- Mercredi 17 juin 2020
- Audition de MM. Yann Wehrling, ambassadeur délégué à l'environnement, et Jean-François Silvain, président de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité sur le lien entre pandémies et atteintes à la biodiversité
- Environnement et développement durable - Audition de M. Frans Timmermans, premier vice-président exécutif de la Commission européenne
Mercredi 17 juin 2020
- Présidence de M. Hervé Maurey, président -
La réunion est ouverte à 11 h10
Audition de MM. Yann Wehrling, ambassadeur délégué à l'environnement, et Jean-François Silvain, président de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité sur le lien entre pandémies et atteintes à la biodiversité
M. Hervé Maurey, président. - Nous sommes heureux d'accueillir Yann Wehrling, ambassadeur délégué à l'environnement, et Monsieur Jean-François Silvain, Président de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB).
Cette audition abordera le lien entre biodiversité et pandémies, entre la destruction croissante de nos écosystèmes et l'émergence de zoonoses telles que le coronavirus. Notre commission a initié un cycle d'auditions pour réfléchir à la signification profonde de la crise actuelle, qui nous impose de changer notre lien avec la nature.
Nous avons entendu le 20 mai dernier le professeur Jean-François Guégan, qui soulignait la faiblesse de notre système de recherche national, et en particulier le fait que nous étions armés pour comprendre les infections, mais pas pour les anticiper.
Monsieur l'ambassadeur, vous avez mis en place un groupe de réflexion scientifique sur le sujet, qui regroupe les acteurs les plus éminents du monde de la recherche - CNRS, INRAE, Museum national d'histoire naturelle, IRD, Ifremer, Office français de la biodiversité - sous l'égide de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité.
Le 20 mai dernier, notre commission a adopté plusieurs recommandations sur la proposition de notre collègue Guillaume Chevrollier, référent sur le suivi de l'eau et de la biodiversité. Nous en avons priorisé plusieurs : les investissements favorables à la biodiversité dans le cadre du plan de relance, les actions de lutte contre la déforestation et le renforcement des aires protégées et des moyens consacrés à la lutte contre le trafic illicite d'espèces protégées.
Nous allons désormais vous entendre l'un et l'autre. Je donnerai ensuite la parole à Guillaume Chevrollier puis à mes collègues qui souhaiteront vous interroger.
M. Yann Wehrling, ambassadeur délégué à l'environnement. - Je vous remercie de l'intérêt que vous portez à ce sujet et de votre invitation à échanger sur le lien entre biodiversité et pandémies.
Au début de la crise, nous avons constaté qu'un nombre important d'acteurs se sont exprimés sur ce lien entre biodiversité et Covid-19, notamment les médias, en faisant le rapprochement avec le pangolin et la chauve-souris. Cependant, en tant que décideurs publics, nous avons besoin d'une assise scientifique. C'est pourquoi je me suis tourné vers Jean-François Silvain et l'ensemble des acteurs de la recherche publique dont la France dispose. Ces différents organismes se sont réunis le 9 avril et les experts nous ont remis en un temps record, le 15 mai, un rapport confirmant le lien entre les atteintes à la biodiversité et l'émergence de maladies infectieuses, dont vraisemblablement la Covid-19. J'ai ensuite réalisé un second exercice, interministériel, pour recenser l'ensemble des préconisations politiques et des mesures que nous pourrions retenir suite aux constats scientifiques.
M. Jean-François Silvain, président de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité. - Merci de nous auditionner. Nous apprécions fortement cette possibilité d'échange. J'aimerais avant tout vous présenter Mme Hélène Soubelet, directrice de la Fondation, qui m'accompagne aujourd'hui.
Évoquons les apports des sciences de la biodiversité pour mieux comprendre les zoonoses. Rappelons que les zoonoses font référence au passage de pathogènes des animaux sauvages à l'homme, ou inversement. Les séquences analysées pour la Covid-19 montrent une proximité avec les séquences du virus chez une espèce de chauve-souris asiatique. Cependant, au niveau scientifique, nous n'en savons pas davantage aujourd'hui sur la Covid-19 et ses relations avec la biodiversité.
Au sein de la Fondation, nous avons analysé les relations entre les changements de biodiversité et l'ensemble des environnements de zoonose au cours des trente dernières années, sur une base de trois cents publications récentes. Une quarantaine de chercheurs et chercheuses ont contribué à cette analyse, dont Jean-François Guégan. Nous avons constaté une augmentation du nombre d'épidémies chez l'humain, notamment d'origine zoonotique, depuis cinquante ans. Cet accroissement peut s'expliquer, en partie, par la multiplication des contacts entre les humains et la faune sauvage.
Les différentes zones géographiques ne présentent pas les mêmes risques. Les zoonoses émergentes trouvent principalement leur origine dans la zone intertropicale. La recherche met en évidence des corrélations entre les changements environnementaux globaux, en particulier les pertes de biodiversité, et l'augmentation des maladies infectieuses. Le risque zoonotique peut être accru par l'érosion de la biodiversité spécifique et génétique via différents facteurs, qu'ils soient écologiques, épidémiques, adaptatifs, évolutifs ou liés à l'homme. Il existe un fort consensus en faveur d'un lien entre la déforestation dans ses différentes dimensions et la multiplication des zoonoses en Asie, en Afrique subsaharienne et en Amérique du Sud.
Par ailleurs, le développement des infrastructures humaines agit comme facilitateur de ces zoonoses et contribue à les transformer en épidémies, puis en pandémies. Le développement urbain accroît les risques sanitaires et l'émergence de maladies en favorisant les contacts avec la faune sauvage, notamment dans les zones périphériques.
Des tendances récentes, comme l'écotourisme ou des modes de contacts plus étroits avec la nature, pourraient favoriser les contacts avec des agents infectieux forestiers, notamment via des primates non humains dans certains pays. Cependant, la reconnexion avec la nature présente des bénéfices en matière de bien-être humain ; l'équilibre est délicat à trouver.
Le changement climatique influe de façon significative sur l'activité et la distribution des espèces - particulièrement des arthropodes, insectes vecteurs - donc sur certaines zoonoses. Nous avons identifié des agents pathogènes climato-sensibles, notamment dans les pays du nord. Certains groupes d'animaux sont plus fréquemment que d'autres à l'origine de zoonoses. Le franchissement de la barrière d'espèces semble plus aisé vers l'espèce humaine au sein des primates, qui sont plus proches de l'homme génétiquement, et à partir de certaines espèces qui sont depuis longtemps associées aux activités humaines. Il est possible, mais pas obligatoire, d'avoir un autre intermédiaire.
Le lien entre la consommation et le commerce de viande sauvage et l'émergence de zoonoses a été établi dans plusieurs cas. Les risques d'infections sont amplifiés par la méconnaissance des populations concernant les risques sanitaires et par la demande croissante pour nourrir le marché de faune sauvage. Les phases de contact entre humains et animaux sauvages sont les plus risquées : lors de la manipulation au moment de la chasse, du maintien en captivité, du transport, de la préparation des carcasses, etc. Les élevages industriels permettent la mise en place de mesures de biosécurité ; les risques d'émergence de maladies sont donc moindres. Cependant, lorsqu'une maladie émerge, elle s'y propage rapidement. Le développement mondial de ces élevages, où les animaux présentent peu de diversité spécifique et génétique, génère des foyers favorables à la propagation des zoonoses.
Nous avons également préconisé la mise en place de systèmes de surveillance basés sur une cartographie des risques - avec une superposition entre danger, exposition et vulnérabilité des populations - en particulier dans les zones de forêts tropicales, les zones à haute richesse en espèces de mammifères et les zones aux importants changements en matière d'usage des terres. L'identification d'espèces sentinelles, pouvant faire office de signal d'alerte de développement d'une infection, pourrait être aussi envisagée.
Nous prônons également la limitation des contacts permanents entre les animaux sauvages d'un côté et les humains et animaux domestiques de l'autre. Pour ce faire, il faudra d'une part favoriser l'éducation des populations aux gestes barrières, y compris concernant les activités de chasse de subsistance et les marchés aux animaux sauvages. D'autre part, il s'agira de mettre en place une politique ambitieuse de développement des aires protégées et de limitation de la déforestation pour préserver les habitats de la faune. Le maintien dans ces aires d'une biodiversité élevée en termes de richesse spécifique et de diversité génétique peut contribuer à diminuer le risque infectieux. Un tel développement des surfaces protégées doit se faire dans un contexte de dialogue socio-économique aux échelles territoriales pertinentes. Il faudra veiller en amont à ce que les pressions de consommation, notamment externes, soient réduites. Par ailleurs, les connaissances acquises sur le comportement des espèces à l'origine des zoonoses doivent être mises à profit pour que nous évitions de leur fournir, au travers de certaines pratiques agricoles, des ressources alimentaires et des habitats nouveaux.
Notons que les populations pourront manifester des inquiétudes quant à ces risques sanitaires. C'est le cas en Chine, où les habitants souhaitent éradiquer la présence des chauve-souris dans les zones urbaines. Cependant, une politique d'éradication des espèces réservoirs d'agents pathogènes est irréaliste écologiquement et contre-productive au plan épidémiologique - sans parler des questions éthiques que cela poserait. Il faut plutôt favoriser la vaccination des humains et des animaux domestiques, d'élevage, mais aussi sauvages. Cette solution a été éprouvée, notamment en France avec la vaccination des renards.
Vous pouvez retrouver ces différents éléments sur le site de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité, dans le document intitulé « Mobilisation de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité par les pouvoirs publics français sur les liens entre Covid-19 et biodiversité ».
M. Yann Wehrling. - Passons aux conclusions de l'exercice réalisé en interministériel à la suite des préconisations de la Fondation et des scientifiques. Nous avons gradué ces préconisations en fonction de leur facilité de mise en oeuvre, des plus aisées aux plus difficiles.
Premièrement, nous préconisons une meilleure gouvernance internationale sur le lien entre santé et environnement, avec un développement du travail scientifique. Ce travail a été initié par la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), qui réunit des scientifiques du monde entier ; l'IPBES rendra un rapport en septembre prochain. Il nous faudra ensuite, au niveau international, consolider le cadre de surveillance des risques, d'où l'idée d'une cartographie. Cette idée fait écho à d'autres chantiers internationaux en cours ; le ministre des affaires étrangères a notamment proposé la création d'un Haut Conseil pour la santé humaine et animale.
La deuxième famille de préconisations concerne le commerce et la consommation d'animaux vivants sauvages. Le risque principal réside dans les contacts répétés entre les humains et les animaux sauvages vivants, particulièrement dans les zones intertropicales. Nous devrons ouvrir un débat concernant le commerce et la consommation d'animaux vivants sauvages, et ce débat pourra gêner certains pays. Ces pratiques sont importantes en Asie du Sud-Est, en Afrique et en Amérique du Sud. La communauté internationale devra suggérer une meilleure régulation de ces pratiques, voire leur interdiction. Il pourra être reproché aux pays riches de dire aux pays pauvres ce qu'ils doivent faire, mais le risque scientifique est indéniable. La Chine, consciente de ce risque, a d'ailleurs interdit ces marchés. Cependant, cette décision semble liée au confinement ; le pays décidera peut-être de les autoriser à nouveau avec la pression populaire. Ce débat global devrait nous permettre de renforcer le travail de lutte contre le commerce des espèces sauvages, mais dans le contexte de la pandémie, nous nous concentrons en priorité sur la question des marchés.
La troisième famille de préconisations concerne le renforcement de la protection des aires naturelles. Des chantiers sont déjà ouverts et nous espérons que la situation actuelle va permettre de les renforcer. La France, par exemple, porte à l'échelle internationale la préservation de 30 % de la planète en aires protégées marines et terrestres, dont 10 % en protection forte. Cette troisième famille de préconisations vise aussi à accélérer la lutte contre la déforestation, en ciblant les forêts tropicales et intertropicales qui sont des facteurs de risques majeurs, et à limiter la présence massive d'humains dans ces espaces naturels pour éviter les transmissions de maladies.
La dernière famille de suggestions concerne les autres facteurs qui peuvent être considérés pour limiter les risques, notamment les élevages, qui constituent un corps très fertile pour un virus. Dans les pays occidentaux, les mesures de prévention sont fortes, mais ce n'est pas le cas partout dans le monde. Des coopérations seront à envisager pour renforcer les contrôles sanitaires dans les autres pays. Ces contrôles permettraient également de s'assurer du bien-être animal, en lien avec la santé : un animal maltraité est plus susceptible d'être en mauvaise santé, donc d'être un facteur de risque. Enfin, concernant les pratiques globales qui permettraient de limiter les risques, il faudrait mettre en place des programmes d'éducation des populations sur l'importance de limiter les contacts avec les animaux sauvages.
Pour conclure, nous n'en sommes pas encore à l'étape d'analyse profonde des causes de cette pandémie et de mise en place de mesures concrètes - cette étape interviendra à la rentrée de septembre. Aujourd'hui, nous constatons que l'Europe, a fortiori la France, milite pour la préservation de la biodiversité en lien avec la diminution des risques pandémiques ; cependant, ce n'est pas un consensus international. Dès lors, deux chemins seront possibles au lendemain de la crise au niveau international : ignorer ce lien ou en tenir compte, à la fois dans les mesures déclinées ci-dessus et dans les plans de relance qui seront mis en place.
M. Guillaume Chevrollier. - Nous constatons que les problèmes qui naissent ailleurs ont des répercussions chez nous. Que faire à notre niveau pour limiter ces zoonoses ?
Parmi les recommandations de notre commission, il est question d'investir davantage dans la recherche sur la biodiversité, pour être mieux armés et pour mieux diffuser une culture de préservation de la biodiversité. Quels axes favoriser pour renforcer le système de recherche au niveau national ?
Le deuxième grand point d'action identifié est la lutte contre le trafic d'espèces protégées, qui représente le quatrième trafic mondial. Les moyens sont aujourd'hui insuffisants. Or, ce trafic contribue à exposer les populations aux virus zoonotiques. Des dispositifs ont été renforcés dans la législation française, avec la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages ; il faut cependant consolider ces moyens. À l'échelle internationale, vous préconisez l'engagement des États ; cela doit-il passer aussi par de nouveaux outils ? Notons qu'il existe déjà une convention sur la diversité biologique, dont les États-Unis ne font pas partie. L'OMS et les organisations onusiennes, tant décriées dans le cadre de la pandémie, devraient-elles avoir des moyens plus importants pour la préservation et la prévention de ces pandémies, ou faudrait-il un nouvel organe spécialisé ? Faut-il renforcer la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES) ?
Notre commission sera vigilante sur les propositions internationales et tâchera d'être un acteur d'influence, en lien avec les collectivités territoriales, mobilisées sur les questions de biodiversité sur le territoire national. Cependant, aujourd'hui, les causes viennent principalement d'ailleurs. Les conclusions doivent mener à des actions internationales sur la déforestation importée par exemple, ou sur l'étiquetage pour sensibiliser les consommateurs, mais ne doivent pas mettre de contraintes supplémentaires sur des acteurs locaux. Vous mettez notamment en cause une agriculture intensive en Asie ; veillons à ne pas heurter nos collègues dans les autres pays afin que notre influence soit efficace dans les débats à venir.
M. Jean-François Silvain. - Le travail effectué à la Fondation s'articule autour de vingt-deux questions. Pour chacune, nous avons mis en avant ce qui fait consensus et dissensus dans la communauté scientifique, ainsi que les besoins de recherche. Ces besoins sont conséquents de la complexité biologique et écologique actuelle et du caractère aléatoire de ces phénomènes. Il est possible d'envisager des modèles, mais les processus biologiques tendent à échapper à cette modélisation. Cette limite nous encourage à investir fortement et rapidement pour combler les lacunes de connaissances. J'ajoute que l'ensemble des réflexions autour de la question des zoonoses, du Covid-19 et de l'érosion de la biodiversité s'inscrit dans les recommandations de l'évaluation mondiale de l'IPBES l'année dernière à Paris. Notre discours reste inchangé : déjà, nous alertions sur le fait que l'érosion de la biodiversité et la destruction des services écosystémiques se traduiraient par des conséquences sur le fonctionnement des sociétés humaines.
Nous avons également besoin d'outils nouveaux, en plus de l'Agence nationale de la recherche (ANR) au niveau français, qui gère la distribution des finances publiques vers la recherche. Il faut prioriser de tels enjeux sociétaux pour garder des approches de « blue sky research », blanches, où les chercheurs peuvent faire des propositions de recherche fondamentale et appliquée en fonction de leur vision. Il faut aussi prioriser les questions urgentes quant aux risques de multiplication des zoonoses et des pandémies, pour éviter que ce phénomène ne se reproduise à brève échéance, car ce scénario n'est pas impossible. Il est nécessaire de mobiliser rapidement des moyens financiers pour répondre à ces enjeux et à ces besoins de recherche.
La question portant sur l'OMS a également été soulevée par la ministre de la transition écologique et solidaire, en relation avec le travail que doit faire l'IPBES cet été. Nous avons réfléchi à la façon de sortir des silos. Il y a des réflexions fortes partagées sur les questions du climat, de la biodiversité et de la désertification, autrement dit des trois grandes conventions de Rio, mais qui aujourd'hui fonctionnent indépendamment. Comment mieux les faire fonctionner ensemble et améliorer les outils scientifiques qui leur viennent en appui ? Nous devons, pour avancer, inclure la communauté médicale dans ces réflexions, pour que le monde médical prenne en compte la dimension écosystémique des enjeux sanitaires actuels.
M. Yann Wehrling. - Je suis confiant quant au renforcement des moyens alloués à la recherche. Nous avons grand besoin de plus amples connaissances pour prendre les bonnes décisions.
Concernant les outils internationaux, il existe depuis longtemps des travaux qui rassemblent les grands organismes internationaux compétents sur la question du lien entre environnement et santé (l'OMS, l'OIE, la FAO, le Programme des Nations unies pour l'environnement). Le programme One Health existe par exemple depuis une dizaine d'années. Aujourd'hui, faut-il accentuer la pression internationale pour entrer dans une phase opérationnelle de décisions ? C'est ce que nous proposons notamment avec un système de surveillance et de cartographie des risques. Nous disposons des organismes qui pourraient porter cette surveillance, mais il faudra s'accorder sur leur mise en place.
Concernant le renforcement de la lutte contre le trafic des espèces, il existe des structures telles que la Convention sur la biodiversité, mais ce cadre général d'objectifs nécessite des outils opérationnels. Il existe également des conventions ciblées telles que la convention CITES, qui régit le commerce des espèces en danger, ou la convention sur les espèces migratrices. L'outil pourrait être renforcé, mais n'en demeurerait pas moins ciblé sur des espèces qui ne sont pas nécessairement vectrices de zoonoses. Il manque peut-être un outil international de protection des espèces de manière générale. Quant à l'objectif de préservation de 30 % d'aires protégées, nous devrons réfléchir à un outil de mise en oeuvre de cet objectif. Cependant, s'il manque aujourd'hui des outils internationaux, il est compliqué et chronophage d'en créer de nouveaux. Mieux vaut donc renforcer les outils existants.
Enfin, nous avons une responsabilité indirecte dans la préservation des habitats, d'où la mise en oeuvre d'une stratégie contre la déforestation importée, stratégie propre à la France. Nous insistons pour que l'Europe fixe un cadre ambitieux pour qu'à l'horizon 2030, nous cessions d'importer des produits qui participent de la déforestation.
M. Claude Bérit-Débat. - Dispose-t-on de données suffisantes pour établir une corrélation claire entre coronavirus et atteinte à la biodiversité ? Si non, quand en disposera-t-on ?
Monsieur l'ambassadeur, par rapport à vos préconisations quant à la prudence à adopter pour les élevages et transports d'animaux, ces mesures doivent-elles s'appliquer en France et si oui, pour quel type d'élevages et d'animaux ?
Enfin, quel rôle devra tenir la France lors des futurs rendez-vous internationaux pour faire évoluer la situation ? La crise sanitaire actuelle entraînera-t-elle une prise de conscience mondiale ? Qu'attendez-vous de ces rencontres ?
Mme Marta de Cidrac. - Vous mettez en cause la déforestation dans l'augmentation du nombre de maladies infectieuses ces dernières années, en expliquant qu'elles mettent l'humain en contact avec des systèmes naturels peu accessibles jusque-là. S'il faut être encore prudent sur les origines du coronavirus, la transmission de l'animal à l'homme fait peu de doute. L'extension massive des monocultures est aussi à étudier, car elle favoriserait la diffusion d'agents pathogènes. Quels sont les risques épidémiologiques à venir si la déforestation continue et pensez-vous que la polyculture, notamment dans les pays les moins avancés, serait une solution ?
Par ailleurs, le professeur Jean-François Guégan a souligné l'importance de bâtir une culture de la prévention des risques épidémiologiques en France. Il citait le rôle que pouvaient jouer nos départements, régions et collectivités d'outre-mer, comme la Guyane, du fait de sa proximité avec l'Amazonie. Notons également que la France possède l'une des plus grandes surfaces maritimes. Quel rôle peuvent jouer les collectivités d'outre-mer dans le maintien de la biodiversité ? La France mise-t-elle suffisamment sur cette richesse ?
M. Jean-Michel Houllegatte. - Vous évoquez l'importance de la diplomatie sanitaire et environnementale dans les rencontres à venir. Sur quels points la diplomatie française prendra-t-elle appui pour faire valoir des avancées ? Le bilan de la COP 15 montre que les objectifs d'Aichi n'ont pas tous été atteints ; sur quels points progresser ? Par ailleurs, nous avons auditionné la semaine dernière Rémy Rioux, directeur général de l'Agence française de développement (AFD) ; quelle articulation y a-t-il entre la diplomatie environnementale et notre diplomatie financière ? Peut-on imaginer un système de bonus-malus que nous pourrions signer dans le cadre de conventions par rapport à des objectifs chiffrés ?
M. Éric Gold. - La place donnée à la biodiversité dans les plans de relance post-Covid-19 passe par un investissement massif dans la protection des écosystèmes et des espèces sauvages. En France, nous avons des réseaux d'aires protégées, dont beaucoup sont gérées par les collectivités territoriales. Si les acteurs locaux sont de plus en plus impliqués, la question de la biodiversité pourrait être davantage intégrée dans les politiques d'aménagement des territoires. Comment percevez-vous la place de l'échelon local dans la protection de la biodiversité ? Quelles mesures mettre en place pour améliorer la gestion des espaces protégés ?
M. Jean-François Silvain. - Nous constatons des corrélations globales entre le nombre d'espèces menacées et la multiplication des zoonoses. Nous disposons également de plusieurs travaux plus spécifiques, notamment sur l'ensemble du continent africain. Prenons le cas d'Ebola. Nous observons que des micro-épidémies sont apparues là où, les deux années précédentes, une déforestation importante avait eu lieu. Un corpus d'éléments similaires conforte cette hypothèse d'une relation négative entre la destruction des habitats naturels et la multiplication d'épidémies.
Cela m'amène à la question de la déforestation. Beaucoup d'animaux portent des virus pathogènes pour les humains, comme les chauves-souris, même en France. Cependant, nous ne consommons pas ces chauves-souris, comme c'est le cas dans d'autres pays. Notons que les animaux porteurs de virus ont des fonctions écologiques par ailleurs, il importe donc de les préserver. Si la déforestation mondiale continue - c'est le constat des derniers travaux scientifiques sur le sujet - l'augmentation des activités humaines dans les zones anciennement vierges va multiplier les risques de transmission de pathogènes de la faune sauvage vers les humains ou les animaux d'élevage, qui ont aussi été des relais d'épidémies dramatiques au cours des dernières années. Les humains représentent avec les animaux d'élevage l'essentiel de la biomasse animale sur terre. Lorsqu'un pathogène sort du milieu sauvage, il a beaucoup plus de chances de passer sur un animal d'élevage ou un humain que sur un autre animal sauvage. Si la déforestation continue, il faut s'attendre à ce que ce type d'événements dramatiques se répète.
À propos de la question des polycultures, nous observons, en Asie du Sud-Est particulièrement, le développement des mono-plantations de palmiers à huile. Ces plantations ont permis un développement économique considérable, au détriment des espaces naturels et avec une multiplication des risques sanitaires. Ce fut le cas avec le virus Nipah en Malaisie : des chauves-souris dont l'habitat forestier avait été détruit sont venues exploiter les arbres fruitiers plantés par les villageois et ont contaminé les fruits, mangés ensuite par les cochons, eux-mêmes mangés par les humains. Le grand enjeu de demain porte sur l'Afrique subsaharienne, où les perspectives d'augmentation des populations sont considérables. Les savanes et forêts risquent d'être davantage exploitées pour maintenir une économie fonctionnelle. Il s'agira du prochain front de destruction massive de la biodiversité et de risques de multiplication d'épidémies et de zoonoses.
Au sujet de l'outre-mer, la France dispose d'une grande richesse en biodiversité dans ces territoires, qu'il faut continuer à protéger. La population guyanaise augmente rapidement, entraînant des besoins en terres et un développement de l'économie. Il faudra prendre en France des décisions politiques pour trouver l'équilibre entre développement des activités humaines et protection de la biodiversité. C'est valable sur l'ensemble des aires protégées au niveau français : il existe beaucoup d'outils de protection, mais aussi des difficultés à appliquer cette protection. Les pressions nationales ou internationales qui tendent à la dégradation des niveaux de protection existants sont importantes et il faudra prendre des décisions qui pourront entrer en contradiction avec des objectifs socioéconomiques.
M. Yann Wehrling. - Concernant l'élevage et le transport d'animaux, nous avons, d'une part, identifié des lacunes de connaissances sur le lien entre les modes d'agriculture actuels et la propagation des zoonoses. Il faudra que le besoin de recherche soit comblé au niveau international. D'autre part, l'Homme devra limiter les contacts entre animaux sauvages et animaux d'élevage. Pour ce faire, il faudra réserver pour les animaux sauvages des espaces protégés où ils pourront vivre, car s'ils n'en ont plus, ils investiront des endroits anthropisés. Nous devrons porter une attention particulière aux pays en voie de développement, où les mesures sanitaires ont besoin d'être renforcées. Les connaissances et le savoir-faire français en la matière pourront être utiles pour aider ces pays.
Au sujet de la protection de la biodiversité, la France est l'un des pays qui milite le plus pour un cadre ambitieux. Le bilan du précédent cadre avec les objectifs d'Aichi est globalement négatif ; la plupart de ces objectifs n'ont pas été atteints, car ils n'ont pas été priorisés ni mis en oeuvre de manière opérationnelle. Dans les prochains mois, nous nous concentrerons sur les moyens concrets à mettre en place pour atteindre ces objectifs. Nous nous battrons pour mobiliser des ressources financières sur le terrain de la biodiversité. Nous regarderons du côté d'une augmentation de l'aide au développement, des outils financiers dans le domaine privé, mais aussi de la finance climatique. En effet, la protection de la nature pourrait contribuer jusqu'à 30 % des mesures d'adaptation au changement climatique ; nous pouvons donc combiner les investissements financiers pour le climat et en faire profiter la biodiversité en co-bénéfice.
Notons que nous travaillons au quotidien avec l'AFD, qui est l'outil opérationnel de la France dans les pays en voie de développement. L'AFD a décidé de faire en sorte que 30 % des financements climat soient dédiés à la biodiversité en co-bénéfice. Par ailleurs, elle appuie à hauteur de 60 millions d'euros par an la stratégie de lutte contre la déforestation importée adoptée par la France il y a 2 ans.
Enfin, il convient de reconnaître que la biodiversité, à la différence du climat, est un sujet bien local. Nous avons donc évidemment besoin des acteurs locaux pour la mise en oeuvre concrète de la préservation des aires protégées.
M. Ronan Dantec. - Nous reconnaissons le risque sanitaire lié à une surexploitation de la biodiversité, notamment dans les forêts tropicales. Cependant, la crise du Covid-19 provoque dans les pays qui abritent ces forêts une crise économique qui amène à l'augmentation du braconnage, de l'utilisation de la viande de brousse et de la déforestation. Sur les grands parcs de l'Est africain, la perte de recette liée au Covid-19 est évaluée à douze milliards d'euros - autant de flux financiers qui ne sont plus alloués à la biodiversité. Le risque sanitaire et environnemental va donc augmenter. Dans le cadre de la préparation de la prochaine COP en Chine, cette vision est-elle programme des discussions ? Est-ce un sujet que l'Union européenne prend en compte dans le cadre du grand plan stratégique pour les cinq prochaines années ? Nous sommes sortis de l'Accord de Paris sur le climat avec une enveloppe de 100 milliards d'euros ; peut-on envisager, pour les pays en voie de développement, des enveloppes similaires ? Considérons également la manière dont les entreprises asiatiques ont pris le contrôle de l'exploitation du bois sur le bassin du Congo depuis que les entreprises traditionnelles européennes se sont retirées : ce risque est non négligeable pour la biodiversité. Il y aura beaucoup à discuter lors de la COP.
Par ailleurs, la France a en effet une forêt tropicale en Guyane. L'État considérera-t-il que l'orpaillage clandestin ou les grands projets miniers en Guyane sont contradictoires avec le constat actuel, puisque qui dit projet minier dit viande de brousse et contact avec la faune sauvage ?
Mme Nelly Tocqueville. - Nous savons que les épidémies sont présentes dans l'histoire de l'humanité depuis son origine, mais qu'elles se sont accentuées depuis la Révolution industrielle. Certains observateurs mettent alors en cause le capitalisme moderne, qui menacerait les conditions de vie des habitants et déséquilibrerait leurs relations avec leur environnement naturel. Que pensez-vous de cette analyse ? Le phénomène de zoonoses semblant s'accélérer, pouvez-vous évaluer la corrélation entre cette accélération de l'évolution des épidémies d'une part, et d'autre part le développement économique des pays en voie de développement ?
M. Joël Bigot. - Monsieur l'Ambassadeur, vous avez suggéré une meilleure gouvernance internationale pour résoudre ces questions. Concernant le Green Deal européen, où en est-on ? Les objectifs de l'accord du 20 mai 2019 ont été dévoilés et plusieurs associations pointent le manque de dispositifs contraignants, particulièrement concernant l'agriculture. Qu'en pensez-vous, sachant que la feuille de route établie par la Commission européenne doit être validée par les États membres ? S'il n'existe pas de dispositions contraignantes, certains acteurs ont tout intérêt au statu quo, ce qui n'aidera pas à la réalisation des objectifs. Quelle sera la position de la France à ce sujet ?
Par ailleurs, concernant la pollution plastique, qui entre dans la chaîne alimentaire, comptez-vous prendre des mesures fortes pour endiguer cette pollution à l'heure où des industries proposent des alternatives soi-disant bio-sourcées, mais dont on ne connaît pas la biodégradabilité et qui mobilisent des terres agricoles ?
M. Didier Mandelli. - Les évolutions démographiques importantes des cinq dernières décennies - la population de Madagascar multipliée par cinq en une cinquantaine d'années, la Chine qui compte aujourd'hui un milliard quatre cents millions d'habitants - et la multiplication des échanges ont engendré beaucoup de bouleversements sociétaux. Aujourd'hui, plus nous nous éloignons du vivant, plus nous aspirons à nous reconnecter avec la nature. L'écotourisme nous invite paradoxalement à sortir des sentiers battus. Comment définir des critères pour les espaces protégés, quel équilibre trouver entre sanctuarisation et ouverture ? Qui décide, sur quelles bases et avec quelle autorité ?
M. Jean-Marc Boyer. - Vous avez beaucoup parlé de déforestation, de destruction des habitats protégés, et vous avez expliqué que les chauves-souris en particulier favorisent les zoonoses. N'est-il pas paradoxal de vouloir continuer à protéger des espèces porteuses de virus ?
M. Yann Wehrling. - Il est difficile de savoir si la question du lien entre biodiversité et santé pourra facilement exister dans le débat international, car ce n'est pas le cas aujourd'hui. En revanche, nos collègues internationaux qui travaillent sur ces questions et qui sont nos interlocuteurs pour la prochaine COP 15, ou tous ceux qui se préparent au congrès de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), s'accordent sur l'existence de ce lien et sur la nécessité d'ouvrir la discussion à ce sujet. Cependant, cet entre-soi ne doit pas masquer l'état d'esprit des dirigeants de la planète, qui peut être tout à fait différent. Le lien entre santé et environnement n'existe pas encore dans le document sur lequel nous travaillons pour la COP 15, car nous n'étions pas encore en situation de crise au moment de la rédaction. Nous insisterons pour que ce sujet apparaisse à tous les niveaux et à toutes les échéances. Il y aura notamment un sommet de la biodiversité à l'ONU à New-York en septembre 2020 et une Assemblée générale des Nations unies pour l'environnement à Nairobi en février 2021.
Aujourd'hui, l'enjeu essentiel qui nécessitera un important travail d'influence de la France, de l'Union européenne et d'autres pays très impliqués comme le Costa Rica, le Canada ou la Nouvelle-Zélande, sera de faire exister cette question au niveau international. Certains pays risquent d'invoquer d'autres priorités économiques ; nous devrons tâcher de consolider le niveau d'importance à donner aux enjeux environnementaux. L'engagement de la France pour préserver 30 % d'aires protégées terrestres et marines est déjà conséquent, mais nous devrons aller plus loin encore, notamment en luttant contre l'orpaillage illégal. Nous avons d'ailleurs déjà pris des décisions qui vont dans ce sens, avec le projet Montagne d'or. Nous avons un devoir d'exemplarité dans les engagements que nous prendrons concernant la préservation des aires protégées.
Quels critères définir pour ces aires protégées, quel équilibre entre sanctuarisation et ouverture ? Certains peuples autochtones ont déjà manifesté des inquiétudes : ils craignent d'être exclus des endroits dans lesquels ils vivent si nous mettons en place des mesures de protection intégrale de plusieurs aires. Nous devrons donc être prudents concernant la notion de présence humaine dans ces espaces. La conception française n'est pas d'y exclure entièrement la présence humaine, mais d'avoir une gestion durable de ces espaces avec différents degrés de protection définis par l'UICN. Il faut que la sphère onusienne s'empare de ces critères pour que nous nous accordions au niveau international. L'exclusion totale des activités humaines n'est pas judicieuse, au contraire. Dans le travail de coalition que nous avons mené, l'un des experts a démontré que de la protection des aires protégées découle un bénéfice économique important. Considérons une zone marine donnée : si 30 % de cette zone marine sont protégés de toute activité humaine, en six ans la zone aura restitué sa biodiversité et pourra fournir du poisson aux 70 % restants de la zone.
Vous avez par ailleurs évoqué une réflexion globale sur le système capitaliste actuel. Les échanges mondiaux sont évidemment des facteurs de risques. Cependant, l'élimination totale des risques pandémiques est impossible à envisager avec sept milliards d'individus sur Terre. Des modifications interviendront peut-être, mais nous devrons être attentifs à ne pas pour autant nous enfermer dans des replis nationalistes trop importants.
Concernant le Green Deal européen, des améliorations sont à envisager. La France en porte certaines, comme l'augmentation de l'enveloppe financière annoncée. Nous sommes convaincus que l'Union européenne doit s'engager davantage financièrement sur la protection de la biodiversité. Il y aura également des clarifications à obtenir sur la traduction en directives concrètes. Il faudra se concentrer sur l'opérationnel, pas seulement sur les engagements annoncés, bien que leur portée symbolique soit très forte : le Green Deal affiche une vraie volonté d'action pour la biodiversité et fait utilement le lien avec les enjeux agricoles, identifiés comme l'un des principaux terrains d'atteinte à la biodiversité. Nous sommes dans la bonne direction.
Au sujet des plastiques, cette question fait partie intégrante des engagements de la France à l'international. Dans le texte négocié aujourd'hui au niveau mondial, il ressort une volonté de réduire de 50 % les polluants qui affectent la biodiversité. Cette ambition est forte, mais ce type d'objectifs a déjà existé par le passé, sans jamais être atteints. Là encore, il s'agira de se concentrer sur la traduction en réglementations nationales. Nous avons commencé le travail aux niveaux français et européen sur la réduction à la source des plastiques, notamment en interdisant certains plastiques à usage unique. Cependant, c'est loin d'être le cas à l'échelle internationale. Beaucoup de pays sont réticents à l'idée de ralentir leur industrie productrice de plastique, mais avancent sur le volet de la collecte et du recyclage. Quant aux alternatives au plastique, la situation est compliquée : actuellement, les plastiques classiques sont fabriqués à base de pétrole, dont le cours est très bas. Il y a un travail d'ordre fiscal à mener sur les matières premières qui servent à produire des plastiques alternatifs, car ils restent très peu concurrentiels par rapport aux plastiques traditionnels.
M. Jean-François Silvain. - La question du lien entre démographie et biodiversité a été abordée à la plénière de l'IPBES, sans être traduite en recommandations. Dans quelques semaines, vous pourrez consulter les réflexions de la Fondation à ce sujet, suite à l'analyse que nous menons en lien avec le ministère de la transition écologique et solidaire. Nous assistons aujourd'hui à une dualité entre crise sanitaire et crise économique. Parmi les participants à notre étude, nous comptons beaucoup de collègues de l'IRD, du CIRAD, etc., très conscients du fait que les populations locales auront des logiques différentes de celles d'un intellectuel scientifique français.
Des études ont montré que l'agriculture traditionnelle sur brûlis dans le bassin du Congo devrait conduire à la disparition de l'ensemble du massif forestier à la fin du siècle. C'est l'une des réponses sur ce sujet délicat de la viande de brousse. Il faut préserver les pratiques locales des habitants, mais nous savons aussi que l'accroissement démographique fait que sur le fleuve Congo par exemple, il n'y a aujourd'hui plus rien de consommable. Le maintien en l'état de ces pratiques d'utilisation de la viande sauvage conduira rapidement à l'épuisement des ressources. Quel compromis trouver entre développement économique, préservation de la biodiversité et risques de crise sanitaire ? Si la déforestation continue, de nouvelles zones agricoles pourront être créées, avec les risques écologiques que cela comporte pour la biodiversité. Si la déforestation cesse, nous nous concentrerons sur la préservation sanitaire et écosystémique, en plaçant le développement économique au second plan. Nos collègues ont travaillé sur des modèles planétaires qui rejoignent les approches d'Edward Wilson : il faudrait faire en sorte que 30 à 40 % des surfaces émergées ne soient pas soumises à un développement des activités humaines. Autrement, les grands services écosystémiques vont être altérés au point de mener à des effondrements dramatiques de population humaine.
Concernant la Guyane et les risques sanitaires liés au développement de l'orpaillage, il m'est difficile de comprendre pourquoi nous n'arrivons pas à résoudre cette question et à enrayer la destruction du massif forestier guyanais.
Au sujet des grands changements systémiques, nous constatons que dans cette crise mondiale, des structures politiques très différentes sont impliquées. Certains observateurs diront qu'en Chine, le régime politique a permis une meilleure gestion de la situation. Néanmoins, nous savons aussi que la Chine a dissimulé beaucoup d'éléments, ce qui rend toute analyse difficile. Par contre, il est évident que l'augmentation démographique entraîne une pression plus grande sur l'environnement. J'ai d'ailleurs été frappé par un papier faisant le lien entre la croissance démographique au Vietnam et l'augmentation de la consommation de viande.
Pour autant, il n'est pas possible d'arrêter complètement les échanges internationaux. Prenons l'exemple de l'Égypte, qui ne peut vivre au plan alimentaire qu'avec des céréales importées. Il faut bien que les pays qui produisent ces céréales puissent continuer à nourrir des pays qui historiquement n'ont jamais été capables d'atteindre cette autosuffisance alimentaire.
Il existe toutefois des solutions pour réduire les pressions sur l'environnement. Le Président Macron s'est positionné pour mettre fin au système d'approvisionnement en protéagineux de la France. Jusqu'alors, des bateaux entiers de tourteaux de soja traversaient l'Atlantique depuis le Brésil pour alimenter certains types d'élevages. Au-delà des questions que nous pouvons nous poser sur ce type d'élevage, nous pouvons choisir de recréer une filière de production de protéagineux au niveau métropolitain pour éviter la destruction d'habitats naturels et réduire le coût écologique lié au transport.
Concernant la pollution plastique, nous en sommes seulement au début d'une compréhension scientifique. J'ai lu un papier d'une grande revue internationale sur les pluies de plastique aux États-Unis : les microplastiques, remis en suspension dans l'air, retombent ensuite massivement sur les habitats et les zones protégées. Il faut développer les travaux scientifiques à ce sujet.
Penchons-nous maintenant sur le lien entre l'évolution démographique et l'occupation croissante des espaces naturels. Ce constat est visible dans les parcs nationaux français, en montagne : les populations passent des sports d'hiver, remis en cause par le réchauffement climatique, à des sports estivaux, qui concentrent une forte présence humaine. Doit-on et peut-on réserver des espaces au reste du monde vivant face à un accroissement démographique considérable ? Prenons un autre exemple : un nombre croissant de bateaux de croisière vient déposer les gens dans la péninsule antarctique. Cela crée une importante pression anthropique à cet endroit donné et multiplie le risque de passage de pathogènes des hommes vers la faune sauvage. Il faut que la question de la sanctuarisation de certains espaces prenne en compte la dimension sociale et économique, mais il faut aussi que les pouvoirs politiques prennent des décisions. Si les comportements restent libres, les populations continueront à chercher des expériences insolites et les risques environnementaux ne cesseront de croître. La France s'est engagée à préserver 30 % d'aires protégées, dont 10 % sous protection forte : il faut accepter d'insister sur ces 10 %, même si cela implique de réduire les activités humaines à certains endroits.
Revenons sur les chauves-souris. Il y a certes un paradoxe quand je prône la protection des chauves-souris alors qu'elles sont porteuses de virus, mais c'est le cas de presque tous les mammifères. L'enjeu est donc d'éviter les contacts qui ne sont pas nécessaires avec ces animaux et d'éviter la destruction de leurs habitats naturels, pour limiter le risque de transmission de virus vers l'homme ou les animaux domestiques. Cependant, il est difficile d'empêcher des pratiques existantes telles que la consommation de chauve-souris en Chine et en Asie du Sud-Est. En tout état de cause, nous devons protéger les espèces animales. D'une part parce que nous avons un devoir, en tant qu'humains, de protéger l'ensemble de la biodiversité qui nous apporte des services sans lesquels les sociétés humaines ne peuvent pas vivre. D'autre part, la crise sanitaire actuelle nous prouve que nous devons faire attention au monde sauvage si nous voulons arrêter la courbe croissante des zoonoses et le risque d'épisodes épidémiques encore plus dramatiques. Force est de constater que le Covid-19 n'a pas été aussi meurtrier qu'Ebola par exemple ; or, d'autres virus de type Ebola risquent d'apparaître si nous ne faisons pas les bons choix. Ces choix ne seront pas faciles et nous devrons nous entraider au niveau planétaire. Lors des discussions récentes avec les pays d'Afrique, le dialogue s'est très bien passé. Plusieurs pays d'Afrique francophone sont conscients des enjeux et de notre responsabilité environnementale, mais nous devrons les aider pour atteindre les objectifs. Les objectifs d'Aichi n'ont pas été atteints ; les objectifs de développement durable sont eux aussi mal partis, notamment ceux liés à l'environnement et à la biodiversité. Au niveau planétaire, nous aurons besoin d'une sorte de « Plan Marshall » pour d'une part, aider les pays du Sud à préserver la biodiversité et limiter les risques sanitaires, et d'autre part, faire en sorte que les pays du Nord remettent en question des pratiques qui participent à l'exploitation des ressources et à la destruction des environnements.
M. Hervé Maurey, président. - Merci beaucoup, Messieurs, de vos interventions et de vos réponses. Merci de l'action que vous menez, même s'il reste encore beaucoup de travail pour convaincre l'ensemble de nos partenaires internationaux du lien entre les atteintes à la biodiversité et les pandémies, et de la nécessité de mettre en oeuvre des mesures concrètes pour y remédier.
M. Jean-François Silvain. - Merci encore de nous avoir écoutés. Pour nous, scientifiques, qui travaillons avec les ministères concernés, il est essentiel de faire passer le message vers les décideurs politiques pour les éclairer lors de la prise de décision. Nous restons à votre disposition.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 13 h 00
- Présidence de M. Hervé Maurey, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, de Mme Barbara Pompili, présidente de la commission du développement et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale, de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes du Sénat et de de Mme Sabine Thillaye, présidente de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale -
La réunion est ouverte à 11 h 10.
Environnement et développement durable - Audition de M. Frans Timmermans, premier vice-président exécutif de la Commission européenne
Mme Sabine Thillaye, présidente de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale. - M. le Président Timmermans, merci d'avoir accepté cette invitation à venir dialoguer avec nous, parlementaires français. Nous avons le plaisir de vous entendre aujourd'hui, dans ce format élargi qui réunit les commissions des Affaires européennes de l'Assemblée nationale et du Sénat, ainsi que leurs commissions du développement durable et de l'aménagement du territoire.
Vous êtes chargé au sein de la Commission européenne du Pacte vert européen, sujet d'une actualité et d'une importance majeure. Malgré la pression de certains États membres et groupes de pression pour reporter ce Pacte vert ou amoindrir ses ambitions en raison de la crise du Covid-19, la Commission a réaffirmé, à notre grande satisfaction, le caractère prioritaire de ce projet, en assurant qu'il serait la colonne vertébrale du plan de relance et de l'économie durable et résiliente que nous devons reconstruire.
Il reste que les ambitions environnementales se heurtent à un certain nombre de réalités économiques et politiques. Comment garantir que les investissements du plan de relance soient compatibles avec les objectifs du Pacte vert ? La réussite du Pacte vert sera liée à sa bonne prise en compte dans l'ensemble des politiques de l'Union. À cet égard, les politiques communes de l'Union - et notamment la réforme de la politique agricole commune, qui a un rôle majeur à jouer dans la préservation de la biodiversité - pourront-elles réellement tenir compte du Pacte vert ?
Par ailleurs, vous avez récemment qualifié la « loi climat » prévoyant la neutralité climatique en 2050 de « locomotive du Green Deal ». Dès avant la crise, la Pologne avait demandé un délai avant de s'engager sur cet objectif. Êtes-vous confiant sur la possibilité d'obtenir un consensus au Conseil sur ce point ? En outre, les premiers échanges au Parlement européen témoignent d'une volonté d'être encore plus ambitieux, avec notamment un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre qui pourrait atteindre 65 % en 2030, et un objectif de neutralité carbone qui pourrait être individualisé pour chaque État, et non un objectif global à l'échelle de l'Union. Que pensez-vous de ces propositions ?
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes du Sénat. - La crise que nous traversons n'a pas entamé l'ambition de l'Union européenne vers la neutralité carbone. Notre commission y souscrit pleinement, convaincue comme vous que l'Union doit se réinventer pour être plus verte, plus numérique, plus résiliente. Ces trois objectifs sont inséparables et doivent être envisagés de manière cohérente. Cela implique de s'entendre à 27 sur une définition de ce qu'est le verdissement. Nous ne devons pas nous résoudre à la décroissance au motif de la lutte contre le changement climatique. Cette lutte exige au contraire d'encourager les sauts technologiques qui permettront d'inventer un avenir meilleur et respectueux de la planète. L'Union européenne ne doit se priver d'aucune technologie, que ce soit en matière énergétique, en matière industrielle ou en matière agricole, pour atteindre les objectifs ambitieux qu'elle s'est assignés. C'est pourquoi nous sommes particulièrement inquiets que la Commission propose un verdissement de l'agriculture passant par une réduction de moitié de la surface agricole utile. Pourquoi ne pas recourir à d'autres moyens comme les nouvelles techniques de sélection variétale et les produits de biocontrôle ? Cela permettrait à la fois d'accompagner la transition écologique de l'agriculture en Europe et d'assurer notre souveraineté alimentaire. Ces deux impératifs vont de pair et l'un ne doit pas être sacrifié à l'autre.
De même, l'Union européenne doit rester attentive à soutenir les investissements qui amélioreront son autonomie énergétique tout en contribuant à la décarbonation de l'économie. À cet égard, le sort réservé à l'énergie nucléaire dans la taxonomie des investissements verts nous préoccupe. Nous restons aussi attentifs aux moyens que la Commission propose de réserver au projet de réacteur nucléaire ITER dans le futur cadre financier pluriannuel. Il est impératif, dans le respect des engagements pris, de consacrer à ITER les moyens adéquats pour assurer la poursuite de ce projet capable de créer pour l'avenir une source durable d'énergie sûre et respectueuse de l'environnement. Quelle est votre position à ce sujet ?
En outre, nous ne devons pas oublier que la responsabilité de la lutte contre le changement climatique est l'affaire de tous. L'Union européenne doit donc se doter d'instruments permettant d'en répartir la charge afin qu'elle ne pèse pas sur nos seules entreprises. Celles-ci ne pourront pas résister à la concurrence déloyale de compétiteurs qui ne seraient pas soumis aux mêmes exigences environnementales. Notre politique commerciale commune doit être optimisée en ce sens et les accords commerciaux doivent intégrer cet objectif. Nous soutenons aussi la mise en place d'un mécanisme d'inclusion carbone aux frontières afin d'établir des règles du jeu égales pour tous. À cet égard, pouvez-vous nous préciser comment s'articule votre action avec celle du commissaire chargé de la politique commerciale ?
Le Sénat a récemment adopté un avis motivé s'inquiétant de la conformité du projet de loi européenne sur le climat au principe de subsidiarité. Même si nous souscrivons à l'objectif de neutralité climatique à l'horizon 2050, il nous semble que la Commission va trop loin en demandant à pouvoir définir par acte délégué la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La définition de cette trajectoire n'est pas un élément technique, ni mécanique, elle soulève des enjeux importants en termes économiques, sociaux, technologiques et industriels, ainsi que d'aménagement du territoire dans chacun des États membres. Aussi, définir la trajectoire vers la neutralité carbone à l'horizon 2050 revêt un caractère éminemment politique. Cette décision doit être pleinement acceptée par les États membres pour être mise en oeuvre avec succès. Comment la Commission envisage-t-elle de prendre en compte cet avis motivé ?
Mme Barbara Pompili, présidente de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale. - La crise actuelle nous a fait prendre conscience de notre profonde fragilité. Nous devons surmonter une pandémie qui trouve une grande partie de ses causes dans les atteintes à l'environnement. Ses lourdes conséquences économiques et sociales révèlent la vulnérabilité de nos économies et leur manque de résilience. C'est tout notre mode de développement qui doit être interrogé à la lumière de cette expérience. Elle a démontré la nécessité de valoriser les circuits courts, de relocaliser certaines activités, mais aussi de promouvoir celles qui permettent la transition écologique et qui sont pourvoyeuses d'emplois non délocalisables.
Il nous faut répondre à l'urgence climatique, toujours aussi présente. Dans la phase de relance, tout l'enjeu consiste à répondre à des enjeux économiques et sociaux immédiats sans perdre de vue le moyen et le long termes. Ces horizons sont justement ceux du Pacte vert présenté par la Commission européenne pour faire de l'Europe le premier continent à atteindre la neutralité carbone d'ici 2050.
Dans le contexte actuel d'urgence, la tentation existe chez certains de revoir cette ambition à la baisse au profit d'une relance « grise ». Pouvez-vous nous confirmer que la Commission européenne tiendra bon sur ses objectifs et son calendrier ? Comment compte-t-elle s'assurer que les mesures de soutien actuelles sont compatibles avec l'ambition du Pacte vert ?
Dans le Pacte vert, la Commission propose un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières de l'Union, prévu pour 2021, pour s'assurer que les biens produits dans l'Union ne seraient pas pénalisés par rapport à des industries étrangères davantage émettrices de CO2. Comment ce mécanisme est-il accueilli par les États membres et les États tiers ? Le calendrier envisagé vous paraît-il toujours tenable ? Quelle serait l'articulation avec les traités de libre-échange conclus par l'Union, dont la soutenabilité climatique est questionnée ?
Enfin, l'effort pour la transition écologique, pour être accepté de tous, doit être solidaire et inclusif. Transformer un modèle économique ne se décrète pas. Il faut que chacun y trouve son intérêt et convienne aussi qu'il en va de l'intérêt général. Cela suppose un travail de conviction, mais surtout des mesures d'accompagnement, qui seront l'objet du Fonds de transition juste. Quelle pourrait être la déclinaison concrète et opérationnelle des interventions de ce fonds ?
Il est indispensable de donner des perspectives d'avenir à tous ceux qui craignent que la transition écologique se fasse au détriment de leur emploi. Elle doit au contraire être une opportunité pour tous, comme doit l'être la réforme de la politique agricole commune pour les agriculteurs.
M. Hervé Maurey, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat. - Avec le Pacte vert dont vous avez la charge, vous êtes au coeur de nombreux débats passionnés et essentiels pour l'avenir de l'Union européenne. Le Pacte vert comporte en effet un programme de transformations structurelles de l'économie européenne visant à atteindre la neutralité climatique d'ici à 2050. La crise du Covid-19 que nous affrontons et dont nous allons avoir à subir les conséquences encore un certain temps a profondément bouleversé le paradigme sur lequel nous avons fondé notre modèle de développement. La soutenabilité de notre croissance, l'impact de nos activités sur la nature ou encore notre prise en compte de l'urgence climatique ont été sous-estimés.
Nous avons donc aujourd'hui la possibilité de faire de cette crise une opportunité unique dont le Pacte vert peut être le principal instrument. Comment comptez-vous le faire évoluer pour tenir compte de ce nouveau contexte ? Comment comptez-vous le combiner avec la relance de l'économie européenne ? Autrement dit, l'urgence climatique et l'urgence de la reconstruction peuvent-elles coexister ?
Les stratégies « Biodiversité 2030 » et « De la ferme à la fourchette » sont ambitieuses. Vous avez déclaré vouloir restaurer un équilibre entre les activités humaines et la nature. Notre commission a émis des recommandations en ce sens afin de renforcer la protection des écosystèmes et de lutter contre le trafic illicite d'espèces protégées. Comment comptez-vous faire pour que ces objectifs ambitieux soient atteints alors que la Cour des comptes de l'Union européenne a récemment montré l'inefficacité des politiques de l'Union pour enrayer le déclin de la biodiversité des terres agricoles ?
Notre commission a également appelé le Gouvernement à consacrer un volet ambitieux au secteur des transports dans le cadre du plan de relance. Qu'en est-il au niveau européen ?
Enfin, concernant la loi climat, la Commission doit publier fin septembre une étude d'impact relative aux différents scénarios d'objectifs pour 2030. Une majorité semble aujourd'hui se dessiner au Parlement européen pour un objectif de 55 % de réduction des émissions de CO2, tandis que la rapporteure propose d'aller au-delà, conformément aux préconisations du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Le Conseil devrait définir sa position cet automne et la position finale de l'Union européenne devrait être consolidée pour la COP 26, reportée au printemps 2021. Qu'avez-vous à répondre à ceux qui s'interrogent sur le réalisme de ces objectifs ? S'agira-t-il d'un objectif moyen européen laissant plus de temps aux États les moins avancés ou d'un objectif pour chaque État membre ? Pensez-vous enfin que la crise actuelle et les impératifs de la relance économique pourront aboutir à une révision à la baisse de l'ambition de la Commission sur ce sujet ?
M. Frans Timmermans, Premier vice-président exécutif de la Commission européenne en charge du Pacte vert pour l'Europe. - C'est un grand plaisir que d'être aujourd'hui avec vous. J'ai toujours beaucoup apprécié, dans mes autres fonctions, les relations avec le Parlement français car, pour développer nos politiques, nous devons pouvoir compter sur votre soutien et votre aide dans la définition de ces politiques.
Le coronavirus a plongé notre économie dans une récession inédite. Nous devons réagir fortement et de manière solidaire, afin que cette crise n'ait pas un coût social, politique et économique exorbitant. L'Union européenne a déjà pris des décisions importantes pour aider les gouvernements, les entreprises et les citoyens, par exemple grâce à l'assouplissement de l'utilisation des fonds structurels ou au soutien aux mécanismes de chômage partiel.
Le 27 mai dernier, la Commission a proposé un plan de relance européen ambitieux, s'appuyant sur un endettement commun et le cadre financier pluriannuel pour apporter des réponses communes à la hauteur de la crise exceptionnelle que nous connaissons. Ce plan met l'accent sur trois enjeux essentiels pour l'avenir de l'économie européenne : la transition verte, la transition numérique et la résilience de nos économies. Comme vous le savez, il sera discuté cette semaine par les chefs d'État ou de gouvernement. J'espère qu'une décision sera prise au mois de juillet, car si nous perdons trop de temps, nous ne serons pas en mesure de réagir à temps aux difficultés économiques.
Notre stratégie vise à transformer l'Union européenne en une société prospère et juste, dotée d'une économie moderne, compétitive et efficace dans l'utilisation des ressources, et capable d'atteindre l'objectif de neutralité carbone en 2050. Le Pacte vert reste notre boussole. Rien n'a changé : il est même encore plus urgent d'agir en ce sens.
Nous publierons en septembre notre étude d'impact afin de réviser l'objectif de réduction des émissions à l'horizon 2030, qui s'établira entre - 50 % et - 55 %. Nous n'irons pas au-delà. D'abord parce que je n'ai pas de mandat pour faire une autre proposition. Ensuite parce qu'il serait impossible de trouver un accord sur un objectif plus ambitieux, au Parlement européen comme au Conseil. En réponse aux réserves du Sénat sur l'instrument juridique que nous avons proposé, j'indique que ce qui compte pour la Commission est de pouvoir établir une trajectoire permettant de réduire les émissions de 55 % en 2030 et d'atteindre la neutralité en 2050, mais également de pouvoir adapter notre trajectoire si nécessaire. Nous avons proposé de le faire par actes délégués, mais ce n'est pas l'élément central de la proposition. Si le Parlement européen et les parlements nationaux, comme le Sénat, s'y opposent, je ne vois pas d'inconvénient à changer d'instrument. Néanmoins, il faut pouvoir parvenir à un accord sur la trajectoire sans que cela puisse être empêché par un État membre : il est donc nécessaire qu'un tel accord puisse être pris à la majorité qualifiée. À défaut, nous risquerions de ne pas réussir à définir une trajectoire.
Notre projet de relance propose de placer la double transition, verte et numérique, au coeur des investissements à réaliser. Pour bénéficier des fonds de la facilité pour la reprise et la résilience, qui représentent 560 milliards d'euros, les plans nationaux devront notamment se conformer aux plans nationaux énergie climat traduisant au niveau national les objectif 2030. La puissance de feu de notre programme d'investissement, InvestEU, qui sert de catalyseur pour l'investissement privé, sera accrue pour financer les infrastructures durables et les investissements dans les secteurs stratégiques. Le Fonds de transition juste sera porté à 40 milliards d'euros. Les fonds structurels seront également renforcés et contribueront à atteindre les objectifs du Pacte vert.
Je vois l'agriculture comme un allié, et non comme un adversaire. On doit donner à nos agriculteurs une perspective bien meilleure car l'argent de la PAC, notamment dans le cadre du premier pilier, est bien souvent perçu, non par les agriculteurs, mais par les propriétaires.
Nous ne pouvons pas nous permettre de reconstituer simplement l'économie du monde d'avant. Faire des investissements qui deviendront, dans quelques années, des « actifs échoués », car ils ne sont pas compatibles avec notre objectif de neutralité climatique et la protection de l'environnement, n'aurait pas de sens : ce serait un gâchis considérable, pour nous comme pour les générations futures. Nous faisons certes des emprunts qui nous engagent pour l'avenir, mais avec l'objectif d'établir une société plus juste et soutenable. Nous avons le devoir de reconstruire notre économie sur des bases plus saines et respectueuses des limites de notre planète. Il s'agit non seulement de protéger notre santé et notre environnement, mais aussi de moderniser notre appareil productif pour positionner l'Europe en leader dans les secteurs qui feront l'économie de demain.
Nous travaillons avec Thierry Breton pour renforcer la résilience européenne et rendre l'Europe moins naïve : nous devons pouvoir défendre notre industrie quand elle va dans la bonne direction et que les autres ne le font pas. Disposer d'un mécanisme d'ajustement aux frontières est indispensable : nous tiendrons les délais et examinerons, secteur par secteur, les mesures nécessaires pour éviter les « fuites de carbone » et empêcher une concurrence faussée sur la base de politiques ne contribuant pas à l'objectif de neutralité climatique.
Dans le secteur de l'énergie, nous devons faire des énergies renouvelables une priorité des plans d'investissement, car elles risqueraient sinon de souffrir de la crise. Nous présenterons d'ici quinze jours une stratégie sur l'hydrogène propre. Je précise que nous n'avons rien contre le nucléaire, mais, d'un point de vue économique, est-ce un investissement rationnel, compte tenu de la baisse continue du coût des énergies renouvelables ?
La mobilité propre constitue un autre axe essentiel. Je pense notamment au soutien aux véhicules propres, à la mise en place de points de recharge pour les véhicules électriques et aux transports urbains en commun qui doivent être relancés.
Enfin, nous devons investir dans l'économie circulaire, afin que notre économie soit sobre en ressources et plus résiliente. Le discours du Président de la République de dimanche dernier m'a encouragé à insister sur le Pacte vert et les projets de la Commission. Je vois la France comme l'un des alliés les plus importants dans ce projet, qui sera fondamental pour l'avenir de notre société.
S'agissant des futurs accords commerciaux, il faudra repenser le système et exiger de nos partenaires internationaux le suivi d'une trajectoire qui mène à la neutralité climatique à l'horizon 2050.
Mme Véronique Riotton, députée. - Nous avons accueilli avec une grande satisfaction le Pacte vert pour l'Europe que vous avez présenté en décembre 2019. La crise sanitaire à laquelle nous venons de faire face a déstabilisé les agendas législatifs, mais l'ambition reste la même : la relance doit être verte. À défaut, nous risquerions de faire face, dans les prochaines décennies, à des bouleversements encore plus importants que ce que nous venons de connaître.
Comme l'ont souligné plusieurs ministres de l'environnement dans une récente tribune, cette sortie de crise appelle des solutions de long terme, qui dépassent le simple cadre de la relance économique. À ce titre, les citoyens ont exprimé, à plusieurs reprises, leur souhait de voir renforcée la souveraineté politique et économique de la France, et plus largement de l'Union européenne, souhait que nous partageons en tant que représentants du peuple.
Avec mes collègues de La République en Marche, nous oeuvrons depuis maintenant trois ans pour que nos paroles se concrétisent en actes et ne restent pas lettre morte. En ce sens, nous voulons que cette promotion de la souveraineté nationale et européenne devienne réalité. Dans notre monde où les systèmes de production et de consommation sont très globalisés, la Commission européenne a-t-elle entamé des travaux, à la suite de la crise sanitaire, pour assurer cette souveraineté ? Comment intégrer pleinement l'empreinte carbone et les émissions importées dans les mesures du Pacte vert ?
La loi française relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, dont j'ai été la co-rapporteure, nous a permis d'adopter un nombre important de mesures qui donnent une trajectoire ambitieuse en matière d'économie circulaire. Pour autant, pendant mes travaux, le risque de distorsion au principe de libre circulation des biens nous a empêchés de donner un caractère obligatoire à certaines mesures, qui favorisaient pourtant la transition écologique : je pense notamment à l'information du consommateur. Dans ce cadre, un critère vert, ambitieux, au même titre qu'il existe un critère sanitaire pour justifier le retour des barrières aux échanges de marchandises, pourrait-il être élaboré ?
M. Jean-François Rapin, sénateur. - Merci de vos différentes présentations. J'aimerais insister sur le volet agricole du Green deal, en rappelant que le débat sur son dimensionnement budgétaire était déjà vif avant la crise. Entre-temps, nous avons eu à vivre une crise sanitaire conséquente. Si l'on en croit la Commission européenne aujourd'hui, la double stratégie, entre « Biodiversité 2030 » et « De la ferme à la fourchette », représenterait pour le secteur agricole davantage d'opportunités que de contraintes. Or, cela reste à confirmer. Les efforts attendus de la part des agriculteurs d'ici à 2030 sont considérables.
Nous avons travaillé, dans les commissions des finances et des affaires européennes auxquelles j'appartiens, sur le cadre financier pluriannuel, en particulier sur la récente proposition de la Commission, et la rallonge de 15 milliards d'euros pour le deuxième pilier. Cela nous laisse penser qu'aujourd'hui, la politique agricole n'est plus une politique économique, mais devient une politique environnementale. Cette transformation devra se faire non au détriment mais à l'avantage des agriculteurs.
Les adaptations de cette politique nouvelle vont se faire dans un contexte de crise sanitaire, ou à sa sortie. Toutes les politiques préalablement mises en oeuvre devront être revisitées pour ne pas fragiliser l'agriculture européenne et nationale. Rappelons que durant la crise, le soutien de l'Europe est resté discret ; des accords commerciaux ont été noués, avec le Mexique notamment, sur lesquels nous allons probablement devoir revenir pour préciser leur mise en oeuvre ; les marchés restent défavorables.
Ce que je crains pour demain, c'est une agriculture à deux vitesses : l'une, pour les riches, de très grande qualité certes ; une agriculture venant des pays tiers, d'autre part, à bas coûts, permettant aux plus pauvres de se nourrir. J'aurais aimé avoir votre éclairage sur cette vision des choses.
M. Bernard Deflesselles, député. - Monsieur le Commissaire, je suis en charge du rapport pour la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale sur la neutralité carbone 2050. Je partage les ambitions, que vous portez au nom de la Commission européenne avec la présidente Mme Von der Leyen. Vous avez émis l'idée que 25 % du budget de l'Union soit consacré à la transition environnementale. Nous sommes en pleine discussion du cadre financier pluriannuel (CFP). Ma première question est : tiendrez-vous cette ambition budgétaire ? Il y a des vents contraires, qui viennent plutôt de l'Est et de certains lobbys.
Ma deuxième question porte sur la loi climat, en discussion au Parlement européen. Nous avons auditionné récemment M. Pascal Canfin, et suivi avec attention le rapport de Mme Jytte Guteland. Ils souhaitent rehausser les ambitions en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre à hauteur de 60 % ou 65 %, ce qui semble élevé pour la Commission mais correspond aux objectifs portés par le GIEC, avec un point de passage en 2040 à 80 % ou 85 %. Ces objectifs sont-ils tenables à vos yeux ?
La question qui vient immédiatement est celle de la neutralité climatique. Aujourd'hui, nous parlons de neutralité à 27, mais la Commission est très allante sur l'idée d'une neutralité climatique par pays. Pensez-vous qu'un compromis soit possible ?
Vous proposez un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières. Comment avancent les négociations ?
Enfin, sur le Fonds de transition juste, il y a eu une hausse 40 milliards d'euros dans le cadre du dernier cadre financier pluriannuel. Quelle répartition envisagez-vous entre les États ?
M. Jean-Yves Leconte, sénateur. - Pensez-vous qu'avec le plan de relance et les perspectives de cadre financier pluriannuel actuelles, vous avez les moyens de convaincre les pays récalcitrants d'améliorer les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre ?
Le plan de relance, qui va être largement concentré sur la période de 2020 à 2024, concerne surtout le court terme. Par rapport aux échéances de 2030 et 2050, nous avons besoin de politiques de long terme. Comment parvenir à mobiliser les fonds privés ? La taxonomie des investissements pourrait-elle aider ? Enfin, comment envisager la pondération des fonds propres des banques pour améliorer la prise en compte des actifs écologiques ?
Considérez-vous que l'article 194 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui donne le droit aux États de choisir leur mix énergétique, est compatible avec nos objectifs de neutralité carbone ?
Pensez-vous que les accords commerciaux signés ou en cours de négociation sont réellement un atout ou un handicap par rapport à ces objectifs ?
Nous importons actuellement environ 50 % de nos émissions. Aujourd'hui, nous voulons faire des relocalisations, ce qui entraînera de nouvelles émissions sur le territoire européen. Comment faire en sorte que ceci n'aggrave pas nos difficultés à atteindre nos objectifs pour 2030 et la neutralité à l'horizon 2050 ?
Mme Nadia Essayan, députée. - Le Parlement européen a adopté l'état d'urgence climatique en novembre 2019. Le Pacte vert doit y répondre et mettre l'Europe sur la trajectoire de la neutralité carbone. L'industrie alimentaire émet 25 % à 30 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde selon le rapport du GIEC. Pour répondre aux objectifs ambitieux du Pacte vert, les États membres devront réduire de moitié les usages et expositions aux pesticides d'ici 2030.
Réforme de la PAC, stratégie « De la ferme à la fourchette »... Les agriculteurs sont au centre des préoccupations. À cet égard, la Commission a dévoilé sa stratégie et affirmé que l'alimentation européenne est réputée sûre, nutritive et de qualité élevée. La stratégie « De la ferme à la fourchette » devrait donc constituer la norme mondiale en matière de durabilité : elle propose un plan d'action pour les deux objectifs de lutte contre le changement climatique et de sécurité alimentaire.
L'Europe de demain ne se fera pas sans les agriculteurs, mais nous ne pouvons leur demander toujours plus si ces exigences les empêchent d'être compétitifs et de vivre de leur travail. Le Pacte vert met en oeuvre certains objectifs de bon sens, comme le renforcement des pouvoirs des agriculteurs dans les chaînes alimentaires, sans préciser comment les atteindre. À l'inverse, des objectifs précis et contraignants sont fixés sur la réduction de l'utilisation des pesticides et des fertilisants.
Le groupe MODEM souhaite donc vous interpeller sur ces deux questions : comment concilier l'ensemble des objectifs affichés, alors que nous n'avons toujours pas d'alternative pour bon nombre de produits phytosanitaires ? Quelle place pour une agriculture écologique intensive qui permet le maintien d'un accès de tous à une alimentation de qualité à des prix abordables, tout en assurant un juste revenu à nos agriculteurs ?
Mme Anne-Catherine Loisier, sénatrice. - Je voulais revenir sur vos propos car il me semble que depuis 2015, les droits à paiement de base (DPB) ne sont plus perçus par les propriétaires mais par les fermiers.
Mon sujet principal est plutôt celui de la filière forêt-bois. Je souhaiterais savoir comment cette filière vertueuse est prise en compte dans les réflexions sur le plan de relance, tant sur le volet de l'utilisation du matériau bois dans la construction, avec l'enjeu d'une transition écologique dans le secteur très polluant du bâtiment, que sur celui des stratégies de reboisement et donc de captation de carbone, ainsi que de relocalisation de l'industrie du bois, qui permet de proposer des emplois de sécurité non délocalisables.
La filière forêt-bois, ainsi que l'ont dénombré un certain nombre de rapports, est un secteur incontournable et décisif pour atteindre les objectifs de politiques publiques de l'Union européenne. Monsieur le Premier vice-président, comment la prenez-vous en compte dans vos réflexions ?
Mme Frédérique Dumas, députée. - Le plan de relance présenté fin mai par la Commission insiste sur le lien entre relance économique et construction d'une économie résiliente à long terme. L'instrument de facilité pour la résilience et la relance, qui a pour objectif d'accélérer la transition des États membres absorbe, à lui seul, 560 des 750 milliards d'euros du plan. Les États membres qui souhaiteront bénéficier des aides devront proposer un plan de relance national compatible avec les priorités stratégiques de l'Union européenne, notamment le Pacte vert. Les plans de relance devront être cohérents avec les plans nationaux pour l'énergie et le climat et les plans nationaux pour une transition juste.
De manière pragmatique, quelle est pour vous la meilleure méthode pour évaluer les besoins structurels de chaque État permettant la résilience et favorisant les capacités de relance ? Faut-il des outils sur mesure ? Quels doivent être, selon vous, les outils d'évaluation et de contrôle permettant de s'assurer que l'ambition environnementale soit bien prise en compte de manière effective ?
Enfin, la Commission européenne entend également faire de sa vague de rénovation énergétique un pilier de la relance post-Covid. Comment imaginez-vous que cela puisse se matérialiser ?
M. Frans Timmermans, Premier vice-président exécutif de la Commission européenne en charge du Pacte vert pour l'Europe. - Quand on parle de souveraineté, ce que nous cherchons à la Commission, c'est renforcer la résilience des sociétés et des économies européennes. M. Thierry Breton parle souvent d'écosystèmes et il a raison. Il faut analyser leurs besoins en matière de transition écologique tout en évitant des pertes d'emplois. Il faut créer un environnement économique européen qui soit compétitif à l'échelle mondiale tout en respectant des exigences sociales et environnementales qui relèvent de nos valeurs fondamentales. Pour cela, nous devons faire des propositions par secteurs.
S'agissant de la PAC, je souligne que la transition doit être soutenue par une PAC axée sur le Pacte vert. Nous ne pouvons continuer avec la PAC actuelle. La nouvelle PAC, telle que proposée en juin 2018, doit aider les agriculteurs à améliorer leurs performances environnementales, grâce à un modèle davantage axé sur les résultats, une meilleure utilisation des données et analyses, une amélioration des normes environnementales obligatoires et une orientation accrue des investissements vers les innovations technologiques et numériques. Le numérique peut aider l'agriculture d'une manière inouïe.
La réforme de la PAC vise également à garantir un revenu décent aux agriculteurs, à améliorer l'efficience des paiements directs en plafonnant l'aide aux revenus et en les orientant mieux vers les agriculteurs qui en ont besoin et sont à la hauteur de l'ambition écologique. La capacité des États membres à veiller au respect de ces obligations sera soigneusement évaluée dans les plans stratégiques et contrôlée durant toute leur mise en oeuvre. La réforme peut concourir à la réalisation du Pacte vert pourvu que les propositions essentielles survivent au processus de négociation moyennant certaines améliorations. Il faut maintenir nos ambitions budgétaires avec, je l'espère, un succès de la négociation en juillet. Le Fonds de transition juste a été augmenté à 40 milliards d'euros pour aider des régions qui ont un retard important dans les domaines énergétique et industriel, pour faciliter leur transition et les aider à développer de nouvelles activités et de nouveaux emplois. Les évaluations avaient été faites pour un budget de 7 milliards d'euros par État concerné et par secteur : il faut à présent les actualiser.
Pour le financement privé, je suis assez optimiste parce que, quand on parle avec le secteur bancaire et financier, il dit craindre de perdre des fonds dans des projets sans avenir. Cela témoigne d'un changement d'attitude qui doit nous aider à aller vers un verdissement. Mais la taxonomie des investissements devra aider : c'est pourquoi nous ferons de nouvelles propositions d'ici la fin de l'année.
Il sera nécessaire de revoir les accords commerciaux : il y a une poussée sociétale dans tous les États membres pour cela, y compris dans mon propre pays d'origine. Les citoyens veulent désormais que ces accords soutiennent nos valeurs et la protection sociale et environnementale.
Nous voulons développer une stratégie scientifiquement fondée pour éviter la déforestation, surtout concernant les forêts primaires, et créer un équilibre entre le potentiel économique de ce secteur et le potentiel écologique des régions rurales et urbaines. La stratégie en la matière sera publiée l'an prochain.
M. André Gattolin, sénateur. - Ce Pacte vert ne va pas de soi ; il faut saluer la détermination du Commissaire sur ce sujet. Dans un rapport du 5 juin 2020, la Cour des comptes européenne a conclu que « le déclin de la biodiversité des terres agricoles se poursuit aujourd'hui malgré des mesures ciblées prises dans le cadre de la PAC ». Le rapport souligne les lacunes européennes sur ce sujet : certains régimes de la PAC ouvriraient un plus grand potentiel de préservation de la biodiversité, mais la Commission et les États auraient privilégié les mesures au plus faible impact. Pire, la Cour des comptes juge que le suivi et l'évaluation ne seraient pas fiables concernant les mesures de la biodiversité. Certains indicateurs n'ont ainsi pas été réactualisés depuis quinze ans. Comment assurer un suivi plus précis des dépenses budgétaires et assurer des indicateurs de meilleure fiabilité pour évaluer l'incidence de la PAC sur la biodiversité ? Comment comptez-vous répondre aux recommandations de la Cour pour mieux coordonner les objectifs en matière de biodiversité avec la prochaine PAC ?
M. Guy Bricout, député. - On ne peut que se féliciter que la Commission maintienne le cap du Pacte vert. Alors que nous allons disposer de plusieurs mois supplémentaires pour préparer la COP 26 repoussée à 2021, comment la Commission compte-t-elle rallier certains États membres comme la Pologne à un message commun ? Par ailleurs, le Pacte vert vise-t-il une politique industrielle équilibrée pour les énergies renouvelables (EnR) ? Il ne faudrait pas délaisser l'hydrogène au profit de l'éolien par exemple. Quelle vision du développement des EnR la Commission défendra-t-elle ? Autre sujet de taille, la rénovation énergétique pour laquelle on n'a de cesse de dénoncer les retards pris par la France. La Commission devrait évaluer les stratégies nationales : sous quelle forme cela se fera-t-il ? Enfin, les transports durables devront être promus après cette crise, aussi bien pour les voyageurs que les marchandises, et il me semble que le projet de canal Seine-Nord Europe soutenu par l'Europe pourrait à cet égard faire figure d'exemple.
M. Ronan Dantec, sénateur. - Les succès des baisses d'émission de CO2 sont souvent liés à un prix du carbone élevé. Concernant le mécanisme de taxe carbone aux frontières, cela signifie-t-il que vous envisagez une augmentation du prix du carbone en Europe pour le système d'échange de quotas d'émission (ETS) ou les contributions pour les émissions domestiques ? Cela soulève la question de l'opportunité de recettes nouvelles pour l'Europe. L'Europe est-elle prête aux bras de fer économique que cela suppose avec la Chine ?
Nous ne pourrons pas stabiliser le climat uniquement par l'effort européen, il faut intégrer les autres économies majeures et les pays en développement. Un soutien plus affirmé aux pays du Sud, notamment africains, pour rejoindre la stratégie de l'Accord de Paris, est-il envisagé dans votre stratégie globale ? La dimension de développement semble très absente des discours actuels, alors que ces pays ont souffert et souffrent au moins autant que nous de la crise actuelle.
Mme Danièle Obono, députée. - La stratégie en matière de désinvestissement dans les énergies fossiles doit être intégrée à nos objectifs. Un rapport récent de l'OCDE et de l'Agence internationale de l'énergie montre qu'en 2019, le soutien à la production d'énergie fossile a augmenté de 38 % dans les pays dits développés et émergents. Or, ce rapport note aussi que la période actuelle devrait être celle d'un changement d'orientation et de politique. Nous pensons que face à la crise actuelle, il ne s'agit pas de relancer des politiques mais de bifurquer de manière radicale et changer de paradigme. Or, pour le moment, l'ensemble des décisions prises au niveau des pays européens comme de la Banque centrale européenne (BCE) ne montrent pas une telle prise de conscience. J'en veux pour preuve le soutien renouvelé de la BCE avec le rachat d'actifs décidé par le Conseil des gouverneurs le 4 juin, qui pourrait apporter jusqu'à 90 milliards d'euros aux entreprises les plus polluantes, comme le craignent les ONG Climate Finance ou Some of us. Malgré l'appel à prendre en compte cette urgence climatique dans les décisions de rachat d'actifs, les gouverneurs ne font pas évoluer la politique de la Banque centrale. Comment, dans le cadre du plan de relance verte, peut-on intervenir pour le désinvestissement dans les énergies fossiles ?
M. Pierre Laurent, sénateur. - Ma question porte sur la place du ferroviaire dans le Pacte vert. Ces dernières décennies, la Commission européenne s'est surtout préoccupée de déréglementer ce secteur, avec des effets climatiques et environnementaux particulièrement délétères. Pour prendre un exemple qui concerne la France, le secteur du fret ferroviaire est le premier à avoir été déréglementé : depuis, la part du transport ferroviaire de marchandises a reculé de moitié. À l'inverse, dans notre pays et à l'échelle européenne, nous avons assisté à une explosion du transport routier de marchandises, à l'opposé de l'objectif de décarbonation désormais affiché comme un objectif majeur de l'Union européenne. J'ajoute que ces politiques de déréglementation systématiques, combinées avec la politique de concurrence, ont conduit à entraver la construction de coopérations industrielles européennes dans le domaine du ferroviaire, coopérations nécessaires pour assurer notre souveraineté en la matière.
Ma question se décline en trois volets. Quelle est l'ambition de reconquête que vous vous fixez avec le Pacte vert en matière de ferroviaire (singulièrement dans le domaine du transport de marchandises) ? Quelle est votre ambition de financement pour soutenir la construction des infrastructures : si par exemple la SNCF décidait d'un plan massif d'investissements dans le ferroviaire, le Pacte vert pourrait-il l'aider ? Enfin, êtes-vous favorable à une révision des critères de la politique de concurrence pour favoriser une politique de construction de coopérations industrielles européennes pour lutter contre la pollution ?
Mme Yolaine de Courson, députée. - Dans un rapport publié le 5 juin dernier, la Cour des comptes européenne a jugé « inefficace » l'impact de la PAC en matière de préservation de la biodiversité sur les terres agricoles. Ce résultat décevant est le fait d'exigences de verdissement trop faibles et d'un manque de suivi des dépenses destinées à cette mission.
Je pense que vous serez d'accord avec moi pour dire qu'il est temps d'allier agriculture, environnement, alimentation et santé globale. Pour cela, nous devons être plus ambitieux et réformer en profondeur les dispositifs existants. C'est justement l'une des priorités du groupe Écologie, démocratie, solidarité de l'Assemblée nationale : soutenir la transition agroécologique en accompagnant la sortie des pesticides et en garantissant la préservation de la biodiversité, des ressources et des sols.
En février, la Commission a donné son feu vert au régime d'aides proposé par la France pour le paiement des services environnementaux. Ce système doit permettre de rémunérer les agriculteurs qui mettent en oeuvre des pratiques vertueuses. Des expérimentations ont été mises en place dans le Finistère. Pensez-vous qu'un tel dispositif puisse être généralisé au niveau européen ? L'outil national qui se rapproche le plus de ces paiements dans la PAC actuelle, ce sont les mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC). Toutefois, ces mesures sont liées seulement à des obligations de moyens, pas à des obligations de résultat. Cela empêche d'en mesurer l'impact et de les rendre vraiment efficaces, comme le suggère le rapport de la Cour des comptes européenne. Une obligation de résultat signifie une prime de risque plus élevée : si la rémunération de ce risque n'est pas incitative, alors très peu d'agriculteurs contracteront des MAEC.
Pour que ces dispositifs soient attractifs, il faut introduire une prime de risque et lever les contraintes financières, administratives et les incertitudes sur la pérennité des aides dans le temps. Il faut avoir des outils à la hauteur de nos ambitions : donner aux agriculteurs des compensations financières supérieures aux seuls surcoûts engendrés par les MAEC, c'est-à-dire mettre en place une véritable rémunération sur la base de ces objectifs environnementaux.
M. Jérôme Bignon, sénateur. - Le Pacte vert européen que vous portez doit rester au coeur de la relance européenne. Le 20 mai dernier, la Commission a dévoilé deux stratégies : la stratégie « De la ferme à la table » et celle en faveur de la biodiversité à l'horizon 2030. Je suis heureux de les voir menées de front. Les pratiques durables sont essentielles, qu'elles soient agricoles, commerciales ou de consommation. La sécurité alimentaire et l'accès à une alimentation de qualité sont nécessaires. Responsable sur mon territoire d'une banque alimentaire, je ne peux malheureusement que constater l'augmentation du nombre de mes compatriotes qui ont besoin de s'y rendre depuis le début de la crise.
Monsieur le Premier vice-président, pouvez-vous nous expliquer comment la stratégie globale que vous proposez pourra permettre aux pays européens, notamment les plus fragiles, d'accéder à une alimentation de qualité ? J'ai noté que la problématique des zones humides faisait partie intégrante de la stratégie « From farm to fork », en lien avec la production alimentaire durable. Pouvez-vous nous préciser quelles sont les discussions déjà entamées au sujet du plan d'action pour la gestion intégrée des nutriments ainsi que son articulation avec la réforme de la PAC ? Il est important de proposer des alternatives à nos agriculteurs et de leur assurer un niveau de vie décent.
Enfin, le Pacte vert sera financé par le budget européen auquel sera arrimé un plan de relance dont la négociation est en cours. L'Europe traversait déjà des moments de tension, avant la pandémie, à cause du Brexit ou des négociations relatives au CFP. Le sommet qui se profile s'avère une nouvelle fois crucial. Quel est l'impact de la crise sur la mise en place du Pacte vert et de son financement ? Comment sont appréhendées les idées de taxe sur les plastiques ou encore de mécanisme d'ajustement carbone aux frontières afin d'assurer le financement de la relance verte de l'Europe ?
M. André Chassaigne, député. - Monsieur le Premier vice-président, alors que nous nous trouvons aux prémices d'une terrible crise économique, nous constatons d'ores et déjà que les tenants du système capitaliste font tout pour bloquer la transition écologique et sociale de nos sociétés. En France, cette résistance est incarnée par le MEDEF, syndicat du patronat et interlocuteur privilégié du Gouvernement. Dans un document daté du 3 avril, son président a ainsi demandé à notre ministre de la transition écologique et solidaire de suspendre l'application de nouvelles mesures environnementales impactant les entreprises. Il exige de revenir sur les maigres avancées écologiques contenues dans la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, en particulier sur la création de nouvelles filières « pollueur-payeur », qui imposent aux professionnels de contribuer financièrement au recyclage et à la gestion des déchets. Cet exemple nous semble emblématique du combat que le néolibéralisme s'apprête à livrer dans ce monde post-Covid-19. À ce titre, le Pacte vert devra faire face à cette résistance productiviste en affrontant des secteurs d'activité dont l'avenir est conditionné à l'échec de la transition écologique. Je pense ici au secteur bancaire.
Ce sujet est rarement évoqué dans le débat public, à l'exception notable des travaux de M. Gaël Giraud qui font sur ce point l'unanimité : il rappelle que les banques européennes ont partie liée avec la transition écologique ; beaucoup d'entre elles ont dans leur bilan des actifs liés aux hydrocarbures fossiles. Si nous décidions demain de faire du charbon et du pétrole des « actifs échoués », c'est-à-dire de les interdire dans le commerce, ces banques, elles en sont conscientes, encourent un risque. Le « greenwashing » permet aux banques de faire croire qu'elles se sont mises au vert, alors qu'en réalité elles n'ont aucune intention de financer pour de bon un changement de société qui signifierait la fin de leur modèle d'affaire actuel. Or nous savons que le Pacte vert repose beaucoup sur l'initiative privée.
Dans ce contexte, comment agir avec un concours timide des banques ? Comment réussir cette transition écologique avec des banques qui pourraient jouer le jeu du chantage à la faillite ? L'enjeu est de taille puisque, pour la seule période 2019-2023, les montants nécessaires à l'atteinte des objectifs énergétiques et climatiques français dans le secteur du bâtiment, des transports et de la production d'énergie sont estimés entre 55 et 85 milliards d'euros par an, soit 2,5 % à 4 % du PIB.
M. Frans Timmermans, Premier vice-président exécutif de la Commission européenne en charge du Pacte vert pour l'Europe. - Je salue le rapport de la Cour des comptes européenne auquel il a été fait référence. Ce rapport conclut qu'il faut renforcer notre approche de la biodiversité et que le changement climatique fait peser des menaces persistantes sur la sécurité alimentaire. Les plantes, les animaux, les pollinisateurs jouent un rôle essentiel dans notre système alimentaire et dans la préservation d'un régime alimentaire sain. À travers notre stratégie sur la biodiversité, nous voulons créer une alliance nouvelle entre l'agriculture et la nature. La Cour des comptes a également tiré un bilan très critique des résultats de la dimension « verte » de la PAC. On risque de perdre un million d'espèces ! La situation est critique.
S'agissant des sources d'énergie renouvelables, la Commission est très pragmatique. Il existe des opportunités considérables à l'échelle européenne et même mondiale en ce qui concerne l'hydrogène : stockage de l'énergie renouvelable, production directe d'énergie... Des pays comme ceux du Maghreb pourraient utiliser l'énergie solaire pour produire un hydrogène très utile à l'économie européenne. Les infrastructures déjà en place pour le gaz naturel pourraient être très facilement adaptées pour transporter l'hydrogène. De même, je crois que l'acier est un secteur industriel essentiel pour l'Europe. Mais l'acier ne pourra pas survivre s'il ne devient pas vert. Et un moyen pour y parvenir, c'est d'utiliser l'hydrogène. C'est une évolution envisageable d'ici quelques années. Une fois que l'on aura un acier vert en Europe, on aura un avantage concurrentiel énorme vis-à-vis du reste du monde.
Malgré une chute momentanée des prix - il est encore à environ 20 euros la tonne -, le système ETS a survécu à la crise. Si on l'améliore - en réduisant les quotas d'émission attribués gratuitement ou en l'élargissant à d'autres secteurs -, il reste encore le meilleur système pour fixer un prix du carbone. En outre, les recettes qu'il génère peuvent être directement investies pour créer une économie circulaire et soutenable.
Sur les aspects internationaux, il faut se débarrasser de toute naïveté au sujet de la politique chinoise, qui est devenue plus agressive et complique le développement de relations d'amitié dans le domaine commercial. En même temps, notre relation avec la Chine est essentielle pour développer des projets communs et aboutir à une décarbonation de l'économie chinoise à l'horizon de la moitié du siècle. Par ailleurs, l'Afrique est, selon moi, un continent qui dépend de nous et dont nous dépendons. Si nous n'avons pas compris, en tant qu'Européens, que notre sort est étroitement lié à celui de l'Afrique, nous n'avons rien compris. Pour la Commission européenne, il est essentiel de donner la priorité aux relations avec l'Afrique, notamment dans le domaine du climat et de l'énergie. Les dirigeants africains ont bien compris que nous voulions établir une relation entre égaux, entre pays qui ont le même but, même s'ils ne se situent pas au même stade de développement, et qui doivent parallèlement décarboner leurs économies.
Le désinvestissement dans l'énergie fossile est en cours et il progresse très vite : des décisions fortes ont été prises par la Banque européenne d'investissement et d'autres investisseurs, même si des décisions de la BCE sont encore nécessaires. Les investisseurs ont compris qu'ils perdraient de l'argent s'ils investissaient dans l'énergie du passé. L'énergie renouvelable est moins coûteuse que l'énergie traditionnelle.
L'année 2021 sera « l'année européenne du rail ». Il est très important pour la Commission de développer une stratégie performante dans ce secteur. Il faut créer des systèmes modulaires de transport de marchandises. Il y a des exemples en Europe où cela fonctionne assez bien, en Suisse ou en Autriche, mais il faut le faire à l'échelle européenne. Je ne crois pas que la diminution du fret soit nécessairement liée à la libéralisation car, dans la même période en Allemagne, le fret a augmenté alors qu'il s'agit d'un marché déjà libéralisé. Je ne crois pas qu'il y ait un tel lien, mais en même temps je vois bien la nécessité urgente d'investir dans notre système de chemin de fer et de créer un système de transport modulaire afin de débloquer le transport routier et de diminuer les émissions de gaz à effet de serre.
M. Guillaume Chevrollier, sénateur. - La crise sanitaire a rappelé la place essentielle du secteur du numérique qui a permis la continuité d'un grand nombre d'activités économiques. Si nous savons que le numérique permet d'éviter l'émission de gaz à effet de serre, il semble plus que jamais nécessaire de se pencher sur son empreinte environnementale et ses externalités négatives, en termes de consommation d'énergie ou d'émission de carbone. Le Green Deal prévoit-il des mesures et des investissements pour une transition numérique s'inscrivant pleinement dans le cadre de la transition écologique ?
Alors que la fabrication et le transport des terminaux constituent une part majeure de l'empreinte carbone du numérique, un mécanisme de barrière écologique sur ces importations serait efficace. Quelle est l'action de la Commission européenne sur cette question et sur la souveraineté technologique dans le secteur du numérique ?
Par ailleurs, la pandémie de la Covid-19 a mis en lumière des liens croissants entre l'émergence de maladies zoonotiques et la destruction de nos écosystèmes. La commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat a publié des recommandations sur ce sujet, notamment un renforcement de la lutte contre le trafic d'espèces protégées et une sensibilisation accrue sur la question de la déforestation importée. Comment la stratégie en matière de biodiversité du Green Deal intègre-t-elle ces deux points ?
Enfin, je voudrais relayer l'incompréhension des agriculteurs suite aux annonces de la Commission européenne sur le Pacte vert. Les orientations annoncées semblent se faire sans étude d'impact et sans concertation avec les agriculteurs qui, comme vous l'avez dit, sont des acteurs essentiels de la biodiversité. Il convient véritablement de les associer, de les soutenir et qu'il y ait des moyens financiers associés et plus d'efficacité sur les prestations pour services environnementaux pour les haies et la gestion de l'eau, par exemple, car l'agriculture est un secteur essentiel pour permettre la construction de la société prospère et juste que vous souhaitez. Il faut véritablement faire cette alliance nécessaire de l'agriculture et de la nature.
Mme Liliana Tanguy, députée. - Je voudrais vous interroger sur la protection de la biodiversité marine. La Commission européenne souhaite porter cette protection de 11 % à 30 % des mers au sein de l'Union, sachant que celle-ci ne peut se faire sans le soutien des États limitrophes, dont certains ne s'érigent pas en modèle : je pense notamment au Royaume-Uni, placé au second rang des États européens pratiquant le plus massivement la surpêche, contre l'avis des scientifiques. J'aimerais savoir ce que prévoit l'Union européenne pour inclure Londres dans la protection de la biodiversité marine européenne et quelle est la stratégie anticipée en l'absence d'un accord à l'issue de la période de transition.
Concernant les partenariats commerciaux, il me semble qu'il y a une contradiction dans les actions de la Commission européenne avec les objectifs environnementaux. En effet, l'Union européenne souhaite limiter les conséquences environnementales de l'activité économique européenne et les risques sanitaires associés. Mais, d'un autre côté, elle multiplie les partenariats commerciaux ; je pense notamment au Mexique, à l'Australie, à la Nouvelle-Zélande et au MERCOSUR, sans introduire de clauses environnementales. Quelles clauses environnementales contraignantes, présentant des engagements forts et inédits, l'Union européenne prévoit-elle d'intégrer dans ces accords pour maintenir une certaine cohérence entre ses politiques ?
M. Claude Bérit-Débat, sénateur. - Mes questions porteront pour l'essentiel sur les transports. La première concerne l'ambition portée par le Green Deal et le Plan de relance en matière de décarbonation des transports terrestres, notamment par le soutien à la filière hydrogène. Quel montant lui sera consacré pour, par exemple, la R&D, la reconversion des chaînes de production ou le déploiement des infrastructures de recharge ? Par ailleurs, compte tenu des difficultés actuelles de la filière automobile, le renforcement des normes d'émission des véhicules, programmé pour juin 2021, est-il toujours d'actualité ?
Ensuite, les appels à un plan de relance du secteur du fret ferroviaire se multiplient en France comme en Europe et je viens, avec des collègues socialistes de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, de signer une tribune sur ce sujet, intitulée « Le ferroviaire, grand absent du plan de relance ». Je voudrais savoir si des mesures de soutien au transport ferroviaire de marchandises sont prévues dans le cadre du Green Deal et du plan de relance. Quels pourraient être les contours de ces mesures de soutien en matière d'infrastructures et d'aides ? Quelles sont les pistes envisagées pour engager la décarbonation du secteur du transport de marchandises et de voyageurs ?
Enfin, le Régime de compensation et de réduction de carbone pour l'aviation internationale, dit « programme CORSIA » (Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation), prévoit, à l'échelle mondiale, la compensation des émissions du secteur aérien supérieures aux niveaux enregistrés en 2019 et en 2020. La Commission européenne a pourtant proposé que seule l'année 2019 soit retenue comme référence pour le calcul des compensations, afin de tenir compte de la chute du trafic en 2020. Cela ne reviendrait-il pas à vider le programme de son contenu, étant donné que le trafic pourrait mettre plusieurs années à revenir à son niveau de 2019 ? La crise sanitaire n'était-elle pas au contraire l'occasion de donner à CORSIA une véritable ambition ?
M. Michel Delpon, député. - Je voudrais pour ma part m'exprimer en tant que président du groupe d'étude sur l'hydrogène. En France, nous avons des start-up et une R&D de pointe mais, comme souvent, un problème de lien avec l'industrie. Or, l'hydrogène, c'est l'avenir car c'est une technologie de rupture autant qu'une opportunité, pour l'Europe, de relocalisation industrielle. Comment l'Union européenne compte-t-elle soutenir le développement de cette technologie ?
M. Daniel Gremillet, sénateur. - La commission des affaires économiques du Sénat a fait une série de préconisations pour relancer l'économie tout en accélérant sa décarbonation. Parmi les propositions de la Commission européenne figure un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, nécessaire pour protéger l'industrie européenne du dumping dont bénéficient certaines entreprises étrangères. Pourriez-vous nous en dire plus et, notamment, à quelles conditions un tel mécanisme serait compatible avec les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ?
S'agissant des investissements publics soutenus dans le cadre du Green Deal, ceux-ci devront respecter le « serment vert ». Quel est le degré de normativité de ce dernier ? Faut-il considérer que les aides seront conditionnées ? Si c'est le cas, une telle conditionnalité n'est-elle pas contre-productive car peu adaptée aux réalités économiques ?
Le Fonds pour une transition juste, qui est crucial pour la reconversion industrielle, sera revalorisé à 32,5 milliards d'euros. Les critères d'éligibilité, s'agissant des régions et des activités, seront-ils revus ?
Le Green Deal mobilise les fonds du programme Horizon Europe pour la transition vers une énergie propre. La Commission n'a toutefois pas précisé pour quel montant. Quel sera-t-il ?
Enfin, comment faire cohabiter le Green Deal avec la nécessité de préserver une agriculture européenne compétitive ?
M. Geoffroy Didier, membre du Parlement européen. - La crise du Covid-19 et ses conséquences n'ont pas diminué mais au contraire renforcé la nécessité d'une transition écologique accompagnant la révolution numérique. Le 27 mai dernier, la présidente Mme von der Leyen a présenté un plan de relance audacieux de 750 milliards d'euros. Pour la première fois, l'Union européenne empruntera en son nom propre. Mais qui dit emprunt dit remboursement et la question des modalités de remboursement des emprunts est essentielle. La Commission européenne a annoncé la création de nouvelles ressources propres à cette fin, parmi lesquelles une compensation carbone aux frontières. Je m'interroge toutefois sur une autre ressource propre, qu'a également évoquée la Commission, perçue sur l'activité des entreprises européennes tirant bénéfice du marché intérieur. Y a-t-il là l'éventualité d'un impôt européen sur les sociétés, qui s'ajouterait aux impôts sur les sociétés nationaux ? Si c'est le cas, faut-il craindre qu'un jour, ce soit les citoyens européens eux-mêmes qui se verraient imposer un impôt européen sur le revenu ?
M. Frans Timmermans, Premier vice-président exécutif de la Commission européenne en charge du Pacte vert pour l'Europe. - Je vais m'efforcer de répondre à toutes les questions mais, pour certaines très techniques, des réponses écrites vous seront adressées ultérieurement.
La transition numérique fait partie intégrante du Green Deal. Nous sommes en pleine révolution industrielle. L'Union européenne doit tenir son rang, elle qui ne représente que 4 % de la population mondiale. Cette transition numérique est nécessaire à notre croissance et nos emplois futurs, mais également à la promotion de nos valeurs et la sauvegarde de notre modèle social.
La pandémie est la conséquence d'un déséquilibre dans notre relation avec la nature. C'est pourquoi la lutte contre les trafics d'espèces animales et végétales rares doit être intégrée dans les accords commerciaux. Il convient notamment que les produits issus de la déforestation puissent faire l'objet d'interdictions d'importation ou que les consommateurs soient informés de l'origine de ces produits.
La stratégie sur la biodiversité n'a pas fait l'objet d'une étude d'impact, car ce n'est pas une proposition concrète. Toutes les propositions concrètes issues de cette stratégie feront l'objet d'une étude d'impact, et vous aurez l'occasion de donner votre avis.
S'agissant des transports, il faut accompagner la transformation du secteur automobile vers les véhicules électriques. Pour les transports lourds, il faudra avoir recours à d'autres moyens comme des carburants soutenables, voire synthétiques, ou recours à l'hydrogène. Il faudra déployer des infrastructures de recharge des voitures électriques à travers l'Europe et accélérer la production de tels véhicules car c'est le seul moyen de réduire les prix. À l'heure actuelle, leurs prix sont inaccessibles pour beaucoup de gens. Nous préparons également des projets de soutien au secteur ferroviaire, et vous en serez informés.
J'aimerais être plus ambitieux pour CORSIA, mais nous dépendons des partenaires internationaux. L'accord avec Air France est un bon exemple de transformation du secteur. Les vols à courte distance n'ont aucun sens, et le gouvernement français va dans la bonne direction.
Notre stratégie sur l'hydrogène sera présentée le 8 juillet. Je serais très heureux de recevoir les parlementaires du groupe d'étude concerné à Bruxelles pour en parler et vous présenter les initiatives d'autres pays membres. La France a intérêt à faire partie du groupe de pays qui progressent rapidement sur ce sujet.
S'agissant du mécanisme d'inclusion carbone, il ne sera pas appliqué aux pays qui ont signé l'accord de Paris et démontrent qu'ils s'orientent vers la décarbonation de leur économie. Il est légitime que nous défendions notre industrie. Je pense que ce mécanisme est tout à fait conforme aux règles de l'Organisation mondiale du commerce. La proposition de la Commission est en cours d'élaboration, même si je n'ai pas de calendrier à vous donner pour l'instant.
S'agissant de l'agriculture et de l'alimentation, le rapport de la Cour des comptes européenne montre que nous sommes en train de détruire notre biodiversité et que nous devons changer notre système alimentaire tout en garantissant la production d'aliments accessibles à tous et de bonne qualité. La réforme de la PAC doit aller dans cette direction.
S'agissant des ressources propres, le sens des propositions de la Commission est de demander aux grandes entreprises de contribuer au fonctionnement du marché intérieur, car elles en profitent davantage que les petites. Toutefois, la fiscalité relève de la souveraineté nationale : nous avons donc besoin de l'accord unanime des États membres pour avancer dans ce domaine. Si nous voulons une souveraineté européenne, nous devons avoir une fiscalité européenne. À l'avenir, les décisions dans ce domaine devraient être prises à la majorité qualifiée. Je ne vois pas comment nous pourrions établir une fiscalité juste sans imposer des entreprises qui ne payent pas d'impôts actuellement, notamment dans le secteur des nouvelles technologies. J'ai beaucoup de mal à comprendre la colère américaine quand nous rappelons que ces entreprises, qui font des milliards de bénéfices en Europe, devraient payer un impôt en Europe. La distorsion de traitement entre ces grandes entreprises et les petites qui acquittent leurs impôts est insupportable. C'est au niveau européen qu'on pourra apporter une réponse à ce problème.
Mme Sabine Thillaye, présidente de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale. - Beaucoup de travail nous attend. Vous avez sans doute remarqué que beaucoup de nos questions portaient sur l'agriculture. Comme vous l'avez dit, l'agriculture est un allié, et non un adversaire.
Les parlementaires nationaux devront veiller à ce que les plans de relance nationaux soient compatibles avec les objectifs du Pacte vert. Il faudra aussi ratifier le plan de relance et le cadre financier pluriannuel dans un calendrier très serré. Nous resterons donc en étroit contact avec les institutions européennes.
La réunion est close à 13 heures.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.