Mercredi 19 février 2020
- Présidence de Mme Catherine Morin-Desailly, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 40.
Restitution des oeuvres d'art - Audition de M. Stéphane Martin, ancien président de l'établissement public du musée du Quai Branly - Jacques Chirac
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Nous traitons ce matin de la question des restitutions des oeuvres d'art. À cette fin, nous avons le plaisir d'accueillir Stéphane Martin, qui vient tout juste de quitter ses fonctions de président de l'établissement public du Musée du Quai Branly - Jacques Chirac - poste qu'il occupait depuis 21 années. Merci pour cet engagement au service des cultures ! Nous avions déjà parlé de ces sujets lorsque la question de la restitution des têtes maories s'était posée.
Le rapport commandé par le Président de la République à Felwine Sarr et Bénédicte Savoy sur la restitution du patrimoine africain propose des pistes pour faciliter le retour du patrimoine collecté pendant la colonisation en Afrique. Nous les auditionnerons en dernier : leur rapport me semble pour le moins contestable. Nous installerons tout à l'heure une mission d'information sur ce sujet, dont les rapporteurs seront Alain Schmitz et Pierre Ouzoulias. Une disposition du projet de loi ASAP supprime la commission nationale scientifique des collections, qui n'a jamais pu réellement fonctionner.
M. Stéphane Martin, ancien président de l'établissement public du musée du Quai Branly - Jacques Chirac. - La loi française est l'une des plus protectrices des collections publiques. Le principe d'inaliénabilité a beaucoup d'avantages, mais aussi certains inconvénients. Pour ne prendre qu'un exemple, un certain nombre de masques africains, volés dans les années 1950 au musée de l'Homme, ont été vendus puis revendus, et se retrouvent aujourd'hui dans des collections américaines. Nous ne pouvons pas les récupérer : le droit français interdit toute forme de transaction, alors que certains des propriétaires actuels seraient prêts à nous les rendre contre dédommagement du prix qu'ils les ont payés. Tant la jurisprudence du Conseil d'État que la pratique du ministère de la Culture en ce domaine n'ont fait que se durcir dans les dix à quinze dernières années.
Lors des ventes Artistophil, une ancienne secrétaire du général de Gaulle a voulu céder les brouillons de certaines de ses lettres qu'il lui avait donnés ; la justice a considéré qu'ils avaient toujours fait partie du patrimoine national.
Je pense aussi aux affaires du jubé de Chartres et des pleurants des ducs de Bourgogne. Un musée avait fait une offre d'achat à un propriétaire privé, puis s'est demandé s'il ne serait pas plus simple de dire que les oeuvres n'avaient jamais cessé d'appartenir à l'État. Pour le jubé de Chartres, le Conseil d'État l'a confirmé.
Il est bon qu'un pays protège son patrimoine, mais pas de manière aussi étanche. Il y a des justifications historiques à l'inaliénabilité, comme les ventes révolutionnaires et quelques sorties regrettables des collections. Mais tous les musées, y compris les musées français, ont besoin de faire respirer leurs collections. Lorsqu'une statue khmère a son corps à Phnom Penh et sa tête à Paris, on peut se demander s'il ne vaudrait pas mieux faire en sorte de les réunir.
Par le passé, la France a pu bénéficier de dons du Smithsonian au musée du Trocadéro pour que la France dispose de collections américaines. Puis le patrimoine a été verrouillé : on s'en souvient lorsque s'est posée la question de la restitution des biens juifs. L'article 2 de la loi sur les têtes maories, qui a institué la Commission scientifique des collections, pâtit du fait que celui-ci renvoyait à des décrets le soin d'en fixer les modalités d'application : ces décrets sont rédigés de telle manière que la commission ne peut pas correctement fonctionner.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Merci de le dire.
M. Stéphane Martin. - Parlons clairement ; il y a eu une crainte très vive rue de Valois, où l'on se souvenait de ce qui s'était passé dans les années 1980 à 1990 lors de la création des fonds régionaux d'art contemporain (FRAC) avec le risque que les élus ne soient tentés de se séparer de certaines pièces d'art contemporain.
Nous pouvons aborder la question des restitutions sous trois angles. L'angle culturel, d'abord, qui est au coeur du discours du Président de la République à Ouagadougou. Un fait est incontestable : les collections africaines sont massivement en Occident et les musées africains n'ont pas le matériau suffisant pour nourrir leur muséographie - à condition qu'ils souhaitent le faire, ce qui n'est pas toujours sûr. Nous sommes comme les Américains après la première guerre mondiale : nous avons tout l'or des banques centrales, et ce n'est pas très sain si le but est de faire redémarrer l'économie.
Nous pouvons également analyser cette question sous un angle juridique, celui de l'origine de propriété : nous avons du mal à considérer aujourd'hui la prise de guerre comme un droit naturel. Il y a des notions à inventer - je ne saurais être trop précis dans ce domaine car c'est un vrai travail de législateur - pour améliorer la paix du monde. On peut aussi estimer qu'un objet a dans un pays donné une valeur symbolique telle que son transfert manquera peu, en comparaison, au pays qui le concède. C'est un sujet délicat, car toutes les églises des pays européens sont pleines de drapeaux pris à l'ennemi et la reine d'Angleterre dîne régulièrement sous ceux que les armées britanniques ont pris au nôtre...
Autre angle, l'angle mémoriel, qui est au coeur du rapport Sarr-Savoy : il conduit à considérer que ces objets sont liés à des moments dramatiques, douloureux, voire criminels.
Le Président de la République a fait une déclaration de politique culturelle patrimoniale, utilisant un angle très spécifique, très différent de cette dimension mémorielle : il a regretté qu'il n'y ait pas de lieu en Afrique qui permette aux jeunes Africains de se familiariser avec leur patrimoine. Il a prononcé le mot « restitution » car c'est le mot attendu par les personnes concernées en Afrique. Mais en réalité, il a plutôt évoqué le partage, le travail en commun, pour que l'Afrique entre dans la grande ronde des musées.
La géographie des musées change très vite : il y a trente ans, au Centre Georges Pompidou, un conservateur d'art contemporain avait demandé un ordre de mission pour la Floride ; il lui avait été refusé, considérant qu'il n'y a d'art contemporain qu'à New York et Los Angeles.
Aujourd'hui, l'entrée de la Chine a totalement changé les choses. De nombreuses cultures - j'espère que c'est un peu grâce au Quai Branly - sont prises en compte dans les mensuels publiés par Christie's ou Sotheby's : on y trouve des pages sur l'art indonésien ou taïwanais, alors qu'il y a vingt ans, on n'entendait parler que du Japon ou de la Corée.
Pour faire entrer l'Afrique dans cette géographie, il faut des prêts, mais aussi un certain nombre de transferts de propriété. Il faut prendre enfin en compte un aspect diplomatique : dans l'affaire des manuscrits coréens, on avait ainsi considéré que des manuscrits qui ne manqueront pas vraiment à la Bibliothèque nationale de France pouvaient être transférés, puisque cela est si important pour le pays d'origine.
L'une des caractéristiques du rapport Sarr-Savoy, c'est qu'il a été demandé à deux personnes qui ne sont pas des gens de musées. En Afrique, les intellectuels privilégient les carrières universitaires, ce sont des écrivains, des enseignants, des artistes, mais ils ne sont pas intéressés par les carrières muséales. Il est beaucoup plus enrichissant - dans tous les sens du terme - d'être recteur d'université que conservateur : on peut ainsi être invité dans les universités américaines. Felwine Sarr n'est pas du tout un homme de musées et Bénédicte Savoy est historienne, spécialiste des collections napoléoniennes. C'est un choix plutôt étrange.
La question des restitutions ne peut être traitée qu'individuellement ou par groupe d'objets. On ne peut pas considérer que tout ce qui s'est passé pendant une période est nul et non avenu, comme le propose le rapport, qui jette l'opprobre sur toutes les acquisitions faites avant 1962.
Le rapport propose également un partage de responsabilités entre le pays d'origine des biens appartenant aux collections et la France. Je crois au contraire que la sortie d'un bien du patrimoine national ressort exclusivement de la Nation, et non des commissions mixtes évoquées par le rapport.
Ce rapport est enfin un cri de haine contre le concept même de musée - je suis d'ailleurs étonné que le ministère de la culture n'ait pas réagi à ce propos. Le musée est présenté comme une invention occidentale, voire un lieu criminel, où l'on retire leur magie aux objets, qui sont abandonnés à la perversité de Picasso ou d'Apollinaire...
Il est vrai qu'un musée est un lieu à part. Mais de même qu'un lion né en captivité ne peut facilement retourner à la vie sauvage, de même il est impossible de rendre à un objet muséographié la plénitude de son pouvoir d'origine. Il est fou de croire que ces objets pourraient retrouver un rôle traditionnel. Vous ne marchez plus dans les chaussures de Marilyn Monroe exposées au musée du costume, c'est ainsi !
Il est urgent de définir une stratégie double. Il faut d'abord réfléchir aux moyens par lesquels la France veut participer à l'extension des musées en Afrique. Aucun musée n'a été construit avec de l'argent français en Afrique : celui du Mali a été créé grâce à l'Union européenne, le musée des civilisations noires à Dakar avec de l'argent chinois. La France a participé à la rénovation du musée du Cameroun mais elle a globalement dépensé très peu, alors que tous ces musées pourraient être transformés pour des sommes dérisoires. Mais pour cela, il faut travailler avec des gens de musée, et non avec des professeurs d'économie.
Deuxième aspect : on peut faire sortir les pièces des collections pour les trois motifs que je vous ai indiqués. Il conviendrait de déterminer des principes éthiques, des principes supérieurs du droit en vertu desquels des objets pourraient participer à la vie de ces futurs musées. Certains - que je crois peu nombreux - qui ont été volés au sens contemporain du terme devraient être restitués : j'ai approuvé par exemple la restitution du trésor de Béhanzin, qui est clairement une prise de guerre. Des restitutions pourraient aussi être décidées dans le cadre d'un nouvel humanisme, ce qui nécessite un travail scientifique. Mais c'est un tort d'envisager une restitution simplement comme un cadeau pour faire plaisir lors d'un voyage diplomatique.
L'outil prévu par l'article 2 de la loi relative aux têtes maories, la Commission scientifique nationale des collections, était trop complexe. Le British Museum a une pratique assez intéressante : il confie les décisions de déclassement à une commission indépendante et composée de très hautes autorités dont la décision est sans appel. Une autre solution est de recourir à des lois de circonstance. Ce n'est pas à moi de me prononcer. Il faut en tout cas réfléchir à une base sur laquelle prendre les décisions.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - En effet, la Commission scientifique nationale des collections avait vocation à être composée de personnalités d'origines diverses, pas seulement des conservateurs. Je regrette que le Gouvernement ait empêché cette commission de travailler...
M. Alain Schmitz, rapporteur. - Le Président de la République, à Ouagadougou, a parlé de restitution temporaire. Le rapport, en revanche, ne l'envisage que de manière définitive. J'ai lu à son propos : « Beaucoup de brutalité et peu de finesse ». Il inverse en effet la charge de la preuve : la France devrait prouver qu'elle a acquis les biens légalement. Quid de l'inaliénabilité et de l'imprescriptibilité des biens ? Quelle compatibilité avec la vocation universaliste des musées en Europe ?
Préférez-vous les lois de circonstances ou la fixation de critères légaux pour les restitutions ? Jusqu'à présent, le choix a été plutôt fait de lois de circonstances votées après une déclaration du Président de la République...
Les musées revendiquent d'être associés : faut-il accéder à leur demande et comment ? Ne doit-on pas craindre une instrumentalisation des musées dans le cadre de la diplomatie culturelle ?
Si vous me permettez une question plus personnelle : vous qui avez longtemps travaillé avec le président Chirac, savez-vous quelle position il avait sur ces questions ?
M. Stéphane Martin. - Je n'ai jamais évoqué cette question avec lui.
Pour le reste, le rapport n'a pas été piloté. Ses auteurs, au lieu de répondre à la question, ont parlé de ce dont ils avaient envie de parler : les crimes de la colonisation et leur réparation.
Le rapport part du principe que les objets ont été systématiquement acquis dans la violence, et que lorsqu'ils ont été achetés, quel que soit le prix d'acquisition, celui-ci était en-dessous des prix du marché - certes, c'est vrai dans le sens où un objet chinois coûte moins cher en Chine que dans un magasin d'objets chinois en Europe...
L'expérience montre l'absence d'un tel décalage de prix. Un jeune chercheur africain a ainsi montré que les objets légués par le docteur Harter, par exemple, originellement des cadeaux des rois Bamiléké, lui avaient été donnés par ces derniers en pleine conscience de leur grande valeur, parce qu'il avait réussi à ralentir la lèpre chez leurs épouses - ce n'est pas rien !
Le rapport considère l'universalité des musées comme une mauvaise chose - idée répandue dans l'opinion de gauche comme de droite : on peut ainsi lire des articles dans Le Figaro qui se réjouissent du retour d'un dessin italien en Italie. Il semble naturel de penser que le monde serait meilleur si toutes les statuettes revenaient dans les niches de l'église où elles étaient initialement placées.
Or je pense que les objets se transforment. La statue du dieu Gou, que les Béninois songent maintenant à nous réclamer, a été réalisée par un prisonnier de guerre dans un royaume voisin d'Abomey, sur commande du roi pour l'aider lors d'une bataille. Comme elle n'a pas eu l'effet escompté, elle a été abandonnée sur une plage et récupérée par un capitaine français, quelques années après sa réalisation. Puis elle a passé 150 ans au Louvre, elle a déclenché la passion d'Apollinaire, a été dessinée par Picasso... Quelle est sa nationalité ? Quelle est la nationalité de la Joconde ? Est-elle italienne, française ou... japonaise, puisque ce sont principalement des Japonais qui viennent l'admirer ? (Sourires)
Un pays va à l'encontre de ce mouvement opposé à l'universalisme des musées, c'est la Chine. Après avoir ouvert des musées uniquement consacrés à l'art chinois - la culture chinoise étant comme chacun sait la première au monde - elle a évolué vers le modèle américain des années 1890, c'est-à-dire le musée universel.
Je n'ai pas d'opinion sur le choix de l'instrument juridique. Mais il serait de toute manière utile de fixer des critères.
Les musées seraient très demandeurs d'être associés ? Je n'ai pas eu ce sentiment. En France, les musées ne sont pas propriétaires de leurs collections, ils n'en sont que les affectataires. Les conservateurs du Quai Branly ont ainsi le sentiment de n'être que les gardiens des oeuvres, et que le propriétaire, l'État, doit prendre ses responsabilités. C'est d'ailleurs pour cela qu'ils ont si mal vécu les accusations de maltraitance des oeuvres du rapport Sarr-Savoy.
Mme Catherine Dumas. - Merci pour votre franchise, notamment concernant le rapport Sarr-Savoy. Je partage largement ce que vous avez dit. Oui, il faut de l'humanisme.
Tous les peuples doivent avoir accès à leur patrimoine, mais pas de n'importe quelle façon. Y a-t-il un inventaire des oeuvres concernées ? D'autres pays ont-ils la même démarche ?
M. Stéphane Martin. - Il est indiscutable que la plupart des musées européens ont effectué un gros travail sur la provenance des oeuvres et leur description. Nous faisons ce travail au Quai Branly depuis 20 ans - sans vouloir critiquer les autres musées, la qualité des fiches qui ont accompagné les objets transférés du musée de l'Homme était inégale... elles se bornaient souvent à « don de M. Untel » ou « legs de Mme Unetelle ». Il a fallu rechercher le lien avec l'Afrique, la période où il a été collecté...
Les grandes opérations de collecte - telles que la croisière noire ou la croisière jaune - n'ont pas été suivies administrativement. On ne connaît pas bien l'origine des crédits d'acquisition, sans compter que les collecteurs gardaient certaines pièces pour eux.
Le ministre insiste beaucoup sur ce travail concernant l'origine des pièces. Nous avions commencé à le faire mais il faut que les musées accélèrent. L'Allemagne est en train de le faire : elle va en effet ouvrir à Berlin, ancienne capitale du Reich, le Humboldtforum, qui sera un musée plus traditionnel que le quai Branly, lequel se voulait plutôt un Centre Pompidou des cultures du monde avec l'idée d'un dialogue entre les arts et les techniques. En ouvrant un musée destiné à présenter les cultures du monde, les Allemands ont assez peur de la manière dont l'opinion publique, qui a évolué très rapidement, va réagir.
Notre système d'enseignement de l'histoire de l'art ne favorise pas la connaissance de ces collections. Il y a très peu d'enseignements sur l'art africain à l'université ; l'Institut national de l'histoire de l'art (INHA) se penche sur le sujet mais c'est relativement nouveau. C'est ce qui explique que l'on manque de spécialistes parmi les lauréats du concours.
Oui beaucoup de pays ont procédé à des restitutions. Les Britanniques n'ont pas rendu leurs têtes maories, mais la commission dont je vous ai parlé sert de soupape. Pour dire les choses clairement, les Britanniques restituent des objets de manière à ne pas avoir à restituer les marbres d'Elgin (Sourires). Les Néerlandais et les Belges ont restitué des oeuvres - pas toujours avec succès : des oeuvres rendues par la Belgique au Zaïre se sont vite retrouvées sur le marché ; les Néerlandais ont restitué un totem d'une région du Canada à des populations dont l'on sait avec quasi-certitude qu'elles n'occupaient pas cette région à l'époque de son acquisition...
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Face à ce mouvement, il est préférable de prendre les choses en main et d'essayer de dégager des critères devant présider aux décisions de restitution. C'était l'une des raisons d'être de la Commission scientifique nationale des collections, qui était chargée d'identifier les cas dans lesquels il était possible de procéder à un déclassement.
M. Stéphane Martin. - Les musées français ont été traumatisés par la loi Nagpra (Native American Graves Protection and Repatriation Act), qui permet de restituer des objets funéraires aux tribus indiennes aux fins de destruction - la notion d'objet funéraire n'est pas forcément claire : une paire de mocassins ayant servi à danser une danse funèbre en est-il forcément un ? Il y a eu une grande vague de restitutions en application de la loi Nagpra dans les années 1970 et 1980 avec la disparition des objets ainsi rendus. L'une des craintes à l'occasion de la restitution des têtes maories était qu'elles soient réinhumées. Sur ce point, nous avons été rassurés : si elles ne sont pas accessibles au public, elles le sont aux spécialistes, et notamment aux tatoueurs patentés. Elles traverseront donc les siècles. La situation n'est évidemment pas la même si la restitution a pour but la conservation ou la disparition.
M. Laurent Lafon. - Existe-t-il une définition au niveau international de règles éthiques - je pense à l'Unesco par exemple ?
Le musée du quai Branly a-t-il un projet de partenariat en Afrique, comme le Louvre au Moyen-Orient ?
Mme Laure Darcos. - J'ai beaucoup aimé vos propos sur l'universalité des oeuvres. J'en veux pour preuve le musée du Louvre Abu Dhabi - ville qui existe depuis moins d'un siècle. Le Louvre a réussi à présenter à un public à 70 % local - des oeuvres qu'il ne connaissait pas. C'est un modèle à suivre.
Vous avez beaucoup parlé de la Chine ; l'Institut Confucius est en effet le principal concurrent de l'Institut français. Pourquoi n'associons-nous pas davantage les Instituts français dans le domaine artistique ?
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Le Louvre Abu Dhabi a certes bénéficié de la participation des conservateurs du Louvre, mais c'est la volonté politique qui a donné l'impulsion. Je me souviens avoir lu beaucoup de tribunes de conservateurs qui s'y opposaient.
Mme Françoise Laborde. - Vous avez parlé sans langue de bois, c'est bien. Je suis membre de la mission d'information qui va travailler sur le sujet mais je n'ai pas de religion sur la question. Il va falloir définir des notions comme celles de restitution, d'universalité... Faire entrer l'Afrique dans le cercle des musées est un bel objectif, mais nous pouvons aller plus loin. La loi Nagpra peut certes nous effrayer, mais dans le même temps, n'est-il pas logique qu'un pays fasse ce qu'il veut des objets qu'on lui restitue ?
Mme Dominique Vérien. - Restituer un objet signifie qu'on renonce tout à fait à sa propriété. Comment faire, dans ce cas, pour s'assurer de la conservation des objets si l'on considère que leur passage dans un musée leur donne un caractère universel - sans pour autant donner l'impression de mettre les pays sous tutelle, ce qui ne manquerait pas d'être qualifié de colonialiste ? Un musée du quai Branly africain n'est-il pas une solution ?
Mme Maryvonne Blondin. - L'article 10 de la loi ASAP, que nous examinerons la semaine prochaine, supprime la Commission scientifique nationale des collections. Créée à la suite de la loi de 2010 sur les têtes maories, elle est compétente pour émettre des avis sur les décisions de déclassement de collections. Imaginons qu'elle soit effectivement supprimée ; pensez-vous qu'une autre autorité devrait en reprendre les compétences ?
M. André Gattolin. - Le Louvre Abu Dhabi n'a pu voir le jour que grâce à l'agence France-Muséums, avec l'aide de Marc Ladreit de Lacharrière. Vincent Eblé et moi avons rédigé un rapport sur France-Muséums : il était clair que le Louvre Abu Dhabi a été fait avec l'argent de cet émirat, et non du Louvre. Si nous imaginons un Louvre d'Afrique, il faudrait en trouver le financement.
À ce propos, Marc Ladreit de Lacharrière nous avait annoncé qu'il souhaitait léguer un jour ses collections notamment au musée du Quai Branly, s'inscrivant dans ce patriotisme patrimonial.
S'agissant du droit de préemption exercé par l'État, j'ai longuement échangé avec Mme Le Floc'h, propriétaire du pleurant du tombeau de Philippe le Hardi. Il se trouve que, voulant le vendre, le Conseil d'État a décidé que cette oeuvre n'avait jamais cessé d'appartenir à l'État. Le risque est que se crée un marché noir. D'autant que Mme Le Floc'h m'a indiqué être redevable de 400 000 euros de droits de succession.
J'ai d'ailleurs senti que vous étiez dubitatif au regard de la démarche de l'État.
M. Stéphane Martin. - À ma connaissance, l'Unesco n'a jamais travaillé à la définition de règles éthiques qui pourraient guider les décisions de restitution. À une époque, concernant des oeuvres particulièrement importantes pour le patrimoine de l'humanité, elle a travaillé sur la notion de propriété collective. Par exemple, le plafond de la chapelle Sixtine appartient au Vatican, mais en cas de travaux de restauration, c'est une commission internationale qui se réunit. N'appartient-il de fait pas plutôt à la communauté des hommes ? Ne faudrait-il pas définir une notion de responsabilité transcendant la propriété réelle de l'oeuvre ?
L'Unesco peut être un lieu de réflexion, mais l'on sait que le dialogue n'y est pas toujours facile.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - N'est-ce pas le rôle du Conseil international des musées (ICOM) et du Conseil international des monuments et des sites (Icomos) ?
M. Stéphane Martin. - Ces deux institutions sont très sensibles au vent de l'histoire. Étrangement, leurs membres ne sont pas nécessairement des conservateurs de musée. Elles ont de fait proposé une définition du musée qui ne cadre pas du tout avec la conception française que l'on retrouve par exemple dans la loi musées de 2002.
Concernant le soutien à la politique muséale en Afrique, Franck Riester mène actuellement une mission sur l'accompagnement de la restitution des oeuvres de Béhanzin et la construction d'un musée à Abomey, mission à laquelle nous participons et quelque peu complexe sur les plans politique et juridique.
Nous coopérons avec un certain nombre de musées africains. Le musée du Quai Branly va organiser l'année prochaine une exposition sur la route des chefferies, exemple d'objets muséographiques conçus par des Africains pour un public de touristes occidentaux et de visiteurs africains. Dans un ensemble de petits royaumes camerounais ont été créés des musées pour que les rois locaux conservent leurs regalia et les trésors de leurs chefferies. Nous voulons montrer qu'il existe des solutions muséographiques spécifiques à l'Afrique qui ne sont pas forcément celles du musée occidental.
La question de l'universalité, soulevée par Laure Darcos, est très importante, mais elle n'est pas toujours facile à faire entendre par nos interlocuteurs. Par exemple, le bâtiment abritant le musée de Dakar, bien conçu par ailleurs, a été construit par les Chinois sans contenu préalablement défini. Les Sénégalais ont décidé d'en faire, non pas un musée du Sénégal ou même de l'Afrique, mais un musée de l'histoire des civilisations noires, à partir des travaux de Cheikh Anta Diop. Cela nécessitait l'acquisition de collections situées hors du Sénégal - sollicitée, l'Égypte n'a pas donné suite.
Nous avons été sollicités par ce musée pour la constitution d'une vitrine de masques. Nous leur avons alors proposé de leur confier également des masques japonais, suisses, ce qu'ils ont accepté.
Un an après l'ouverture, Laurent Le Bon, président du musée Picasso, leur a proposé une exposition Picasso, manière pour eux d'entrer dans la communauté des musées, dans le flux de prêts entre musées. Malheureusement, je crains que cette exposition n'ait pas lieu, le directeur du musée de Dakar l'estimant hors sujet par rapport à l'objet du musée.
Mme Laborde disait que c'est le pays qui reçoit qui décide. Il faudrait que cette question soit tranchée. Le Président de la République a employé le mot « restitution » à dessein pour ne pas frustrer ses auditeurs, mais cela a des conséquences. Le rapport Sarr-Savoy propose un retour à l'état antérieur des objets. Selon moi, on peut distinguer deux dimensions dans la restitution : une restitution de musée à musée pour la vie muséale internationale ; une restitution tout court, option plus radicale.
Travailler de musée à musée permet d'éviter cette forme de mise sous tutelle qu'évoquait Mme Vérien, les restitutions ne se faisant pas sous contrôle. Le rapport Sarr-Savoy souligne la nécessité de ne pas infantiliser les bénéficiaires de ces restitutions.
L'organisation de ces transferts dans le cadre d'une politique patrimoniale conjuguant politique de retour d'objets et politique de soutien aux musées réglerait une grande partie des problèmes.
Ce qu'il s'est passé au Zaïre il y a une vingtaine d'années à la suite des restitutions par le musée Tervuren ne serait plus possible aujourd'hui : les Africains demanderaient des comptes si les objets devaient connaître un mauvais destin. N'oublions pas que nous sommes désormais à l'heure de l'internet et des réseaux sociaux.
Madame Blondin, j'ignorais qu'il était prévu de supprimer la Commission scientifique nationale des collections. Indiscutablement, cette commission ne fonctionne pas aujourd'hui. Mais peut-être, dans l'esprit du ministère, ne s'agit-il pas nécessairement d'un acte hostile ; peut-être veut-il la remplacer par autre chose ?
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Il n'a fait aucune proposition en ce sens. Le principe de cette commission est d'abord né d'une initiative du rapporteur de la loi musée au Sénat, Philippe Richert, en 2002. La loi de 2010 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande en avait de nouveau imposé le principe et en avait modifié la composition pour permettre le travail de réflexion que vous avez évoqué. Seulement, les décrets d'application n'ont pas traduit la volonté du législateur.
M. Stéphane Martin. - Cela s'inscrit dans une démarche globale. J'en ai souvent alerté les différents ministres de la culture. À cet égard, la décision du Conseil d'État relative au fragment du jubé de la cathédrale de Chartres va très loin et encourage une vision très étendue de la domanialité publique dangereuse à terme et qui risque d'être battue en brèche par Bruxelles ou la Cour européenne des droits de l'homme.
Monsieur Gattolin, Marc Ladreit de Lacharrière a tenu parole et a légué sa collection d'art africain au musée du Quai Branly, qui fait des travaux pour l'accueillir. Sinon, la réalisation d'un Louvre Abu Dhabi en Afrique me paraît difficile à imaginer, d'autant que celui-ci a été conçu peu ou prou sur le modèle des Guggenheim : c'est le demandeur qui paie.
Ce qui est plus urgent, c'est de redonner leur dignité aux conservateurs africains. Voyez la liste de ceux qui ont été auditionnés pour le rapport Sarr-Savoy : seulement deux ou trois, dont le conservateur du musée de Dakar. Il faut former des conservateurs africains, car, à ce jour, ce sont les derniers de la classe qui choisissent ce travail. Quand on est universitaire en Afrique, les débouchés sont importants aux États-Unis ; en revanche, les conservateurs ont peu de débouchés. Il faut insister auprès de nos interlocuteurs africains pour que ces personnalités soient traitées comme elles doivent l'être - salaires décents, perspectives de carrière, etc. - et aider à la rénovation d'un certain nombre de musées.
De même, nous travaillons trop peu avec le réseau sud et ouest-africain, alors qu'il nous faudrait bâtir une politique de musée à musée.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Merci pour ce temps d'échanges et de réflexion. Nous avons encore bien d'autres personnes à auditionner, mais il était important que nous commencions par le représentant d'une institution qui a beaucoup contribué à ces échanges.
L'exemple des têtes maories m'a montré qu'une restitution bien pensée et bien construite n'est pas la fin d'une aventure, mais le début d'une nouvelle aventure et d'un nouveau dialogue interculturel. La restitution des têtes maories a régénéré la relation entre musées, entre institutions, entre conservateurs et artistes, lesquels travaillent ensemble aujourd'hui selon de nouvelles modalités et a ouvert un champ de possibilités très enrichissant pour les pays concernés.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Mission au Mexique - Présentation du rapport d'information
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Mes chers collègues, une délégation de notre commission, que je présidais, s'est rendue au Mexique en septembre dernier ; elle était aussi composée d'Annick Billon, de Max Brisson, de Mireille Jouve, de Damien Regnard et de Sylvie Robert. Nous ne vous présentons qu'aujourd'hui le compte rendu de ce déplacement en raison du calendrier très chargé de notre commission à la fin de l'année 2019. Alors que nos derniers déplacements avaient porté sur les questions d'éducation en Inde et d'audiovisuel en Israël, notre bureau a jugé opportun d'examiner cette année l'état des coopérations et partenariats que notre pays met en place dans le domaine culturel et patrimonial.
Le Mexique s'est très vite imposé pour des raisons évidentes. Il s'agit d'un pays tout à fait stratégique pour la France. Porte d'entrée vers le continent américain et l'espace Pacifique, le Mexique partage avec nous un grand nombre de préoccupations sur la scène internationale, notamment la défense du droit international, du multilatéralisme et de la diversité culturelle. Nous avons donc tout intérêt à entretenir et développer des relations étroites avec lui. L'arrivée au pouvoir, le 1er décembre 2018, d'Andrés Manuel López Obrador, surnommé AMLO, peut constituer à cet égard une opportunité. Le nouveau président, élu sur la promesse de faire du Mexique un pays plus juste et plus sûr, a engagé le pays dans une vaste transformation.
Même si les questions de politique intérieure sont évidemment prioritaires sur son agenda, le nouveau président pourrait être tenté de faire en sorte que le Mexique pèse davantage sur la scène internationale, d'autant qu'il cherche à réduire sa dépendance vis-à-vis des États-Unis. Le Mexique ne manque pas d'atouts à mettre en avant et sa richesse culturelle en est clairement un d'importance. Il en est d'ailleurs conscient, puisqu'une direction de la diplomatie culturelle chargée de promouvoir le pays à l'étranger vient juste d'être créée au sein du ministère mexicain des affaires étrangères. Compte tenu de nos convergences en matière culturelle, la venue de notre délégation était donc utile pour consolider, notamment au niveau parlementaire, les relations nouées par notre diplomatie sur place. Nous avons d'ailleurs été excellemment reçus par la nouvelle présidente du Sénat mexicain.
Loin de moi l'idée de vous faire un cours de civilisation mexicaine, mais vous savez combien la culture de ce pays est ancienne, riche et diversifiée. C'est véritablement un pays de culture. Nous en avons eu un bon aperçu en visitant le musée Amparo à Puebla qui retrace l'histoire artistique du pays avec une vaste collection d'art mexicain depuis la période préhispanique jusqu'à la scène contemporaine. Le poids du secteur culturel n'est pas négligeable dans l'économie mexicaine : il représente environ 3 % de son produit intérieur brut. La ville de Mexico compte d'ailleurs le plus grand nombre de musées au monde après Londres.
Ce voyage nous a permis de mesurer à quel point les Mexicains étaient attachés à leur patrimoine, pas seulement les biens inscrits au patrimoine mondial de l'Unesco, mais plus encore le patrimoine de proximité. L'église est un vrai ciment pour les communautés villageoises. Les Mexicains sont également très fiers de leur artisanat, de leur folklore et de leurs traditions populaires. Nous sommes repartis deux jours avant la fête de l'indépendance nationale, mais les préparatifs laissaient imaginer l'importance des festivités.
Cela explique sans doute pourquoi le nouveau président AMLO veut faire de la culture un instrument d'inclusion sociale auprès des publics défavorisés et mieux promouvoir les cultures populaires et indigènes. Son objectif est de permettre aux Mexicains de se réapproprier leur patrimoine et de tirer fierté de leurs racines et de leur culture.
Il faut savoir que le Mexique ne dispose que depuis quelques années d'un ministère de la culture à part entière. Jusqu'en 2015, il prenait la forme d'un conseil des arts et lettres placé auprès du ministre de l'éducation nationale, même si plusieurs organismes disposant de services déconcentrés étaient déjà chargés de mettre en oeuvre la politique culturelle, notamment : l'Institut national d'anthropologie et d'histoire (INAH), créé en 1939 pour préserver, protéger et assurer la promotion du patrimoine archéologique, anthropologique, paléontologie et historique du Mexique ; l'Institut national des beaux-arts et de la littérature (INBA), créé en 1946 pour protéger, diffuser et promouvoir le patrimoine et la création artistiques ; l'Institut national du droit d'auteur (Indautor), créé en 1996 pour garantir la protection des droits de la propriété intellectuelle ; et l'Institut national des langues indigènes (Inali), créé en 2003 pour promouvoir et protéger l'usage des langues indigènes du Mexique.
La politique culturelle française constitue l'une des références du jeune ministère de la culture mexicain. Il s'intéresse particulièrement aux politiques que nous avons mises en place pour faciliter l'accès aux biens culturels sur l'ensemble du territoire, notamment hors des grandes villes, et pour éveiller les jeunes aux arts et aux pratiques artistiques et culturelles par le biais de l'EAC. Le caractère fédéral de l'État mexicain l'incite aussi à observer de très près nos mécanismes de décentralisation culturelle.
Nous avons été sensibles à la francophilie des autorités mexicaines que nous avons rencontrées, dans les ministères comme au Parlement. La ministre de la culture, qui n'a pas ménagé son temps, la présidente du Sénat mexicain et la présidente de sa commission de la culture ont toutes trois manifesté le désir d'intensifier le dialogue avec notre pays en matière culturelle.
Cela fait maintenant deux ans que la coopération culturelle entre la France et le Mexique est entrée dans une nouvelle dynamique à la suite des visites croisées des précédentes ministres de la culture, Françoise Nyssen au Mexique en octobre 2017 et son homologue mexicaine à Paris en avril 2018. Les deux ministres ont alors conclu un arrangement administratif dans les domaines de la restauration et de la conservation du patrimoine culturel. Il vise à faciliter les échanges entre les spécialistes de la restauration du patrimoine des deux pays et à organiser les modalités de notre soutien pour la restauration des biens culturels mexicains endommagés lors des séismes de septembre 2017.
La France s'est en effet engagée à aider à la restauration de deux monuments emblématiques, dont l'église franciscaine de Huaquechula, où nous nous sommes rendus. Elle devrait également apporter son assistance pour la formation de professionnels et d'artisans mexicains aux enjeux et techniques de la restauration du patrimoine. L'association Rempart, que nous connaissons bien, est de son côté mobilisée pour faire partager son expérience en matière de participation de la société civile à la restauration du patrimoine historique.
Au-delà du terrible bilan humain, les tremblements de terre des 8 et 19 septembre 2017 ont causé d'importants dégâts au patrimoine monumental mexicain. Plus de 2 000 édifices ont subi des dommages, parmi lesquels un certain nombre sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco. La moitié d'entre eux a d'ores et déjà pu être remis en état, mais un tiers présente des dommages plus sévères et leur restauration est évidemment plus longue et complexe. L'Institut national d'anthropologie et d'histoire, en charge de coordonner les travaux, s'est donné pour objectif d'achever l'essentiel du travail de restauration d'ici à 2021.
Je dois dire que les échanges que nous avons eus avec les autorités mexicaines sur ces questions de restauration du patrimoine ont été d'autant plus riches et profitables que nous avions nous-mêmes largement approfondi notre réflexion les mois précédents avec le projet de loi relatif à Notre-Dame.
Nous avons retrouvé plusieurs des problématiques auxquelles nous sommes confrontés, à savoir les problèmes posés par le défaut d'entretien du patrimoine historique ou encore la nécessité de conduire une restauration qui respecte l'intégrité du monument. Les édifices qui ont subi les dommages les plus sévères lors des séismes sont ceux qui étaient les moins bien entretenus ou qui avaient fait l'objet de précédentes restaurations menées à la hâte et avec des matériaux inappropriés. L'utilisation du béton lors de restaurations antérieures a ainsi aggravé les dommages subis par les bâtiments lors du séisme. D'où la nécessité de réunir un maximum de documentation sur l'édifice, d'établir un diagnostic préalable le plus complet possible avant d'entreprendre les travaux et d'être vigilants sur le choix des matériaux.
L'autre difficulté que rencontrent les Mexicains pour mener à bien ces restaurations, c'est évidemment la disparition des savoir-faire et le manque d'artisans qualifiés. Comme nous avec le chantier de Notre-Dame, ils veulent profiter de ce drame pour former au niveau local aux métiers du patrimoine - c'est aussi un moyen de redonner des emplois aux habitants des zones sinistrées. Ils veulent également utiliser ces différents chantiers pour définir des méthodologies qui pourront être transposées lors de restaurations ultérieures similaires. C'est un enjeu de taille, car au-delà des besoins en matière de restauration liés aux séismes, de nombreux édifices mexicains sont en attente de restauration. La protection du patrimoine monumental dans sa diversité figure d'ailleurs parmi les priorités du ministère de la culture mexicain dans l'optique de reconnaître le caractère pluriculturel de la nation mexicaine.
Nos interlocuteurs ne nous ont pas caché que l'une des plus grandes difficultés consistait à réunir les financements nécessaires. Le pays s'est en effet engagé dans un programme d'austérité et l'argent public ne suffit pas. Il manque singulièrement pour financer les opérations qui accompagnent généralement ces chantiers de restauration, comme les fouilles archéologiques. L'aide apportée par les États étrangers est essentiellement d'ordre technique. J'espère que nous aurons pu faire oeuvre utile, en incitant les autorités à réfléchir aux opportunités que pourrait leur offrir la mise en place d'un dispositif législatif d'incitation au mécénat - j'ai d'ailleurs fait état du rapport de juillet 2018 de nos collègues Maryvonne Blondine et Alain Schmitz sur ce sujet. Même si elles n'ont pas fermé la porte, nous les avons malheureusement senties réservées sur le sujet. Les Mexicains sont méfiants, semble-t-il, à l'égard de l'argent privé, quand il s'agit de financer des opérations d'intérêt public.
Le bureau de l'Unesco au Mexique est évidemment très mobilisé sur ces questions de patrimoine. Le Mexique est le pays d'Amérique latine qui compte le plus de biens classés au patrimoine mondial, mais il est également en bonne position à l'échelle mondiale, où il occupe la septième place. Au-delà des problématiques de conservation, l'Unesco accompagne les autorités mexicaines dans la valorisation de leur patrimoine et dans le développement d'un tourisme durable et d'un urbanisme raisonné.
L'Unesco est également très active pour aider le Mexique à développer des outils de promotion des droits culturels, un principe dont nous avons beaucoup débattu avec nos homologues mexicains lors de ce déplacement. Nous n'avons pas tout à fait la même approche sur la question. Pour nous, les droits culturels sont un moyen de reconnaître chaque individu dans son égale dignité et ce sont donc des droits individuels qui peuvent être exercés seul ou en commun. Le Mexique, au contraire, promeut davantage les droits culturels pour défendre l'identité culturelle de chacune de ses différentes communautés. Son approche de la notion est donc davantage communautariste. Il n'en demeure pas moins que nous avons eu des débats passionnants autour de cette notion.
Les Mexicains sont en particulier très sensibles au problème de l'appropriation culturelle, accusant plusieurs marques occidentales de copier des broderies et motifs de l'artisanat traditionnel mexicain. Ils ont également évoqué le trafic illicite d'oeuvres d'art précolombien partout dans le monde et, indirectement, la question des restitutions. Ils ont notamment regretté que notre législation fasse aujourd'hui porter sur le requérant la charge de prouver le caractère illicite de l'acquisition. Ce sont des questions, sur lesquelles la mission d'information sur les restitutions aura l'occasion de se pencher prochainement.
Quoi qu'il en soit, toutes ces discussions ont révélé à quel point les sujets d'intérêt commun sont nombreux entre nos deux pays dans le domaine culturel.
D'une part, nous avons identifié de nombreux sujets sur lesquels notre expérience et notre expertise pourraient leur être utiles. C'est le cas, par exemple, des questions de défense des langues régionales, d'éducation artistique et culturelle ou de protection du patrimoine vivant et immatériel. La ministre avait d'ailleurs des rendez-vous de travail programmés avec l'Institut national de la propriété industrielle français la semaine de notre venue. Nous avons de notre côté insisté sur ce qui pouvait être fait pour protéger et promouvoir les métiers d'art et l'artisanat, par exemple avec les marques territoriales.
Sur ces questions, les autorités mexicaines estimeraient d'ailleurs souhaitable que des coopérations franco-mexicaines se mettent en place au niveau national comme au niveau des territoires. La ministre de la culture s'est montrée favorable à ce que les collectivités mexicaines et françaises collaborent directement en matière culturelle.
D'autre part, nos échanges ont montré que nos intérêts convergent sur plusieurs sujets, sur lesquels nous pourrions tout à fait envisager de faire front commun au niveau international. Je pense en particulier à la défense de la diversité culturelle, du multilinguisme, mais aussi de notre souveraineté culturelle et du droit d'auteur à l'heure du numérique. La proximité des États-Unis est évidemment un facteur de sensibilisation à ces questions pour les Mexicains.
La ministre de la culture nous a d'ailleurs fait part de son voeu que la France et le Mexique puissent conclure un accord de coopération dans le domaine culturel qui irait au-delà de l'arrangement administratif conclu jusqu'ici, mettant en avant les nombreux ponts artistiques et créatifs entre nos deux pays et les nombreuses expositions en perspective - je pense par exemple à l'exposition olmèque qui débutera en mai prochain au musée du Quai Branly. Même si ce n'était pas l'objet principal de notre déplacement, nos discussions sur place ont d'ailleurs montré que les champs de coopération possible débordaient largement le cadre culturel : ainsi, ces discussions ont souvent dérivé vers les questions d'éducation et de défense des droits des femmes. Je laisserai le soin à mes collègues Max Brisson, rapporteur de la loi pour une école de la confiance, et Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, de vous en parler plus longuement s'ils le souhaitent.
Pour ma part, je voudrais conclure mon propos par un dernier sujet, celui de la place du français au Mexique. Cette question est tout à fait centrale pour garantir la pérennité des coopérations que nous mettons en place, car on coopère toujours mieux avec celui que l'on connaît, que l'on comprend et dans lequel on a confiance. Comment envisager des partenariats universitaires et scientifiques sans cela ?
Oui, le Mexique est globalement francophile et l'Institut français d'Amérique latine (IFAL) attire, mais ne nous reposons pas sur nos lauriers : le bâtiment de l'IFAL, dans lequel les étudiants inscrits suivent leurs cours, est particulièrement vétuste - les derniers travaux d'ampleur remontent à 1986. Nous avons une nouvelle fois été les témoins des conséquences de la réduction des crédits alloués aux alliances françaises. Les conditions d'accueil des étudiants véhiculent une image triste et vieillissante de la France, peu propice à la promotion de la francophonie. Nous avons constaté que le service culturel déployait beaucoup d'énergie pour promouvoir la langue française auprès des Mexicains, les accueillir dans les établissements français et plaider pour améliorer l'enseignement du français au sein des établissements mexicains auprès des autorités mexicaines, mais la réussite de leur entreprise dépend beaucoup des moyens que notre pays est prêt à y consacrer.
C'est aussi le cas en ce qui concerne la place de France Médias Monde au Mexique. Des efforts importants restent nécessaires pour renforcer la diffusion de France 24 en français, en anglais et en espagnol par les câblo-opérateurs mexicains. Il ne faut pas sous-estimer ces enjeux fondamentaux pour la diffusion de la culture française dans cette région. Depuis notre déplacement, le ministre a eu l'occasion de faire des annonces à ce sujet.
J'espère que nous aurons le plaisir d'accueillir, dans quelque temps, une délégation de la commission de la culture du Sénat mexicain. Nous les avons en effet invités à nous rendre visite pour approfondir nos échanges sur ces différentes questions de culture et d'éducation.
M. Max Brisson. - Lors de ce déplacement, les sujets liés à l'éducation ont en effet été abordés du fait d'une grande actualité sur place, voire d'une certaine ébullition, puisque le Gouvernement mexicain venait d'annuler la réforme de son prédécesseur qui datait de 2012. De nombreux interlocuteurs nous ont d'ailleurs interrogés sur le système français.
Il faut savoir que le système mexicain a longtemps été inspiré du modèle français. Le président Porfirio Diaz avait en effet créé un système proche du nôtre, avec une école laïque et obligatoire. Dans un pays où l'Église catholique est très puissante, l'école a été un enjeu politique, notamment en termes de laïcité. Cependant, cette influence française a cédé le pas à partir des années 1970 à un tropisme nord-américain. Le secteur privé - 14 % des écoles primaires - détient un poids important. Enfin, le rôle de l'État central est faible et les disparités régionales fortes, le Mexique étant un pays fédéral.
La réforme de 2012 a voulu diminuer le poids du syndicat des travailleurs de l'éducation. Auparavant, celui-ci avait le monopole du recrutement des enseignants ; il n'y avait ni concours ni évaluation. L'abandon de ce système a été marqué par des violences considérables, puisque des centaines de personnes sont mortes durant des manifestations.
Le président AMLO a donc abandonné cette réforme, mais sans fixer d'orientations claires. Il ne semble pas qu'il souhaite strictement revenir au système antérieur. Ce contexte explique l'intérêt des Mexicains pour les expériences étrangères, en particulier celle de la France.
Il faut aussi savoir que 50 % des cours sont actuellement dispensés en langue anglaise. Je reprendrai donc pour conclure une citation du président Porfirio Diaz : « Si loin de Dieu et si près des États-Unis ! »
Mme Annick Billon. - Je pourrais évidemment évoquer la gastronomie mexicaine, le talent de la présidente de la commission de la culture du Sénat qui est chanteuse, le retour de Puebla sous des trombes d'eau ou notre visite du musée Frida Kahlo...
Plus sérieusement, je dois dire que ce déplacement a été particulièrement dense et intéressant. Notre expérience était très attendue des Mexicains, ce qui a permis d'avoir des échanges d'une exceptionnelle qualité.
En ce qui concerne le patrimoine, je ne rappelle pas ce qu'a dit Catherine Morin-Desailly sur les conséquences des séismes de 2017. La France est aujourd'hui, en particulier à la suite de la signature par les deux ministres de la culture d'un arrangement administratif, un maillon essentiel des chantiers en cours, notamment en termes d'assistance technique et d'expertise. Il s'agit donc d'une coopération concrète entre nos deux pays. En nous rendant à Puebla sur le site de Huaquechula, nous avons d'ailleurs constaté les difficultés que rencontre ce type de chantier et l'importance de la transmission.
Au niveau institutionnel, nous avons notamment été reçus par la Présidente du Sénat, ce qui démontre la force de l'amitié franco-mexicaine. Nous avons aussi eu des échanges sur l'éducation, comme Max Brisson vient de le dire ; il est clair que le Mexique est confronté aux difficultés de changer de modèle. Sur ce sujet comme sur de nombreux autres, ce pays est en attente de coopération.
Je terminerai évidemment mon propos par la question des féminicides qui est là-bas un problème majeur et, malheureusement, sans solution. En France, nous mettons progressivement en place des outils et des dispositifs pour prévenir et réprimer les violences faites aux femmes. Le Mexique connaît une culture patriarcale très forte et est soumis à beaucoup de corruption, ce qui contraint la capacité des femmes à ester en justice. Nous avons vu à Mexico une sculpture qui montre le nombre de féminicides dans ce pays.
Cependant, nous avons aussi constaté que des fonctions de responsabilité sont exercées par des femmes : présidence du Sénat, présidence de la commission de la culture, etc. Je dirai donc simplement pour conclure : vive les femmes !
La commission autorise la publication du rapport d'information.
La réunion est close à 11 h 35.