- Mercredi 26 février 2020
- Proposition de résolution européenne relative au mandat de négociation en vue d'un nouveau partenariat Union européenne-Royaume-Uni - Examen du rapport et du texte de la commission
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement du Turkménistan sur l'octroi de l'autorisation d'exercer une activité professionnelle aux membres de la famille des agents des représentations diplomatiques ou des postes consulaires et de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement des États-Unis d'Amérique sur l'emploi des personnes à charge des agents officiels - Examen du rapport et du texte de la commission
- Situation sécuritaire de leurs pays et sur les suites attendues du Sommet de Pau du 13 janvier 2020 - Audition des ambassadeurs des pays du G5 Sahel
- Libye - Audition de M. Patrick Haimzadeh, ancien diplomate, chercheur indépendant
Mercredi 26 février 2020
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Proposition de résolution européenne relative au mandat de négociation en vue d'un nouveau partenariat Union européenne-Royaume-Uni - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Christian Cambon, président. - Nous allons tout d'abord entendre le rapport de notre collègue Ladislas Poniatowski sur la proposition de résolution européenne relative au mandat de négociation en vue d'un nouveau partenariat entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.
M. Ladislas Poniatowski, rapporteur. - Cette proposition de résolution est le fruit d'un travail commun de notre commission et de celle des affaires européennes ; elle a été déposée par les présidents Christian Cambon et Jean Bizet, puis amendée, renforcée et adoptée, la semaine dernière, par les membres de la commission des affaires européennes, lors d'une réunion commune à nos deux commissions. Nous avons ainsi pu la transmettre au Gouvernement avant la réunion du Conseil de l'Union européenne qui a eu lieu hier, au cours de laquelle a été adopté le mandat de négociation confié à M. Michel Barnier.
Cette proposition fixe des lignes rouges pour la négociation entre M. Michel Barnier, au nom des Vingt-Sept, et M. Boris Johnson, tout en exprimant notre souhait de conserver des relations étroites et privilégiées avec le Royaume-Uni ; elle exprime nos inquiétudes sur les relations politiques à venir entre le Royaume-Uni et l'Union européenne ; elle met l'accent sur plusieurs enjeux sectoriels, en particulier la pêche et la politique étrangère et de défense. Elle insiste enfin sur deux points : les droits des 4,5 millions de citoyens concernés par ce processus, Britanniques vivant en Europe ou Européens résidant au Royaume-Uni et le problème posé par la frontière irlandaise. Sur cette dernière question, l'accord de retrait précise que les contrôles se feront dans les ports d'Irlande du Nord, aux mains, donc de la partie britannique. Cela ne laisse pas de susciter des inquiétudes.
M. Michel Barnier est responsable de cette négociation, qui sera difficile, dans la mesure où M. Johnson a pris des positions très fermes devant son opinion publique en période électorale. M. Michel Barnier a réussi jusqu'à maintenant à faire en sorte que les Vingt-Sept avancent main dans la main. Mais le dernier Conseil européen a montré les divisions existant entre Etats membres à propos du budget de l'Union. Or M. Johnson ne cesse de tenter très habilement d'établir des relations bilatérales avec certains pays de l'Union européenne.
Les Vingt-Sept ont offert une porte de sortie à M. Boris Johnson, en lui donnant jusqu'au 1er juillet pour demander une prolongation de la négociation d'un an ou deux. Il a tout de suite refusé, mais j'ai, quant à moi, la conviction qu'il n'a pas changé et qu'il modifiera donc sa position et finira par demander une prolongation avant la fin de l'année !
La proposition de résolution européenne est adoptée sans modification.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement du Turkménistan sur l'octroi de l'autorisation d'exercer une activité professionnelle aux membres de la famille des agents des représentations diplomatiques ou des postes consulaires et de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement des États-Unis d'Amérique sur l'emploi des personnes à charge des agents officiels - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Christian Cambon, président. - Nous entendons maintenant le rapport de notre collègue Jean-Marie Bockel sur le projet de loi autorisant l'approbation des accords entre le Gouvernement de la République française et les gouvernements du Turkménistan et des États-Unis d'Amérique sur l'emploi des personnes à charge des agents officiels.
M. Jean-Marie Bockel, rapporteur. - Nous examinons aujourd'hui, comme nous l'avons déjà fait ces derniers mois pour d'autres pays, des accords relatifs à l'emploi rémunéré des personnes à charge des agents des missions officielles ; en pratique des familles de diplomates français, cette fois-ci pour le Turkménistan et les États-Unis.
Ces deux accords, signés en 2019, correspondent à une priorité du ministère de l'Europe et des affaires étrangères qui entend favoriser la mobilité de ses personnels expatriés en mettant en place un cadre facilitant l'accès au marché du travail des familles, notamment des conjoints, dans les pays d'accueil. Dans ce but, le Quai d'Orsay s'est lancé dans la conclusion d'une soixantaine d'accords bilatéraux, fondés sur la réciprocité, permettant aux intéressés d'exercer une activité professionnelle rémunérée, tout en conservant les privilèges et immunités octroyés par les conventions de Vienne, en dehors du cadre de l'exercice de l'activité professionnelle. La commission a déjà examiné une douzaine d'accords de ce type ces dernières années.
L'accord avec le Turkménistan a été négocié très rapidement à la suite d'une demande de la France formulée en 2017. Il contient des stipulations tout à fait classiques dans ce type d'accord, je n'y reviens pas. Actuellement, il n'y a pas de bénéficiaires potentiels à l'ambassade de France et quasiment pas non plus côté turkmène.
L'accord avec les États-Unis est un accord négocié à la demande des États-Unis pour remplacer un arrangement provisoire de 1987 jugé désavantageux par les États-Unis en raison de la longueur des procédures en France et du déséquilibre numérique. En 2016, deux personnes de nationalité américaine travaillaient en France, tandis que quatre-vingts Français disposaient d'une autorisation de travailler aux États-Unis. Il a plusieurs particularités. En premier lieu, la définition des agents officiels est étendue aux personnels de l'OTAN, à la demande de la France. C'est une stipulation très attendue par les personnels militaires français affectés au commandement allié Transformation (ACT) de l'OTAN situé à Norfolk, en Virginie. Il y a quatre-vingt-deux postes permanents à l'OTAN à pourvoir, dont soixante-huit sont pourvus. Actuellement, cinquante-trois conjoints et quarante-quatre enfants âgés de 16 à 21 ans pourraient en bénéficier. En second lieu, l'accord met également en place, à la demande de la partie américaine, une procédure exceptionnelle de délivrance d'une autorisation de travail dite « ouverte », c'est-à-dire sans obligation de justifier d'une offre d'emploi et sans exigence que l'employeur prouve que l'emploi est disponible, ainsi qu'une interdiction d'imposer des frais ou des droits pour la délivrance ou le renouvellement de l'autorisation d'emploi.
Ces dispositions sont attendues de la communauté française à Norfolk : je recommande donc l'adoption de ce projet de loi dont l'examen en séance publique est prévu le mercredi 4 mars 2020 selon la procédure simplifiée.
À ce jour, le Turkménistan a notifié la ratification de cet accord le 20 mai 2019. L'accord avec les États-Unis n'a, quant à lui, pas besoin d'être ratifié, car il est bâti sur un modèle déjà validé par ce pays.
Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte à l'unanimité le rapport ainsi que le projet de loi précité.
Situation sécuritaire de leurs pays et sur les suites attendues du Sommet de Pau du 13 janvier 2020 - Audition des ambassadeurs des pays du G5 Sahel
M. Christian Cambon, président. - Messieurs les ambassadeurs, je vous remercie d'avoir tous répondu positivement à notre invitation : c'est avec un grand plaisir que nous vous accueillons ce matin pour faire le point sur le G5 Sahel. Nous portons le plus grand respect aux missions que vous assurez à Paris, nombre d'entre nous ont déjà des contacts avec vous, mais c'est la première fois que nous organisons cet échange qui permettra un débat nourri. Nous souhaitons faire le point avec vous sur le G5 Sahel, sur la situation sécuritaire qui prévaut actuellement dans la région, et sur les conséquences attendues du sommet de Pau du 13 janvier dernier, dont cette réunion constitue, en quelque sorte, le volet parlementaire. Je précise que cette table ronde s'inscrit dans un travail intense mené par notre commission depuis un mois, visant à dresser le bilan le plus exhaustif et le plus objectif possible de l'opération Barkhane dans la perspective d'un débat qui aura lieu dans l'hémicycle du Sénat en mai ou juin prochain sur le sujet. Vous contribuerez à nous éclairer.
Je souhaite avant toute autre considération rendre un hommage appuyé aux soldats morts ou blessés dans la lutte contre les groupes terroristes, aux militaires de vos pays, qui payent un lourd tribut à ce conflit, ainsi qu'aux soldats français tombés dans cette lutte ou gravement blessés. Je voudrais également rendre hommage à toutes les victimes civiles de vos pays qui souffrent des attaques impitoyables de ces groupes armés, de plus en plus nombreuses au fil des derniers mois, apportant inquiétude, crainte et déstabilisation des Etats.
À la suite d'une année 2019 particulièrement difficile pour les pays du Sahel, le sommet de Pau, à l'initiative du Président de la République, a permis de prendre des décisions pour reprendre la main en inversant des résultats pour le moment insuffisants dans la lutte contre le terrorisme. Les grands axes privilégiés sont la création d'une nouvelle coalition militaire plus large, une concentration des moyens, par ailleurs renforcés, sur la région des trois frontières et contre l'État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), et un renforcement des capacités militaires nationales de chacun des pays, le nôtre inclus, avec 550 hommes supplémentaires. Dans le même temps, car nous savons bien que la solution militaire ne sera pas suffisante, le sommet de Pau a prévu de restaurer l'autorité de l'État partout où elle est attendue par les populations et, enfin, de donner un nouvel élan au développement, en particulier dans le cadre de l'Alliance Sahel.
Messieurs les ambassadeurs, pourriez-vous, dans un premier temps, nous décrire la situation sécuritaire actuelle dans chacun de vos pays ? Quel est le degré d'enracinement des terroristes ? Quelles sont les causes profondes des troubles croissants - je pense en particulier à la dégradation récente de la situation au Burkina Faso et au Niger ?
Quelles sont ensuite les principales mesures que vos gouvernements vont mettre en oeuvre pour concrétiser l'élan nouveau donné lors du sommet de Pau et pour capitaliser sur l'effort militaire supplémentaire décidé par la France, l'effectif de Barkhane devant monter à 5 100 soldats d'ici à la fin du mois ?
Outre les aspects militaires, notamment le déploiement d'un nouveau bataillon tchadien, pourriez-vous insister, en particulier, sur les efforts politiques de vos gouvernements pour permettre de régler les conflits en profondeur ?
Je ne vous cacherai pas, et vous le savez, que l'opinion publique française a été particulièrement choquée par certaines manifestations antifrançaises dans certains États du Sahel et d'une forme de complaisance d'une partie de la classe politique à l'égard de ces mouvements. Or, vous le savez, trente-cinq soldats français ont laissé leur vie durant l'opération Barkhane et dix dans le cadre de Serval ; ce sont autant de familles, d'unités militaires, de frères d'armes endeuillés à jamais. Ce sont des centaines de blessés, souvent très graves, dont la vie a basculé. Sur le plan budgétaire, Barkhane représente 800 millions d'euros par an pour les contribuables français : vous comprendrez aisément que l'opinion publique française ait pu être choquée par ces propos antifrançais. La clarification politique apportée à Pau par vos chefs d'Etat respectifs, que sans aucun doute vous confirmerez aujourd'hui, est donc la bienvenue. Les sénateurs sont souvent interrogés sur cette situation. La France est au Sahel à la demande des pays concernés, notamment du Mali, pour les aider à regagner leur souveraineté, et non pour des raisons économiques.
La présidence du G5 Sahel est assurée depuis peu par la Mauritanie ; en accord avec vous, je donne la parole au représentant du pays dont la présidence du G5 Sahel vient de s'achever, Son Excellence M. Alain Ilboudo, ambassadeur du Burkina Faso. Je précise que cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle.
M. Alain Ilboudo, ambassadeur du Burkina Faso. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, merci de nous accueillir. Je prends la parole, au nom de mes collègues ambassadeurs du G5 Sahel et je voudrais en notre nom à tous vous remercier de l'intérêt que vous accordez à ce qui se passe dans nos pays, qui subissent les attaques récurrentes de groupes armés terroristes. Le sommet du G5 Sahel s'est tenu hier à Nouakchott et la Mauritanie a pris la présidence du G5 Sahel, mais mon collègue mauritanien m'a demandé, de concert avec les autres collègues, de prendre la parole en tant que représentant de la présidence sortante.
La situation sécuritaire dans la région du G5 Sahel est marquée par des attaques terroristes récurrentes de la part de groupes armés, parmi lesquels le Groupe pour le soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM), l'État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), le Front de libération du Macina (FLM) ou Ansaroul Islam. Les actions terroristes sur le terrain ont évolué. Il s'agit de meurtres ciblés contre des acteurs politiques administratifs ou coutumiers, d'attaques contre des positions des forces armés, d'engins explosifs déposés sur les axes routiers, d'enlèvements et d'exécutions, d'attaques contre des lieux de culte accompagnées d'exécutions de fidèles et de responsables religieux, de destructions de biens privés, d'infrastructures socioadministratives et de symboles de l'État et, récemment, d'attaques contre des populations civiles sans défense. Les conséquences sont des pertes très importantes en vies humaines, civiles et militaires, la destruction ou la fermeture d'infrastructures socioadministratives, des déplacements de population avec les problèmes humanitaires afférents, l'instrumentalisation des sentiments communautaires et religieux, une dégradation certaine du tissu social, la perte de l'autorité de l'État sur certains terrains, l'entrave aux programmes de développement et l'affaiblissement des collectivités territoriales.
C'est une situation inédite pour nos États. Le caractère asymétrique du péril, l'impréparation de nos États à y faire face et la modicité des moyens dont ils disposent ont donné lieu à une situation d'ensemble préjudiciable, face à laquelle des réactions internes comme régionales et internationales se sont produites.
En interne, nos États ont redéployé les forces de défense et de sécurité pour répondre aux attaques menées contre eux ; ils ont renforcé leurs capacités, en formation comme en équipement, même si c'est encore insuffisant en raison de la modicité de nos moyens. Nos forces ont également été réorganisées pour être ajustées au péril nouveau. Elles ont donc pu mener des opérations de démantèlement des sanctuaires des groupes armés et de sécurisation dans les zones terroristes, parfois par l'instauration de l'état d'urgence afin de pacifier au maximum les régions concernées et de permettre le retour des populations. Il a fallu également organiser l'accueil des déplacés dans les territoires nationaux comme par-delà des frontières. Nos États ont dû revoir à la hausse les budgets des ministères concernés et ont entrepris de renforcer les programmes d'enseignement civique. À cette fin, les responsables coutumiers ont été mis à contribution pour que nos valeurs traditionnelles soient utilisées dans cette lutte. De même, les acteurs culturels, dans leurs différentes déclinaisons, ont été mobilisés pour sensibiliser les populations au péril du terrorisme et des initiatives ont été développées par les organisations non gouvernementales pour promouvoir le dialogue entre les cultures et les religions pour la paix. Nos États ont, enfin, adopté des plans nationaux et régionaux pour assurer le développement dans les zones concernées, comme les programmes d'urgence du Sahel dans le cadre du G5 ou les initiatives telles que Desert to Power, un programme visant à mettre l'énergie solaire à la portée des populations.
Sur le plan régional et international, un partenariat intergouvernemental a été engagé en 2014, qui a impliqué les cinq pays de la zone et qui a pour objectif de soutenir la coopération en matière économique et la sécurité dans le Sahel. Face à la recrudescence des attaques, le G5 Sahel a mis en place une force conjointe d'intervention dont les opérations reposent sur quatre piliers : le combat contre le terrorisme ainsi que la lutte contre les trafics de drogue et d'êtres humains, la contribution à restaurer l'autorité des États et le retour des déplacés, l'aide humanitaire et, enfin, la contribution à la mise en oeuvre des stratégies de développement dans la région. Au titre des apports en dehors de cette zone, l'opération Barkhane a été la première et apporte une contribution précieuse aux efforts des forces de défense et de sécurité pour la sécurisation de la région. La Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) n'est pas restée en marge de ce processus et a adopté un plan d'action quinquennal pour l'éradication du terrorisme afin d'accompagner les pays dans cette lutte contre la criminalité transfrontalière. L'Union africaine (UA) s'est également engagée aux côtés des pays concernés pour les soutenir dans leurs actions. Nous l'avons à ce titre récemment interpellée pour lui demander d'intensifier ses efforts en vue de mobiliser davantage d'aide de la part de partenaires comme la Chine et l'Union européenne au profit des pays du G5. J'ajoute au tableau l'initiative du partenariat pour la stabilité et la sécurité au Sahel, issu du G7 de Biarritz, qui entendait soutenir les efforts du G5 dans sa lutte contre le terrorisme et pour le développement.
Le sommet de Pau de janvier dernier, qui a réuni les cinq pays concernés et la France, a mis en place un nouveau cadre politique, stratégique et opérationnel, la coalition pour le Sahel, qui marque un tournant décisif dans la lutte contre les groupes armés terroristes au Sahel. Cette coalition, qui se veut la plus large possible, devra rassembler les pays du G5 et la France, mais également tout partenaire désireux d'apporter sa contribution à nos efforts. Je voudrais rappeler ce que le président en exercice du G5, M. Kaboré, a déclaré à Pau : « Il nous faut des résultats probants rapides, parce que nous jouons tous la crédibilité de chaque pays ici présent et la crédibilité de la coalition. » C'est donc un appel qui est lancé à la communauté internationale pour intensifier les efforts et aller de l'avant.
La coalition pour le Sahel s'appuie sur quatre piliers : le combat contre le terrorisme, le renforcement des capacités militaires des États concernés, le retour de l'autorité de l'État sur le territoire et le développement. À ce jour, l'évaluation de ce nouveau cadre est réconfortante : on peut observer des progrès notables sur chacun des piliers, même s'ils ne suffisent pas à ce jour à enrayer le péril terroriste. Au titre du combat contre le terrorisme, relevons la formalisation du commandement conjoint entre Barkhane, la force conjointe du G5 et les armées nationales, le renforcement du contingent français - 600 hommes au lieu de 220 -, traduisant le réel engagement de la France sur le terrain, les 600 militaires tchadiens envoyés dans la zone des trois frontières, épicentre du terrorisme et l'opérationnalisation de la force conjointe du G5 Sahel, même si des moyens sont encore nécessaires pour que cette force atteigne la plénitude de son déploiement. À cela s'ajoute la signature de l'arrangement technique entre le G5, la Commission européenne et l'ONU pour la fourniture d'un appui opérationnel et logistique. Au-delà de ce premier pilier, nos États réitèrent leur appel au conseil de sécurité de l'ONU pour que la force conjointe du G5 soit placée sous le chapitre 7 de la charte et bénéficie d'un financement pérenne. La lutte contre le terrorisme est en effet une lutte de longue haleine.
S'agissant du deuxième pilier, citons l'élargissement du mandat de la mission de formation de l'Union européenne, d'abord concentrée sur le Mali, au Burkina et au Niger ainsi que l'accélération de la concrétisation des aides matérielles sur le terrain.
En ce qui concerne le retour de l'État sur le territoire, nous observons la reprise de certaines zones par les forces de défense et de sécurité et de l'opération Barkhane, ce qui permet une certaine restauration de l'administration et des services sociaux ainsi que la réinstallation des populations.
En matière de développement, enfin, les États appellent à l'accroissement des soutiens afin de relever les défis humanitaires des déplacés et des réfugiés. Nous avons fait le constat de la concrétisation appréciable des engagements de nos partenaires pour la mise en oeuvre du programme d'investissements prioritaires (PIP) du G5 Sahel. L'Assemblée générale de l'Alliance Sahel, qui s'est tenue en marge du sixième sommet de Nouakchott, ouvre des perspectives pour une meilleure articulation entre le pilier sécuritaire et celui du développement, avec l'accélération des appuis pour la mise en oeuvre du programme de développement d'urgence (PDU) du Sahel.
Grâce à l'ensemble des actions menées, des revers sérieux ont été portés aux groupes terroristes, mais cela n'est pas suffisant et des efforts doivent encore être fournis, pour lesquels une mobilisation accrue de l'ensemble des partenaires est nécessaire afin d'accompagner les États concernés.
Monsieur le président, vous avez souligné un phénomène qui a retenu l'attention de nos chefs d'État à Pau : les manifestations antifrançaises. Je voudrais vous assurer que ces événements ne doivent pas entacher la coopération exemplaire qui existe entre la France et nos pays en matière de lutte contre le terrorisme, cette guerre injuste imposée à nos populations qui ne demandent que de la quiétude pour s'investir dans des actions de développement et d'éradication de la pauvreté. À cet égard, la lutte contre le terrorisme doit impérativement intégrer la promotion du développement économique et social dans les zones concernées. Nos gouvernements sont déterminés à défendre chaque pouce de nos territoires, à assurer le mieux-être de nos populations, leur sécurité et le respect de nos valeurs : liberté, démocratie, égalité et justice. Nous menons une guerre de longue haleine, mais la victoire sera nôtre. Nous voulons partager avec vous l'espérance de faire du Sahel un espace de paix retrouvée, de stabilité, de sécurité et de prospérité.
M. Christian Cambon, président. - Merci de cette présentation et des efforts de mobilisation sur le plan militaire et de la gouvernance pour déraciner le terrorisme. Je vous remercie d'avoir réaffirmé que les manifestations antifrançaises n'avaient pas l'aval de vos gouvernements. Notre assemblée et notre opinion publique y sont très sensibles. Si l'opinion venait à considérer que de telles expressions devenaient trop nombreuses, le Président de la République devrait en tirer les conséquences. La France est intervenue à la demande de vos pays, et sa démarche a été confirmée par l'ONU. La France n'est pas revenue dans cette région avec des objectifs néocolonialistes, économiques ou miniers. Je mets d'ailleurs au défi les entreprises intéressées par une éventuelle extraction de prospecter dans le climat d'insécurité qui règne dans la région ! Je ne sais pas dans quel état elles en reviendraient ! Je vais donner la parole à un orateur par groupe pour vous poser des questions.
M. Édouard Courtial. - Monsieur le président, messieurs les ambassadeurs, au nom du groupe Les Républicains au Sénat, nous vous souhaitons la bienvenue à cette table ronde inédite. Cet échange est d'abord l'occasion de redire avec force l'amitié entre nos pays respectifs à l'heure où la sécurité en Afrique et en Europe est menacée par le terrorisme islamiste. La France est l'un des pays les plus mobilisés humainement et financièrement dans cette lutte. À mon tour, je rappelle les conditions de l'engagement français au Mali puis au Sahel car cela a pu faire débat, ce qui est dommageable pour tous. La France est intervenue en réponse à la demande d'aide du Mali en janvier 2013. Il s'agissait alors de stopper des colonnes entières de djihadistes qui se dirigeaient vers Bamako. Les villes de Gao et Tombouctou étaient les premières victimes des djihadistes. En réponse aux accusations infondées de néocolonialisme et face à l'ampleur des enjeux sécuritaires, nous avons la responsabilité commune de rappeler le cadre de l'aide française. De Serval à Barkhane, nous agissons, avec nos partenaires européens, dans un cadre juridique clairement défini, comme en attestent les résolutions nos 2056, 2071 et 2085 de l'ONU. Ici même, l'opération Serval et sa prolongation ont fait l'objet de débats et de votes, conformément à notre Constitution, au Sénat le 22 avril 2013.
Depuis, l'action française dans la zone dépasse le seul volet militaire. L'alliance Sahel, lancée en 2017 par la France, l'Allemagne et l'Union européenne a été créée pour améliorer l'efficacité de l'aide au développement dans la zone et pour être l'interlocuteur du G5 sur les questions de développement, évidemment primordiales. L'Agence française de développement (AFD) est un acteur majeur, totalement mobilisé.
Enfin, n'oublions pas que 45 soldats ont fait le sacrifice de leur vie pour la sécurité et la paix dans cette zone. Il est primordial de rappeler à tous, ici et en Afrique, les raisons et les objectifs de l'action française, en coopération et en concertation avec les troupes des pays concernés : aider les pays à conserver leur intégrité territoriale ; protéger les populations civiles de la barbarie des islamo-fascistes ; former et accompagner les soldats du G5 ; créer les conditions d'un développement plurisectoriel pour la réalisation de projets inclusifs.
Néanmoins, nous devons tous avoir conscience que nous nous inscrivons dans un temps stratégique long et dans une dimension régionale nécessitant l'implication et la responsabilisation de tous.
À la lumière de ces éléments, je souhaite recueillir vos sentiments sur deux points. En matière de sécurité, la part du renseignement est décisive, en particulier en ce qui concerne l'argent des trafics de drogue ou d'êtres humains, manne financière des terroristes. Quels dispositifs pourraient être mis en place, par exemple avec l'Algérie, qui a ratifié des conventions de sécurité avec de nombreux pays ? En matière d'éducation et de santé, secteurs cibles pour les terroristes qui s'attaquent prioritairement aux écoles et aux structures de soins - quelque 1 500 écoles ont fermé, ruinant des efforts de longue haleine -, rappelons que le service de santé des armées réalise beaucoup d'actes de soins et de chirurgie sur place. Aussi, le maintien d'infrastructures vitales est un signal fort envoyé à la population, qui témoigne de la résilience de l'État. Ces infrastructures évitent également le déplacement de populations, facteur important de risque de déstabilisation.
Au Sénat, nous croyons aux 3 D - diplomatie, défense et développement. Pourriez-vous nous éclairer sur les mesures que vous souhaitez mettre en place au niveau régional, pour renforcer les structures de gouvernance ? Quels sont vos besoins ?
M. Jean-Marc Todeschini. - Merci, messieurs les ambassadeurs, de participer à cette table ronde. Monsieur l'ambassadeur du Mali, votre président, M. Ibrahim Boubacar Keïta, s'est déclaré favorable à l'instauration d'un dialogue avec les chefs des forces terroristes et djihadistes, afin de déterminer une sortie possible de ce conflit. Cette déclaration a suscité l'émoi et des interrogations, notamment en France, qui est engagée depuis 2013 pour garantir la liberté du Mali face à la barbarie. Nos armées ont payé le prix fort ; vos populations civiles et vos soldats ont aussi payé un lourd tribut à ce conflit.
Si ce dialogue est proposé, de quelle nature sera-t-il et avec qui pourra-t-il être mené ? Pouvez-vous nous donner des précisions quant à cette déclaration ? S'agit-il d'entretenir des relations avec Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa, qui figurent sur la liste des personnalités sanctionnées par le Conseil de sécurité de l'ONU pour leurs liens avec Al Qaïda et l'État islamique ?
Messieurs les ambassadeurs, quelle est la situation morale et matérielle de vos armées, sachant que la France va augmenter ses capacités militaires et participer sous de nouvelles formes à la formation et à l'encadrement militaire opérationnel ?
M. Jean-Marie Bockel. - Je voudrais à mon tour saluer cette initiative bienvenue et remercier les ambassadeurs de leur présence. Rappelons la phrase de Camus : « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur de ce monde. » On peut la paraphraser pour dire que bien nommer les situations peut certainement aider à résoudre des problématiques à la fois extrêmement difficiles et complexes.
Je rentre du Forum de Bamako. J'ai pu faire un point précis avec les militaires français, notamment le général Pascal Facon, qui commande Barkhane, ainsi qu'avec notre ambassadeur Joël Meyer et ses équipes, mais aussi avec le président Ibrahim Boubacar Keïta, qui m'a fait l'honneur d'un entretien approfondi.
La démarche actuelle présente des aspects positifs et suscite des questionnements. Le positif, nous l'avons senti à Pau, malgré le scepticisme initial. Le Président de la République m'a fait l'honneur de m'y inviter. Il y a aujourd'hui une nouvelle dynamique. Le président malien s'implique personnellement dans la démarche ; il exige des rendez-vous tous les quinze jours avec tous les acteurs, notamment locaux, pour un suivi, une évaluation, un « monitoring ». C'est positif.
Puisque le diable est dans les détails, il faut aussi préciser les choses. Les militaires français sont les premiers à dire que l'action militaire n'a de sens que si elle est suivie par une démarche de développement. L'Agence française de développement est un outil précieux ; elle a vocation à s'impliquer très fortement dans les différents pays, là où la sécurité revient. Cela ne fonctionne pas toujours comme on le souhaiterait, par exemple à Ménaka : le retour de l'AFD s'est fait alors que les engagements sécuritaires non tenus limitaient l'action de développement.
Je reformule la question de notre collègue Todeschini sur le dialogue avec certains groupes djihadistes terroristes. Cela mérite au minimum certains éclaircissements. Avec qui négocie-t-on ? Et avec qui ne négocie-t-on pas ? Avec quels objectifs ? À quelles conditions ? Avec quelles limites ? S'il doit y avoir discussion, ce qui a été dit sur la nature de certains groupes et le fait que l'on a vocation à les combattre doit être réaffirmé. Il faut être au clair là-dessus. L'ambiguïté serait la pire des choses.
Le diable se situe dans les détails. Les soldats des différents pays sont des soldats courageux qui payent le prix du sang ; ce sont des frères d'armes, nous le savons. Pour qu'ils puissent mieux jouer leur rôle sécuritaire, il faut qu'une série de questions, notamment en termes de commandement, de formation et de solde, puissent être résolues. J'ai connu une époque où le Mali suscitait de grandes espérances. C'était il n'y a pas si longtemps. Ce n'est pas hors de portée que de retrouver cette espérance. Il y a une volonté politique sur place. Il y a des conditions pour y parvenir.
Nous attendons vos réponses. La France est très engagée sur tous les plans, dans ces pays du Sahel si proches de nous.
M. Christian Cambon, président. - Vous savez, messieurs les ambassadeurs, le prix que Jean-Marie Bockel et sa famille ont payé pour la sécurité et la paix au Sahel. Cela donne peut-être une sensibilité toute particulière à notre commission.
M. Bernard Cazeau. - Merci. Je salue ce format inédit d'audition qui permet un débat un peu différent et certainement très productif.
Ma question sera un peu difficile. Il y a quelques jours, sur Radio France Internationale, le président malien Ibrahim Boubacar Keïta a promis le développement d'un dialogue avec un certain nombre de chefs djihadistes actifs dans son pays. S'agit-il d'une initiative personnelle spécifique au Mali ou d'une évolution de la stratégie parallèle aux combats menés avec la France sur le G5 Sahel ? Cette initiative est-elle partagée ou est-ce une initiative personnelle du Président malien ?
M. Pierre Laurent. - Merci, messieurs les ambassadeurs, de votre présence et de ce dialogue.
Monsieur l'ambassadeur du Burkina Faso, vous avez cité un certain nombre de groupes djihadistes comme étant ceux qui menacent votre population. Comment analysez-vous cette menace ? Qui sont ces groupes ? Comment se développent-ils ? Comment recrutent-ils ? Par qui sont-ils financés et armés ? C'est important, car pour envisager une solution politique, il faut savoir à qui on a affaire. Quelle est votre appréciation de la nature de cette menace et comment s'est-elle développée dans la région ? Quelle transition politique pour reconstruire la paix dans la région ?
Mon groupe politique fait partie de ceux qui, depuis le début de l'engagement militaire français, ont émis des doutes sur le fait que le volet développement soit à la hauteur. Tout le monde, à commencer par les militaires, dit que la solution ne sera pas militaire. Or, mon impression est que nous ne sommes pas à la hauteur sur le volet « développement ». Sur cette dimension, quelles sont vos attentes dans la durée ? Quels sont les domaines prioritaires ? Où devrait porter l'effort commun ? Que souhaitez-vous ? Que considérez-vous comme absolument nécessaire rapidement ?
M. Joël Guerriau. - Nous sommes très heureux de vous avoir, messieurs les ambassadeurs, autour de cette table.
Le secrétaire d'État américain Mike Pompeo vient d'achever une tournée en Afrique. Il a été en Angola, en Éthiopie et au Sénégal, ce dernier considéré comme le rempart absolu de la sous-région contre le terrorisme. On aurait peut-être aimé qu'il aille aussi voir ce qui se passe dans le Sahel. Sa stratégie, claire, consiste à contrer la Chine et la Russie, pendant que la France mène une action altruiste dont la priorité est le G5 Sahel. Cela montre notre attachement fraternel à l'Afrique, l'amitié qui unit nos peuples et tient aussi au fait que nous accueillons plus de 2 millions de personnes originaires d'Afrique, ce qui renforce le lien très fort entre nos communautés. Des sommes considérables sont consacrées aux opérations de défense ; c'est pourquoi évidemment le soupçon d'ingérence est très mal ressenti par le peuple français. Nos opérations ne sont en aucune manière intéressées, mais, au contraire, solidaires, avec aussi le sentiment que la question terroriste nous touche tous.
Dimanche, à Riyad, j'ai eu la chance de visiter le Centre mondial de lutte contre l'idéologie extrémiste. Dans ce centre remarquable, les réseaux sociaux sont analysés avec des moyens technologiques de très haut niveau. Quelque 39 groupes terroristes ont été détectés dans le monde. On constate un développement et une concentration particulière en Afrique. Vous en êtes les victimes. Nous le serons peut-être demain. Nous sommes en tout cas solidaires et devons lutter ensemble contre ce phénomène. C'est l'objet de l'opération Barkhane, dont l'objectif est que les États partenaires acquièrent la capacité d'assurer leur sécurité de façon autonome. À quel moment cette autonomie sera-t-elle atteinte ? Pourra-t-elle l'être ? Quelle coordination envisager pour élargir la lutte contre le terrorisme, celui-ci se concentrant de plus en plus sur l'Afrique ? Le Centre mondial de lutte contre l'idéologie extrémiste, en Arabie Saoudite, a été inauguré par le président américain Trump, ce qui montre son caractère stratégique.
M. Christian Cambon, président. - Les thèmes se recoupent et se complètent. Quelle est la nature des groupes terroristes et pourquoi s'attachent-ils à déstabiliser vos États et gouvernements ? L'ambassadeur du Mali pourra faire le point sur les informations parcellaires sur des négociations ou des conversations qui auraient lieu avec un certain nombre de groupes terroristes. Quelle est la situation de vos forces armées ? Nous sommes en état de sidération quand nous voyons l'étendue de vos pertes. Comment des gens aussi courageux peuvent-ils perdre autant de forces d'un seul coup ? Un général qui a commandé Barkhane a déclaré qu'il faudrait comprendre comment des armées africaines aidées depuis soixante ans peuvent être mises en échec par des gens en pick-up armés de kalachnikovs.
Le consensus est qu'il n'y aura pas de solution militaire. Comment trouver la porte de sortie politique ? Comment élargir la coalition contre le terrorisme ?
Enfin, des questions portent sur l'aide au développement, dont nous sommes chargés au sein de cette commission.
M. Toumani Djimé Diallo, ambassadeur du Mali. - Monsieur le Président, je m'attendais effectivement à beaucoup de questions sur le Mali.
C'est la deuxième fois que je viens au Sénat, ce haut lieu de la démocratie française et si chargé d'histoire. J'ai l'honneur d'avoir été invité par le groupe d'amitié France-Afrique de l'Ouest, le 10 juillet 2019, à l'invitation de M. André Reichardt, sénateur du Bas-Rhin, que je voudrais remercier. J'en garde le souvenir de femmes et d'hommes portant le Mali et tout le Sahel dans leur coeur. Vos préoccupations d'aujourd'hui l'illustrent avec éloquence.
Bien des événements se sont passés depuis au Mali, comme dans tous les autres pays du Sahel. Avant tout, vous l'avez dit mais je voudrais me saisir de cette opportunité pour présenter au sénateur Jean-Marie Bockel, sénateur du Haut-Rhin, mes sincères condoléances et avoir une pensée attristée pour la perte cruelle au Mali de son fils, le lieutenant Pierre Bockel. Je souhaite exprimer mes pensées les plus émues envers ses douze compagnons de lutte tombés avec lui sur le champ d'honneur. Que leurs âmes reposent en paix. Je souhaite, si c'est possible, que nous observions une minute de silence à leur mémoire.
(Mmes et MM. les sénateurs se lèvent et observent un moment de recueillement.)
M. Toumani Djimé Diallo, ambassadeur du Mali. - Je félicite l'ambassadeur du Burkina Faso, qui a brossé avec concision et précision, au titre de la présidence du G5 Sahel, le tableau synoptique de la situation globale du Sahel, nous permettant, comme convenu, de nous consacrer, en deux ou trois minutes, sur la réponse aux nombreuses questions qui nous seraient posées.
Je voudrais rendre hommage ici au leadership de la France dans la mobilisation internationale pour le Sahel et saluer singulièrement la clairvoyance du président Macron qui, avec la coalition internationale préconisée pour le Sahel lors du sommet historique de Pau, autorise à espérer la mise en place d'un outil gagnant en pragmatisme, en coordination, en efficience dans la lutte contre le terrorisme.
Il n'y a pas véritablement de sentiment anti-français au Mali - il n'y en a pas -. Il y a eu à un moment donné un ressenti au sein de la population contre la présence militaire française pour plusieurs raisons. D'abord, avec tant d'hommes, on s'attendait à une lutte produisant plus de résultats, moins coûteuse en vies humaines. On se dit : avec tous ces moyens déployés, comment se fait-il que cela se passe ainsi ? Que se passe-t-il ? C'était cela.
D'autre part, je n'ai pas l'habitude de la langue de bois et je vais vous parler franchement. Dans ces forces, il y a les officiers, il y a l'armée normale, mais il y a aussi la Légion étrangère. Et c'est là le problème. Je vous dis, en vous regardant droit dans les yeux, que, par moments, dans les Pigalle des villes de Bamako, vous les y retrouvez, tatoués sur tout le corps, en train de donner une image qui n'est pas celle que nous connaissons de l'armée nationale du Mali. Cela fait peur, cela intrigue et cela pose des questionnements. Le président Macron avait promis 200 militaires français de plus à Pau. Ce chiffre est monté à 600, dont le 3e régiment nîmois de la Légion étrangère. C'est bien, parce que c'est connu qu'ils sont âpres à la bataille, ils sont âpres au combat, mais ils sont aussi âpres au gain. Ce n'est pas le type de soldats, le type de militaires, qui, si on ne les encadre pas, donnerait une belle image de l'armée. Je laisserai peut-être le soin à mon collègue du Tchad de dire certaines choses sur la Légion étrangère, qui a fait la bataille, avec des résultats clairs, de bons résultats, mais, parallèlement, il y a des débordements qui posent problème à la population lorsqu'elle le réalise. Je me dois d'avoir l'honnêteté de vous le dire.
Sinon, il est clair, et le président Ibrahim Boubacar Keïta l'a dit : tous ceux qui, aujourd'hui au Mali, appellent au départ des forces étrangères et notamment françaises sont des ennemis du Mali, sont des complices des djihadistes, travaillent de concert avec les djihadistes. Il est très clair là-dessus, il le répète tout le temps. Mais premièrement, il faut que nous ayons des résultats plus probants - et je pense que ce sera le cas après Pau - et deuxièmement, il faut que le comportement de certains éléments de l'armée ne laisse pas à désirer. On les voit tous, on dit « c'est l'armée ». Mais il y en a qui sont tatoués partout et font n'importe quoi dans les rues de Bamako et d'ailleurs, le soir. Ce n'est pas bon pour l'image de la France, je tiens à vous le dire.
Je voudrais en tout cas rendre encore une fois hommage au leadership de la France dans cette mobilisation internationale pour le Sahel.
Et permettez-moi quand même, en plus de répondre aux questions, de soulever un ou deux points qui sont peut-être des points déterminants pour tout le reste : après un entretien avec le président Macron à l'Élysée, le président IBK avait dit que, je le cite, « le Sahel n'est qu'une passerelle, un espace d'aguerrissement d'hommes en vue de la conquête d'autres horizons, et, à ce titre, il devrait être préservé à tout prix », fin de citation. C'est dire que le Sahel n'est qu'une étape pour ces groupes terroristes. Leur ambition assumée est en réalité, dans une vision idéologique, d'envahir le monde - l'Europe en premier - aux fins, qu'ils revendiquent, de détruire la vision occidentale au profit de la leur, qui est des plus obscurantistes. Maintenant, ils se mettent à tuer des chrétiens, mais avant, c'étaient les musulmans qu'ils tuaient. Parce que l'Islam qui se pratique au Mali, tolérant, n'est pas le leur, ils ne veulent pas de l'Islam tolérant.
Un point d'histoire : ne répétons pas l'erreur de ceux-là qui, par manque de vision claire de la crise des Sudètes, avaient cru un Hitler qui affirmait qu'après l'annexion de cette partie germanophone de la Pologne, l'Europe connaîtrait la paix pour mille ans. La suite, on la connaît. Ici, c'est le même paradigme. C'est le même paradigme ! Ces gens visent le monde entier. Le Sahel est une base arrière, ce qui les intéresse, ce n'est pas que le Sahel.
De même, n'oublions pas cette prédiction du politologue américain bien connu Francis Fukuyama qui avait écrit, sur commande de la CIA, un essai intitulé La fin de l'histoire et le dernier homme, annonçant la victoire définitive du libéralisme en tant qu'idéologie et la fin de la guerre froide. Mais en même temps il désignait l'islamisme comme le dernier obstacle à abattre, le seul frein à la victoire définitive de l'idéologie libérale.
C'est en fait cet islamisme qui a été libéré par la chute de Saddam Hussein - à laquelle la France a refusé de s'associer - puis, et surtout, par celle de Kadhafi, malheureusement dans laquelle la France a joué un grand rôle. C'est cet Islam-là qui, libéré de tous les verrous qui le contenaient, constitue le socle sur lequel s'est bâti le terrorisme en action dans le Sahel. Donc, quels sont ces groupes ? Qui les finance ? C'est cela. Ce sont des groupes qui, auparavant, ne pouvaient pas s'exprimer, car ils étaient bloqués par ces régimes désormais disparus. Ce sont eux qui ont les financements et les armements et qui se battent. Quels sont leurs noms ? Ces groupes sont multiples et variés, mais l'idéologie est la même, illustrée par le nom du groupe Boko Haram autour du lac Tchad dont le nom signifie en clair « la civilisation occidentale est impie, elle est maudite », il faut la combattre et la détruire. C'est ça leur idéologie, quel que soit le nom.
C'est vous dire, Mesdames et Messieurs les sénateurs, qu'il nous faut repenser complètement les paradigmes en cours. Il ne s'agit pas d'une guerre du Sahel, il s'agit d'une guerre déterminante pour l'avenir du monde libre et qui se déroule pour l'instant au Sahel et au bord du lac Tchad. D'où l'extrême pertinence de la décision des chefs d'État, à Pau, créant une coalition pour le Sahel rassemblant, je cite, « les pays du G5, la France à travers l'opération Barkhane ainsi que ses autres formes d'engagement, les partenaires déjà engagés, ainsi que tous les pays et organisations qui voudront y contribuer », fin de citation. A ce titre, nous devons renforcer l'ouverture de la coalition, qui se doit d'être véritablement internationale, c'est-à-dire ouverte à tout partenaire et à toute technologie permettant une riposte adaptée à la guerre asymétrique qui est imposée au Sahel. J'en profite pour saluer le secrétariat permanent de la coalition pour le Sahel, que le président Macron vient de mettre en place et auquel le Mali se fera un plaisir d'envoyer un cadre.
Sur le renseignement maintenant, il importe qu'il y ait une chaîne de renseignement. Or les populations ont peur parce que tous ceux qui collaborent avec l'armée, avec les forces françaises, lorsqu'ils sont repérés, sont éliminés. Il y a un mois, le fils du chef d'un village qui justement renseignait les éléments amis et alliés a été égorgé publiquement. Donc la chaîne de renseignement en ressources humaines devient difficile car ceux qui sont pris sont tués, de façon exemplaire, pour faire peur, pour effrayer. C'est pourquoi la technologie devient indispensable pour nous, aujourd'hui, afin d'assurer une vidéosurveillance satellitaire de toute la zone. Je sais que l'espace est énorme, mais il faut cela. Il faut que nous puissions voir ces gens, quand ils attaquent. Je précise que ce sont ces groupes qui attaquent aussi bien nos armées nationales, que la MINUSMA, que Barkhane. Nous ne faisons que de la contre-attaque et de la poursuite. Nous sommes tous attaqués. Cette technologie est nécessaire. Il faut inclure au sein de la coalition tout pays qui accepterait bien sûr les règles des Nations unies et qui disposerait de cette technologie, faute de quoi hélas nos efforts risqueraient d'être vains, les armées de la coalition discréditées par défaut de résultat, le Sahel disloqué et la digue que ce Sahel constitue serait rompue, avec les conséquences qu'il est aisé d'imaginer.
A la question : pourquoi nos armées qu'on a formées pendant 60 ans n'arrivent-elles pas à contenir ces gens ? C'est qu'on a formé - excusez-nous - des armées excellentes pour les défilés militaires, mais absolument inadaptées à la guerre asymétrique d'aujourd'hui. Donc, il faut revoir la formation de nos soldats par l'EUTM (Mission de formation de l'Union européenne). Il ne s'agit plus de se contenter de leur apprendre à monter et démonter un fusil, non ce n'est plus cela, mais d'apporter une formation de type - vous dites « Forces spéciales » -, j'allais dire « Légion étrangère », mais avec la morale en plus ! Avec le patriotisme en plus ! Tant qu'on n'aura pas cette formation-là, on n'aura pas les armées...
Je voudrais conclure en disant que la sécurité et le développement vont de pair. S'il n'y a pas de développement, l'insécurité s'installe. Les djihadistes aujourd'hui paient les mercenaires, qu'ils recrutent dans le centre du Mali, 120 000 francs CFA, soit 200 euros par jour. Je vous appelle vivement à ce que l'AFD, la coopération, l'aide et l'investissement privé dans nos pays songent à transformer les matières premières sur place, afin de limiter au maximum leur simple exploitation et exportation. Les transformer sur place, c'est ça la priorité, et ça règlerait en même temps le problème de la migration. Si toutes les balles de coton du Mali étaient transformées sur place, je suis persuadé qu'il y aurait moins de migrants maliens ici en France. Je m'arrête là pour ne pas être trop long et je vous remercie de votre aimable attention.
M. Jean-Marc Todeschini. - Je ne peux que regretter vos propos introductifs. Vous connaissez les conditions d'enregistrement et de diffusion de cette audition. Vous avez stigmatisé l'armée française à travers le comportement - certainement vrai ? - de certains soldats. Vous n'ignorez pas qu'au sein du ministère de la défense, tout cela est surveillé de près. Que ces relations, en bon diplomate que vous êtes, que ces sujets, doivent remonter aux états-majors et sont discutés de cabinet à cabinet. Moi je ne peux que regretter, si vos propos sont repris, et ils le seront j'en ai peur, que cela contribue à l'esprit anti-français que nous avons dénoncé et que vous avez vous-même regretté en disant que vos gouvernements ne soutiennent pas cet esprit anti-français. Cela va y contribuer, que vous le vouliez ou non ! Je le regrette. Ce n'est pas l'image que nous pouvons avoir de la Légion étrangère en France. Nous sommes ici quelques-uns à avoir eu des responsabilités au sein du ministère de la Défense. Je peux vous dire que les légionnaires vivent des conditions très difficiles, y compris en matière de formation et de discipline. S'il y a des brebis galeuses, il faut bien sûr les dénoncer, mais ne pas stigmatiser toute la légion.
M. Toumani Djimé Diallo. - Bien entendu, je sais que la Légion française a même pu donner à la France un Président de la République. Il est clair que je parle des brebis galeuses, mais il n'est pas juste, pas bon, de fermer les yeux sur ce qui existe. J'attire votre attention là-dessus. Ce qu'on dit, au Mali, c'est ne faites pas d'amalgame. Un proverbe de chez nous dit que lorsque vous mettez une poignée d'arachides grillées dans la bouche, il suffit qu'un seul grain soit pourri, soit mauvais, pour que l'ensemble ait un goût amer. C'était mon devoir de le dire et vous aussi c'est votre devoir de faire remonter l'information à qui de droit et que l'on fasse attention. Ce sont eux qui ternissent l'image. J'ai bien dit : ils ne sont pas l'armée française, mais ils en ternissent l'image ; ils donnent une mauvaise idée, une idée qui n'est pas belle, et c'est bon de vous en parler pour que vous aussi vous en parliez. Nous aussi on le dit aux Maliens : ce n'est pas eux l'armée française.
Je n'ai aucun complexe sur ce plan-là. Combien de Maliens sont venus mourir, en France, pour la France, pendant les deux guerres mondiales ? Il y en a eu ! Je voudrais que vous compreniez que nous sommes pratiquement devant une guerre, je ne dirai pas mondiale, mais internationale, qui se profile à l'horizon et il faut que nous fassions ce que nous devons faire pour la stopper au Sahel. Si on la stoppe au Sahel, c'est fini. Si on ne la stoppe pas, je ne serai peut-être plus de ce monde, mais vous verrez ce qui se passera ici, en France.
M. Ahmed Ould Bahiya, ambassadeur de Mauritanie. - Monsieur le président, je vous remercie de cette opportunité.
La Mauritanie fut le premier pays du G5 Sahel à subir les attaques de groupes terroristes au Sahel, en l'occurrence le Groupe salafiste pour la prédication et le combat, né d'une scission avec le Groupe islamique armé algérien qui a attaqué la garnison militaire de Lemgheity, le 4 juin 2005, près de la frontière avec l'Algérie et le Mali. Le bilan fut de 15 soldats mauritaniens et 9 terroristes tués. Plusieurs autres actions terroristes ont frappé le pays entre 2007 et 2011, prenant pour cibles des unités de l'armée nationale et des ressortissants étrangers. Quatre touristes français ont été cruellement assassinés par des milices d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) en 2007 près de la ville d'Aleg. Un double attentat a visé le ministère de la Défense nationale et l'ambassade de France à Nouakchott ; il a été déjoué le 2 février 2011. En juillet 2011, l'armée mauritanienne a engagé avec succès une opération militaire contre une importante base d'Aqmi, dans la forêt de Wagadou, en territoire mauritanien.
C'est à partir de 2011 que la Mauritanie a réussi à mettre un terme aux actions terroristes qui secouaient périodiquement le pays, grâce à une stratégie élaborée en 2010, appuyée sur une action sécuritaire, une politique de dialogue et des actions de développement profitant aux populations les plus vulnérables de la société. Des efforts très importants ont été déployés pour renforcer les capacités opérationnelles des forces armées et de sécurité par l'acquisition d'équipements de plus en plus performants et la formation des hommes au combat contre les terroristes. Des groupements spéciaux d'intervention disposant d'une grande mobilité ont été mis sur pied et des avions militaires de combat ont été acquis.
Une vaste zone de notre territoire qui servait jadis de zone de transit aux terroristes et aux trafiquants de drogue - ces deux groupes sont totalement liés - a été déclarée zone militaire interdite. Les opérations menées par les unités de l'armée dans cette zone ont permis de neutraliser plusieurs terroristes et trafiquants de drogue et de saisir d'importantes quantités de drogue. La dernière a eu lieu le 11 février dernier.
Je voudrais, pour que vous appréciiez les efforts de la Mauritanie, signaler que pour acheminer les premiers secours ou les renforts, jusqu'en 2009, l'armée mauritanienne recourait régulièrement à de vulnérables moyens de transport de marchandises empruntés aux commerçants.
Nous avons engagé un dialogue conduit par les principaux érudits et imams du pays avec les jeunes radicalisés, qui a ramené dans le droit chemin la majorité d'entre eux et les a réinsérés socialement.
Nous organisons périodiquement des colloques et des rencontres de sensibilisation sur la tolérance de l'islam. La dernière rencontre, et cela a été noté par les chefs d'État lors du dernier sommet du G5 Sahel, s'est tenue à Nouakchott, du 21 au 23 janvier dernier, sur le thème « Oulémas d'Afrique, la tolérance et la modération contre l'extrémisme et la violence », en présence d'érudits et de leaders religieux musulmans représentant toute l'Afrique.
Le caractère transfrontalier du terrorisme impose la mise en place d'une approche régionale. C'est pourquoi le G5 a été créé le 16 février 2014 à Nouakchott. La France a été son premier partenaire. Elle l'a appuyé fortement sur le plan militaire et de la formation notamment.
L'Alliance Sahel, chargée de la mise en oeuvre du programme de développement d'urgence, qui a mobilisé les partenaires autour du programme d'investissements prioritaires s'est faite à l'initiative de la France et de l'Allemagne. L'intervention de la France a été salutaire. Sans l'opération Serval en 2013, le Mali serait tombé entre les mains des terroristes ; cela aurait été la somalisation du Sahel et probablement de toute la région ouest-africaine. C'est extrêmement clair pour nous.
Le G5 a mis en place la force conjointe, qui agit en trois fuseaux comptant 5 000 hommes à terme répartis en sept bataillons. Le bataillon mauritanien de cette force compte 580 hommes déployés actuellement au point d'attache de Nbeikit Lahouach, une nouvelle ville créée pour un meilleur contrôle du territoire national. Cette zone servait de repère aux terroristes. Les habitants peuvent désormais s'y regrouper au lieu d'être isolés. Cette force conjointe dépend fortement de l'appui financier et logistique des partenaires du G5. Lors du sommet de Pau, il a été décidé qu'elle révise un peu son concept pour aller au-delà des 50 kilomètres de part et d'autre des frontières.
Le sommet de Pau a réuni, le 13 janvier 2020, les chefs d'État des pays du G5 Sahel et la France à un moment où le Sahel, et particulièrement la région des trois frontières, connaissait une recrudescence sans précédent des attaques terroristes, avec un lourd bilan en vies humaines et un vrai risque de résurgence des conflits communautaires. Les terroristes jouent sur les lignes de fracture tribales et religieuses. C'est dans ce cadre que les chefs d'État ont appelé à une coalition pour le Sahel.
Nous nous réjouissons des résultats du sommet de Pau et des avancées de la mise en oeuvre de la feuille de route enregistrées en un temps record. Le secrétariat de la coalition est déjà en contact avec tous les membres de cette coalition et ses partenaires potentiels. La stratégie de communication du secrétariat exécutif du G5 Sahel a été adoptée par le conseil des ministres du G5 Sahel, dimanche dernier à Nouakchott. L'assemblée générale de l'Alliance s'est tenue pour la première fois hier à Nouakchott sous la présidence de M. Jean-Yves Le Drian.
Nous assistons depuis le sommet de Pau à une intensification des opérations de lutte contre les groupes armés terroristes, particulièrement l'État islamique au grand Sahel, menées conjointement par les forces des pays du G5 et la force Barkhane. Leur bilan, hautement appréciable, témoigne de l'efficacité de la nouvelle approche. Nous sommes convaincus que la lutte connaîtra un tournant décisif et que la région connaîtra la paix et la sécurité et s'engagera résolument sur la voie du développement.
Je souhaite conclure avec une citation de notre président au sommet de Dakar : « Nous devons suivre et tarir les sources de financement du terrorisme, mener des politiques de déradicalisation à travers les érudits religieux et, enfin, renforcer les mécanismes de coopération régionale et internationale et surtout renforcer la coopération multilatérale. »
M. Amine Abba Sidick, ambassadeur du Tchad. - Je vous remercie de cette invitation. Nous, Sahéliens, ne sommes pas ingrats. Nous reconnaissons que sans l'intervention de la France au Sahel en 2013, le Mali n'existerait plus. Il faut dire les choses clairement. Nous avons aussi des opinions. Si un artiste critique la France, ce n'est pas la majorité des Maliens ni des Sahéliens. De même, tous les Français soutiennent-ils l'action du gouvernement français au Sahel ? Nous acceptons les opinions telles qu'elles sont. Elles peuvent être minoritaires. Nous ne sommes pas ingrats. Il faut le dire fort : la France a joué un grand rôle pour le sauvetage du Mali et pour le Sahel.
J'échange beaucoup avec les militaires tchadiens. Certains se plaignent. Ils disent qu'on laisse le terrain libre aux djihadistes. Ce sont eux qui ont l'initiative. Il y a peut-être un problème de formation des militaires. Certains sont habitués au combat du Sahara et repèrent un mouvement. D'autres sont formés classiquement et ne bougent pas.
Le renseignement est très utile. Une armée qui n'est pas renseignée n'est pas opérationnelle. Des groupes djihadistes lancent des opérations en moto sans qu'on les détecte. C'est grave. Les militaires, sur le terrain, se plaignent de l'absence de couverture de renseignement efficace.
Mon pays, le Tchad, vit dans un environnement compliqué : au nord, nous avons 1 100 kilomètres de frontière avec le sud de la Libye, zone de trafic qui n'appartient à personne. Qui alimente les terroristes, se demandait-on tout à l'heure ? Tout part du sud de la Libye : les terroristes s'y approvisionnent en armes, en argent, en hommes.
Nous avons donc besoin de soutien, en véhicules, mais aussi en hommes et en formation, pour contrôler cette frontière, d'autant que, par ailleurs, les migrants arrivent aujourd'hui par milliers en Libye via le Soudan ou l'Afrique de l'ouest, pour tenter de se rendre en Europe.
En matière de lutte contre le crime transfrontalier, nous avons vraiment besoin d'aide !
M. Ado Elhadji Abou, ambassadeur du Niger en France. - Nos pays interagissent, collaborent, travaillent ensemble, contre le terrorisme au Sahel.
N'oublions pas - cela a été dit - que la situation au Sahel depuis 2013 a un lien avec les événements survenus auparavant en Libye, ce dernier pays restant l'un des points qui alimentent ce conflit.
Nous remercions la France, avec laquelle nous coopérons de manière très sérieuse, pour son action continue et efficace. Nous avons mis en place le G5 Sahel en 2014 ; la France soutient notre organisation depuis sa création, y compris au niveau politique et diplomatique, devant les Nations unies ou l'Union européenne ; elle nous a permis de faire connaître cette initiative inédite au niveau international. Nous le disons clairement : l'objectif est de continuer et d'approfondir ce travail en commun. Non, comme l'a dit mon collègue du Tchad, les pays du Sahel ne sont pas ingrats envers la France ; nous reconnaissons pleinement le soutien qu'elle nous apporte.
Ceux qui s'expriment, ici ou là, dans nos pays, contre la France soutiennent sans le savoir les groupes terroristes, accompagnent leur action. On ne peut pas laisser croire que c'est la France, qui est notre alliée depuis le début de ce conflit, qui créerait la situation difficile qu'elle-même, d'ailleurs, affronte ! Les discours qui vont dans ce sens ne reflètent pas du tout ni les positions officielles de nos autorités ni l'opinion des populations civiles de nos pays. Il s'agit de discours marginaux, qui satisfont les groupes terroristes.
J'ajoute que ce débat qui n'en est pas un est alimenté par les réseaux sociaux, qui jouent sur ce genre de sentiments à coup de montages fallacieux, au risque d'attiser les tensions intercommunautaires.
Le sommet de Pau a été un important moment de clarification ; les échanges qui y ont été menés vont permettre de rendre notre action conjointe plus effective et plus efficace. Nous nous en félicitons. Nos autorités sont à pied d'oeuvre pour mettre en oeuvre les recommandations du sommet. Les réunions d'évaluation ont ainsi commencé au Niger ; elles se tiennent de manière régulière et sont présidées par le chef de l'État lui-même.
Pour ce qui concerne la situation de nos forces armées, je voudrais quand même souligner, à l'intention de M. le président, que les groupes terroristes qui attaquent nos armées ne sont pas de petits groupes équipés d'un pick-up et de quelques moutons, mais des groupes importants et organisés, de 500 hommes et plus, capables de repérer nos positions et de connaître la structuration de nos détachements, dotés de moyens sophistiqués, acquis via le trafic de drogue notamment, qui n'ont rien à envier à ceux dont disposent nos armées nationales.
N'oubliez pas que le défi qu'affrontent nos forces armées est considérable : nos militaires doivent contrôler un espace très vaste. La frontière entre le Niger et le Mali, par exemple, s'étend sur 800 kilomètres.
Nous attendons que les propositions déclinées à Pau soient suivies d'effets : nous demandons une meilleure coordination des services de renseignement, une meilleure surveillance aérienne, une meilleure capacité de réaction face aux attaques qui visent les positions de nos forces armées et épuisent des populations paisibles.
Le Sahel est cette digue qui maintient la paix et la sécurité entre l'Afrique et l'Europe. Si cette digue cède, l'Europe, malheureusement, en saura quelque chose ; mais nous faisons tous les efforts possibles pour que le Sahel soit pacifié. Et nous sommes certains que nous emporterons la victoire.
Je rappelle en outre que la collaboration du Niger avec la France va au-delà de celle qui est organisée dans le cadre du G5 Sahel : nous coopérons dans le bassin du lac Tchad, à l'est du Niger, pour combattre Boko Haram, qui y sème la terreur et la désolation. Nous faisons, ensemble, du bon travail, et nous comptons sur vous, mesdames, messieurs les sénateurs, pour contrecarrer les discours qui laissent entendre le contraire - ils n'ont rien à voir avec la réalité. Notre souhait est que nos pays puissent avancer vers le progrès et la prospérité.
M. Olivier Cigolotti. - Nous avons évoqué notamment l'engagement des forces françaises au sein de l'opération Barkhane. Monsieur l'ambassadeur du Mali, vous avez formulé des critiques envers des éléments français présents sur le territoire malien. Je vous laisse assumer la responsabilité de vos propos, que je trouve, personnellement, dommageables. Mais nous ne vous avons pas entendu sur l'action de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma). Quel regard portez-vous sur la Minusma, dont le mandat a été prorogé jusqu'au 30 juin 2020 ?
M. Ladislas Poniatowski. - Messieurs les ambassadeurs, êtes-vous bien certains de tout faire pour condamner les manifestations antifrançaises dans vos pays ? Je pense à un événement en particulier, dont j'ai eu connaissance très peu de temps après le deuil qui a frappé notre collègue Jean-Marie Bockel. Sur Radio Patriote, qui émet depuis Bamako, tous les mardis soirs, une voix se permet d'accuser des « forces d'occupation » de « piller » les ressources africaines « comme au temps des colonies ». Rien n'a été fait contre cet animateur, qui - ne vous y trompez pas - ne vous aime pas et qui tape y compris sur vos gouvernements et vos chefs d'État, qu'il traite de laquais nationaux aux ordres de Paris.
Monsieur l'ambassadeur, un geste très simple si vous voulez montrer que vous condamnez ces manifestations antifrançaises, consisterait à arrêter ce genre d'émissions.
M. Jacques Le Nay. - La Russie est de plus en plus présente en Afrique ; elle se rapproche en particulier du Mali. Existe-t-il une concurrence entre la France et la Russie au Sahel ? Peut-on envisager une coopération militaire franco-russe dans la lutte contre le terrorisme ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Concernant le lien entre sécurité et développement, un dossier me semble extrêmement important, celui de l'autonomisation des femmes en Afrique. Je rappelle quelques chiffres : 71 % des victimes de trafics humains sont des femmes, et quatre femmes sur dix sont victimes de mariages forcés. Et la polygamie subsiste ! C'est aussi par l'éducation que nous parviendrons à vaincre le terrorisme et à assurer le développement de l'Afrique.
M. André Vallini. - D'où vient l'argent des djihadistes ? Qui finance les 200 euros par jour qui ont été évoqués ?
M. René Danesi. - La semaine dernière, le secrétaire permanent du G5 Sahel, M. Sidikou, ainsi que les présidents de l'Ouganda, du Ghana et de la Mauritanie, ont reçu une délégation de parlementaires américains conduite par le sénateur républicain James Inhofe, président du comité des forces armées du Sénat des États-Unis.
Ce dernier a assuré à ses interlocuteurs que son pays n'envisageait pas de réduire sa présence dans l'ouest du continent africain. Or le budget militaire américain prévoit une diminution très significative des dépenses dévolues aux activités du Pentagone en Afrique. Ainsi, le budget alloué à l'Africom - United States Africa Command - pour 2021 sera divisé par dix par rapport à l'exercice précédent, et ne représentera plus que 22,7 millions de dollars.
Compte tenu de cette forte diminution des crédits militaires, quelle aide les États-Unis peuvent-ils apporter concrètement aux pays du G5 Sahel pour combattre le terrorisme ?
M. Alain Cazabonne. - Il a été question de négociations. Y a-t-il des négociations ? Le cas échéant, de quelle nature sont-elles ? Et avec qui sont-elles menées ? N'ayons jamais peur de négocier, mais ne négocions jamais sous l'effet de la peur, comme disait Kennedy !
M. Toumani Djimé Diallo. - Que faisons-nous pour combattre les critiques contre l'armée française ? Nous avons arrêté un leader religieux qui a beaucoup d'adeptes, et dont les propos virulents sur la présence française ont beaucoup d'audience.
Quant à Radio Patriote, la station fait l'objet d'actions en justice, qui sont en cours. Mais ses avocats invoquent la liberté d'expression. Tout ce que l'État peut faire dans ce genre de cas, c'est garantir que la justice suive son cours. C'est ce que nous faisons. Peut-être cette station sera-t-elle fermée si elle n'arrête pas ce genre d'émissions, mais cela ne saurait se faire brutalement. Ainsi le veut l'esprit français de la démocratie et du droit tel que nous l'avons reçu et compris...
Le mandat de la Minusma est de maintenir la paix dans un pays en guerre ; voilà le paradoxe. Elle perd tellement d'hommes ! Mais son mandat n'est pas bon. Nous ne cessons de demander - et nous voudrions que le Sénat appuie cette demande - que ce mandat évolue. Pour le moment, ce mandat, dont il est clair qu'il est inadéquat, permet à la Minusma de dire carrément que sa mission n'est pas de combattre le terrorisme, mais de protéger la paix et les civils.
Y a-t-il concurrence entre la Russie et la France au Mali ? Ce paradigme est selon moi une affaire mondiale. Il existe des contradictions entre puissances, mais Staline a bien été aux côtés de la France pour se battre contre l'ennemi commun. Il n'y a pas de concurrence pour nous. Nous savons que nous devons tout à la France. Sans Serval, nous ne serions plus aujourd'hui. Plusieurs présidents de la République l'ont dit. Serval, parce que c'est la France, parce que nous avons une histoire commune et aussi parce que la Constitution française le permettait. J'ai été ambassadeur en Allemagne. Les Allemands n'auraient pas pu réagir aussi vite, car ils auraient dû avoir l'accord du Parlement, ce qui était loin d'être évident. Nous devons notre existence à la France. Maintenant, il faut avancer.
L'autonomisation des femmes est effectivement essentielle. Nous avons créé un prix d'excellence des étudiants maliens en France et l'Unesco a eu une heureuse initiative pour encourager les jeunes femmes aux études scientifiques. Or, lors de la première édition du prix d'excellence, la parité a été respectée sans préméditation aucune !
D'où vient l'argent ? Il vient de la Libye. Depuis cinq ans, la Libye a retrouvé sa production pétrolière d'antan. C'est Haftar qui maîtrise l'essentiel des puits, et non le gouvernement reconnu par l'ONU. L'argent provient aussi du trafic de cocaïne et des êtres humains, car, hélas ! la migration rapporte.
Sur les négociations : notre président a toujours déclaré de manière péremptoire qu'il ne négocierait jamais. Il faut un débat politique ; nous sortons d'un dialogue national inclusif organisé sur tout le territoire et avec la diaspora. C'est une des recommandations. Mais il est clair qu'il y aura des lignes rouges : la charia, nous ne marcherons pas ! Idem pour l'intégrité territoriale et la situation faite aux femmes. Dans ce sens, nous allons donc vers le dialogue, mais pas vers un dialogue de vaincus. C'est tout simplement pour exploiter toutes les possibilités. Même si nous parvenons à une solution d'entente, ceux qui ont du sang sur les mains devront en rendre compte, comme cela s'est terminé en Algérie.
M. Christian Cambon, président. - Merci de vous être prêtés à ce dialogue qui était important. Un certain nombre de points nous font chaud au coeur. Je pense notamment à la réaffirmation par les uns et par les autres de la reconnaissance que vous avez envers la France car nous nous sentons en première ligne. Nos voisins européens nous encouragent souvent trop modestement et nous aimerions bien que ce combat que nous menons pour la sécurité et la souveraineté en Afrique, comme en Europe, soit mieux partagé par tous. Ces mots de reconnaissance que vous nous avez adressés nous vont droit au coeur et sont très importants.
Vous avez bien compris l'émotion de nos collègues vis-à-vis de ceux médiatiques, journalistiques ou autres qui répandent des bruits antifrançais. Nous comptons aussi sur vos gouvernements respectifs pour les combattre car cela ne va pas dans le sens du chemin que nous souhaitons faire ensemble et risque, à terme, de déstabiliser la position même de la France, si l'opinion publique devient hostile. Après les événements d'Uzbin en Afghanistan, le président de la République n'avait plus qu'une solution, retirer les troupes, et on voit la situation qu'il y a eue après.
Monsieur l'ambassadeur, deux points peuvent faire discussion. Vous comprendrez que les éléments que vous avez donnés sur le comportement de tel ou tel, nous les prenons en note ; mais nous souhaitons réaffirmer notre solidarité avec nos forces armées. Moi-même, j'ai été à plusieurs reprises dans vos différents pays et notamment au Mali. Je sais la pression qui repose sur ces hommes. Ils sont partis ce matin pour nombre d'entre eux sans savoir s'ils rentreront ce soir de leur mission.
Comme dans toute organisation, certains comportements ponctuels peuvent être moins bons que d'autres, mais cela ne peut pas porter atteinte à l'ensemble des forces françaises, qui font un travail remarquable dans des conditions très difficiles. Je rappelle qu'ils partent pour 4 à 6 mois instantanément laissant femmes et enfants pour partir pour vivre dans des conditions climatiques et de dangerosité qui sont uniques. Qui assume un pareil défi dans notre pays ?! Notre rôle est de réaffirmer notre solidarité envers nos forces armées. S'il existe des manquements, la hiérarchie militaire saura les sanctionner. Il faut comprendre que c'est tous les jours leur propre vie qui est mise en cause. Ils le savent et ils l'acceptent.
En ce qui concerne la négociation, j'ai été sensible au fait que vous ayez fixé un certain nombre de lignes rouges. Par définition, la solution politique passe à un moment ou un autre par des discussions qui n'avaient pas lieu avant. Mais par respect pour l'engagement de vos propres troupes et des nôtres, tout ce pour quoi nous nous battons ne doit pas brusquement être passé par pertes et profits. La commission est heureuse d'entendre que vous avez fixé un certain nombre de lignes rouges : les gens qui ont du sang sur les mains, ceux qui ont organisé des attentats, ceux qui ont fait mourir vos soldats et les nôtres, ceux qui attentent à la condition féminine, ceux qui trafiquent la drogue, les êtres humains, les armes, ne sont pas des interlocuteurs ! Il va peut-être y avoir des discussions avec des éléments plus pacifiques pour discuter de la fin de ce conflit, mais nous vous invitons à être attentifs avec qui vous négociez afin que le combat que nous menons à vos côtés ne soit pas vain. Beaucoup n'ont pas de parole et peuvent chercher à négocier pour gagner du temps et refaire leurs forces avant d'être encore plus agressifs. La France a perdu beaucoup d'hommes dans le cadre de ses Opex. Il y a ici un monument dans le 15e arrondissement, qui aligne plus de 550 noms. Leurs familles supportent cette souffrance. Ils ne doivent pas être morts pour rien. Si la paix intervient, elle doit se faire dans l'honneur. Ce pour quoi se bat l'Etat souverain du Mali et les autres Etats doivent être des valeurs que l'on puisse partager et non pas une négociation finale où les principes disparaissent. Je le dis avec solennité, avec gravité. Cela conditionne notre soutien. Nous sommes prêts à mobiliser l'aide au développement, mais les règles pour lesquelles nous nous battons ensemble devront être strictement maintenues. Comme le dit si bien le proverbe, « quand on dîne avec le diable, il faut que la cuillère soit longue ! ». Soyez très attentif aux conditions de ce dialogue.
Merci de vous être prêtés à ce dialogue en tant que représentants de vos Etats. Il nourrit la réflexion. Nous allons sur place nous rendre compte de la difficulté. J'ai sillonné autrefois le Mali ; ce n'est plus le même aujourd'hui. Il faut se battre pour la paix, qui ne doit pas intervenir à n'importe quel prix. Les forces françaises payent un prix très lourd. La France doit être respectée ; elle est la seule à fournir un tel effort. Les contingents fournis par les autres pays européens s'élèvent à 100 ou 150 personnes seulement. La Légion étrangère est allée quasi à mains nues dénicher les terroristes dans le massif des Ifoghas. Vous savez la difficulté du combat qu'ils mènent. C'est un corps parmi les plus brillants, les plus aguerris, que cette Légion étrangère que nous aimons.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Libye - Audition de M. Patrick Haimzadeh, ancien diplomate, chercheur indépendant
M. Christian Cambon, président. - Nous sommes heureux d'accueillir M. Patrick Haimzadeh, spécialiste de la Libye, afin d'évoquer le conflit qui dure dans ce pays depuis plus de neuf ans. Des dynamiques très préoccupantes sont aujourd'hui à l'oeuvre, à tel point que certains parlent d'un scénario de « syrianisation », avec mainmise de puissances régionales poursuivant leur propre agenda et implantation de djihadistes.
Vous disposez, monsieur Haimzadeh, d'une connaissance de terrain, notamment pour avoir été diplomate en Libye de 2001 à 2004, et vous écrivez régulièrement sur le sujet. Vous avez par ailleurs travaillé pour le compte de la France et des Nations unies en Égypte, en Irak, au Yémen et à Oman, et vous êtes donc familier des contextes de crise.
La situation libyenne préoccupe particulièrement notre commission, depuis son rapport d'information de juin 2018 intitulé Libye : entre sortie de crise et tentation du statu quo. Depuis lors, le contexte s'est dégradé.
L'offensive contre Tripoli lancée par le maréchal Haftar en avril 2019 a été un tournant. Le cessez-le-feu conclu en janvier entre le Gouvernement d'entente nationale et l'Armée nationale libyenne n'a eu de cesse de témoigner de sa fragilité. Quelles sont, selon vous, les perspectives de pacification, de cessez-le-feu militaire, mais plus encore d'entente politique de long terme et de reconnaissance commune d'institutions nationales ?
Nous nous intéressons également au rôle de l'ONU, qui a annoncé la mise en place de trois dialogues inter-libyens - militaire, politique, économique -, et à la mission navale et aérienne lancée par l'Union européenne la semaine dernière. Quelle efficacité faut-il attendre de ces nouveaux mécanismes ?
On assiste à un interventionnisme affiché de la part de la Turquie et de la Russie. Quels sont les impacts de ces soutiens pour chacune des parties au conflit ? Peut-on parler d'un scénario syrien ?
Les Européens ont lancé une nouvelle opération de contrôle de l'embargo sur les armes. Que peut-on en attendre ? La France a tenté de favoriser, à La Celle-Saint-Cloud, un début de dialogue qui n'a pas été fructueux. Quelle est votre analyse de la situation ?
M. Patrick Haimzadeh, ancien diplomate, chercheur indépendant. - Au début de l'intervention militaire de 2011 en Libye, j'avais exprimé, notamment sur Public Sénat, des réserves sur les conséquences de celle-ci, en considérant que la guerre n'allait pas s'arrêter avec la chute du régime. Ce scénario se vérifie depuis neuf ans. Après la chute du régime Kadhafi en août 2011, la situation ne s'est pas stabilisée, malgré quelques espoirs. Les élections de juillet 2012 avaient ainsi été un succès, alors même que le pays n'avait plus d'État. En 2014, en revanche, l'élection de l'actuel parlement s'était déroulée dans un contexte de « deuxième guerre civile libyenne ». Khalifa Haftar, alors général, menait sa première offensive, et la participation fut très faible, ce qui explique le peu d'ancrage de cette assemblée. En outre, celle-ci s'est installée dès sa première session à Tobrouk, dans l'aire contrôlée par le maréchal Haftar.
En 2014 existaient donc, déjà, les germes d'une bipolarisation entre l'est et l'ouest, laquelle n'a cessé de s'accroître.
En 2015, l'ONU a obtenu au forceps des accords visant à la constitution d'un gouvernement d'union nationale qui, installé début 2016, est toujours en place : dirigé par M. Fayez el-Sarraj, il est reconnu par la communauté internationale. Ces accords dits « de Skhirat » prévoyaient que la constitution du gouvernement soit ratifiée par le parlement siégeant à Tobrouk, lequel a toujours refusé de le faire, considérant que ledit gouvernement n'était pas légitime. Il y a donc en Libye une crise de la légitimité, question essentielle à laquelle on revient toujours.
La légitimité populaire, celle des urnes, est revendiquée par le parlement qui, rappelons-le, a été reconnu au plan international en août 2014 - et par la France en premier lieu -, mais qui est très contesté en Libye. Il y a aussi la légitimité onusienne : le conseil de sécurité des Nations unies a reconnu comme seul interlocuteur légitime le gouvernement de M. Fayez el-Sarraj.
Le pays connaît par ailleurs des cultures politiques différentes.
À l'ouest, la région Tripolitaine se caractérise par une sociologie multiple : tribus, notables urbains, commerçants, Bédouins, Berbères. Cette diversité a fait naître une culture politique de la médiation et du compromis ; ces personnes vivent en bonne entente depuis 2010, malgré quelques pics de violence.
À l'est, la sociologie est beaucoup plus homogène, composée de tribus bédouines qui connaissent des structures tribales fortes et acceptent sans problème l'organisation pyramidale de type militaire mise en place par le maréchal Haftar, lequel s'est imposé par la force, mais bénéficie aussi de l'adhésion de la société à son discours et à son mode de fonctionnement.
Outre la question de la légitimité, il y a donc une querelle des narratifs. À l'est, la population souhaite que l'on fasse la guerre pour éliminer les groupes armés terroristes et les islamistes. À l'ouest, l'opinion publique se bat contre le retour de la dictature militaire. Cette bipolarité s'exprime via les réseaux sociaux - les jeunes Libyens, notamment, sont très connectés - et les médias, dont aucun n'est indépendant.
Le Centre pour le dialogue humanitaire, basé à Genève, pour lequel je travaille depuis trois ans comme consultant, a été mandaté par Ghassan Salamé en 2018 pour conduire un dialogue national en Libye. Nous avons ainsi tenu plus de 80 réunions dans des villes libyennes, avec des représentants de la société civile, des élites locales, des tribus et des groupes armés, qui ont pu dire comment ils voyaient l'avenir de leur pays. À l'issue de cette consultation, nous avons rédigé un rapport dont je vous remets un exemplaire, monsieur le président.
Ce rapport fait état de 10 points de consensus entre tous les Libyens, lesquels s'accordent tous, malgré leurs identités différentes - tribales, régionales, locales -, sur l'existence d'une nationalité et d'une nation libyennes, et aspirent à vivre ensemble. Lors de ces réunions, les femmes étaient nombreuses. Souvent mères de miliciens, elles ont un avis sur la reconversion des milices, par exemple. Nous avons également consulté les kadhafistes, qu'ils se trouvent en exil ou sur place.
Ce rapport, qui a été approuvé par toutes les parties, devait conduire à la tenue à Ghadamès - ville neutre du sud de la Libye -, le 15 avril 2019, d'une conférence nationale. Deux cents invitations avaient été lancées par l'ONU. Or, le 4 avril, le maréchal Haftar - lui aussi invité - attaquait Tripoli. Une gifle pour les Nations unies et leur secrétaire général, M. Guterres, qui se trouvait dans cette ville !
Cette conférence aurait dû aboutir à l'adoption d'une charte nationale, sur le modèle de la charte d'honneur signée en Tunisie en 2014, qui aurait repris les 10 points de consensus précités et par laquelle toutes les parties se seraient engagées à accepter les résultats des élections et à ne pas recourir à la violence. Autre apport attendu : une feuille de route, sur laquelle nous avions travaillé avec des juristes et des constitutionnalistes libyens, pour sortir de la crise au travers d'élections et de l'adoption d'une Constitution.
Depuis neuf mois, la situation n'a cessé de se dégrader, car il n'y a pas de solution militaire : le maréchal Haftar n'a pas la capacité de prendre et de contrôler Tripoli, et encore moins l'ouest du pays. On se trouve donc dans une « zone grise », avec un conflit de basse ou moyenne intensité et des pics de violence. Il faut aussi citer deux conséquences graves : l'internationalisation du conflit, qui s'est accentuée, et la détérioration du tissu social à l'ouest ; des communautés qui étaient encore unies en 2011 se sont divisées, avec des répercussions au sein même des familles et des villes. Ces tensions sont inquiétantes pour l'avenir, car il est plus difficile de réconcilier des voisins lorsqu'il y a eu des combats violents, que les régions cyrénaïque et tripolitaine.
Ghassan Salamé a essayé de tirer les enseignements de l'échec de la conférence de Ghadamès. Le constat a été fait que de grands acteurs extérieurs - régions de l'est de la Libye et soutiens du maréchal Haftar - n'en voulaient pas et ont fait en sorte qu'elle n'ait pas lieu, car ils y voyaient la possibilité d'un retour des islamistes. Or les Frères musulmans, composante minime de la vie politique à l'ouest du pays, n'ont pas la capacité de gagner les élections. Ne constituant pas une menace majeure pour la reconstruction politique, ils ne pouvaient être exclus des négociations, mais leur présence constituait cependant une ligne rouge pour certains. Il fallait donc un engagement minimal de la communauté internationale visant, entre autres, à ne pas soutenir militairement les parties.
La conférence de Berlin de janvier dernier qui a réuni notamment, outre Angela Merkel, les présidents Macron et Poutine, le maréchal Al-Sissi, le prince héritier Mohammed ben Zayed pour les Émirats arabes unis et le président Erdogan, a donné lieu à de belles déclarations et à un communiqué final. Mais, depuis lors, les choses n'avancent pas.
Les approvisionnements en armes continuent des deux côtés, avec une accélération chez le maréchal Haftar en février. Une trêve a, certes, été acceptée, mais elle est régulièrement violée, les deux camps continuent à s'armer dans la perspective d'une reprise des hostilités. Trois volets étaient prévus sur les sujets libo-libyens. Le volet économique a donné lieu à deux réunions au Caire, ce qui représentait un mauvais signal pour Tripoli, qui considère l'Égypte comme une partie au conflit. Sur le volet politique, une réunion devait avoir lieu aujourd'hui à Genève, mais les deux principales institutions qui devaient y participer ont refusé et il ne reste que les indépendants désignés par M. Ghassan Salamé. Ce sera donc une réunion informelle dans laquelle ceux-ci ne représenteront qu'eux même. Le processus politique est donc mal parti. Enfin, sur le volet militaire, il existe un comité, dit « 5 + 5 », dont les membres se sont déjà réunis séparément à Genève. Ils étaient convoqués la semaine dernière et il en est sorti un draft de l'ONU qui doit être discuté par les deux parties, avec une nouvelle réunion possible en mars. Cela représente toutefois bien peu d'engagements concrets des parties.
- Présidence de M. Cédric Perrin, vice-président -
M. Olivier Cigolotti. - L'organisation panafricaine a réaffirmé en février son souhait d'être écoutée sur cette question. Le conflit entre le gouvernement d'accord national et l'armée nationale libyenne est aussi un conflit par procuration et un enjeu pour les pays du Sahel. Selon vous, une coopération entre l'Union européenne et l'Union africaine pourrait-elle permettre de pacifier la Libye ?
M. Michel Boutant. - La Libye a joué un rôle certain dans la propagation du terrorisme au Mali et au Sahel en général. Ceux qui combattaient pour l'État islamique et qui ont perdu la bataille sont-ils encore présents dans le pays ? Vous évoquez une accélération des livraisons d'armes, une partie d'entre elles pourrait-elle servir aux terroristes des pays situés plus au sud ?
M. Jacques Le Nay. - Les tensions entre la Turquie et la Russie autour du conflit syrien sont-elles de nature à endiguer le dialogue bilatéral russo-turc en Libye ? Cela pourrait-il être préjudiciable à la résolution du conflit ?
M. Hugues Saury. - Nous étions au Caire et nous avons obtenu une audience avec le président Sissi, qui nous a fait part de son inquiétude à propos de sa frontière avec la Libye, longue de plus de 1 100 kilomètres. Les ambassadeurs du Tchad et du Niger nous expliquaient, quant à eux, que leurs problèmes avaient leur racine dans le sud de la Libye. Faut-il craindre un risque d'exportation de l'instabilité dans les pays limitrophes, notamment en Égypte ?
M. Cédric Perrin. - J'ai préparé un rapport en 2018 avec MM. Jean-Pierre Vial et Rachel Mazuir et Mme Christine Prunaud sur la Libye. Nous y faisions part de notre forte inquiétude quant à l'issue rapide au conflit que souhaitait trouver le Président de la République, avec des élections prévues fin 2018 qui n'ont finalement pas eu lieu. La question de la captation de la richesse avait été évoquée et des ambitions avaient été avancées, notamment celle de faire en sorte de mettre un terme à la fuite des capitaux. A-t-on avancé sur cette question importante ?
L'ambassadeur du Tchad nous expliquait à l'instant que l'essentiel des armes présentes dans les pays du G5 venait de Libye. On dit qu'il existe encore des caches d'armes importantes dans le sud du pays, connues de certains acteurs. Des actions sont-elles mises en oeuvre pour y mettre un terme ?
M. Patrick Haimzadeh. - En 2011, l'Union africaine avait proposé une médiation que M. Kadhafi avait acceptée, alors que nous l'avions refusée. Les Africains ne l'ont pas oublié et souhaitent toujours jouer un rôle, car la Libye est un pays africain. L'Union africaine a une bonne connaissance de l'Afrique, elle dispose de réseaux en Libye et elle a l'expérience d'une forme de diplomatie différente de celle de l'intervention militaire telle qu'on la conçoit dans certains cercles. En 2011, elle cherchait une sortie de crise politique pour éviter la guerre, qui est pourtant intervenue. Toutefois, elle est divisée : l'Égypte, le Maroc, l'Algérie, les pays du Sahel en sont membres et cela suscite des suspicions en Libye quant à son objectivité. Un autre problème réside dans sa faible capacité en personnel : l'Union africaine n'a pas une présence sur le terrain comparable à celle de l'ONU. Elle peut jouer un rôle important de soutien en accueillant des conférences à Addis-Abeba, mais n'est pas dimensionnée pour opérer un suivi de crise sur le terrain. L'Union africaine et l'Union européenne étaient présentes à Berlin, mais ne sont pas directement impliquées dans le processus. L'Union africaine avait proposé l'année dernière d'organiser une conférence des tribus à Addis-Abeba. Elle peut jouer symboliquement sur ces aspects.
Pour ce qui est de la coopération, l'Union européenne est déjà présente dans le soft power à travers le soutien à la gouvernance locale ou à l'humanitaire. Ces actions n'ont pas beaucoup de visibilité, mais l'Union dispose d'un ambassadeur pour la Libye qui réside à Tunis, mais se rend souvent dans le pays. Ces deux organisations sont donc présentes, mais l'organisation maîtresse reste bien l'ONU.
La question des armements et du terrorisme revient régulièrement : après la chute du régime, l'État islamique et Al-Qaida ont émergé en Libye, mais l'immense majorité de la population rejette cet islam politique, qui reste peu populaire. L'État islamique s'est surtout développé à Syrte et à Derna. Syrte est la ville de naissance de M. Kadhafi, et le dernier bastion du régime qui a résisté en 2011. La ville a été massivement bombardée et occupée ensuite par les milices de Misrata, que les habitants considéraient comme une armée d'occupation. Dans un tissu social endommagé, avec des élites locales discréditées et écartées et des miliciens qui se comportaient mal, l'adhésion à Daech a été une façon de s'opposer à un régime oppresseur né de la guerre. Derna a connu un sort un peu similaire pour d'autres raisons. Ce sont donc des villes qui ont des sociologies particulières qui permettent de rendre compte du phénomène. Daech a cependant été éradiqué sur le plan territorial par les combattants de Misrata et de Tripoli et Derna a été reprise par M. Haftar après des combats très durs et sanglants. Dans un pays où il n'y a plus d'État, où les services secrets sont réduits à leur plus simple expression, où il n'y a plus de police, il existe certainement des cellules dormantes et des caches d'armes, voire des jeunes qui adhèrent à cette idéologie.
Cependant cela ne constitue pas, pour l'instant, quelque chose de militairement ou politiquement pertinent même si cela pourrait le devenir en cas de poursuite de la guerre actuelle. Les populations locales continuent de voir d'un mauvais oeil ce type de groupe et d'idéologie même dans le sud libyen, qui certes est le lieu de tous les trafics (armes, cigarettes, drogue, migrants) mais sur lequel il y a beaucoup de fantasmes. Ces trafics sont davantage le moteur de l'économie qui pallient à l'absence d'État plus qu'ils ne constituent des foyers idéologiques ou séparatistes. La Libye est perçue comme une menace mais il faut savoir que pour le sud libyen, le Tchad et le Soudan sont aussi perçus comme des pourvoyeurs de mercenaires au profit du maréchal Haftar.
En ce qui concerne l'armement, il y a bien sûr des armes qui circulent. On évalue à peu près à 12 millions de kalachnikovs en circulation pour 6 millions d'habitants, auxquelles s'ajoutent des armes lourdes. Cela est le fait des arsenaux énormes présents sous Khadafi et de ceux qui ont continué à affluer depuis. La Libye est un énorme réservoir d'armes. Lorsqu'on voit le nombre de munitions tirées c'est qu'il y en avait manifestement beaucoup, mais surtout, d'autres arrivent. Les munitions de l'Est sont des munitions égyptiennes, c'est avéré par tous les rapports d'experts des Nations-Unies. Tant qu'il n'y aura pas d'État constitué, nous aurons beaucoup de difficultés à endiguer ce phénomène.
En ce qui concerne le terrorisme, il faut savoir que les Américains surveillent de très près le sud libyen. En janvier ils ont bombardé un site, près de Mourzouq qu'ils soupçonnaient d'accueillir des terroristes. Donc c'est une question sous contrôle des Américains. Les Français surveillent également de très près. Il y a ainsi eu des bombardements, aussi bien américains que français, quand il y a eu des suspicions de présence armée jihadiste au sud de la Libye.
Pour la question des tensions entre la Russie et la Turquie la réunion du 12 janvier entre Poutine et Erdogan à Moscou sur la Libye est intéressante puisqu'elle a réussi à obtenir une trêve. C'était quelques jours avant Berlin et Russes et Turcs espéraient qu'elle soit étendue à un cessez le feu, ce que Haftar a refusé. Les Russes qui voulaient pouvoir arriver à Berlin avec quelque chose entre les mains ont été très déçus, mais la trêve a quand même diminué le niveau de violence. Quelles seront les conséquences de ce qui se passe en Syrie entre les Russes et les Turcs sur la Libye ? Je pense que les deux n'ont pas intérêt à dégrader leur relation uniquement à cause de ce dossier syrien notamment parce qu'il y a des enjeux gaziers conséquents. Le gazoduc qui a été inauguré au début de l'année représente quelque chose de très important pour les Turcs. Les Russes et les Turcs ne veulent pas s'affronter sur la crise libyenne ; ils feront tout pour que cette guerre par procuration ne s'étende pas et pourraient même se servir de leur influence pour amener les parties à négocier. Peut-être que l'avenir me donnera tort mais je ne pense pas qu'ils aient envie de s'affronter en Libye.
Parlons du soutien russe à Haftar. Je ne suis pas persuadé que les Russes aient misé de façon définitive sur Haftar. Ils l'ont soutenu à un moment, comme la France l'a fait. On s'en souvient, lorsqu'Haftar a attaqué, la France a bloqué la résolution pour désigner nommément l'attaquant au Conseil de sécurité. Je dirais que beaucoup de pays soutiennent Haftar et que les Russes ont aussi de bonnes relations avec Misrata mais aussi à Tripoli. Ils y disposent de beaucoup de réseaux, des réseaux économiques, militaires. Toute une génération de militaires libyens qui ont été formés en Union soviétique. À mon avis, ils doivent commencer à étudier la succession d'Haftar pour voir quelle personne serait capable de tenir l'armée, quel militaire autre pourrait émerger.
Pour la Turquie : l'arrivée des Turcs a été beaucoup médiatisée. Il faut se replacer dans la tête des autorités de Tripoli qui se sentaient encerclées et savaient que les armes affluaient de l'autre côté, notamment par les principaux pourvoyeurs d'Haftar, les Émirats Arabes Unis. Ils ont donc noué cette alliance avec les Turcs. Erdogan aussi y a un intérêt en termes d'affichage, afin de se présenter en tant que puissance régionale. Il a néanmoins aussi fait des maladresses ; présenter la Libye comme une ancienne colonie a nourri le narratif d'Haftar selon lequel la Turquie voulait recoloniser la Libye et qu'il faut donc se battre contre le colonisateur ottoman. Tout cela est inquiétant. L'envoi de mercenaires syriens en particulier. En effet, les Turcs n'envoient pas des combattants turcs mais font venir des combattants turcophones de Syrie. Contrairement aux mercenaires russes qui n'ont pas vocations à rester en Libye, beaucoup de Libyens s'interroge sur le bienfondé d'avoir fait venir des Syriens en Libye et sur leur possible passé de terroriste.
La situation internationale est donc préoccupante et je ne perçois pas d'éléments d'apaisement ni de volonté de certains pays de diminuer leur soutien au maréchal Haftar, je parle notamment des EAU.
En ce qui concerne les risques d'exportations de l'instabilité libyenne en Égypte, je pense que c'est une inquiétude légitime des Égyptiens mais elle peut l'être aussi des Tunisiens. Qui aurait un pays sur-armé, sans État à sa frontière aurait de telles préoccupations. Néanmoins la région évoquée avec le président Sissi dont vous parliez est une région désertique à 90 %. Il y a seulement l'oasis de Siwah qui peut être un point de passage et les Égyptiens, comme les Algériens d'ailleurs, ont parfaitement les moyens de contrôler leur frontière. De plus, une fois en Égypte, il faut encore faire 1 500 kilomètres pour arriver à la vallée du Nil, donc je dirais que les Égyptiens ont plus de soucis à se faire avec l'État islamique au Sinaï. Je n'ai pas connaissance d'attentats en Égypte de groupes ou de personnes en provenance de Libye. Au contraire, il y avait des Égyptiens dans les rangs des internationaux à Syrte qui combattaient sous la bannière de l'EI. Pour l'Égypte, il est néanmoins nécessaire de contrôler l'Est libyen et le maréchal Haftar a été le moyen d'avoir un ordre militaire à cette frontière et a été relativement efficace dans ce domaine, notamment lorsqu'on compare la situation de Benghazi avec celle d'avant 2014. Ce qui a été possible à l'Est, encore une fois, n'est pas forcément transférable à d'autres régions de Libye.
En ce qui concerne la captation de la richesse, c'est effectivement une vraie question. En ce moment il y a une vraie préoccupation car depuis quasiment un mois les puits de pétrole à l'Est et au Sud qui exportent 90 % du pétrole libyen, sont fermés. Dans la zone contrôlée par le maréchal Haftar, autour d'Ashdabya et à l'Ouest, les terminaux d'exportations sont bloqués. Ceci est particulièrement préoccupant pour l'afflux de devises au sein de la Banque libyenne. Vous parliez de la répartition de la rente libyenne ; le modèle économique en Libye qui prévalait sous Khadafi est une forme de rétribution, d'achat de la population. Ce système n'était pas seulement basé sur une répression à la Assad. Sur 5 millions de Libyens à l'époque, il y avait à peu près 1.5 millions de fonctionnaires. Un diplôme de l'enseignement supérieur valait de facto un poste attribué dans une administration. Très peu y allaient mais ils percevaient les salaires et les avantages en nature qui allaient avec : voiture, crédit gratuit, droits de retraite... Avec l'ouverture vers le secteur privé dans les années 2000 s'est ajoutée une nouvelle source de revenus avec l'ouverture de petits business en parallèle.
Au début de l'insurrection en mars 2011, Khadafi a doublé les salaires des fonctionnaires. Donc avec 1.5 millions de personnes, au moins une personne par foyer reçoit une rente, ce à quoi s'ajoutent des produits subventionnés.
Ce modèle économique fait partie des choses auxquelles les institutions internationales veulent régulièrement s'attaquer, au profit d'un discours d'économie de marché, de remise des Libyens au travail ... Une des questions serait de diminuer le nombre de fonctionnaires et de les remplacer par des subventions sur des produits, ou pour les personnes voulant créer une entreprise... On en est loin en Libye. Pourtant ce système a permis aux populations de survivre et au tissu social de ne pas être complétement détruit. Il y a certes énormément de corruption mais on ne peut réduire les 1.5 millions de barils par entrant en Libye à de la corruption. Il y a des détournements d'argent importants, mais des choses fonctionnent encore, c'est le cas du réseau électrique, ce qui est incroyable. Ainsi, des agents de l'électricité de l'Ouest vont faire des dépannages dans l'Est et dans le Sud. De même pour l'eau qui vient principalement de la grande rivière acheminée depuis le Sud jusqu'à Tripoli. Le service public fonctionne encore et c'est pour cela que le pays ne s'est pas complètement écroulé. Il est donc très difficile de s'attaquer à ce système et de le réformer. On peut améliorer le fonctionnement de la Banque centrale mais là encore il y a peu solutions. Soit l'amélioration est intérieure ; on améliore sa collégialité, sa transparence et sa gouvernance ; c'est là-dessus que travaille le volet économique de l'ONU post-Berlin qui se réunit au Caire. La deuxième solution est une mise sous tutelle par une instance internationale qui contrôle et gère le fonctionnement, ce qui est une atteinte à la souveraineté et pour l'instant aucun mandat n'existe à cette fin. Des expertises sont apportées par la communauté internationale. La France a fourni des experts en gestion bancaire. Ce sont néanmoins des questions qui avancent difficilement dans un contexte de guerre et d'affrontements tel qu'il existe aujourd'hui à Tripoli.
Je crois avoir répondu à toutes vos questions.
M. Cédric Perrin. - Cet éclairage était très intéressant mais je continue à penser que la situation est de plus en plus inquiétante. Dans le rapport que nous avions publié en 2018, nous avions dit que les élections nous paraissaient plutôt compliquées à mettre en oeuvre et aujourd'hui les pays européens semblent malheureusement sortir du jeu. Nous avons peu parlé de l'Italie, mais la France et l'Italie avait été porteurs de nombreuses initiatives. Nous allons continuer nous à la Commission à suivre tout cela avec beaucoup d'attention. Merci beaucoup pour votre intervention sur un pays qui reste un pays clé dans ce secteur.
M. Patrick Haimzadeh. - Merci Messieurs et Mesdames.