Mercredi 17 juin 2020
- Présidence de M. Olivier Cigolotti, président -
La téléconférence est ouverte à 15 h 30.
Audition de M. David Weinberger, chercheur à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), spécialiste des routes de la drogue en Amérique du Sud (en téléconférence)
M. Olivier Cigolotti, président. - Nous poursuivons nos auditions avec M. David Weinberger, sociologue, chercheur à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) et spécialiste de l'analyse de l'offre illicite des drogues, que nous entendons en audition plénière.
À son intention, je rappelle que notre mission d'information, qui s'intéresse au trafic de stupéfiants en provenance de Guyane, a été constituée le 13 mai dernier. Avec cette audition, nous souhaitons avoir un éclairage sur les routes de la drogue qui se sont progressivement constituées en Amérique latine et plus spécifiquement sur le circuit emprunté par la cocaïne qui transite aujourd'hui par la Guyane. Nous souhaitons aussi appréhender les capacités d'adaptation des trafiquants, qui disposent, on le sait, de ressources importantes et d'une grande imagination pour acheminer leurs produits. Je cède tout de suite la parole à Antoine Karam, rapporteur de notre mission.
M. Antoine Karam, rapporteur. - Il était important pour nous d'avoir l'éclairage d'un expert, qui nous sera très précieux pour élaborer un rapport objectif. Voici, à l'intention de mes collègues, les questions que nous vous avons posées par avance.
Quels sont les pays producteurs de cocaïne en Amérique latine et leurs parts respectives, et que représente cette production en volume et en valeur ? Que représente-t-elle dans l'économie de ces pays ?
Quels sont les différents pays ou régions de destination et les principales routes empruntées ? Pouvez-vous préciser les différents points de sortie du continent ?
Ces circuits et routes ont-ils évolué ces dernières années ? Pouvez-vous donner des exemples ?
Quels sont les différents réseaux ? Par qui sont-ils tenus et dans quels pays sont-ils implantés ?
Que représente l'économie de la cocaïne pour l'Amérique latine ? Comment a-t-elle évolué et quelles sont les perspectives pour les prochaines années ?
D'où provient la cocaïne qui transite par la Guyane et qui contrôle ce trafic ?
Peut-on évaluer l'apport économique du trafic de cocaïne pour la Guyane ?
Quels sont les pays de la région véritablement engagés dans la lutte contre la production et le trafic de cocaïne ? À l'inverse, peut-on encore parler, pour certains d'entre eux, de narco-États ? Si oui, à propos desquels ?
Les pays d'Amérique latine développent-ils la production d'autres stupéfiants que la cocaïne ?
La Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) estime que le trafic de stupéfiants en provenance d'Amérique du Sud et à destination de l'Europe est acheminé à 75 % par voie maritime et à 25 % par voie aérienne : cette estimation vous semble-t-elle plausible ?
Le recours à des sous-marins pour contourner les contrôles frontaliers a été mis en avant ces derniers temps : disposez-vous d'éléments sur ce phénomène ? Concernant la voie maritime, peut-on estimer la part du trafic passant par des containers, par des bateaux de plaisance, voire par des sous-marins ?
Concernant les politiques de lutte, est-il plus efficace de lutter à la source, au niveau des cultures et de la production, ou de chercher à intervenir dans les circuits d'acheminement ? Et dans ce cas, à quel niveau est-il plus opportun d'agir ? Faut-il préférer les points de sortie du continent tels que les ports et les aéroports ?
On sait que la cocaïne entre principalement en Guyane par le Suriname. Entre-t-elle aussi pour partie via le Brésil ?
La coopération entre la France et les États producteurs non frontaliers d'Amérique du Sud - Bolivie, Colombie, Costa Rica par exemple - dans la lutte contre le trafic pourrait-elle faire l'objet d'un renforcement et, si oui, sous quelle forme ?
Quel a été l'impact de l'épidémie de Covid-19 sur le trafic de stupéfiants ? La baisse du trafic a-t-elle été substantielle ? À quoi faut-il s'attendre après l'épidémie, avec notamment la nécessité d'écouler les stocks ?
Quelles sont vos principales sources d'information sur ce thème et vos principales contraintes méthodologiques ?
M. David Weinberger, chercheur à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) et spécialiste des routes de la drogue. - C'est un sujet qui m'intéresse depuis 2015. En 2005, à la fin de mes études, j'ai eu l'occasion de vivre quelques mois en Guyane. J'y suis retourné en 2015 et en 2018 pour des recherches financées par la Mildeca notamment. J'ai pu constater que les conditions concernant le trafic s'étaient nettement dégradées, ce dont j'ai alerté la Mildeca.
La cocaïne n'est produite que dans trois pays andins, la Colombie, le Pérou et la Bolivie. La Guyane est donc la région de France et d'Europe la plus proche des zones de production.
À partir d'une estimation par satellite des surfaces consacrées à la culture de la coca, on applique un ratio pour estimer la production annuelle de cocaïne. Cette méthode a été critiquée par la communauté scientifique, ce qui a amené l'Office des Nations unies contre les drogues et le crime (UNODC) à changer sa méthode en 2016, ce qui explique la forte augmentation dans les statistiques officielles. Pour autant, je considère avec d'autres que cette estimation est sous-évaluée.
Dans les années 1980, période où la consommation et le trafic se sont intensifiés aux États-Unis et en Europe, les routes étaient directes, utilisant de petits avions entre pays producteurs et États-Unis, car les contrôles étaient faibles. C'était relativement facile.
À partir des années 1990, notamment sous l'impulsion des États-Unis, les États ont investi énormément dans la lutte contre le trafic, ce qui a poussé les trafiquants à diversifier leurs routes et leurs modes opératoires. En géopolitique des drogues, on appelle cela « l'effet ballon » : lorsque la pression s'exerce d'un côté du ballon, l'air - c'est-à-dire le trafic - se déplace de l'autre côté du ballon. On a alors constaté un développement des routes depuis l'Amérique latine.
Il y a notamment eu un transfert depuis la Colombie. Même si la Colombie n'est pas tous les ans le premier producteur de feuilles de coca, elle a une énorme production de cocaïne, et les chimistes pour la transformation y sont les plus qualifiés. Sous la pression d'un contrôle très lourd des États-Unis, les trafiquants colombiens ont commencé à utiliser le Venezuela comme zone de transit tant vers l'Amérique du Nord que vers l'Europe dans les années 2000.
Dès les années 1960, il existait des routes amazoniennes venant du Pérou, aux mains de trafiquants cubains. Le trafic s'est tari au fur et à mesure, mais ces routes ont perduré.
Le journaliste à RFI Arnaud Jouve a publié une enquête intitulée Suriname et Cocaïne, qui est disponible en ligne et que je vous invite à consulter ; il décrit une structuration du trafic dès les années 1980 au Guyana puis au Suriname, et, à la fin des années 1980, une concentration dans ce pays. On aurait même vu Pablo Escobar venir au Suriname pour amorcer ce trafic, qui a inondé en particulier les Pays-Bas, l'ancienne métropole vers laquelle existent des vols directs. En 2000, des personnalités surinamaises ont même été condamnées par contumace aux Pays-Bas : Desi Bouterse, mais aussi Ronnie Brunswijk.
Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, le Suriname était déjà une zone de transit du commerce légal de cocaïne à destination du marché pharmaceutique en Europe.
La diversification des routes est très importante. La principale porte de sortie reste le Brésil, à cause de sa taille et de ses nombreux ports, notamment celui de Santos, qui concentre toutes les attentions. Mais la diffusion touche aussi le cône Sud : l'Argentine, très touchée, l'Uruguay, le Paraguay et le Chili. On constate une diversification des routes qui ne visent plus seulement les États-Unis et l'Europe, mais aussi des marchés émergents comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande, et, dans une moindre mesure, l'Asie.
Au cours des années 2005-2010, une diversification de la route surinamaise a commencé à toucher la Guyane. L'une des hypothèses pour l'expliquer serait que les actions aux Pays-Bas pour endiguer le flux de passeurs qui arrivaient à Schiphol par la voie de l'aviation commerciale ont provoqué un effet de transfert vers la Guyane. Mais il ne s'agit que d'une diversification de la voie surinamaise, les saisies en provenance de ce pays restant significatives, notamment sur le vecteur maritime comme en 2019.
Le modèle économique du trafic est beaucoup plus intéressant que celui de la route des Antilles : les prix d'achat de la cocaïne en Guyane sont nettement inférieurs, à hauteur de 5 000 euros, contre 10 000 à 12 000 euros aux Antilles. C'est donc une route extrêmement rentable.
Il serait très long de donner une réponse exhaustive à votre quatrième question : la production semble toujours maitrisée par les groupes colombiens, qui disposent des meilleurs chimistes et ont développé des plants de coca à plus fort rendement et capables de résister aux produits phytosanitaires.
Les groupes criminels mexicains ont transformé la géopolitique de la cocaïne en maîtrisant l'accès au marché américain et en se diversifiant, puisqu'ils sont présents dans les pays producteurs.
En Europe, c'est la Ndrangheta qui est le premier opérateur de la distribution. Mais de nouveaux acteurs apparaissent, telles les mafias nigérianes, très implantées au Brésil, et, plus récemment, les groupes criminels dits guyanais qui progressent dans le secteur du demi-gros et du détail en métropole.
Le monopole des groupes corso-marseillais tend à être remis en cause par de nouveaux groupes criminels, notamment issus d'une immigration récente, qui se sont forgé des contacts en prison avec l'Amérique latine. On retrouve aussi des groupes issus de l'est de l'Europe, notamment des Serbes, qui sont aussi implantés en Amérique latine.
Votre cinquième question est un sujet très discuté. Je propose une estimation discutable se basant sur le prix de vente en Colombie et les coûts identifiés de l'exportation. Les pays producteurs capteraient 8 milliards de dollars, plus 25 % pour le reste de l'Amérique latine. Ce seraient donc 10 à 12 milliards de dollars qui seraient captés par les groupes criminels en Amérique latine. Dans le monde, il faudrait multiplier ce chiffre par dix ou vingt, donc évaluer cette captation de 100 à 200 milliards d'euros. Mais généralement, les scientifiques n'aiment pas trop s'avancer, car ces chiffres sont très fragiles.
Selon Europol, le trafic générerait en Europe 10 milliards d'euros par an. En 2010, j'ai effectué avec d'autres scientifiques une estimation pour la France, que j'ai renouvelée en 2017. En 2010, à partir d'une consommation de 15 tonnes, nous arrivions à un chiffre d'affaires de 920 millions annuels. Aujourd'hui, notre étude non publiée conclut à un doublement de la consommation en France, et donc du chiffre d'affaires, qui pourrait éventuellement se hausser à 1,5 milliard d'euros par an. Cela inclut toute la France y compris les outre-mer. Grâce au réseau de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), nous pouvons estimer le chiffre d'affaires à partir de la consommation, ce qui est la méthode la plus robuste possible.
La cocaïne transitant par la Guyane provient quasi exclusivement de Colombie, via le Suriname, qui constitue un hub régional : au Suriname, vous pouvez acheter de la cocaïne en gros, en demi-gros, sous forme de poudre, de liquide - plus difficile à identifier - ou même de valises dont le plastique est lui-même de la cocaïne. Je tiens ces informations de membres des forces de l'ordre opérant en Guyane et dans la région, que j'ai rencontrés lors de mes déplacements.
Les principaux acteurs du trafic à grande échelle sont installés au Suriname, d'où il est difficile de les faire extrader. Mais les trafiquants guyanais ne sont plus cantonnés à des rôles subalternes. Ils ont pris de l'ampleur et ont pu mettre en place des trafics à grande échelle. J'ai observé la manière dont les passeurs sont envoyés vers l'aéroport Félix-Éboué : on voit bien qu'il ne s'agit plus de proto-organisations criminelles comme on en parlait en 2015, mais bien d'organisations chevronnées. Alors qu'on parlait beaucoup autrefois de la communauté bushinenge, dont étaient issus beaucoup de passeurs, le recrutement est aujourd'hui plus large. Dès les années 1980, des Amérindiens participaient au trafic et, aujourd'hui, il y a aussi des créoles et des métropolitains. Les capacités de recrutement en Guyane sont très élevées et touchent toutes les classes d'âge ainsi que les catégories professionnelles.
La montée en puissance des groupes dits guyanais en métropole est très alarmante. Ces groupes, comprenant que l'essentiel de l'argent se faisait au demi-gros et au détail, ont participé à l'aggravation du problème de la cocaïne en métropole en adoptant une stratégie extrêmement efficace : ils se sont implantés dans des villes secondaires en cassant les prix et en fournissant de la cocaïne de meilleure qualité ; ils se sont donc implantés durablement. Ils sont même devenus les fournisseurs d'organisations criminelles plus anciennes, qui se fournissaient auparavant auprès des mafias italiennes ou avaient leurs propres filières d'approvisionnement depuis l'Amérique latine.
Le marché français de la cocaïne a évolué. Le meilleur indicateur est le rapport entre prix et pureté : plus le prix est faible, plus la pureté est élevée, plus cela signifie que le produit est disponible ; en dix ans, la pureté est passée de 30 % à 60 % et le prix est extrêmement bas, ce qui signifie qu'il y avait énormément de cocaïne disponible - avant le Covid, évidemment. La route guyanaise n'est pas la route principale d'entrée sur le territoire, mais elle participe à ce mouvement.
Il serait intéressant de travailler sur les liens avec l'orpaillage clandestin. En effet, on remarque des liens en Colombie, en Afrique, ou ailleurs : l'or est une ressource plus facile à transporter et moins contrôlable que les devises et il facilite donc le blanchiment.
Concernant les routes en Guyane, tout le monde a identifié une route principale reliant Albina à Saint-Laurent-du-Maroni, puis, via le littoral, au port, et surtout à l'aéroport de Cayenne. Mais l'histoire du trafic de drogue montre que, dès que les forces de l'ordre ont identifié une route, elle se diversifie. Il faudrait voir ce qui se passe tout le long du fleuve Maroni, mais aussi à la frontière brésilienne. Des hypothèses qu'il faudrait retravailler indiquent en effet une porosité : le Brésil est la première porte de sortie de la cocaïne en Amérique latine à cause de groupes criminels comme le Primeiro Comando da Capital (PCC) ; le fils de Desi Bouterse a été arrêté par les Américains au Brésil, ce qui indique qu'il y a des liens entre groupes brésiliens et surinamais ; des travaux de terrain ont indiqué que de la cocaïne transitait par le fleuve Oyapock, mais je ne peux pas en dire plus.
Sur l'apport économique du trafic en Guyane, nous avons réalisé en 2017 avec Michel Gandilhon, un collègue de l'OFDT, une estimation qui n'a pas été publiée et qui ne le sera peut-être pas, puisque les déclarations du préfet de Guyane les rendent obsolètes. Nous nous étions en effet fondés sur une estimation de huit à dix passeurs par vol, tandis que le préfet fait des estimations bien supérieures. Nous estimions que le trafic en provenance de Guyane représenterait entre 2 et 6 tonnes à pureté 60 %, soit entre 7 et 21 % du marché métropolitain, représentant 14 % de la marchandise transportée. En valeur, la vente de la cocaïne transitant par la Guyane aurait représenté 280 millions euros en 2017, dont 56 % captés en métropole et 35 % par les exportateurs, qui transportent la marchandise de Guyane en métropole. Il ne resterait que 3 % de cette somme captée en Guyane et 8 % au Suriname. La question des sommes d'argent qui pourraient retourner en Guyane depuis la métropole, notamment avec l'extension des groupes guyanais, reste ouverte.
Le préfet vous a déclaré qu'il estimait vingt passeurs par vol, ce qui impliquerait le doublement des quantités transportées. Mais cela reste au conditionnel.
Quels sont les pays engagés dans la lutte contre le trafic ? Il n'y en a pas beaucoup qui ont la capacité de créer des actions internationales comme le font les États-Unis en tête, la France et quelques pays européens, qui peuvent travailler avec les pays sources en Amérique latine. Dans les pays sources, la situation est complexe, et peut varier avec l'alternance politique. Le poids de la drogue dans les économies est souvent sous-estimé. Les stratégies de coopération se concentrent sur les pays producteurs comme la Colombie et le Pérou. La France a, par exemple, des attachés spécialisés très actifs en Amérique latine comme à Bogota et, plus récemment, à Brasilia. Il serait intéressant d'élargir cette action à d'autres pays sources comme l'Argentine et le Suriname.
Il n'y a plus aucune coopération dans certains pays pour des raisons diplomatiques : le Venezuela, la Bolivie et l'Équateur rechignent à coopérer dans la lutte antidrogue considérant qu'elle a été trop instrumentalisée par les États-Unis. Au Suriname aussi, il existe une coopération judiciaire, mais, à ce que je sache, la coopération dans le domaine de la lutte antidrogue n'a pas donné de résultats à ce jour.
Les pays d'Amérique latine produisent-ils d'autres stupéfiants ? Oui, le cannabis y est la drogue illicite la plus produite et la plus consommée, mais il est de moins en moins exporté, en raison de l'augmentation de sa production dans le monde et de sa faible rentabilité. Le cannabis en Europe ne vient jamais d'Amérique latine. Il y a aussi une production substantielle d'héroïne en Colombie et au Mexique, mais de moins bonne qualité que celle produite en Asie ; rappelons que 85 % de l'héroïne consommée dans le monde provient d'Afghanistan et que 10 à 12 % seulement de cette héroïne, destinée presque exclusivement au marché américain, vient d'Amérique latine. Le Mexique produit aussi de la méthamphétamine et du fentanyl, un opioïde très dangereux qui fait des centaines de milliers de morts aux États-Unis. Vers l'Europe et la France, le trafic ne concerne que la cocaïne.
L'estimation par le président de la Mildeca, Nicolas Prisse, de la répartition entre vecteur maritime et aérien est très plausible, mais ces sources reposent principalement sur les saisies par les forces de l'ordre, et non pas sur l'activité réelle des groupes criminels. Mais tous, policiers et magistrats, s'accordent à dire que le vecteur maritime est le principal. Il est moins cher, il permet d'acheminer de très grandes quantités ; mais je ne me permettrai pas de vous donner un ratio précis. D'autres vecteurs sont très dynamiques, et utilisés pour la cocaïne, tels que les vecteurs maritimes secondaires comme les navires marchands ou les bateaux de plaisance. Les jets privés sont aussi un vecteur très utilisé pour traverser l'Amérique latine. Des centaines d'avions quittent le Pérou pour gagner l'Argentine ou parcourent « l'autoroute 10 », qui conduit du Venezuela aux côtes de l'Afrique de l'Ouest. Au Suriname aussi, un journaliste avait identifié des départs d'avions privés depuis un aéroport bis et l'UNODC a rapporté à plusieurs reprises que des avions immatriculés au Suriname apparaissaient en Guinée-Bissau.
Il n'y a jamais eu autant de sous-marins interceptés pendant toute l'histoire de la lutte antidrogue qu'en 2019. Jusqu'à présent, ils étaient utilisés uniquement pour le marché américain : construits dans la jungle amazonienne en Colombie, ils transitaient par le Brésil par la voie fluviale et longeaient les côtes pour arriver aux États-Unis. Il s'agissait de semi-submersibles incapables de plonger en profondeur ; on était loin des sous-marins militaires comme des U-Boot. Sauf que l'année dernière, un sous-marin a été intercepté en Espagne ; il avait donc traversé l'Atlantique. Quelle route avait-il suivie ? Il avait été construit en Colombie, avait dû rejoindre l'Atlantique par voie fluviale au Brésil, avant de gagner l'Espagne avec 2 ou 3 tonnes de cocaïne. Jusqu'à présent, seuls les groupes colombiens en utiliseraient, mais cela reste à vérifier.
Votre douzième question fait référence à la théorie du bouclier, qui recommande de projeter son action répressive au plus près de la source. Un grand nombre d'experts disent que c'est le moyen le plus efficace pour faire mal aux trafiquants. Travailler dans les pays producteurs ou de transit est donc la stratégie la plus payante. Mais l'éradication des cultures de coca par aspersion aérienne, telle qu'utilisée en Colombie, pose des questions : elle a des conséquences très néfastes sur la population, la faune et la flore. L'éradication manuelle par des commandos (police, militaires) telle que pratiquée par les Colombiens provoque de nombreux accrochages et de nombreux morts parmi les forces de l'ordre.
La politique de lutte conduite par les pays européens cible plutôt les points de sortie : ports et aéroports. C'est cela que la France devrait continuer à faire porter ses efforts. Les trois quarts des saisies mondiales de cocaïne ont lieu en Amérique latine. La théorie du bouclier est donc déjà mise en oeuvre, mais insuffisamment, car le marché de la cocaïne est en expansion.
Concernant la Guyane, les contrôles aéroportuaires sont très utiles ; les Néerlandais ont eu des résultats probants à cet égard. Le problème aujourd'hui n'est pas tant d'arrêter les passeurs à Félix-Éboué ou à Orly, que ce qui se passe après : traitement médical et suivi de l'arrestation jusqu'au passage devant les magistrats. Par ailleurs, cette stratégie est dissuasive, mais elle consiste à passer la patate chaude à son voisin. À partir d'un certain niveau de saisies, effectivement, les trafiquants changent de voies. Mais ces nouvelles voies pourraient également passer par la Guyane, par la voie maritime ou la voie aérienne, par le recours à des jets privés.
Le contrôle aux frontières ne peut pas être efficace en Guyane au regard des particularités géographiques du terrain - les garimpeiros qui pratiquent l'orpaillage clandestin pourraient en témoigner... L'action devrait modestement se centrer sur une action de police judiciaire concentrée sur le démantèlement des groupes criminels de grande ampleur. Cela passe par la coopération avec le Suriname, le Brésil, le Venezuela, la Colombie, sans parler des Pays-Bas, qui détiennent des éléments d'information importants sur les réseaux surinamais.
Cela rejoint votre quatorzième question sur la coopération : oui, dans un monde idéal, la coopération policière devrait s'accentuer avec les pays sources, mais aussi de transit, notamment le Brésil, le Venezuela, l'Argentine et, concernant la problématique guyanaise, le Suriname. Espérons que le nouveau président de ce pays, un ancien policier, aura à coeur de développer la coopération dans ce domaine.
Vous m'interrogez ensuite sur l'impact du Covid. Les informations dont nous disposons sont très modestes, malgré le rapport de l'UNODC. Le Monde a publié le week-end dernier un article assez bien fait. Le trafic par voie aérienne, notamment commerciale, a mécaniquement diminué, mais nous manquons d'informations sur la production et les autres vecteurs et sur la production. Ce que nous savons, c'est qu'il a été très difficile d'acheter les produits chimiques nécessaires à la transformation de la coca en cocaïne, car ils viennent en majorité de Chine et d'Europe. Il y a aussi eu des pénuries du pétrole clandestin venu du Venezuela. Il n'est pas impossible que l'on constate une diminution de la production. Cela aura-t-il un effet sur les stocks ? Personne ne le sait. Je crois que ces derniers sont très importants, car les pénuries ont disparu depuis des années sur les marchés de consommation, même après de grosses saisies. Cela signifierait que des stocks existent le long des routes en Amérique latine, en Afrique de l'Ouest, en Europe. Nous verrons si cela a un impact sur le marché.
Quelles sont mes sources d'information ? Pour les statistiques, je suis tributaire de la police, des douanes, de la gendarmerie et de la justice, qui sont reprises par les organisations internationales comme l'UNODC. Mais il faut savoir les lire, car elles reflètent une action répressive et non une action criminelle. Il faut les croiser avec des informations du terrain. C'est la méthode que j'ai utilisée en Guyane : j'ai ainsi interrogé des policiers, et des magistrats de terrain, des fonctionnaires, des agents de l'Office national des forêts (ONF), des médecins, des universitaires, des journalistes, jusqu'à des commerçants et des chauffeurs de taxi. Je dois souligner que mes entretiens avec des universitaires guyanais m'ont permis d'acquérir une bien meilleure connaissance de la situation historique, sociale et démographique du territoire.
Aujourd'hui, l'outil le plus efficace pour évaluer le phénomène des drogues est l'estimation du marché, ce qui implique d'utiliser les informations des services répressifs, mais aussi des services de santé, pour estimer l'évolution de ce qui est consommé.
M. Olivier Cigolotti, président. - Merci beaucoup d'avoir partagé avec nous le fruit de vos travaux. Vous avez évoqué l'existence de groupes criminels guyanais dans le détail et le demi-gros. Pouvez-vous estimer la part du flux financier qui revient à la Guyane ? Quelles seraient les priorités à privilégier dans une stratégie de fragilisation de ces groupes criminels : une réponse pénale dissuasive ou une augmentation significative des saisies ?
M. David Weinberger. - En 2017, nous avions estimé que 25 millions d'euros étaient captés en Guyane avant le départ vers la métropole, et qu'entre le transport et la distribution, 450 millions d'euros environ étaient captés en métropole. Une partie de cette somme est réacheminée en Guyane, mais il est impossible de l'estimer. Pour le faire, il faudrait passer par une analyse financière des flux pouvant être illicites en provenance de personnes connues défavorablement pour le trafic et ayant des liens familiaux ou autres en Guyane. Les trafiquants guyanais les plus importants préfèrent toutefois investir au Suriname, car il y a moins de risques que leurs biens soient saisis par la justice.
Le problème des passeurs appelle une prise en compte de considérations sociales, économiques, avec de la prévention et de l'accompagnement à la sortie de la délinquance. Pour les criminels endurcis, la réponse pénale et surtout la confiscation des biens sont les meilleures réponses. Les saisies sont intégrées dans les modèles économiques, les trafiquants les intègrent dans leurs coûts. Mettre un trafiquant dix ans en prison ferme et surtout confisquer ses comptes en banque et ses biens est beaucoup plus efficace.
M. Joël Guerriau. - Merci pour votre présentation très précise. Vous avez particulièrement évoqué le Suriname, plateforme de la cocaïne. À l'origine, Roberto Escobar, dans une interview très fortement rémunérée, avait présenté l'organisation de cette route par le cartel.
Les relations sont complexes avec les Pays-Bas, dont le Suriname était jusqu'au 25 novembre 1975 une colonie. Les Pays-Bas ont lutté fortement contre le trafic de cocaïne, mais ils pratiquent une politique différente des autres pays à l'égard des drogues douces comme le cannabis. D'où provient la drogue consommée dans ce pays? Viendrait-elle légalement du Suriname ? Les Pays-Bas prévoient qu'à partir de 2021, la production pourrait se faire sur son sol. Devons-nous nous inspirer de cette politique?
Je note que 300 000 Surinamais vivent aux Pays-Bas, soit la moitié de ceux qui vivent au Suriname même.
M. David Weinberger. - La décolonisation du Suriname, comme celle d'autres pays, ne s'est pas passée sans heurts. Les deux pays entretiennent effectivement des liens très forts. L'ancien président Bouterse a été formé dans les rangs de l'armée néerlandaise, avant de devenir militaire au Suriname, puis de mener ses différentes carrières de président.
Les Pays-Bas sont un pays commerçant, disposant d'un énorme port historique qui a participé au développement du pays et de ses colonies et par lequel transitaient au XIXe et au début du XXe siècle les circuits d'acheminement légal de la drogue - jusqu'au début du XXe siècle, on pouvait en effet acheter de la cocaïne chez Bayer, par exemple. Ces réseaux ont été récupérés par des groupes criminels néerlandais. Toute une économie s'est mise en place après l'arrivée des groupes colombiens dans les années 1980. Les contacts entre Surinamais d'Amérique latine et des Pays-Bas ont permis un lien de confiance qui est essentiel : je vous fais d'autant plus confiance que je sais qui sont vos amis et vos enfants.
Dès les années 1990, les Pays-Bas sont devenus avec l'Espagne - elle aussi en raison de ses liens coloniaux en Amérique latine - et l'Italie une plateforme dynamique de l'importation de cocaïne et de distribution dans toute l'Europe de l'Ouest. Les Pays-Bas n'ont pas la législation la plus armée pour lutter contre le blanchiment, puisqu'elle n'interdit pas, contrairement à la France, les entreprises détenues par des holdings ou des trusts. La législation sur les casinos a été très utile pour le blanchiment. Cela a pu génèrer des flux financiers illicites très significatifs entre les Pays-Bas et les îles caraïbes néerlandophones. Cela permet des contacts entre les trafiquants surinamais et les opérateurs du blanchiment, qu'ils soient d'origine surinamaise ou non.
J'ai effectué une recherche sur la légalisation du cannabis dans certains États américains. Aux Pays-Bas, il n'est pas légal, mais toléré au niveau municipal. L'idée de départ, sympathique, mais un peu naïve, était de protéger la jeunesse néerlandaise des trafiquants en proposant une source alternative pour se procurer du cannabis. L'État n'est pas intervenu dans la production, qui est restée illégale. Dans les papiers officiels des années 2000, les coffee shops étaient censés être approvisionnés par des touristes néerlandais, ce qui était impossible... En réalité, il y avait une explosion de la production illégale aux Pays-Bas, qui s'est un peu calmée au tournant des années 2010 après la mise en oeuvre d'actions de police ciblée, dans un cadre de tension diplomatique sur les sujets. Certains ont même souhaité classer le pays comme narco-État, ce qui très exagéré.
Il y a en effet un projet de production légale soit étatisée soit réglementée, comme en Uruguay ou dans certains États américains. Un nombre croissant de pays comme les Espagnols et les Luxembourgeois, pour ne citer qu'eux, y réfléchissent aussi. J'ai été auditionné à l'Assemblée nationale à ce sujet : des travaux parlementaires existent aussi en France sur ce sujet.
M. Antoine Karam, rapporteur. - À partir de quelle quantité les saisies touchent-elles à la rentabilité du trafic ? Vous avez évoqué le président Bouterse, dont le fils a été condamné, et qui est lui-même persona non grata aux Pays-Bas et en Europe. Avec l'arrivée d'un nouveau président, le Suriname va-t-il changer d'orientation et s'engager aux côtés de la France dans la lutte contre le trafic de stupéfiants ? Merci pour votre précieux travail.
M. David Weinberger. - Oui, les routes changent quand elles sont trop identifiées et que les saisies sont trop importantes. Je peux vous faire un calcul de coin de table qui n'a rien de scientifique. Le modèle économique repose sur l'achat de cocaïne à 5 000 euros en Guyane et sa revente cinq fois plus chère en métropole. Quand on saisira les trois quarts ou les quatre cinquièmes, il n'y aura plus d'argent à se faire par la route Cayenne-Paris. Il faudrait le vérifier, mais ce serait une bonne piste de réflexion pour de futurs travaux.
Le nouveau président du Suriname, Chandrikapersad Santokhi, était appelé « le shérif » par Bouterse, car il était très engagé dans les années 1990 dans la lutte antidrogue. D'après des discussions informelles que j'ai eues avec des policiers néerlandais actifs au Suriname dans les années 1990, il a été un allié de poids pour eux. Cela ne veut pas dire qu'il le sera aussi demain, mais c'est certainement un signal positif. Une rivalité très ancienne l'oppose à Bouterse : si des réseaux mafieux existaient autour de la présidence, ils seraient mis à mal. Mais le problème reste que, dans un pays failli ou fragile, l'appât du gain peut modifier la philosophie politique ou morale de personnes qui étaient au-dessus de tout soupçon. J'appelle de mes voeux que l'alternance puisse apporter une nette amélioration dans la lutte contre la drogue au Suriname.
M. Olivier Cigolotti, président. - Merci de la richesse de votre propos et de vos apports indéniables à notre rapport.
La téléconférence est close à 16 h 45.