Jeudi 23 mai 2019
- Présidence de M. Jean-Marie Bockel, Président, puis de Mme Françoise Gatel, Sénateur -Audition d'experts sur « Les collectivités territoriales, leviers de développement pour les territoires ruraux ? »
M. Jean-Marie Bockel, président. - Mes chers collègues, Messieurs les rapporteurs, membres du groupe de travail, collègues de la délégation, dans le cadre de notre travail sur les territoires ruraux, nous avons réalisé récemment - avec une partie des rapporteurs - un déplacement fort intéressant à Aurillac. Nous auditionnons aujourd'hui des experts sur la même thématique. Ce sujet intéresse. Nous ouvrons donc des échanges, à chaque fois que possible, à l'ensemble des collègues de la délégation.
Je salue Nadine Levratto, économiste, chercheuse au CNRS, affectée au laboratoire d'économie à l'Université Paris Nanterre. Elle a travaillé à l'analyse du lien entre les métropoles et les territoires avoisinants dans le domaine productif, ceci dans le cadre d'une convention avec France Stratégie, le Commissariat Général à l'Égalité des Territoires et l'Institut CDC pour la recherche. Elle est également intervenue sur le sujet de l'impact de l'organisation territoriale sur les performances économiques.
Au début de nos travaux, nous avions réalisé une audition d'un expert fort brillant qui avait formulé une charge d'une virulence rare contre les métropoles. Il est intéressant d'avoir des regards croisés sur cette problématique ; nous ne sommes pas tous dans une démarche d'opposition des territoires.
Nous pourrions vous proposer quelques pistes. Toutefois, nous préférons vous laisser librement la parole. Nous écouterons les deux exposés liminaires, puis continuerons nos échanges par des questions-réponses avec les experts. Nous les remercions de leur présence et de nous consacrer de leur temps.
Nos travaux sont nourris du travail législatif des commissions, de ceux des délégations et de l'expertise de nos collègues. S'ajoutent à cela les auditions des différentes associations représentant le monde rural, les visites de terrain... Toutefois, nous attachons toujours beaucoup d'importance aux réflexions des universitaires et experts. L'expertise des « sachants » assure le sérieux de nos travaux, qui sont à ce titre pris en compte dans les travaux législatifs ou les projets de l'exécutif. En effet, ce dernier se trouve, après le Grand Débat, interpellé sur ce sujet des territoires délaissés.
Mme Nadine Levratto, directrice de recherche au CNRS, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense. - Je vous remercie de me donner l'occasion de pouvoir présenter les résultats et les préconisations tirés des travaux que nous conduisons dans le laboratoire Economix, une unité du CNRS à l'Université de Paris Nanterre. Ces travaux, qui ont commencé il y a environ sept ans, nous ont permis d'explorer différentes dimensions des relations entre les territoires.
Je souhaite insister aujourd'hui sur les liens entre les territoires, en partant du ferment que les métropoles sont supposées constituer. En effet, les différents dispositifs législatifs et les politiques publiques ont mis en exergue la capacité des métropoles à rayonner ou ruisseler sur les territoires avoisinants.
Présentées comme le moteur de l'économie française, ces métropoles étaient au départ au nombre de treize, auxquelles s'ajoutait le Grand Paris. Elles sont vingt-deux aujourd'hui. Nous voyons une hétérogénéité de cette catégorie métropolitaine qui contraste avec l'hypothèse sous-jacente d'une surperformance des métropoles par rapport au reste du territoire.
Lorsque nous avons commencé à travailler pour France Stratégie, le Commissariat Général à l'Égalité des Territoires et l'Institut CDC pour la recherche, l'idée était de montrer dans quelle mesure et avec quelle intensité les métropoles rayonnaient sur les territoires avoisinants. La commande consistait à tester cette hypothèse.
Les résultats ont montré que toutes les métropoles n'étaient pas également performantes et qu'elles n'avaient pas toutes un effet d'entraînement sur leur voisinage. Ces résultats ont été difficiles à accepter tant ils contrastaient avec l'hypothèse qui présidait et qui dominait à l'époque.
Je conduis une équipe qui travaille sur des recherches empiriques, nous n'avions donc pas d'idée préalable. Nous essayons, avec différents outils techniques fondés sur l'économétrie spatiale, de mettre en évidence des effets de débordement d'un territoire sur un autre.
Au lieu de confirmer l'hypothèse de l'effet d'entraînement général des métropoles qui se diffuserait selon une logique aréolaire, nous avons mis en évidence des métropoles qui avaient des logiques différentes. Certaines, exerçant des effets d'entraînement sur les territoires alentour, correspondaient au schéma idéal. D'autres n'avaient pas cette caractéristique.
Nous engageons aujourd'hui la deuxième saison de cette recherche. Nous travaillons sur les 22 métropoles que sont les 13 métropoles concernées par la première étude, le Grand Paris et les 8 métropoles nouvellement créées. L'hétérogénéité est encore plus grande. À l'exception de Clermont-Ferrand, et de Toulon dans une moindre mesure, toutes connaissent un recul de l'emploi. Les effets sur les territoires ne sont pas avérés. Les effets métropolitains bénéfiques qui devraient s'exercer à l'intérieur des métropoles ne sont pas non plus observés.
Plusieurs raisons expliquent cette situation. D'une part, elle est la cause d'un effet structurel. Les métropoles sont plus performantes que les autres territoires péri-métropolitains ou ruraux. En effet, elles possèdent un portefeuille d'activités essentiellement constitué de secteurs dynamiques tels que les services métropolitains à forte intensité en connaissances : services supérieurs de conseil en entreprise, de comptabilité, de consultance... Ils sont localisés au coeur des métropoles et sont des secteurs en croissance. Ils engendrent un effet d'entraînement par le biais des relations intersectorielles ou interentreprises.
Une autre raison mise en évidence est l'effet local : un résidu entre la croissance de l'emploi observée et celle qui serait due simplement au portefeuille d'activités. De manière générale, les métropoles ont un avantage : l'effet d'agglomération. La densité en emploi ou en activités à forte dynamique de croissance crée des effets d'entraînement qui tractent d'autres services d'activités tels que les services à la personne.
La typologie des 22 métropoles au regard des relations qu'elles entretiennent avec les territoires alentour comprend quatre types. Le premier correspond au schéma théorique de la métropole rayonnante : la métropole à dynamique partagée. La croissance de la métropole s'observe dans les territoires alentour. Les agglomérations de Rennes, Lyon et Nantes en sont des exemples. À l'opposé, il existe des territoires globalement en repli. La métropole et les territoires avoisinants ne connaissent pas de dynamique favorable de l'emploi. Les villes de Dijon, Nice, Metz et Nancy correspondent à ce type. D'autres situations sont moins typées : des métropoles sont autocentrées et se développent quand ce n'est pas le cas des territoires alentour. Lille, Montpellier et Toulouse relèvent de cette logique.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Je suis interpellé par la typologie qui définit l'agglomération de Toulouse. Certains territoires du Gers, par exemple, ont bénéficié d'une augmentation de la population liée à l'attractivité économique de la métropole.
Mme Nadine Levratto, directrice de recherche au CNRS, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense. - Je reviendrai ultérieurement sur votre intervention.
À l'opposé du troisième type de territoire, d'autres sont atypiques. Ils sont dits « à dynamique inversée ». Les territoires alentour ont une dynamique d'emploi supérieure à celle de la métropole. Strasbourg, Saint-Etienne ou Toulon en sont des exemples.
Outre la diversité des métropoles, nous observons une diversité dans les relations entre la métropole et les territoires alentour.
Nous avons également conduit une étude sur le cas du Grand Paris. La situation est encore plus complexe. En effet, le territoire est plus dense et représente 30% du PIB. Les effets d'entraînement sont concentrés au coeur de la métropole. Ils se diffusent le long de radiales suivant des logiques sectorielles sur le reste de l'Ile-de-France, voire au-delà des limites de la région.
Vous avez évoqué en introduction l'audition d'un expert qui critiquait fortement les métropoles. Nos résultats sont plus nuancés. Nous souhaitons avoir une vision typologique. Finalement, les effets d'entraînement métropolitain peuvent ou non s'exercer suivant les configurations, l'organisation et les ressources existantes.
Nous constatons également que des sauts spatiaux peuvent exister entre ce qui se passe dans la métropole et ce qui se produit au-delà des territoires qui la jouxtent.
Évoquons le cas de Toulouse. La métropole a une spécialisation industrielle forte : l'aéronautique. Les effets d'entraînement ne reposent pas sur une logique territoriale, mais sur une logique sectorielle. Ce n'est pas la métropole, mais l'aéronautique qui entraîne les autres territoires.
Nous travaillons actuellement sur un calcul fin de coefficient de localisation pour voir quels sont les compositions ou les secteurs liés susceptibles d'expliquer une partie des dynamiques métropolitaines.
Quid en dehors des territoires métropolitains et de ceux avoisinants ? Nous constatons la même diversité que sur les territoires évoqués précédemment : les villes moyennes ne sont pas en situation très favorable. Les problèmes économiques et sociaux qui n'ont pas manqué d'apparaître dans ces territoires attestent la difficulté de ces villes.
Rappelons que souvent un clivage existe. La localisation des territoires qui ne sont pas denses d'un point de vue économique impactera leur performance. Ainsi, il est préférable pour une commune d'être localisée dans la Loire-Atlantique que dans le Nord-Est de la France.
Ces villes moyennes ne sont pas en mesure d'influencer la structure économique de leur territoire. Elles subissent donc le climat environnant et, sauf exception, elles ont tendance à surfer sur la vague régionale dans laquelle elles sont insérées.
La conclusion principale de notre étude, au regard de ces diversités locales, est que la France est constituée d'une mosaïque de territoires avec de grands découpages spatiaux (phénomènes de clusterisation). Les territoires qui se ressemblent ont tendance à s'assembler. Cette logique d'autocorrélation positive prévaut. Néanmoins, nous remarquons également que des autocorrélations négatives se font jour.
Cette grande structure spatiale est constituée de la diagonale du vide qui continue d'être observée (ce cône allant du Nord-Est au Sud-Ouest de la France, robuste à l'analyse sur la base de différents indicateurs), des effets côtiers qui demeurent très puissants et de certaines vallées toujours favorables, telles que le sillon rhodanien.
Soulignons que les territoires ont été frappés par la crise globale de 2008-2009. Leur résilience ou leur rétablissement obéit également à une logique spatiale et un effet dynamique qu'il est important d'observer. Cette résilience peut laisser apparaître des îlots de meilleures situations, y compris dans des régions en difficulté, et réciproquement des îlots de moindre résilience dans des régions qui se portent bien du point de vue de l'emploi.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Votre préliminaire était passionnant. Il nous conforte dans l'idée que rien ne vaut une analyse étayée sur la base d'un travail scientifique plutôt que des propos à l'emporte-pièce. Je vous remercie de votre intervention.
Je salue maintenant Romain Pasquier, politiste, directeur de recherche au CNRS, titulaire de la chaire « Territoires et mutations de l'action publique » de Science Po Rennes, spécialiste de la gouvernance territoriale. Il est notamment intervenu sur les fractures territoriales, sur les relations entre « crise des gilets jaunes » et territoires, sur le clivage centre et périphérie, sur les enjeux de la gouvernance pour les territoires ou encore sur la différenciation territoriale.
Nous sommes amenés à travailler sur ce dernier sujet et nous y sommes sensibles, nos membres étant, pour certains, issus de régions parfois concernées par cette nouvelle démarche de différenciation. Sont présents aujourd'hui trois des quatre rapporteurs de cette thématique : Raymond Vall, Jean-François Husson et Bernard Delcros. Plusieurs sont par ailleurs membres du groupe de travail sur la ruralité, d'autres sont membres de la délégation et sont intéressés par ces travaux.
M. Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS, Chaire « Territoires et mutations de l'action publique » de Sciences Po Rennes. - Je suis ravi d'être avec vous ce matin. Beaucoup de choses ont été dites concernant la transformation de la géographie économique de la France, paramètre fondamental. Il faut toujours garder en tête certains paramètres structurels lorsque nous parlons d'organisation et de gouvernance territoriale en France.
Mon propos sera organisé autour de trois points essentiels. Le premier est que la France connaît une densité démographique très dispersée et très moyenne par rapport à d'autres pays européens. Elle est de 117 habitants au km2, quand en Allemagne elle s'élève à 237 habitants au km2. Si la France comptait cent millions d'habitants, de nombreux problèmes seraient résolus. Les questions de fracture territoriale et de présence des services publics seraient également moins présentes. Les capacités fiscales ne seraient pas les mêmes.
Cet habitat dispersé et cette densité très moyenne doivent être mis en parallèle avec la transformation géographique de la France : cette diagonale du vide, ce déménagement de la France des Trente Glorieuses de l'Est vers l'Ouest, cette situation de territoires qui perdent et d'autres qui gagnent, cette diversité. Le géographe Jacques Levy l'a rappelé : la pauvreté se concentre principalement dans les villes et non dans les campagnes.
Toutefois, en fonction de la focale avec laquelle nous regardons la situation, nous constatons que certains territoires de l'Ouest ne se portent pas bien, tels que la commune de Louvigné-du-Désert. Pourtant, le département de l'Ille-et-Vilaine est dynamique. Il faut être prudent et regarder très finement les dynamiques économiques territoriales.
Un troisième facteur structurel façonne nos débats : notre culture, notre religion de l'État providence et notre passion de l'égalité. Nous sommes le seul pays au monde à nous poser certaines questions. Nous devons regarder quels sont les débats qui animent nos partenaires en Europe, voire au-delà. Certaines questions imposent simplement des choix que nous ne faisons pas depuis quarante ou cinquante ans.
Mes spécialités sont les facteurs sociopolitiques de la gouvernance à la française et la façon dont ils évoluent. Nous constatons qu'ils évoluent lentement. Les invariables de la politique française restent les mêmes : une fragmentation politique unique au monde. Nos communes représentent 40% de toutes les communes de l'Union européenne. Nous en possédons davantage que les États-Unis. Parmi elles, 75% comptent moins de 1 000 habitants. Comme Gérard Marcou, enseignant à l'Université Paris 1, je crois que notre problème essentiel est le modèle communal : nous n'avons pas réussi à le réformer à temps, contrairement à tous les pays européens et les grands pays occidentaux.
En outre, nous avons inventé un deuxième niveau d'administration locale : les Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Nous empilons ainsi un millefeuille roboratif et coûteux à plusieurs égards, financièrement notamment. Nous n'avons pas évalué le coût de la décentralisation ou de sa performance. En revanche, nous savons qu'elle génère des coûts de transaction et de coordination du travail collectif que beaucoup d'économistes ont déjà mesurés.
Ce millefeuille a d'autre part un coût démocratique. En le créant, nous avons organisé l'irresponsabilité politique. Même si ce n'est pas volontaire, il est toutefois intéressant pour l'État d'avoir beaucoup d'élus peu responsables plutôt que quelques grands élus très puissants. Multiplier les niveaux est une façon de replacer l'État au centre.
Citons la chronique récente de Laëtitia Strauch-Bonart dans Le Point : « Décentraliser oui, mais pour de bon ». Elle dit : « À quoi bon être égaux, si c'est pour être égaux dans l'impuissance ». Elle résume bien la situation. Nous avons organisé cette impuissance à travers la décentralisation, à quelques exceptions près : lorsque les modèles territoriaux ont réussi à aller au-delà des pesanteurs institutionnelles.
Quelles seraient les solutions ? Plusieurs scénarios sont possibles. L'essentiel serait de retrouver de la capacité politique à construire des intérêts collectifs, à bâtir des coalitions sur la durée et un récit qui porte un modèle de développement tel que les clusters, les régions ou les villes qui gagnent. Certaines villes des États-Unis, le Pays Basque espagnol, le Pays de Vitré, la Vendée, le Pays d'Auge en sont des illustrations. Les élus ont réussi à accompagner des modèles territoriaux avec des solutions différentes : la modération fiscale, un travail fin sur la formation professionnelle avec les entrepreneurs, la confiance avec les banques, les salariés... Or, ce modèle ne se duplique pas. Le législateur a sans doute un rôle à jouer, mais il a ses limites : il ne pourra pas refonder une dynamique territoriale et un développement local pour les ruralités ou pour les métropoles.
Le scénario le plus probable serait de conserver les EPCI et les communes et de continuer à inciter à la formation de communes nouvelles. Or, ce n'est qu'en refondant la commune que nous la sauverons. Je suis donc favorable à l'instauration d'un seuil minimal pour une commune de plein exercice, seuil qui pourrait être de 1 000 habitants. Les communes françaises ne seraient alors plus que 8 500. Cela permettrait de décentraliser les intercommunalités, qui transmettraient ainsi certaines compétences de proximité.
Il existe également la possibilité de transformer des communes nouvelles en EPCI sans qu'elles aient la nécessité d'intégrer une intercommunalité encore plus grande - c'est le sens de la loi portée par Françoise Gatel. Le droit à la différenciation pourrait s'exercer.
Un choix plus audacieux serait de généraliser le scénario Paris-Lyon-Marseille (PLM) au bloc local. Nous mettrions fin au conseil départemental. Les compétences seraient réparties entre la région et les intercommunalités. Ces dernières exerceraient des compétences communales et départementales. Les communes nouvelles seraient les communes d'arrondissement de ces nouvelles intercommunalités. Cette solution est audacieuse, mais intéressante. Il n'existerait plus qu'une seule collectivité territoriale intermédiaire et des intercommunalités larges et puissantes, mais décentralisées sur leur base. Les communes nouvelles garderaient des compétences de proximité. Nous gagnerions en proximité et en efficacité. Le législateur a été audacieux lorsqu'il a créé ce modèle PLM dans les années 60 et 70. Rien ne nous interdit de l'être aussi.
En conclusion, la question de l'articulation entre l'État et les collectivités territoriales nécessiterait un grand débat afin d'identifier ce qui est régalien et ce qui ne l'est pas.
Dans cette attente, le scénario que je vous ai proposé pourrait être expérimenté dans une ou deux régions. Soyons audacieux, expérimentons le transfert complet des compétences non régaliennes déconcentrées de l'État aux collectivités en mettant en place un dispositif évaluatif et la réalisation d'un bilan à l'issue de cinq ans d'expérimentation.
Je ne crois plus qu'à cette manière de réussir : par l'audace, l'expérimentation et la différenciation.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Je vous remercie de vos interventions. Comme le disait Napoléon Ier, nous sommes le Sénat conservateur, nous conservons la Constitution, c'est notre rôle. Nous sommes toutefois innovants. C'est notre paradoxe. Le Sénat est le fruit de toutes les contradictions des territoires français, de tous les conservatismes et de toutes les capacités de faire évoluer les choses. Tous les éléments de nécessaire mutation se trouvent dans nos travaux. Nous mériterions d'être davantage écoutés. Nous devons toutefois nous remettre en question. Rappelons que Françoise Gatel nous avait ainsi maintes fois sensibilisés à la nécessité de rendre plus attractive la démarche de commune nouvelle.
M. Bernard Delcros. - Je vous remercie pour vos interventions intéressantes qui enrichissent notre réflexion.
Je suis élu dans le département du Cantal, qui n'est pas un territoire périphérique d'une métropole. Nadine Levratto a évoqué le contraste entre les hypothèses et la réalité. Je partage cette remarque. Nous vivons cela dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. La métropole forte et dynamique et nos grandes intercommunalités devraient permettre d'organiser le développement sur l'ensemble du territoire. Or, nous constatons sur le terrain que les élus et les communes subissent cette situation. Que changer pour effacer ce contraste entre les hypothèses et la réalité pour un résultat efficace ?
Sur la question de la gouvernance institutionnelle, Romain Pasquier a évoqué l'idée de déterminer un seuil minimum d'habitants pour une commune de plein exercice. Ce seuil doit-il être le seul critère ou d'autres pourraient-ils être pris en compte, tels que la densité de population ?
Par ailleurs, nous avons peu évoqué le rôle de l'État. Préconisez-vous l'autonomie fiscale des territoires et des collectivités ou privilégieriez-vous des dotations d'État prenant en compte des critères de péréquation dirigés vers les collectivités dans un nouveau modèle ? L'État doit-il garder ce rôle de régulateur des richesses ?
M. Raymond Vall. - Je vous remercie également de vos exposés.
Je vis exactement ce qu'évoque Nadine Levratto. Je suis sénateur du Gers, ancien conseiller régional de Midi-Pyrénées et président de l'Association des Pays PETR.
Vous avez raison sur la fragilité à moyen terme de la capitale de Toulouse. Elle est enclavée et adossée aux Pyrénées. La filière aéronautique sert l'irrigation économique et la densité de population, la métropole gagnant 13 000 habitants par an.
Le Pays, PETR, dont j'ai été président, est le quatrième en France à avoir signé un contrat de réciprocité avec la métropole. Le défi n'était pas évident. En effet, elle compte 800 000 habitants, l'Inter-SCOT deux millions d'habitants et le territoire un million d'emplois. Le Pays, lui, ne compte que 70 000 habitants et quelques bourgs-centres.
Un élément est essentiel dans cette coopération : il faut permettre à ceux qui ont le pouvoir de décision de découvrir nos territoires et de profiter de toutes les opportunités d'échange. En effet, nos territoires ruraux fabriquent des productions indispensables à ces métropoles. Nous devons les inciter à les consommer plutôt qu'à importer des marchandises de l'étranger.
Longtemps, les régions sont restées sans compétences. La métropole de Toulouse a très rapidement, et pendant longtemps, pris le pas sur le conseil régional Midi-Pyrénées. Cette centralisation du pouvoir n'a pas permis d'organiser et de décentraliser une politique d'aménagement du territoire. Nous en souffrons dans nos territoires ruraux. Au Sénat, nous avons donc créé cet outil : le PETR. Nous avons notamment rassemblé des petites intercommunalités pour parvenir à un nominal imposé par les fonds européens. Aujourd'hui, 300 territoires en France sont ainsi constitués. Je considère que leur dimension est pertinente pour certaines actions et dispositifs.
M. Dominique de Legge. - Je remercie nos intervenants. Je retiens tout d'abord un point de désaccord avec Romain Pasquier : je ne crois pas à la loi du nombre. Elle ne permettra pas d'organiser la France. Nous ne pouvons pas imposer une loi et un cadre général tout en promouvant la différenciation.
S'agissant des EPCI, je constate que plus un EPCI est grand et moins la proximité est présente. À partir du moment où le seuil du nombre d'habitants d'un EPCI a été relevé, les territoires avaient le choix entre détenir peu de compétences ou créer des sous-sections d'EPCI. Je ne suis pas certain que nous ayons gagné en efficacité.
En matière d'aménagement du territoire, vous avez cité l'exemple de Louvigné-du-Désert et de Vitré. Je constate qu'à partir du moment où la compétence du développement économique a été attribuée à Vitré communauté, la commune n'a pas pu créer un seul emploi. Je crains donc pour l'avenir de Louvigné-du-Désert, suite à son entrée dans Fougères agglomération. En matière d'organisation de nos territoires, nous devons être vigilants quant aux conséquences de cette politique d'aménagement du territoire.
La décentralisation de 1982 était réfléchie. Notre seul tort a été de transférer des services et non des compétences. Citons par exemple la politique de l'aide sociale à l'enfance. Les décentralisations ont suscité un simple transfert de dépenses. Si nous voulons une véritable décentralisation, la seule réforme à engager est celle de l'État par la définition des compétences qu'il souhaite garder.
La question de la taille des communes n'a aucun intérêt. Nous devons nous interroger sur leurs missions avant de parler du mode d'organisation. Sinon, nous irons dans une impasse. Nous y sommes déjà depuis une vingtaine d'années.
M. Antoine Lefèvre. - Je vous remercie tous deux de votre diagnostic et de votre analyse. Toutefois, je regrette de ne pas avoir entendu le terme de ruralité dans vos exposés. Or, elle doit être prise en compte. L'échelon communal fait sens par rapport à un territoire.
Romain Pasquier a rappelé le coût des 36 000 communes françaises. Je regrette que nous ayons tendance à pointer ce coût alors que nous n'avons pas en France une culture d'évaluation des politiques publiques, particulièrement en matière d'aménagement des territoires.
Mon département compte 800 communes. L'idée d'y imposer un seuil minimal de 1 000 habitants pour une commune de plein exercice aurait des conséquences sur l'exercice de la démocratie : le besoin de proximité est réel.
À l'occasion du débat sur la loi NOTRe, j'ai organisé des réunions thématiques dans mon département. Je citais souvent l'exemple de Ployart-et-Vaurseine, une commune de 18 habitants. Le coût d'un tel territoire est limité car il s'y organise une importante solidarité. Elle n'existerait plus si l'échelon était supprimé au profit d'une gestion par l'intercommunalité. Je comprends qu'il faille rationaliser le système et définir les missions des communes. Toutefois, je souhaite que soit démontré leur coût réel.
Au sortir de la crise que nous avons connue, j'estime qu'il faut conserver notre modèle français, ses territoires et ses traditions. Le coût est moindre par rapport au gain. Citons l'exemple des canicules et la solidarité locale qui s'est organisée dans les petites communes. J'estime que le modèle métropolitain n'est pas la voie utile.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Il y a peut-être un chemin entre les deux extrêmes.
Mme Françoise Gatel. - En écho à ce que disait Monsieur le Président au sujet de la commune nouvelle, je rappelle que je n'étais pas seule à promouvoir cette idée. En effet, avec Christian Manable, au nom de la délégation, nous avions produit un rapport sur ce phénomène intitulé « la révolution silencieuse ».
J'ai apprécié l'analyse factuelle de Romain Pasquier. Elle vient contrecarrer des idées ou confirmer des intuitions.
Lors de la première définition par la loi de la métropole, ne pouvant résister aux sollicitations et au principe d'égalité, nous avons laissé se construire des métropoles dans des territoires où la capacité à agir interroge. Ma première interrogation concerne le critère d'évaluation de l'emploi. D'autres critères modifient-ils vos résultats ?
Romain Pasquier a également évoqué les notions de proximité et d'efficacité de l'action publique. Ce sont des défis que doivent relever nos communes afin de répondre aux attentes de nos concitoyens. Aujourd'hui, les habitants ne sont plus des terriens d'un territoire de filiation. Leur mobilité familiale et professionnelle est importante, ils se mettent donc en position de consommateurs et font du benchmarking entre les territoires qui sont ainsi mis en concurrence. Aussi est-il important de définir ce qui est régalien. Quelles missions attribuer aux collectivités dès lors que le rôle de l'État n'est pas défini ?
S'agissant des scénarios que vous proposez, je ne crois pas à la possibilité d'écrire un récit commun. Un chiffre est réducteur. Si le seuil pour une commune de plein exercice est fixé à 1 000 habitants, qu'adviendra-t-il d'un territoire comme le Cantal ? Nous devons tenir compte de la dimension du territoire. Rappelons que chaque révolution par les seuils a nécessité d'inventer des dérogations.
Je crois davantage à votre deuxième scénario et à la création d'un espace départemental : un parlement des intercommunalités qui offrirait une solidarité entre la métropole et le reste du pays en matière d'action sociale et de transport.
Nous sommes des législateurs modestes qui considérons que tout doit venir de l'intelligence des territoires et de la capacité des personnes à travailler ensemble pour écrire un futur. Expérimentons et différencions. Nous, élus, revendiquons cette liberté. La différenciation serait dangereuse et, pour certains, elle irait à l'encontre de l'égalité. Comment conjuguer ces deux principes ?
M. Rémy Pointereau. - J'ai apprécié vos interventions et je reconnais que vos propositions « décoiffent ». Rappelons que la « crise des gilets jaunes » est née du problème du pouvoir d'achat, mais aussi d'un sentiment d'abandon dans les territoires ruraux. Nous devons donc bâtir ces projets en en tenant compte.
Au sujet du phénomène métropolitain évoqué par Nadine Levratto, nous parlons souvent de ruissellement. Or, il s'arrête souvent à quelques kilomètres des métropoles et ne va pas suffisamment loin dans la ruralité.
Romain Pasquier a soumis des propositions intéressantes, mais qui semblent difficiles à mettre en oeuvre sur le terrain. Nous avons en France une spécificité : nous comptons plus de 500 000 élus, dont 90% le sont de manière bénévole. L'éloignement des citoyens et des élus pose problème. À une époque, nous avons considéré que « big is beautiful » : tout ce qui était grand était magnifique. Nous avons donc regroupé des régions. Sommes-nous ainsi plus proches des citoyens ? Sommes-nous plus efficaces ? Avons-nous réalisé des économies ?
Un rapport publié par Yves Krattinger, Jacqueline Gourault et Claude Belot sur l'intelligence territoriale avait proposé différents scénarios. L'idée avait été évoquée de créer deux couples (la communauté de communes et la commune d'une part, le département et la région d'autre part) et le conseiller territorial. Cette idée aurait permis une première approche sans brutalement décider les choses. Cette avancée pourrait-elle être intéressante ?
J'ai été président d'un pays devenu PETR. À l'origine, les pays avaient été créés comme des outils de préfiguration des communautés de communes. Je m'interroge aujourd'hui sur la pertinence de ces superstructures.
Enfin, ne pourrait-on, comme l'a suggéré Romain Pasquier, imaginer une expérimentation sur un territoire ou une région plutôt que demander l'application d'un texte de loi sur l'ensemble du territoire français ?
M. Christian Manable. - Je remercie Françoise Gatel d'avoir rappelé que le point de départ de la loi sur les communes nouvelles était un rapport que nous avions cosigné.
Les propos de nos intervenants sont rafraîchissants et nous n'avons pas l'habitude d'en entendre de tels au Sénat. Leurs propositions sont extrêmement concrètes. Je suis totalement d'accord avec certaines.
Rappelons la myriade de communes en France. Ce particularisme français est sympathique et folklorique, mais n'a plus de sens au XXIe siècle. Autrefois, elles étaient des communautés fermées, des lieux de vie et de travail. Ce n'est plus le cas aujourd'hui : nous devons changer de logiciel. Les communes nouvelles sont un moyen de sauver le bloc communal et la ruralité. Les micro-communes dépérissent. Elles ont le choix entre mourir seules ou le « vivre ensemble ».
Dans mon territoire, la Somme, nous avons 772 communes dont 115 de moins de 100 habitants, et une n'en comptant que 7. Le maire ne veut pas s'associer à d'autres communes. Or, avec un budget annuel de 10 000 euros, aucun projet d'envergure ne peut être mené. Fixer un seuil minimum de 1 000 habitants serait arbitraire, mais me paraît raisonnable.
S'agissant du seuil minimal pour constituer un EPCI, il a été fixé par le gouvernement à 15 000 habitants. Dans mon territoire, je constate que les communautés de communes de moins de 5 000 habitants n'ont réussi à conduire aucun projet en matière d'aménagement du territoire ou de développement économique. Une taille pertinente est nécessaire pour réaliser des actions dans ces domaines qui constituent des compétences obligatoires.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je laisse à nos intervenants le soin de répondre à nos interrogations, questions et inquiétudes.
Mme Nadine Levratto, directrice de recherche au CNRS, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense. - Vos questions concernent tout d'abord la vision de la politique publique territoriale qui prévaut en France et marque le développement interne des territoires et les relations entre eux. Cet attachement centré sur les liens entre les territoires nous intéresse tous deux, Romain Pasquier et moi-même.
Si nous essayons de repérer les éléments permanents de ces visions de politiques publiques territorialisées, nous constatons que différentes idées reçues traversent les périodes.
La première est la logique de proximité : la proximité à la métropole devrait être un avantage. Il suffirait de juxtaposer des ressources ou des moyens pour que l'efficacité soit accrue par un effet d'agglomération, de concentrer les entreprises pour créer des gains de productivité et des innovations... La proximité pour atteindre la densité est un élément structurant de ces politiques. S'il manque de proximité ou si la densité est trop importante, la solution unique de ces politiques est la création d'infrastructures de transport pour permettre un meilleur appareillement entre les besoins économiques des entreprises et l'offre de travail.
Tout ceci a conduit les territoires à entrer en concurrence les uns avec les autres. Les opérations de marketing territorial en témoignent. Elles n'ont pas permis d'engendrer un développement endogène des territoires. Ajoutée à cela l'idée du « big is beautiful », les politiques creusent certaines formes d'inégalités et de fractures spatiales, avec les résultats que nous connaissons aujourd'hui.
Cette vision de la politique publique réplique à un niveau inférieur ce qui a été mis en oeuvre au plan national : une concentration de moyens dans un espace réduit avec cette idée du ruissellement battue en brèche par toutes les analyses empiriques que nous avons conduites.
Nous observons donc en France une prégnance des moteurs de développement externe. Le cas de Toulouse est emblématique. La présence de l'aéronautique est l'accident d'une histoire malheureuse, qui commence lorsque les activités stratégiques sont déplacées loin des frontières de l'Est. Nous voyons alors la dépendance à l'égard du sentier de croissance d'un territoire. De ce hasard est née une nécessité de renforcer le pôle aéronautique toulousain. Cette spécialisation industrielle engendre d'autres sous-spécialisations. Pour un économiste, cela constitue un moteur de développement externe. En effet, la stratégie aéronautique de Toulouse va davantage dépendre d'une stratégie corporate que d'une logique locale, avec toute la fragilité que nous pouvons imaginer en cas de choc sectoriel, macroéconomique, international.
À l'opposé, il existe des logiques de développement endogène et des visions de complémentarité d'activités à l'intérieur d'un territoire : les « smart spécialisations ». Elles impliquent toutefois des complémentarités interterritoriales et des spécialisations fonctionnelles ou productives. Elles renforcent les territoires par la coopération mutuelle. Des formes de péréquation peuvent s'opérer et renforcer les résistances au choc.
S'agissant de l'idée de fixer un seuil minimal pour une commune de plein exercice, rappelons que la question de la taille optimale s'applique à beaucoup d'objets (entreprises, territoires...). Théoriquement, sauf exception, nous sommes d'accord sur le fait qu'il n'existe pas de taille optimale d'un territoire. En revanche, il existe une échelle minimale d'efficience. En deçà d'un certain seuil d'activités, qui n'est ni absolu, ni partout identique, et qui varie donc dans le temps et dans l'espace, il est très difficile de relancer les territoires. En effet, les entreprises manqueront de clients, de fournisseurs et d'interactions avec d'autres organisations. Nous voyons donc des phénomènes de bifurcation. Cette échelle minimale d'efficacité doit permettre de trouver des zones délimitant des territoires et de les empêcher de passer ce seuil fatidique.
Évidemment, tout dépendra de l'indicateur observé. Dans mes analyses, je prends en compte les emplois. Ce sont en effet des données facilement objectivables. D'autres données sont moins manipulables. Ainsi, les données des entreprises sont plus difficiles à objectiver. Enfin, cet indicateur est intéressant, car l'emploi peut être compté au niveau de l'établissement et donc de la plus petite unité de production. Il peut ainsi être localisé.
Certains chercheurs choisissent les revenus comme indicateur. Les niveaux de revenus donnent évidemment un avantage aux métropoles puisqu'y sont concentrées les fonctions tertiaires supérieures, notamment celles des secteurs de la finance et de l'assurance. Il est plus intéressant de porter son attention sur les inégalités de revenus. Jacques Levy et d'autres ont montré que l'écart interdécile (écart entre les 10% des plus pauvres de la population et les 10% des plus riches) est plus important dans les métropoles que dans les autres territoires. Suivant les indicateurs choisis, les évaluations, les outils et les résultats peuvent être différents.
Quid de la ruralité et comment capter son effet sur le développement des territoires ? Partons de la définition d'une ruralité fondée sur un critère simple de densité et d'un nombre minimum d'habitants au km2. Nous ne constatons pas d'effet statistique régulier sur la croissance. Deux raisons l'expliquent : d'une part, un territoire peut être performant même s'il est petit - Les Herbiers sont l'exemple typique de la décorrélation entre taille et performance - et, par ailleurs, il existe un biais statistique. La mesure d'un taux de croissance, comme un taux de croissance relatif, est à l'avantage des petits. À titre d'exemple, il est en effet plus facile de doubler le nombre de salariés s'ils sont 100 plutôt que 100 000. Il s'agit d'un effet arithmétique. Nous utilisons donc dans nos travaux des indicateurs qui ne sont pas sensibles à cette distorsion.
En revanche, si le chômage est observé, nous constations que la ruralité n'a pas d'impact. Cela n'est pas dû à une augmentation des emplois créés, mais à une diminution de la population active. Il est donc nécessaire de prendre en compte tous les modèles sous-jacents qui expliquent les indicateurs observés.
Je remercie Romain Pasquier pour ses propos sur la nécessité d'évaluer. En effet, il existe un important déficit d'évaluation en France. Il est souvent demandé d'évaluer une politique ex-post, une fois que les décisions ont été prises, constituant une forme d'irréversibilité institutionnelle. J'aurais aimé que nos travaux sur les métropoles et leurs effets d'entraînement soient commandités en 2013 ou 2014, et non en 2017. Il nous a été demandé de confirmer des hypothèses, et non de tester leur robustesse ou leur plausibilité. Je le regrette.
Mme Françoise Gatel, présidente. - J'apprécie votre approche. En effet, il serait utile pour le législateur de disposer d'une étude d'impact en amont plutôt qu'une mesure de l'efficacité d'un dispositif.
Je cède la parole à Romain Pasquier.
M. Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS, Chaire « Territoires et mutations de l'action publique » de Sciences Po Rennes. - Revenons sur le sujet du seuil et des échelles minimales d'efficience. J'estime qu'il n'existe pas de chiffre d'or.
Nous devons toutefois définir ce que nous attendons d'un maire. Doit-il être un assistant social ou un levier de développement de la ruralité ? Le maire d'une commune de 18 habitants joue en effet un rôle de lien social, mais ne sera jamais un créateur d'emplois. Ce sont les entreprises qui créent les emplois. Si nous voulons que les maires et les collectivités territoriales soient des leviers de développement des ruralités, un seuil minimal doit être défini. Ce seuil peut toutefois varier et faire l'objet du droit à la différenciation. Nous pourrions imaginer un seuil entre 800 et 5 000 habitants pour organiser les communes dans nos régions françaises. Les régions ou les départements décideraient de ce seuil à l'issue d'un dialogue avec les maires et les intercommunalités. Cela permettrait de l'adapter au territoire et de pallier les nombreuses dérogations qui surchargent les lois. Ce fonctionnement existe dans de grands pays en Europe. Il existe deux ordres juridiques. L'organisation des collectivités locales est gérée par les collectivités intermédiaires. Il ne faut pas enterrer cette idée de seuil minimal. En effet, il reste une contrainte à la réforme.
La question de l'ingénierie dans le développement économique est majeure. Si nous voulons accompagner les TPE et PME dans leur montée en gamme, celles-ci doivent pouvoir s'appuyer sur des formes d'ingénierie publique. À quel niveau placer cette ingénierie publique ? Des échelles minimum doivent également être définies. L'échelle de l'intercommunalité en milieu rural n'est parfois pas adaptée. Il faut des structures suffisantes pour remplir certaines missions.
Sur le rôle de l'État, je m'accorde avec les propos de Dominique de Legge. L'État n'a pas véritablement décidé des compétences qu'il a décentralisées. Nous le constatons dans les domaines de la formation professionnelle et de l'apprentissage. L'État continue de légiférer régulièrement sur ces sujets. Je suis partisan de solutions utilisées chez nos voisins européens. La répartition claire des compétences respectives et les mécanismes de coordination sont inscrits dans la Constitution. Des conférences sectorielles sur les compétences partagées pourraient s'organiser entre les ministres concernés et les élus régionaux en charge de ces domaines. Il faut inventer une forme de fédéralisme à la française.
Les Scandinaves ont un modèle intéressant de centralisation, hérité du modèle napoléonien. Ils ont toutefois fortement décentralisé à l'échelon local, les communes sont très grandes et très puissantes. Les comtés ou régions expérimentales ont peu de compétences, en revanche, les communes en ont beaucoup et ont des capacités financières bien plus importantes que les nôtres, particulièrement les territoires ruraux.
Sur la question de la fiscalité, je défends l'idée du Rapport Balladur de 2007 intitulé « Il est temps de décider ». Dans notre système, la décentralisation a donné aux élus locaux une liberté de dépenser, mais pas de pouvoir ou très peu. Le véritable pouvoir est le pouvoir législatif et réglementaire. Si les élus souhaitent continuer à dépenser, il leur faut de l'autonomie fiscale.
L'autre stratégie consisterait à dépenser moins, mais bénéficier de davantage de pouvoir. Il faudrait donc engager un combat constitutionnel afin de réviser l'article de la Constitution qui attribue le monopole du pouvoir réglementaire au Premier ministre. Le partage du pouvoir entre les collectivités territoriales et l'État constituerait un fédéralisme à la française. Il existe déjà dans les territoires d'outre-mer.
Par les temps qui courent, la liberté à dépenser sera compliquée à obtenir. En effet, la fiscalité locale diminue. À titre d'exemple, les Länders allemands ont peu d'autonomie fiscale, mais ils disposent d'un droit de veto : ils peuvent bloquer la procédure législative.
Le conseiller territorial était une bonne idée du rapport Balladur, meilleure que l'idée de créer les grandes régions, mais tous les rapports intermédiaires montrent que le bilan est catastrophique. J'étais personnellement opposé à cette réforme : elle coûte cher, n'est pas efficace et éloigne le fait régional des citoyens. Elle a en outre eu l'inconvénient de réhabiliter les départements. Encore une fois, cette décision était une erreur.
Enfin, l'idée que le « small is beautiful » dépend de la capacité politique et de la puissance. Je cite souvent l'exemple de l'Université d'Harvard : elle compte 20 000 étudiants, soit moins que l'université de Rennes 1, mais son budget équivaut à celui de l'ensemble des universités françaises. Là est la puissance. Cet établissement est « small », mais « powerfull ».
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je vous remercie de ces réflexions, d'autant que nous aurons prochainement à débattre de sujets constitutionnels et de différenciation. La question du seuil minimal pour une commune de plein exercice mérite d'être étudiée avec intelligence et en donnant du sens au regard de son acceptabilité par le législateur et par les élus.
Je crois comme vous que nous avons développé une forme d'impuissance à agir. Toutefois, gardons espoir. Nos concitoyens ont changé. Le cadre de l'action publique devra donc s'adapter si nous souhaitons un avenir pour nos territoires.
Je vous remercie de cet échange. Nous avons apprécié l'importance et la qualité des questions adossées à la pertinence de vos interventions. Vous nous aidez ainsi à nourrir notre réflexion. Législateurs que nous sommes, nous ferons de notre mieux.