Mardi 22 octobre 2019
- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -Échange de vues sur la proposition de loi visant à agir contre les violences au sein de la famille
Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, j'ai souhaité organiser un échange de vues sur la proposition de loi visant à agir contre les violences au sein de la famille, adoptée par l'Assemblée nationale le mardi 15 octobre.
Ce texte, issu d'une initiative du député LR Aurélien Pradié, est soutenu par le Gouvernement et fait l'objet d'une procédure accélérée. Il sera examiné au Sénat par la commission des lois, le mercredi 30 octobre, puis en séance publique le mercredi 6 novembre : il ressort de ce calendrier que la volonté commune est d'aller vite...
La proposition de loi entend généraliser, en France, l'usage du bracelet anti-rapprochement (BAR)1(*) pour les conjoints violents. La ministre de la justice a indiqué que l'objectif était de lancer le dispositif début 2020. La secrétaire d'État chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations nous a par ailleurs fourni quelques éléments relatifs au financement du dispositif, au cours de son audition devant la délégation, le mardi 15 octobre2(*).
Le bracelet pourra être autorisé au pénal comme au civil, avec la nécessité d'obtenir le consentement des deux conjoints, dont l'auteur des violences, pour éviter un risque d'inconstitutionnalité.
Au pénal, le conjoint ou ex-conjoint violent sera incité à l'accepter, afin d'éviter la détention préventive ou de bénéficier d'un aménagement de peine s'il est déjà condamné.
Au civil, en cas de refus du bracelet, le juge aux affaires familiales (JAF) pourra en aviser immédiatement le procureur de la République.
Le texte vise également à renforcer l'efficacité de l'ordonnance de protection (OP), dispositif encore largement perfectible. Ainsi, la proposition de loi définit une limite de six jours au juge aux affaires familiales entre l'audience des parties et la délivrance de l'OP.
Enfin, le texte entend faciliter l'utilisation des téléphones grave danger (TGD), dispositif efficace mais encore trop méconnu et donc sous-utilisé3(*).
D'autres dispositions moins médiatisées que le bracelet électronique, mais néanmoins très importantes, vont dans le sens des recommandations préconisées par notre délégation dans ses travaux sur les violences.
Je pense par exemple à la mesure qui introduit une exception très claire à la médiation familiale, en cas de violences conjugales, en l'excluant dès lors que les violences sont alléguées et pas seulement commises4(*), ou encore à la médiatisation du droit de visite dès lors que le JAF aura prononcé une interdiction de contact entre les conjoints.
La proposition de loi contient aussi des dispositions intéressantes allant dans le sens d'une meilleure prise en charge des auteurs de violences, que nous savons décisive pour la prévention de la récidive.
Il faut également noter que la commission des lois de l'Assemblée nationale a amendé le texte pour permettre le bracelet anti-rapprochement en cas de violence au sein du couple, y compris pour les couples qui ne cohabitent pas, selon la rédaction retenue pour l'article 132-80 du code pénal par la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.
Il faut se réjouir que la prise de conscience généralisée de la gravité des féminicides ait pu déboucher sur une initiative de l'Assemblée nationale qui rejoint nos constats et ceux de tous les acteurs de terrain engagés dans la lutte contre les violences. J'espère que cette dynamique se confirmera.
S'agissant du débat en séance, je disposerai, tant que présidente de la délégation aux droits des femmes, d'un temps d'intervention de cinq minutes dans la discussion générale, avec les orateurs institutionnels.
Je souhaite donc solliciter votre avis avant d'exprimer la position de la délégation en séance publique, position qu'il nous convient de définir aujourd'hui sur le fond et sur la forme.
Sur le fond, je pense que nous pouvons collectivement nous féliciter de la mobilisation des députés et du Gouvernement pour faire adopter en urgence un texte qui marque une volonté certaine d'avancer concrètement et rapidement en faveur de la protection des femmes contre les violences conjugales.
Quels que soient les mérites de ce texte, nous devons toutefois rester vigilants sur les points suivants :
- premièrement, nous devrons nous montrer particulièrement attentifs à la mise en oeuvre de ce texte. Cela suppose avant toute chose que le Gouvernement dégage les moyens financiers et humains adaptés. Il me semble aussi qu'il serait important de dresser une évaluation des premiers mois d'application de la loi, afin de disposer d'éléments sur l'efficacité du BAR et de savoir si les mesures adoptés sur l'OP et le TGD ont été suivies d'effet sur le terrain, et dans tous les territoires. Par exemple, les TGD, qui ont montré leur efficacité, doivent faire l'objet d'un effort de la part des procureurs au lieu de rester dans les tiroirs, comme cela nous a été rapporté. Ernestine Ronai le rappelait récemment : en Seine-Saint-Denis, sur 313 femmes attributaires d'un TGD, aucune n'a été tuée ! Ce point supposera de notre part un suivi exigeant de l'application de ce texte.
- Deuxièmement, on ne peut prétendre régler le problème des violences au sein des couples avec le seul outil répressif. Il est impératif de continuer à travailler sur la prévention des violences, l'accompagnement des victimes et des auteurs, la formation des professionnels et les moyens attribués aux associations. Ce sera à mon avis l'un des enjeux principaux du Grenelle de lutte contre les violences conjugales. En d'autres termes, l'adoption de ce texte ne saurait exonérer les parlementaires de toute responsabilité pour l'avenir. Le bracelet électronique n'est pas une baguette magique, ce n'est qu'une partie de la réponse au fléau qui nous préoccupe, qui appelle une mobilisation de toute la société.
- Troisièmement, je suis assez réservée sur l'article 10 A de la proposition de loi, qui prévoit la remise d'un rapport sur les perspectives de développement d'une application publique et généraliste à destination des femmes victimes de violences. À titre personnel, je ne suis pas convaincue de l'efficacité de ces outils numériques et plateformes en ligne : on sait en effet que l'un des premiers signes d'emprise par un compagnon violent est justement de contrôler les moyens de communication de sa victime, ce qui inclut l'usage du téléphone portable et l'accès à Internet. Pour autant, cette application peut aussi être une piste intéressante dont il ne faut pas se priver.
- Enfin, il me semble que la discussion de cette proposition de loi doit être l'occasion de mettre sur la table un sujet important qui doit faire l'objet de réflexions complémentaires pour permettre d'avancer : la question du retrait ou de la suspension de l'autorité parentale d'un conjoint condamné pour violences, que notre délégation avait soulevée dans son rapport de 2016 sur l'évaluation de la loi de 2006 puis dans son rapport de 2018 sur les violences faites aux femmes. Nous savons que le mari violent ne peut être un bon père et que le maintien du lien du père avec son enfant entraîne mille occasions pour l'auteur de violences de faire pression sur sa victime, de conserver son emprise, voire de passer à l'acte.
Nous pourrions donc peut-être, à l'occasion de ce débat, poser la question du maintien de l'autorité parentale du conjoint condamné pour violences, et susciter une réflexion sur l'introduction du crime de féminicide dans le code pénal.
Certaines de ces pistes pourraient éventuellement prendre la forme d'amendements, afin qu'un débat ait lieu sur ces points.
Mme Marta de Cidrac. - Merci, Madame la présidente, pour ces propositions. J'approuve pleinement le fait de déposer des amendements pour que le débat ait lieu, quelle que soit son issue. Il est important que la voix de la délégation se fasse entendre ; je soutiens donc pleinement la stratégie exposée par la présidente.
Je reviens sur le TGD : c'est un vrai sujet de préoccupation dans mon département, car un appareil nous a été retiré.
Concernant l'article 10 A, je ne peux me prononcer à ce stade car je n'ai pas encore eu l'occasion de l'étudier attentivement.
Sur le bracelet anti-rapprochement, même si je partage certaines des réserves évoquées, je crois que cette disposition va dans le sens de ce que nous souhaitons porter en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, mais, je rejoins la présidente, il faudra être vigilants sur la mise en oeuvre. Pour autant, je suis bien d'accord, la généralisation du BAR ne peut être la seule réponse à apporter pour lutter contre les violences faites aux femmes.
Vous avez identifié deux thèmes importants pour le dépôt d'éventuels amendements - la réflexion sur l'autorité parentale et l'introduction du féminicide dans le code pénal - et je les soutiens pleinement.
M. Roland Courteau. - J'avoue ne pas avoir eu le temps de regarder le texte en détails, mais je suis a priori favorable à cette proposition de loi. J'aimerais néanmoins approfondir la question de la généralisation du bracelet anti-rapprochement s'agissant de ses avantages et de ses inconvénients.
Quant à l'ordonnance de protection (OP), cela me paraît une excellente initiative de fixer le délai de délivrance à six jours. Dans le rapport d'évaluation des lois de lutte contre les violences conjugales, que nous avons publié en 2016, nous avons relevé le caractère inégal de la délivrance des OP selon les départements et la réticence de certains magistrats à recourir à ce dispositif. De surcroît, le bilan faisait état de délais de délivrance de l'ordre de trois à quatre semaine semaines au moins, ce qui enlevait de facto toute efficacité à l'OP. À cet égard, pour expliquer de tels délais, avaient été mis en avant les délais de convocation. Si la proposition de loi fixe un délai de six jours, ces délais doivent être raccourcis !
On ne peut qu'être d'accord sur la prise en charge des auteurs de violences conjugales, mais je voudrais là encore approfondir le sujet. Le magistrat Luc Frémiot, que nous avions auditionné en janvier 2015, privilégiait la prise en charge psychologique des auteurs de violences conjugales. Cela s'est avéré très efficace pour faire baisser le taux de récidive à Douai, juridiction où exerçait Luc Frémiot.
Nous n'en ferons jamais assez en matière de prévention. L'éradication de la violence passera par là. J'ai eu l'occasion de sensibiliser depuis plusieurs années des milliers de lycéens et collégiens à la question de l'égalité femme-homme. Les violences naissent des inégalités, qui elles-mêmes naissent des stéréotypes.
La loi de 2010 prévoyait des séances d'informations dans les établissements scolaires sur l'égalité femmes-hommes, mais il me semble que cette disposition est très peu appliquée en pratique. Il faudrait inciter les chefs d'établissement à solliciter les acteurs compétents pour évoquer ces sujets dans le cadre scolaire, conformément à la loi.
Mme Françoise Cartron. - Les injonctions ne sont pas toujours le vecteur approprié dans l'Éducation nationale, très attachée à son autonomie ; il me semble qu'il faut avant tout que les équipes éducatives elles-mêmes se saisissent de cette priorité. Sans doute faudrait-il prévoir un module de formation dans les Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé), car des enseignants avertis sensibiliseront davantage leurs collègues à ces questions.
Nous sommes rattrapés par une triste actualité, puisqu'a été commis hier à Bordeaux un nouveau féminicide, dont les quatre enfants de la victime ont été témoins. Dans cette terrible affaire, le conjoint violent avait pourtant fait l'objet d'un signalement il y a six mois et était sous le coup d'une mesure d'éloignement. Je suis convaincue que le bracelet anti-rapprochement pourrait être efficace dans ce type de situations.
Le TGD est un bon outil, mais il faut qu'il soit utilisé. Ce n'est pas tout de voter une loi, encore faut-il s'assurer de son suivi, et peut-être ne sommes-nous pas toujours assez attentifs sur l'application des lois que nous votons.
Pour ma part, je soutiendrai l'idée d'un amendement sur le féminicide, car la situation actuelle devient réellement intolérable et insupportable. Il y aurait un intérêt symbolique à inscrire le féminicide dans la loi.
Mme Françoise Laborde. - Je remercie la présidente pour sa présentation et pour ses propositions.
Je ne peux qu'aller dans votre sens sur le constat que vous dressez de l'utilisation insuffisante des TGD et sur la nécessité de progresser dans ce domaine.
Je suis globalement favorable à la philosophie générale de la proposition de loi, mais il faudra vérifier si ces mesures sont concrètement et rapidement applicables.
J'approuve également l'instauration d'un délai de six jours pour délivrer une OP. Je me rappelle à cet égard les réticences que nous avions entendues concernant l'accélération de la délivrance des OP, de la part de certains acteurs, dans le cadre de notre rapport d'évaluation des lois de 2006 et 2010 sur les violences conjugales.
La question de l'autorité parentale est très importante. J'ai eu quelques démêlés avec les associations représentant les pères, quand je me suis élevée contre la garde alternée systématique. Si la garde alternée doit évidemment être possible, voire souhaitable, dans une situation normale, elle doit au contraire être totalement proscrite dans les contextes de violences intrafamiliales.
Sur la prévention, je visitais hier une caserne de gendarmerie de mon département. Mes interlocuteurs ont indiqué avoir progressé sur l'accueil des femmes victimes de violences ; en cas de signalement nocturne, ils se déplacent désormais systématiquement pour interpeller l'auteur des violences. Je pense que c'est une attitude proactive.
Nous évoquions aussi le rôle de l'école dans la prévention. Il est vrai que nous lui demandons beaucoup et que même lorsque nous votons des lois, elles ne sont pas toujours appliquées. En amont de l'école, peut-être pourrait-on agir au niveau des Inspé, comme l'a fait observer Françoise Cartron.
Mme Maryvonne Blondin. - J'approuve bien évidemment l'amélioration de conditions de délivrance de l'OP.
Je m'interroge sur la question de l'hébergement, qui se heurte bien souvent au manque de financement. Et ce n'est pas la réponse de la secrétaire d'État, la semaine dernière, devant notre délégation, qui tend à me rassurer, ni sa proposition de réquisitionner les logements des auteurs de violences...
Je suis favorable à la généralisation du bracelet anti-rapprochement, dont on a pu mesurer l'efficacité en Espagne, pays qui consacre un milliard d'euros à la lutte contre les violences faites aux femmes.
En revanche, je suis plus dubitative sur l'utilité du TGD. Bien souvent, la victime n'a même pas le temps de l'actionner. De plus, je précise que si c'est le procureur qui prend la décision de l'attribution, ce n'est pas lui qui sera au bout du fil dans les situations d'urgence. La gestion des TGD est en effet généralement confiée à des associations telles que le CIDFF. Mais ces structures n'ont pas les moyens de garantir un fonctionnement 7/7 et 24/24 du dispositif...
En matière de prise en charge des auteurs de violences, des initiatives sont prises, parfois à titre expérimental, et il faut les encourager.
Enfin, j'attire votre attention sur le rapport que je viens de publier dans le cadre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur les violences gynécologiques et obstétricales, et je note que le Conseil national de l'ordre a mis en place des mesures qui vont dans le sens de mes propositions.
Mme Victoire Jasmin. - L'article 4 de la proposition de loi prévoit l'interdiction pour les personnes sous contrôle judiciaire d'approcher la victime. Je voudrais qu'on puisse nous garantir les modalités de surveillance de ces personnes.
En matière de prévention, il me semble que les comités d'éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC) auraient un rôle à jouer. Ces structures font intervenir des professionnels auprès des élèves et des professeurs.
Mme Martine Filleul. - Je voudrais insister sur la question du logement. C'est un enjeu majeur auquel nous devrions consacrer plus d'efforts dans notre travail législatif. Trop souvent encore, c'est la femme victime de violences qui doit quitter le logement avec ses enfants. Ça suffit ! Des dispositions législatives existent en la matière, et le dispositif prévu dans la proposition de loi a le mérite de poser clairement le principe de l'éviction de l'auteur des violences, mais je crois qu'il faut aller plus loin et travailler ensemble sur ces sujets.
Mme Laure Darcos. - Je soutiens tout ce qui a été dit. Je rappelle que cette proposition de loi a reçu un accueil très favorable du Gouvernement, et qu'elle pourrait faire l'objet d'un vote conforme, qui accélérerait son entrée ne vigueur.
Si tel était le cas, il faudrait continuer à travailler sur le sujet pour faire des propositions dans un texte complémentaire.
La proposition de loi de notre collègue député Aurélien Pradié est une occasion intéressante de progresser, même si nous avons peu de temps pour réagir.
Mme Dominique Vérien. - Le bracelet anti-rapprochement me semble être une bonne idée.
L'Yonne est le premier département en France du point de vue du nombre des violences faites aux femmes. Or le nombre de TGD dont il dispose est insuffisant. C'est pourquoi nous sommes en train d'expérimenter un système, le dispositif « Mon shérif ». Il s'agit d'un petit bouton que la femme peut activer et qui lui permet d'entrer en relation avec une personne de confiance. Cette personne signale immédiatement que l'auteur des violences s'est approché de sa victime. Ce dispositif au coût modeste est pour le moment financé par l'aide aux victimes et les associations. Nous disposons actuellement de 50 de ces outils pour les donner à des femmes en danger, à défaut de TGD.
Sur la question du logement, c'est évidemment à l'auteur de violences de subir la contrainte de l'éviction du logement. Nous expérimentons dans l'Yonne le maintien de la femme et des enfants dans le logement. Cela marche à court terme ; pour autant, cela devient souvent problématique à plus long terme, car la femme, étant souvent sans ressources, rencontre généralement des difficultés pour payer le loyer. Cela demande donc une réflexion plus longue pour trouver des solutions permettant d'aider la personne victime de violences à conserver son logement dans la durée.
Là encore, nous avons lancé dans l'Yonne une expérimentation qui consiste à rassembler sur une clé USB l'ensemble de la vie administrative d'une personne, pour lui permettre de partir à tout moment en cas de violences, sans que l'absence des papiers de la famille fasse obstacle à l'organisation de son quotidien.
En tout état de cause, la proposition de loi est la bienvenue, pour imparfaite qu'elle soit.
M. Roland Courteau. - Je rappelle que la règle est l'éviction du conjoint violent du domicile. Mais dans la pratique, les magistrats ont du mal à faire respecter la loi, faute de structures pour accueillir les auteurs de violences.
Il me semble que l'OP peut régler, au moins partiellement, la question du logement, via une décision du JAF.
Mme Annick Billon, présidente. - Sur le vote conforme, la question n'est pas encore tranchée. Même si ce choix était confirmé, je pense que cela ne devrait pas nous empêcher de susciter un débat en séance sur les sujets qui nous préoccupent. Il me paraît important de valoriser les travaux de la délégation sur les violences faites aux femmes, qui vont au-delà de cette proposition de loi.
Sur le délai de six jours prévu par le texte pour la délivrance de l'OP, je me demande comment vont se mettre en place, concrètement, toutes ses mesures, face aux contraintes de moyens auquel fait face la Justice. Il me semble qu'elle n'est pas actuellement en capacité de respecter ce délai.
Bien sûr, nous devons rappeler l'importance cruciale de la prévention, notamment à destination des jeunes filles de 18 à 30 ans, les plus menacées par les violences physiques ou sexuelles, en lien avec les représentations de la sexualité issues de la pornographie et les stéréotypes sexistes. Toujours dans le registre de la prévention, la prise en charge des auteurs est évidemment un aspect essentiel.
Pour garantir l'efficacité du téléphone grave danger (TGD) et du bracelet anti-rapprochement (BAR), il faudra investir les moyens financiers et humains nécessaires pour assurer le suivi et l'application effective de ces dispositifs. Mais si l'on implique les associations dans la lutte contre les violences conjugales, on s'expose à de graves déceptions, compte tenu des inégalités de traitement territoriales de ces structures pourtant indispensables. Nous en revenons toujours à la question des moyens...
La question du logement est également cruciale. Se pose le problème de la dépendance financière quand le couple est propriétaire du logement. Comment faire face aux échéances de remboursement mensuelles pour la femme victime ? Comment traiter ce problème au niveau juridique ? Peut-on par ailleurs envisager la création de logements d'urgence pour les hommes violents ? Autant de questions à explorer.
Je salue les expérimentations dans l'Yonne mais j'attire l'attention sur la question du financement de ces initiatives.
Pour résumer la teneur de nos échanges, nous sommes donc d'accord pour soutenir soulever les questions de l'autorité parentale et de l'introduction du crime de féminicide dans le code pénal, le cas échéant sous forme d'amendements qui devront être, comme vous le savez, déposés à titre individuel puis éventuellement co-signés par celles et ceux qui le souhaitent.
Parmi les autres pistes envisageables, nous pourrions nous interroger sur l'obligation alimentaire. Est-il normal que cette obligation pèse sur des enfants dont l'un des parents est condamné pour le meurtre de l'autre parent ? De même, nous pourrions poser la question du changement de nom des victimes de violences conjugales, sur laquelle nous alertait la semaine dernière Dominique Vérien.
Mme Laure Darcos. - Je voudrais attirer l'attention également sur la pension de réversion : comment faire en sorte qu'un conjoint condamné pour le meurtre de sa conjointe ou ex-conjointe ne bénéficie pas de la réversion de sa victime ? N'oublions pas ce sujet !
Mme Annick Billon, présidente. - Voyons comment avancer sur ces sujets avec la commission des lois, au sein de laquelle nous comptons deux collègues, Loïc Hervé et Jacqueline Eustache-Brinio. Je retiens de nos échanges l'envie unanime de débattre et de porter nos idées en séance.
Je vous remercie et je vous rappelle que nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Sylviane Agacinski, à 18 heures, sur la PMA.
Audition de Mme Sylviane Agacinski, philosophe
Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir ce soir Sylviane Agacinski, philosophe, dans le cadre de nos réflexions sur l'ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) à toutes les femmes, qu'il s'agisse de couples lesbiens ou de femmes seules.
Après l'examen du texte par l'Assemblée nationale, une commission spéciale sur le projet de loi relatif à la bioéthique s'est constituée au Sénat la semaine dernière. Plusieurs collègues de la délégation en sont membres : Maryvonne Blondin, Guillaume Chevrollier, Laurence Cohen, Chantal Deseyne, Loïc Hervé, Michelle Meunier et Laurence Rossignol.
J'ajoute que nous auditionnerons le jeudi 14 novembre le professeur Jean-Marc Ayoubi, chef de service à l'hôpital Foch.
L'objectif de nos travaux est de fournir à chaque membre de la délégation les éléments du débat lui permettant de se prononcer en toute connaissance de cause, lors de l'examen du projet de loi par le Sénat, sur un sujet complexe qui transcende les clivages politiques.
Madame Agacinski, vous avez publié en juin dernier un essai5(*) dans lequel vous abordez les questions éthiques et politiques posées par les techniques de reproduction. Vous y manifestez notamment vos réserves quant à l'extension de la PMA à toutes les femmes.
Vous estimez que, au travers d'une telle évolution, « on crée le rêve de l'enfant sur commande », et vous déplorez que tout soit désormais justifié au nom des « intérêts individuels et des demandes sociétales ». Les dispositions adoptées dans le projet de loi relatif à la bioéthique tendent ainsi à vous inquiéter. Selon vous, « le schéma de la fabrication des enfants s'est substitué à celui de l'engendrement charnel ».
Nous souhaiterions donc que vous nous présentiez votre point de vue sur le projet de loi relatif à la bioéthique, adopté par l'Assemblée nationale, qui sera prochainement examiné par le Sénat.
Quels sont, selon vous, les enjeux philosophiques et sociétaux posés par l'ouverture de la PMA à toutes les femmes ?
Mme Sylviane Agacinski, philosophe. - Je suis particulièrement touchée d'être invitée par la délégation aux droits des femmes. Qu'il s'agisse des débats sur la parité, sur la maternité de substitution ou sur le système prostitutionnel, j'ai toujours été très sensible à la question des droits des femmes et des violences faites aux femmes.
La PMA est un sujet extrêmement complexe. Le projet de loi relatif à la bioéthique vise à élargir l'accès aux technologies disponibles d'assistance médicale à la procréation en modifiant le code de la santé publique et en créant un nouveau mode d'établissement de la filiation.
Le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale rédige ainsi l'article L. 2141-2 du code de la santé publique : « Tout couple formé d'une homme et d'une femme ou de deux femmes ou toute femme non mariée ont accès à l'assistance médicale à la procréation » après une évaluation médicale et psychologique.
La plupart des commentaires, notamment de la presse, sur ce projet de loi, mettent en avant l'extension à toutes les femmes de l'accès aux techniques de PMA, avec l'idée qu'elles étaient jusqu'ici réservées aux couples hétérosexuels en âge de procréer.
Or la notion de « couple hétérosexuel » est d'un usage rhétorique, les techniques de PMA ayant pour l'instant été utilisées pour lutter contre l'infertilité médicalement constatée - forcément des couples mixtes (homme/femme). En opposant ces derniers aux couples homosexuels, on fait de la PMA un privilège discriminatoire accordé jusqu'à présent aux hétérosexuels. Jean-Louis Touraine (auteur du Rapport déposé l'Assemblée nationale en janvier 2019 par la Mission d'information sur la révision du projet de la loi relative à la bioéthique) affirme ainsi qu'il s'agit de mettre fin à une discrimination à l'égard des couples homosexuels.
Cette prétendue atteinte au principe d'égalité entre hétérosexuels et homosexuels apparaît certes comme un argument puissant et efficace. Pourtant, le Conseil constitutionnel comme le Conseil d'État ont admis que les couples formés d'un homme et d'une femme n'étaient pas dans la même situation que ceux qui sont formés de deux personnes de même sexe au regard de la procréation, et qu'une différence de traitement à cet égard ne portait pas atteinte au principe d'égalité.
La loi sur la PMA est en réalité le fruit d'une volonté politique, celle de répondre à une demande sociétale. Elle aboutirait à soustraire la PMA à des critères de santé et consacrerait un « droit à l'enfant », en dépit de toutes les dénégations qu'on a pu entendre.
Quelle est l'origine de cette demande sociétale ?
Le désir d'enfant est naturel, profond et émouvant, et il ne s'agit bien évidemment pas de mettre en doute l'amour ou les capacités éducatives de ceux qui souhaitent devenir parents, quelle que soit leur orientation sexuelle. Néanmoins, la demande sociétale d'enfants conçus avec l'aide de tiers donneurs de gamètes est récente, et elle n'a rien d'évident. Elle est liée, en premier lieu, à une interprétation de plus en plus radicalement individualiste des droits de l'homme et, en second lieu, à une idéologie ultra-libérale qui pousse à l'extension sans limites d'une société de marché, y compris dans le domaine de la procréation. Les théories de la déconstruction de la différence sexuelle favorisent aussi l'émergence de cette demande. Si, comme l'affirme Judith Butler, le sexe n'est rien d'autre qu'une construction sociale, le père et la mère deviennent équivalents et interchangeables.
Notre système gratuit d'assurance maladie est-il capable de répondre gratuitement à cette nouvelle demande ? Si l'insémination artificielle avec donneur (IAD) pour toutes est adoptée, les médecins prévoient déjà une pénurie de sperme, au point que certains suggèrent d'indemniser les donneurs, ouvrant la voie au marché des gamètes dans notre pays, ce qui serait en contradiction absolue avec le principe de non-marchandisation des éléments du corps humain.
Par-delà ce constat, cette demande sociétale se soucie-t-elle de l'intérêt de l'enfant ? Le 29 mai 2018, dans Libération, des députés La République En Marche affirmaient que « l'extension de la PMA à toutes n'enlèverait aucun droit à personne ». Le 24 septembre 2019, Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé, déclarait dans Le Figaro que la PMA pour toutes était « une chance » pour la société, et même un privilège. Doit-on considérer qu'elle sera aussi une chance et un privilège pour les enfants qui en seront issus ? C'est discutable, car la PMA pour une femme seule ou un couple de femmes privera l'enfant de la double filiation paternelle et maternelle, dont normalement tout enfant dispose, sauf exception due aux circonstances particulières de sa naissance. De plus, selon la Convention internationale des droits de l'enfant (CIDE), tout enfant a le droit de connaître ses origines et, d'après notre législation, il a le droit d'effectuer éventuellement une action en recherche de paternité.
De fait, aucun enfant n'a une origine unique, et celle-ci se dit toujours au pluriel : les origines, les parents. Ce pluriel tient à l'asymétrie entre le rôle du géniteur et celui de la génitrice, et se retrouve dans l'ordre de la filiation - lignée maternelle et paternelle. C'est la raison biologique pour laquelle les parents sont deux. Or, s'il existe bien entendu des familles monoparentales, cette situation dépend uniquement de la responsabilité des auteurs de l'enfant, et généralement de la défaillance du géniteur, et non de l'intervention du médecin et du législateur dans les méthodes de procréation assistée.
On peut ainsi se demander s'il appartient à la loi d'instaurer des modes de procréation artificiels, et d'établir des filiations légales unilatérales, en l'occurrence exclusivement maternelles, qui priveront l'enfant de toute filiation paternelle possible. Ce n'est pas le cas pour les enfants qui naissent d'un don accordé à un couple infertile et pour lequel l'accouchement fonde la maternité tandis que la paternité revient, classiquement, au mari de la mère.
Les enfants nés d'un couple de même sexe seraient également exposés à un malaise existentiel plus profond. En effet, la filiation de l'enfant sera établie à l'égard de deux mères, et l'on peut craindre que celui-ci ne se sente un jour exclu des règles communes et ancestrales de la parenté. Il pourrait se sentir victime d'un préjudice, voire d'une inégalité de condition délibérément instituée.
La levée de l'anonymat des dons de gamètes est-elle de nature à supprimer ou à atténuer cette inégalité ? Le malaise exprimé par certains enfants nés d'un don de sperme anonyme a changé la vision du don de gamètes, qui a progressivement évolué d'un don aux couples infertiles à un don de vie à l'enfant - on parle maintenant de l'enfant et de son donneur, c'est-à-dire son géniteur.
En France, ce don interdit par principe l'établissement de relations institutionnelles entre l'enfant et le donneur. D'un côté, on soutient que le donneur n'a pas à s'immiscer dans la vie privée des femmes ayant recours à une PMA, que le père n'est finalement pas indispensable, voire superflu. De l'autre, face à la demande des enfants, on doit redéfinir le rôle du donneur-géniteur, et l'on « bricole » des solutions assez approximatives, de la possibilité pour l'enfant d'accéder, à sa majorité, à des informations « non identifiantes » sur son donneur, jusqu'à la possibilité de connaître, un jour, le nom et l'identité complète de celui-ci, voire de communiquer avec lui sur une plateforme en ligne. Ne cherche-t-on pas, finalement, à réparer un préjudice qu'il aurait été plus simple de ne pas créer ? Existe-t-il de bonnes solutions pour répondre au malaise des enfants ? Le donneur de gamètes pourrait éventuellement laisser à l'enfant à venir une lettre dans laquelle il expliquerait le sens de son geste et où figureraient des informations sur sa personnalité, son histoire et sa santé.
J'ajoute que la parenté bilatérale et bisexuée institue traditionnellement l'enfant comme fille ou garçon, et qu'elle lui signifie ainsi sa propre incomplétude, sa limite et sa finitude. Nul n'incarne l'humain à lui tout seul et ne peut en même temps être père et mère. À ce titre, l'effacement institutionnel et symbolique de l'altérité sexuelle dans la filiation risque de compromettre la construction de la différence entre le même et l'autre, et donc de l'identité personnelle, l'altérité étant la condition de possibilité du même. Il n'y a pas d'identité sans altérité. Évidemment, cette remarque ne troublera pas ceux qui théorisent la neutralisation de la différence sexuelle et pour qui le père et la mère sont équivalents et interchangeables...
L'institution du lien de parenté doublement féminin bouleverse la structure même de la parenté. C'est une véritable « révolution » dans le droit civil, comme l'a souligné la garde des sceaux elle-même, puisqu'il s'agit de construire une filiation maternelle dite d'intention, détachée de toute référence aux conditions naturelles de la procréation.
Le texte qui définit les nouvelles conditions de la filiation pour un couple de femmes aux articles 342-10 et 342-11 du code civil dans le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale prévoit que les couples ou la femme non mariée qui « recourent à une assistance médicale à la procréation doivent préalablement donner leur consentement à un notaire », qui les informe des conséquences de leur acte au regard de la filiation. Dans le même temps, les couples de femmes déclarent conjointement leur volonté de devenir les parents de l'enfant issu de l'AMP. La filiation est établie à l'égard de la femme qui accouche et de l'autre femme, toutes deux désignées dans la déclaration anticipée de volonté. Quelles sont les conséquences de cette formulation ?
D'une part, ce projet parental de deux femmes rompt avec la structure des relations biologiques géniteur-génitrice, qui, selon Lévi-Strauss, forme le modèle sur lequel sont construites les relations de parenté, autrement dit la double lignée maternelle et paternelle. L'analogie de structure entre procréation et filiation disparaît au profit d'une filiation « invraisemblable », qui n'est actuellement possible que par l'adoption.
D'autre part, plus gravement, l'accouchement cesse aussi de valoir comme fondement de la filiation maternelle, la femme du couple n'ayant pas accouché étant désignée comme mère, au même titre que celle qui a porté l'enfant. Or, une fois reconnu dans notre droit le principe de la double parenté intentionnelle - ou volontaire - on pourra l'invoquer aussi pour l'appliquer aux couples qui auront eu recours à une mère porteuse à l'étranger, qu'il s'agisse d'un couple mixte ou d'un couple d'hommes.
Cela me paraît très grave, car la « GPA éthique » apparaît comme une possibilité souhaitable pour certains. Jean-Louis Touraine annonce ainsi tranquillement qu'« on y viendra dans quelques années ». Je pense que la loi sur la PMA permettra d'y arriver.
Ces évolutions sont en effet directement inspirées du modèle de la parenté intentionnelle, tel que l'admet la Cour de justice californienne. Les clients d'une mère de substitution - surrogate mother - sont en effet désignés par les termes intended parents ou parents intentionnels - ceux qui figurent sur l'acte civil comme les parents légaux de l'enfant - et, dans la décision Johnson v. Calvert de 1993, l'enfant est considéré comme appartenant à ceux qui « l'ont conçu ». L'avocate Caroline Mécary peut ainsi déclarer sans sourciller que, si la mère porteuse ne figure pas sur l'état civil de l'enfant, elle n'existe pas en droit.
Je croyais, il y a encore peu de temps, que la PMA pour toutes ne constituerait pas un premier pas vers la gestation pour autrui (GPA). Cela me semble désormais illusoire, vu le discours des promoteurs de la « PMA pour toutes ». En effet, ceux-ci considèrent que la GPA, je cite, « fait partie des techniques de procréation assistée » rendues possibles par les progrès de la médecine. Le mot « techniques » efface le caractère social de plusieurs méthodes de procréation et permet opportunément de faire l'impasse sur le fait que certaines de ces méthodes utilisent le corps d'autrui, que ce soit à travers le don ou le marché - ce que j'appelle parfois le tiers-corps nécessaire aux procréations assistées.
Et, sans surprise, les mêmes auteurs se plaignent du regard moral porté sur la GPA et sur les problèmes juridiques que rencontrent à leur retour en France les couples qui ont eu recours à une mère porteuse à l'étranger. La transcription automatique des actes d'état civil des enfants nés d'une mère porteuse à l'étranger constitue le cheval de Troie idéal des partisans de la GPA en France : comment maintenir en France un dispositif d'interdiction alors que ceux qui ont contourné la loi seront par ailleurs reconnus comme parents légaux dans notre pays ?
Pourtant, la GPA s'apparente à une forme inédite de servitude, voire de réduction en esclavage, qui se définit en droit comme le fait d'exercer à l'encontre d'une personne l'un des attributs du droit de propriété. Louer un corps, acheter une filiation maternelle, tout cela relève d'une forme d'appropriation de la personne humaine, et que l'on ose parler de « GPA éthique » dans ce contexte est un véritable scandale.
Mais la prétendue bioéthique se soucie-t-elle encore réellement d'éthique ? On peut en douter, alors que les membres du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) eux-mêmes affichent un relativisme désabusé à l'égard de l'éthique comme de la morale. « À chacun son éthique », a déclaré le président du CCNE !
Peut-être revient-il donc in fine aux parlementaires de rappeler que l'éthique est un terme d'origine grecque, que Cicéron a traduit par le mot « morale ». En philosophie, c'est la recherche d'une sagesse pratique, mais cette recherche exprime une exigence qui n'est pas seulement le souci de soi. Pour Aristote, repris par Paul Ricoeur, c'est avant tout le souci des institutions justes et, comme les hommes sont prioritairement guidés par leurs intérêts particuliers plus que par le bien commun, la recherche éthique est avant tout nécessaire au législateur.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour votre exposé qui lance les travaux de notre délégation sur le projet de loi relatif à la bioéthique. Vous l'aurez compris, Mme Agacinski n'est pas favorable à la PMA pour les couples de femmes et les femmes seules. Notre délégation ne prendra pas de position commune sur cette question complexe qui transcende les clivages politiques.
Vous faites référence, Madame, à la demande sociétale, au droit à l'enfant qui passerait avant les droits de l'enfant, et à la notion de filiation intentionnelle, qui est un tournant extrêmement important. Vous avez mis en garde les sénateurs contre une PMA désormais autorisée pour les couples de femmes et les femmes seules, qui ouvrirait la voie à une marchandisation des corps, qui s'apparenterait à un risque d'esclavage. Dans un second temps, selon vous, la PMA ouvrirait inéluctablement la voie vers une légalisation de la GPA. Je précise que les défenseurs de la PMA pour toutes, ici présents, se gardent bien de prendre position sur la GPA.
Mme Victoire Jasmin. - Merci de votre éclairage sur ces problématiques, sur lesquelles nous allons bientôt travailler. Je respecte votre point de vue, mais la médecine a beaucoup évolué, et les mentalités avec elle. Nous sommes désormais confrontés à des problématiques réelles de désir d'enfant qui ne peut être satisfait, que ce soit en raison de pathologies ou de choix de vie et de couple. Nous devons, nous aussi, évoluer : dans beaucoup de pays du monde, il est possible d'avoir recours aux différentes techniques que vous mentionnez, et de nombreux Français s'y rendent pour y accéder.
Vous évoquez aussi la défaillance des géniteurs, ces hommes qui n'assumeraient pas une paternité, qu'elle ait été voulue ou méconnue ; mais il faut aussi tenir compte des femmes qui mettent au monde des enfants sous X.
S'il faut à mon avis satisfaire les besoins des personnes qui ont recours à ces techniques, je reconnais aussi la nécessité de légiférer sur la filiation pour clarifier la situation, et pour que l'enfant à naître ne soit pas victime de nos choix.
Mme Annick Billon, présidente. - Notre collègue Victoire Jasmin fait valoir la demande sociétale et la législation dans certains pays pour justifier l'extension de la PMA prévue par le projet de loi bioéthique.
Mme Sylviane Agacinski. - Vous dites qu'il faut évoluer. Pourquoi ? Est-ce toujours bon ? Pour ma part, je me méfie du progressisme inconditionnel. Tout progrès provoque souvent des dégâts : « Le progrès est une roue à double engrenage, qui fait marcher quelque chose en écrasant quelqu'un », a écrit Victor Hugo. L'histoire des techniques nous donne mille exemples d'un progrès technique porteur de grands malheurs. Il est ainsi beaucoup de domaines où le progrès scientifique et technique revient à une régression sociale - songez par exemple au travail à la chaîne. La notion de progrès n'est plus univoque.
Certes, la médecine illustre ce que le progrès technique peut avoir de positif, mais avec l'extension de la PMA, nous ne sommes pas dans le domaine du soin. Certains évoquent le bonheur, mais le bonheur de qui, et à quel prix ? Voilà pourquoi je suis réticente face au progressisme sans égard pour les questions sociales et éthiques. Cette évolution est, à mes yeux, tributaire d'un autre mouvement : l'avènement du règne des technosciences et de la productivité dans toutes les domaines, qui se rattache à l'ultralibéralisme et au capitalisme sans limites. Le développement de la procréation biotechnologique répond au besoin d'alimenter un immense marché où cellules, organes, ventres maternels s'achètent et se vendent.
Un penseur a dit qu'être aujourd'hui, c'est être produit et reproduit. Nous sommes à l'ère de la reproductibilité de toutes choses. Les marchés ont toujours besoin de nouveaux produits, parmi lesquels figurent désormais les enfants. Le capitalisme a fait de l'enfant un produit que l'on peut commander, en dehors des problèmes d'infertilité.
C'est le fait que cet enfant devient accessible avec des moyens financiers, dans d'autres parties du monde, qui incite certains couples à se dire : « Pourquoi pas nous ? ». Il faut, à mon sens, relativiser la notion de désir d'enfant spontané et placer l'intérêt de l'enfant au centre de nos préoccupations.
Je ne crois pas que nous devions nous aligner sur le droit d'autres pays. Or c'est ce que nous sommes en train de faire, certes sous la pression de la CEDH. Ainsi, par exemple, alors qu'elle s'était montrée initialement irréprochable sur la question de la maternité de substitution, la Cour de cassation, à partir de 2013, a cédé de manière répétée pour s'aligner sur le droit californien, en considérant qu'un homme qui s'est contenté de faire don de son sperme est père, quoi qu'il arrive et même en rémunérant une mère de substitution.
Enfin, je n'affirme pas que la PMA pour toutes conduise inéluctablement à la GPA ; je dis que le dispositif d'établissement de la filiation d'un enfant à l'égard de deux femmes ouvrira la porte à une légalisation de la GPA, d'abord réalisée à l'étranger, puis dans notre pays.
Mme Chantal Deseyne. - Merci pour votre exposé et vos propos, avec lesquels je me trouve en résonance. Sans remettre en cause la capacité des couples de femmes à donner de l'amour à des enfants, vous soulignez que ce projet de loi est d'abord une réponse à une demande sociétale. Il me semble - comme tel semble être aussi votre sentiment -, que tout ce qui est médicalement, scientifiquement ou techniquement possible n'est pas forcément souhaitable.
Lorsque vous soulignez que la PMA peut être un marchepied vers la GPA, ne faut-il pas également noter que permettre à toutes les femmes de procréer, et non aux hommes, serait contraire au principe d'égalité entre les hommes et les femmes ? Que pensez-vous du statut des enfants nés à l'étranger par GPA de parents français ?
Mme Sylviane Agacinski. - Voilà deux questions très intéressantes. Les enfants nés par GPA à l'étranger méritent toute l'attention du législateur ; mais, comme souvent, les mots utilisés sont biaisés. Ainsi, on a dit que les deux enfants de la famille Mennesson étaient des « fantômes de la République », qu'ils n'avaient pas de papiers. Ces termes relèvent de la propagande : ils sont entrés en France avec des passeports américains. Même la CEDH a estimé qu'ils pouvaient mener une vie familiale tout à fait comparable à celle des autres enfants, puisque les autorités françaises n'ont pas contesté l'autorité parentale des deux parents - au contraire de ce qu'ont pu faire, par exemple, les autorités italiennes dans des cas similaires. De plus, la loi sur la possession d'état permet à un enfant élevé en France pendant au moins cinq ans par des parents français d'obtenir la nationalité française. La situation des enfants Mennesson n'était donc pas véritablement problématique.
Ensuite, l'État doit-il dire, face à une transgression que je considère, et beaucoup de femmes avec moi, comme majeure, que c'est le droit français qui a tort ? Si l'on ferme les yeux sur la GPA réalisée à l'étranger, il sera impossible de continuer à prohiber et sanctionner cette pratique en France. C'est pourquoi j'estime qu'il faut créer les meilleures conditions possibles pour la vie de ces enfants en France, mais qu'il ne saurait y avoir de transcription automatique des actes d'état civils des enfants nés d'une GPA à l'étranger.
En outre, qui a rappelé, dans cette affaire, que les époux Mennesson président une association militant activement pour la légalisation des mères porteuses en France, et que celle-ci a été « sponsorisée » par une agence de mères porteuses basée en Californie ? Personne, et cela a faussé la perception de l'opinion en France.
Quant à l'égalité entre les femmes et les hommes, c'est une question immense. Cette égalité n'existe pas du point de vue de la procréation. Comme le dit Françoise Héritier, la fécondité est la source même de la différence entre les femmes et les hommes, et le noyau de la différenciation sexuelle. C'est parce qu'il y a possibilité de procréation entre l'homme et la femme que les deux sexes ont été définis comme distincts au sein du genre humain.
Or l'expression « don de gamètes » met entre parenthèses l'asymétrie très forte entre le don de spermatozoïdes par un homme et celui d'ovocytes par une femme. Le corps féminin n'est pas impliqué dans la procréation de la même façon que le corps masculin : le don de sperme n'est pas douloureux, contrairement au don d'ovocytes.
Dans la procréation artificielle ou médicalement assistée, l'homme ne fait que donner son sperme, sans intervention chirurgicale ; au contraire, le don d'ovocytes va à l'encontre de la nature du corps féminin, puisque les ovocytes n'ont en principe aucunement vocation à sortir de ce corps. Il faut les extraire et procéder à une stimulation ovarienne, opération dont les conséquences sur la santé ne sont pas négligeables. C'est pourquoi plusieurs pays ne placent pas sur le même plan le don de sperme et le don d'ovocytes. Enfin, dans le cas de la GPA, il n'y a aucune équivalence possible entre la procréation côté masculin et féminin.
Ce sont les femmes qui, pour l'essentiel, font les frais des nouvelles techniques de procréation. Tout cela alimente une médicalisation croissante de la procréation, y compris pour les femmes qui n'en ont aucun besoin. Ainsi des femmes qui n'arrivent pas à avoir d'enfant songent très vite à la fécondation in vitro, alors que les chances de réussite de cette méthode sont assez faibles. Ce processus d'hyper-médicalisation du corps féminin a donc des conséquences pour toutes les femmes.
Mme Françoise Laborde. - Je vous remercie pour votre exposé. Au niveau philosophique, vous êtes très claire ; au niveau médical, j'ai eu plus de difficultés à vous suivre. Envie d'enfant, besoin d'enfant, désir d'enfant : chacun évolue en fonction de sa vie personnelle. On peut aussi entendre dire : « Si tu faisais un troisième enfant, tu sauverais ton couple... ». Ce n'est sans doute pas mieux que la PMA !
Mme Sylviane Agacinski. - Mais dans ce cas le législateur n'est pas en cause !
Mme Françoise Laborde. - Je suis a priori plutôt favorable à la PMA, mais j'ai entendu votre propos sur le détournement de la loi dans l'affaire Mennesson.
Lorsqu'elle présidait la délégation aux droits des femmes, Michèle André avait déposé une proposition de loi autorisant la GPA pour des cas très particuliers : ceux des femmes nées sans utérus parce que leur mère avait pris du Distilbène. Élue en 2008, J'avais cosigné ce texte, mais je ne le ferais pas aujourd'hui : autoriser la GPA pour une catégorie de personnes, c'est ouvrir la voie à son extension. Toutefois, tout amalgame entre la PMA et la GPA revient à mon avis à se faire peur, et j'y suis opposée.
Mme Sylviane Agacinski. - L'herméneutique de la peur n'est pas toujours mauvaise ! J'ai, de mon côté, l'impression que certains agitent des épouvantails pourtant très lointains pour faire passer des évolutions très concrètes. J'ai ainsi voulu montrer comment le dispositif conçu pour établir la filiation à l'égard de deux personnes de même sexe préparait le terrain à des évolutions futures.
Au début du débat sur la GPA, il n'était question que des femmes sans utérus, comme vous l'avez rappelé. J'avais, à cette époque, participé à un colloque à l'hôpital Necker sur ce thème. Ce n'étaient pourtant pas les femmes en question qui militaient pour la GPA : le débat se concentrait sur l'absence de vagin, qu'elles considéraient comme beaucoup plus grave. Mais l'idée que pour être pleinement une femme, il fallait avoir un enfant, a fait son retour. Ma génération ne voyait pas les choses sous cet angle... J'ai longtemps réfléchi à la question de la GPA pour les femmes sans utérus, jusqu'à ce que je comprenne que la formule « femmes sans utérus » désignait finalement les hommes...
Il s'agit moins de peur que de responsabilité. Lorsque l'on discute du bien-fondé de faire un troisième enfant pour réparer un couple, ce sont des choix individuels qui sont en question. Voyez Scènes de la vie conjugale, d'Ingmar Bergman... En revanche, lorsque la loi et la médecine entrent en jeu, ce sont les responsabilités du système médical et du législateur qui sont engagées. Et dans ce cadre, c'est l'enfant qui doit être considéré en premier.
Mme Françoise Cartron. - Je vous remercie. On parle désormais de droit à l'enfant : la société a survalorisé le fait d'avoir des enfants, porté comme un objectif de vie et un signe de réussite familiale. D'un autre côté, la reconnaissance progressive des couples de même sexe est allée jusqu'au mariage homosexuel. Puisque nous avons évolué vers des modèles multiples de famille, comment dire non à un projet d'enfant dans ce cadre ? Si c'est un projet de vie à deux, comment être contre ? On peut aussi trouver le bonheur et l'épanouissement dans cette famille. Je considère la PMA pour toutes sous cet angle, plutôt que sous celui de l'hyper-individualisation de la société et de la satisfaction d'un désir à tout prix, même si j'admets qu'il peut y avoir des dérives.
Je ne suis pas favorable à la GPA, mais j'ai été confrontée au cas d'une famille qui me laisse sans réponse. Le couple a eu un enfant lourdement handicapé et, à la suite de l'accouchement, la mère a dû subir une ablation de l'utérus. Avoir un autre enfant est devenu une obsession pour cette famille, qui a fini par avoir recours à la GPA aux États-Unis. Je suis un peu démunie face à des situations aussi dramatiques.
Mme Sylviane Agacinski. - Madame la sénatrice, je comprends tout à fait votre émotion dans le cas que vous avez cité, car comment faire autrement que de s'émouvoir et de compatir ? Toutefois, au risque de vous paraître abrupte, je pense que l'émotion ne peut être le guide du législateur.
Votre exemple m'en rappelle un autre, celui d'une mère porteuse qui avait dû subir une hystérectomie à la suite d'un accouchement. De quel droit peut-on ainsi se servir d'une mère de substitution et lui faire courir les risques de l'accouchement, jamais mentionnés ? On réduit ainsi la gestation, dans la GPA, à la seule fonction reproductrice d'un organe, celui de l'utérus de la mère porteuse.
La question du droit de l'usage d'autrui est différente de celle des souffrances qui peuvent nous pousser à vouloir utiliser le corps d'autrui. En caricaturant, qui ne serait pas heureux de pouvoir se faire greffer un organe pour remplacer celui malade ou amputé !
Si l'élaboration des lois doit respecter certains principes tels que la dignité et le respect du corps humain, en particulier celui des femmes, alors cela implique de ne pas l'utiliser comme un simple outil, à ses risques et périls.
Commander un enfant via une mère porteuse, ce n'est pas seulement louer son ventre, et donc sa vie, pendant neuf mois, en intervenant sur sa vie privée - les contrats de mère porteuse précisent dans les moindres détails le contrôle dont elles font l'objet. C'est aussi s'approprier un enfant en faisant fi de son droit à la filiation maternelle. C'est contraire à tous nos principes juridiques. Je suis donc sidérée que tant de discours promouvant la GPA puissent circuler sans plus d'opposition, ce qui témoigne du pouvoir démesuré d'une propagande qui conditionne l'opinion.
Pour répondre à la question concernant le mariage, j'ai été initialement favorable au PACS et au mariage pour tous, les considérant comme une reconnaissance nécessaire des couples homosexuels, ce qui n'a d'ailleurs pas empêché que je sois parfois traitée d'homophobe ! Mais la question est très complexe car couple et famille, au sens d'avoir des enfants, ne sont pas forcément synonymes.
En effet, si on réfléchit historiquement à la construction du matrimonium, on voit que le couple a été créé par la nécessité d'établir la filiation des enfants, et non l'inverse. La sexualité n'a, quant à elle, jamais été cantonnée au mariage. Celui-ci n'a donc pas été institué pour que des personnes vivent ensemble, mais parce que les hommes, sans femme, ne peuvent pas savoir s'ils sont pères !
Le philosophe Augustin disait que les hommes sont obligés de se marier s'ils veulent « connaître leurs fils ». Ce qui a institué le couple matrimonial, c'est aussi la nécessité d'établir la sécurité de l'enfant à l'égard de deux parents, afin que ceux-ci assurent leurs obligations à son égard. Un homme peut ainsi s'associer légalement à une femme qui sera exclusivement la sienne, et instituer la filiation paternelle de l'enfant (présomption de paternité dans le mariage). La notion de couple, au sens d'association de deux individus, sans impliquer de descendance commune, n'est apparue que beaucoup plus tardivement.
J'ai connu des couples homosexuels élevant des enfants, notamment dans le cadre de familles recomposées, mais ceux-ci n'étaient pas guidés par le fantasme - irréalisable - de faire un enfant avec un autre homme ou une autre femme. L'État devrait être le garant de la raison et éviter la déraison.
D'ailleurs, beaucoup de couples homosexuels ne souhaitent pas nier le rôle du géniteur ou de la génitrice de leurs enfants, même si ces enfants sont élevés dans le cadre de familles recomposées, sans que le père ou la mère soient constamment présents. Mais ceux-ci ne sont pas pour autant considérés comme absolument superflus.
Aussi, l'obligation, parce que l'on est homosexuel, de considérer que le père ou la mère d'un enfant devient superflu, et donc d'user de moyens technologiques pour en faire abstraction, ne se justifie pas pleinement.
Mme Annick Billon, présidente. - Madame Agacinski, je vous remercie pour cette intervention forte de vos convictions.
Mme Sylviane Agacinski. - Autant que des convictions étayées sur la raison, je formule parfois des doutes. Je vous remercie.
* 1 Le bracelet anti-rapprochement permet de géolocaliser et de maintenir à distance les conjoints et ex-conjoints violents par le déclenchement d'un signal, avec un périmètre d'éloignement fixé par un juge. Il existe dans plusieurs pays européens, notamment en Espagne, où les féminicides ont baissé de manière significative. Plusieurs expérimentations avaient été votées en France (en 2010 et 2017), sans jamais être appliquées sur le terrain.
* 2 Le ministère de la justice a annoncé 5,6 millions d'euros pour le lancement des BAR, puis 1,8 million d'euros par an, pour la mise en oeuvre de leur généralisation.
* 3 Le TGD est un appareil muni d'une touche unique destinée à appeler les secours en urgence, en cas d'agression.
* 4 Les lois de 2010 et 2014 ont exclu le recours à la médiation pénale en cas de violences conjugales. En revanche, la possibilité de médiation familiale, donc civile, ordonnée par le JAF et non par le procureur de la République, a été permise dans la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle. Édouard Durand avait plus particulièrement attiré l'attention de la délégation sur cette incohérence.
* 5 L'homme désincarné. Du corps charnel au corps fabriqué.