enfin à saluer l'action du préfet de l'Oise, qui a cherché à nos côtés à apporter les réponses les plus adaptées à des besoins aussi urgents que difficiles à satisfaire.
L'action du conseil départemental s'est concentrée autour de 5 axes.
Tout d'abord, la prise en charge des personnes âgées, qu'elles soient en Ehpad, dans d'autres établissements ou à domicile.
Ensuite, l'aide aux autres publics fragiles, qu'il s'agisse des personnes handicapées, en difficulté sociale ou des jeunes de l'aide sociale à l'enfance. N'oublions pas que, durant toute cette période, tous ces enfants étaient dans les foyers, ce qui a été difficile à gérer.
Enfin, il a fallu organiser l'accueil dans les collèges des enfants des personnels prioritaires pendant le confinement, puis l'accompagnement des établissements scolaires pour la mise en oeuvre du protocole sanitaire pendant la phase de déconfinement.
Ces trois axes sont évidemment au coeur des compétences de la collectivité.
Pour autant, nous avons dû plus d'une fois aller au-delà de nos strictes compétences pour faire face à l'urgence.
À ceci s'est ajoutée une aide d'urgence que nous avons décidée pour les travailleurs non-salariés, qui ne pouvaient pas bénéficier de mesures de chômage partiel. Il y en avait énormément dans le département. L'aide de 1 500 euros mise en place par l'État servait pour nombre d'entre eux à payer les charges de l'entreprise, de sorte qu'ils n'avaient pas la possibilité de nourrir leur famille ou de payer leur loyer. Nous avons octroyé 3 500 aides de cette nature à des chefs d'entreprise.
Nous avons aussi mis l'accent sur le soutien aux personnes en première ligne, à savoir les personnels des Ehpad, des services d'aide et d'accompagnement à domicile, mais aussi les ambulanciers, les pompes funèbres ou encore les chauffeurs de taxi. Notre action dans ce domaine a permis, à une époque où les masques manquaient partout, que ce soit dans les cabinets médicaux ou dans les établissements sociaux, de collecter des milliers de masques, conservés dans des mairies ou des entreprises parfois depuis des années.
Ces deux derniers axes ne relevaient pas spécifiquement du conseil départemental - notamment le soutien des personnes en première ligne, qui a le plus souvent consisté à fournir des masques et du matériel de protection en attendant les livraisons de l'ARS, ou en complément de dotations qui étaient parfois un peu juste, durant la première période. Bien sûr, cela s'est sérieusement amélioré pendant toute cette longue période.
J'ai souhaité que le conseil départemental mène de front deux batailles : la première consistait à faire face à une situation d'urgence particulièrement critique dans les Ehpad et plus largement, pour les personnes âgées, isolées par les mesures de confinement. Je pense aussi aux enfants qui n'étaient plus scolarisés ; 2 800 enfants de l'Oise ont perdu tout contact avec le système éducatif. Devant la gravité de cette situation, j'ai interpellé le secrétaire d'État chargé de la protection de l'enfance, mais j'attends encore la réponse...
La seconde bataille était pour préparer l'après-crise, et qui s'est traduite par le maintien de notre calendrier de réunions, notamment de nos commissions, de façon à toujours accorder des marchés, signe fort pour les entreprises, afin de leur montrer que la reprise pouvait s'opérer rapidement dès le déconfinement.
La gestion de cette crise n'a pas été sans difficulté. Il est essentiel de mettre le doigt sur les difficultés rencontrées, de les analyser pour tirer les leçons de cette expérience que nous ne souhaitons pas revivre. Cette crise a mis en lumière quelques faiblesses dans l'organisation régionalisée de certains services de l'État, qui a montré ses limites alors que l'Oise était bien plus touchée que les autres départements de la région. En mars, beaucoup de temps a été perdu en échanges régionaux avec des préfets ou des présidents de conseils départementaux confrontés à des situations très différentes de la nôtre. Il aurait fallu des points précis, département par département, surtout dans la première partie de cette crise pour l'Oise, afin de ne pas s'éparpiller sur l'ensemble de la région.
Malgré la force de frappe de l'ARS, nous avons eu quelques difficultés pour l'approvisionnement en masques des Ehpad et des établissements sociaux et médico-sociaux ; je pense aussi aux ambulanciers, aux taxis conventionnés par l'assurance maladie, et surtout aux pompes funèbres, qui sont venus frapper à la porte du département pour obtenir quelques milliers de masques et protéger ainsi des centaines de personnes particulièrement exposées au virus. La proximité du département et notre connaissance des acteurs locaux ont permis de collecter et de distribuer des milliers de masques éparpillés sur tout le territoire.
La double tutelle exercée par le département et l'ARS sur les Ehpad est complexe - le sujet avait déjà été identifié auparavant. Les directeurs des Ehpad devaient en permanence jongler avec les interlocuteurs selon la nature de leurs besoins, mais parfois aussi pour obtenir des masques. J'ai noté que cet éloignement n'avait pas été perçu de la même manière par les élus d'Alsace, autre territoire lourdement touché par l'épidémie. Si j'insiste sur ce point, c'est que cela tient peut-être de la proximité du département et de la ville de Strasbourg où se trouve le siège de la région. Autrement dit, la régionalisation n'a sans doute pas les mêmes conséquences pour les territoires proches de la capitale régionale où les acteurs travaillent de longue date ensemble, que pour ceux comme l'Oise dans les Hauts-de-France qui sont très éloignés de Lille. En dépit de ces difficultés, je mesure bien sûr l'engagement de tous les acteurs publics, que ce soit les services de l'État, l'ARS et tous les élus locaux. C'est une crise sans précédent que nous souhaitons bien sûr ne jamais revivre. Nous espérons qu'il n'y aura pas de deuxième vague et devons tirer de cette crise les leçons qui s'imposent. Je suis certaine que le travail de votre commission pourra y remédier.
M. Bruno Fortier, maire de Crépy-en-Valois. - Mon propos liminaire va raconter mon histoire. Jeudi 13 février s'est déroulé le dernier conseil communautaire de notre communauté de communes à Crépy-en-Valois, avec 91 conseillers communautaires. Mardi 25 février, je dis à mon épouse que je n'aime pas du tout cette histoire de coronavirus - on parlait de la Chine, de l'Italie, on commençait à parler de la France... Ce même jour, je demande à mon directeur général des services de faire le point sur le stock de masques depuis l'épidémie de grippe A H1-N1. Résultat : plus de masques en stock. Jeudi 27 février à 7 h 30, je reçois un appel téléphonique du directeur général de l'ARS, M. Champion, que je ne connaissais pas, et qui m'annonce malheureusement le décès de M. Dominique Varoteaux, premier mort français de cette « cochonnerie », comme je l'ai appelée et je continuerai de l'appeler ainsi. Il me demande d'organiser une réunion à 14 heures en mairie avec le préfet, le sous-préfet, le député, lui-même et quelques autres personnes. À 8 h 30, je suis en mairie pour réunir tout le personnel d'accueil et prévenir qu'une affluence de journalistes - je connaissais bien le système - allait certainement arriver. Bien sûr, comme je connais tout le monde à la mairie, je serre des mains, je fais des bises... Ce même jour, il y a la réunion avec l'ARS à 14 heures. Le 28 février, l'ARS m'appelle et me demande de faire une liste des membres du conseil communautaire, puisqu'une des conseillères communautaires de la petite commune de Rouville, Mme Valérie Méron, était malade et se trouvait à l'hôpital de Tourcoing. Je lui donne cette liste. Comme j'étais malade et toussais fortement, cette personne me recommande de faire un test à l'hôpital d'Amiens. Samedi 29 février, je réalise donc ce test, avec une conseillère municipale, très malade, qui fait un malaise dans la salle d'attente. Dimanche 1er mars, le résultat tombe vers 20 heures. (La voix de l'orateur se brise sous le coup de l'émotion). Je suis positif à cette cochonnerie, et la galère commence, un engrenage terrible se met en route. Je vous lis le message que j'ai fait passer sur les réseaux sociaux : « Bonsoir à tous, après avoir subi un test hier à l'hôpital d'Amiens, mon résultat vient de tomber. Mon test est positif et je suis porteur de cette cochonnerie. Je suis donc en train d'établir une liste des personnes que j'ai rencontrées depuis les 14 derniers jours. Je pense que beaucoup de cas vont apparaître dans les jours qui viennent. Je ne suis pas hospitalisé, je ne me sentais pas malade, pas de fièvre, mais je suis porteur de ce satané virus. Chères Crépynoises, chers Crépynois, nous entrons dans une période difficile. Gardons notre calme, respectons les mesures imposées par la préfecture et soyons solidaires. Merci encore de votre soutien. »
Je vais vous lire un dernier texte, et puis je m'arrêterai là et je répondrai à toutes les questions. C'est un message de présentation de ma commune au professeur Bruno Hoen, directeur de la recherche médicale de l'Institut Pasteur. « Crépy-en-Valois est une ville charmante de 15 357 habitants. Il y a eu en 1982 un drame national. C'est la ville de l'accident de Beaune, le 31 juillet 1982 : 44 enfants de Crépy et de la région sont décédés, brûlés dans deux autocars qui emmenaient ces enfants dans le sud. » Je vous dis tout cela pour vous situer le contexte de Crépy, très particulier, qui perdure pour ses habitants.
« Élu en 1983, j'ai fait la promesse aux parents de toujours être avec eux le jour des commémorations, chaque 31 juillet. Crépy-en-Valois, c'est aussi la ville où le 20 novembre 1981, un collège Pailleron a brûlé entièrement ; le collège Jean-de-La-Fontaine où enseignait M. Dominique Varoteaux.
Le 8 juillet 2015, les frères Kouachi sont passés à Crépy-en-Valois. La ville a vécu pendant une journée complète en état de siège, avec le GIGN et le Raid comme compagnons. J'ai moi-même passé la nuit en voiture avec la photo de ces deux fous. En juin 2019, il y a eu la pollution de notre étang de Géresme dans le magnifique parc de 21 hectares avec 6 000 litres de shampooing concentré déversés. Le 21 juin 2019, c'était l'effondrement d'une partie de notre collégiale Saint-Thomas, 300 tonnes d'un monument classé en 1875, et maintenant le covid avec le premier mort français, atteint par cette cochonnerie. Tout cela pour vous dire que Crépy-en-Valois ne souhaite pas être le centre de la presse nationale, car c'était déjà le cas, et a subi son lot de catastrophes, ainsi que les habitants qui restent fiers de leur commune. Crépy-en-Valois reste un endroit splendide, calme reposant, nous voudrions maintenant un peu de calme, mais l'histoire reste l'histoire. »
Cela a été un moment difficile. Nous avons eu des décès, certes pas autant que certaines communes, mais c'était important, ramené à la proportion de notre commune. Le nombre de décès a été multiplié par deux sur la période entre 2019 et 2020. Je n'ai jamais voulu donner le nombre des décès - mais je répondrai à la question, puisque vous me l'avez posée. On était en période électorale, les opposants voulaient absolument savoir. J'ai considéré qu'il n'y avait pas lieu de donner ce chiffre, qui n'apportait rien à personne et je suis resté muet sur ce sujet.
M. René-Paul Savary, président. - Merci pour ce témoignage très émouvant.
Mme Marie-Cécile Darmois, directrice de l'hôpital Saint-Lazare de Crépy-en-Valois. - L'hôpital de Crépy-en-Valois se situe à la frontière du sanitaire - puisque nous avons une autorisation de 30 lits de soins de suite et de réadaptation (SSR) - et du médico-social, avec 30 lits de soins de longue durée (SLD) et 179 lits d'Ehpad. Cette capacité totale de 239 lits est répartie sur trois sites : l'hôpital Saint-Lazare, qui regroupe le service de SSR, le service du SLD et 10 lits d'Ehpad. L'Ehpad Étienne-Marie de La Hante, juste en face, comporte 81 lits. L'Ehpad Les Primevères dispose de 88 lits, dont 30 lits en unité protégée pour les résidents atteints de la maladie d'Alzheimer ou troubles apparentés. L'établissement dispose de 170 ETP médicaux et non médicaux. Nous faisons partie du groupement hospitalier de territoire (GHT) Oise Nord-Est. L'établissement support est le centre hospitalier de Compiègne-Noyon. Je préciserai l'ensemble des autres éléments au fur et à mesure des questions.
M. Arnaud Fontanet, directeur du département de santé globale à l'Institut Pasteur. - Je travaille à l'institut Pasteur, je suis directeur du département de santé globale, directeur d'une unité de recherche en maladies infectieuses émergentes. Je suis également membre du conseil scientifique covid-19 pour mes compétences en épidémiologie, notamment des coronavirus, puisque j'ai travaillé dans le passé sur le coronavirus du SRAS en Chine, le MERS-CoV dans les pays du Golfe et en France et maintenant sur ce nouveau coronavirus SARS-Cov-2.
Mon implication dans le département de l'Oise a débuté avec une lettre du directeur général de la Santé (DGS), datée du 2 mars, qui me demandait, en qualité de chercheur à l'Institut Pasteur, de mener une enquête dans le département de l'Oise, où l'on savait que le virus circulait activement, en utilisant un test sérologique - en réalité, plusieurs - qui étaient développés à l'Institut Pasteur. Nous étions parmi les premiers instituts en France à être en mesure de développer ces tests sérologiques et donc être capable de dépister des anticorps qui permettaient de savoir si les personnes avaient été infectées ou non dans le passé. C'est un outil extrêmement important, à la fois à titre de diagnostic, mais plutôt rétrospectif, mais surtout pour ces fameuses enquêtes épidémiologiques afin de savoir quelle était l'étendue de la première vague épidémique. Le DGS m'a suggéré de travailler à Crépy-en-Valois, notamment autour du collège et du lycée où l'on savait que le virus avait récemment circulé activement. J'ai pris contact rapidement avec le directeur de l'ARS, M. Étienne Champion, et nous avons mis en place avec le Pr Bruno Hoen, directeur de la recherche médicale à l'institut Pasteur, un premier protocole de recherche, monté en trois jours pour pouvoir intervenir les 5 et 6 mars dans le collège et le lycée afin de faire des dépistages de forme active de l'infection.
Même si ce n'était pas l'objet de notre recherche, il n'était pas pensable d'aller sur place pour faire des prélèvements sanguins sans en même temps assurer une activité de diagnostic pour identifier les personnes activement touchées par le virus, et donc qui devaient être isolées pour protéger les autres et être prises en charge médicalement. Nous avons donc effectué en parallèle de notre activité de recherche des prélèvements chez des personnes symptomatiques, qui nous ont permis d'identifier 13 personnes contaminées sur 90 testées. Nous avons transmis immédiatement ces résultats à l'ARS afin qu'elle puisse prendre toutes les mesures d'isolement pour ces personnes et de prise en charge médicale. En parallèle, nous avons prélevé toutes les personnes symptomatiques depuis la mi-janvier, date présumée du début de l'épidémie ; on savait que de premières personnes symptomatiques avaient été clairement identifiées début février. Les prélèvements réalisés à cette occasion nous ont permis effectivement, avec d'autres prélèvements réalisés dans le cas d'études dans les hôpitaux de France et d'ailleurs, de mettre au point de tests sérologiques qui sont maintenant très performants. Nos tests sont capables de détecter avec beaucoup de fiabilité la présence d'anticorps. Cette première étude a rempli ses objectifs.
Lorsque nous avons vu l'intensité de la circulation du virus dans cette période du 5 et 6 mars à Crépy-en-Valois, nous avons repris contact avec M. Bruno Fortier, qui nous a ouvert les portes de Crépy-en-Valois. Il nous a beaucoup soutenus pour la suite des enquêtes que nous avons pu mener, d'abord entre le 30 mars et le 4 avril dans le lycée de Crépy-en-Valois, où nous avons invité les lycéens, les enseignants, les personnels non enseignants. Comme les lycéens étaient mineurs, on leur demandait d'être accompagnés d'un parent et éventuellement d'un proche qui pouvait être testé. Nous avons ainsi eu une première enquête sur près de 700 personnes, ce qui nous a permis de documenter effectivement une circulation très active du virus dans le lycée, dans les 15 premiers jours de février. Cette circulation a été stoppée par les vacances scolaires, puis a légèrement repris, avant d'être définitivement stoppée avec le confinement. Un mois plus tard, nous sommes allés entre le 28 mars et le 30 avril répéter cette même opération, cette fois-ci dans les 6 écoles primaires de Crépy-en-Valois, pour voir si le virus avait circulé de la même façon dans les écoles. Nous voulions documenter la circulation du virus dans cet environnement, mais également répondre aux questions qui se posaient sur la circulation du virus dans les écoles et à différents âges. Se posait la question de la réouverture des écoles. L'ensemble de ces études a été très riche d'enseignements. Je pourrai revenir sur les résultats si vous le souhaitez.
Nous avons communiqué les résultats sous forme de webinaire avec la population à deux reprises. Grâce à l'aide de M. Bruno Fortier, nous avons ainsi pu transmettre les résultats globaux à la communauté, avant qu'elle ne l'apprenne par les journaux. Nous pensions qu'il était préférable qu'ils connaissent ces résultats directement et qu'ils puissent nous interroger. Immédiatement après, une communication plus générale était réalisée auprès de la presse. Nous avons donné les résultats individuels à toute personne qui le souhaitait.
Cela a été possible grâce à l'aide de M. Bruno Fortier, de la directrice des établissements scolaires, de la rectrice d'Amiens... M. Étienne Champion aussi est intervenu plusieurs fois pour nous faciliter la tâche. Grâce à ce soutien, nous avons eu à la fois des contacts individuels et avec la presse. Ma grande fierté a été de pouvoir, aux côtés de MM. Fortier et Champion, et de tous les acteurs locaux, de permettre à la population de Crépy-en-Valois, très meurtrie par cette épidémie, de participer activement à une recherche qui a eu un impact considérable, non seulement à l'échelon local, mais également national et même international. Pour la petite histoire, j'ai la semaine dernière donné des interviews au Wall Street Journal, New York Times, Washington Post, je suis passé sur CNN et sur CBS News pour parler des résultats de Crépy-en-Valois. Monsieur le maire, je vous enverrai ces entretiens parce que ces résultats publiés à l'international sont parmi les toutes premières études qui nous donnent des informations sur les lycéens et sur les enfants d'écoles primaires et le risque d'être infecté dans ces environnements. Je tiens une fois de plus, monsieur le maire, à vous remercier pour votre contribution qui nous a permis, d'une part, de répondre à quelques questions localement, mais aussi, grâce à la participation de toutes les personnes de la municipalité, de répondre à des questions qui sont d'importance capitale face à cette terrible épidémie à l'échelle mondiale.
M. Bruno Fortier. - À la suite de ce qui nous est arrivé sur Crépy, quinze jours avant tout le monde, toute la mairie a été confinée. Le préfet, le sous-préfet, le député, ont été confinés à cause de moi. L'image de Crépy était terrible. Nous avons entre 2 000 et 3 000 personnes qui prennent le train tous les matins, car nous sommes à 35 minutes de la gare du Nord. Dès le jour de l'annonce de la mort de ce pauvre M. Varoteaux, les employeurs téléphonaient à leurs employés pour leur demander de ne pas venir, parce qu'ils étaient de Crépy-en-Valois ou de l'Oise - rendez-vous compte, quinze jours avant tout le monde. L'image de Crépy était terriblement détériorée, et cela, je ne le supportais pas. J'ai donc demandé à l'Institut Pasteur, au Pr Arnaud Fontanet et au Pr Bruno Hoen. Le Pr Arnaud Fontanet m'a dit qu'on pouvait donner une autre image de Crépy, premier lieu de contamination, en faisant des tests, afin de donner l'image d'un lieu de recherche sur cette cochonnerie. J'ai dit oui, on continue, on y va encore, et il y aura peut-être des suites.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Je vous remercie, et souhaite vous dire combien nous partageons ce qu'ont dû être les difficultés et la douleur de votre département. Nous avons bien senti, monsieur le maire, la place importante des élus locaux et des maires en particulier, qui sont vraiment au coeur de la population, avec leurs habitants, et qui souffrent comme leurs habitants. Merci pour ce témoignage et pour tout ce que vous avez fait durant cette période.
Comment se faisaient les allers-retours entre l'échelon local et l'échelon national ? Monsieur Fontanet, vous nous dites que le virus circulait de façon très active dans certaines communes de l'Oise depuis la fin du mois de février, alors qu'au niveau national, on nous incitait le 6 mars à sortir, à aller au restaurant, au cinéma et dans les théâtres. Comment expliquez-vous ce décalage ? Cherchait-on alors une forme d'immunité collective ?
Pourriez-vous nous donner des précisions sur le retour de Chine des militaires de Creil ? Quelles ont été les relations avec Santé Publique France ?
Le patient n° 1 dans votre département, qui est décédé, a-t-il été testé dès les premiers symptômes ?
Lorsque les habitants de Crépy-en-Valois prenaient les transports en commun, l'application des gestes barrière était-elle possible ?
Comment avez-vous vécu le double pilotage ? Quelle a été la place de la direction territoriale de l'Oise et de l'ARS en son sein ?
M. Étienne Champion. - Nous avons commencé à nous préparer à partir du 23 janvier. Nous avons reçu dans le courant du mois de janvier des « min sant », c'est-à-dire des informations et instructions du ministère de la santé, sur l'évolution de l'épidémie dans le monde. La définition de cas est à la fois une question clinique et géographique.
Le pilotage national est passé par une visioconférence quotidienne.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - À partir de quelle date ?
M. Étienne Champion. - Je vous donnerai la date exacte.
Dès la fin janvier, une chaîne de réactivité extrêmement forte s'est mise en place sur l'ensemble du territoire de la région. Tous les jours, une cellule de crise se réunit dans chacun des établissements, tous les jours ou un jour sur deux, nous avons une audioconférence avec les principaux établissements, et une fois sur deux, avec l'ensemble des établissements, et tous les jours, nous avons une visioconférence nationale. Un problème évoqué dans un établissement le matin peut donc être réglé le soir.
Il s'agit d'une boucle qui va dans les deux sens. J'ai organisé des audioconférences très tôt avec les chefs de Samu et des infectiologues parce qu'à mes yeux, l'ARS ne peut pas avoir toutes les expertises, mais elle doit les articuler. Nous avons d'ailleurs inclus les Ehpad et les professionnels de santé dans ce système. L'expertise vient tout autant du terrain que du national.
Santé publique France a un nombre varié de missions. L'ARS héberge les équipes de la cellule d'intervention en région (CIRE), qui a des missions épidémiologiques et participe au travail de tracing avec les équipes de veille sanitaire de l'ARS. Il n'est pas vrai que la sécurité sanitaire n'est pas au coeur des missions des ARS. La direction de la sécurité sanitaire et de la santé environnementale est la première direction de l'ARS des Hauts-de-France. La culture de la gestion de crise au sein de l'ARS est très forte - les crises de Lubrizol puis du covid l'ont montré.
Santé publique France s'occupe notamment de l'agrégation des données des Ehpad, mais aussi de certaines questions relatives à l'approvisionnement en masques.
Je tiens à redire publiquement les ARS n'ont pas été chargées de la logistique des masques. Il y a deux flux de masques : le flux dit GHT (pour groupement hospitalier de territoire), qui, tout au long de la crise, a distribué des masques par transporteur privé aux établissements médico-sociaux et sanitaires et aux services à domicile - les ARS n'ont pas géré ce flux, mais elles disposaient des fichiers et pouvaient remonter des problèmes -, et le flux officine pour les professionnels de santé de ville. Ces deux flux sont gérés à l'échelon national, mais les ARS ont souhaité aider. Nous avons notamment fait des distributions de dons. Dans l'Oise, nous avons très vite pu distribuer 32 000 masques aux établissements - et jusqu'à 500 000 masques sur la toute la période. Il convient toutefois de comparer ces chiffres à ceux des chaînes nationales : 4,5 millions pour les GHT et 2,9 millions pour les officines.
M. Varoteaux a été testé tardivement, car il ne correspondait pas à la définition de cas. À ce jour, les épidémiologistes n'ont toujours pas déterminé la chaîne de transmission.
Vous parlez de dualité de pilotage, madame la rapporteure. Le préfet a préféré parler de duo, voire de trio. Je crois que le travail s'est fait en coordination avec les préfets et les élus. C'était un duo et non un duel. Je retiens l'expérience très forte d'une intégration permanente, chacun apportant son expérience et sa compétence.
En revanche, la double tutelle sur les Ehpad est un vrai sujet. Il faut mieux s'articuler, mais je crois que cette crise a montré que l'imbrication du sanitaire et du médico-social, l'apport du sanitaire dans les Ehpad et d'une manière générale, dans les établissements médico-sociaux, a été fondamentale. Cette double tutelle est certes complexe, mais elle marque un ancrage local très important.
La déléguée départementale de l'Oise a toujours été présente. Elle est en permanence auprès du préfet avec les élus. Je me suis rendu sur place au début de la crise. Nous avons renforcé les équipes de l'ARS sur place, et par exemple, le directeur adjoint de l'offre médico-sociale est venu s'installer dans l'Oise pendant plusieurs jours au moment des dépistages pour renforcer notre approche locale.
M. Louis Le Franc. - Nous avons pratiqué dans l'Oise, notamment dès le premier mois, une forme d'interministérialité locale déconcentrée. Nous n'avons pas attendu que tout tombe des étages supérieurs, mais nous avons pris notre sort en main, et avec le directeur général de l'ARS et la rectrice de l'académie d'Amiens, puisqu'ils sont en compétence directe sur les problématiques hospitalières et relatives aux établissements médico-sociaux et aux établissements scolaires, il est évident que nous nous sommes inscrits d'emblée dans une logique de complémentarité.
Le maire a été un élément central dans la gestion de la pandémie dans le département de l'Oise. Je suis en poste depuis trois ans ; je ne connais pas les 680 maires du département personnellement, mais j'en connais un grand nombre. La qualité de relation entre le préfet et le maire est déterminante.
En l'absence de mesures nationales, j'ai dû prendre des décisions locales. Mes échanges avec le responsable sanitaire, avec le responsable académique, avec la présidente du conseil départemental, avec l'Union des maires de l'Oise et avec les présidents des trois agglomérations du département ont permis de faire accepter ces mesures coercitives.
J'ai notamment été amené dès le départ à interdire tout rassemblement dans le département pour éviter que le virus se propage vers la partie ouest du département, puisqu'il était concentré dans le quart sud-est. De la même manière, j'ai dû interdire que les marchés se tiennent, même si j'ai rapidement desserré l'étau car cela était nécessaire tant à la survie des producteurs agroalimentaires que pour les consommateurs des communes isolées en milieu rural.
La base de Creil a été considérée, un petit peu trop vite d'ailleurs, comme le foyer de propagation du virus en France. La première mission du 31 janvier depuis l'aéroport de Wuhan a jeté une forme de discrédit sur la base. Heureusement, l'Institut Pasteur - je l'en remercie - a écarté cette piste, mais pas tout de suite, puisque le virus a muté six fois sur M. Jean-Pierre Goussart, personnel civil qui a fait l'objet d'une hospitalisation à Compiègne puis au CHU d'Amiens. Il reste que cette hypothèse a été écartée scientifiquement, mais la situation a été difficile à vivre pour le maire de Creil, qui est aussi le président de l'agglomération de Creil.
Le commandant de la base de Creil m'a informé régulièrement de l'évolution de la situation sanitaire : le nombre de malades et leur état, le nombre de cas confirmés, le nombre de cas probables, le nombre de cas guéris et le nombre de personnels placés en confinement.
M. René-Paul Savary, président. - Vous nous donnerez ces chiffres ?
M. Louis Le Franc. - Je vous les communiquerai volontiers.
Quelque 3 000 personnes travaillent sur la base aérienne de Creil. Certaines sont domiciliées en Île-de-France, d'autres dans le département de l'Oise. J'avais donc impérativement besoin de savoir qui était contaminé ou susceptible de l'être, et j'ai demandé au commandant d'en informer les maires pour qu'ils puissent donner des instructions de confinement aux personnes qui, dans leur commune, travaillaient dans la base de Creil. Je n'avais pas à connaître de quelle façon le service de santé des armées opérait au sein de la base de Creil, mais il était fondamental que j'en connaisse le résultat.
J'ai également partagé ces informations avec le directeur général de l'ARS et avec le préfet de région, qui, dans les Hauts-de-France, est aussi le préfet de zone. La suspicion qui pesait alors sur la base de Creil n'a pas facilité cette remontée d'information.
Mme Nadège Lefebvre. - S'agissant des masques, même si l'ARS n'était pas chargée de la logistique, elle était notre seul interlocuteur. S'il est vrai que tout a été mis en place rapidement pour les hôpitaux, cela n'a pas été le cas pour les autres établissements, tout simplement parce qu'il n'y avait pas de masques.
Lorsque des personnes travaillant dans les services d'accompagnement à domicile me disaient qu'elles lavaient tous les soirs leur masque chirurgical à l'eau de javel pour pouvoir le remettre le lendemain, cela me faisait bondir. Le département a donc décidé d'acheter des masques. On nous a dit que ce n'était pas à nous de le faire, mais nous devions bien essayer de remédier à ces difficultés.
Les ambulanciers, par exemple, n'avaient pas de masques. Nous avons dû trouver des solutions locales pour que ces personnes puissent faire leur travail. De même, les taxis conventionnés par la sécurité sociale devaient continuer à transporter des patients. Le problème le plus important, à mes yeux, a été celui des pompes funèbres, car personne n'y avait pensé. Avec la préfecture, nous nous sommes démenés pour trouver des solutions.
On a acheté des masques pour en donner car les morgues étaient saturées. Il fallait trouver des solutions ! Si les professionnels des pompes funèbres n'avaient pas eu de masques, ils n'auraient pas pu aller chercher les corps. Tout le monde y a mis du sien, et nous avons trouvé des masques, grâce aux dons des entreprises et à nos achats. Puis les choses se sont améliorées quand il y a eu davantage de masques.
M. René-Paul Savary, président. - Combien de temps a duré la pénurie de masques ?
Mme Nadège Lefebvre. - Pendant les premières semaines du mois de mars.
Les réunions régionales que j'évoque étaient celles que nous avions en visioconférence, deux fois par semaine au début puis une fois par semaine, avec tous les départements.
À un moment donné, nous étions au même niveau en termes de nombre de décès, mais, dans un premier temps, l'Oise était le seul département à enregistrer un nombre important de décès, à l'hôpital et dans les Ehpad. Lors des réunions, il aurait fallu faire un point particulier sur notre département, mais sans donner le même temps de parole à tout le monde dans la mesure alors que nous n'avions pas les mêmes problèmes. C'est le reproche que je fais.
M. le préfet l'a dit, nous nous appelions x fois dans la journée, et le week-end ; nous avions également M. Champion au téléphone. Il y a donc eu une véritable concertation entre nous. Au début, il n'y avait pas de masques, tout se mettait en route et les choses étaient compliquées.
En ce qui concerne la cotutelle, ce n'est pas simple ! S'il y a des choses à faire évoluer, c'est bien cela. Je suis ravie que le directeur général de l'ARS partage le même point de vue que moi.
M. René-Paul Savary, président. - Vous n'êtes pas les seuls à partager ce point de vue.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Nous en parlons depuis longtemps.
M. Bruno Fortier. - Je vais être au « ras du sol » : ce sont les médecins et les infirmières qui ont manqué de masques. Le foyer La Sagesse, une maison de retraite pour personnes handicapées vieillissantes, risquait de manquer également de masques. J'avais décidé qu'il ne manquerait jamais de masques à Crépy-en-Valois : chacun défend sa paroisse, et c'est ce que j'ai fait. Je n'ai pas cessé d'appeler le préfet, qui de temps en temps passait la communication à son directeur de cabinet parce qu'il était en réunion. M. le préfet a toujours répondu à mes demandes, ce qui a été pour moi extrêmement important. Les masques pouvaient avoir atteint leur date de péremption, mais on s'est toujours débrouillé. Je demandais 1 000 masques, il m'en donnait 500, et je faisais avec. J'allais moi-même porter les masques FFP2-FFP3 chez les médecins. J'ai appelé toutes les infirmières, et elles venaient à mon bureau. L'une d'entre elles pleurait parce qu'elle n'avait plus de masques pour travailler.
Au bout de la chaîne, il n'y avait pas de masques. On n'en a jamais manqué parce qu'on se débrouillait. Nous avons eu des dons, la préfecture nous a bien aidés. Mais il faut aussi parler des blouses, des surblouses, des tabliers. J'ai appelé un jour M. le préfet pour avoir des blouses jetables : il en a trouvé 200 à la sous-préfecture de Clermont. L'hôpital et La Sagesse en utilisaient 1 500 par semaine... Je suis allé à la sous-préfecture de Clermont dépoussiérer les cartons et les ramener immédiatement à La Sagesse, qui à l'époque m'avait donné 200 masques - on faisait du troc ! - pour l'hôpital. J'ai tout fait pour que nous n'en manquions pas.
Mme Marie-Cécile Darmois. - En ce qui concerne le matériel de protection, l'hôpital de Crépy-en-Valois n'a jamais été en situation de pénurie. Nous avons souvent été à flux tendu, mais nous n'avons jamais manqué de matériel. Nous avons toujours pu donner le matériel de protection nécessaire au personnel et ensuite aux résidents.
L'établissement possède un stock de masques FFP2 et de masques chirurgicaux pour lui permettre de faire face aux épidémies hivernales. La difficulté est venue de la durée de la crise : le stock n'était pas suffisant pour toutes les semaines qui allaient suivre. Néanmoins, nous avons pu dès le début de la crise - le 26 février - commander des équipements de protection supplémentaires ; il en restait encore chez certains de nos fournisseurs. Nous avons reconstitué des stocks pour sécuriser l'approvisionnement au sein de l'établissement. Au tout début de la crise, nous avons demandé le samedi à l'ARS d'être de nouveau livrés en masques FFP2 : dès le lundi, nous avons reçu 2 000 masques FFP2. Nous avons aussi eu une livraison de 5 000 masques chirurgicaux par l'ARS.
Nous avons pu bénéficier de dons, via la gendarmerie : des entreprises et des particuliers faisaient des dons, régulés par la gendarmerie qui nous transmettait ensuite le matériel dont nous avions besoin. M. le maire est venu très régulièrement nous livrer les fameux matériels de protection dont il vient de parler.
M. René-Paul Savary, président. - Le premier cas est-il passé dans votre hôpital ?
Mme Marie-Cécile Darmois. - Non.
M. Arnaud Fontanet. - Je rappellerai quelques importants éléments de chronologie concernant l'épidémie en France. Nous avons d'abord eu six introductions, avec des personnes arrivant de Chine, du 24 au 30 janvier, entre Paris et Bordeaux. Tous les contacts ont été testés : personne n'a été infecté, et tout est rentré dans l'ordre.
Ensuite, il y a eu l'épisode des Contamines-Montjoie le 8 février, avec six personnes infectées. Les contacts ont été testés : tout le monde était négatif et, là aussi, tout est rentré dans l'ordre. Puis s'est ouverte une période pour moi très étrange. Je suis chercheur à l'Institut Pasteur, je n'avais aucune fonction à l'époque, mais je suivais cette épidémie qui m'intéressait. Du 8 au 25 février, il n'y avait aucune circulation connue du virus sur le territoire français. On voyait bien qu'en Asie - la Chine, et quelques pays autour - le virus circulait. On a vu arriver vers le 20-22 février des messages à partir de l'Iran, puis de l'Italie du Nord. Mais jusqu'au 25 février et le décès de M. Varoteaux à la Pitié-Salpêtrière, il n'y avait pas ; sur le territoire français, de circulation connue du virus.
Pendant cette période très étrange, on se disait qu'il allait arriver de quelque part. Le virus était en train de se propager sur la planète. Il est très difficile aujourd'hui de se remettre dans l'état d'esprit de cette période, mais je comprends très bien que pour des personnes qui ne suivaient pas comme moi l'épidémie, le virus ne circulait pas sur le territoire français jusqu'au 25 février. J'étais inquiet parce que je pensais qu'il allait arriver, mais on ne savait pas d'où. Les premiers clusters avaient été bien maîtrisés. Nous n'avions pas eu de cas secondaires, les personnes avaient été isolées. On pensait qu'il y avait peut-être eu un problème particulier en Chine, avec cette épidémie qui était déjà très importante quand ils l'ont découverte. Mais ailleurs - c'était vrai pour l'ensemble des pays touchés, y compris la Corée qui a réussi à contrôler son premier cluster - l'épidémie semblait maîtrisable à cette époque.
Après le décès de M. Varoteaux, Santé publique France et l'ARS se sont rendu compte que le virus circulait dans l'Oise. Nous avons, avec des tests sérologiques, pu reconstituer rétrospectivement cette circulation du virus durant la période où on en ignorait tout.
Autre point important, à l'époque, nous étions en saison hivernale : les virus respiratoires circulaient. En février, nous étions en période d'épidémie de grippe. Lorsque les personnes toussaient, avaient de la fièvre, on pensait d'abord à une grippe, puis à d'autres virus respiratoires. Dans les études que nous avons menées, en février, sur le lycée comme dans les écoles primaires, on a considéré que les symptômes étaient majeurs quand les participants toussaient, avaient de la fièvre, des troubles respiratoires, et mineurs quand il s'agissait d'un petit mal de gorge, d'un nez qui coule, mais rien de plus. On comptait davantage de personnes qui se plaignaient de symptômes majeurs parmi celles non infectées par le coronavirus que parmi celles qui l'avaient été. Même pendant cette période de circulation active autour du lycée en février, la majorité des personnes qui avaient de la fièvre, une toux et une gêne respiratoire souffraient d'une autre maladie que la covid - vraisemblablement une grippe ou un virus respiratoire.
Je sais que cet exercice est difficile, mais il faut se souvenir que c'était non pas le virus qui circulait officiellement sur le territoire français jusqu'au 25 février, mais l'épidémie de grippe qui courait. D'ailleurs, dans nos bases de données, même si nous avons pu documenter rétrospectivement la circulation du virus à Crépy-en-Valois, les personnes ayant de la fièvre et de la toux avaient majoritairement contracté d'autres virus respiratoires que la covid.
L'étude qu'on a faite dans le lycée concernait des adolescents présentant des formes mineures de la maladie. Lorsque j'ai discuté avec les participants, M. Fortier ou d'autres personnes, je leur ai dit qu'en février le virus circulait : aucun n'y avait pensé. Pour eux, il s'agissait d'un virus respiratoire banal : nous étions en période d'épidémie de grippe, c'était l'hiver...
Je voulais remettre les choses dans leur contexte, car rétrospectivement il est très facile de se demander comment on a pu ne pas voir que le virus circulait. La grande majorité des malades avaient des symptômes respiratoires tout à fait banals en hiver. C'était d'ailleurs davantage le cas pour d'autres virus que pour la covid, même si celle-ci circulait dans ce lycée assez activement.
M. Étienne Champion. - Les conférences audio puis les visioconférences étaient à partir du 2 mars quasi quotidiennes avec l'échelon national.
Sur les masques, nous avons tous eu conscience des problèmes dans les Ehpad et dans les services de soins infirmiers à domicile (SSIAD). Début mars, avec l'accord de l'hôpital de Beauvais, nous avons prélevé une palette de 32 000 masques sur la fameuse dotation GHT hospitalière pour alimenter les établissements et les services pendant cette période qui a été la plus difficile.
Puis nous avons été en relation permanente avec les établissements de santé de toute la région. On se débrouillait pour qu'ils aient au moins trois jours d'avance ; si les masques venaient à manquer, nous nous organisions à partir de nos stocks de dons ou en dépannage interhospitalier : dans l'Oise, d'après les témoignages que j'ai encore eus récemment, je ne crois pas qu'il y ait eu d'établissement de santé en rupture.
M. René-Paul Savary, président. - Parlez-vous au nom de Santé publique France ?
M. Étienne Champion. - Non.
J'avais décidé de mettre en place cette dérogation des 32 000 masques pour l'Oise, afin de tenir compte de cette situation compliquée, sans oublier les apports très importants des collectivités territoriales et du département en particulier.
M. Louis Le Franc. - Pour compléter ce qui vient d'être dit par Étienne Champion, nous avons procédé conjointement à une analyse très fine, établissement par établissement, pour déterminer le nombre de jours d'autonomie en équipements individuels, dont les masques. Cela ne s'est pas fait de façon unilatérale, uniforme. Quand on sentait des points de tension, nous agissions en complémentarité avec l'ARS, et avec la présidente du conseil départemental. On apportait les équipements individuels ou les masques qui pouvaient manquer dans telle ou telle structure.
Dans l'Oise, nous avons la chance d'avoir des entreprises industrielles puissantes qui nous ont aidés - je pense aux équipementiers automobiles, et aux unités industrielles dans le secteur de la cosmétique et de la betterave à sucre qui nous ont fourni du gel hydroalcoolique en grande quantité. Cela nous a permis de répondre à des demandes ponctuelles de tel ou tel établissement. En complément, l'ARS avait son réseau hospitalier et médico-social : tous les équipements remontaient vers l'ARS, qui les retransférait. Comme M. Champion l'a dit à maintes reprises, l'Oise est le premier département touché. Il ne fallait pas faire remonter des équipements à Lille pour les redescendre dans l'Oise : nous sommes donc venus en appui. On a fait cela non pas au doigt mouillé, mais établissement par établissement - il y a 66 Ehpad dans le département. Nous sommes parvenus à faire face, pas toujours avec les quantités souhaitées, mais avons toujours évité les situations de rupture d'équipements individuels.
Pour Crépy-en-Valois, je remercie M. le maire pour ses propos.
M. Bruno Fortier. - C'est la réalité !
M. Louis Le Franc. - Crépy-en-Valois était vraiment très touché à tous les niveaux et il fallait permettre à M. le maire de rassurer la population. On s'est débrouillé localement. Un préfet connaît aussi son réseau d'entreprises, il sait sur lesquelles il peut s'appuyer pour pourvoir aux demandes exprimées par un certain nombre d'élus. C'est ce qu'on a fait.
M. Bruno Fortier. - M. le préfet a dit précédemment qu'il avait interdit les marchés. J'ai voulu redonner un morceau de vie à notre commune. Une semaine après cette interdiction, je l'ai appelé pour lui dire que je voulais rouvrir le marché. La préfecture m'a donné une liste de recommandations à suivre : entourer le marché, faire une entrée et une sortie, prévoir un comptage, distribuer à tous les marchands un masque et des gants - à l'époque, on demandait des gants - et poser un film devant tous les étalages.
J'ai rouvert le marché - il se tient le dimanche et le mercredi - une semaine après, en suivant toutes les mesures de protection réclamées par la préfecture. Je distribuais moi- même à 7 heures les masques à tous les commerçants qui devaient les mettre, et je demandais à la police municipale de passer dans la matinée pour vérifier s'ils les portaient bien. Si tel n'était pas le cas, ils étaient interdits de vente au marché. Tout cela a fonctionné parfaitement, avec espacement d'un mètre, file d'entrée, etc.
Si je donnais des masques aux marchands, c'est parce qu'ils n'en avaient pas.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Je voudrais d'abord faire quelques observations avant de poser mes questions.
Monsieur le maire, votre témoignage était très touchant. Mais ne vous inquiétez pas pour l'image de Crépy-en-Valois : elle ne sortira certainement pas altérée de cette crise.
Le fait que les épidémies donnent lieu à une stigmatisation doit être à peu près aussi vieux que le phénomène épidémique dans le monde. Pour autant, ce lien n'est pas automatique. La qualité de la réponse politique apportée par les responsables publics à une épidémie modifie le rapport de la population à ce qu'est une épidémie. Pour être très clair, si vous gérez une épidémie par la peur, vous générez de la stigmatisation supplémentaire ; quand vous gérez une épidémie par l'empowerment de la population - pardon pour cet anglicisme -grâce à une politique de santé publique lui permettant de devenir acteur de sa santé et de faire face au défi de l'épidémie, vous diminuez cette stigmatisation.
Ma deuxième remarque, que je répète à chaque réunion, c'est que nous sommes là non pas pour porter un jugement sur ce qu'a été votre action, mais pour comprendre si notre pays aurait pu réagir plus rapidement et dans de meilleures conditions - peut-être que nous avons tous fait au mieux et que nos process sont bons, peut-être qu'il existe des marges de progression. Ne vous méprenez pas sur le sens des questions.
Monsieur le directeur de l'ARS, vous êtes le premier à nous faire part d'un calendrier aussi précoce : dès mi-janvier, vous avez commencé à recevoir des alertes et commencé à préparer la crise, soit deux mois avant le confinement général de la population décrété par le Gouvernement.
Vous avez évoqué des messages usuels transmis par la DGS sur des phénomènes survenant dans le monde entier. Évoquaient-ils, dès la mi-janvier, une arrivée possible en France du coronavirus ou était-ce une alerte générale comme vous en recevez des dizaines ?
À partir de ce moment, avez-vous eu des échanges réguliers avec les tutelles ? Des mesures ont-elles été mises en place ? Vous avez parlé de visioconférences, mais à partir du début du mois de mars. Il y a - c'est ressorti aussi d'auditions précédentes - une espèce de trou noir sur le mois de février. J'aimerais comprendre ce qui s'est passé pendant cette période.
Monsieur le préfet, vous nous avez expliqué votre façon de travailler. Vous avez employé plusieurs expressions très fortes, déclarant que vous aviez pris votre sort en main, évoquant l'absence de mesures nationales, et ajoutant : « on s'est débrouillé localement ». Vous avez fait face ensemble. En tant que préfet, vous êtes, selon le code de la santé publique, chargé de la coordination et du pilotage de la réponse à toute crise. Aviez-vous déjà été confronté à la gestion d'une épidémie auparavant ? La question pourrait s'adresser à tous les préfets : avez-vous été formé à la gestion d'une crise épidémique, qui est un phénomène bien particulier ?
Madame la présidente, j'aurais voulu vous interroger, comme Mme la directrice, plus spécifiquement sur les actions que vous avez mises en place en direction des Ehpad. Quand avez-vous compris qu'il y avait un problème spécifique ? Car, au niveau national, la prise de conscience a été très lente. Quelles actions avez-vous tenté de mettre en place ? J'aimerais que vous alliez plus loin sur la question de la double tutelle, pour ne pas en rester à l'habituel constat qui fait consensus. Faut-il retirer la tutelle sanitaire sur les Ehpad, ce qui serait étonnant à l'issue de cette crise ? Quelle serait votre proposition pour que nous soyons plus opérationnels à l'avenir ?
Monsieur le maire, vous avez parlé du 25 février quand vous avez demandé à votre DGS de vérifier le stock de masques et qu'il vous a répondu qu'il n'y avait plus rien. Le lendemain matin étaient assis dans la salle où nous sommes actuellement non seulement M. Fontanet, mais aussi le directeur général de la santé M. Salomon. Celui-ci nous a dit que la pénurie de masques n'était pas un sujet. Ce n'est pas contradictoire avec votre constat, mais la réponse que vous allez faire à ma question pourrait générer de la contradiction. Constatant que vous n'avez pas de masques, vous avez certainement cherché à en obtenir : avez-vous pu reconstituer rapidement votre stock ?
Monsieur Fontanet, ma question dépasse l'Oise, mais il semblerait qu'à la mi-janvier, les Chinois aient transmis à la communauté scientifique la carte d'identité du virus et que les Allemands aient, à ce moment-là, mis en route la fabrication de tests. Que s'est-il passé en France et selon quel calendrier ?
M. Étienne Champion. - Sur les instructions du ministère, la ministre a donné certains éléments de réponse à l'Assemblée nationale. Vous pourrez obtenir la liste des informations et instructions du ministère qui ont été transmises. Nous avons eu régulièrement, dès la fin janvier, des informations internationales, ce qui ne signifie pas que l'on ne s'y intéressait pas. Avant cette nuit dramatique du 25 ou 26 février, qui a été marquée par un décès, nous avions, en réalité, déjà fait du tracing de cas pendant tout le mois de février : nous avons identifié 42 cas suspects, et les avons mis dans des chambres à pression positive pour ne prendre aucun risque. Ainsi, même si on peut avoir le sentiment qu'en février la crise n'avait pas encore commencé, l'ARS et Santé publique France étaient déjà, en fait, en pleine gestion de l'épidémie, avec le scénario suivant : identification des cas suspects, des cas possibles, prise en charge, tests - à l'époque à Paris. La gestion de crise avait commencé. On travaillait en lien avec le niveau national, le centre de crise sanitaire était activé et on faisait remonter tous les cas suspects. Toutefois, avant le 26 février, nous n'avions pas conscience que le virus circulait dans l'Oise : nous pensions que nous étions dans la situation des Contamines.
Les relations avec le national étaient déjà très actives par le biais des instructions du ministère, de nos remontées d'informations, ou des échanges informels. Le processus est devenu plus formalisé début mars, avec des échanges par visioconférence tous les soirs.
M. Louis Le Franc. - S'il n'y a pas eu de mesure nationale, de décret ou d'arrêté au niveau national, cela ne signifie pas qu'il y ait eu une absence de parole gouvernementale : le ministre de la santé s'est rendu à Crépy-en-Valois dès le 28 février et a annoncé que, dès le 1er mars, certains établissements scolaires du département seraient fermés sur décision conjointe du préfet et de la rectrice d'académie. Le 29 février, il a annoncé que dans les communes clusters - au nombre de neuf dans l'Oise - les rassemblements seraient interdits et que les établissements scolaires abritant des cas contacts ne rouvriraient pas le lundi 2 mars. Sur la base de ces éléments, j'ai pris les arrêtés préfectoraux correspondants.
Une fois auparavant dans ma carrière - je n'étais pas encore préfet -, j'avais été amené à gérer une situation d'épidémie : c'était la dengue en Nouvelle-Calédonie. Un préfet n'est jamais seul. Il représente une autorité générale, administrative, coordinatrice. Il peut s'appuyer sur le directeur général de l'ARS et il est entouré de personnes capables de gérer une crise. Mon rôle est de prendre les mesures nécessaires et qu'elles soient pleinement acceptées et comprises.
Mme Nadège Lefebvre. - Dès les premiers jours du mois de mars, j'ai tenu à ce que mes services appellent tous les jours les Ehpad pour faire remonter tous les problèmes. On a vite constaté qu'il fallait interdire les visites pour limiter la dissémination du virus. Pour que les pensionnaires puissent garder contact avec leurs proches, nous avons fourni des tablettes connectées aux Ehpad. Nous avions aussi des masques que nous pouvions distribuer dans les Ehpad, publics comme privés, en cas de besoin, pour faire le trait d'union entre deux livraisons de l'ARS et éviter les pénuries. Des médecins m'ont alertée sur la disparité des situations en fonction des Ehpad. Certains, en effet, sont rattachés à l'hôpital ; dans d'autres, le suivi médical est assuré par des médecins traitants ou des médecins vacataires. Des médecins généralistes m'ont demandé à être équipé en stéthoscopes électroniques pour pouvoir suivre la situation depuis leur cabinet. Nous avons donc acheté des stéthoscopes électroniques pour tous les Ehpad qui le demandaient. Ensuite, lorsque les masques ont été plus facilement disponibles, nous avons cessé d'alimenter les Ehpad, car l'ARS le faisait ; en revanche, nous avons continué à leur fournir des masques pour les visiteurs, afin de ne pas réduire le nombre de masques pour les personnels ou les résidents. Il ne fallait pas oublier les personnes âgées à domicile, mais je ne m'étends pas, car vous ne m'avez pas interrogée sur le sujet.
En ce qui concerne la cotutelle, les départements ont le sentiment d'être réduits au rôle de financeurs. Il faudrait mettre en place un travail beaucoup plus en commun avec les ARS. Certaines décisions mériteraient d'être prises ensemble. Nous sommes en lien quotidien avec les Ehpad. Nous pourrions mieux partager les informations qui les concernent, car chaque établissement a sa spécificité ; on ne doit pas appliquer les mêmes mesures partout. La crise a révélé un manque à cet égard. La collaboration doit être moins technocratique, plus collaborative.
M. Bruno Fortier. - Quand nous avons constaté que nous n'avions pas de masques, nous en avons acheté 20 000. Il fallait aussi protéger les 269 salariés de ma commune et les 80 salariés du centre communal d'action sociale. Mais les communes se sont trouvées seules : où acheter des masques ? Sont-ils homologués ? Comme tout le monde, on a cherché sur Internet... Le plus grand flou régnait. Nous étions démarchés de toutes parts, y compris de l'étranger. On a acheté en tout plus de 50 000 masques, pour un montant de 100 000 euros, et on les a distribués à la population. Lorsque nous avons voulu acheter des masques en tissu, on ne savait pas du tout à qui s'adresser, mais nous nous sommes débrouillés.
Les plans communaux de sauvegarde comportent une classification des risques majeurs, mais la pandémie n'y figure pas... Cela serait pourtant utile pour savoir que faire et à qui s'adresser en cas de pandémie. Enfin, je tiens à dire que les Crépynois ont eu le sentiment d'être stigmatisés et considérés comme des pestiférés.
M. Arnaud Fontanet. - Le 10 janvier, la séquence complète du coronavirus a été mise en ligne par des scientifiques chinois. Le 17 janvier, Christian Drosten, virologue à l'hôpital Charité à Berlin, nous a envoyé les premières amorces pour les kits de détection qui servent à faire des réactions pour identifier le virus : c'est les tests RT-PCR, avec un prélèvement naso-pharyngé. En parallèle, l'Institut Pasteur développait son propre test au Centre national de référence des virus des infections respiratoires (CNR) dirigé par Sylvie Van der Werf. Le 23 janvier, nous l'avons partagé avec le CNR de Lyon, dirigé par Bruno Lina, en lui fournissant aussi un témoin positif, fabriqué à l'Institut Pasteur, élément nécessaire pour s'assurer que le test fonctionne bien.
M. René-Paul Savary, président. - La France a-t-elle été en retard sur la certification des tests par rapport à l'Allemagne ?
M. Arnaud Fontanet. - Le 23 janvier, nous avions donc notre propre test à l'Institut Pasteur et nous l'avons partagé avec le CNR de Lyon. Le 24 janvier, on a réalisé un séquençage complet du génome. Le 7 février, on a transmis aux établissements de santé de référence les kits de diagnostic, le protocole d'utilisation et les témoins positifs pour qu'ils puissent réaliser les tests. Le 14 février, nous avons transmis ces éléments aux hôpitaux de seconde ligne. C'est le rôle du CNR de développer un test. Nous avions celui des Allemands, mais nous avons développé le nôtre qui, selon Bruno Lina, était plus performant. Les tests ont été distribués quand les témoins positifs ont été disponibles.
La difficulté a été le passage à l'échelle. Les CNR sont capables de développer des tests efficaces en quinze jours, mais la difficulté est d'assurer leur diffusion dans les établissements de référence puis dans les hôpitaux de deuxième ligne. Nous devrons repenser ce passage à l'échelle. Le CNR a rempli sa mission en créant un test et en le distribuant en quantités limitées, mais il n'a pas la capacité industrielle pour le produire et alimenter tous les laboratoires de France. Il faut donc que ceux-ci possèdent suffisamment de réactifs, d'amorces. Or ceux-ci en manquaient. Ils ont dû faire des commandes et c'est là qu'on a constaté les pénuries de réactifs. Des lots contaminés ont été envoyés par des fournisseurs à plusieurs hôpitaux français. Une autre difficulté est que beaucoup de laboratoires français fonctionnent avec des équipements fermés qui ne peuvent être utilisés qu'avec les réactifs du fournisseur. Or, en cas de pandémie, mieux vaut disposer d'équipements ouverts pour pouvoir déployer rapidement de nouveaux tests. Il conviendrait qu'au moins un réseau de laboratoires référents soit équipé d'équipements ouverts.
M. René-Paul Savary, président. - La majorité des laboratoires fonctionne avec des équipements fermés ?
M. Arnaud Fontanet. - Les laboratoires des centres hospitaliers universitaires (CHU) ont des équipements ouverts et peuvent s'adapter, mais d'autres laboratoires ne le peuvent pas. Pour plus de précisions, vous devriez interroger plutôt Sylvie Van der Werf ou Bruno Lina. Autant nous avons su développer un test fiable rapidement, autant nous avons eu des difficultés pour passer à l'échelle et le distribuer dans les hôpitaux, en raison de la compatibilité des équipements et de la pénurie de réactifs ou d'amorces, car le monde entier a cherché à s'en procurer à la même période.
M. Olivier Paccaud. - L'Oise a payé un très lourd tribut à la pandémie. La crise a révélé un élan d'initiatives et surtout de solidarité : dans les communes, des commandos de couturières ont fait des masques, des as de la «3D » ont fait des visières ; des élus locaux ont fait un travail remarquable ; des parlementaires ont fourni des équipements : Carole Bureau-Bonnard ou Olivier Dassault ont fourni nombre de masques et Olivier Dassault a même fourni des housses mortuaires.
Mais il y a aussi eu des dysfonctionnements. Nous aurons à revenir sur ce qui s'est passé à la base aérienne de Creil parce que, si les 193 rapatriés de Wuhan se sont posés à Istres et ont été mis en quatorzaine, les militaires de Creil qui les ont ramenés ne l'ont pas été. On ne peut donc écarter l'hypothèse que cela a constitué un foyer de départ de l'épidémie. M. Gossart, deuxième malade du coronavirus, ne travaillait-il pas à la base comme personnel civil ? De même, le nombre de malades en lien avec la base est important.
Les professionnels de santé, notamment les 550 médecins généralistes ou les 700 infirmières, regrettent de ne pas avoir été assez associés à la gestion de la crise. Qu'en pensez-vous ?
Permettez-moi de revenir sur les masques. Vous avez tenu votre première réunion de crise le 23 janvier. Des instructions sont prises. Vous commencez alors à parler des masques. À partir du 18 mars, vous recevez une grosse livraison. Vous avez senti monter la pandémie, vous avez entendu les demandes. À Crépy-en-Valois, il y avait des stocks dans la plupart des établissements, mais le manque était criant chez les autres professionnels de santé. La déléguée départementale de l'ARS dans l'Oise n'a été nommée que le 16 mars, après près d'un an de vacance du poste. À partir de quand l'ARS des Hauts-de-France a-t-elle pris conscience qu'il fallait faire venir des masques ? Votre homologue de Mayotte, Mme Voynet, nous a dit hier qu'elle avait eu la grande fierté de pouvoir fournir dès le 17 mars des masques à tous les acteurs de la chaîne de santé, jusqu'aux ambulanciers.
L'ARS procède-t-elle à des vérifications des stocks de masques, dans les hôpitaux et chez les professionnels de santé ?
Monsieur le préfet, vous êtes un ancien militaire. Nous avons tous admiré et apprécié votre capacité à faire face. Vous avez tenu le front et je peux en témoigner. La bicéphalie n'est pas un gage d'efficacité - même si vous parlez de duo -, ça marche rarement.
Au début de la crise, les forces de l'ordre étaient sans masque. Dans mon canton, huit gendarmes de la gendarmerie de Mouy se sont retrouvés sur le flanc. Quelles étaient les consignes ? Manquait-on de moyens ?
Des enseignants volontaires sont venus dans les écoles pour accueillir les enfants de soignants, mais on ne leur fournissait pas forcément de masque. Ils pouvaient donc refuser de venir ! Mme la rectrice a-t-elle fait des demandes de matériel de protection ?
Mme la présidente, vous avez évoqué les Ehpad, mais qu'avez-vous fait pour les aînés isolés ? La plupart des victimes étaient malheureusement très âgées...
Monsieur le maire, parmi les personnes peu âgées qui ont été touchées, on compte beaucoup d'élus. Visiblement, il y a eu beaucoup de contaminations le jour des élections, pendant la tenue du bureau de vote ou le dépouillement. J'ai une pensée pour Jean-Jacques Zalay, maire adjoint de Tracy-le-Mont, qui est décédé. Notre collègue conseiller départemental Éric de Valroger a également été atteint. Fallait-il reporter les élections municipales du 15 mars ?
M. Martin Lévrier. - Je vous remercie de ces témoignages passionnants et très émouvants. Au moment où vous les avez lancés à Crépy-en-Valois, les tests constituaient-ils le moyen le plus efficace pour juguler la pandémie ? Si oui, avez-vous pu remonter cette information et comment ? Nous manquons de réactifs, mais l'Allemagne réussit. Avons-nous pris du retard dans ce domaine, après avoir été en pointe ?
Peut-on avoir la grippe et la covid en même temps ? Y a-t-il un lien entre ces deux maladies ?
Aurait-il été plus efficace de confiner plus tôt, dans toute la France ? Je suis dubitatif concernant le jour du vote, mais quid de la campagne électorale ?
M. Damien Regnard. - Pour paraphraser Kissinger : quand j'appelle l'Europe, quel numéro ? Je vous pose la même question : quel numéro ? J'ai essayé d'appeler le ministère de la santé les 7 et 8 février et je n'ai eu aucun retour. Je n'ai réussi à contacter que le directeur du centre de crise et la directrice adjointe de l'Agence pour l'enseignement du français à l'étranger (AEFE) - en effet, depuis le mois de janvier, en tant que sénateur représentant les Français établis hors de France, j'ai vu la panique s'installer en Chine, au Vietnam et dans toute la zone. Quel était votre interlocuteur au sein de notre magnifique mille-feuille administratif et territorial ? Ministère de la santé ? Ministère de l'intérieur ?
Ça ne colle pas. Les dates, le calendrier ne collent pas. Le 23 janvier, Air France - qui est une société de référence au niveau international en matière de sécurité -, supprime ses vols au départ de Wuhan. Un avion militaire est affrété le 31 janvier. Mais des vols quotidiens d'Air China et d'une autre compagnie aérienne chinoise ont été maintenus tout le mois de février et une partie du mois de mars. Le 25 février, le virus circulait peu en France, mais l'Italie, à notre porte, était déjà en plein début de crise. Monsieur le maire, vous vous êtes inquiété à la mi-janvier. À la mi-janvier, les Français établis hors de France étaient également inquiets. Pourrait-on avoir une chronologie logique ? Car il y a des contradictions. Vous nous avez dit que vous aviez eu des inquiétudes le 25 février et que vous regardiez les stocks de masques. Pendant ce temps, le Président de la République nous disait que le virus n'avait ni passeport ni frontière, mais qu'il fallait continuer à aller au théâtre et au cinéma ! Pour tirer les leçons, nous avons besoin d'un calendrier et d'un déroulé précis.
Mme Muriel Jourda. - Permettez-moi de poser les trois questions de ma collègue Annie Delmont-Koropoulis.
Les recherches menées pour trouver un vaccin sont nombreuses dans le monde : à quelle étape de recherche en est-on ?
Le délai de développement semble extrêmement court au regard des dix ans habituels : de quels gages de sécurité dispose-t-on ?
L'Institut Pasteur a développé un vaccin dont la licence a été rachetée par MSD, faute de soutien financier suffisant. Vous avez signé un protocole pour que l'accès à ce vaccin soit équitable dans le monde. Quelles garanties l'Institut Pasteur a-t-il obtenues pour que ce vaccin soit rapidement mis à disposition des Français ?
Mme Victoire Jasmin. - Avez-vous des contrats locaux de santé ? Des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) ? Serait-il opportun de mettre en place un plan de continuité d'activité partagé pour l'ensemble des acteurs du territoire ?
Il n'est jamais facile d'être le premier, vous avez rencontré de nombreuses difficultés, mais j'ai vu ce que vous avez fait, monsieur le préfet.
Il y a quelques mois, nous avons eu au Sénat un débat sur les dispositifs médicaux. À cette occasion, j'avais évoqué la situation des laboratoires et l'existence de contrats d'exclusivité pour certains équipements. Il n'y a pas que la question des réactifs, les consommables peuvent aussi poser problème.
Nous avons aussi eu des problèmes de fiabilité sur les premiers tests, avec des faux négatifs et des réactions croisées. Une jeune adolescente a ainsi été hospitalisée, testée négative, puis positive, avant de décéder.
Les premiers patients n'ont pas été suffisamment accompagnés en sortie de réanimation. Un jeune père de famille qui avait passé trois semaines en réanimation a été renvoyé à domicile en ambulance avec un masque et sans ordonnance ! C'est son épouse enceinte qui a dû faire toutes les démarches pour trouver des masques, un kiné, en plein confinement. À sa sortie, il a appris que toutes les personnes qui avaient été en réanimation avec lui étaient décédées.
Le Sénat a publié des rapports sur les risques naturels majeurs en 2018 et en 2019 dans lesquels nous faisons des recommandations qui pourraient être utiles pour les pandémies. C'est une piste de travail.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Il serait intéressant que nous convoquions les responsables de la base militaire de Creil pour aller au fond du sujet.
Février. On ne comprend pas vraiment ce qui s'est passé pendant cette période. Monsieur le directeur de l'ARS, vous nous dites que les premières alertes datent du 23 janvier - ce que nous avait dit également M. Aurélien Rousseau. Nous avons besoin de plus de précision sur les dates.
Vous n'avez pas du tout évoqué la question du transfert de patients. Pourtant, je crois qu'il y a eu un sujet...
Professeur Fontanet, vous avez évoqué l'existence de lots de tests contaminés : pouvez-vous nous en dire plus ?
Mme Marie-Cécile Darmois. - Permettez-moi de vous retracer la chronologie des premiers jours de la crise au sein de l'établissement.
Le mercredi 26 février en début d'après-midi, on me signale un début d'épidémie d'infection respiratoire aiguë sur le site Etienne-Marie de La Hante, ainsi que dans l'unité de soins de longue durée (USLD). Il s'agit alors d'une petite dizaine de cas. Nous décidons alors de prendre les mesures sanitaires que nous prenons habituellement en cas d'épidémie : renforcement du bionettoyage, service des repas en chambre pour les personnes symptomatiques, mise à disposition de matériel de protection pour le personnel, suspension des animations et des visites des patients des deux sites concernés par l'épidémie. En fin d'après-midi, j'apprends que le médecin traitant de la première victime de la covid intervenait au sein de nos Ehpad. J'alerte tout de suite sur cette situation et je décide d'organiser une réunion de crise le jeudi matin.
Le jeudi 27 au matin, compte tenu du contexte du décès de la première victime, nous décidons par précaution de fermer le troisième site et de distribuer des masques FFP2 aux personnels. J'informe aussi l'ARS de la situation. Nous apprenons que le médecin a été mis en quatorzaine jusqu'au 4 mars.
Le vendredi 28, nous décidons de confiner en chambre l'ensemble des résidents et des patients - à l'exception de l'unité Alzheimer qui accueille des personnes déambulantes et pour lesquelles la mesure s'applique dans la limite de sa faisabilité -, de servir tous les repas en chambre et de renforcer le personnel pour le week-end.
Le samedi 29, nous apprenons que deux de nos résidents hospitalisés dans d'autres établissements du territoire sont positifs au coronavirus. Nous organisons une réunion de crise et prévenons l'ARS. Nous comptabilisons alors 34 cas d'infection respiratoire aiguë sur nos trois sites et des arrêts maladie du personnel commencent à arriver. Nous commandons des équipements de protection individuels et de l'oxygène supplémentaires et suspendons les entrées et les admissions dans l'ensemble des services. Nous demandons à l'ARS 2 000 masques FFP2 supplémentaires - que nous recevrons dès le lundi - et de nous appuyer sur notre demande de prélèvement sur les cas symptomatiques - patients et personnels - la semaine suivante par le CHU d'Amiens.
Le dimanche 1er mars, nous informons le conseil départemental. Nous nous réunissons à nouveau. Nous apprenons que certains médecins traitants sont confinés. Contrairement à ce que vous avez pu dire, nous avions la chance d'avoir un médecin coordonnateur qui a pris le relais de tous les médecins traitants et qui a réussi à suivre les 179 personnes, car aucun médecin traitant ne pouvait plus se rendre dans l'établissement.
Le lundi 2, nous travaillons à l'organisation des deux journées de prélèvement prévues pour les 3 et 4 mars. Et nous commençons à subir la pression de la presse qui demande des informations.
Le mercredi 4, 50 résidents symptomatiques sont testés. Le professeur Schmit qui effectue ces prélèvements nous dit qu'à partir d'une dizaine de prélèvements positifs, tous les résidents symptomatiques doivent être considérés comme positifs au coronavirus. Nous avons donc 50 cas sur l'établissement, ainsi qu'une dizaine d'hospitalisations.
Le jeudi 5, nous testons 42 agents. Nous réalisons que la question du personnel va être problématique, car beaucoup sont touchés. Nous avions demandé dès le lundi à l'ARS de bénéficier du renfort de la réserve : nous avons ainsi pu en bénéficier dès la semaine suivante.
Voilà l'ensemble des mesures prises au cours des premiers jours de l'épidémie.
M. Louis Le Franc. - Je vous transmettrai le déroulement chronologique de la pandémie dans le département de l'Oise, jour par jour. Ce document reprend tous les éléments qui ont été collationnés sur l'activation de telle ou telle structure et les numéros mis en oeuvre. J'ai convié le colonel commandant la base aérienne de Creil à participer à la deuxième conférence de presse, qui a eu lieu le 29 février. Il a répondu à toutes les questions.
M. René-Paul Savary, président. - Nous l'auditionnerons le moment venu.
M. Louis Le Franc. - En ce qui concerne les enseignants, nous avons déployé 150 pôles d'accueil dans l'ensemble du département, notamment pour les enfants des personnels soignants. Il a fallu fournir aux enseignants volontaires, ainsi qu'aux personnels communaux et du conseil départemental qui ont été dépêchés sur place, les équipements de protection nécessaires. Les enseignants ont reçu 14 000 masques, distribués début avril par la directrice académique de l'Éducation nationale. La préfecture, qui a disposé d'un stock de masques très important, est venue en appui, pour compléter si nécessaire.
Pour ce qui concerne la gendarmerie, vous avez parlé de la brigade de Mouy, mais vous auriez pu tout aussi bien évoquer l'unité de sûreté urbaine de la circonscription de sécurité publique de Creil, où le nombre de policiers touchés par la pandémie était bien plus important. Je suis allé les voir, pour savoir quelles étaient les difficultés qu'ils pouvaient rencontrer - seize d'entre eux ayant été infectés. Comme la police nationale, les gendarmes avaient reçu très tôt, courant mars, des masques FFP2. Comme il s'agissait d'une denrée relativement rare, et surtout utile au personnel soignant, nous les avons récupérés pour les transmettre à l'ARS, qui les a distribués au personnel soignant. Dans les jours qui ont suivi, des carences de masques se sont révélées chez les forces de l'ordre. Dès que l'état des stocks a été transmis à la préfecture, j'ai procédé, service par service, à une distribution de masques chirurgicaux, pour que chaque structure ait de quoi tenir environ deux mois. Les sapeurs-pompiers ont, dans le cadre de leurs interventions, des masques FFP2 et, pour les personnes secourues, des masques chirurgicaux. Ils ont été, pendant un temps, en situation de rupture de masques chirurgicaux, malgré les commandes passées auprès d'une société de Versailles. Il a fallu que nous venions en appui pour permettre aux pompiers d'obtenir ces masques.
Bref, en bonne intelligence avec le directeur général de l'ARS et le président du conseil départemental, et avec bon sens, nous avons vérifié l'autonomie dont disposait chaque service, pour éviter les situations de rupture. Quand il a fallu les approvisionner en masques, nous l'avons fait.
Deux parlementaires, M. Olivier Dassault et Mme Carole Bureau-Bonnard, sont venus aussi en appui. Le premier s'est manifesté auprès des opérateurs funéraires pour leur permettre d'intervenir dans les hôpitaux, les morgues hospitalières étant complètement engorgées. Il a fallu intervenir auprès de l'opérateur national pour mettre en place un dépôt réfrigéré des corps des personnes décédées, à proximité des hôpitaux de Compiègne et Beauvais.
C'était une forme de conduite opérationnelle, familière à l'ancien militaire que je suis : il fallait suivre au jour le jour la situation de chacun des établissements, et savoir où étaient les possibilités de renforcement et les ressources.
M. René-Paul Savary, président. - Désormais, tout le monde est équipé pour faire face à une reprise ?
M. Étienne Champion. - Nous avons été les premiers, et cela a emporté beaucoup de conséquences : lorsque d'autres régions sont entrées dans l'épidémie, les distributions nationales de masques avaient déjà commencé ! Et les autres ont bénéficié de notre expérience. Jusqu'au 23 mars, jour où les masques sont distribués dans les officines, il n'y en a pas. Nous avons fait feu de tout bois pour essayer d'aider, en récupérant certains stocks, des dons, en mobilisant tous les moyens. Au coeur du cluster, nous avons apporté 32 000 masques. À partir du 29 février, nous avons distribué des masques dans les maisons médicales de garde, pour les dépanner. Nous avons fait avec ce que nous avions. À partir du 9 mars, nous donnions des masques à SOS Médecins. Bref, nous avons fait ce que nous avons pu avant qu'il y ait des dotations nationales.
M. René-Paul Savary, président. - Il y a eu une phase de carence manifeste sur tout le territoire...
M. Étienne Champion. - Et nous avons fait au mieux. Nous avons mis en place une enquête permanente, pour vérifier les stocks de chaque établissement. Si ceux-ci descendaient en dessous de trois jours, nous procédions à des dépannages interhospitaliers ou recourions aux stocks qu'avec le temps nous avons pu constituer et répartir entre les départements.
M. Paccaud m'a interrogé sur les professionnels de santé de ville. Nous avons immédiatement eu pour préoccupation d'associer la médecine de ville.
M. René-Paul Savary, président. - Ce n'est pas ce que dit M. Paccaud...
M. Olivier Paccaud. - Ni ce que disent certains professionnels !
M. Étienne Champion. - Le 28 février, nous avons tenu une première conférence avec l'URPS des médecins libéraux. Le 3 mars, avec l'ensemble des URPS. Nous eûmes ensuite, plusieurs fois par semaine, des conférences téléphoniques, et des conférences communes avec l'Ordre, et avec l'assurance maladie. À l'initiative de l'URPS, nous avons organisé des webinaires, qui ont permis de toucher un grand nombre de praticiens. J'ai participé à l'un d'entre eux.
M. René-Paul Savary, président. - Sur la région ?
M. Étienne Champion. - Oui, l'Ordre étant organisé au niveau départemental. La taille des ARS ne leur permet pas d'être au contact direct des quelque 100 000 hospitaliers que peut compter leur région ; il y a 600 médecins généralistes ne serait-ce que dans l'Oise ! Or les personnes qui s'occupent de l'ambulatoire à l'ARS Hauts-de-France sont une quarantaine. Celles qui s'occupent de tout l'hôpital, une centaine. Notre travail est donc surtout d'articuler, notamment des réseaux. Outre les GHT, qui sont une très bonne innovation, nous passons avant tout par les URPS. Les CPAM, aussi, ont des troupes beaucoup plus nombreuses. Il y a donc beaucoup de travaux auxquels nous contribuons, mais cela ne signifie pas que le professionnel de terrain nous voit. Et l'organisation du travail se fait au niveau régional, mais surtout au niveau départemental. En tous cas, les ARS travaillent beaucoup de manière indirecte. Quel numéro de téléphone ? Sur son site internet, l'ARS affiche un numéro d'alerte, un e-mail d'alerte, tous deux actifs 24 heures sur 24.
Nous avons été frappés au tout début de l'épidémie, avec une doctrine nationale de prise en charge exclusivement hospitalière, comme il est classique en cas de virus émergent : les patients doivent être mis en chambre particulièrement protégée, à pression positive, etc. Au tout début, les patients étaient même envoyés au CHU de Lille. Nous avons travaillé avec les médecins de ville, dans le cadre des réunions dont j'ai parlé, pour définir un certain nombre de conduites à tenir. Le 15 mars, nous avons élaboré avec eux un arbre décisionnel de prise en charge, qui a ensuite été révisé. Dès le 5 mars, nous travaillions avec les médecins au déploiement des centres covid-19, et aux flux dédiés dans les Maisons de santé pluriprofessionnelles. Nous avons veillé à la différenciation, et fait en sorte que ce soient les professionnels qui déterminent les modalités qu'ils souhaitaient. Dans certains départements, ils ont préféré des centres covid-19. Dans d'autres, comme l'Oise, ils ont privilégié les maisons de santé pluriprofessionnelles. Nous avons donc mobilisé des financements de l'ARS pour différents types de structures.
Nous avons aussi déployé, dès le début du mois de mars, une solution de télémédecine ouverte d'abord à tous les médecins généralistes, puis à tous les professionnels de santé : dès le 4 mars dans l'Oise, et le 5 dans toute la région. Au total, quelque 7 000 professionnels de santé ont rejoint notre programme régional.
Vous avez évoqué la présence médicale dans les Ehpad. J'ai décidé au mois de mars de financer le passage au temps plein des médecins coordonnateurs : tout médecin coordonnateur qui souhaitait passer d'un temps partiel à 100 % verrait la totalité de sa rémunération prise en charge directement par l'ARS.
Nous avons six CPTS en cours de développement. C'est encore une structure en devenir, mais l'unanimité se fait sur cette organisation. Je crois en une logique qui part du terrain. La philosophie est que nous venons en appui, en payant l'ingénierie, pour formaliser le projet. L'approche territoriale, c'est l'avenir !
Il y a eu, évidemment, des transferts de patients tout au long de la période. C'est aussi pour cela que la dimension régionale est importante.
M. René-Paul Savary, président. - Est-ce vous qui fixiez la doctrine ?
M. Étienne Champion. - Des transferts, il y en a toute l'année. C'est le métier de la régulation médicale. Il s'agit de décisions médicales, sur lesquelles je n'ai pas à intervenir. Dans le cadre de la crise, nous avions tous les jours à 16 h 30 une conférence audio avec les cinq SAMU, dont le SAMU de zone. Quand la pression a été la plus forte, nous avons pris des décisions collectives. J'avais la chance d'avoir, parmi mes collaborateurs à l'ARS, un médecin réanimateur. Tous les jours, nous menions une enquête quotidienne sur l'état des transferts. Nous décidions toujours de manière collégiale un transfert...
M. René-Paul Savary, président. - En ambulance ?
M. Étienne Champion. - Oui, essentiellement, à part un cas de transfert héliporté de dix patients au mois d'avril.
M. Louis Le Franc. - Nous avons déployé une unité particulière pour les sans domicile fixe : 110 personnes ont ainsi été prises en charge localement, avec le soutien de l'ARS et des services de l'État, au sein de l'établissement public de l'insertion pour la défense, alors vide. Les sans domicile fixe pouvaient être eux-mêmes des vecteurs de propagation. Si nous devions affronter une nouvelle vague épidémique, cette expérience mériterait d'être étudiée à une échelle bien supérieure à celle d'un département.
L'Oise compte un aéroport, avec des compagnies assurant des vols low-cost. Ces vols ont été effectués pendant les mois de février et mars, ce qui n'allait pas sans soucis, notamment pour les vols en provenance de l'Italie. Nous avons mis en place un dispositif simple mais efficace : dès lors que des passagers avaient manifesté des symptômes, nous les prenions en charge immédiatement, dès leur arrivée à l'aéroport, en isolant un terminal sur deux. Le Samu se chargeait de l'hospitalisation des personnes contaminées, et toutes celles qui avaient été en contact avec celle-ci se voyaient dans l'obligation de respecter un confinement pendant quatorze jours.
Mme Nadège Lefebvre. - Il est important de développer les CPTS au sein du département, qui participe à l'achat du matériel. Les aînés isolés ont été l'une de mes principales préoccupations. Pour la gestion des publics fragiles, nous disposons en général de structures, comme les Ehpad, les foyers de l'enfance, etc. Les personnes isolées, souvent, ont affaire à un service d'aide et d'accompagnement à domicile (SAAD), composé de personnes pleines de bonne volonté mais qui ne sont pas spécialement des personnels de santé. Nous avons donc téléphoné tous les jours aux Saad pour nous assurer que les agents passaient bien voir les personnes âgées. Nous nous sommes vite rendu compte qu'environ 1 000 personnes n'étaient plus suivies. Les personnes âgées, en fait, se confinaient chez elles et refusaient les visites, de peur de laisser entrer le virus.
C'est pourquoi nous avons créé un numéro « urgences senior » pour renseigner les familles. Ce numéro a été très sollicité. Et j'ai demandé à mes services d'appeler les 1 000 personnes en question. Certaines nous disaient que la famille prenait le relais. D'autres nous le disaient, mais on ne le croyait pas vraiment. Il a donc fallu faire un vrai travail de fourmi. Nous avons mis en place un système d'information avec les maires, ou avec les CCAS, et nous avons tout fait pour que les Saas puissent revenir, en nous assurant qu'il y avait assez de masques pour cela. Nous avons aussi mobilisé la téléassistance au niveau du département pour intervenir rapidement si besoin était.
M. Arnaud Fontanet. - Un mot sur les tests.
Développer des tests au stade initial, nous savons faire. C'est sur leur
distribution qu'il nous faut travailler. L'Allemagne et la Corée du Sud
sont intéressants à observer ; ce sont les deux pays au
monde à avoir fourni des tests rapidement. L'Allemagne peut donc
être considérée comme un modèle en Europe
- la
France se situant de ce point de vue au même niveau que les autres pays.
Avoir des tests, toutefois, ne suffit pas. Nous savons désormais faire 100 000 tests par jour, mais il faut pouvoir tracer les contacts et isoler les personnes. Or les délais pour obtenir les résultats des tests s'allongent et nous n'avons pas encore expérimenté le traçage et l'isolement à grande échelle. Je suis en conséquence très inquiet à l'idée que le virus revienne cet hiver, ou même avant.
En Allemagne, ce qui a changé la donne, c'est le confinement. Tous les pays européens sauf la Suède et, en partie, le Danemark, ont confiné leur population au 15 mars et, ainsi, gelé la situation épidémique. La Bretagne et la Nouvelle-Aquitaine s'en sont mieux sorti que le Grand-Est, non parce qu'elles ont mieux testé, mais parce que la situation a été gelée à cette date, où le virus était chez elles moins présent. Pour la même raison, attention à ne pas penser que les Allemands s'en sont mieux sorti uniquement parce qu'ils avaient des tests.
Mais regardons l'avenir. Il faut encore progresser sur le traçage et l'isolement. Nous n'avons fait que 20 % du chemin : 5 % de la population française est infectée, et il en faudrait 50 % pour que le virus arrête de circuler. Un chantier important nous attend donc à l'automne. Voilà le message que je voudrais faire passer.
Nous disposons de données publiques sur trois vaccins en cours de développement : le vaccin à ARN messager américain Moderna, et deux vaccins à adénovirus, celui d'AstraZeneca à Oxford, et celui du laboratoire chinois Cansino. Les données sur les phases 1 et 2 laissent penser qu'ils sont bien tolérés, qu'ils ne produisent pas d'effets indésirables majeurs, mais ils n'ont été testés que sur de faibles effectifs - quelques centaines à milliers de patients. Ces vaccins sont capables de stimuler une réponse immunitaire, mais susciter la production d'anticorps neutralisants et une réaction cellulaire protectrice, c'est un résultat qu'obtiennent beaucoup de vaccins en phases 1 et 2. La véritable épreuve du feu est la phase 3, qui consiste à comparer le pourcentage d'infection de deux groupes auxquels ont été donnés, respectivement, le vaccin et un placebo. À cet égard, nous ne saurons que dans trois mois si ces vaccins sont efficaces et s'ils sont bien tolérés par des effectifs plus larges. Quelques milliers de personnes, ce n'est pas mal, mais ce n'est pas suffisant pour déployer le vaccin à l'échelle d'une population, car les effets indésirables peuvent apparaître sur 1 pour 10 000 ou pour 100 000 personnes. Nous aurons les premières données sur ces aspects à la fin de l'année. Vous avez raison de dire que la tolérance du vaccin est un critère essentiel : il nous faut un vaccin sûr.
Le vaccin en cours d'élaboration à l'Institut Pasteur repose sur un modèle déjà développé contre le chikungunya jusqu'en phase 1 et 2, qui s'est montré susceptible de stimuler une réponse immunitaire. Il entrera en phase 1 au mois d'août et n'aurons donc de résultats qu'en octobre. Notre calendrier est donc moins avancé que celui des autres vaccins. Aujourd'hui, 170 vaccins sont enregistrés dans le monde ; une dizaine sont arrivés en phase clinique ; quelques-uns seulement arriveront au bout du processus. La priorité sera mise sur la tolérance. Quant à l'efficacité... Nous aurons peut-être un vaccin partiellement efficace en 2021, et ce serait déjà pas mal. Rappelez-vous qu'il existe de nombreuses maladies pour lesquelles nous en cherchons toujours ! Il faut au moins dix ans pour développer un vaccin : ne misons donc pas tout sur la découverte prochaine d'un tel remède, et reposons-nous pour l'instant sur ce que nous savons faire : les gestes barrières et le triptyque dépister-tracer-isoler. Un éventuel reconfinement serait une catastrophe.
L'Institut Pasteur est un institut de recherche : nous développons des concepts. N'étant pas habilités à produire des lots vaccinaux répondant à des exigences qualité, nous déléguions jusqu'à récemment cette fonction à la compagnie Thémis. Nous travaillons désormais avec MSD, qui a racheté Thémis. Ce rachat est une chose normale puisqu'il s'agit de produire, à plus grande échelle, un vaccin qui a vocation à être utilisé partout dans le monde. MSD, ténor du vaccin, s'était distingué en rachetant le vaccin contre Ebola développé par les Canadiens et mis à la disposition des pays africains grâce à des partenariats public-privé comme la Coalition for epidemic preparedness initiative (Cepi). Un accord garantit que le vaccin sera disponible pour tous ceux qui en auront besoin partout dans le monde. Je ne sais en revanche pas vous répondre sur le contrat qui prévoit l'approvisionnement de la France, mais l'Institut le pourra certainement. Notre volonté, en nous alliant à MSD, était en tout cas de trouver un producteur susceptible d'assurer une distribution équitable de ce que nous considérons comme un bien public.
Le problème des lots contaminés est le suivant : une des entreprises fabriquant les réactifs des tests - les amorces, ces synthèses de nucléotides permettant d'amplifier le matériel génomique - a fourni des lots contaminés, générant des faux positifs, à une dizaine de pays européens. Le sujet est sur la place publique, puisque des publications et des communications des pays touchés ont été émises.
M. René-Paul Savary, président. - Nous vous remercions. Cette audition a été riche d'enseignements. Nous diffuserons à nos membres, monsieur Fortier, le film de présentation que vous nous avez transmis, qui met en valeur votre commune, si durement touchée - et si bien défendue par son maire. Nous ne manquerons pas de nous rendre à Crépy-en-Valois lors d'une prochaine occasion.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 40.